Thyde Rosell
Mujeres Libres
Femmes Libres
Femmes libertaires, femmes en lutte... femmes libres !
Les femmes au boulot ou à la ronéo !
L'anarchisme : une révolution copernicienne... malgré les anars !
Du refus de l'émiettement à la féminisation de l'éthique libertaire
Femmes libertaires, femmes en lutte... femmes libres !
J'lai pas vu, j'l'ai pas lu mais j'en ai entendu causer. Mujeres Libres, à peine citée dans l'histoire des femmes, non reconnue comme composante du mouvement libertaire espagnol par les anars eux-mêmes.
Les auteurs d'ouvrages relatant la révolution espagnole, les militants essayant d'en rendre compte dans la presse anarchiste ont du mal à définir ce mouvement : propos déformés, lesbianisme nié,[1] intellectuelles ou ouvrières...
Et pourtant, ce furent des milliers et des milliers de femmes qui s'émancipèrent et assumèrent la situation.[2] Plus de 20.000 femmes s'ouvrirent comme des roses[3] à la construction de leur émancipation en termes économiques, sociaux, culturels, éducatifs, guerriers ou médicaux. Le tout dans l'enthousiasme de la jeunesse, de la liberté, au nom de la vie enfin réinventée.
Dès l'origine, les Mujeres Libres considèrent le féminisme comme un mouvement politique visant la prise du pouvoir car aucune organisation de femmes ne remet fondamentalement en cause le fonctionnement de l'État espagnol ou le capitalisme. Ayant comme contre-modèle le courant féministe bourgeois et réactionnaire très actif en Espagne au cours des années trente les initiatrices de Mujeres Libres, formées à la CNT ou aux Jeunesses Libertaires, créeront une organisation de femmes se considérant comme une des composantes du mouvement libertaire.
Sans qu'on le sache, une révolution féministe était en train de naître, de la même manière qu'entre tous nous faisions une révolution sociale.[4] Triples victimes : du capital, du patriarcat et de l'ignorance disent-elles en parlant de l'oppression féminine. Nous pourrions ajouter un quatrième joug : celui de la reproduction dans la sphère politique de la hiérarchisation des fonctions. Le mouvement libertaire n'y échappera pas. Mujeres Libres subira de plein fouet désengagement, désintérêt, humiliation de la part des organisations anarchistes.
La chape de plomb du franquisme, le renouveau du féminisme des seventies, le silence tonitruant de l'anarchisme organisé ou non participent, chacun dans son domaine, à la méconnaissance de cet élan social, libertaire et féministe de ces milliers de compagnes espagnoles. En effet, Mujeres Libres chamboule les idées préconçues des hommes et des femmes quant à la révolution, la réforme ou "ce qui est bon pour le peuple". Ces femmes à peine alphabétisées[5] dérangent à la fois les tenants du patriarcat, les anars et semblent être ignorées des anarcha-féministes petites-filles de Simone de Beauvoir, de Simone Veil ou d'Emma Goldman (grosso modo héritières des courants intellectuels, citoyens et politiques du féminisme) méconnaissant les activités de leurs aînées qui ont inventé le premier mouvement lutte de classes de femmes de l'histoire ouvrière.[6] Seules en Espagne, des compagnes se réapproprièrent, si ce n'est la méthode, du moins le nom. Une gageure !
Deux chercheuses universitaires, Mary Nash et Martha Ackelsberg ont ajouté leurs travaux à la voix quasiment inaudible de ces militantes libertaires : le mur de l'indifférence est lézardé. Un bon patchwork qui renoue avec l'origine de Mujeres Libres créée par une poignée d'intellos et d'ouvrières, toutes militantes syndicalistes libertaires...
En cette fin du XXème siècle, les vieilles compagnes bataillent pour l'extériorisation et donc la diffusion, la re-connaissance de leur mémoire collective. Et nous autres, au groupe Las Solidarias, nous nous en faisons l'écho. Avec émotion, en toute humilité, nous réapprenons leur et donc notre histoire, celle des non-dits, de la solidarité, d'un humanisme intégral, celle des découvertes !
Les femmes sortent de l'ombre
Un féminisme balisé à droite, au centre, mais ignoré par les populations ouvrières ou paysannes balbutie pendant ces années trente et s'épanouira pendant la révolution.
En 1932, l'Action Catholique Féminine déclare 38.000 adhérentes. 5.000 femmes madrilènes adhèrent à Aspiraciones, association religieuse antisémite, anti-communiste.
Les fêtes du Sacré-Cœur animées par des femmes en deuil sont offensives en 1932-33. L'extrême-droite utilise le vote des femmes instauré par la république. Les aristo-femmes tâtent même du cachot.
Dans cette ambiance, beaucoup pensent que ce sont les femmes de droite qui ont provoqué le changement politique de cette Deuxième République. Ces analyses, un peu simplistes, oublient l'abstentionnisme des anarchistes et des féministes, le départ des socialistes du gouvernement.
Sortir les femmes du moyen-âge où les ont maintenues la tutelle ecclésiastique et la misère sociale apparaît comme la toute première urgence pour les femmes républicaines, révolutionnaires et libertaires qui se consacrent à la santé, à l'enseignement, à la paix. Toutes s'abstiennent d'intervenir sur un terrain politique. Des féministes créent une revue Cultura integral y feminima (1933-36), une des premières voix à s'élever contre les camps de concentration nazis.
Petits perce-neige de la révolution quotidienne, au cours de la première apparition publique de la CNT à la foire du livre de Barcelone, des jeunes femmes vendent à la criée des ouvrages traitant de la maternité consciente.[7] La revue Estudios, à l'avant-garde d'une campagne en faveur de l'éducation sexuelle et de l'émancipation féminine aura un tirage qui oscillera entre 65.000 et 75.000 exemplaires.
Avant 1936, seules deux femmes avaient leur permis de conduire à Barcelone. Malgré une législation favorable, il y eut très peu de divorces et le phénomène fut essentiellement urbain (8 mariages madrilènes sur 1.000).[8] Les ouvrières (surtout les célibataires) refusent les congés de maternité pourtant votés par un gouvernement "radical" ! À cette époque les femmes accouchent sur leurs lieux de travail. Beaucoup ont peur du licenciement ou de l'opprobre populaire quant à leur sexualité que l'obtention de congés de maternité mettrait en avant. Beaucoup redoutent un licenciement - la misère est telle que les femmes basques, andalouses, asturiennes organisent des marches pour obtenir du pain au cours des grèves libertaires de l'été 34 - et/ou l'opprobre sociale (qui peuvent être liés) générée par la demande de congés de maternité trahissant l'exercice d'une sexualité.
Suite au soulèvement des Asturies d'octobre 1934 qui vit une femme communiste, Aïda La Fuente, mourir la mitraillette à la main ; Margarita Nelken, militante du PCE, organise des meetings en France pour dénoncer la répression. La Pasionaria (basque et femme de mineur) participe à la création de Infancia Obrera pour sauver les enfants asturiens.
Les femmes de droite occupent le terrain politique et associatif alors que les républicaines se consacrent principalement à l'éducation. Le féminisme se divise, par delà des oppositions politiciennes (gauche-droite), essentiellement suite aux évènements d'Asturie. La classe ouvrière y voit les prémices d'un renversement sociétal. La droite tremble : les féministes "apolitiques et indépendantes" dans leur journal Mundo femenino (1921-1936) déplorent que trop d'énergumènes en jupes aient combattu et que les femmes de mineurs n'aient pas su retenir leurs hommes.[9] Historiens, voire socialistes et anarchistes, pensent que les femmes sont instrumentalisées par l'Église, qu'elles sont trop esclaves d'un mode de pensée étriqué et représentent en tant que corps constitué un danger pour les valeurs républicaines.[10]
Le terrain politique est officiellement perdu pour une gauche féministe. Soit parce que les hommes considèrent les femmes dans leur ensemble comme irresponsables, soit parce que leur organisation est assujettie au mouvement ouvrier organisé : du Komintern, en passant par le front antifasciste verrouillé par le PCE. Les femmes s'épanouiront sur le terrain qu'elles auront choisi au cours de ces années : celui de l'éducation, de la santé, de la formation, de la solidarité... Un terrain rompant définitivement avec une vision linéaire, manichéenne de la libération individuelle ou collective. Un terrain miné pour une vision centraliste de la révolte ouvrière. Un terrain globalisant les exploitations économiques et patriarcales où germera l'émancipation individuelle. Un terrain où s'épanouiront les Mujeres Libres !
Les femmes au boulot ou à la ronéo !
De 1936 à 39, elles conduisent les tramways et négocient avec le syndicat des transports de Madrid l'ouverture d'une auto-école pour remplacer les compagnons partis au front. Elles ouvrent des centres de formation professionnelle, apprennent à tirer et à sauter en parachute. Elles sont contraintes de mendier auprès des syndicats le moindre local, le moindre subside pour... socialiser les usines, construire à l'arrière ou au front la révolution sociale.
Mujeres Libres peut se résumer dans ce propos de Pepita Carpeña : Je n'avais pas été invitée, mais je les suivis. Pas invitée à la réunion cénétiste, pas invitée à décider du comment se battre, pas invitée à s'organiser. Et non seulement, les Mujeres Libres ont suivi l'action mais elles l'ont très souvent devancée. La petite couturière et ses compagnes construisent un mouvement social qui ne se contente plus d'alphabétiser mais éduque et forme politiquement des milliers de femmes. Elles créent des centres d'accueil pour les réfugiés. Elles organisent l'éducation des enfants. Elles ouvrent un centre de réinsertion pour les prostituées. Elles combattent la mainmise des staliniens sur les organismes féminins et de solidarité internationale.[11] Elles donnent corps et sens à une véritable révolution culturelle et sociale. Et elles ne se sont pas trompées. En 1939, des groupes Femmes Libres existent dans plusieurs pays européens, leurs publications appellent les femmes à expérimenter une bisexualité. Elles se sentent capables de combattre au front, de participer à l'industrie de guerre, de gérer leur quartier... en l'absence des hommes.
L'effondrement de tous les ressorts de l'État, de tous les subterfuges de l'autorité, laissait les femmes livrées à leurs propres forces et contraintes à résoudre elles-mêmes les problèmes gigantesques de leur propre existence.[12] La révolution les transfigure. En quelques mois Mujeres Libres, par nécessité, s'affranchit de la tutelle syndicale ou politique. Elle embrasera le cœur des femmes et aucune, malgré la souffrance, la mort, l'exil ne regrettera cette expérience.
L'anarchisme : une révolution copernicienne... malgré les anars !
Quel bilan en tirons-nous aujourd'hui ? Une vie pleine d'enthousiasme, de rêves et d'utopies vaut des milliers d'attentes, de faux-semblants. Quoi qu'ils ou elles en pensent : elle et il sont issus de la révolution culturelle libertaire.
Lui, en créant un atelier égalitaire, en redonnant sa dignité au paysan, en tissant une solidarité de classe dans le quartier, à une époque où l'on pouvait être emprisonné pour un simple coup de pied, où le moindre sursaut représentait une menace pour une Église inquisitoriale ou pour un patronat protohistorique. Il a redonné de l'espoir à la classe ouvrière, il a mis à bas le joug en substituant à la charité, la solidarité, en égalisant les fonctions, en mettant dans la rue culture, sport, promenade, livre, théâtre et musique.
Elle a suivi, s'est imprégnée de cette autonomie intellectuelle et combative, a réintroduit cette collectivisation de la vie dans la sphère domestique, l'a sexuée. Elle est devenue femme malgré et grâce au mouvement libertaire ! Ni l'une, ni l'autre n'ont eu le temps de s'en apercevoir. Nous, simples spectatrice ou lecteur le sentons entre les lignes, le prévoyons.
Le mouvement libertaire espagnol, en quelques années a su conjuguer au présent section syndicale, formation intellectuelle et culturelle, a doté la jeunesse d'espaces libertaires. Et c'est parce qu'elles sont anarchistes, que des Saornil, Comaposada, Poch y Gascon fonderont Mujeres Libres, parce que les femmes ne participent pas assez à la lutte syndicale ou sont prisonnières de l'ordre établi.
La majorité des hommes espagnols, paraît ne pas comprendre le sens de la véritable émancipation ou dans quelques cas préfère que leurs femmes continuent à l'ignorer.[13] Dès 1936, le mouvement libertaire est ainsi interpellé et placé face à ses responsabilités : ajouter à ses propositions sociales et syndicales alternatives à l'exploitation économique des axes de réflexion, des principes sociétaux capables d'émanciper, de libérer, de construire les personnes dans leur globalité.
La CNT ignore trop l'émancipation féminine, au contraire de la bourgeoisie ou du stalinisme qui utiliseront sans vergogne la législation libérale ou l'entrisme prolétarien.[14] Ce double flux freinera l'expansion de Mujeres Libres en terme d'aides, de reconnaissances, d'expressions et sera le meilleur exemple de la libéralisation sociale des mœurs, de ce désir de justice sociale qui émergeront au cours de ce soulèvement social. Comment visualiser cet élan révolutionnaire de quelques mois seulement si ce n'est à travers, non pas l'effort de guerre, mais cette volonté d'émancipation sociale, de mutualisation des compétences qu'ont su porter Mujeres Libres. Non reconnue, à peine tolérée par le mouvement libertaire, Mujeres Libres en éduquant les femmes, en les intégrant à la construction d'une société plus égalitaire leur donne les clés de leur émancipation. Elle outille les femmes du peuple et pas seulement les libertaires. Et de fait les libère et se libère de la tutelle masculine.
Ce ne fut pas facile. Elles ont des salaires de misère, quémandent des locaux, des trésoreries. Elles s'organisent vite malgré le manque de moyens, les pressions, la peur. Elles deviennent très rapidement une force propositionnelle et analysent dans leurs rapports, leur congrès, les enjeux de la guerre, du pouvoir, des oppositions politiques et syndicales. Elles conjuguent pragmatisme, sauvegarde des acquis, renforcement des socialisations et collectivisations avec la construction d'une société plus libre.[15] Elle se veulent une force féminine conscienteet responsable qui agira comme avant-garde de progrès pour que la femme puisse intervenir dans l'émancipation humaine, et qu'elle contribue... à la structure du nouvel ordre social.[16]
Le mouvement libertaire, prisonnier de schémas patriarcaux restera sourd à leurs propositions : en 1938, l'assemblée générale plénière du mouvement libertaire refusa d'intégrer Mujeres Libres sous prétexte qu'une organisation féminine serait pour le mouvement un élément de désunion et d'inégalité, et que cela aurait des conséquences négatives pour l'essor des intérêts de la classe ouvrière[17] ! No comment...
En cela les hommes de la CNT, des Jeunesses Libertaires ont été des hommes de leur temps : de bons catholiques rationalistes, culs serrés et fils de leur Môman. Même aujourd'hui, les organisations anarchistes occidentales ont du mal à reconnaître les luttes anti-patriarcales ou l'appropriation des cultures populaires, comme fait émancipateur. Une hiérarchisation des revendications, une conception linéaire (nous pourrions dire masculine) de l'organisation renforcent les structurations patriarcales (le capitalisme en étant seulement un des aspects). Mujeres Libres aura eu le mérite de casser cette logique en étant à la fois organisation de classes et mouvement d'émancipation : chapeau !
Le timide appui qui nous a été accordé le fut toujours avec une lamentable condescendance.[18] Il est évident qu'en 1936, les uns et les autres ne savent pas encore combattre la trilogie familiale malgré leur participation à la législation la plus libérale de l'époque.[19] Nos compagnons ne voulurent pas nous reconnaître comme la branche féminine du mouvement libertaire, nous reçûmes cette offense avec stupéfaction.[20] Cette reproduction des oppressions humaines, ce refus de prendre en compte la sphère domestique, cette peur de perdre un pouvoir, sont universels et toujours aussi actuels. La transformation des rapports sociaux deviendra certainement un levier révolutionnaire pour combattre sérieusement les inégalités humaines et économiques... le jour où nous les concrétiserons, où nous les vivrons comme nos compagnes ont tenté de le faire.
Mujeres Libres a essayé de réunifier le corps social. Il est regrettable qu'un déni collectif ait occulté de notre mémoire libertaire et féministe cette expérience unique. Même les historiennes ou les révolutionnaires ignorent l'exemplarité de ce mouvement : est-ce-à-dire que, malgré leur désir de globalisation, la dichotomie est toujours de rigueur ? Les uns (les anars) ont réellement combattu le capitalisme et ses structures oppressives (l'État) tout en ignorant les ressorts profonds des oppressions spécifiques (le patriarcat). Les autres (les féministes radicales) ont dénudé l'aliénation sexuée et ses cortèges oppressifs tout en conservant une organisation sociétale autoritaire. Il serait temps de coordonner, de reprendre à notre compte tous les outils capables de déstabiliser, de contrecarrer les aliénations humaines et leur corollaire - les oppressions économiques - dans des perspectives de recherches émancipatrices. Ce bouquin y participe : qui d'autre s'y colle ?
Du refus de l'émiettement à la féminisation de l'éthique libertaire
C'est un autre féminisme, plus substantiel, de l'intérieur vers l'extérieur, expression d'un genre, d'une nature, d'une complexité différente face à la complexité et à l'expression de la nature masculine.[21]
Qu'on ne s'y trompe pas, Mujeres Libres est unique en tant qu'organisation libertaire. Elle appartient à la fois aux sphères syndicale, éducative, anarchiste, humaniste et féminine. Elle est partie prenante et autonome. Force centrifuge de transformation de la condition de la femme, elle lui offre un rôle actif dans la défense de la révolution sociale. Elle s'isole intellectuellement, de fait, de l'ensemble du mouvement libertaire tout en y participant. Anarchiste et anti-étatique sur les terrains féminins et humanistes, elle s'opposera systématiquement à leur assujettissement à la raison d'État ou au Komintern. Anarcha-syndicaliste, elle aura à cœur de construire une force féminine libertaire dans les usines. Anarchiste, elle construit des espaces de liberté. On se rendait compte que la liberté était nécessaire.[22] Libres. Ils étaient libres d'inventer, de réaliser, de se battre et de permettre aux laissées pour compte de se découvrir. Le monde en s'émancipant se féminisait, s'ouvrait aux enfants.[23] Ne mesurerons-nous pas les libertés publiques à l'aune du traitement de la marginalité (même si cette dernière est trop souvent majoritaire) !
Mujeres Libres transcendera la condition des femmes ouvrières et paysannes. En outillant la guerre sociale de compétences maternantes propres à la sphère domestique : soins apportés aux blessés, assistance aux réfugiés ou aux orphelins, création de dispensaires, de colonies... Mujeres Libres met à mal une vision linéaire de la révolution. Ces femmes ont concrétisé ou tenté de le faire ce pourquoi des milliers d'ouvriers, de paysans combattaient : la solidarité devint un ciment sociétal. Ainsi le féminin rejoint le masculin dans la mêlée révolutionnaire. Bravo !
La revue, les tracts appelleront autant les femmes à apprendre à tirer au fusil, à travailler en usine qu'à apporter toutes leurs compétences féminines en matière de solidarité citoyenne. Mujeres Libres a libertarisé la solidarité qui devient ainsi un acte fondateur d'une transformation sociale. Celles qui avaient fait des études, ignoraient l'humanisme, le sens collectif et la solidarité. Elles l'apprendront au contact des ouvrières, du peuple, dans lesgroupes de Mujeres Libres.[24] Nous ajouterons, parce qu'elles ne le disent pas, le courage qui leur fallut collectivement et individuellement pour vivre pleinement leurs libertés.[25]
En éduquant, en valorisant socialement, culturellement des femmes soumises à l'époux, à l'Église, Mujeres Libres donne sens à une révolution sociale et libertaire. Ce seront donc des femmes anarchistes qui à travers une Institution anarchiste révolutionnaire[26] formeront des milliers de femmes à leur propre émancipation et créeront ainsi les bases d'un féminisme populaire libertaire. Cette mise en acte devance leurs propres discours.
De nombreux témoignages de ce livre refusent le label féministe opposé au masculin ou apparenté aux idéologies bourgeoise ou étatique. Ces femmes intègrent toutes leur émancipation à celle de la classe ouvrière et paysanne et la relient à celle de leurs compagnons. Elles se réclament de la complémentarité : L'apport de la femme est nécessaire parce que nous avions compris et encore maintenant qu'il ne pouvait y avoir de révolution sans convergence de lutte entre hommes et femmes.[27] Elles abordent peu, sur un plan théorique, l'oppression patriarcale, mais en construisant au présent, malgré la guerre, une société plus juste, elles créent les conditions sociales et culturelles de son dépassement.
Dans Toda la Vida ou Libertarias, nous les voyons prendre conscience de leur oppression spécifique et intégrer leur révolte, leur volonté d'émancipation à la sphère politique. Espace qui fut interdit à leurs héritières des seventies qui durent se construire dans une schizophrénie organisationnelle : d'un côté le mouvement féministe, de l'autre les anars ou le syndicat. Au cours de ces années trente, ce sera le grand mérite du mouvement libertaire espagnol que de toujours, par-delà ses réticences, son opposition parfois viscérale, de fédérer les énergies sociales... quand elles ne remettent pas en cause son fonctionnement centraliste. En l'espèce Mujeres Libres a autoproclamé son attachement au mouvement libertaire.
Les cénétistes espagnols de 36 étaient-ils anars malgré eux ?[28]
Moins populaires et non intégrés à la lutte des classes, les mouvements a-patriarcaux contemporains rejoignent de fait l'analyse de Mujeres Libres sur la complémentarité, l'identité de genre, une appréhension masculine des espaces politiques, la valorisation publique des rôles féminins.[29]
Féminisme ? Non, humanisme intégral !
Les postulats de Mujeres Libres furent et sont toujours uniques dans leur formulation, ils embrassent en effet la problématique féminine dans sa globalité.[30]
Mujeres Libres s'adresse à chacune, en se voulant une composante autonome de la sphère libertaire. Et pourtant, les compagnes anarchistes ne sont pas toutes à Mujeres Libres. Malgré une sororité issue de la même expérience sociale, toutes les femmes libertaires ne participent pas à ce mouvement spécifique.
Elles ne sont pas toutes d'accord, elles n'ont pas eu le temps nécessaire d'y réfléchir (il n'y eut qu'un seul congrès). Federica Montseny, dans ses écrits, défendra les thèses universalistes, représentatives de l'asexualisation de l'éthique libertaire.[31] Amparo Poch y Gascon liera son militantisme féministe à ses activités médicales.[32] Lucia Sanchez Saornil co-fondatrice de Mujeres Libres, à la fois standardiste, poétesse et peintre est une figure emblématique du féminisme libertaire à la fois culturel et populaire. Elle écrira pratiquement tous les articles non signés de la revue, rédigera les rapports nationaux et participera activement à Solidarité Internationale Antifasciste.
Baignées par un rationalisme mettant le bien-être dans le giron du progrès technique et l'égalité sociale, une éthique de vie quasi ascétique, coincées par le poids de l'Église et de la famille, ces femmes ont fait ce qu'elles ont pu avec leurs compétences, leurs idéaux, les réalités sociales. Elles ont su transformer des inégalités, des dévaluations en outils révolutionnaires. Les femmes ne travaillent pas : elles ont donc tout leur temps pour se mettre au service de la révolution. Les hommes nous maintiennent dans nos rôles maternels, nous collectiviserons notre compassion maternante. Les compagnons nous retirent du front : nous serons solidaires à l'arrière.
Ainsi par l'action, est né cet humanisme intégral alliant luttes de classes, libération du patriarcat et solidarités inter-personnelles. Les femmes occupent le terrain abandonné par les hommes : la rue, les champs, l'atelier et... la culture. Elles parlent, écrivent, versifient, dessinent.[33]
Au cours de ces trois années, tous les débats traversant le mouvement féministe contemporain ont été abordés : parité des travaux et des rôles sociaux, prise en charge par la collectivité des tâches domestiques, ouverture ou stratégie d'autodéfense des organisations politiques, universalité ou spécificité. En politisant la sphère affective (soutien aux femmes victimes de l'analphabétisme, de la prostitution, de la maternité, de la famille), Mujeres Libres a intégré à la lutte des classes des valeurs morales universelles et solidaires appartenant jusqu'ici au réformisme, à la religion ou à un problématique futur révolutionnaire ! En s'adressant immédiatement à l'ensemble des populations féminines et non aux seules militantes elles ont offert au mouvement libertaire une globalité jusqu'alors repoussée à des lendemains... qui déchantent. En quelques mois elles ont inventé, façonné, rêvé ce pourquoi les êtres humains luttent : des égalités sociales, des rapports humains transformés.
D'aucuns diront que vos revendications datent, qu'aujourd'hui elles ne se posent plus (pour quelques occidentales). D'autres s'arrêteront à la forme et vous renverront à l'histoire ou au rêve éveillé : vos actions n'ayant pas été à la hauteur de vos ambitions. Certains et quelques unes, comme moi, en vous découvrant, nous contextualiserons vos préoccupations partagées par des millions de femmes en matière d'éducation, de formation, de santé, d'indépendance économique, de travail social. Enjeux fondamentaux pour l'émancipation humaine que la mondialisation économique de la vie tente de transformer en marchandise !
Nous analyserons la vacuité de certains objectifs dits émancipateurs et toujours reproducteurs d'inégalités s'ils ne sont pas ébauchés ou réalisés.
Merci à vous ! Merci de vos combats passés, de ce travail de mémoires plurielles !
En vous laissant conclure : Les fondatrices de Mujeres Libres en Catalogne, sur la fin de leur vie, font confiance aux nouvelles générations pour poursuivre leur lutte jusqu'à la pleine libération de la femme, il reste encore beaucoup à faire pour y parvenir.[34]
Thyde Rosell
(Fille et nièce de militants cénétistes et des jeunesses mais qui n'a entendu parlé des Mujeres Libres que sur le tard.)
[1] Dans Le Combat Syndicaliste n°211, Miguel Chueca dans un article sur Mujeres Libres ne peut s'empêcher d'évoquer sans le nommer le lesbianisme de Lucia Sanchez Saornil, il préfère parler d'attirance pour les femmes. J'ai pourtant vérifié dans le dictionnaire ce mot existe. La route est longue, camarades !
[2] Interview de Suceso Portales dans De toda la vida . Des femmes libres dans la révolution espagnole.
[3] Interview de Sara Berenguer dans De toda la vida.
[4] Pura Perez. p 33.
[5] En 1930, 50 % des femmes sont analphabètes. La IIème République scolarise les garçons en vue de leur participation à l'industrie et alphabétise les filles réclamées seulement par les entreprises textiles, les tâches ménagères rétribuées ou pas, l'agriculture. En 1936/39, 4 % des femmes déchiffrent difficilement le castillan, maîtrisent les opérations de base.
[6] Pour la petite histoire, la traduction en français de Toda la Vida est une initiative de copines de la commission femmes de la FA ou de militantes de la Fédération Anarchiste. Une émission féministe sur Radio Libertaire a repris le nom de Femmes Libres.
[7] Témoignage de Lola Itturbe dans Toda la vida.
[8] D'après Inès Alberdi dans Historia y sociologica del divorcio en Espana.
[9] Cité par Danièle Bussy Genevois, histoire des femmes, XXème siècle, chapitre 6 p.177, Plon éditeur.
[10] En ayant gagné, nous avons perdu. Telle est la réalité. Reconnaissons que nous avons manqué de sens politique même si nous avons été en accord avec un postulat ( le droit de vote accordé aux femmes) de notre parti, El Socialista du 2 octobre 1931.
[11] Personne ne niera le courage d'une Pasionaria mais personne non plus ne niera l'instrumentalisation des organisations féminines par le parti qui n'aura de cesse d'exclure les femmes du POUM de toute initiative collective ou de nier toute démarche révolutionnaire : priorité est donnée à la lutte antifasciste et à l'annihilation de toute organisation sociale autonome capable de se substituer à l'État !
[12] Lucia Sanchez Saornil in CNT n°531.
[13] Extrait de Mujeres Libres n°1.
[14] L'Association des Femmes Antifascistes à laquelle adhèrent des députées est sous l'obédience de Dolores Ibarruti. Elle organise le travail des femmes en usine et l'aide internationale. L'Union des Muchachas (direction communiste) organise les femmes à Madrid et défend la ville assiégée.
[15] Par exemple : elles appelleront à l'embauche prioritaire des chômeurs (déjà formés) tout en créant des écoles professionnelles ou des brigades féminines de travail. Elles défendent l'égalité salariale tout en acceptant des sous-rétributions Elles défendent réellement les propositions et le fonctionnement de la CNT tout en construisant une force sociale féministe.
[16] Statuts.
[17] Cité par Mary Nash dans Femmes libres.
[18] Rapport de la fédération nationale Mujeres Libres aux comités nationaux du mouvement libertaire rédigé par Lucia Sanchez Saornil.
[19] La IIème république donne le droit de vote aux femmes, offre le divorce, reconnaît également enfant légitime ou adultérin. Montsenny, ministre de la santé, impose la loi sur l'IVG.
[20] Conchita Liano Gil.
[21] Voir Mujeres Libres n°1.
[22] Témoignage de Pepita Carpeña dans Toda la vida.
[23] N'oublions pas que parallèlement à l'émergence d'un mouvement féminin libertaire, partout fleurissaient des centres éducatifs tentant de libérer l'enfance de la tutelle étatique ou religieuse. Une étude approfondie pourrait peut-être faire émerger des parallèles, des constructions semblables et.pourquoi pas reproductibles au monde contemporain.
[24] Sara Berenguer.
[25] Le film de Vicente Aranda, Libertarias (1996), rend parfaitement compte du courage qu'ont eu toutes ces femmes pour s'émanciper de la tutelle familiale, religieuse ou organisationnelle et de leur combat pour sauvegarder leurs espaces de liberté contre les intérêts supérieurs de la guerre !
[26] Pura Perez.
[27] Témoignage de Sara Guillem dans Toda la vida.
[28] Attitude partagée par certains militants anarcho-syndicalistes contemporains. Pour exemple : Miguel Chueca dans Le Combat Syndicaliste nE212 rend compte de la publication du livre de Martha Ackelsberg sur Mujeres Libres et minimise les difficultés de Mujeres Libres à être reconnue par le mouvement libertaire (surtout ne pas toucher à la révolution). Martha Ackelsberg in Libre Pensiamento n°32 se satisfait d'une analyse historique de Mujeres Libres Ni l'une, ni l'autre ne relève pas en quoi l'organisation ne prend pas en compte les luttes émancipatrices, en quoi sa centralité idéologique est un rempart à la libération des personnes.
[29] Se reporter aux articles de Guillaume (groupe Durruti) Les anarchistes seraient-ils queer sans le savoir ?, Le Monde Libertaire 1210 et de Daniel Welzer-Lang Encore un effort camarades, Le Monde Libertaire n°1208.
[30] Conchita Liano Gil.
[31] Mary Nash dans Femmes Libres résume ainsi la pensée de Federica Montseny qui participa aux travaux de Mujeres Libres mais qui divergeait avec elles sur la pertinence d'une organisation spécifiquement féminine : La solution au problème de l'émancipation des sexes se trouverait alors dans un auto-dépassement de l'individu qui lui permettrait d'arriver à créer un être humain nouveau.
[32] Elle fut la directrice del Case de la doña : centre de protection maternelle et infantile. N'oublions pas que les MST font des ravages et que la santé n'est pas un droit acquis pour tous. Elle écrira des textes sur la prise en charge collective de la santé dans les publications libertaires.
[33] N'oublions pas que peu maîtrisent le castillan. Son apprentissage est fondamental pour s'exprimer en public.
[34] Conchita Liano.