Rudolf Rocker, né en 1873 en Allemagne, fut mêlé à l’histoire du mouvement anarchiste dans de nombreux pays à tel point que ses volumineuses mémoires sont une véritable chronique de l’anarchisme international. Il quitta définitivement l’Allemagne pour les États-Unis quand Hitler prit le pouvoir. Son livre Nationalisme et Culture était écrit avant son exil et fut publié à Barcelone pendant la Révolution, d’autres éditions suivirent notamment en anglais, néerlandais, espagnol, yiddish, portugais et suédois. Aucune édition française n’a vu le jour avant 2008.
Rudolph Rocker
La révolution française aux origines du nationalisme
Après l’essai infructueux de la famille royale pour fuir, la situation intérieure devint de plus en plus tendue jusqu’à ce que la prise des Tuileries mit une fin à toutes les demi-mesures, et les représentants du peuple ouvrirent sérieusement le débat sur l’abolition de la royauté. Manuel résuma tout le problème en une phrase :
« Ce n’est pas assez d’avoir déclaré la domination du seul et unique souverain, la nation. Nous devons aussi la libérer du faux souverain le roi. »
Et l’abbé Grégoire le soutint, décrivant la dynastie comme « des générations vivant de chair humaine » et déclarant :
« Les amis de la liberté doivent finalement recevoir pleine sécurité. Nous devons détruire ce talisman dont le pouvoir magique peut encore obscurcir l’esprit de beaucoup d’hommes. Je demande l’abolition de la royauté par une loi solennelle. »
Le triste abbé n’avait pas tort ; en tant que théologien il savait combien intimement la religion et la politique sont unies. Bien sûr le vieux talisman devait être cassé pour que les simples d’esprit ne soient plus conduits à la tentation. Mais ceci ne pouvait être fait qu’en transférant son influence magique sur une autre idole mieux appropriée au « besoin de foi » des hommes et capable de montrer plus de force en pratique que l’agonisant « droit divin » des rois.
Dans le combat contre l’absolutisme la doctrine de la « volonté commune » qui trouva son expression dans la « souveraineté populaire » se révéla une arme d’une valeur révolutionnaire puissante. Pour cette raison précise nous oublions tous trop souvent que la grande Révolution a inauguré une nouvelle phase de la servitude politico-religieuse, dont les racines spirituelles ne furent en aucune façon extirpées. En entourant le concept abstrait de « Patrie » et de « Nation » d’une auréole mystique, une nouvelle foi fut créée qui pourrait à nouveau faire merveille. L’ancien régime n’était plus capable de miracles, car l’atmosphère de volonté divine qui l’avait entouré avait perdu son pouvoir d’attraction et ne pouvait plus combler le coeur de ferveur religieuse.
La nation politiquement organisée était au contraire un nouveau dieu dont le pouvoir magique n’était pas encore épuisé. Sur ses temples brillaient les mots pleins de promesses « Liberté, Égalité, Fraternité », suscitant chez les hommes la croyance que l’ordre nouveau apporterait le salut. À cette divinité la France sacrifia le sang de ses fils, ses intérêts économiques, et elle-même entièrement. Cette nouvelle foi résonnant dans l’âme de ses citoyens les emplit d’un enthousiasme qui fit plus de merveilles que la meilleure stratégie de ses généraux.
L’absolutisme de la royauté était tombé ; mais seulement pour donner lieu à un nouvel absolutisme encore plus implacable que le « droit divin » de la monarchie. Le principe absolu de la monarchie s’étendait hors de la sphère d’activité du citoyen et ne s’appuyait que sur la seule « grâce de Dieu » dont il prétendait être l’expression, la volonté. Le principe absolu de la nation, au contraire fait du moindre des mortels un co-porteur de la volonté commune, même quand il lui est dénié le droit d’interpréter cela en fonction de sa propre intelligence. Imbu de cette pensée chaque citoyen, à partir de là, forge son propre maillon dans la chaîne de dépendance qu’un autre a d’abord forgée pour lui. La souveraineté de la nation conduit chacun dans le même chemin, absorbe chaque considération individuelle et remplace la liberté personnelle par l’égalité devant la loi.
Ce n’est pas sans raison que les tables de la loi de Moïse furent dressées dans la convention comme un symbole de la volonté nationale. Non sans raison furent pendus aux murs de l’Assemblée les faisceaux et les haches des licteurs comme emblème de la République Une et Indivisible. Aussi l’homme fut sacrifié au citoyen et la raison individuelle à la prétendue volonté nationale. Quand les conducteurs de la révolution, animés par l’esprit de Rousseau s’efforcèrent de détruire toute association naturelle dans laquelle les besoins et les impulsions des hommes cherchent leur expression ils détruisirent la racine de toute véritable association, transformèrent le peuple en la foule et inaugurèrent ce processus fatal de déracinement social qui fut plus tard accéléré et aiguisé par la croissance de l’économie capitaliste. Exactement de la même façon que la « volonté de Dieu » avait toujours été la volonté des prêtres qui la transmettaient et l’interprétaient pour le peuple, la « volonté de la Nation » ne pouvait être que la volonté de ceux à qui il arrivait d’avoir les rennes du Pouvoir public dans les mains et qui étaient, en conséquence, en position de transmettre et d’interpréter la « volonté commune » à leur manière. L’origine de ce phénomène ne doit pas nécessairement être recherché dans une hypocrisie inhérente. Beaucoup plus raisonnablement pouvons-nous en ce cas parler d’« abuseurs abusés » ; plus profondément les porte-paroles de la volonté nationale sont convaincus du sacré de leur mission, plus désastreux sont les résultats venant de leur inhérente honnêteté. Il y a une profonde signification dans la remarque de Sorel :
« Robespierre prit son rôle au sérieux, mais son rôle était un rôle artificiel. »
Au nom de la nation la convention mit hors la loi les Girondins et envoya leurs chefs à l’échafaud ; au nom de la nation Robespierre, avec l’aide de Danton, liquida les Herbertistes et les « Enragés » ; au nom de la nation Robespierre et St-Just firent mordre la poussière à Danton ; au nom de la nation les hommes de thermidor liquidèrent Robespierre et ses partisans ; au nom de la nation, Bonaparte se fit lui-même Empereur des Français.
Vergniaud assurait que la révolution était « un Saturne qui avale ses propres enfants ». Ceci pourrait être dit avec bien plus de raison du principe mystique de la souveraineté de la nation, auquel ses prêtres offrent constamment de nouveaux sacrifices. En fait la nation devint un Moloch qui ne pourrait jamais être satisfait. Exactement comme avec tous les dieux, ici aussi, la vénération religieuse conduisit à son résultat inévitable : la nation est tout, l’homme rien !
Tout ce qui appartenait à la nation prit un caractère sacré. Dans les plus petits villages des autels furent érigés à la patrie et des sacrifices furent offerts. Les jours fériés des patriotes en vinrent à avoir le caractère de fêtes religieuses. Il y avait des hymnes, des prières, des symboles sacrés, des processions solennelles, des reliques patriotiques, des objets de pèlerinage ― tout cela pour proclamer la gloire de la patrie. À partir de maintenant on parlait de la « gloire de la nation » comme auparavant de la « gloire de Dieu ». Un député appela solennellement la Déclaration des Droits de l’Homme le « Catéchisme de la Nation ». Le « Contrat Social » de Rousseau devint « la Bible de la Liberté ». D’enthousiastes fidèles comparèrent la Montagne de la Convention au mont Sinaï où Moïse reçut les Tables sacrées de la loi. « La Marseillaise » devint le Te Deum de la nouvelle religion. Une intoxication de croyance s’était répandue sur le pays. Chaque considération critique était submergée sous le flot des sentiments.
Le 5 novembre 1793, Marie Joseph Chênier frère du malheureux André Chênier, dit à la convention assemblée :
« Si vous vous êtes libérés vous-mêmes de tous préjugés pour prouver que vous êtes le plus grand honneur de la nation française, dont vous êtes les représentants, alors vous savez comment sur les ruines des superstitions détrônées peut être fondée la seule religion naturelle n’ayant ni sectes, ni mystères. Ses prédicateurs sont nos législateurs, ses prêtres nos fonctionnaires exécutifs de l’État. Dans le temple de cette religion l’humanité offrira l’encens seulement sur l’autel de notre pays, notre mère à tous et notre divinité. »
Dans l’atmosphère suffocante de cette foi nouvelle le nationalisme moderne naquit et devint la religion de l’État démocratique. Et plus profondément le citoyen vénérait sa propre nation plus large devenait l’abîme qui le séparait de toutes les autres nations, avec plus de mépris regardait-il tous ceux qui n’avaient pas la chance d’être parmi les élus. Il y a seulement un pas de la « Nation » à la « grande Nation » ― et cela pas seulement en France.
La nouvelle religion avait non seulement ses propres rites, ses dogmes inviolables, sa mission sainte, mais aussi la terrible orthodoxie caractéristique de tout dogmatisme qui ne laisse sa voix à aucune opinion autre que l’opinion unique ; parce que la volonté de la nation est la révélation de Dieu ne tolérant aucun doute. Celui qui ose douter de tout cela, et avancer des considérations contraires à l’expression de la volonté nationale est un lépreux social et doit être expulsé de la communion des fidèles…