Lucía Sánchez Saornil
La « Femme » dans la guerre et dans la révolution : Mujeres Libres 1936
Antécédents.
Depuis notre plus jeune âge, nous souffrions en regardant les visages, prématurément vieillis des femmes de notre peuple. La rébellion naissante, mais profondément justifiée, nous poussait à rechercher la cause de ces rides profondes qui marquaient les fronts mais bien souvent les joues.
Déjà, nous séparions les femmes en classes sociales, nonobstant, nous découvrions, sauf en de rares exceptions, une condition commune à toutes l’ignorance et l’esclavage.
L’ignorance se couvrait dans les classes privilégiées d’un vernis de connaissances superflues. On y dissimulait l’esclavage sous un sourire de condescendance on une révérence galante. Parfois, cet esclavage-là nous paraissait plus triste, il n’attaquait pas directement la chair mais étouffait l’esprit dans de fausses louanges. C’est ainsi que nous nous prîmes à rêver d’émancipation féminine.
Nous avons connu diverses organisations nées autour de ce rêve. Les unes ont prétendu établir une compétition stupide quant à l’attribution des capacités intellectuelles ou physiques entre les deux sexes. D’autres, s’accrochant au sens traditionnel de la féminité, prétendaient que l’émancipation féminine se trouvait dans le renforcement de ce sens traditionnel et centrait toute la vie et tout le droit de la femme autour de la maternité, élevant cette fonction animale jusqu’à des sommets de sublimation incompréhensibles.
Aucune ne nous satisfit. La plus en avance visait le droit politique, suivant à dessein le mauvais chemin qui mérite bien de s’appeler masculin, En suivant ces sentiers rebattus, on prétendait enfermer la femme dans les mêmes cases qui emprisonnaient les hommes depuis des siècles. En prônant leur émancipation, elles ne trouvaient pas d’autre chemin que celui de l’esclavage avec des conceptions identiques à celles qui avaient creusé, depuis des siècles, le sillon de l’esclavage masculin et donc, de l’esclavage de l’humanité tout entière.
Nous avons décidé d’ouvrir de nouvelles voies conformes au droit immanent à tout individu. Rompre avec tous les traditionalismes, exalter les valeurs propres à la femme, cultiver ce qui, dans l’esprit et le tempérament, la différencie de l’autre sexe, extraire d’elle cette individualité très particulière destinée à être le complément nécessaire pour l’édification du monde futur.
Nous étions un nombre réduit de compagnes.
Militantes dans le camp anarchiste, nous prétendions porter sur nos épaules cette gigantesque entreprise mais nous n’avions pas l’audace de vouloir la mener à bout. Ce début nous paraissait déjà un pas de géant sur la voie de réalisations que d’autres pourraient prendre en charge, d’autres plus fortes ou plus compétentes que nous.Nous comprîmes que pour développer nos plans, le plus urgent était d’avoir un organe de propagande qui systématiserait, autant que possible, la divulgation de nos idées.
Au mois de mai 1936, naquit la revue Mujeres Libres. Le choix de ces deux mots n’était pas un pur hasard. Nous voulions donner au mot » mujeres » (femmes) un contenu maintes fois nié. En l’associant à l’adjectif » libres » nous nous définissions comme absolument indépendantes de toute secte ou groupe politique, cherchant la revendication d’un concept – mujer libre (femme libre) – qui jusqu’à présent était connoté d’interprétations équivoques qui rabaissaient la condition de la femme en même temps qu’elles prostituaient le concept de liberté, comme si les deux termes étaient incompatibles.
Nos intentions se virent couronner du meilleur succès. La revue réveilla un intérêt dans le monde féminin et nos idées furent accueillies comme l’unique espoir de salut pour des milliers de femmes.
Comment naquit Mujeres Libres. Ses caractéristiques.
Nous commençâmes à prévoir le deuxième volet de notre projet. Une compagne du groupe se chargea d’une tournée de conférences qui se déroulèrent dans plusieurs athénées libertaires, et alors que nous annoncions la création de groupes culturels qui devaient être le fondement de l’action future, le soulèvement militaire qui plongea l’Espagne dans une lutte sans quartier, fit irruption.
On aurait pu croire que cet événement allait ruiner tous nos plans quand, au contraire -mais par des chemins différents- il donnait une impulsion plus forte à notre action et plus favorable à notre propagande.
C’était inouï, la guerre lançait les femmes dans la rue. Les conditions uniques, sans précédent, dans lesquelles le mouvement eut lieu, arrachaient les hommes du foyer, salis laisser le temps de les retenir au jeu d’un sentimentalisme désormais dépassé. L’effondrement de tous les ressorts de l’État, de tous les subterfuges de l’autorité, laissait les femmes livrées à leurs propres forces et contraintes à résoudre elles-mêmes le problème gigantesque de leur propre existence.
Un individu, ces jours-là, était comme un bouchon flottant sur les vagues de la mer sociale déchaînée, exposé à tout moment à être avalé par la tourmente. Il se formait précipitamment des agrégats humains et des collectivités. La sauvegarde de l’intérêt individuel dépendait de la sauvegarde l’intérêt collectif. Les femmes n’hésitèrent pas un instant à suivre ce chemin : ce que ne faisait pas la conscience, l’intuition le faisait. Le problème social arrivait à elles par le biais du problème individuel, face à face, en pleine rue, les murs de contention de l’antique foyer enfin rompus.
Instantanément, deux vertus immanentes à la femme, qu’elle ignorait sous sa forme sociale, se développèrent : la solidarité et l’émulation. Bientôt nous commençâmes à extraire de ces nouvelles conditions toits les avantages qui favorisaient notre objectif. En accord avec elles, nous entamâmes un nouveau plan d’action. Il devait en même temps apporter de l’aide à l’antifascisme et à la cause de l’émancipation féminine, partie intégrante de la Révolution.
C’est ainsi que naquit Mujeres Libres.
Sa caractéristique la plus intéressante est celle des Sections de Travail. En un mois, nous atteignîmes le chiffre de trois mille affiliées. Mais disons en quoi consistent ces sections.
Nous avons regroupé les femmes selon trois critères : leurs connaissances, leurs aptitudes ou leur vocation, le premier critère étant souvent absent. Elles forment des sections en relation avec les activités sociales liées à la guerre ou plus nécessaires pour le déroulement normal de la vie à l’arrière, comme : les Transports, la Santé, la Métallurgie, le Commerce et les Bureaux, l’Habillement, les Services Publics et la Brigade mobile.
Les noms de chaque section disent clairement l’activité qu’elles embrassent. Seule la Brigade mobile est formée des compagnes qui n’ont pas su expliciter leurs préférences pour une tâche et qui se sont regroupées sous cette dénomination, disposées à répondre aux besoins de n’importe quelle activité non prévue par nos sections.
Nous avons créé ces groupes avec l’approbation directe de la CNT, en qui nous avons trouvé, à la Fédération Locale de Madrid, un appui ferme et efficace. Ces groupes ont un caractère prévisionnel et se préparent en se formant professionnellement, en attendant qu’arrive l’heure -puisse-t-elle ne jamais arriver !- où la guerre, appelant au front les bras masculins, rendra leur concours nécessaire sur les lieux de travail.
Pour faire partie de nos sections il faut être bénévole et solidaire de la cause antifasciste. Nous ne cacherons pas, qu’au début, nous avons dû nous défendre péniblement des interprétations tordues que les uns ou les autres donnaient de notre labeur. D’aucuns soutenaient que nous voulions créer un organisme syndical féminin pour établir des revendications échevelées, d’autres confondaient notre Groupe avec une simple Agence pour l’Emploi chargée de résoudre exclusivement les problèmes économiques des femmes.
Rien ne nous a fait hésiter, rien ne nous a fait dévier de nos objectifs. Parfois, nous butions contre la résistance passive de secteurs, comme les Trams et le Métro. Peu importe, nous insistions. Rien ne fera diminuer notre détermination.
Actuellement, notre Groupe a sa personnalité bien définie et elle compte sur un respectable noyau de compagnes qui, autour le notre travail, se sont forgé une conscience révolutionnaire et agissent avec un haut degré de responsabilité.
En plein travail.
Les Sections étant constituées, quelques-unes unes ont commencé à recevoir leur instruction professionnelle, d’autres, bientôt la recevront. Entre les premières, se distinguent les Transports, et c’est une satisfaction de constater l’intérêt et l’enthousiasme que le syndicat unique de cette industrie a mis à soutenir notre idée. Dans le syndicat lui-même, sous la responsabilité des compagnons Esteban Ventura, José Garrido et Claudio Montilla, fonctionne une école théorique et pratique d’automobiles. Quarante jeunes femmes y reçoivent la formation et je ne sais qu’admirer le plus, si c’est l’attention passionnée des élèves ou l’intérêt qu’y portent les enseignants. Le Syndicat des Transports a montré en cela une vision claire de la situation. L’activité révolutionnaire des syndicats offre différents aspects, mais il se peut que l’on puisse citer entre les plus éminentes, cette activité particulière du syndicat des Transports, dont certains refuseront peut-être de reconnaître l’importance. Dans quelques jours commenceront aussi les cours pratiques pour les compagnes de la Section Santé aidées également par le syndicat de ce secteur.
Par des démarches directes du Groupe, un grand nombre de compagnes travaille déjà pour la cause antifasciste, les unes sur des postes rétribués, d’autres généreusement comme bénévoles.
Il est particulièrement émouvant de constater l’abîme que les femmes elles-mêmes ont ouvert entre leur vie d’hier et celle d’aujourd’hui. De constater avec quelle ardeur elles se donnent à la cause commune, quels désirs de se surpasser s’allument en elles chaque jour. Quelles énergiques protestations avons-nous entendu s’élever devant les décisions d’évacuation des femmes !
C’est normal, les organismes officiels, habitués à un déroulement mécanique ne peuvent pas tenir compte des profondes transformations psychologiques qui s’opèrent au sein des individus. S’en tenant au vieux concept de la galanterie protectionniste, s’arrêtant à la traditionnelle faiblesse féminine, ils prétendent éloigner la femme des zones dangereuses alors qu’elle a elle-même conquis l’honneur d’être en première ligne. Et la femme madrilène, qui a même su prendre sa place dans les tranchées, mérite moins que toute autre cette humiliation.
Que l’on procure toute sorte de facilités à celles qui veulent s’éloigner de Madrid, niais que l’on n’oblige pas celles qui, avec les mêmes droits que les hommes, veulent dédier leur vie à l’écrasement du fascisme et à l’édification révolutionnaire.
Nous avons dépassé involontairement l’objet de ce travail…
Nous donnerons sommairement quelques nouvelles de notre Groupe. À sa tête est un comité responsable de trois compagnes se charge de l’administration et des questions de conseil, culture et propagande. Sous son contrôle, fonctionnent des sous-comités dont les compétences exclusives sont les suivantes : le travail, la solidarité en faveur de Mujeres Libres, et le soutien moral au front. Des précisions pour ces deux derniers sous-comités, le premier étant éloquent :
Notre groupe n’a aucun apport financier régulier. Il ne peut demander de contribution monétaire aux compagnes qui offrent leurs bras généreusement, alors que parfois elles n’ont même pas de quoi assurer leur subsistance. La commission Solidarité se charge de négocier auprès des syndicats, athénées, et autres, des dons ou subventions pour permettre le développement de notre Groupe. La Commission de Soutien Moral, nouvellement créée, tente d’acquérir par les mêmes moyens les articles qui adoucissent les peines de nos combattants et qu’elle se propose de collecter, par les actions adéquates, et de distribuer elle-même sur les fronts.
Voici les principales caractéristiques de notre Groupe.
Les projets de plus ample envergure comme les groupes culturels et les liberatorios de la prostitution, dont nous ne vous parlerons pas ici pour ne pas rallonger l’article, sont restés relégués, à cause de la guerre, sur un second plan. Nous espérons que les circonstances nous permettront de les développer bientôt.
Nous ne voulons pas finir sans souligner ici, une fois de plus, l’aide généreuse que nous avons rencontrée dans tous les éléments de la CNT.
Lucia Sanchez Saornil. Secrétaire du Groupe Mujeres Libres
CNT numéro 531, Madrid, 30 janvier 1937.