Titre: L'Échec de la non-violence
Sous-titre: Du Printemps arabe à Occupy
Auteur·e: Peter Gelderloos
Date: 2019
Publisher: Éditions LIBRE

  Introduction : LA NON-VIOLENCE A PERDU LE DÉBAT

  Chapitre 1 : LA VIOLENCE N’EXISTE PAS

  Chapitre 2 : LA RÉCUPÉRATION EST LA CAUSE DE NOTRE DÉFAITE

  Chapitre 3 : LES RÉVOLUTIONS D’AUJOURD’HUI

    1. La crise d’Oka (1990)

    2. Les Zapatistes (depuis 1994)

    3. Le mouvement pour la démocratie en Indonésie (1998)

    4. La seconde intifada (2000-2005)

    5. Le Printemps noir en Kabylie (2001-2002)

    6. Le corralito en Argentine (2001)

    7. Le jour où le monde a dit non à la guerre (2003)

    8. Les « révolutions de couleur »

    9. La « révolution bleue » au Koweït et la « révolution du cèdre » au Liban (2005)

    10. Les émeutes des banlieues françaises en 2005

    11. La guerre de l’eau et la guerre du gaz en Bolivie (2000)

    12. La « révolution des tulipes » au Kirghizistan (2005)

    13. La révolte d’Oaxaca (2006)

    14. Le mouvement contre le CPE (2006)

    15. La « révolution de safran » au Myanmar (2007)

    16. Les émeutes en Grèce (2008)

    17. Les rassemblements de Bersih en Malaisie (2007, 2009, 2012)

    18. La grève générale en Guadeloupe et en Martinique (2009)

    19. Le mouvement étudiant au Royaume-Uni (2010)

    20. La révolution tunisienne (2011)

    21. La révolution égyptienne (2011)

    22. La première guerre civile libyenne (2011)

    23. La guerre civile syrienne (depuis 2011)

    24. Le mouvement du « 15-M » et les grèves générales en Espagne (2010-2012)

    25. Les manifestations contre l’austérité au Royaume-Uni

    26. Les émeutes en Angleterre (2011)

    27. Le mouvement Occupy (2011)

    28. Les manifestations étudiantes au Chili (2011-2014)

    29. Le mouvement étudiant québécois (2012)

    30. Le soulèvement du parc Gezi en Turquie (2013)

    31. Le mouvement brésilien Passe Livre (2013-2014)

    32. Le soulèvement de Burgos en Espagne (2014)

    33. La révolte de Can Vies en Espagne (2014)

    34. Le Rojava autonome au Kurdistan (depuis 2012)

    35. Les soulèvements de Ferguson aux États-Unis (2014)

    36. Le mouvement pour la démocratie de Hong Kong (2014)

    37. La lutte des Mapuches

    Une évaluation sommative

  Chapitre 4 : LES « RÉVOLUTIONS DE COULEUR »

  Chapitre 5 : NON-VIOLENCE CONTRE DICTATURE

  Chapitre 6 : « LA VRAIE DÉMOCRATIE MAINTENANT »

  Chapitre 7 : MATER LE BLACK BLOC, DISSOUDRE LE GHETTO

  Chapitre 8 : QUI SONT LES PACIFISTES ?

    Gene Sharp

    L’armée états-unienne

    Le Dalaï-Lama

    George Soros

    Bob Geldof et Bono

    Chris Hedges

    Rebecca Solnit

    Les musiciens des mouvements

    Stratfor

    La juge Ann Aiken

    Mark Kurlansky

    La vieille école

  Chapitre 9 : SAISIR L’ESPACE POUR DE NOUVELLES RELATIONS

  Chapitre 10 : UNE PLURALITÉ DE MÉTHODES

    Les avantages d’une pluralité de tactiques

    Les limites d’une pluralité de tactiques

    Le danger de la centralisation

    Beaucoup d’activités, beaucoup de visions

    Rejeter les institutions qui gèrent les conflits

    Notre place dans un conflit social

    La décentralisation de la lutte

    Organiser plutôt que préparer une manifestation

    Respecter ceux avec lesquels nous protestons

    Ne pas nuire aux autres manifestants

    Violations non-violentes du respect et de la solidarité

    Des tactiques pacifiques et combatives conjointes

    Humeurs de lutte

    La centralisation des mouvements

    Traditions de lutte

    De l’affinité à la complémentarité

    Lutter ensemble contre la répression

    Comment les pacifistes peuvent tirer profit de la violence

    Espaces séparés

  ANNEXES

    Annexe 1 : Commentaires sur Comment la non-violence protège l’État

    Annexe 2 : Matériel sur la non-violence et la pluralité des tactiques

  BIBLIOGRAPHIE

SOMMAIRE

Introduction : LA NON-VIOLENCE A PERDU LE DÉBAT

Chapitre 1 : LA VIOLENCE N’EXISTE PAS

Chapitre 2 : LA RÉCUPÉRATION EST LA CAUSE DE NOTRE DÉFAITE

Chapitre 3 : LES RÉVOLUTIONS D’AUJOURD’HUI

1. La crise d’Oka (1990)

2. Les Zapatistes (depuis 1994)

3. Le mouvement pour la démocratie en Indonésie (1998)

4. La seconde intifada (2000-2005)

5. Le Printemps noir en Kabylie (2001-2002)

6. Le corralito en Argentine (2001)

7. Le jour où le monde a dit non à la guerre (2003)

8. Les « révolutions de couleur ».

9. La « révolution bleue » au Koweït et la « révolution du cèdre » au Liban (2005)

10. Les émeutes des banlieues françaises en 2005.

11. La guerre de l’eau et la guerre du gaz en Bolivie (2000)

12. La « révolution des tulipes » au Kirghizistan (2005)

13. La révolte d’Oaxaca (2006)

14. Le mouvement contre le CPE (2006)

15. La « révolution de safran » au Myanmar (2007)

16. Les émeutes en Grèce (2008)

17. Les rassemblements de Bersih en Malaisie (2007, 2009, 2012)

18. La grève générale en Guadeloupe et en Martinique (2009)

19. Le mouvement étudiant au Royaume-Uni (2010)

20. La révolution tunisienne (2011)

21. La révolution égyptienne (2011)

22. La première guerre civile libyenne (2011)

23. La guerre civile syrienne (depuis 2011)

24. Le mouvement du « 15-M » et les grèves générales en Espagne (2010-2012)

25. Les manifestations contre l’austérité au Royaume-Uni

26. Les émeutes en Angleterre (2011)

27. Le mouvement Occupy (2011)

28. Les manifestations étudiantes au Chili (2011-2014)

29. Le mouvement étudiant québécois (2012)

30. Le soulèvement du parc Gezi en Turquie (2013)

31. Le mouvement brésilien Passe Livre (2013-2014)

32. Le soulèvement de Burgos en Espagne (2014)

33. La révolte de Can Vies en Espagne (2014)

34. Le Rojava autonome au Kurdistan (depuis 2012)

35. Les soulèvements de Ferguson aux États-Unis (2014)

36. Le mouvement pour la démocratie de Hong Kong (2014)

37. La lutte des Mapuches

Une évaluation sommative

Chapitre 4 : LES « RÉVOLUTIONS DE COULEUR »

Chapitre 5 : NON-VIOLENCE CONTRE DICTATURE

Chapitre 6 : « LA VRAIE DÉMOCRATIE MAINTENANT »

Chapitre 7 : MATER LE BLACK BLOC, DISSOUDRE LE GHETTO

Chapitre 8 : QUI SONT LES PACIFISTES ?

Gene Sharp

L’armée états-unienne

Le Dalaï-Lama

George Soros

Bob Geldof et Bono

Chris Hedges

Rebecca Solnit

Les musiciens des mouvements

Stratfor

La juge Ann Aiken

Mark Kurlansky

La vieille école

Chapitre 9 : SAISIR L’ESPACE POUR DE NOUVELLES RELATIONS

Chapitre 10 : UNE PLURALITÉ DE MÉTHODES

Les avantages d’une pluralité de tactiques

Les limites d’une pluralité de tactiques

Le danger de la centralisation

Beaucoup d’activités, beaucoup de visions

Rejeter les institutions qui gèrent les conflits

Notre place dans un conflit social

La décentralisation de la lutte

Organiser plutôt que préparer une manifestation

Respecter ceux avec lesquels nous protestons

Ne pas nuire aux autres manifestants

Violations non-violentes du respect et de la solidarité

Des tactiques pacifiques et combatives conjointes

Humeurs de lutte

La centralisation des mouvements

Traditions de lutte

De l’affinité à la complémentarité

Lutter ensemble contre la répression

Comment les pacifistes peuvent tirer profit de la violence

Espaces séparés

ANNEXES

Annexe 1 : Commentaires sur Comment la non-violence protège l’État

Annexe 2 : Matériel sur la non-violence et la pluralité des tactiques

BIBLIOGRAPHIE


À Marius Mason, Eric McDavid et à toutes celles et ceux qui les soutiennent.


Introduction : LA NON-VIOLENCE A PERDU LE DÉBAT

Au cours des vingt dernières années, de plus en plus de mouvements sociaux et de révoltes contre l’oppression et l’exploitation ont éclaté à travers le monde, et, dans leurs rangs, nombreux sont ceux qui ont compris, avec le temps, que la non-violence ne fonctionne pas. Ils découvrent que les histoires de prétendues victoires non-violentes ont été falsifiées, que des actions ou méthodes spécifiques pouvant être décrites comme non-violents fonctionnent mieux lorsqu’elles sont accompagnées d’autres actions et méthodes illégales ou combatives. Ils découvrent aussi qu’il n’y a aucune chance pour que la non-violence dogmatique et exclusive entraîne un changement révolutionnaire dans la société, lequel ne peut advenir qu’en s’attaquant aux racines de l’oppression et de l’exploitation et en renversant ceux qui sont au pouvoir.

Au mieux, la non-violence peut obliger le pouvoir à changer les apparences, c’est-à-dire à placer un nouveau parti politique sur le trône et éventuellement à permettre une plus grande représentation des secteurs sociaux par l’élite, mais sans pour autant changer ce fait fondamental : toute l’élite dirigeante bénéficie de l’exploitation de tous les autres. L’observation des principales révoltes des deux dernières décennies, depuis la fin de la guerre froide, montre que la non-violence ne peut opérer ce ravalement de façade que si elle bénéficie de l’aide d’une grande partie de l’élite – en général des médias, des nantis et au moins d’une partie de l’armée, puisque la résistance non-violente n’a jamais été en mesure de résister à la pleine puissance de l’État. Lorsque les dissidents n’ont pas le soutien de l’élite, la non-violence pure semble la meilleure façon de tuer un mouvement, comme le montrent l’effondrement total du mouvement antiguerre en 2003[1], et celui du mouvement étudiant en Espagne en 2009[2].

Au cours des dizaines de nouveaux mouvements sociaux à travers le monde, certaines personnes sont descendues dans la rue pour la première fois avec l’idée que la non-violence était le chemin à suivre, puisque, contrairement aux affirmations de nombreux pacifistes, notre société nous enseigne d’un côté que la violence des gouvernements est acceptable, et de l’autre que les gens de la base qui veulent changer les choses doivent toujours être non-violents. C’est pourquoi, du mouvement Occupy aux États-Unis à l’occupation des places en Espagne, en passant par le mouvement étudiant au Royaume-Uni, parmi les dizaines de milliers de personnes qui participaient à une lutte pour la première fois de leur vie et qui n’avaient entendu parler des concepts de révolution et de résistance que par la télévision ou l’école publique, une écrasante majorité croyait en la non-violence. Partout dans le monde, l’expérience leur a pourtant enseigné qu’ils avaient tort, que les pacifistes, les médias et le gouvernement leur avaient menti, et qu’ils devraient riposter s’ils voulaient changer quoi que ce soit.

À l’échelle mondiale, cet apprentissage collectif s’est traduit par un glissement de la non-violence vers une pluralité de tactiques. Plusieurs idées la sous-tendent : nous ne pouvons ni limiter les tactiques, ni imposer une seule méthode de lutte à l’ensemble du mouvement ; nous avons le pouvoir de choisir parmi un éventail de tactiques ; les luttes sont plus fortes lorsqu’elles sont composées d’une variété de tactiques ; chacun de nous peut choisir la méthode de lutte qui lui convient (les tactiques pacifiques faisant ainsi partie de cet éventail, là où la non-violence exclut toutes les autres méthodes et tactiques).

En 2005, il y eut de nombreux débats entre les partisans de la non-violence et ceux d’une pluralité de tactiques. À cette époque, j’avais publié Comment la non-violence protège l’État, ouvrage qui fut la source de polémiques (et dont les arguments et les contre-arguments critiques sont discutés en annexe 1). Dans le contexte du mouvement antimondialisation, sur lequel la non-violence pesa lourdement en raison de la disparition ou de l’institutionnalisation des mouvements sociaux passés, ainsi que la forte implication d’ONG, le débat fut rude, même si beaucoup d’entre nous furent aidés et inspirés par la découverte de textes réédités, issus des luttes des générations précédentes, comme le livre de Ward Churchill, Pacifism as Pathology, ou Les Damnés de la terre de Frantz Fannon.

Dans ces années-là, les partisans de la non-violence sortaient souvent de leur tour d’ivoire pour débattre avec ceux qui proposaient la pluralité de tactiques. Mais entre-temps, quelque chose avait changé. Des insurrections se produisirent dans le monde entier, tandis que les mouvements non-violents avortèrent ou furent moralement défaillants (voir le chapitre 3). Même au sein du mouvement antimondialisation, les manifestations les plus puissantes, les plus communicatives, furent celles ouvertement organisées autour d’une pluralité de tactiques, tandis que les rébellions dans les pays du Sud, qui maintenaient la dynamique du mouvement, étaient tout sauf pacifistes.

De nombreux partisans de la non-violence s’inspiraient de la riche histoire, quelque peu falsifiée, des mouvements pacifiques pour le changement, comme le mouvement de solidarité envers l’Amérique latine aux États-Unis ou les mouvements antimilitaristes ou antinucléaires en Europe. Cependant, beaucoup de ces pacifistes de la première heure, à cheval sur leurs principes, avaient disparu, tandis que ceux qui demeuraient actifs étaient rarement présents au sein des nouveaux mouvements non-violents de masse. Face à ses défaites, la non-violence ne se nourrissait pas de l’expérience des mouvements sociaux, lesquels lui donnaient régulièrement tort, mais elle s’enracina davantage dans la culture populaire grâce au soutien des médias de masse, des universités, des riches donateurs et des gouvernements eux-mêmes (voir le chapitre 8). Ainsi, la non-violence est devenue de plus en plus extérieure aux mouvements sociaux tout en s’imposant à eux.

En parallèle, le débat entre l’idée de la non-violence et celle d’une pluralité de tactiques se fit de plus en plus rare. Les critiques de la non-violence publiées durant ces années-là mettaient en avant un certain nombre d’arguments qui, à ce jour, attendent encore d’être reconnus ou réfutés pour qu’un débat honnête puisse avoir lieu. En voici quelques-uns :

- L’accusation selon laquelle les partisans de la non-violence, de concert avec l’État, falsifièrent l’histoire du mouvement contre la guerre du Vietnam, de la lutte pour les droits civiques aux États-Unis et du mouvement pour l’indépendance de l’Inde, afin de dépeindre ces luttes, dont les tactiques étaient pourtant multiples, comme des mouvements non-violents, et afin de présenter leurs victoires partielles ou limitées comme des victoires complètes.

- L’argument selon lequel l’État est parvenu à empêcher le mouvement d’atteindre son but, que ce soit dans le cas du mouvement pour les droits civiques ou celui de l’indépendance de l’Inde, à cause du fait que les pacifistes collaborèrent avec le gouvernement et qu’ils attaquèrent les militants utilisant des tactiques plus combatives.

- Le fait que les partisans de la non-violence, en particulier les blancs issus de la classe moyenne, révisèrent beaucoup les enseignements de Martin Luther King et de Gandhi. Ils censurèrent chez chacun d’eux le processus d’apprentissage et la radicalisation des dernières années, et passèrent sous silence leurs critiques envers leurs alliés blancs progressistes ou leur soutien aux mouvements non-pacifistes, notamment les émeutiers urbains et les mouvements de libération armés.

- Le soutien gouvernemental, policier et médiatique de la non-violence est bien documenté, notamment par des papiers stratégiques gouvernementaux montrant que l’État préfère avoir affaire à un mouvement pacifique plutôt qu’à un mouvement combatif.

- Les preuves de paternalisme et de racisme des organisations non-violentes à l’égard des luttes des pauvres et des non-Blancs.

- L’argument selon lequel le gouvernement et les institutions patronales sont structurellement insensibles à tout « changement de cap » et que, du point de vue historique, aucun mouvement strictement non-violent n’a jamais provoqué une mutinerie de masse au sein de l’armée, de la police, et d’autres institutions, contrairement aux mouvements de résistance combatifs ou diversifiés.

- Une longue liste de gains obtenus par des mouvements fondés sur une pluralité de tactiques.

- L’argument selon lequel la « violence » est une catégorie intrinsèquement ambigüe permettant davantage une manipulation qu’une précision analytique.

- L’argument selon lequel la plupart des problèmes prétendument soulevés par la violence révolutionnaire sont en réalité des problèmes pouvant être attribués à l’usage de la violence par des mouvements autoritaires, et non par des mouvements antiautoritaires[3].

Malgré tout, ces dernières années, les partisans de la non-violence n’ont toujours pas reconnu ces critiques, que ce soit pour les réfuter ou pour revoir leurs propres positions. Ils continuent à entretenir la désinformation, à répéter les clichés et les déclarations creuses, et à invoquer Gandhi et Martin Luther King, tout ce qui est précisément critiqué. Mais, le plus souvent, ils évitent purement et simplement toute communication directe. Au sein des mouvements sociaux du monde entier, ils répandent la rumeur selon laquelle les émeutiers masqués en général, et le Black Bloc en particulier, sont des provocateurs de la police et des agents du gouvernement. Peu importe que des camarades au sein de ces mouvements sociaux argumentent en faveur de l’autodéfense contre la police ou de l’occupation des rues et de la destruction des banques ; peu importe qu’ils aient déjà expliqué leurs actions dans des publications ou qu’ils soient par ailleurs prêts à s’asseoir et à discuter de tout cela avec ceux qui ne partagent pas leur point de vue ; et peu importe que beaucoup d’entre eux aient dédié leur vie entière aux mouvements sociaux – pas simplement à l’attaque de banques, mais aux multiples formes de solidarité, de création et d’auto-organisation.

De plus en plus fréquemment, des partisans de la non-violence peu scrupuleux accusent d’autres militants d’être des provocateurs de la police, souvent sans aucune preuve. Ils le font précisément parce qu’ils ont peur de débattre, et parce qu’ils privent ainsi leurs adversaires de toute légitimité. En outre, ils empêchent les personnes extérieures aux mouvements sociaux de comprendre qu’un débat existe, que des croyances et des pratiques contradictoires sont en jeu. En répandant de fausses rumeurs d’infiltration et en divisant le mouvement, ils exposent les personnes accusées à la violence d’une arrestation ou à celle de certains de leurs camarades. À de nombreuses reprises, la police a traqué et arrêté ces « mauvais manifestants », accusés d’être des infiltrés, afin de se blanchir. Des partisans de la non-violence ont souvent aidé la police à identifier les « mauvais manifestants »[4]. Après avoir organisé ou participé à une centaine de débats sur la non-violence en Europe, en Amérique du Nord et du Sud, je suis persuadé que les personnes ayant le plus souvent agressé physiquement des camarades ont été des partisans de la non-violence, ce que ma propre expérience confirme aussi. Ce scénario s’est joué tant de fois que l’ironie ne fait plus rire : des partisans de la non-violence attaquent les gens dont ils ne partagent pas l’opinion, au motif que ceux-ci utilisent des tactiques non pacifiques.

Autrefois, les staliniens étaient les seuls suffisamment malhonnêtes pour accuser en boucle le Black Bloc et les manifestants masqués d’être des infiltrés de la police. Aujourd’hui c’est devenu un argument ressassé non seulement par les cinglés de la conspiration, mais aussi par des pacifistes se réclamant de Gandhi et Martin Luther King. Les mensonges et les manipulations sont les armes de ceux qui ont perdu la bataille des idées, mais sans avoir la décence de l’admettre.

Dans le mouvement espagnol d’occupation des places, des leaders autoproclamés imposaient une stricte adhésion à la non-violence, allant jusqu’à interdire le blocage des rues ou le ripolinage des banques, et à boycotter tout débat à ce sujet. À Barcelone, ils sabotèrent même la réservation d’une sono que des anarchistes avaient passée en vue d’organiser un tel débat. Durant Occupy, un certain nombre de journalistes de la presse dominante se présentant comme des amis du mouvement publièrent des dénonciations contenant beaucoup de manipulations et de désinformations, dans une tentative insidieuse de criminaliser une partie du mouvement.

Un de ces journalistes, Chris Hedges du New York Times, se contredit à de nombreuses reprises durant son débat avec un membre de CrimethInc.[5] , notamment en niant les arguments exposés dans son article tristement célèbre sur le Black Bloc (voir le chapitre 8). Il se montra incapable de comprendre que la violence est une construction sociale utilisée pour designer certaines formes d’agression et en exclure d’autres, en fonction des normes sociales dominantes. Par ailleurs, certains partisans de la non-violence trahirent le principe d’unité en dénonçant des camarades à la suite des manifestations contre les Jeux olympiques à Vancouver. L’un d’eux ayant débattu par la suite avec Harsha Walia de No One is Illegal[6] fut remis à sa place[7].

La plupart des défenseurs de la non-violence sont plus malins, et évitent le débat à armes égales. Ils ne choisissent pas le terrain du mouvement lui-même car l’expérience leur donne toujours tort, mais se tournent vers les élites pour obtenir le soutien du système lui-même. De grandes maisons d’édition commerciales publient leurs livres par millions, à un rythme qui s’accélère à mesure que les mouvements sociaux combatifs gagnent du terrain. Les médias dominants proposent des interviews d’activistes non-violents tant qu’ils diabolisent ceux qu’ils qualifient de violents. Les professeurs d’université et les employés d’ONG soutenus par des subventions gouvernementales ou de riches donateurs (et vivant très confortablement par rapport à la plupart des militants), ont aussi tendance à pencher du côté de la non-violence et à lui apporter d’importantes ressources institutionnelles.

Toutes ces ressources surpassent largement celles des petits sites internet de contre-information, des stations de radio pirates et des organisations de presse bénévoles et indépendantes du mouvement. Pour chaque livre que nous publions, souvent massicoté et relié à la main, ils peuvent en imprimer mille. Encore une fois, les partisans de la non-violence choisissent sans scrupules de travailler avec et pour le système dans un pacte faustien leur octroyant ressources, sécurité économique, sécurité face à la répression, et même célébrité, mais ne vous y trompez pas : ils exposent ainsi leur corruption morale. Plus on pratique le bricolage, l’auto-organisation et le financement participatif des structures de notre mouvement révolutionnaire, plus on s’immerge dans les rues, dans les luttes de ceux qui combattent pour leurs propres vies, et plus on est susceptible de trouver un soutien à la pluralité des tactiques. En revanche, plus on s’approche des ONG, des grandes maisons d’éditions, des médias dominants ou soi-disant « alternatifs » largement financés, des élites universitaires, des journalistes carriéristes et des lieux de la richesse et du privilège, et plus on est susceptible de trouver un soutien inconditionnel à une non-violence exclusive.

La non-violence a échoué au niveau mondial. Elle s’est révélée une grande amie des gouvernements, des services de police et des ONG, et une traîtresse à nos luttes pour a liberté, la dignité et le bien-être. La grande majorité de ses partisans a déserté le navire pour copiner avec les médias, l’État ou les riches bienfaiteurs, à l’aide de ruses, de manipulations, ou d’une forme de violence (comme l’attaque des camarades ou l’aide apportée aux policiers pour les arrêter), ce qui s’avère pratique pour décrocher la timbale, même si c’est au prix de la division et de la mort du mouvement. Beaucoup d’entre eux se sont montrés opportunistes, politiciens ou carriéristes, tandis que la minorité attachée aux principes, restée fidèle à son héritage historique, n’a toujours pas répondu aux critiques formulées contre les échecs passés et les faiblesses actuelles de la non-violence.

En réponse à mon livre Comment la non-violence protège l’État, quelques partisans de la non-violence, à cheval sur leurs principes (écrivant dans Fifth Estate[8] ou sur Indymedia[9] de Richmond, par exemple), critiquèrent la dureté du ton tout en acceptant les critiques, et appelèrent d’autres pacifistes à le lire afin d’admettre certaines erreurs. À travers ce livre, j’espère reconnaître qu’un désaccord respectueux est possible, et bien que je critique beaucoup d’exemples de non-violence qui, pour moi, relèvent de l’opportunisme, de l’autoritarisme ou de l’hypocrisie, je veux garder en tête que d’autres partisans de la non-violence soutiennent et respectent le principe de solidarité.

Dans cet ouvrage, j’argumente en faveur d’une pluralité de tactiques. À la base, ce concept n’est rien de plus que la reconnaissance d’une coexistence de différentes méthodes de lutte. Mon but n’est pas de faire en sorte que d’autres personnes pensent comme moi ou qu’elles soutiennent les mêmes tactiques et méthodes. À mon avis, il est inconcevable et non souhaitable qu’un mouvement repose sur des méthodes homogènes. La censure visant à ce que tout le monde au sein d’un mouvement utilise les mêmes méthodes relève de l’autoritarisme. C’est pourquoi je pense que la non-violence – à savoir d’imposer des méthodes non-violentes à l’ensemble d’un mouvement[10] - est autoritaire et appartient à l’État. Également, je ne souhaite pas imposer mes méthodes aux autres. Même si cela pouvait être accompli par la seule force de la raison, convaincre tout le monde (ce qui n’est pas possible, puisqu'heureusement aucun être humain ne pense de façon uniforme) serait une grave erreur. Nous ne pouvons jamais savoir si nos analyses et nos méthodes sont justes sauf dans certains cas, avec le recul. Nos mouvements sont plus forts lorsqu’ils emploient diverses méthodes et analyses et que nos différentes positions peuvent être remises en question.

Les camarades ayant essayé de créer une lutte plus conflictuelle ont parfois eu tort, et ont parfois été aidés par les critiques de ceux qui sont le plus enclins à l’apaisement et à la réconciliation qu’au conflit. Cependant, ce genre de critique et de soutien mutuel n’est possible que si les pacifistes, qui aujourd’hui érigent une séparation, décident de manière univoque d’être toujours aux cotés des personnes qui luttent, et toujours contre les pouvoirs oppresseurs.

Avec cet ouvrage, mon but n’est pas de convertir ou de délégitimer quiconque préfère la non-violence. Au sein d’une lutte recourant à une pluralité de tactiques, il y a de la place pour les personnes qui aiment mieux les méthodes pacifiques tant qu’elles n’essaient pas d’écrire les règles pour l’ensemble du mouvement, tant qu’elles ne collaborent pas avec la police et les autres structures de pouvoir, et tant qu’elles acceptent que des camarades de lutte usent d’autres méthodes, selon leur situation et leur préférence. La reconnaissance des échecs historiques de la non-violence aiderait aussi la lutte, mais seulement s’ils souhaitent développer des méthodes non-violentes efficaces qui peuvent véritablement être prises au sérieux, contrairement aux manifestations de non-violence confortables et creuses que l’on a observées au cours des dernières décennies.

Même si tout mouvement qui n’essaie pas d’imposer l’homogénéité doit accepter l’existence d’une pluralité de tactiques, je ne souhaite pas donner l’impression que nous avons collectivement fait du bon travail dans la construction de la lutte, ni que le cadre d’une pluralité de tactiques suffit. Nous avons besoin de luttes sociales bien plus fortes si nous voulons vaincre l’État, le capitalisme, le patriarcat qui nous oppriment et nous exploitent, pour créer un monde fondé sur l’entraide, la solidarité, la libre association, sur des relations saines entre nous et avec la Terre. C’est pourquoi je conclurai mon propos par une discussion sur les luttes ayant ouvert de nouvelles voies prometteuses, et sur la manière dont nous pouvons aller au-delà d’une pluralité de tactiques afin que différentes méthodes de lutte puissent se compléter les unes les autres dans la critique et le respect.


Chapitre 1 : LA VIOLENCE N’EXISTE PAS

L’argument le plus fort contre la non-violence est probablement que la violence est un concept si ambigu et sujet à la manipulation qu’il est incohérent. Sa définition même est dictée par les médias et par le gouvernement, de sorte que ceux qui fondent leur lutte sur l’évitement de la violence sont condamnés à suivre les puissants et à leur obéir.

Pour le dire simplement, la violence n’existe pas. Il ne s’agit pas d’une chose, mais d’une catégorie, d’un concept tautologique qu’on utilise pour caractériser un grand nombre d’actes, de phénomènes ou de situations : est violent ce qui est considéré comme tel. Habituellement, cela désigne tout ce qui déplaît. Par conséquent, la catégorie « violence » tend à être hypocrite. Lorsque je subis tel acte ou telle situation, je le perçois comme violent. Mais lorsqu’il s’agit d’une chose que je fais ou dont je bénéficie, j’ai tendance à la trouver justifiée, acceptable, ou même à ne pas la remarquer.

Ces dix dernières années, j’ai organisé ou participé à des dizaines d’ateliers sur le thème de la non-violence. Dès que j’en ai la possibilité, je demande aux participants de définir la « violence ». Le constat est particulièrement intéressant : aucun groupe, qu’il soit constitué de cinq ou de cent personnes, n’est jamais parvenu à un accord sur cette définition. Ces groupes, qui ne sont pas des échantillons aléatoires de la population, sont relativement homogènes et composés de personnes investies dans les mouvements sociaux, habite la même ville, se connaissant pour la plupart, et, dans certains cas, engagées dans une même association ou organisation. Hormis le public universitaire, on parle là de groupes de personnes qui viennent volontairement écouter une conférence, qu’elle soit critique ou, au contraire, apologétique de la non-violence.

Parfois, je tente de dégager un consensus en proposant un petit exercice. Je décris différentes actions ou situations en demandant aux gens de se lever ou de lever la main chaque fois qu’ils considèrent qu’elles sont violentes : « un manifestant frappant un policier en train d’interpeller un autre manifestant », « briser la devanture d’une banque qui fait expulser des gens de leur maison », « acheter et manger de la viande issue de l’élevage industriel », « acheter et manger du soja cultivé industriellement », « une personne tuant une autre qui tentait de la violer », « porter une arme en public », « payer ses impôts », « conduire un véhicule », « la police expulsant des gens de leur maison », « rassurer un policier sur le bien-fondé de son travail », « un prédateur tuant et dévorant sa proie », « la foudre frappant quelqu’un », « l’emprisonnement », etc.

Après avoir pratiqué cet exercice plusieurs dizaines de fois, j’ai remarqué des récurrences évidentes. Tout d’abord, comme je l’ai écrit plus haut, les personnes ne parvenaient pas à se mettre d’accord sur ce qui était violent ou non. Mais plus intéressant encore était le phénomène qui se produisait lorsque je demandais aux participants de fermer les yeux avant de répondre. Lorsqu’ils répondaient les yeux fermés, et qu’ils ne pouvaient donc pas voir les réponses des autres participants, la divergence s’accroissait. En revanche, quand ils pouvaient voir les autres réactions, une réponse majoritaire se dégageait clairement de la plupart des situations décrites. Quand elles étaient évaluées les yeux fermés, les situations suscitant une division du groupe en deux parties étaient encore plus nombreuses. La divergence était plus grande encore lorsque je demandais aux participants de répondre plus finement que par « oui » ou « non ». On peut en conclure de tout cela que la violence est une catégorie définie moins par des caractères rationnels que par les réactions de nos pairs. Ce que l’on considère normal et acceptable est moins susceptible d’être défini comme violent, peu importe le mal que cela cause effectivement.

Ce que les critiques de la non-violence affirment depuis longtemps, c’est que la non-violence occulte une violence structurelle, la violence de l’État. Pourtant, cette dernière cause bien plus de tort aux peuples du monde entier que la « violence » des révoltes ou des luttes pour la libération. Dès lors, rien d’étonnant à ce que la plupart des gens, en particulier en dehors des États-Unis[11], considèrent le port d’arme en public comme violent, tandis que presque personne ne pense que le travail du policier relève de la violence, en dépit du fait que le métier de policier implique, entre autres choses, de porter une arme en public. Ainsi, la catégorie « violence » masque le caractère violent de l’exercice légal de la force policière tout en soulignant le caractère violent des actes de celui ou celle qui se défend contre cette violence ordinaire. C’est pour cette raison que nous affirmons que la non-violence privilégie et protège la violence de l’État. C’est pour cette raison que les organisations pacifistes les plus respectés et les plus anciennes, qui interdisent qu’on se rende à leur manifestation avec une arme (même avec des objets aussi inoffensifs que des bâtons ou des casques), ne font rien pour désarmer la police, et l’invitent au contraire à surveiller leurs actions. C’est également pour cela que la police incite les manifestants et les organisateurs de manifestations à être non-violents, à adopter un code de conduite non-violent, à rejeter tout « mauvais manifestant » qui ne respecte pas ce code, voire à faciliter son arrestation[12].

Seuls ceux qui défendent des causes radicales, ou qui en font personnellement l’expérience, ont tendance à percevoir les dommages structurels comme de la violence. La majorité des étudiants d’une université quelconque n’associe pas le fait de payer des impôts ou le fait d’acheter des vêtements fabriqués dans les ateliers d’exploitation à une forme de violence. Les personnes victimes de saisies de biens et les associations qui luttent contre ces saisies associent l’expulsion à une forme de violence. Les activistes pour les droits des animaux associent le fait de manger de la viande à une forme de violence. De même, les défenseurs des petits agriculteurs ou de la forêt tropicale associent la culture du soja à une forme de violence. En revanche, personne, ou presque, ne juge violent le fait de conduire un véhicule motorisé, en dépit du fait que, de manière objective, l’usage des véhicules motorisés est, sans conteste, en tête de liste des comportements qui ont entraîné et entraîneront le plus de morts.

Qu’en est-il de la violence naturelle ? Des dommages causés par les conditions météorologiques, par les prédateurs, par le manque de prédateurs, par cette condition universelle et inéluctable que constitue la mortalité – et que nous sommes si nombreux à refuser ? Quelle est l’influence de la morale chrétienne, fondée sur l’idée que nos vies appartiennent à Dieu et non à nous-mêmes, et sur le concept de « droit à la vie » ? Quelle est la relation entre la peur de la violence et la peur du caractère naturel et inévitable du mal et de la mort ? La séparation catégorique entre les dommages inévitables par nature et ceux provoqués par l’être humain est inextricablement liée à la séparation, tant philosophique que matérielle, entre l’être humain et son environnement. Quelle souffrance produit donc cette séparation ?

La violence signifie-t-elle faire du mal ? Si nous participons – même involontairement – à un système, celui de l’État ou du marché capitaliste, qui torture, tue ou affame des millions de personnes, sommes-nous tirés d’affaire en évitant les conséquences négatives de notre refus (de payer des impôts, de contribuer aux échanges commerciaux ; car admettons-le, même en achetant « vert », nous alimentons l’activité économique mondialisée)[13] ? Si la lutte contre de structures d’oppression est considérée comme pire que leur acceptation passive, alors la non-violence est une vaste blague. Si la complicité des structures sociales violentes doit être considérée comme violente, quelle résistance faut-il alors déployer pour ne pas être qualifié de violent ? Si l’on manifeste une fois par an depuis plus de trente ans pour la fermeture des écoles militaires, sans qu’une seule d’entre elles ait fermé, peut-on enfin être considéré comme non-violent ? Et si l’on est arrêté pour désobéissance civile, tout en sachant pertinemment qu’une arrestation ne changera probablement rien à la lutte ?

Il est impossible de répondre à ces questions ? Nous sommes tous contraints de participer à une société fondée sur de multiples formes de violences structurelles. Cette participation est d’ailleurs récompensée par divers privilèges, certes inégalement distribués. Dans la mesure où ceux qui ont tendance à recourir à certaines formes de violence spectaculaires sont aussi les moins susceptibles de jouir des privilèges procurés par la violence structurelle, il n’existe aucun moyen pratique de déterminer qui est violent et qui ne l’est pas. Par ailleurs, si l’on considère la complicité passive comme un soutien de la violence, il n’y a aucun moyen de juger quelles méthodes de lutte sont plus ou moins violentes, puisqu’une méthode pacifique peut se révéler éminemment complice de la violence structurelle. Étant donné que l’on ne connaît pas encore avec certitude les méthodes les plus efficaces pour abolir enfin les structures qui nous oppriment et qui détruisent la planète, personne ne peut prétendre sérieusement employer une méthode authentiquement pacifique, à moins que nous n’entendions par « pacifique » une méthode « non conflictuelle » et peut-être aussi « en paix avec les structures violentes existantes ».

Par conséquent, la non-violence n’est pas l’absence, l’évitement ou la transformation de la violence, car ce serait impossible de garantir quoi que ce soit. La non-violence est une tentative de réduction, transformation ou suppression des éléments qui, au sein de la société et des mouvements sociaux, apparaissent comme violents aux yeux de ses adeptes. Comme il n’est pas possible appréhender la violence de manière objective, Les non-violents ont tendance à se concentrer sur l’élimination ou la dissuasion des formes de violence les plus évidentes et sur lesquels ils ont une certaine prise, c’est-à-dire celles qui ne sont pas ordinaires et qui vont à l’encontre de la norme, celles qui ne sont pas invisibles et qui sont spectaculaires. Ainsi, le courant non-violent se contente principalement de militer contre les guerres ouvertes (par exemple les guerres « chaudes » entre États), les dictatures, les régimes militaires, tout en minimisant ou en s’accommodant de la violence, moins visible, des gouvernements démocratiques, du capitalisme et de la guerre structurelle[14]. De la même façon, les non-violents tentent de pacifier ceux qui luttent contre le pouvoir, étant donné que la rébellion apparaîtra toujours comme l’acte le plus violent au sein d’une société. C’est pourquoi les partisans de la non-violence dénoncent toute forme combative de rébellion tout en normalisant, voire en justifiant, les réponses répressives de l’État[15]. Même si tous les partisans de la non-violence n’épousent pas ce point de vue, celui-ci est néanmoins majoritaire, car il est l’aboutissement logique des contradictions internes à l’idée même de la non-violence.

Il n’est donc pas surprenant que les mouvements non-violents des « Indignados » (les Indignés) d’Espagne[16], l’un des plus important des dernières années, ait décidé que toute action illégale était violente, même une action aussi inoffensive que le blocage des rues ou le guerilla gardening[17], qui consiste à transformer la pelouse d’une place publique en jardin. En revanche, j’ai rencontré plusieurs personnes se définissant comme pacifiques qui pensent que l’autodéfense et même l’assassinat de dictateurs ne serait pas des actes violents puisqu’ils cibleraient des agresseurs et permettraient d’éviter un préjudice bien plus grand. On voit bien que la violence est un terme très souple que les gens peuvent plier et tordre à leur guise selon qu’ils ont besoin de justifier ou de condamner moralement des actions dont ils ont préalablement jugé leur degré d’acceptabilité.

La violence est une notion si vague, si difficile à définir qu’elle n’est d’aucune utilité comme catégorie stratégique. L’abolition de ce mot serait stupide parce qu’il peut décrire succinctement une réalité émotionnelle, mais son utilisation analytique, en tant que critère directeur de nos stratégies de lutte, ne peut que mener à la confusion.

Il est rare, même après plusieurs heures de débat, qu’un groupe de gens parvienne à une définition commune de la violence. Si cela arrivait, ils ne seraient pas beaucoup plus avancés puisqu’une partie d’entre eux ne serait toujours pas convaincue par l’association de ce qui est « non-violent » au « bon » et de ce qui est « violent » au « mauvais ». En d’autres termes, le groupe n’aura toujours rien appris sur les méthodes de lutte les plus appropriées. Pire encore, d’autres, ailleurs dans le monde, continueront de toute façon à utiliser d’autres définitions du mot « violence ».

Comment la catégorie de « violence » a-t-elle été introduite dans les débats sur les stratégies ? Selon moi, c’est l’institution elle-même qui se charge de fabriquer la perception usuelle de la violence, par l’intermédiaire des médias. En effet, ces derniers s’efforcent constamment de discipliner les mouvements sociaux afin qu’ils adoptent cette catégorisation et qu’ils se défendent de toute accusation de violence, si facile à brandir. Dès lors que des dissidents, pour se défendre d’une telle accusation, plaident pour la non-violence, ils tombent dans le piège en adoptant les valeurs et le système de classification de l’État.

L’histoire nous rappelle le rôle des médias dans l’introduction de cette catégorisation au sein des luttes passées. Même Gandhi, qui fit ses études dans une université d’élite en Angleterre, le colonisateur de son pays, et qui constata les précédentes luttes de libération dénigrées par les puissants, aurait été très sensible à la façon dont les rebelles et les révolutionnaires étaient désignés dans les discours et les médias de la classe dominante. C’est très certainement ce qui le poussa à mobiliser volontairement ses compatriotes indiens en Afrique du Sud pour qu’ils soutiennent deux guerres britanniques, ce qui lui valut une médaille de guerre.

Dans son étude historique des mouvements populaires barcelonais et des réactions au sein de l’élite, Chris Ealham met en lumière le fait que les médias se servirent de la « panique morale[18] » afin d’unir la bourgeoisie urbaine contre la menace d’une révolution émanant des classes inférieures[19]. À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, les grands journaux étaient avant tout un outil de communication pour la bourgeoisie – la classe des dirigeants et des grands propriétaires. En ce temps, aucune véritable conspiration contre les classes sociales populaires n’unifiait l’élite, surtout à Barcelone où elle était divisée entre Castillans et Catalans, entre marchands et nobles propriétaires de terres, entre catholiques et progressistes. Ainsi les discussions sur la meilleure façon de gouverner se tenaient au grand jour, dans les colonnes des journaux. Mais, exposés aux grèves générales, aux révoltes ouvrières et à un mouvement anarchiste grandissant, les propriétaires d’usines, les politiciens, les aristocrates et les représentants de l’Église ne pouvaient plus s’exprimer ouvertement sur l’intérêt que représentait pour eux le maintien des classes inférieures à leur place. Un tel aveu dans les pages d’un journal n’aurait fait que précipiter leur perte de contrôle sur le cœur et l’esprit de leurs sujets. Cela aurait en même temps entaché la haute opinion qu’ils avaient d’eux-mêmes et démenti leurs discours philanthropiques justifiant leur position au somment de la pyramide sociale. Ils commencèrent alors à employer des euphémismes moralisateurs.

Comme souvent au cours de l’histoire, l’élite n’était pas unifiée derrière un seul ensemble d’intérêts. Elle était traversée par des intérêts contradictoires et des stratégies divergentes concernant la manière de garder et d’augmenter son pouvoir. D’une manière générale, les différents secteurs qui la constituaient éditaient et lisaient leurs propres journaux dont les discours étaient souvent concurrents. Cependant, quand les mouvements populaires furent assez puissants pour menacer la pyramide sociale, il devint essentiel pour les élites de surmonter leurs différences et d’unir leurs forces pour les écraser. Ainsi, les journaux commencèrent à employer quelques-uns des euphémismes stratégiques, déjà déployés en d’autres occasions, afin de susciter une panique morale, de faire croire à une menace impie pour l’ordre au pouvoir qui exigeait l’union de toute la classe dirigeante.

Outre la saleté et l’hygiène, on invoquait la « violence » pour déclencher une panique morale et mobiliser l’action de l’élite. Hier comme aujourd’hui, à Barcelone comme dans le monde anglophone, la « violence » est un euphémisme utilisé par les élites pour désigner une menace de la paix sociale, cette illusion pour passer sous silence la lutte des classes, la brutalité du patriarcat et le caractère meurtrier du colonialisme. Les journaux ne parlaient pas de violence quand les policiers tuaient des grévistes, quand des propriétaires expulsaient des familles ou quand des pauvres mouraient de faim. En revanche, ils s’empressent de parler de violence dès que des travailleurs faisaient grève, que des locataires cessaient de payer leur loyer, que des vendeurs à la sauvette (harcelés à la demande des propriétaires de grands magasins) refusaient de remettre leurs marchandises à la police et que des anarchistes organisaient des sabotages ou des manifestations sans autorisation.

Les discours moralisateurs de l’élite et des gouvernements démocratiques ont entre autres pour effet de conditionner les opprimés à adopter le point de vue et le langage de leurs oppresseurs. Peu à peu, les personnes qui luttaient pour améliorer leurs conditions de vie finirent par se soucier de leur image aux yeux des médias, c’est-à-dire aux yeux de l ‘élite. Elles voulaient paraître respectables. Certains opportunistes formèrent des partis politiques et profitèrent dès que possible du soutien populaire reçu pour obtenir un siège à la table du pouvoir. D’autres personnes prirent les discours de l’élite au sérieux, mordant à son hameçon ; elles s’évertuèrent alors à prouver qu’elles n’étaient pas violentes ou sales, et débattirent avec l’hypocrisie creuse de l’élite pour montrer qu’elles n’étaient pas des monstres méritant la répression. Car si l’on réfutait les raisons de la répression, celle-ci ne cesserait-elle-pas ? Au fur et à mesure que cette mascarade prit de l’ampleur, nombreux sont ceux qui, détachés de la réalité du peuple, virent leur propre image et leur boussole morale façonnées par les médias.

À partir du moment où les mouvements sociaux se soucient des médias, l’élite peut décider quelles formes de résistances sont acceptables et lesquelles ne le sont pas. Chaque jour, les médias – qui appartiennent aux mêmes personnes exploitant les classes populaires – nous expliquent ce qui est violent et ce qui est normal. La catégorisation de la violence leur appartient. En l’utilisant nous aussi comme guide, nous permettons aux puissants d’orienter notre lutte.

L’une des raisons justifiant la catégorisation de la violence est que, la violence étant oppressive, il nous faut donc la dénoncer et l’éviter. Or, cela ne pourrait être vrai que si nous, et non pas les puissants, contrôlions la définition de la violence. En recourant à d’autres critères d’évaluation de la résistance, comme le potentiel d’émancipation d’une tactique ou d’une méthode de lutte, c’est-à-dire son aptitude à nous libérer ou à accroître notre liberté, à créer un espace où de nouveaux types de relations sociales pourront se développer, nous pourrions effectivement éviter les formes d’autoritarisme ou d’autodétermination que les pacifistes dénoncent, sans pour autant donner l’avantage aux médias. Ces derniers s’abstiennent de discuter de ce qui constitue une forme de libération, dans la mesure où ils ne souhaitent pas que nous y pensions et que, sur cette question, nous avons clairement l’avantage. Lorsque les gouvernements et les médias parlent de liberté, c’est le plus souvent dans un discours visant à nous expliquer pourquoi elle doit être limitée, et occasionnellement pour justifier une guerre, par exemple. En outre, ils sont passés maîtres de l’art de présenter un mouvement social conflictuel comme violent tandis qu’une mesure d’austérité ou un projet de développement capitaliste passe pour une banale nécessité. Même dans un débat loyal, et le débat est loin de l’être, la majorité des gens est convaincue que la violence se trouve dans tout ce qui déclenche une décharge d’adrénaline, un sentiment de danger imminent – une émeute, une fusillade, des destructions, des actes criminels, des gens qui crient et courent dans tous les sens. En revanche, tout ce qui est abstrait, bureautique ou invisible – un million de morts lentes sur un autre continent, le prix élevé des médicaments, une peine de prison – ne le serait pas.

Le concept de liberté est du côté de ceux qui luttent pour leur liberté, alors que le concept de non-violence est du côté de ceux qui imposent la norme et commandent le statu quo.

En critiquant la non-violence, je ne prône pas la violence. Nous sommes d’ailleurs nombreux à penser que l’expression « prôner la violence » n’a pas de sens ; il s’agit d ‘une expression démagogique dont l’objectif est de propager la peur. La non-violence implique un usage stratégiquement orienté du concept de « violence », qui est moralisateur, imprécis, incohérent et qui tend à l’hypocrisie. Nous rejetons la non-violence parce qu’elle participe au rétablissement de l’ordre et à la pacification des révoltes, et parce qu’elle est incohérente. La « violence » est une catégorie conceptuelle au service de l’État. En recourant sans discernement à cette catégorie, les activistes non-violents deviennent eux-mêmes des outils.

Au lieu de perdre davantage de temps à parler de violence, je vais essayer de parler concrètement des actions que nous devons mettre en place dans nos luttes. Pour me référer aux méthodes ou tactiques habituellement rejetées par l’idéologie non-violente, je parlerai, selon les cas, d’actions « illégales », « combatives », « conflictuelles », « antagoniques » ou « efficaces », mais sans perdre de vue la nécessité de la pluralité des tactiques.

Bien sûr, l’expression « pluralité des tactiques » ne doit pas être un euphémisme pour le mot « violence ». La critique est justifiée lorsque cela a parfois été le cas et que certains partisans de la pluralité des tactiques ont agi n’importe comment sans penser aux conséquences de leurs actions sur les autres individus, quels qu’ils soient. Toutefois, ces dernières années en Amérique du Nord, les manifestations les plus efficaces – en matière de perturbation des réunions des puissants, de sensibilisation de l’opinion publique, de résistance contre la répression, mais aussi en matière de coexistence, de solidarité et de respect des différentes méthodes de protestation (à l’exception des méthodes imposant aux gens la façon dont ils doivent lutter) – sont celles où l’on a observé une pluralité des tactiques. Je fais référence aux manifestations de Seattle en 1999 lors du sommet de l’Organisation mondiale du commerce, de Saint Paul en 2008 lors de la convention nationale républicaine, de Pittsburgh en 2009 lors du sommet du G20 ou encore de Vancouver en 2010 contre les Jeux Olympiques. On pourrait également ajouter à cette liste les manifestations contre le G8 de 2005 à Gleneagles en Écosse et de 2007 à Heiligendamm en Allemagne. Inévitablement, à la suite de ces manifestations, des partisans de la non-violence dénoncèrent les « mauvais manifestants » dans les médias, trahissant le principe d’unité sur lequel les manifestants s’étaient mis d’accord.

Si la question de la pluralité des tactiques refait régulièrement surface, le plus souvent à l’occasion des grandes manifestations qui rassemblent des personnes employant des stratégies de résistance très différentes, elle intervient aussi à d’autres moments, au sein d’autres types de lutte. Depuis la fin de la guerre froide, les révoltes sociales les plus efficaces reposent sur la pluralité des méthodes, contrairement aux mouvements exclusivement pacifiques qui n’engendrent que des échecs (voir le chapitre 3).

Les prétendus mauvais manifestants, ceux-là mêmes qu’on qualifie de violents, formulent d’autres critiques. Alors que beaucoup continuent de s’accrocher à l’idéal de pluralité des tactiques et estiment que les méthodes combatives comme le sabotage, les émeutes, les Black Blocs ou même la lutte armée sont nécessaires, bien peu sont satisfaits des méthodes employées à ce jour. Certains dénoncent une fétichisation de la violence dans la lutte, à certains moments, ou l’absence d’anticipation d’un « après la victoire » (voir par exemple l’article And After Having Burnt Everything ? Strasbourg, Black bloc, and the Question of Strategy ou encore Another Critique of Insurrectionalism[20]). Cependant, la généralisation des ces critiques à tous les « manifestants violents » serait injuste et nous passerions à côté des points de vue nuancés précieux que ces derniers apportent.

D’après mon expérience, les généralisations injustes et souvent manipulatrices formulées par les partisans de la non-violence ont tendance à rendre plus difficile, pour les anarchistes insurrectionnels, l’autocritique franche et lucide. Ironiquement, les partisans de la non-violence ont ainsi créé le genre d’environnement polémique que la « communication non-violente » tente d’éviter, c’est-à-dire un environnement dans lequel les deux parties en désaccord resserrent les rangs et s’affrontent. Je pourrais dénoncer cela comme une nouvelle illustration de l’hypocrisie de la non-violence, mais si je le fais, les pacifistes qui ne méritent pas cette critique, tout comme ceux qui la méritent, fermeraient un peu plus leurs écoutilles et, plutôt que de discuter, rechargeraient leurs accus pour contre-attaquer. Je laisserai donc simplement cette critique ouverte et j’insisterai encore sur le fait que les partisans de la pluralité des tactiques, en général insatisfait des luttes actuelles, sont nombreux à avoir un regard autocritique sur leurs actions et à souhaiter davantage d’inclusion.

La pluralité des méthodes est indispensable à nos luttes puisque personne ne sait répondre à la question : « Quelle est LA bonne stratégie pour mener une révolution ? » En matière d’organisation de la lutte, il n’existe pas de taille unique convenant à chacun d’entre nous. Nous devons avoir la possibilité de développer la forme particulière de lutte correspondant à notre propre situation. Surtout, les mouvements sont plus difficiles à réprimer lorsqu’on remplace une ligne de conduite unanime par une vaste solidarité, et que l’attaque se fait en essaim et non en un seul bloc. Qu’elle soit pacifique ou combative, une armée contraignant les activistes à adopter des tactiques prédéfinies et excluant ceux qui ne respectent pas les règles serait autoritaire. Dans un tel combat, peu importe qui du gouvernement ou du mouvement l’emporterait, c’est de toute façon l’État qui triompherait.

Un manque d’unité n’induit pas un manque de communication. Nous apprenons de nos différences, dont le dépassement par la critique réciproque et l’entraide respectueuse nous rend plus forts. Les nombreuses formes de lutte absolument mauvaises ou contre-productives doivent être critiquées avec véhémence au lieu d’être protégées par un relativisme poli. Cependant, notre analyse doit avant tout rechercher la solidarité, et non l’homogénéité. Il y a mille rôles différents à jouer dans une lutte, pourvu que nous parvenions à nous soutenir mutuellement dans nos divergences. Il y a une place pour ceux qui veulent soigner, ceux qui veulent se battre, ceux qui veulent raconter des histoires, ceux qui résolvent les conflits et ceux qui les cherchent. Nous pouvons tous travailler à rendre nos luttes plus efficaces.


Chapitre 2 : LA RÉCUPÉRATION EST LA CAUSE DE NOTRE DÉFAITE

Si je discute des différentes méthodes d’action, c’est parce que la lutte représente une part essentielle et vitale dans la vie de très nombreuses personnes du monde entier. Parfois, nous nous retrouvons ensemble dans la rue (à l’occasion de manifestations, d’occupations de lieux, de toutes sortes de rassemblements publics, de festivals, de conférences et de débats), et parfois, un gouffre infranchissable semble séparer nos pratiques. Nous avons en commun notre volonté de combattre l’ordre des choses. Malheureusement, nous parvenons difficilement à nous mettre d’accord sur la façon d’exprimer cette volonté. Certains disent qu’ils veulent se libérer du colonialisme, d’autres qu’ils veulent abolir l’oppression, et d’autres encore qu’ils veulent changer le monde. Les uns diraient qu’ils militent pour la justice sociale, tandis que d’autres, dont je fais partie, répliqueraient que la justice est un concept déterminé par le système dominant.

Je suis anarchiste, mais je lutte aux cotés des personnes qui ne se définissent pas ainsi. Même si nous nous entendions tous sur le fait que nous voulons une révolution, le mot « révolution » n’aurait de toute manière pas le même sens pour tous. Beaucoup de gens souhaitent une révolution politique qui consiste à remplacer un régime politique existant par un autre supposé meilleur. Les révolutions dans les colonies américaines, ainsi qu’en France, en Russie, en Chine, à Cuba et en Algérie furent politiques. Les anarchistes espèrent plutôt une révolution sociale qui implique non seulement l’anéantissement du régime politique existant et de toute hiérarchie coercitive, mais également le renoncement à tout régime politique, quel qu’il soit, ce qui ouvre pour chacun la possibilité d’une libre auto-organisation. Là encore, il s’agit de ma terminologie propre à ma façon de formuler les choses ; d’autres personnes décriraient différemment leur idée de la révolution.

Pour certains, la révolution est synonyme d’abolition des classes, pour d’autres, c’est le prolétariat prenant le pouvoir politique. Certains se focalisent sur l’abolition du patriarcat et d’autres sur la fin du suprémacisme et de l’impérialisme blancs. L’idée de révolution peut être appliquée à toutes les facettes de l’existence humaine. Si je ne me contente pas de présenter ma propre vision de la révolution, c’est parce que mon objectif n’est pas de convaincre les autres de sa justesse, mais d’essayer de résoudre les difficultés qui apparaissent quand des personnes avec des point de vue différents sur la révolution essaient de coopérer.

Bien que le mot « révolution » admette différentes définitions, il demeure façonné par des expériences communes de la lutte. Ce vague point commun, le fait que nous luttions ensemble malgré la divergence de nos raisons et de nos concepts, explique que nous puissions critiquer mutuellement nos différentes visions de la révolution, sans même avoir besoin de nous accorder sur le sens du mot « révolution » ; car les concepts orientent les pratiques, lesquelles ont des effets différents quand elles sont mises en action dans la rue. Lorsque ces effets se révèlent contre-productifs et que l’on ne parvient pas à reconnaître nos propres défaillances, un regard critique provenant d’une autre perspective est profitable. C’est là, de mon point de vue, la nature, complexe, suspensive, de la réalité, souvent dépourvue de repères solides, mais toujours débordante de besoins pressants et de vérités imminentes. Une approche académique exigeant l’établissement de définitions objectives et d’un critère d’évaluation commun a son utilité ; néanmoins, en situation de lutte elle n’est pas très appropriée. Les définitions et les critères retenus peuvent être erronés, mais il est impossible de le savoir tant qu’ils ne sont pas mis en pratique. Bien que chacun sache au fond pour quelle raison la lutte, il peut être difficile de l’exprimer clairement, et encore plus de se mettre d’accord avec les autres sur la nature exacte de cette raison. L’exigence d’une unité philosophique est peut-être elle-même en contradiction avec un projet de libération puisque, de toute évidence, nous ne sommes nous-même ni identiques, ni unifiés.

Bien qu’une définition commune de la révolution nous fasse défaut, nous pouvons cependant critiquer la vision non-violente de la révolution en ce qu’elle trahit ce refus indicible, ce besoin impérieux de liberté que nous possédons tous au fond de nous. À travers le débat collectif, nous pouvons démonter les visions de la révolution qui ne sont pas à la hauteur de leurs prétentions libératrices. Certes, ce débat n’aboutira ni à une définition unique de la révolution, ni même à l’élaboration de pratiques adéquates communes, puisque nous ne représentons pas une humanité homogène en matière de besoins et d’expériences. Toutefois, il en résultera une multiplicité de pratiques plus intelligentes et plus efficaces, lesquelles pourront être complémentaires ou montreront, au contraire, le gouffre infranchissable qui les sépare les unes des autres.

Cependant, ma critique de la non-violence ne vise pas à convertir ses partisans, mais à réfuter leurs prétentions, à proposer d’autres voies à ceux qui souhaitent une révolution contre toute forme de domination, des voies qui leur permettraient de prendre leurs propres décisions.

Le principal défaut de la majorité des discours qui défendent la non-violence est de considérer la révolution selon le prisme de la moralité. Selon eux, les révolutions échouent parce qu’elles ouvrent la boite de Pandore de la violence, qu’elles sont corrompues et finissent par reproduire ce qu’elles avaient pour objectif d’abolir[21]. Mais ces révolutions prétendument violentes ne sont pas les seules à subir ce triste destin. Le gouvernement indien n’a pas cessé d’humilier, d’exploiter, de frapper et de tuer ses sujets, même après la victoire du mouvement d’indépendance de l’Inde décrit comme non-violent. Aux États-Unis, les États du Sud continuent, même après la fin de la ségrégation, de préserver la suprématie blanche par la gentrification, les lynchages judiciaires et la discrimination structurelle. Plus récemment, dans des pays comme la Serbie, l’Ukraine et le Kirghizistan, même si les « révolutions de couleur » ou « révolutions des fleurs » ont entraîné l’éviction de l’ancien gouvernement, le nouveau s’avère tout aussi corrompu que le précédent, la police demeure brutale, des gens ordinaires sont exclus par la force, sans compter que ces pays évoluent dans une apathie généralisée[22].

La violence des nouveaux gouvernements n’est pas liée à celle des révolutions qui ont contribué à les mettre en place, mais à l’existence même d’un gouvernement. Toute révolution qui laisse l’État intact échoue à mettre fin à l’oppression contre laquelle elle lutte. Le mouvement non-violent qui remplace un gouvernement par un autre – ce qui constitue la plus grande victoire obtenue par un mouvement non-violent à travers toute l’histoire du monde – finit par se trahir lui-même. Cependant, son seul succès est de changer les apparences du pouvoir sans changer quoi que ce soit aux problèmes fondamentaux de la société. En tant qu’outil analytique, la non-violence n’a aucun moyen d’appréhender ce genre d’échec – celui qui a toutes les apparences de la victoire.

Lorsqu’on évalue la possibilité d’un changement social révolutionnaire, il est nécessaire de viser une transformation complète qui abolit toutes es hiérarchies coercitives, y compris le gouvernement, le capitalisme et le patriarcat. Les gouvernements sont agressifs et dominateurs par nature. Aucune société dont le voisin est un État n’est en sécurité. Quant au capitalisme, il est fondé sur l’accumulation infinie de valeur, ce qui implique l’exploitation, l’aliénation, l’accaparement de tous les biens communs et la destruction de l’environnement. Le capitalisme s’est révélé la structure économique la plus favorable de tous les temps au pouvoir de l’État, c’est pourquoi tous les États de l’histoire contemporaine, même ceux qui se disent socialistes, s’appuient sur le processus d’accumulation propre au capitalisme. Quant au patriarcat, c’est sans doute la plus insidieuse, la plus ancienne forme d’oppression existant sur la planète ; c’est un fléau à combattre aussi bien au sein de nos familles et de nos communautés qu’au sein de la société dans son ensemble.

Une révolution anarchiste ouvre la porte à de nombreuses formes d’auto-gestion, mais elle doit d’abord abolir tous les systèmes hiérarchiques. Un anarchiste n’est pas par essence critique de la non-violence puisqu’on peut être anarchiste non-violent et qu’on peut s’engager dans un mouvement social sans être anarchiste.

Bien que certaines luttes sociales aient pour but de récupérer des privilèges perdus (surtout en période de mesures d’austérité), c’est une insatisfaction bien plus profonde, en réaction à l’exploitation, à l’oppression et à la destruction de la planète, qui pousse de plus en plus de gens à descendre dans la rue. La plupart des gens appréhendent leurs problèmes selon le discours dominant du jour, qui tend à être démocratique ou religieux. Autrement dit, ils rejettent les problèmes causés par le système, mais adoptent le langage, la philosophie et la gamme de solutions de ce même système. Ainsi, ils se fixent pour objectif de mettre les bons dirigeants au pouvoir, alors que tous les maux de la société découlent du fait que nous sommes dépossédés du pouvoir de décider et de résoudre par nous-mêmes les problèmes qui nous affectent directement. Personne, mieux que nous-mêmes, ne sait ce qui est bon pour nous. Quand nous ne sommes plus que spectateurs de nos propres vies, nous subissons toutes sortes d’abus.

Même si ce livre n’est pas uniquement destiné aux anarchistes, il est écrit à partir d’une perspective anarchiste fondée sur la conviction que, quelle que soit la façon dont les gens appréhendent leurs entraves, se rebeller contre ce qui limite notre liberté implique forcément un conflit avec l’État : nos problèmes ne trouveront pas de solution tant que l’État ne sera pas aboli.

Vous pourriez ne pas être d’accord avec cette affirmation. Mais si vous poursuivez votre combat pour concrétiser votre propre vision de la liberté, cette question reviendra toujours sur le tapis, et immanquablement, votre lutte vous mettra en conflit avec l’État. En admettant que vous gagniez la lutte et que vous ayez la possibilité de construire un meilleur État, compatible avec votre liberté, vous finiriez par ressentir une cruelle déception et tous vos rêves s’envoleraient en fumée, comme pour tant d’autres personnes par le passé. Quoi qu’il en soit, nous pouvons décider de prendre acte de nos divergences et nous concentrer sur le fait que la lutte pour un monde meilleur implique inéluctablement un conflit avec le système en place.

Si nous devons nous préparer à défier le système en place, il nous sera très utile de nous familiariser avec la compréhension que les gouvernements ont eux-mêmes de la résistance. Ces cinquante dernières années, bien que leurs stratégies aient été très différentes, tous les gouvernements du monde ont employé le même paradigme contre-insurrectionnel. Le concept de contre-insurrection, qui nous viens de l’État lui-même, découle d’expériences au Kenya, en Algérie, au Vietnam et dans les ghettos urbains des États-Unis et d’Europe. La contre-insurrection repose sur l’hypothèse selon laquelle le conflit est une condition inhérente aux sociétés étatiques. Dès lors, le but d’un gouvernement n’est pas de s’en débarrasser totalement, mais de le gérer en permanence et de s’assurer qu’il demeure insignifiant et peu menaçant, comme le sont les mouvements non-violents selon les militaires à l’origine de cette analyse[23]. D’après les anarchistes insurrectionnels, la contre-insurrection se divise en deux phases : la répression et la récupération. Ensemble, elles constituent le bâton et la carotte qui disciplinent les mouvements sociaux et leur font adopter des comportements inoffensifs pour l’ordre établi. Les activistes non-violents parlent très peu de la récupération, et pour cause : d’aucuns diraient qu’ils jouent eux-mêmes le rôle de récupérateurs.

La récupération désigne le processus par lequel les rebelles qui défient les structures du pouvoir en place sont amenés à les défendre ou à participer à leur renforcement. Leur rébellion peut ainsi devenir un simulacre visant uniquement à exorciser toute la colère ou le mécontentement dont elle est la conséquence, ou être redirigée vers une sous-partie du système qui sera révoquée et remplacée, opérant un changement de pouvoir qui permettra en réalité à l’État de fonctionner encore plus efficacement. La récupération, ce sont des mouvements de contre-culture, comme les mouvances punk ou hippie, qui se transforment en nouvelles façons d’acheter et de vendre, en nouvelles gammes de produits, en nouvelle niche commerciale au sein de la diversité de la démocratie capitaliste. La récupération, ce sont aussi des mouvements ouvriers qui se mutent en partis politiques invités à entrer au gouvernement, reniant leurs principes ; ou des syndicats qui plaident en faveur des besoins et intérêts des patrons dans le but de convaincre les travailleurs d’accepter volontairement des réductions de salaire pour le bien de l’entreprise. Le mouvement de libération en Inde, en Afrique du Sud et dans de nombreux pays furent récupérés à l’instant même où ils voulurent négocier et trouver un terrain d’entente avec le colonisateur. Ils cherchèrent à créer un nouveau gouvernement qui, en réalité, poursuivait les mêmes projets économiques que le précédent, mais en leur réservant le rôle insigne de gestionnaires locaux de la finance internationale.

Les ONG profitent du fait que l’État a besoin de récupérer la rage populaire. Des riches donateurs et de nombreux organismes publics investissent d’énormes sommes d’argent afin que les dissidents aient l’impression de participer à un réel changement dans le monde. Ils fournissent des services qui, de toute évidence, ne sont qu’un pansement dérisoire sur les blessures béantes de la pauvreté et de la violence structurelle, tout en conditionnant les plus nécessiteux à accepter passivement l’aide qui leur est accordée au lieu de lutter pour prendre leur vie en main. Les organismes caritatifs permettent aux puissants de distribuer quelques miettes aux plus obéissants, et donc d’écraser plus efficacement ceux qui se soulèvent pour créer directement le changement social.

Au sein des sociétés démocratiques, c’est la récupération, plus que la répression, qui vient à bout des luttes sociales. Bien que les États démocratiques abattent des manifestants dans la rue ou torturent des rebelles dans les prisons – ce qu’ils font beaucoup plus fréquemment qu’on ne peut l’imaginer – la plus grande force de la démocratie réside dans le fait qu’elle parvient à obtenir le consentement, l’adhésion, la complicité des personnes exploitées. Dans ce but, un gouvernement démocratique doit prétendre qu’il est ouvert à la critique. La démocratie requiert la paix sociale, c’est-à-dire l’illusion selon laquelle, dans une société fondée sur l’exploitation et la domination, nous pouvons tous nous entendre et atteindre la plénitude. Si un gouvernement démocratique ne parvient pas à imposer l’idée que l’usage du bâton est exceptionnel, la paix sociale s’en trouve perturbée, les investisseurs deviennent plus frileux et l’engagement des citoyens se réduit comme peau de chagrin.

Les entreprises et les politiciens se démènent pour préserver la paix sociale : ils invitent les insurgés à instaurer un dialogue, à proposer des réformes, à faire de la politique, ou bien ils transforment la critique sociale et l’inquiétude populaire en quelque chose susceptible de rapporter de l’argent. Nous sommes incapables de stopper le processus de destruction de nos communautés, mais nous pouvons avoir un millier d’amis sur Facebook. Nous sommes incapables d’empêcher que le foret où, enfants, nous jouions, soit rasée, mais nous pouvons faire du recyclage. Les peuples autochtones ne peuvent pas récupérer leur territoire, mais un ou deux de leurs représentants pourront être élus au Congrès. Les habitants non-blancs des quartiers pauvres ne peuvent pas se débarrasser des policiers qui arpentent leurs rues, les harcèlent et parfois les tuent, mais ils peuvent obtenir le financement, par la municipalité, de programme de sensibilisation culturelle à destination de ces mêmes policiers.

Pour que la récupération prenne, il faut qu’il y ait assez de gens pour jouer le jeu d’une manière ou d’une autre et pour accepter les nouvelles règles imposées par les dominants, par exemple en considérant la mise en place d’un programme de recyclage ou d’une nouvelle formation de la police comme des victoires, en votant pour tel nouveau candidat ou en soutenant telle nouvelle entreprise parce qu’elle serait « favorable aux travailleurs ». Ainsi, les participants aux luttes sociales ne perçoivent pas le système dans son ensemble comme l’ennemi, ils acceptent la domination policière pour peu qu’on leur promette une réforme afin de la rendre plus juste, ils acceptent la destruction de la planète pour peu qu’on leur promette une destruction plus lente.

Pour toutes ces raisons, la non-violence tend à être un élément crucial du processus de récupération[24]. La résistance non-violente ne permet pas de développer une pensée en antagonisme avec l’État. Elle offre sur un plateau d’argent une opportunité rêvée, pour les gardiens de la loi et de l’ordre, d’afficher un visage sympathique. Par ailleurs, elle fait obstacle à l’indispensable perturbation de la paix sociale durant une phase critique des mouvements de contestation : celle pendant laquelle, au plus fort de la pression institutionnelle en faveur d’un dialogue, les mouvements radicaux se laissent récupérer.

Ainsi le mouvement des droits civiques aux États-Unis fut récupéré lorsqu’il se limita à une lutte pour le droit de vote plutôt que pour une égalité matérielle ou une authentique liberté. Les mouvements indépendantistes d’Inde et d’Afrique du Sud furent récupérés lorsque leurs objectifs se réduisirent à la création de nouveaux États capitalistes jouant selon les mêmes règles économiques et politiques qui avaient enrichi les investisseurs pendant l’ère coloniale ou l’apartheid. L’indignation populaire donna naissance aux « révolutions de couleur » en Ukraine, en Serbie, au Liban, au Kirghizistan et dans d’autres pays fut récupérée lorsqu’elle décida de désigner comme ennemi un parti politique spécifique, criant victoire lors de son remplacement par un autre, même si aucune des structures responsables de la pauvreté et de l’impuissance populaire ne changea. La non-violence, qui joue un rôle clé dans tous ces processus de récupération, ménage la possibilité d’un dialogue entre les détenteurs du pouvoir et les dirigeants du mouvement. En leur inoculant une idéologie de l’impuissance glorifiée, elle empêche les gens de reprendre leur pouvoir d’agir, leur autonomie, et garantie paix et stabilité durant les moments critiques de transition d’une forme d’oppression à une autre.

Tous partisan d’une révolution doit analyser le processus de récupération et concevoir une stratégie pour éviter que la rébellion ne soit détournée au profit de l’État. Le problème de la non-violence n’est pas seulement qu’elle fait l’impasse d’une telle analyse, c’est qu’elle est fréquemment un vecteur de la récupération.


Chapitre 3 : LES RÉVOLUTIONS D’AUJOURD’HUI

Même après avoir démontré que les victoires historiques de la non-violence n’ont ni été des victoires d’un point de vue révolutionnaire, ni mis un terme à l’oppression et à l’exploitation, ni fondamentalement modifié les relations sociales, ni aboli les classes, ni créé une société horizontale, on entend souvent objecter : « Mais la violence n’a jamais fonctionné ! »

Au-delà du simplisme moralisateur attaché à la croyance selon laquelle la « violence » est une méthode, cette affirmation cache un fait important. Contrairement aux partisans de la non-violence, nous n’avons jamais revendiqué la victoire (et je ne parle ici que des anarchistes qui croient en la révolution, même si des personnes anticapitalistes et anti-autoritaires ou des peuples indigènes luttant pour s’affranchir du colonialisme pourraient se reconnaître). Nous présentons, comme sources d’inspiration et d’apprentissage, quelques batailles remportées qui nous ont permis de gagner du terrain ou de faire de petits pas en avant, mais nous ne donnons pas de solutions faciles, nous ne voulons pas susciter de faux espoirs ou faire de fausses promesses. Même si nous parvenons à gagner quelques libertés, celles-ci seront de nouveau perdues si l’État n’est pas vaincu à l’échelle mondiale.

L’État ne tolère aucune indépendance ni aucun pouvoir extérieur au sien, c’est pourquoi il a brutalement colonisé la planète entière. En revendiquant des victoires superficielles et apparentes, l’idéologie non-violente montre qu’elle s’accommode des structures dirigeantes en associant l’oppression à la violence spectaculaire de « mauvais gouvernements ». Par conséquent, cette confusion occulte les mécanismes plus subtils et plus profonds et permettent également aux « bons gouvernements » d’être oppresseurs.

Pour démontrer l’efficacité de leur méthode, les partisans de la non-violence mettent souvent en avant l’exemple de l’indépendance de l’Inde, tandis que les anarchistes en faveur des méthodes combatives n’analysent pas la révolution russe de 1917 comme une victoire. Pourquoi le feraient-ils ? Le monde auquel ils aspiraient et pour lequel ils combattirent aux côtés d’autres courants de lutte ne vint pas, et ils furent massacrés au fur et à mesure que d’autres éléments du mouvement prenaient le contrôle de la révolution. Les choses, en effet, changèrent en Russie, mais pas dans le sens voulu par les anarchistes.

Pourtant, il se passa exactement la même chose pour le mouvement non-violent en Inde. En dépit du fait que les non-violents ne représentaient qu’un courant parmi d’autres, que leurs dirigeants furent tués et qu’une société pacifique et juste appelée de leurs vœux ne vit jamais le jour[25], les partisans de la non-violence sautèrent sur l’occasion pour crier victoire, qu’importe les nombreux détails embarrassants qu’ils choisissent d’ignorer. Il ne s’agit pas d’un simple opportunisme, mais d’une conséquence de la complicité fonctionnelle entre la non-violence et la violence structurelle de l’État. La philosophie de la non-violence implique une distinction erronée entre le bon et le mauvais gouvernement, selon qu’il emploi des formes de violences choquantes et visibles ou des méthodes insidieuses et invisibles pour contrôler la société.

En faisant porter l’échec des révolutions en Russie, en Espagne, en Chine, à Cuba et ailleurs sur ce qu’on nomme la « violence » des révolutionnaires, les non-violents se dispensent d’une nécessaire analyse historique nuancée et rigoureuse. La non-violence encourage la superficialité, les faux espoirs, la mauvaise foi et les pensées approximatives. Plus problématique encore, leur analyse se conforme aux récits des dirigeants, nous faisant croire que c’est un Gandhi non-violent qui remporta la victoire en Inde, ou que les ouvriers russes ouvrirent la boite de Pandore en se révoltant.

Les anti-autoritaires favorables à la pluralité des tactiques ne prétendent pas avoir gagné lors des révolutions en Russie, en Espagne, en Haïti et ailleurs. Il leur est alors indispensable d’analyser les différents moyens de lutte et d’auto-organisation employés pour vaincre les gouvernements, d’examiner les dysfonctionnements et les interactions en les différents courants révolutionnaires. Pour comprendre les causes de leur défaite, ils doivent examiner la situation et vérifier si, dans les communautés de marrons, dans les soviets russes et les coopératives d’Aragon, les gens acquirent des libertés significatives[26], et si ces zones libérées purent se défendre efficacement par elles-mêmes. Des années de recherche et de débats furent nécessaires pour parvenir à des réponses nuancées aux questions d’organisation portant sur l’unité et la coordination du mouvement, les milices volontaires, les forces de guérilla, les cellules clandestines et les syndicats. Les questions socio-économiques se posèrent aussi : le rôle de la lutte contre le patriarcat dans ces révolutions, la possibilité d’alliance entre esclaves salariés et esclaves non-salariés, la possibilité de se défaire de la logique productiviste de l’usine, de savoir si l’intensification des attaques contre le capitalisme et les efforts pour collectiviser les ressources d’une société renforcent ou affaiblissent les efforts pour vaincre les militaires fascistes ou interventionnistes, etc. En temps de paix sociale, cela peut sembler à une fuite obsessionnelle hors du présent, à une plongée dans l’histoire et ses lointaines batailles, mais dans une période conflictuelle, lorsque les mouvements sociaux se renouvellent, les personnes qui ont fait ces analyses peuvent appliquer les leçons de l’histoire aux luttes en cours afin de ne pas répéter les erreurs passées.

Les chercheuses Erica Chenoweth et Maria Stephan sont les autrices d’une étude faisant partie des rares analyses statistiques sur l’efficacité de la non-violence. Comme beaucoup d’universitaires, elles utilisent les statistiques pour dissimuler des vérités plus complexes. Dans cette étude, elles ont classé 323 grandes campagnes non-violents ou conflits violents de 1900 à 2006 d’une manière superficielle : « Réussis », « Partiellement réussis » ou « ratés ». Les critères retenus ne sont pas révolutionnaires, et dans leur esprit, les « révolutions de couleur » (appelées aussi « révolutions des fleurs ») et beaucoup d’autres mouvements réformistes sans issues ou autodestructeurs furent un succès. Ainsi, les deux chercheuses séparent les campagnes « objectivement violentes » et celles « objectivement non-violentes », mais sans définir ce qu’elles entendent par « violence ». Elles utilisent également sans examen critique des termes tendancieux comme « la communauté internationale ». Certaines campagnes non-violentes sont jugées victorieuses même quand les forces internationales de maintien de la paix, c’est-à-dire des armées, durent être mobilisées pour protéger des manifestants pacifiques, comme au Timor oriental, et la victoire est entendue simplement comme la réalisation des objectifs du mouvement, laissant croire que ces derniers étaient parfaitement homogènes.

Elles n’ont pas publié la liste des campagnes et des conflits qui ont servi de base à leur étude initiale, et après des logues recherches, je n’ai pas pu les retrouver[27]. D’après ce qu’elles affirment, la liste des grandes campagnes non-violentes leur a été fournie par des « experts en conflit non-violent », c’est-à-dire des personnes majoritairement partisanes de la non-violence. Au vu des tendances manipulatrices de ces « experts » qui n’hésitent pas à la qualifier de « non-violentes » des luttes en réalité hétérogènes, comme les mouvements indépendantistes en Afrique du Sud et en Inde, le mouvement des droits civiques aux États-Unis ou les soulèvements du Printemps arabe, nous avons de bonnes raisons de supposer que beaucoup des mouvements non-violents figurant sur la liste des campagnes réussies comporteraient en fait des éléments armés et combatifs. En revanche, les conflits violents inclus dans l’étude proviennent d’une autre source : celle de listes de conflits armés ayant fait plus de mille morts parmi les combattants. En d’autres termes, ce sont des guerres. Les chercheuses comparent ainsi les choux et les carottes, mettant au même niveau les mouvements sociaux et des guerres, comme si ces deux types de conflits surgissaient dans les mêmes circonstances et n’étaient que la conséquence des choix des personnes impliquées.

Dans une note de bas de page, les deux sociologues reconnaissent toutefois une faiblesse dans leur méthode : en se limitant aux « grandes » campagnes non-violents, elles éliminent de fait les campagnes non-violentes inefficaces qui n’ont jamais pris de grandes proportions. Pourtant, aucune des précautions prises pour corriger ce travers n’aurait pu suffire. Il est effectivement inutile de récupérer « les données auprès des autorités dirigeantes des mouvements non-violent dans le but de s’assurer que les mouvements ayant échoués sont bien pris en compte », car il n’y a pas de distinction objective entre les grandes et les petites campagnes, et les plus grands échecs ne deviennent jamais des campagnes majeures. Effectuer « de multiple test à la fois sur des mouvements non-violents et violents ou seulement sur des mouvements non-violents, pour s’assurer de la solidité des résultats », ne sert à rien si l’échantillon de l’étude est faussé dès le départ[28].

Toute la méthode est superficielle au point que l’étude en devient inutile. Dans cette entreprise douteuse, les statistiques utilisées brouillent des réalités complexes et sont manipulées pour valider des conclusions conçues a priori. La plus grande partie de leur travail est consacrée à la présentation détaillée de leurs hypothèses et arguments pseudo-logiques censés les justifier. Elles citent ainsi des études en psychologie sur la prise de décision individuelle, supposant implicitement que les conflits sociaux complexes entre institutions et populations hétérogènes suivent le même schéma[29]. Elles ne fournissent aucune preuve à l’appui d’arguments cruciaux comme « le public est plus susceptible de soutenir une campagne non-violente[30] », pas plus qu’elles ne précisent qui est ce « public ». Elles font également un usage complaisant de faux syllogismes, comme dans le paragraphe suivant :

« Deuxièmement, lorsque des insurgés violents menacent la vie des membres du régime ou des forces de sécurité, ils réduisent considérablement la possibilité d’un changement d’allégeance. Abrahms constate que les terroristes qui ciblent les civils perdent le soutien de l’opinion publique comparé aux groupes qui ciblent seulement l’armée ou la police [note de bas de page supprimée]. Se rendre à un mouvement violent ou le fuir[...] »

Les arguments qui suivent, déroulant une rhétorique dépourvue de références non étayée par des données, renvoient à la phase d’introduction du paragraphe. Tous sont destinés à convaincre les lecteurs que les mouvements dits violents sont moins efficaces pour provoquer la défection ou les « changements d’allégeance » au sein des forces de l’État. La seconde phrase du paragraphe est la seule qui fasse référence à des preuves, mais vous remarquerez que l’étude citée n’a rien à voir avec la phrase introductive et n’a aucun rapport avec la question de la défection, na avec la variable violence/non-violence (l’étude d’Abrahms ne concerne que des groupes violents, distinguant ceux qui ciblent les civils des autres).

Plus loin dans l’étude[31], les autrices admettent de façon ambigüe que les statistiques ne révèlent pas plus de défection dans le cas des mouvements non-violents, mais leur travail est structuré de telle sorte qu’il dissimule cet inconvénient et met plutôt en avant leurs arguments préconçus.

« De telles réussites opérationnelles se produisent occasionnellement lors de campagnes violentes, mais les campagnes non-violentes sont plus susceptibles de produire des changements d’allégeance. Bien que, dans l’étude quantitative, ces résultats soient nuancés par des contraintes liées aux données, nos études de cas montrent que trois campagnes violentes échouèrent à produire des changements significatifs d’allégeance au sein de l’élite adverse, alors que ces changements eurent lieu à la suite d’actions non-violentes aux Philippines et au Timor oriental. »

Autrement dit, les « contraintes liées aux données » indiquent un manque de données à l’appui de leur argument, ou des « effets insignifiants[32] » comme elles l’admettent. Les trois études de cas sorties du chapeau pour sauver la mise ont été picorées dans la littérature parce qu’elles leur permettaient de prouver ce qu’elles avaient présupposé. En matière d’exemple, nous pouvons faire mieux : la guerre du Vietnam, l’invasion soviétique de l’Afghanistan, la résistance partisane pendant la Seconde Guerre mondiale en Yougoslavie et en Italie, ou encore la résistance anarchiste en Ukraine pendant la guerre civile russe. Ces cinq exemples de soulèvements armés provoquèrent d’importantes défections au sein des armées envoyées pour les écraser, toutes plus définitives et plus massives que les « changements d’allégeance » provoqués aux Philippines et au Timor oriental.

Dans un paragraphe résumant ses recherches, Erica Chenoweth affirme que l’impact d’une « branche violente » sur les chances de réussite d’un mouvement n’est « pas statistiquement significatif », puis, dans le paragraphe suivant, que « l’éventualité la plus troublante est que la branche armée réduise les chances de succès du mouvement ». Plus loin, elle commet une erreur courante chez les débutants dans le champ des statistiques, en cofondant corrélation et causalité, lorsqu’elle déclare que « la présence d’une branche armée peut réduire la participation populaire[33] », bien que ses propres données ne soutiennent pas cette affirmation[34].

Il est révélateur que cette étude ait fait le tour d’un certain nombre de sites internet non-violents. Seulement, d’après ce que j’ai pu voir, les défenseurs de la non-violence qui se sont appuyés sur des statistiques pour prouver la supériorité de leur méthode ne se sont jamais directement référés à cette étude. Ils ne l’ont probablement jamais lue.

Afin d’évaluer les succès et les échecs des grands soulèvements des vingt dernières années depuis la fin de la guerre froide, nous avons besoin d’un ensemble de critères justes et raisonnables. Nous pouvons mettre de côté la question superficielle de savoir « qui a gagné », puisque personne ne gagne, hormis ceux qui continuent à nous gouverner.

Nous devrions également éviter le critère évaluant les mouvements selon qu’ils ont fait l’objet d’une répression accrue ou non. Nombreux sont les partisans de la non-violence qui présentent une lutte comme un échec lorsqu’elle a été fortement réprimée. Au cours de l’histoire, les mouvements non-violents en partie efficaces ont toujours provoqué une augmentation de la répression gouvernementale quand ils encourageaient la désobéissance généralisée. Les pacifistes modernes adhèrent à la croyance – qui n’était pas celle de King ou de Gandhi – selon laquelle la lutte pacifique permet de prévenir les réponses brutales de la police ou de l’armée. Cette croyance est utilisée comme un argument de vente pour grossir les rangs des mouvements non-violents de personnes opportunistes, de touristes, de girouettes, de lâches, d’arrivistes, de citoyens naïfs pensant changer le monde facilement et sans tracas.

La répression est inévitable dans toute lutte contre l’autorité. Il est important de pouvoir y survivre, mais une lutte écrasée par la répression reste plus efficace – parce qu’elle peut en inspirer d’autres – qu’une lutte qui se laisse récupérer par peur de la répression, comme c’est le cas de nombreux mouvements non-violents. Par conséquent, comme les effets à long terme de la répression ne peuvent pas encore être observés, nous ne retiendrons pas la répression comme critère d’échec ou de réussite d’une lutte. Toutefois, nous noterons dans chaque cas étudié par la suite si la rébellion a été vaincue par la répression ou par la récupération. Ainsi, les lecteurs pourront observer une tendance et vérifier si les mouvements combatifs sont vraiment incapables de faire face à la répression, comme leurs critiques le prétendent, et si les mouvements non-violents sont fréquemment récupérés, comme nous l’affirmons.

Le premier critère d’évaluation crucial consiste à déterminer si un mouvement parvient à conquérir un espace au sein duquel de nouvelles relations peuvent être mises en pratique. Les gens partagent-ils des biens communs et jouissent-ils d’un accès direct à leurs moyens de subsistance ? Les biens sociaux sont-ils aliénés, les gens sont-ils en mesure d’organiser leur propre vie, leurs activités et leur environnement, ou le pouvoir décisionnel est-il monopolisé par les structures gouvernementales ? Les femmes et les personnes trans et queers ont-elles la possibilité de se défendre et de s’autodéterminer ou subissent-elles la violence du patriarcat ? Les personnes non-blanches et les indigènes disposent-ils des moyens de se défendre et d’être autonomes ou sont-ils à la merci des structures coloniales comme le marché ou la police ? Même si elles peuvent prendre des formes différentes, les relations sociales sont fondamentalement identiques, d’un État capitaliste à un autre. En revanche, les relations sociales dans une société sans État ou dans un territoire indigène indépendant sont très différentes. Bien qu’elles soient la plupart du temps reconquises par l’État, les zones autonomes voient se déployer des expériences d’auto-organisation inspirantes. Plus nous avons la possibilité de vivre ces expériences, plus nos luttes se renforcent, et plus grande est notre capacité d’auto-organisation à un niveau supérieur, et alors nous serons plus nombreux à comprendre qu’il existe une autre solution à l’obéissance au système en place.

Tout ceci nous conduit à un second critère d’évaluation : à quel point un mouvement parvient-il à répandre ses idées ? Par la suite, il faut également évaluer la manière dont ces idées ont été diffusées : s’agit-il d’une information passive ou d’idées valant la peine qu’on se batte pour elles (ou, pour les non-violents, d’idées valant la peine qu’on agisse et qu’on fasse des sacrifices pour elles) ?

La récupération étant un important facteur d’échec des mouvements sociaux, le troisième critère d’évaluation à retenir consiste à savoir si le mouvement est soutenu par l’élite. Si une partie de l’élite apporte son soutien à un mouvement, il est bien plus probable que celui-ci apparaisse comme victorieux, quand en réalité la victoire n‘est qu’une illusion et que l’élite a en fait renforcé sa position. Ce critère permet également de déterminer si l’affirmation souvent formulée par les partisans de la non-violence selon laquelle le gouvernement voudrait que nous soyons violents est exacte ou si, au contraire, l’élite a tout intérêt à ce que nous soyons non-violents.

Enfin ce sera notre quatrième critère, il est important de se demander si un mouvement est parvenu à obtenir des avantages concrets qui ont amélioré la vie des gens et restauré leur dignité, s’il a réussi à montrer que la lutte est efficace et que le gouvernement n’est pas omnipotent. Cependant, nous devons exclure les résultats purement formels, comme l’obtention d’élections libres et équitables par des mouvements démocratiques, parce qu’il s’agit là d’une victoire vaine n’ayant d’intérêt que pour les personnes convaincues que la démocratie a quelque chose à voir avec la liberté et qu’elle permet à chacun d’accéder à une vie meilleure. Quand les pays du bloc soviétique sont passés d’une dictature à une démocratie, la liberté d’action des citoyens n’a pas du tout augmenté, alors que leur qualité de vie en a énormément pâti. En d’autres termes, l’instauration d’une prétendue démocratie n’implique qu’une réorganisation du pouvoir et n’a pas forcement d’effets sur la façon dont les gens du commun vivent. Toutefois, si la victoire d’un mouvement de résistance contre un régime dictatorial permet aux gens de sortir dans la rue sans craindre d’être arrêtés et torturés, alors on peut bien entendu considérer cela comme un réel acquis. J’ose espérer que la différence est évidente[35].

Pour résumer, les quatre critères d’évaluation de base sont les suivants :

a. Le mouvement parvient-il à créer la possibilité de nouvelles relations sociales ?

b. Parvient-il à diffuser de nouvelles idées ? Et secondairement, l’appréhension de ces nouvelles idées se fait-elle de manière passive ou inspire-t-elle d’autres luttes ?

c. Le mouvement bénéficie-t-il du soutien de l’élite ?

d. A-t-il permis d’améliorer la vie des gens ?

Puisque nous sommes tous à la merci d’un système oppressif, notre objectif doit être de renforcer nos luttes pour notre liberté, notre dignité et notre bien-être. Les critères ci-dessus permettent de mesurer la bonne santé de nos luttes et de savoir si les différentes méthodes employées augmentent nos chances de créer un autre monde.

1. La crise d’Oka (1990)

En 1990, des guerriers mohawks prirent les armes pour empêcher un projet de construction sur leurs terres. Le média Warrior Publications propose une description de ce conflit armé.

« La crise d’Oka de 1990 concerne les territoires mohawks de Kanehsatake/Oka et de Kahnawake, tous deux situés près de Montréal au Québec. La confrontation commença par un assaut armé de la police sur une barricade de Kanehsatake le 11 juillet 1990, durant lequel un officier de police fut tué par balle lors d’un bref échange de tirs. Par la suite, 2 000 policiers furent mobilisés, plus tard remplacés par 4 500 soldats avec des chars d’assaut et des véhicules de transport de troupes, sans compter le soutien naval et aérien… Les guerriers armés de Kanehsatake et Kahnawake suscitèrent la sympathie et la solidarité générales de la part des communautés autochtones de tout le pays. Des manifestations, des occupations, des blocus et des actions de sabotage montrèrent le grand potentiel de rébellion des peuples autochtones.

Cette manifestation d’unité et de solidarité permit de contraindre l’usage meurtrier des forces gouvernementales pour mettre un terme à la confrontation. Dans l’ensemble, la crise d’Oka eut un effet profond sur les peuples autochtones et leur inspira un nouvel esprit guerrier. Cette confrontation, qui dura 77 jours, servit également d’exemple de la souveraineté indigène et montra qu’il était indispensable d’être armé pour défendre son territoire et son peuple contre une agression violente venue de l’extérieur[36]. »

a. Le mouvement parvint à conquérir un espace

b. Il diffusa l’idée de souveraineté indigène et encourageât d’autres autochtones nord-américains à se défendre.

c. Il n’avait pas le soutien de l’élite.

d. L’expansion du terrain de golf sur leurs territoires fut arrêtée et le conflit se termina dignement en faveur des Mohawks.

2. Les Zapatistes (depuis 1994)

En 1994, les zapatistes, une armée d’indigènes du Chiapas, au Mexique, se soulevèrent contre l’Accord de libre-échange nord-américain et contre le néolibéralisme en général. Il s’agit d’un mouvement armé, bien qu’il mène également un grand nombre d’actions pacifiques. En d’autres termes, ils ont recours à une pluralité de tactiques. Même si d’aucuns critiquent notamment leur organisation hiérarchique et leur nationalisme, pour le moment, le mouvement zapatiste s’est considérablement distingué des mouvements de guérilla autoritaires.

a. Les zapatistes sont parvenus à créer un espace propice à de nouvelles relation sociales, libérant un grand nombre de villages, organisant des assemblées et autres encuentros durant plus d’une décennie.

b. Les zapatistes ont diffusé plus largement que n’importe quel autre groupe révolutionnaire dans les années 1990 une pensée critique contre le néolibéralisme, et ils ont incité d’autres personnes à agir.

c. Les zapatistes ne bénéficient d’aucun appui significatif au sein de l’élite mexicaine. Ils sont effectivement soutenus par des universitaires et des partis politiques d’extrême gauche, mais des communiqués récents indiquent qu’ils semblent rejeter ce soutien en raison de son paternalisme ou de son autoritarisme.

d. Même si les blocus et les actions punitives du gouvernement mexicain leur ont rendu la vie difficile, les zapatistes ont su se protéger des paramilitaires, s’organiser pour satisfaire leurs besoins de base et retrouver leur dignité.

3. Le mouvement pour la démocratie en Indonésie (1998)

En mai 1998, des milliers de personnes en Indonésie manifestèrent leur révolte contre le régime de Suharto et contre les conditions économiques difficiles. L’intervention de l’armée fit plus d’un millier de morts. Les militaires négocièrent avec un leader du mouvement contestataire afin d’obtenir l’annulation d’un grand rassemblement. Lorsque les groupes pro-démocratiques profitèrent de cette annulation pour montrer qu’ils contrôlaient le mouvement, Suharto démissionna. Le mouvement n’était pas pacifique, mais ceux qui le dirigeaient aspiraient à la non-violence.

a. Le mouvement envahit les rues et des étudiants contestataires organisèrent des assemblées dans les universités. Cependant, une grande partie des émeutes avaient un caractère fratricide, elles étaient l’occasion d’attaques contre des femmes ou des minorités ethniques.

b. Bien que le mouvement réussît à évincer Suharto, il n’était pas porté par une critique sociale qui aurait pu se répandre au-delà des frontières de l’Indonésie.

c. Suharto démissionna après avoir reçu un appel du secrétaire d’État américain, et les groupes pro-démocratiques reçurent le soutien de gouvernement pour faire pression en faveur d’une transition démocratique. Selon certaines sources, l’armée aurait canalisé la violence de la foule loin des bâtiments gouvernementaux et contre les minorités ethniques. En résumé, une partie du mouvement bénéficia effectivement du soutien de l’élite.

d. Certes, le mouvement parvint à se débarrasser d’un régime dictatorial particulièrement brutal. Toutefois, il échoua au changement des conditions économiques sous-jacentes qui était la principale revendication des manifestants.

4. La seconde intifada (2000-2005)

En septembre 2000, les Palestiniens se soulevèrent contre l’occupation israélienne et l’apartheid dont ils étaient victimes. Ce soulèvement fut une réaction immédiate à la visite d’Ariel Sharon (le principal responsable des massacres de Sabra et Shatila en 1982) à la mosquée Al-Aqsa, troisième lieu saint de l’Islam, qui fut annexée par Israël en 1980. Au cours des cinq premiers jours de combat, les forces de sécurité israéliennes tuèrent quarante-sept Palestiniens, tandis que cinq Israéliens furent assassinés par les émeutiers palestiniens. Le soulèvement, appelé intifada en arabe (« dépoussiérage »), se propagea dans tout le pays et dura environ cinq ans. Les Palestiniens eurent recours à toutes sortes de moyens : manifestations massives, grèves générales, lance-pierre, attentats-suicide à la bombe et roquettes artisanales. Les Israéliens, quant à eux, s’opposèrent au soulèvement palestinien au moyen de chars, de fantassins, d’hélicoptères de combat, de tireurs d’élite, de missiles, d’emprisonnements collectifs et ils les firent mourir de faim. Plus de trois mille Palestiniens et environ mille Israéliens perdirent la vie. La seconde intifada fut une impasse.

En raison de la nature du conflit, il est extrêmement difficile d’évaluer les résultats de l’intifada en matière de libération. La plupart des pertes subies par les Palestiniens, tant au niveau de la qualité de vie qu’en matière d’oppression et de dépossession, ne sont que les conséquences d’une répression israélienne brutale. Certains partisans de la non-violence considèrent que la violence de la lutte palestinienne est seule responsable de la violence de la répression, mais cette focalisation réductrice sur la violence palestinienne occulte le fait que le sionisme s’est toujours fondé sur l’éradication des peuples qui habitaient déjà la « terre promise », quels qu’ils soient, et que dans les moments où la résistance palestinienne fut relativement pacifique, le gouvernement israélien devint plus agressif, dépouillant les Palestiniens de leurs propres terres. Je dirais plutôt que c’est uniquement grâce à la résistance combative des Palestiniens et à la solidarité internationale que le peuple palestinien existe toujours, bien que cet argument ne puisse être prouvé en raison des hypothèses historiques qui le sous-tendent.

Cependant, ce n’est pas sans raisons que l’intifada, en tant que lutte populaire spontanée, reçut le soutien de la majorité des Palestiniens. Les gens qui vivent dans des situations plus confortables et qui ne luttent pas quotidiennement pour leur vie – tant individuelle que collective – ne sont pas en mesure de discuter de la légitimité d’une lutte, et, s’ils le font, c’est souvent avec arrogance et paternalisme. En tant que personnes extérieures au conflit, si nous respectons leur cause, nous devons aussi respecter les méthodes de lutte choisies.

De mon point de vue distant, je ne saurais dire si la lutte permit de conquérir davantage de libertés que sa répression n’en restreignit. Nous pouvons affirmer avec certitudes que la grande majorité de l’élite mondiale s’opposa à l’intifada, hormis quelques gouvernements comme l’Iran, et qu’à l’intérieur du pays, l’élite israélienne, beaucoup plus puissante, s’opposa uniformément au soulèvement. Une partie de l’élite palestinienne (le Fatah) tenta de modérer le soulèvement tandis que l’autre (le Hamas) apporta son soutien. En ce qui concerne la diffusion des idées, la seconde intifada est sans doute l’événement qui permit d’attirer de nouveau l’attention du monde entier sur le sort des Palestiniens, généralisant ainsi les critiques de l’apartheid conduit par Israël et diffusant des réflexions polémiques sur le néocolonialisme, le statut de l’État, les combats urbains et le contrôle social.

Il est très difficile de parler de gains réels dans un tel contexte de lutte sanglante, mais quelques éléments positifs peuvent être mis en avant. Tout d’abord, Israël ne fut pas en mesure d’écraser fermement la résistance palestinienne, bien qu’il disposât probablement de l’appareil militaire et du dispositif de sécurité les plus efficaces au monde, tant au niveau national que local. De plus, l’État d’Israël se montra incapable de garantir la sécurité de ses citoyens privilégiés, de libérer des otages ou de protéger l’économie du pays. Selon la Chambre de commerce israélienne, en 2002, l’intifada entraîna une perte d’environ 45 milliards de dollars, principalement dans le secteur du tourisme, ce qui représente un gros tiers du PIB total.

La résistance palestinienne ayant augmenté le coût de l’occupation israélienne, le gouvernement israélien dut faire face à d’inévitables conséquences. Les échecs ultérieurs du gouvernement israélien durant l’invasion du Liban en 2006 et de Gaza en 2009, sa décision de ne pas envahir Gaza en 2012 et la crise budgétaire de 2013 ne sont pas sans lien avec la coûteuse impasse que fut la seconde intifada.

Lors de la quasi-invasion de Gaza en 2012, de nombreux journalistes décrivaient le conflit comme une victoire pour le Hamas, le groupe armé palestinien qui avait fait plier les militaires israéliens. Un journaliste grand public, Chris Hayes, allait plus loin en affirmant que le conflit avait été une victoire pour les tactiques violentes. Selon lui, le Hamas démontrait que l’usage de roquettes permettait d’obtenir des victoires politiques. Les formes de résistance non conflictuelles et non militantes préconisées depuis des années par Mahmmoud Abbas du Fatah, ainsi que les manifestions non-violentes contre la construction de mur de l’apartheid par Israël, n’avaient eu quant à elles aucun effet tangible. Leur non-violence avait échoué. Chris Hayes conseillait donc aux décideurs politiques américains de récompenser les actions non-violentes pour décourager le soutien obtenu par les courants violents de la résistance palestinienne. Dans l’analyse du journaliste, puisque les terroristes étaient les Palestiniens, c’était à eux de faire preuve de non-violence, tandis qu’Israël ne faisait l’objet d’aucune critique. Par conséquent, son plaidoyer en faveur d’une résistance palestinienne non-violente était clairement fondé sur un point de vue qui privilégiait le pouvoir israélien et qui considérait l’action violente comme la plus grande menace pour les hiérarchies existantes. C’est précisément parce que Chris Hayes n’est pas un idéologue de la non-violence que l’affirmation de la totale inefficacité de celle-ci est neutre. Le journaliste préconisait donc la modification du système politique actuel pour crée l’illusion que la non-violence était efficace. Il proposait une conception du pouvoir récompensant l’action non-violente et encourageant la pratique d’un dialogue inéluctablement à l’avantage des puissants, lesquels daignent cependant concéder quelques miettes à ceux qui occupent le bas de la pyramide sociale, condamnés à protester selon les formes qui leur sont dictées[37].

Bien qu’il soit réducteur d’appliquer des critères aussi simples à une situation complexe, nous pouvons affirmer dans les grandes lignes :

a. L’intifada conquit et défendit des territoires

b. elle permit de diffuser dans le monde entier une critique de l’apartheid organisé par Israël, de sa militarisation et de son urbanisation, établissant ainsi un lien avec d’autres événements historiques d’occupation et de résistance au niveau mondial. Elle suscita des mouvements de solidarité et fut une source d’inspiration majeure pour les révoltes ultérieures en Tunisie, en Égypte et ailleurs.

c. Elle reçut le soutien de l’élite palestinienne et de secteurs minoritaires de l’élite mondiale, même si ce soutien était largement orienté vers la négociation d’un accord de paix.

d. L’intifada constitua une limite aux actions militaire israéliennes durant les années suivantes.

5. Le Printemps noir en Kabylie (2001-2002)

La Kabylie, un territoire berbère occupé par l’État algérien, fut le lieu de soulèvements importants en 2001. L’assassinat par la police du jeune Kabyle Massinissa Guermah provoqua des mois d’intenses émeutes que la police et l’armée ne purent réprimer. Les émeutes berbères repoussèrent en fait les forces gouvernementales hors de leur territoire, qui resta largement autonome durant les années suivantes. Une centaine de jeunes furent tués en affrontant les forces gouvernementales et cinq mille furent blessés.

a. Le soulèvement permit aux Kabyles de redonner vie aux Arouch, une forme traditionnelle d’auto-organisation directe et communautaire fondée sur une assemblée, et il freina en grande partie l’érosion de la culture berbère provoquée par le gouvernement algérien.

b. Les toutes premières émeutes, menées par un petit nombre d’individus, se propagèrent rapidement jusqu’à réunir des centaines de milliers de personnes, dont des dizaines de millier de Berbère à Alger. Le soulèvement attira l’attention du monde entier sur les revendications berbères d’autonomie en Kabylie, et leur pratique des assemblées communautaires influença d’autres mouvements sociaux en Europe et ailleurs.

c. Le soulèvement n’avait pas le soutien de l’élite, pas même celui de l’élite kabyle. En fait, le soulèvement changea définitivement la politique du mouvement de libération de la Kabylie, conduisant à la création du Mouvement citoyen de Arouch et court-circuitant complètement les partis politiques kabyles existants.

d. Le soulèvement permit à la Kabylie de conquérir un grand degré d’autonomie, conduisant au retrait des forces de l’ordre et à la reconnaissance officielle du tamazight, la langue berbère.

6. Le corralito en Argentine (2001)

En décembre 2001, le gouvernement argentin gela tous les comptes bancaires et fit flotter sa monnaie en réponse à une crise croissante de la dette. En conséquence, de nombreuses personnes perdirent leurs économies tandis que les entreprises privées purent réduire leur dette et acheter des propriétés devenues bon marché. Ce corralito eut pour répercussion un soulèvement social massif éjectant, les uns après les autres, les gouvernements qui se succédèrent en quelques semaines. Les émeutes, au cours desquelles des dizaines de milliers de personnes, descendirent dans la rue, saccageant des banques, pillant des supermarchés et combattant la police, eurent enfin raison de la terreur que la dictature militaire de 1976 à 1983, responsable de la mort de trente mille dissidents, avait instaurée dans le pays. C’est en se révoltant que les gens purent surmonter leur peur et, depuis lors, la vie politique en Argentine n’a plus jamais été la même. Auparavant, l’ombre de l’armée planait sur le pays, dont le gouvernement était contrôlé par la droite et les néolibéraux, mais, depuis 2003, l’Argentine est dotée d’un gouvernement de gauche qui appuya la poursuite en justice des principales figures de la dictature et s’opposa à la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA) et aux autres accords de libre-échange avec les États-Unis. Il y eut également beaucoup de changements dans l’espace public. Les quartiers de toutes les grandes villes mirent en place des assemblées pour faciliter leur autogestion sur les plans économique, culturel et politique, ce qui permit d’améliorer leurs infrastructures, d’organiser ses soupes populaires et des banques alimentaires ou vestimentaires, de créer des bibliothèques et des théâtres, et de coordonner les mouvements de contestation. Les travailleurs prirent le contrôle des usines et d’autres lieux de travail qui avaient été paralysés par l’endettement, ils les intégrèrent le plus souvent à un réseau productif et les défendirent contre la police, avec l’aide des habitants du quartier.

Le soulèvement argentin plonge en fait ses racines plusieurs décennies auparavant. L’une de ses racines est la lutte des habitants des quartiers pauvres qui s’étaient emparés de terrains inutilisés pour y construire des communautés, ou qui avaient bloqué les autoroutes pour faire entendre leurs revendications. Ce sont ces gens-là qui constituèrent le cœur de la révolte, avant que les familles de la classe moyenne dont les comptes bancaires avaient été gelés rejoignissent les rangs.

Le soulèvement prend également racine dans le mouvement des Mères de la place de Mai, un groupe de mères dont les enfants avaient disparu pendant la dictature militaire et qui se rassemblaient chaque semaine sur la place de Mayo, au centre de Buenos Aires, depuis 1977, afin d’obtenir la vérité sur la disparition de leurs enfants. On attribue aux Mères de la place de Mai le mérite d’avoir mobilisé l’attention publique sur les atrocités commises sous la dictature et d’avoir influencé la transition vers une société plus démocratique. Les pacifistes se servent de leur exemple comme d’un argument en faveur de l’efficacité de la non-violence, néanmoins ils évitent soigneusement de présenter le contexte historique. La plupart des « enfants » disparus sous la dictature étaient en fait des membres d’organisations armées de gauche qui constituaient un mouvement anticapitaliste plus large. Par conséquent, la résistance de ces mères n’a de sens que dans le contexte de la lutte et du sacrifice de leurs enfants. De plus, les rassemblements des Mères de la place de Mai ne parvinrent pas à mettre fin à la dictature. Le régime démocratique qui lui succéda poursuivit exactement le même projet politique que celui que les militaires avaient mené d’une main de fer pendant la « sale guerre ». En réalité, la plupart de ces militaires restèrent au pouvoir et la domination de l’armée ne fut pas remise en cause. Ce n’est qu’en 2001, quand le peuple descendit dans la rue pour combattre la police, renversant les gouvernements successifs, que l’immunité des militaires fut enfin levée. Certes, les Mères de la place de Mai jouèrent un rôle important dans ce processus, mais force est de reconnaître que le mouvement bénéficia d’une pluralité de tactiques, des blocus aux émeutes en passant par les veillées pacifiques.

a. Dans la mesure où ils participèrent à des émeutes, manifestèrent publiquement, occupèrent de terrains ou des usines, combattirent la police pour préserver leur argent, les Argentins conquirent des espaces, comme les communautés, les assemblées de quartier, les lieux de travail, au sein desquels de nouvelles relations sociales purent se développer. Ce mouvement, tout sauf pacifiste, constitue une expérience majeure d’auto-organisation et d’autogestion. Nous sommes nombreux à penser que les usines gérées de façon autonome continuent d’alimenter une économie productiviste capitaliste et tendent à reproduire les mêmes relations sociales aliénées que dans les lieux de travail gérés traditionnellement. Même si en fin de compte les anciennes relations reprennent rapidement le dessus, ces expériences négatives n’en demeurent pas moins des expérimentations sociales intéressantes, car elles permettent d’éclairer le chemin des luttes futures. Cependant, cette critique n’a pas pour but de nier le fait que ces expériences de gestion autonome de lieux de travail furent effectivement perçues comme libératrices par ses acteurs.

b. Il ne fait aucun doute que le soulèvement argentin permit de diffuser de nouvelles idées et qu’il influença de nombreuses autres luttes. Les assemblées de quartier et l’autogestion des lieux de travail inspirèrent directement des expériences similaires dans d’autres pays. Le soulèvement permit de renforcer le mouvement antimondialisation et de répandre une critique de capitalisme néolibéral à travers le monde.

c. Le mouvement populaire ne bénéficiait pas d’un soutien significatif des élites, jusqu’à ce qu’il fût récupéré par Néstor Kirchner, représentant de l’aile gauche du parti péroniste. Il fut également conduit à soutenir les programmes caritatifs d’un gouvernement populiste et à accepter un capitalisme sud-américain chauvin (qui se constitua en rejet du capitalisme nord-américain dominant). Par ailleurs, les Mères de la place de Mai reçurent un soutien important de la part d’ONG et de diverses organisations internationales de défense des droits.

d. La révolte mena probablement à l’échec du projet de ZLÉA en Amérique du Sud, ce qui constitue assurément un point positif. Néanmoins, on ne peut pas affirmer que le Mercosur (Marché commun du Sud) e Néstor Kirchner fut plus avantageux pour le peuple ou pour la planète à long terme ; mais dans l’immédiat, la révolte brisa les freins psychiques que la dictature avait installés en chacun. Les pillages de supermarchés permirent aux pauvres d’organiser leur propre système d’aide économique d’urgence.

7. Le jour où le monde a dit non à la guerre (2003)

C’est ainsi que plusieurs partisans de la non-violence désignent le mouvement mondial – et presque exclusivement pacifique – du 15 février 2003 contre l’invasion imminente de l’Irak. « Notre mouvement a changé le cours de l’histoire », écrivit Phyllis Bennis, journaliste progressiste de l’Institute for Policy Studies, à l’occasion du dixième anniversaire des manifestations. Phyllis Bennis fit remarquer que les manifestations s’inscrivent dans le livre Guiness World Records en raison de leur ampleur sans précédent. Pourtant, ces mobilisations ne permirent pas d’arrêter la guerre. Certes, les manifestants pacifiques démontrèrent que « des millions de personnes étaient maintenant prêtes à manifester leur opposition en marchant dans les rues[38] », mais, pour leur part, les gouvernements qui préparaient la guerre prouvèrent très rapidement que la mobilisation n’avait eu aucun effet sur leurs projets.

Les membres du mouvement opposé à la guerre en tirèrent-ils une quelconque leçon et modifièrent-ils leur stratégie en conséquence ? Pas du tout. Les leaders de la contestation et les partisans de la non-violence crièrent victoire tout en rejetant les activistes non pacifiques et en refusant le débat sur les stratégies de lutte. La majorité des participants, démotivée par son évidente inutilité, abandonna rapidement le mouvement, et, en dépit de tout cela, les adeptes de la non-violence continuèrent, dix ans plus tard, à parler de cette journée comme d’une expérience « inspirante ».

Aux États-Unis, des anarchistes sabotèrent des centres de recrutement militaires et d’autres infrastructures de mobilisation militaire, tout en participant à des manifestations et à des actions afin d’empêcher les recrutements, parfois aux côtés d’anciens combattants. Les partisans de la pluralité des tactiques collaborèrent avec ceux de la non-violence pour bloquer les ports d’Olympia et de San Francisco et le chargement de navires en équipements militaires. Cependant, généralement, les pacifistes excluaient les personnes non pacifistes des grandes manifestations ; ils leur refusaient tout soutien et les laissaient se débrouiller seules quand les forces de l’ordre entraient en scène. Concrètement, le blocus du port de San Francisco fut la seule action où des manifestants employèrent plusieurs tactiques. Mais, de manière assez prévisible, les leaders non-violents de la manifestation le nièrent et déclarèrent que l’action représentait une victoire pour les méthodes pacifiques.

Le mouvement ne parvint don pas à arrêter la guerre. Le peuple irakien résista de son mieux à l’invasion et à l’occupation, et les méthodes choisies impliquaient majoritairement l’utilisation d’armes. Certains Irakiens adhéraient à une idéologie fondamentaliste et autoritaire, beaucoup étaient de gauche et quelques-uns étaient anti-autoritaire. Néanmoins, les pacifistes et les partisans de la non-violence qui avaient manifesté leur opposition à la guerre ne s’intéressaient pas à la résistance irakienne ; le sort des Irakiens devint un sujet de discussion seulement à partir du moment où ceux-ci apparurent comme des victimes. Il est intéressant de noter l’opinion publique américaine ne manifesta son opposition à la guerre et à l’occupation – opposition qui devint finalement un enjeu électoral majeur permettant à Barack Obama de l’emporter avec un programme de retrait des troupes – que lorsque l’armée américaine commença à subir d’importantes pertes face à une résistance armée irakienne efficace. Rien de surprenant, cela dit, car le même scénario s’était déjà produit lors de la guerre du Vietnam.

Le fait est qu’un immense gouffre sépara la résistance armée de l’Irak et le mouvement mondial contre la guerre, lequel était majoritairement non-violent.

a. Globalement, il s’agissait simplement d’un mouvement d’opposition qui ne proposa aucune nouvelle forme de relations sociales.

b. Le message véhiculé par le mouvement se réduisait à un simple mot, « non », ce qui peut difficilement constituer une idée dans un monde où la colonisation, la domination et les massacres peuvent être perpétrés de bien d’autres manières que par l’invasion militaire comme en Irak. Dans la mesure où ce mouvement s’évanouit presque du jour au lendemain, ce « non » pacifique ne peut être considéré comme source d’inspiration, pas même aux yeux des participants.

c. Le mouvement fut soutenu par l’élite des artistes (des acteurs et autres célébrités), des riches progressistes, une partie des médias de masse et de nombreux partis politiques et institutions élitistes.

d. Le mouvement n’a rien accompli : il ne permit pas d’arrêter, de limiter la guerre, ou de mettre fin à l’occupation, et, s’il eut un impact sur la vie de ses membres, il n’en reste apparemment aucune trace puisqu’ils abandonnèrent rapidement.

8. Les « révolutions de couleur »

En 2000, l’organisation citoyenne des jeunes Otpor (« résistance » en serbe) dirigea en Serbie un mouvement familièrement appelé la « révolution des bulldozers » qui entraina l’éviction du président Slobodan Milošević. Son modèle d’organisation non-violent fut le même que celui qui conduisit plus tard à un changement de régime en Géorgie en 2003, lors de la « révolution des roses », et en Ukraine en 2004 lors de la « révolution orange ».

En raison de leurs importantes similitudes, je traiterai les trois mouvements simultanément, mais le chapitre 4 propose une étude plus poussée de chacun d’eux. Ces mouvements non-violents, qui sont parvenus à chasser le parti politique du pouvoir, affichent tout de même un score plutôt mauvais à l’aune des critères d’évaluation d’un mouvement révolutionnaire efficace.

a. Ces mouvements ne participèrent pas à la mise en œuvre de nouvelles relations sociales. Même s’ils occupèrent souvent des zones centrales au sein des capitales, les manifestants ne tentèrent aucune pratique d’auto-organisation, car les objectifs qui les unissaient étaient de contester des élections frauduleuses et d’amener au pouvoir le parti de l’opposition.

b. Ces mouvements ne permirent pas de diffuser de nouvelles idées. Ils mobilisèrent les gens sur la base du plus petit dénominateur politique commun. En Ukraine, par exemple, leur slogan était « oui ! » et leur symbole la couleur orange. Leurs critiques sociales restèrent superficielles.

c. Ces mouvements reçurent le soutien de l’élite, et prospérèrent grâce à elle. Soutenus aussi par les médias, ils étaient en relation directe avec le principal parti politique d’opposition de leur pays, et fiancés par le gouvernement américain ou par de riches financiers, comme le milliardaire George Soros (voir le chapitre 8). Sans ces soutiens massifs, ces mouvements n’auraient probablement pas été remarqués.

d. Ces mouvements ne permirent pas d’améliorer la qualité de vie ni la transparence des gouvernements concernés. Quelques années après les pseudo-révolutions, les conditions économiques du peuple demeuraient inchangées, tout comme la corruption politique et l’élitisme.

9. La « révolution bleue » au Koweït et la « révolution du cèdre » au Liban (2005)

En 2005 surgirent des manifestations non-violentes, inspirées par les méthodes des « révolutions de couleur », afin de réclamer le droit de vote pour les femmes au Koweït, et pour mettre fin à l’occupation militaire syrienne au Liban.

a. En octroyant aux femmes le droit de vote, et donc leur pleine citoyenneté, la « révolution bleue » permit effectivement de modifier les relations sociales au Koweït. Toutefois, le type de relation sociale que reproduit le système du vote est source d’aliénation et de passivité plutôt que d’auto-organisation et de bien-être collectif. Le mouvement libanais, en revanche, similaire aux autres « révolutions de couleur », n’apporta pas vraiment des changements aux relations sociales.

b. Aucun des deux mouvements ne diffusa de nouvelles idées ou des critiques sociales. L’idée selon laquelle le droit de vote devait être accordé aux femmes était une évidence que le gouvernement accepta rapidement. Cependant, celles de l’égalité entre les femmes et les hommes, de l’autonomie des premières par rapport aux seconds, ne se sont pas encore imposées au Koweït.

c. Les deux mouvements furent soutenus par l’élite. D’une part, le gouvernement koweïtien était en effet quelque peu embarrassé, au plan international, de ne pas reconnaître aux femmes le droit de vote. D’autre part, une grande partie du mouvement libanais était favorable à l’indépendance du Liban par rapport à la Syrie.

d. En général, le droit de vote n’améliore pas la vie des gens, bien que le fait d’être considéré comme un citoyen au même niveau que les autres puisse augmenter leur bien-être psychologique. En ce qui concerne le Liban, la fin de l’occupation militaire améliora en effet la vie des gens, mais la Syrie continua à maintenir une forte influence sur le pays. Dans les deux cas, ces améliorations ne constituaient pas un changement révolutionnaire dans la société, car elles ne portaient pas atteinte à l’État et au capitalisme, tandis que le patriarcat en fut à peine secoué.

10. Les émeutes des banlieues françaises en 2005

En octobre 2005, le décès de deux adolescents poursuivis par la police déclencha un mois d’émeutes dans les banlieues et les quartiers pauvres de nombreuses villes françaises : voitures, bâtiments gouvernementaux et écoles incendiés, attaques contre la police. Les médias, le gouvernement et la gauche traitèrent les émeutes comme un phénomène totalement irrationnel et les réprimèrent par diverses manœuvres policières et politiques. Les émeutiers ne revendiquaient rien et n’étaient dirigés par personne.

a. Les émeutiers s’emparèrent de la rue, mais leurs actions se limitèrent à des agressions et des incendies. Toutefois, le point important est que des jeunes marginalisés des quartiers issus de l’immigration, s’autoorganisèrent pour lutter contre un système qui n’a su leur offrir que le racisme et la précarité. De plus, le fait de gagner en capacité à se défendre constitue assurément un changement dans les relations sociales.

b. Ce point n’est pas très concluant non plus. Les émeutes permirent de mettre en lumière les problèmes majeurs du racisme, de la pauvreté et de la violence policière au cœur d’un pays riche. La révolte des jeunes des banlieues reflétait une vive condamnation de la démocratie et du capitalisme. Mais globalement, les révoltés n’essayaient pas de communiquer avec le monde extérieur, laissant chacun interpréter leur révolte comme il l’entendait. Le milieu du hip-hop fut peut-être le plus influencé par les émeutes.

c. Ils ne furent absolument pas soutenus par l’élite.

d. Comme ils avaient incendié leurs propres quartiers, les banlieusards firent l’objet de critiques d’un grand cynisme de la part des riches. Cela dit, ils poussèrent la police à y réfléchir à deux fois avant de les agresser.

11. La guerre de l’eau et la guerre du gaz en Bolivie (2000)

En 2000, des centaines de milliers d’habitants de Cochabamba de Bolivie se soulevèrent contre la police et l’armée pour prendre le contrôle de la ville et empêcher la privatisation de l’approvisionnement en eau potable. Depuis des années, les quartiers pauvres de Cochabamba, organisés en « comités de l’eau », avaient déjà recours à l’action directe pour construire leur propre infrastructure de gestion de l’eau, subvenant eux même à leurs besoins sans intervention des gouvernements et des entreprises privées. En 2003, le pays entier se révolta, bloquant les autoroutes et combattant l’armée, cette fois ci pour empêcher la privatisation des réserves de gaz naturel. Malgré la mort de dizaines de personnes durant les combats, les contestations tenaient bon et eut raison des forces gouvernementales. Dans de nombreux villages indigènes, le maire – souvent l’unique représentant du gouvernement dans le village – avait été lynché par les villageois, lesquels agissent alors directement pour la préservation de l’autonomie des indigènes et contre les ingérences néocoloniales.

Ces actions cumulées permirent ainsi d’en finir avec la longue histoire de la dictature militaire, de préserver l’autonomie des indigènes face au colonialisme et d’inverser la progression du néolibéralisme dont les experts affirmaient alors qu’elle était inéluctable.

a. Ces mouvements violents permirent de conquérir et de défendre avec succès des espaces d’auto-organisation en faveur de modes de vie plus communautaires et de leur culture indigène.

b. Les luttes locales de 2000 inspirèrent des luttes ultérieures à un niveau national, lesquelles inspirèrent à travers le monde d’autres mouvements contre la mondialisation.

c. Jusqu’en 2003, le mouvement ne bénéficiait guère du soutien de l’élite. Par la suite, un parti politique formé de syndicats et d’autres organisations issues du mouvement fut soudainement « pris au sérieux » et soutenu par l’élite, puis élu au pouvoir. Ce parti politique réussit là où l’armée avait échouée : il récupéra les mouvements sociaux et remit les projets néolibéraux sur les rails.

d. Ces divers soulèvements eurent plusieurs effets positifs concrets du point de vue de la qualité de vie des gens, de leur aptitude psychologique à tenir tête au gouvernement et de leur résistance contre les assauts du colonialisme sur leur culture.

12. La « révolution des tulipes » au Kirghizistan (2005)

Au départ, la « révolution des tulipes » s’annonçait comme une nouvelle « révolution de couleur » non-violente. Mais l’opposition n’était ni unifiée, ni suffisamment disciplinée pour pouvoir imposer au mouvement une forme non-violente stricte ou même une stratégie unique. En fait, les contestataires ne s’étaient même pas mis d’accord avec un slogan ou une couleur ; on parlait indistinctement de « révolution rose », de « révolution des citrons », ou de « révolution des jonquilles ». C’est le président kirghize, évincé par la suite, qui avait proposé l’appellation « révolution des tulipes ».

En mars 2005, tandis que la police tentait de refouler une manifestation contre des élections législatives jugées frauduleuses, les événements dégénérèrent : des policiers essuyèrent des jets de pierres et de cocktails Molotov et furent passés à tabac par la foule qui prenait d’assaut des bâtiments du gouvernement. Le changement de régime fut effectif lorsque la police et l’armée furent débordées par d’énormes manifestations dans la capitale, et que la foule s’empara de nombreux bâtiments du gouvernement, forçant le président Askar Akaïev à fuir le pays en hélicoptère.

Cependant, les revendications du mouvement étant de nature purement électorale, la victoire fut proclamée dès qu’un politicien de l’opposition put être installé au pouvoir. La contestation ne chercha pas à mettre en pratique de nouveaux types de relations sociales ni à diffuser la moindre critique sociale. Quelques années plus tard, les mêmes problèmes persistaient, tout le monde était complètement désabusé. Rien n’avait changé.

a. Le mouvement ne mit pas en pratique de nouvelles relations sociales

b. Il ne diffusa aucune critique sociale, hormis des accusations de corruption.

c. Il bénéficiait d’un soutien partiel de l’élite.

d. Il réussit à évincer un gouvernement, mais pas à changer le système sous-jacent.

13. La révolte d’Oaxaca (2006)

En 2006, des autochtones, des enseignants et des ouvriers e l’État d’Oaxaca, dans le sud du Mexique, se soulevèrent contre le gouvernement. Les insurgés érigèrent des barricades, expulsèrent la police de certaines zones, organisèrent des assemblées et des festivals culturels indigènes et libérèrent des villages. Ainsi, une grande partie d’Oaxaca fut autonome pendant six mois. À la toute fin de l’insurrection, des politiciens du mouvement, qui avaient réussi à prendre le contrôle de l’assemblée centrale, convainquirent les insurgés de ne pas riposter contre l’assaut de l’armée, et cela en dépit du fait que, pendant plusieurs mois, le mouvement avait été globalement combatif plutôt que non-violent, n’hésitant pas à recourir aux lance-pierres et aux cocktails Molotov.

a. La révolte d’Oaxaca fut l’un des mouvements les plus efficaces des dernières années, concernant la conquête de nouveaux espaces, la pratique de nouvelles relations sociales, la contestation de l’autorité du gouvernement, du capitalisme et de ses privatisations, du sexisme et du racisme colonial. Les insurgés purent expérimenter des formes horizontales d’auto-organisation et mettre en place des moyens collectifs pour se nourrir et prendre soin d’eux-mêmes. La plupart de ces formes d’organisation étaient d’origine indigène.

b. La révolte permit la diffusion d’idées nouvelles et servit d’exemple d’auto-organisation à d’autres mouvements, ailleurs au Mexique et dans le monde. Des textes issus de ce mouvement et des entretiens avec leurs participants furent traduits en plusieurs langue.

c. Le mouvement n’avait pas le soutien de l’élite. Il fut calomnié par les médias et attaqué par la police, les paramilitaires et l’armée.

d. Tant qu’elle dura, la révolte permit d’améliorer significativement la qualité de vie des gens dans un sens révolutionnaire. Il est probable que quelques-unes des expériences de 2006 soient encore aujourd’hui une source d’inspiration pour les luttes sociales en cours à Oaxaca.

14. Le mouvement contre le CPE (2006)

Dans toute la France, en février, mars et avril 2006, des millions de jeunes se mobilisèrent contre la nouvelle loi CPE (Contrat première embauche). Cette mesure d’austérité, qui représentait un recul considérable par rapport à des décennies de lois de protection des travailleurs, permettait aux patrons de licencier les jeunes travailleurs sans aucune restriction ou presque et aggravait leur précarité. Étudiants et lycéens occupèrent des universités et des bâtiments gouvernementaux, bloquèrent des rues et des autoroutes, manifestèrent pacifiquement ou participèrent à des émeutes, incendièrent des voitures, firent grève et combattirent la police. Dans les universités occupées, les étudiants mirent en place des assemblées et débattirent de questions qui allaient bien au-delà du problème spécifique que la loi CPE, critiquant le travail salarié, le capitalisme et l’organisation de la vie en général. En fin de compte, le mouvement parvint à faire reculer le projet de loi.

a. Les grévistes, les manifestants et les émeutiers conquirent un espace où expérimenter l’auto-organisation et discuter de nouvelles perspectives sociales.

b. Le mouvement revitalisa les mouvances anticapitalistes en France et permit de diffuser diverses critiques sociales et économiques.

c. Le mouvement, qui n’avait pas le soutien de l’élite, fut généralement infantilisé ou passé sous silence par les médias.

d. Le mouvement vint à bout d’un projet de loi qui aurait grandement détérioré les conditions des travailleurs.

15. La « révolution de safran » au Myanmar (2007)

Lorsque le gouvernement dictatorial du Myanmar (Birmanie) supprima les aides financières au carburant en août 2007, entraînant une augmentation du prix de 66 %, de nombreux étudiants, militants politiques, femmes et moines bouddhistes descendirent dans la rue pour protester de manière non-violente. Les manifestants avaient en effet pris soin de ne pas défier directement le régime militaire, car ils avaient été échaudés par la violentes répression du mouvement pro-démocratique, majoritairement pacifique, contre le coup d’État de 1988, ayant fait trois milles morts et des milliers d’autres victimes de la torture. En quelques mois, le gouvernement militaire maîtrisa les manifestations, procéda à des milliers d’arrestations et tua, selon les sources, entre treize et cent personnes.

a. Le mouvement ne fut pas en mesure d’occuper les rues et de créer des opportunités pour de nouvelles relations sociales. Par ailleurs, il ne parvint pas du tout à se protéger de la police.

b. Si le mouvement put exprimer son rejet des conditions économiques difficiles, il n’osa ni exprimer son opposition au gouvernement, ni proposer de nouvelles formes d’organisation sociale auxquelles aspirait pourtant très probablement une grande partie du mouvement.

c. On raconte que l’armée birmane était divisée quant à la façon d’agir face au mouvement de protestation. Ce qui est certain, c’est que le mouvement bénéficia d’un large soutien de l’élite à l’échelle internationale, et notamment de l’ONU. Quelles que fussent les idées ou les revendications susceptibles d’être associées au mouvement, celles-ci étaient diffusées presque exclusivement par les médias de masse internationaux. Cela créait par conséquent un décalage problématique, qui n’échappait pas aux observateurs les plus critiques, entre la réalité des revendications économiques des manifestants et l’entêtement des médias à présenter le mouvement comme uniquement pro-démocratique.

d. Le mouvement ne parvint pas à obtenir ses principales revendications : maintenir les aides financières gouvernementales au carburant et faire baisser le coût de la vie. Si la junte militaire est un jour remplacée par un gouvernement démocratique, il y a de fortes chances pour que ce changement soit attribué à ce mouvement de 2007, tandis que les mouvements rebelles armés, comme ceux de la minorité ethnique Karen, seront exclus des livres d’Histoire. Si un tel changement devait se produire au Myanmar, ce serait principalement sous la pression des autres pays et des institutions internationales. Partout dans le monde, on constate une tendance des gouvernements militaires à entamer d’eux-mêmes une transition démocratique, parce que les gouvernements soi-disant démocratiques tendent à être plus table et permettent aux élites de s’enrichir plus que dans une dictature. Toutefois, pour ses habitants, la pauvreté, le coût de la vie et les aléas du marché capitaliste mondial seraient toujours d’actualité même sous un régime démocratique.

16. Les émeutes en Grèce (2008)

Le 6 décembre 2008, la police d’Athènes tua un adolescent dans le quartier anarchiste d’Exárcheia. Cette même nuit, des émeutes éclatèrent dans plusieurs grandes villes, se transformant rapidement en une insurrection générale qui dura près d’un mois et demi. Des millions de personnes se révoltèrent, jeunes ou moins jeunes, immigrants et citoyens. Les incendies contre les banques ou les commissariats de police, qui sont habituellement l’apanage des anarchistes, furent instantanément généralisés au point de devenir banals. D’après certains témoignages, bien peu de commissariats de police dans le pays réchappèrent aux attaques. L’insurrection, qui rassembla toute la population grecque inspira de nombreuses personnes à travers le monde, montra que la maxime pacifique selon laquelle « la violence aliène les gens » ne tenait pas la route. L’élan du soulèvement galvanisa les luttes sociales dans tout le pays et les portèrent à un plus haut niveau[39].

a. L’élan créé par l’insurrection conduisit directement à l’occupation de nombreux immeubles abandonnés, de bâtiments gouvernementaux et de terrains vagues. Les espaces occupés furent utilisés pour y installer des centres sociaux, des assemblées de quartier, des jardin communautaires, des assemblées d’artistes ou de journalistes critiques, de personnel médical, etc. Il est important de noter que la première assemblée de quartier à Athènes avait été créée au plus fort d’une précédente lutte durant laquelle l’action directe, la confrontation avec la police et le sabotage avaient joué un rôle décisif.

b. L’insurrection grecque stimula les activités anarchistes dans plusieurs pays, elle dissémina des idées anarchistes et influença fortement les théories de l’insurrection, renouvelant les débats sur la clandestinité et les petits groupes armés. Elle diffusa également des concepts repris par la suite en tant que composants spécifiques des luttes révolutionnaires, comme l’occupation des espaces publics, les syndicats de base ou les mouvements offensifs. L’insurrection inspira même des partisans de la non-violence comme Chris Hedges, qui, plus tard, se rangea de nouveau du côté de la loi et de l’ordre quand les choses dégénérèrent près de chez lui (voir le chapitre 8).

c. L’insurrection ne bénéficia d’aucun soutien de l’élite. Les partis les plus à gauche qui essayèrent de la récupérer et de la pacifier essuyèrent une rebuffade. La police tenta de la réprimer, mais fut battue et repoussée. Lorsque l’armée tenta de l’intimider, ses propres soldats déclarèrent dans une lettre publique qu’ils remettaient leurs armes aux insurgés. Les universitaires essayèrent de la justifier, mais furent dédaignés. En réponse aux calomnies des médias, les insurgés répondirent en taguant les murs. Cependant, les médias furent la plus efficace de toutes les instances de contrôle : au bout d’un mois, ils réussirent à changer une grande partie des participants en spectateurs impuissants, puis se lancèrent dans une grande campagne encourageant ouvertement les idéologies fascistes de droite, ce qui, au fil des ans, affaibli les luttes sociales.

d. Le message clair que l’insurrection adressa à la police était qu’elle ne pouvait plus tuer impunément (ou, en tout cas, pas sans quelques efforts de dissimulation) et qu’elle pouvait être vaincue, contrairement à l’argument pacifiste affirmant qu’on ne peut pas surmonter les forces armées de l’État. Grâce à l’insurrection, on vit fleurir de nombreuses assemblées de quartier, des centres sociaux, des jardins communautaires. Par ailleurs, des incendies détruisirent des registres fiscaux et des registres de dettes, et des pillages furent organisés dans le but de mettre les denrées alimentaires coûteuses à la disposition des pauvres. Bref, dans les mois qui suivirent l’insurrection, les gens (à l’exception des policiers, des politiciens et des riches) paraissaient bien plus heureux qu’avant.

17. Les rassemblements de Bersih en Malaisie (2007, 2009, 2012)

Les rassemblements pro-démocratiques de Bersih eurent lieu en Malaisie en 2007, 2009 et 2012. Les revendications des manifestants étaient purement formelles, toutes liées à la réforme électorale et motivées par le désir d’en finir avec le règne de la coalition politique Barisian Nasional en place depuis des décennies. Les deux premiers rassemblements, qui comptèrent plusieurs dizaines de milliers de participants, furent exclusivement pacifiques, tandis que le rassemblement appelé « Bersih 3.0 » fut précédé d’une fatwa, un appel à la révolte lancé par l’une des organisations musulmanes participantes. Beaucoup plus important, le Bersih 3.0 attira des centaines de milliers de participants et impliqua quelques émeutes et luttes contre les agressions de la police (dont une vingtaine d’officiers furent blessés), ce qui réfute encore une fois l’affirmation selon laquelle les mouvements violents font fuir les manifestants. Depuis 2013, en raison du soutien médiatique continu du mouvement, le gouvernement malaisien a assoupli sa répression et autorisé les rassemblements sans procéder à des arrestations[40].

a. En tant que mouvement démocratique formaliste, les rassemblements de Bersih n’impliquèrent aucun changement dans les relations sociales en Malaisie

b. Les rassemblements de Bersih ne furent liés à aucune critique sociale ni à aucune volonté de changer la société. Au contraire, ils avaient pour but d’installer au pouvoir une nouvelle brochette de représentants. Le mouvement ne diffusa pas d’idées nouvelles.

c. Les rassemblements de Bersih furent soutenus et organisés par des médias, des ONG, des partis politiques, des organisations religieuses et une partie de la bourgeoisie. Les ONG et les médias n’eurent de cesse de discipliner le mouvement et de le maintenir exclusivement dans la non-violence. Les organisations religieuses, en revanche, étaient plus ambiguës à cet égard.

d. En tant que mouvement purement démocratique réduisant intentionnellement des problématiques de qualité de vie à des questions de représentation, il n’obtint aucun avantage concret.

18. La grève générale en Guadeloupe et en Martinique (2009)

En janvier 2009, une grève générale éclata en Guadeloupe et en Martinique. En raison de leur dépendance économique forcée envers l’industrie du tourisme, les conditions de vie des Antillais sont médiocres, le coût de la vie est élevé, les salaires bas, les emplois précaires et de courte durée, et leurs îles sont transformées en zoos exotique pour vacanciers. En fond, des tensions raciales viennent alimenter le conflit, ainsi que les sentiments anticolonialistes des descendants d’esclaves noirs à l’encontre des colons français et des riches touristes blancs auxquels ces colonies profitent.

Comme le taux de chômage dépassait de toute manière les 50 %, les grévistes choisirent judicieusement de compléter le blocus de l’économie par des tactiques plus énergiques. Après quatre semaines de négociations infructueuses, les Antillais passèrent à la vitesse supérieure : émeutes, incendies de voitures et d’entreprises, jets de pierres et, finalement, feu sur la police.

Seulement trois jours après, les autorités françaises revinrent à la table des négociations avec des propositions plus intéressantes : augmentation de deux cents euros par mois des salaires les plus bas et adoption des principales revendications des grévistes. Le conservateur et autoritaire Nicolas Sarkozy, alors président, adopta un ton plus accommodant face aux émeutiers et promit de revoir la politique de la France dans toutes ses colonies.

a. Même si l’auto-organisation et la collectivisation ne faisaient pas partie des motivations initiales de soulèvement, une contestation directe de la domination de l’élite blanche se développa au cours des manifestations, forçant le pays colonisateur à faire preuve de plus d’humilité à la table des négociations.

b. Les grèves en Guadeloupe et en Martinique suscitèrent un élan de solidarité dans d’autres colonies françaises, de la Réunion à la Guyane française.

c. L’élite des îles et celle de la métropole étaient opposées aux grèves et aux émeutes.

d. Comme nous l’avons rappelé, ces actions permirent de satisfaire les revendications des grévistes et modifièrent l’équilibre du pouvoir entre les différentes classes sociales et raciales des îles. En quelques jours seulement, les émeutiers obtinrent ce qu’ils voulaient.

19. Le mouvement étudiant au Royaume-Uni (2010)

À l’automne 2010, des dizaines de milliers d’étudiants au Royaume-Uni, manifestèrent contre une nouvelle loi de réduction du financement des études supérieures par l’État, doublant ainsi le montant des frais de scolarité. Les principales manifestations, qui eurent lieu en novembre, furent organisées conjointement par le National Union of Students et le University and College Union qui appelèrent à la non-violence. Au départ, la majorité des étudiants adoptèrent des méthodes plus combatives, causant des dommages matériels, combattant la police ou occupant des bâtiments gouvernementaux. Loin d’être une « petite minorité », les quelques milliers de manifestant réussirent à repousser la police pendant la marche du 10 novembre ; ils encerclèrent et occupèrent le QG de campagne du parti conservateur, brisant les vitres et allumant des feux, taguant les murs ou lançant des objets sur la police, tout cela en chantant « Grèce ! France ! Maintenant c’est à nous ! ».

Dans le but de contrôler les manifestations, la police londonienne malmena les manifestants pacifiques aussi bien que ceux qui se livraient à des actions illégales. Les dirigeants du NUS et de l’UCU, ainsi que les médias, les politiciens et les porte-parole de la police, s’exprimèrent tous en faveur de la non-violence, condamnant les actes de destruction matérielle dont ils rejetaient la faute sur une minorité extérieur au mouvement. Cependant, malgré un renforcement des forces de l’ordre, cette troïka de représentants du gouvernement, de médias et de leaders potentiels du mouvement ne fut pas en mesure de convaincre les manifestants d’être non-violents lors des manifestations ultérieures : bien au contraire, la fréquence des émeutes, des attaques contre la police, du vandalisme et des destructions de bien augmenta. Lorsque le gouvernement approuva les mesures d’austérité proposées le 9 décembre, les étudiants manifestants déclenchèrent une nouvelle vague d’émeutes, brisant les vitres du Trésor de Sa Majesté, franchissant les encerclements policiers et égratignant le cortège automobile du prince Charles et la duchesse Camilla.

La popularité des dirigeant des syndicats étudiants souffrit beaucoup de leur collaboration avec la police et de la dénonciation des émeutiers. Lors d’un discours du président du NUS, Aaron Porter, des étudiants le huèrent et se précipitèrent sur la scène pour l’interrompre. Loin de la majorité virtuelle construite par les médias, toujours favorable au pacifisme des populations en bas de la pyramide sociale, les dégâts matériels, les occupations et les combats contre la police étaient bel et bien une volonté collective du mouvement étudiant. Comme toujours, les actions des premiers activistes s’écartant des formes de contestations autorisées par la loi furent source d’importantes controverses, mais cette minorité se développa rapidement et eut un effet dynamisant sur le mouvement.

Alors que les partisans de la non-violence s’empressaient, comme à leur habitude, de faire de la violence l’apanage des jeunes hommes blancs (souvent qualifiés péjorativement de « gâtés » ou de « classe moyenne »), le Daily Mail exprima sa surprise (le 25 novembre 2010) quand on découvrit que les émeutiers les plus agressifs, qui « menaient la charge », étaient en fait de jeunes femmes.

a. Le mouvement étudiant se concentra sur la contestation des mesures d’austérité, plutôt que l’organisation autonome de l’éducation, la conquête de nouveaux terrains de liberté ou la pratique de nouvelles relations sociales.

b. D’une manière générale, le mouvement n’exprima aucune critique sociale au-delà de son opposition aux mesures d’austérités. Toutefois, après les émeutes du 10 novembre, une discussion fut ouverte au sein du mouvement sur les tactiques acceptables, et nombreux furent les défenseurs des occupations. Lors des manifestations suivantes, des universités et des bâtiments gouvernementaux furent occupés dans plusieurs villes.

c. Même si la branche non-violente du mouvement étudiant bénéficia d’un soutien symbolique de l’élite, il y avait au sein du gouvernement un consensus en faveur d’une certaine austérité.

d. Les mesures d’austérité finirent par être adoptées en Angleterre, mais l’Assemblée nationale du pays de Galles décida, en réponse aux manifestations, de ne pas augmenter les frais de scolarité.

20. La révolution tunisienne (2011)

Première révolution du Printemps arabe, la révolution tunisienne fut déclenchée par l’auto immolation de Mohamed Bouazizi le 17 décembre 2010. Ce vendeur ambulant de fruits et légumes, qui avait été maltraité par une policière, dépossédé de ses marchandises, donc privé de sa seule source de revenus, se rendit au siège de la wilaya (gouvernorat) et s’immolât par le feu. Sa mort deux semaines plus tard déclencha quelques manifestations que la police tenta d’étouffer à l’aide de gaz lacrymogènes. Deux autres précaires parmi les manifestants se suicidèrent, tandis que les balles de la police en tuèrent encore plusieurs autres. Chaque jour, de petits groupes de manifestants descendaient dans la rue, lassés des humiliations et des brutalités policières, de la pauvreté et de l’absence de liberté d’expression. Des syndicats et des étudiants s’impliquèrent alors dans les manifestations. Le 3 janvier, une bombe lacrymogène de la police atterrit dans une mosquée. En réaction, les manifestants brûlèrent des pneus et attaquèrent les bureaux du parti au pouvoir. Dès lors, le soulèvement explosa (ce qui réfute encore le cliché pacifiste selon lequel « la violence aliène les gens » et montre comment les émeutes et la lutte contre l’autorité galvanisent les luttes sociales et permettent de gagner le soutien de ceux qui se méfient du système). Manifestations, grèves et émeutes se répandirent dans toute la Tunisie. Onze jours plus tard, le président Ben Ali, au pouvoir depuis 1987, dut fuir le pays. Méprisant le couvre-feu militaire, les manifestants continuèrent à occuper les rues jusqu’à l’effondrement complet du parti au pouvoir. Au total, 338 personnes moururent, pour la plupart à cause de la répression policière.

a. Même si les espaces autoorganisés jouèrent probablement un rôle bien plus important dans la révolution en Égypte, les relations de pouvoir entre le peuple tunisien et le gouvernement changèrent radicalement. Les gens reconquirent une capacité d’opposition et de diffusion de discours critiques. Les luttes ouvrières devenaient de plus en plus vigoureuses et fréquentes, et à présent les travailleurs organisent régulièrement des blocus et des manifestations dans le but de faire pression sur les employeurs, tandis que les institutions financières et les magazines économiques ne manquent pas de déplorer les effets de la révolution sur la « compétitivité » de la Tunisie et la « flexibilité du travail » (terme issu de la novlangue pour designer la vulnérabilité des travailleurs face aux patrons).

b. Alors que les médias occidentaux faisaient tout pour présenter les soulèvements nord-africains comme non-violents et essentiellement pro-démocratiques, la révolution déclencha au sein des pays arabophones une augmentation exponentielle des critiques du capitalisme et du gouvernement. De toute évidence, la révolution tunisienne incita d’autres peuples à agir.

c. Initialement, la révolution tunisienne, portée par des personnes pauvres ou marginalisées, n’avait pas le soutien de l’élite. Peu à peu, des syndicats, puis des travailleurs, prirent part aux manifestations. Comme les médias traditionnels, contrôlés par le gouvernement, s’opposèrent au mouvement et tentèrent de le réduire au silence, les rebelles mirent en place d’autres canaux de diffusion des informations. L’élite internationale ne soutint la révolution que lorsque sa nature de révolution ne pouvait plus être niée. Toutefois, il s’agissait d’un soutien manipulateur et déconnecté des motivations contestataires dans le but d’isoler le président Ben Ali et d’orienter le mouvement contre sa seule personne. Le soutien international visait à faire une pression sur les Tunisiens pour leur faire adopter une forme de lutte pacifique et confiné au politique. Enfin, à l’approche du triomphe de la révolution, les policiers, ceux-là mêmes qui avaient assassiné des rebelles, tentèrent de rejoindre le mouvement, prouvant une nouvelle fois leur lâcheté légendaire.

d. La révolution tunisienne ouvrit la voie à une grande diversité de formes nouvelles de lutte sociale : manifestation, libre expression, blocus, grèves, affrontements avec la police. Cependant, elle n’allait pas au-delà de la mise en place d’un gouvernement démocratique ; dès lors, la question de la précarité économique, l’une des principales motivations de la révolution, ne fut pas abordée. Le gouvernement démocratique se révèle tout aussi incapable de régler le problème de la violence et des humiliations policières. Néanmoins, le soulèvement populaire permit tout de même de faire comprendre aux policiers qu’ils ne pouvaient plus agir de manière aussi insultante qu’ils avaient coutume de le faire.

21. La révolution égyptienne (2011)

Déclenchée par la révolution tunisienne, la révolution égyptienne débuta le 25 janvier 2011, et, comme en Tunisie, elle se poursuivit après l’éviction de président Hosni Moubarak le 11 février. Tout comme la révolution tunisienne, le mouvement égyptien soulevait de nombreux problèmes économiques et sociaux censurés par les médias internationaux. Ces derniers minimisaient le caractère foncièrement anticapitaliste du soulèvement. De la même manière, les adeptes de la non-violence (incluant notamment le politologue américain Gene Sharp et le gouvernement américain) falsifièrent impunément la réalité et qualifièrent la lutte de non-violente.

Des millions d’Égyptiens firent grève, mirent en place des blocus, manifestèrent pacifiquement, participèrent à des émeutes, chargèrent la police, ripostèrent contre les attaques paramilitaires, distribuèrent des tracts, alimentèrent des blogs, et occupèrent de grandes places dans les villes. Initialement, ils furent inspirés par les luttes (violentes) en Tunisie et en Palestine, contrairement à ce qu’affirma Gene Sharp, le gourou blanc de la non-violence qui s’en attribua sans vergogne le mérite (vois aussi le chapitre 8). En Égypte, les manifestants incendièrent plus de quatre-vingt-dix commissariats, donnant du fil à retordre à la police. Ils se défendirent contre les voyous du gouvernement avec des bâtons et des pierres, tandis que de jeunes bénévoles collectaient des fonds sur la place Tahrir pour acheter l’essence nécessaire à la confection des cocktails Molotov, fondamentaux pour la lutte.

a. Grâce à l’expérience de terrain acquise lors des assemblées et durant l’occupation de la place Tahrir, de plus en plus de rebelles commencèrent à parler d’auto-organisation plutôt que d’élections. Pour beaucoup d’entre eux, cette révolution était le point de départ d’un mouvement contre le capitalisme et le patriarcat, mais aussi contre l’autoritarisme du nouveau gouvernement islamique. La position des femmes dans la société commença également à changer après leur participation directe au mouvement révolutionnaire.

b. Plus encore qu’en Tunisie, le soulèvement égyptien permit de diffuser dans les pays arabes voisins une critique du capitalisme, ainsi que des idées spécifiquement anarchistes qui s’inspirèrent d’autres soulèvements. L’occupation de la place Tahrir influença aussi directement le mouvement des « Indignados » en Espagne.

c. Comme ne Tunisie, le mouvement n’avait pas le soutien de l’élite à son commencement, mais au fur et à mesure, les médias et les gouvernements internationaux, ainsi que les partis politiques nationaux, sautèrent dans le train en marche pour tenter de l’orienter vers des formes non-violentes réformistes.

d. Les participants gagnèrent en autonomie, remirent en cause le pouvoir d’intimidation du gouvernement, ouvrirent le champ à de nouveaux types de lutte et commencèrent à changer le sort des femmes, des travailleurs et des musulmans dans la société égyptienne.

22. La première guerre civile libyenne (2011)

Bien que la révolution de 2011 en Libye commençât par un soulèvement populaire spontané, il est difficile de l’analyser comme une lutte sociale notamment en raison de l’intervention militaire étrangère qui y mit fin. La militarisation du conflit et le manque de communication directe entre les manifestants et les mouvements sociaux d’Europe et d’Amérique du Nord (contrairement aux soulèvements en Tunisie ou en Égypte où nous étions en lien direct avec les manifestants dès le début) ne me permirent pas de mesurer l’importance du caractère social du soulèvement. Quelle que fût la teneur sociale du mouvement, elle fut largement occultée par les intérêts militaires et la realpolitik. J’espère avoir tort, cependant il semble que la guerre eu un caractère principalement militaire. Ce n’est pas un problème propre aux mouvements révolutionnaires combatifs, car les « révolutions de couleur » non-violentes sont encore plus dénuées de contenu social, mais un problème lié au fait que le mouvement se focalise sur la conquête du pouvoir politique, qu’elle soit pacifique ou armée, démocratique ou militaire. Les mouvements révolutionnaires dont l’objectif est de mettre fin aux relations sociales oppressives ne doivent en aucun cas laisser les enjeux de pouvoir politique ou de victoire militaire prendre le pas sur les questions sociales. Cela ne veut pas dire que les mouvements révolutionnaires ne peuvent pas prendre les armes, mais simplement que, quels que soient les outils et l’arsenal que les révolutionnaires sont contraints d’employer, la révolution doit toujours avoir pour objectif de construire des relations sociales émancipatrices et non de conquérir un pouvoir politique. Le cas de la guerre civile libyenne nous rappelle bien que lorsqu’un État décide de déployer toute sa force militaire, les mouvements ne peuvent plus prétendre être non-violents. Ils doivent soit riposter, soit disparaître.

Comme on manque d’information et que le conflit en Libye devint en guerre par procuration entre puissances extérieurs, il n’est absolument pas pertinent d’y appliquer nos critères de mesure du caractère effectivement libérateur d’une lutte.

23. La guerre civile syrienne (depuis 2011)

En mars 2011, un soulèvement populaire commença après que la police eut arrêté et torturé des adolescents qui avaient tagué des slogans révolutionnaires sur les murs de leur école dans la ville de Deraa. Un petit groupe de personnes descendit dans la rue pour protester pacifiquement, et fut réprimé à balles réelles par la police. Le lendemain, la contestation repris de plus belle et les soldats essayèrent à nouveau de l’écraser. C’est à partir de là que la révolution pris de l’ampleur. Les méthodes pacifiques se révélèrent impuissantes face aux balles eu aux chars d’assauts. Ghiyath Matar, le militant pacifiste qui offrait des fleurs aux soldats, fut assassiné par les forces de l’ordre, démontrant au passage qu’une telle tactique ne peut être efficace (comme je le rappelle dans comment la non-violence protège l’État, une fleur ne peut en aucune façon empêcher d’un tir d’une arme à feu). Les gens commencèrent alors à s’armer et, peu à peu, le soulèvement populaire se transforma en guerre civile. La correspondante Lina Sinjab décrivit la situation pour la BBC :

« Mais au-delà de la violence, on sent un grand espoir. Parmi les civils s’est installé une solidarité sans précédent. Les gens partagent leurs maisons, leurs vêtements et leur nourriture – notamment avec les centaines de milliers de personnes déplacées par les combats. Avec les voix de l’opposition qui se font de plus en plus entendre, il y a comme un parfum de liberté presque palpable. Plus de trente nouvelles publications en ligne promeuvent la démocratie, malgré la répression. Dans certaines zones contrôlées par l’opposition, les civils et les rebelles organisent des conseils locaux pour faire fonctionner les services. Tandis que les Syriens commencèrent à penser l’après-guerre civile, quelques-uns manifestent contre les groupes rebelles qui commettent des abus ou qui, comme le Front al-Nostra, veulent islamiser la société. La Syrie qui s’est soulevée contre la tyrannie ne sera plus jamais la même[41] »

À partir de 2014, il devint évident que les fondamentalistes de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) représentaient désormais une force prépondérante au sein du soulèvement et qu’ils avaient pris le contrôle d’une grande partie du territoire syrien. Les fondamentalistes constituaient une occasion toute faite d’argumenter contre les rébellions violentes puisqu’ils représentent tout ce contre quoi les combattants pour la liberté veulent éviter : le totalitarisme, la brutalité, l’intolérance, les pratiques misogynes et génocidaires. Par ailleurs, les fondamentalistes étaient les seuls rebelles que l’élite soutenait, recevant moult financements et aides matérielles de la part du gouvernement turc, des États conservateurs du Golfe et du gouvernement syrien lui-même. Selon certaines sources, le régime de Bachar el-Assad aurait largement toléré l’EIIL[42], permettant aux fondamentalistes de s’en prendre aux factions les plus humanistes de la résistance, comme les Kurdes de Rojava, dont il sera question plus loin.

À l’instar de l’occupation américaine en Irak qui avait adopté une politique permettant aux fondamentalistes de l’emporter sur ce qui avait été au départ une résistance protéiforme, le gouvernement syrien put redorer son blason à l’international en encourageant le fondamentalisme et en donnant à voir une image monstrueuse de la rébellion, ce qui était impossible tant que la résistance était démocratique et sociale.

a. Ayant libéré une grande partie du pays, les rebelles syriens conquirent, de toute évidence, des territoires : cependant, la question de savoir s’ils ont mis en pratique de nouveaux types de relations sociales reste ouverte. Une partie du mouvement rebelle continue à lutter pour une société plus égalitaire, mais l’EIIL a pris le contrôle d’une grande partie du territoire conquis par les rebelles et instauré des relations sociales marquées par l’autoritarisme, l’intolérance et le patriarcat.

b. Tout comme d’autres contestations populaires du Printemps arabe, le soulèvement syrien inspira d’autres luttes pour la liberté. Toutefois, exception faite du Rojava et du Kurdistan syrien, il ne semble pas avoir été aussi efficace que la révolution égyptienne dans la diffusion de critiques sociales et d’idées nouvelles.

c. Au commencement, la contestation ne bénéficiait d’aucun appui de l’élite, mais, peu à peu, elle reçut un soutien grandissant d’une partie de l’élite locale n’appartenant pas au gouvernement en place, ainsi que celui des médias occidentaux et des gouvernements des pays de l’OTAN. L’aile autoritaire et fondamentaliste de la rébellion recevait, quant à elle, un soutien massif et d’importants financements de la part de plusieurs gouvernements régionaux.

d. Lorsqu’on évoque une sanglante guerre civile qui coûta la vie à plus de deux cent mille personnes, il est difficile de parler de gains ; néanmoins, l’article cité plus haut n’est pas dénué d’optimisme.

24. Le mouvement du « 15-M » et les grèves générales en Espagne (2010-2012)

Le 29 septembre 2010, des millions de personnes protestèrent contre la première vague de mesures d’austérité décidées par le gouvernement espagnol : manifestations, blocus, sabotage des infrastructures de transport et, dans quelques villes, émeutes, pillages et combats contre la police (voir également le chapitre 6 consacré au 15-M). Les fédérations syndicales anarchistes et les assemblées horizontales de quartier jouèrent un rôle important dans les préparatifs de la contestation. Les événements de cette première journée furent si vigoureux qu’ils déclenchèrent une importante série de manifestations et de grèves essentiellement anticapitalistes. D’autres grèves générales eurent lieu le 27 janvier 2011 et les 29 mars, 31 octobre et 14 novembre 2012. En parallèle, de violentes émeutes éclatèrent le 1er mai 2011 et, deux semaines plus tard, à compter du 15 mai, un mouvement d’occupation de places publiques directement inspiré du soulèvement égyptien se propagea dans toute l’Espagne, poussant des millions de personnes dans les rues de centaines de villes et de villages. Sur les places occupées se tenaient des assemblées ouvertes durant lesquelles les gens organisaient leur lutte et discutaient de questions matérielles de survie au quotidien. Le mouvement prit de nombreuses formes : prolifération d’assemblée de quartier, occupation des bâtiments vides par des personnes qui s’étaient retrouvées sans logement à la suite d’une saisie hypothécaire, occupation d’hôpitaux, blocages d’autoroutes et de bâtiments gouvernementaux, résistance collective contre les expulsions, les licenciements et la privatisation du système de santé et du système éducatif.

À travers le mouvement du 15-M (ainsi nommé parce que le phénomène d’occupation des places publiques commença le 15 mai), des militants non-violents de Madrid essayèrent d’orienter le mouvement anticapitaliste vers des revendications d’ordre strictement politique, notamment vers la réforme des lois électorales. Cette entreprise se fondait sur une présentation falsifiée du soulèvement égyptien décrit comme un mouvement non-violent construit sur des revendications uniquement politiques et électorales. Il y eut un grand débat sur la non-violence au sein du 15-M (que les aspirants à la direction de ce dernier tentèrent globalement de court-circuiter). Les médias de masse, les politiques et la police prirent systématiquement le parti de la non-violence. Avec le début des occupations des places publiques en mai 2011, ce qui fut au départ en partie un mouvement anticapitaliste combatif se transforma soudain en un mouvement massivement démocratique et non-violent. Toutefois, la participation des syndicats et des anarchistes, ainsi que les luttes contre les saisies de biens hypothéqués et les privatisations d’hôpitaux, remplacèrent progressivement les revendications naïves de réforme électorale par des critiques profondes du capitalisme et du gouvernement. À Barcelone, mais aussi dans d’autres villes espagnoles, l’évacuation policière brutale de la place de Catalunya et la totale impuissance de la résistance non-violente pour la défendre contribuèrent à affaiblir la mainmise de l’idéologie non-violente sur les discours relatifs aux stratégies du mouvement.

En quelques mois, la stratégie de la pluralité des tactiques gagna l’approbation assumée d’un nombre croissant de personnes. Les pacifistes traitèrent en criminels les anarchistes qui avaient agressé des politiciens durant le blocus du Parlement catalan en juin 2011, mais, lorsque ces anarchistes furent identifiés et arrêtés plusieurs mois plus tard, des milliers de personnes descendirent dans la rue pour manifester leur solidarité avec les prévenus. Au moment de la grève générale du 29 mars 2012, des centaines de milliers de personnes, qui avaient assez de la non-violence, participèrent à des émeutes urbaines qui secouèrent tout le pays. Lors de la grève générale suivante, les syndicats, sous la pression du gouvernement, prirent des mesures préventives contre les émeutes, en formant par exemple leur propre police de paix constituée de bénévoles afin de soutenir le travail des forces de l’ordre lors des manifestations. Bien que les personnes qui n’allaient pas travailler ce jour-là fussent nombreuses, la police contrôlait les rues et les gens repartaient avec un sentiment de défaite et d’impuissance. Les grèves pacifiques sont universellement considérées comme moins importantes que les grèves combatives d’autrefois. Au contraire, la grève générale du 29 mars 2012 suscita chez les manifestants un sentiment de liberté palpable : les gens souriaient, jouaient au milieu des flammes et riaient ensemble. De plus, elle déclencha une nouvelle vague d’activité contestataires, comme la manifestation très vigoureuse du 1er mai et la série de grèves générales d’octobre est de novembre. Toutefois, même si elles atteignaient un niveau de participation similaire à celle du 29 mars en nombre d’arrêts de travail, les grèves pacifiques ne parvinrent pas à convaincre les gens de se syndiquer, notamment après que les petits syndicats radicaux annoncèrent qu’ils se joignaient aux gros pour former une police de paix collaborant avec les forces de l’ordre afin de prévenir les émeutes. Dans la rue, l’ambiance n’était plus à l’euphorie, mais au désespoir, à la peur et au sentiment d’échec. Après cette expérience qui ne déboucha pas sur de nouvelles vagues de contestations, le pays entra dans une période de stagnation, de désorientation et de paix sociale. La manière dont les membres du gouvernement réagirent aux différentes manifestations montre bien que les grèves pacifiques représentaient à peine une menace pour eux. Après la grève du 29 mars, ils étaient sur la défensive, rejetant la faute sur d’autres, cherchant des excuses à leur perte de contrôle, se servant des médias pour vilipender les grévistes et annonçant de nouvelles mesures répressives (dont certaines furent abrogées après avoir suscité une forte opposition). Après la grève relativement pacifique de novembre, le gouvernement était beaucoup plus calme et posé : sa domination n’avait pas été remise en cause, son antagonisme avec la société n’avait pas été exposé de façon aussi claire.

a. Le mouvement protéiforme constitué du mouvement du 15-M, des grèves générales et des divers mouvements de contestation des mesures d’austérité fut probablement celui qui gagna le plus de terrain en Espagne depuis la fin de la dictature. Les gens remirent en cause la prérogative de l’État à exiger des permis pour l’utilisation de l’espace public, ils osèrent descendre dans la rue pour protester ou pour occuper des places afin d’y tenir des afin d’y tenir des meetings. Ils organisèrent des assemblées de quartier, des assemblées de travailleurs, occupèrent les hôpitaux et gérèrent de manière autonome et horizontale des centres de soins élémentaires, des jardins urbains, des logements collectifs et d’autres projets anticapitalistes.

b. Le mouvement répandit des idées anticapitalistes et anarchistes et des critiques du gouvernement démocratique dans toute la société espagnole et dans les pays voisins. Il incita d’autres populations à passer à l’action et inspira largement des mouvements similaires aux États-Unis et en Grèce.

c. D’une manière générale, les seules grandes institutions qui soutenaient le mouvement furent les gros syndicats, dont l’intervention avait surtout pour objectif d’instrumentaliser les masses pacifiques et de les amener à accepter docilement les compromis signés avec le gouvernement. Au départ, lorsque le mouvement du 15-M se limitait à des rassemblements non-violents, les médias lui accordèrent une attention soutenue, mais ils s’y opposèrent dès qu’il devint plus complexe et qu’il dépassa les limites de l’action non-violente.

d. Les assemblées de quartier permirent à de nombreuses personnes de rencontrer leurs voisins et de s’exercer à la prise de décision directe. De même, les assemblées qui se tenaient sur les places offraient aux gens l’occasion de pratiquer l’auto-organisation (à défaut de pouvoir expérimenter la prise de décision en raison de leur grand nombre). Pendant plus d’un mois, des zones sans présence policière furent aménagées, dans lesquels les immigrants purent être en sécurité. Grâce au mouvement contre les expulsions, de nombreuses personnes purent conserver leur logement et éviter de se retrouver à la rue. Les pillages des supermarchés permirent de nourrir gratuitement des pauvres. Par ailleurs, le mouvement contre la privatisation des soins de santé contribua à maintenir l’accès aux soins élémentaires dans plusieurs quartiers qui autrement en auraient été dépourvus.

25. Les manifestations contre l’austérité au Royaume-Uni

Bien que les manifestations de 2011 contre l’austérité aient peu de choses à voir avec un soulèvement populaire ou un mouvement révolutionnaire, je les évoque tout de même pour ne pas être accusé d’évincer les mouvements non-violents. Car après tout, de nombreux partisans de la non-violence pensent que l’importance d’un événement est fonction de son envergure et son pacifisme.

Le mouvement fut marqué par une grande journée de manifestation le 26 mars, réunissant cinq cent mille personnes dans les rues de Londres, puis une autre manifestation et une journée de grève le 30 juin, ainsi qu’une autre en novembre. Les manifestations furent tout à fait pacifiques. Selon les sondages, 52 % de la population était favorable à la contestation, alors que 55 % estimait que les réductions des dépenses publiques étaient nécessaires. Cependant, il faut bien comprendre que dans le cadre d’un sondage, « être favorable à un mouvement » ne signifie pas qu’on s’implique dans le mouvement, mais simplement qu’on aime assez l’idée pour choisir de répondre « oui » à la question. Voilà en quoi consiste le soutien démocratique qui sépare les idées des actions. On comprend bien ici à quel point une majorité passive peut être puissante et comme sont avisés les militants qui recherchent le soutien d’une majorité plutôt que celui d’une minorité engagée.

a. Le mouvement ne parvint pas, et ne chercha pas à créer de nouvelles relations sociales.

b. Il ne fut pas du tout question d’idées, mais seulement de restrictions budgétaires. Le mouvement ne déclencha pas d’autres mouvement ailleurs.

c. Le mouvement, qui fut principalement organisé par les grands syndicats et le Parti travailliste, eut le soutien d’une partie des médias.

d. Le mouvement n’obtint aucun changement de la politique gouvernementale, aucun retrait des mesures d’austérité, ni aucune amélioration dans la vie quotidienne des gens.

26. Les émeutes en Angleterre (2011)

En août 2011, des émeutes éclatèrent dans différentes villes d’Angleterre après l’assassinat, durant un contrôle routier, de Mark Duggan, un homme noir non armé. Selon la procédure habituelle, la police commença par mentir aux médias, affirmant que Mark Duggan avait ouvert le feu sur les policiers. Comme ils l’ont toujours fait et continueront de le faire, les médias se contentèrent de colporter ce mensonge sans aucune vérification. Lorsque les amis et la famille de Mark Duggan rétablirent la vérité sur cet incident, des émeutes éclatèrent dans le quartier londonien de Tottenham, puis se répandirent dans la ville et dans toute l’Angleterre. Les attaques des émeutiers, lesquels étaient de différentes couleurs de peau, ciblaient aussi bien la police que les bâtiments gouvernementaux, les magasins et les personnes perçues comme riches ou issues de la classe moyenne. Les émeutes, décrites comme une insurrection totale, furent aussi le théâtre de violences entre pauvres ou de violences opportunistes. Indépendamment du fait qu’une analyse sociale et une critique politique faisaient défaut à ces événements, leurs causes premières étaient évidentes, et l’on peut dire que le coût immense des émeutes pour le gouvernement et la police fut comme une façon de punir le meurtre. L’insurrection divisa la société anglaise en deux camps : le premier se rangea du côté de la loi et de l’ordre, qualifiant les émeutes de crimes et d’actes pathologiques, et se montrant favorable aux mesures sévères, comme ces contrôles qui déclenchèrent les émeutes ; d’autre part, le second camp rejetait le discours sécuritaire du gouvernement et compatissait avec les émeutiers, tout en essayant d’une certaine manière d’encourager un esprit de solidarité et une perspective révolutionnaire.

a. Pour autant que je sache, le mouvement n’instaura pas de nouvelles relations sociales, bien qu’il permît à des groupes de personnes du même quartier d’organiser ensemble des attaques contre la police, exorcisant l’aliénation et la peur ressenties habituellement.

b. Même si l’insurrection mit en évidence le rejet de la police, la réalité de l’exclusion sociale et l’échec des politiques de lutte contre la criminalité, elle ne diffusa aucune critique sociale. Toutefois, la révolte se révéla si puissante que des dizaines de milliers de personnes s’y engagèrent dans tout le pays.

c. Comme on pouvait s’y attendre, l’insurrection ne reçut pas le moindre soutien de la part de l’élite. Même les quelques personnes de gauche qui osèrent exprimer de la compassion pour les émeutiers traitèrent les événements comme un phénomène pathologique et pitoyable

d. Je n’ai pas été en mesure de déterminer si les émeutes conduisirent à une diminution de l’agressivité policière ou à d’autres changements concrets. Mais à tout le moins, elles sortirent temporairement de l’ombre ceux qui se révoltaient, mettant pour une fois la police sur la défensive. Les pillards prirent également des mesures directes pour améliorer leur situation économique.

27. Le mouvement Occupy (2011)

Similaire au mouvement espagnol d’occupation des places, mais à plus petite échelle et avec plus d’écervelés, le mouvement Occupy aux États-Unis s’étendit à toutes les villes du pays et se concentra sur les assemblées dans les parcs publics et sur les confrontations inévitables avec les autorités. Occupy Wall Street, la franchise d’origine, commença par un engagement à la non-violence ; mais, dans quelques autres villes, le mouvement respecta une pluralité de tactiques. Occupy Boston, un groupe qui soutenait diverse tactiques et qui utilisait certaines formes légères d’autodéfense pour résister à une tentative d’expulsion par la police, survécut à Occupy Wall Street pendant un mois entier. Occupy Oakland, loin d’être non-violent, déclencha une grève générale, diffusa des critiques du capitalisme qui dépassèrent la rhétorique populiste d’Occupy Wall Street, et perturba le fonctionnement du gouvernement et de l’économie bien plus que tout autre mouvement d’Occupy.

a. Dans une société hyper-aliénée, le mouvement Occupy donna aux gens (souvent pour la première dois de leur vie) une expérience de prise de décision collective et d’auto-organisation. Des milliers de personnes tenaient des assemblées, apprenaient à vivre ensemble, se nourrissaient les unes les autres, organisaient ensemble des manifestations et d’autres actions. Elles essayèrent de créer une atmosphère collective dans laquelle les comportements patriarcaux et racistes étaient remis en question et dépassés (la mesure dans laquelle elles progressèrent sur ce front est une question plus délicate, mais elles essayèrent dans de nombreuses villes). Étant donné la désintégration sociale aux États-Unis, si avancée que beaucoup d’occupants n’avaient jamais participé à un vrai débat auparavant, encore moins à une assemblée ou à un campement, le mouvement était plein d’une quantité innombrable d’expériences affreuses, misérables ou tout simplement absurdes. Cependant, comme cette abjection faisait partie intégrante de la société nord-américaine, Occupy constituait un pas en avant pour la surmonter. En somme, dans les espaces saisis par le mouvement, des relations sociales libératrices furent expérimentées, ne serait-ce que de manière très embryonnaire.

b. C’est triste de constater que le concept populiste des 99 %, faible ersatz de la conscience de classe, puisse passer pour une idée radicale, mais la conscience sociale aux États-Unis est si atrophiée que le succès d’un tel slogan peut néanmoins être considéré comme un exploit. Ce qui ne fait aucun doute, c’est que de nombreuses idées radicales et critiques sociales étaient débattues et diffusées dans l’espace du mouvement Occupy, et qu’elles étaient nouvelles pour de nombreux participants. L’exemple d’Occupy Wall Street incita les gens à mener des actions similaires dans d’autres villes du pays.

c. De nombreux universitaires, des médias et même quelques gouvernements municipaux présentaient Occupy sous un jour positif, essayant d’obtenir ses faveurs et d’influencer son cours. Cette intervention de l’élite poussait toujours dans le sens du maintien d’une non-violence stricte et d’une formulation de doléances.

d. Au cours d’Occupy, des centaines de sans-abris purent dormir un peu mieux, sachant qu’ils avaient un endroit relativement à l’abri de la police. Les gens partageaient également des ressources, notamment de la nourriture. Cependant, ce mouvement n’a probablement pas conduit à des résultats durables.

28. Les manifestations étudiantes au Chili (2011-2014)

Des millions d’étudiants et de lycéens descendirent dans les rues des villes chiliennes à partir de mai 2011 pour protester contre le sous-financement de l’éducation et le manque d’universités publiques. Les étudiants organisèrent des manifestations, des grèves et des émeutes massives. Ils érigèrent des barricades, combattirent la police – parfois la mettant en fuite -, attaquèrent des banques et incendièrent même un supermarché. Les anarchistes ont influencé en partie le mouvement, poussant de nombreux étudiants à adopter des tactiques anarchistes. Au moment où j’écris ces lignes, le mouvement est toujours en cours, avec d’importantes manifestations en août et octobre 2014.

a. Les élèves ont occupé des écoles et des lieux publics, bien que les espaces communautaires soient restés à un état embryonnaire.

b. Les premières manifestations étudiantes ont inspirés rapidement d’autres et se sont rependues à travers le pays. Les étudiants ont commencé à discuter et à diffuser des analyses critiques du rôle de l’éducation, publique ou privée, dans une société capitaliste. En 2015, ces conversations se poursuivent toujours. Tant la FEL (Fédération étudiante libertaire[43]) que la pratique des Black Blocs au sein des manifestations étudiantes se sont développés de manière exponentielle depuis le début du mouvement.

c. Les étudiants ne bénéficient pas d’un soutien de l’élite, même si certains petits partis politiques et syndicats influences le mouvement.

d. Bien que des changements structurels n’ont pas été obtenus au moment où j’écris, et que les étudiants aient rejeté à maintes reprises les compromis du gouvernement, le mouvement a forcé le gouvernement à faire de multiples concessions et à revenir à la table des négociations encore et encore, chaque fois avec une meilleure offre. Le gouvernement de Michelle Bachelet a promis des réformes radicales, mais les étudiants continuent de protester contre le manque de transparence et leur exclusion du processus de négociation.

29. Le mouvement étudiant québécois (2012)

En février 2012, les étudiants du Québec, d’abord dans une université, puis dans d’autres, votèrent en faveur de la grève en réponse à une proposition du gouvernement visant à augmenter les frais de scolarité. La grève, qui rassembla rapidement trois cent mille étudiants, fut suivie de plusieurs marches contestataires avec plus de quatre cent mille participants, soit le quart de la population de Montréal. Le mouvement s’organisa en assemblées et s’engagea aussi dans de sérieux affrontements avec la police qui firent de nombreux blessés des deux côtés. « Empêché d’occuper les bâtiments comme en 2005, le mouvement étudiant se tourna vers une stratégie de perturbation économique : bloquer les entreprises, interrompre les conférences et semer le chaos dans les rues[44]. »

a. Le mouvement étudiant québécois donna à des centaines de milliers de jeunes une expérience directe de l’auto-organisation par le débat et les assemblées. Bon nombre des processus d’organisation du mouvement s’appuyèrent sur l’action collective directe, sans représentants. Les étudiants changèrent tellement l’équilibre du pouvoir que les leaders étudiants élus, malgré l’appui substantiel des principaux syndicats qui les poussaient à accepter un compromis, ne purent signer une entente avec le gouvernement, lequel n’aurait pas retiré la décision d’augmenter les frais de scolarité.

b. Le mouvement diffusa des critiques de la dette, de l’austérité et du capitalisme dans l’ensemble de la société québécoise et canadienne. Il inspira aussi les universités anglophones de Montréal qui commencèrent à tenir des assemblées, alors qu’auparavant, c’était une caractéristique des seules universités francophones. Les étudiants joignirent leur mouvement aux luttes indigènes et environnementales en cours, dénonçant et attaquant les structures d’élite dans leur ensemble plutôt que seulement celles en charge des décisions concernant les frais de scolarité universitaires[45].

c. Le mouvement étudiant reçut le soutien et le financement des principaux syndicats, mais il fut uniformément dénoncé et calomnié par les politiciens au pouvoir et les médias.

d. En septembre 2012, la pression et les perturbations créées par le mouvement étudiant amenèrent le nouveau gouvernement (le précédent ayant perdu les élections, en partie grâce à la grève) à supprimer le projet de loi d’austérité et à déclarer un gel des droits de scolarité. Certaines universités votèrent la fin de la grève, suivies ensuite par les autres. Pour beaucoup d’étudiants, il s’agissait là d’un échec du mouvement, car la lutte ne concernait pas seulement une simple hausse des frais de scolarité. En mettant fin à la grève, ils firent également capoter l’articulation des questions plus profondes de la violence étatique, de l’élitisme et du capitalisme dans son ensemble. Cependant, en mars 2013, les étudiants québécois recommencèrent à descendre dans la rue et à se révolter en réponse aux nouvelles tentatives du gouvernement d’augmenter les frais de scolarité.

30. Le soulèvement du parc Gezi en Turquie (2013)

En mai 2013, un petit groupe composé notamment d’écologistes et d’anarchistes occupèrent le parc Gezi, l’un des derniers espaces verts à Istanbul, en Turquie. Ils s’opposaient au modèle de développement que le parti néolibéral et socialement conservateur AKP (Parti de la justice et du développement), dirigé par le Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan, défendait activement. Lorsque la police expulsa brutalement les occupants le 31 mai, des émeutes éclatèrent. Des dizaines de milliers de personnes descendirent dans la rue, occupant la place Taksim, un lieu important dans l’histoire des luttes anticapitalistes en Turquie. Elles défendirent la place avec des barricades, luttant bec et ongles contre la police, jetant des pierres et des cocktails Molotov, affrontant des tirs de balles en caoutchouc, des jets de canon à eau et des gaz lacrymogènes. Les manifestations, les occupations et les émeutes répandirent dans la plupart des villes turques. Les combats durèrent toute la première quinzaine de juin, faisant plusieurs morts et des milliers de blessés. Des partis politiques anticapitalistes, des anarchistes, des nationalistes kurdes, des hooligans du football et des habitants de quartiers populaires, tous y participèrent.

« Le parc Gezi fut une belle commune pendant presque deux semaines. Spontanéité et autonomie étaient les règles du jeu ; après la reconquête du parc, les premières tentes furent montées à l’initiative de petits groupes d’amis. Le parc se remplit rapidement de tentes pour dormir et de dizaines de structures plus grandes accueillant presque tous les groupes d’activistes ou de gauche. L’entraide était la base de cette utopie. Des anciens, des étoiles pleins les yeux, et des militants tout frais vivaient un rêve devenu réalité. Quittant leur existence normale pour la première fois, des gens qui n’avaient jamais imaginé un monde sans police furent impressionnés de découvrir une société plus harmonieuse en l’absence de l’État[46]. »

a. Comme dans les précédents mouvements, le soulèvement en Turquie reposait sur l’occupation de l’espace et la lutte pour défendre. Dans l’espace libéré, les gens acquirent de l’expérience dans l’auto-défense. Les antagonismes religieux s’atrophièrent et les femmes améliorèrent leur position au sein d’une société généralement conservatrice. Le grand club de football Carşi s’adressa à une importante organisation LGBT pour s’excuser d’avoir utilisé des chants sexistes et homophobes. La marche des fiertés et la marche trans à Istanbul en juin de cette année-là furent plus importantes que jamais auparavant, recevant le soutien direct du mouvement du parc Gezi.

b. Comme la Turquie connaissait une croissance économique au moment de la rébellion, le soulèvement exprima un profond rejet de l’économie capitaliste, des politiques néolibérales et du type de croissance et de développement qu’elles favorisent. L’occupation de parc Gezi et la pratique des barricades et des combats de rue déclenchèrent un mouvement qui se répandit dans toute la Turquie et inspira de mouvements similaires à travers le monde.

c. Le mouvement reçut un certain soutien des partis politiques et des syndicats de l’opposition ; toutefois, à l’exception des partis d’extrême gauche, aucune de ces organisations ne participa directement au mouvement ni n’eut d’impact sur lui. En Turquie, les médias s’opposèrent au mouvement ou l’ignorèrent, et se firent donc attaquer. CNN Turquie diffusa un documentaire sur les pingouins au lieu de couvrir les premières émeutes ; plusieurs de leurs véhicules furent brûlés par des manifestants. Certaines entreprises, comme le Starbucks d’Istanbul, exprimèrent leur soutien au mouvement – mais dans une tentative claire d’éviter les bris de vitrines et les pillages.

d. Les espaces occupés furent repris par la police, et l’AKP, toujours au pouvoir, et toujours en mesure de poursuivre des plans de développement. Cependant, le gouvernement devra désormais modérer ses manœuvres dans la mesure où il sait qu’il peut avoir affaire à une résistance. En outre, la peur et les séquelles psychologiques de la dictature en Turquie ont été en grande partie surmontées : les gens ont retrouvé leur courage en descendant dans la rue. Quelques premiers pas vers la réconciliation furent franchis lorsque les Kurdes et les kémalistes prirent la rue ensemble, côte à côte.

« Un étudiant kurde déclara qu’il s’agissait d’un véritable processus de paix par opposition au processus opportuniste mis en place par Erdoğan l’année dernière. Il est révélateur de la nature du conflit avec les Kurdes que l’absence de l’État dans les rues de Taksim favorisât la création d’un espace où les gens peuvent se parler et s’écouter[47]. »

31. Le mouvement brésilien Passe Livre (2013-2014)

Entre mars et juillet 2013, avec de nouvelles flambées en 2014, des millions de personnes descendirent dans les rues du Brésil pour manifester en faveur de la gratuité des transports publics. Les premières protestations eurent lieu à Porto Alegre, sur le modèle d’un mouvement à Natal qui avait réussi à faire réduire les tarifs des bus en 2012. En mai, les premières manifestations à Goiânia et à São Paulo se transformèrent rapidement en émeutes, déclenchant un mouvement qui se répandit dans plus d’une centaine de villes du pays. Les protestations avaient pour toile de fond des hausses tarifaires à un moment où le Brésil dépensait des milliards de dollars et préparait une force de police hautement militarisée pour expulser les favelas avant la prochaine Coupe du monde de football de 2014.

Les manifestants affrontèrent la police, qui utilisa des balles en caoutchouc, des gaz lacrymogènes, et même des balles réelles, tuant une dizaine de personnes, blessant et arrêtant des centaines d’autres. Un certain nombre de policiers furent également blessés et des émeutiers attaquèrent des bâtiments gouvernementaux, prirent le contrôle des rues et incendièrent des autobus. Ces protestations marquèrent la généralisation du recours au Black Bloc au brésil.

a. Bien que la rébellion fût plutôt fondée sur des manifestations que sur des occupations, le Movimento Passe Livre (le mouvement pour la gratuité des transports en commun) organisa des assemblées et créa de nombreuses occasions d’auto-organisation.

b. Le mouvement exprima un rejet radical de la ville capitaliste. Il popularisa l’idée des transports publics gratuits et établit des connexions avec des mouvements similaires dans des pays du monde entier, comme la résistance du parc Gezi en Turquie. Souvent appelé la « révolte du vinaigre » en référence au vinaigre que les gens transportaient pour neutraliser l’effet des gaz lacrymogènes de la police, ce mouvement combatif encouragea des millions de personnes à descendre dans la rue et à affronter la police.

c. Comme le parti des travailleurs populiste de gauche était déjà au pouvoir et qu’en fait, il était la cible d’une grande partie des protestations, le mouvement pour les transports gratuits, largement autogéré, ne bénéficiait pas d’un soutien significatif de l’élite.

d. L’État brésilien, craignant une insurrection sans compromis, tenta d’apaiser les protestations violentes par une vaste gamme de réformes. Bien que les objectifs les plus radicaux ne fussent pas atteints, comme la gratuité des transports ou l’abolition complète du capitalisme, de nombreuses revendications à court terme furent satisfaites. Les prix des transports publics furent réduits, les taxes sur les transports publics abolies, et les lois modifiées pour promouvoir la répression de la corruption gouvernementale. Une grande partie des recettes pétrolières fut consacrée aux soins de santé et à l’éducation, et les lois homophobes furent abrogées.

32. Le soulèvement de Burgos en Espagne (2014)

En janvier 2014, dans la ville espagnole de Burgos, le gouvernement local et une camarilla de promoteurs immobiliers firent avancer un projet de gentrification d’un quartier ouvrier par la construction d’un nouveau boulevard chic. Les habitants du quartier de Gamonal organisèrent une manifestation que la police attaqua, déclenchant quatre nuits consécutives d’émeutes et d’affrontements avec la police, au cours desquelles des banques et du matériel de construction furent détruits.

Par la suite, ils continuèrent à organiser des manifestations pour exiger la libération inconditionnelle des personnes arrêtées, ainsi que des blocus pour empêcher les travaux. Dans un premier temps, le maire refusa de mettre un terme au projet. Des manifestations de solidarité furent organisées dans plusieurs dizaines d’autres villes à travers le pays, provoquant des émeutes ou des affrontements à Madrid, Barcelone, Saragosse et dans l’enclave coloniale de Melilla. À Barcelone, plusieurs banques furent détruites, la mairie et un poste de police central furent attaqués, forçant la police à se retirer temporairement. En fin de compte, le projet de gentrification fut annulé[48].

a. Les émeutiers acquirent une certaine autonomie temporaire dans leur quartier et, plus important encore, ils entravèrent la capacité de la police à faire usage de la force et empêchèrent le gouvernement municipal de mettre en œuvre ses plans. Lorsque la paix sociale règne, un quartier n’est qu’un marché immobilier qui existe pour générer des profits à partir des conditions de vie des habitants. Une fois qu’ils provoquent une émeute et expulsent les flics, le quartier devient le leur, un endroit organisé par les désirs des gens qui y vivent réellement.

b. Bien que le soulèvement ne fût pas largement médiatisé en dehors de l’Espagne, il eut de l’influence dans tout le pays et montra que les gens pouvaient réellement arrêter les projets de gentrification et de développement. Des dizaines de milliers d’autres personnes descendirent dans la rue par solidarité, et l’expérience de Gramonal inspira probablement des batailles similaires au cours des mois suivants.

c. Les émeutiers de Burgos n’avaient pas le soutien de l’élite.

d. Le soulèvement parvint à arrêter le projet de développement.

33. La révolte de Can Vies en Espagne (2014)

Le 26 mai 2014, la police évacua le squat du centre social Can Vies, autogéré depuis dix-sept ans à Barcelone. Cette expulsion ne représentait qu’une petite partie d’une campagne de gentrification agressive, destinée à refaire Barcelone pour les touristes et les yuppies du secteur technologique, en mettant fin aux espaces libres, non commerciaux et autres lieux destinés à l’usage autonome des habitants. Ce soir-là, un millier de personnes se rassemblèrent sous la pluie pour protester. Un petit groupe de quelques centaines d’anarchistes masqués mit le feu à une camionnette de presse, détruisit les banques et attaqua la police. Le lendemain, des manifestants retournèrent dans la rue, mettant le feu à une excavatrice qui avait commencé à démolir le bâtiment de Can Vies. Des incendies criminels et des attaques furent perpétrés dans toute la ville. Le troisième jour, plus de dix mille personnes descendirent dans la rue, détruisant des banques, érigeant des barricades et affrontant la police jusque tard dans la nuit. Les émeutes durèrent jusqu’à la fin de la semaine. Le collectif Can Vies refusa de négocier avec le gouvernement municipal. Le maire résuma bien la situation : « Tant qu’il y a de la violence, il ne peut y avoir de dialogue », soulignant exactement pourquoi tant de gens soutenaient la violence. Lorsqu’il apparut que la police ne pouvait pas gagner sur le terrain et que la révolte pouvait s’étendre à d’autres quartiers ou même au reste de la Catalogne (il y avait eu des manifestations de solidarité dans des dizaines d’autres villes, les bureaux du parti politique au pouvoir ayant été attaqués plusieurs fois), le maire abandonna son exigence de paix et plaida pour le dialogue sous toutes ses formes. Comme les manifestants refusaient toujours, il commença unilatéralement à faire des concessions, notamment en annulant l’expulsion de Can Vies. Mais, grâce aux émeutiers, c’était déjà un fait accompli[49]. Ayant déjà repris le bâtiment et repoussé la police, les émeutiers annonçaient leur intention de le reconstruire, recueillant un large soutien et cent mille euros de dons grâce au financement collectif. Les émeutes et les manifestations durèrent jusqu’à la fin de la semaine, attirant peut-être une centaine de milliers de personnes et démontrant la popularité des tactiques utilisées.

a. La révolte de Can Vies fut un succès retentissant dans la prise de contrôle de l’espace. Elle permit aux habitants de définir dans quel type de ville ils voulaient vivre, contre les plans des politiciens et de leurs agents de police.

b. La révolte continua de diffuser des critiques radicales de l’urbanisme, de la gentrification et du tourisme, et fit naître un soutien actif des espaces autonomes à travers l’Espagne et au-delà.

c. Le mouvement ne bénéficiait pas du soutien de l’élite. Les médias et les politiciens ne cessaient de le calomnier ou de le pousser à la non-violence, de le pacifier. Un petit parti politique catalan de gauche se joignit au mouvement, bien qu’il fût critiqué par d’autres participants du mouvement pour son opportunisme. Et qu’il conseillât lui aussi la non-violence.

d. Le mouvement parvint à arrêter et à annuler l’expulsion de Can Vies.

34. Le Rojava autonome au Kurdistan (depuis 2012)

Lorsque le printemps arabe éclata en 2011, il déclencha rapidement une guerre civile en Syrie. Cependant, au Rojava, ou au Kurdistan occidental, la partie du Kurdistan occupée par l’État syrien, les choses ont pris un tournant différent. Inspiré par la lutte kurde pour le socialisme et l’indépendance qui dure depuis des décennies, le peuple du Rojava a formé le Mouvement pour une société démocratique (Tev-Dem), qui constitue finalement l’Autogestion démocratique (DSA).

Contrairement à d’autres pays du Printemps arabe, où la plupart des manifestants cherchaient à mettre en place de nouveaux gouvernements,

« Au Kurdistan syrien, le peuple était préparé et savait ce qu’il voulait. Il croyait que la révolution devait commencer par le bas de la société, et non par le haut. Cela devait être une révolution sociale, culturelle et éducative autant que politique. Contre l’État, le pouvoir et l’autorité. Les membres des communautés devaient avoir la responsabilité des décisions finales. Tels sont les quatre principes du Mouvement pour une société démocratique (Tev-Dem)[50] »

Opérant au sein de la DSA, le parti de l’union démocratique (PYD), parti kurde dominant lié, du moins informellement, au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), a formé diverses milices, dont les Unités de défense des femmes et l’Asayesh, une force mixte d’hommes et de femmes. « En plus de ces forces, il y a une unité spéciale pour les femmes seulement, pour traiter les questions de viol et de violence domestique. » Les combattants kurdes ont été les plus durement touchés par l’assaut de l’État islamique, tacitement soutenu par les gouvernements syrien et turc dans l’espoir que les fondamentalistes pourraient éliminer les Kurdes. Les milices kurdes ont joué un rôle majeur dans le sauvetage d’un grand nombre de minorités ethnique de l’assaut de l’État islamique.

Bien que les partis politiques aient une influence majeure dans le mouvement, il est de toute façon beaucoup plus horizontal et participatif que le gouvernement régional kurde du Kurdistan irakien, soutenu par les États-Unis, qui a tenté à de nombreuses reprises d’isoler, de subvertir ou de prendre le contrôle de la DSA. Selon un anarchiste kurde qui visita le Rojava en 2014, le mouvement est un exemple inspirant d’auto-organisation.

« De nombreuses personnes ordinaires d’origines diverses, dont des Kurdes, des arabes, des musulmans, des chrétiens, des assyriens et des yézidis, se sont impliquées. La première tâche consistait à établir une variété de groupes, de comités et de communes dans les rues des quartiers, des villages, des districts et des petites et grandes villes. Le rôle de ces groupes est de s’impliquer dans tous les enjeux de la société. D’autres ont été constitués pour examiner un certain nombre de questions, notamment : les femmes, l’économie, l’environnement, l’éducation, la santé et les soins, le soutien et la solidarité, les centres pour les familles de martyrs, le commerce et les affaires, les relations diplomatiques avec les pays étrangers, etc. Il existe même des groupes établis pour concilier les différends entre des personnes ou des factions afin d’essayer d’éviter qu’ils ne soient portés devant les tribunaux – à moins que ces groupes ne soient incapables de les résoudre.

Ces groupes se réunissent habituellement chaque semaine pour discuter des problèmes auxquels les gens font face là où ils vivent. Ils ont leur propre représentant dans le groupe principal des villages ou des villes, appelé la ‘‘Maison du Peuple’’. »

Le mouvement s’enorgueillit de ses communes agricoles et urbaines très actives, fonctionnant de manière autonome par rapport aux gouvernements municipaux ou aux organes supérieurs d’autogestion. Le Tev-Dem a également donné la priorité au rôle des femmes dans la société, interdisant l’excision, le mariage des filles de moins de 18 ans et la polygamie. Le mouvement a également armé et formé des milliers de jeunes femmes pour qu’elles luttent pour leur indépendance vis-à-vis des États syrien et islamique, ce qui a radicalement changé leur position sociale.

« Il ne fait aucun doute que les femmes et leurs rôles ont été largement acceptés et qu’elles occupent des postes aussi bien de haut niveau que de bas niveau au Tev-Dem, au PYD et à la DSA. […] Si les femmes cessent de travailler ou se retirent des groupes susmentionnés, la société kurde risque de s’effondrer. Beaucoup de femmes entrées dans la politique professionnelle et dans l’armée ont été avec le PKK dans les montagnes pendant longtemps. Elles sont très dures, très déterminées, très actives, très responsables et extrêmement courageuses. »

Le Rojava a souvent fait l’objet d’une vision romantique, et a même été décrit comme un paradis anarchiste ou anticapitaliste. Bien que certains de ses principes d’organisation soient explicitement antiétatiques ou anticapitalistes, il est important de reconnaître qu’il fonctionne avec les structures d’un gouvernement représentatif (la DSA est dirigée par un conseil de vingt-deux représentants) et qu’il conserve toujours des prisons et d’autres aspects étatiques. En outre, on manque cruellement d’informations sur le degré de hiérarchie des milices et sur les mesures qu’elles ont prises, le cas échéant, pour abolir les relations capitalistes. Quoi qu’il en soit, la propriété privée, le capital et les marchés semblent toujours en vigueur, et le pedigree stalinien du PKK invite à la circonspection, ou du moins à ne pas s’enflammer en faisant du Rojava une utopie.

Néanmoins, le mouvement pour la démocratie et l’autonomie au Rojava a sans aucun doute changé la position des femmes dans la société, amélioré la situation des minorités ethniques et religieuses et opéré d’une manière beaucoup moins autoritaire que dans les États voisins. Et ils ont fait tout ça en étant armés.

a. Le mouvement est parvenu à s’emparer d’une grande partie de l’État syrien – les trois cantons du Rojava – dans lequel il pratique des formes d’organisation autonomes.

b. L’« expérience du Rojava » a redynamisé le mouvement kurde à travers le Kurdistan et dans les communautés exilées d’Europe, inspirant aussi des mouvements anti-autoritaires et anticapitalistes à travers le monde, dont beaucoup se sont mobilisés en solidarité ou ont envoyé de l’aide lorsque la ville de Kobané a été assiégée par les forces de l’État islamique.

c. Au niveau local, il semble que la plupart des partis politiques soutenus par les élites se sont opposées à la DSA ou ont refusé d’y participer. Les élites de tous les gouvernements frontaliers s’opposent fermement à l’autonomie du Rojava. Après de nombreuses pressions internationales, le gouvernement états-unien a commencé à mener des frappes aériennes contre l’État islamique, pour soutenir les Unités de défense du peuple et des femmes. Cependant, cette aide n’est arrivée qu’une fois l’échec de la politique états-unienne en Irak et en Syrie est devenu très clair, et que les combattants kurdes ont acquis une renommée internationale en tant qu’opposants à l’État islamique. Certains suggèrent que les États-Unis et le gouvernement régional du Kurdistan irakien utilisent leur soutien pour prendre le contrôle de la DSA.

d. Pour l’instant, le mouvement a gagné l’autonomie pour le Rojava, la liberté culturelle et religieuse pour tous les groupes ethniques qui habitent la région, certaines formes d’égalité et d’autonomie pour les femmes, et des possibilités accrues d’auto-organisation pour toute la population.

35. Les soulèvements de Ferguson aux États-Unis (2014)

Le 9 août 2014, le policier blanc Darren Wilson tua Michael Brown, âgé de 18 ans et surnommé « Mike », à Ferguson, une banlieue pauvre de Saint Louis dans le Missouri. Durant dix jours, il y eut des émeutes intenses, avec des gens qui pillèrent, brûlèrent et attaquèrent la police avec des pierres, des cocktails Molotov et même des armes. La Garde Nationale fut appelée et la police se militarisa, mais toutes deux ne furent pas en mesure d’arrêter les manifestations. Selon de nombreux témoignages, ce furent des activistes professionnels, des pasteurs stars d’églises noires et des organisations comme la Nation of Islam et le New Black Panther Party (n’ayant aucun lien avec le Black Panther Party original) qui réussirent finalement à convaincre les gens de quitter la rue, combinant le harcèlement, les menaces et les commentaires sexistes sur la manière dont les vrais hommes devaient se mettre en avant et reprendre la situation en main.

En novembre, peu avant Thanksgiving, les émeutes reprirent lorsque le grand jury décida de ne pas inculper Darren Wilson. Cette fois-ci, les manifestations et les émeutes se propagèrent dans tout le pays dans une vague de colère et de solidarité sans précédent aux États-Unis depuis de nombreuses années. La situation fut exacerbée par de nouveaux meurtres commis par la police et l’absence d’inculpation des flics filmés en flagrant délit, comme pour celui d'Éric Garner étranglé à mort à New York. Dans des dizaines de villes, grandes et petites, les manifestants bloquèrent les autoroutes, et ils affrontèrent la police notamment à New York et San Francisco. À Seattle et Boston, entre autres, les manifestants perturbèrent délibérément l’activité des centres commerciaux pendant les fêtes. À Saint Louis et Ferguson, les émeutes, qui furent intenses, donnèrent lieu à une nouvelle série de fusillades sur la police. À Oakland et Berkeley, les manifestants combattirent la police, mirent le feu et pillèrent calmement les magasins, empilant des biens volés au milieu de la chaussée pour que chacun se servît. Les manifestations s’arrêtèrent peu avant Noël.

a. Partout où les défenseurs de la non-violence ne tenaient pas le haut du pavé, les manifestants purent s’emparer de l’espace, perturbant les échanges commerciaux normaux et créant des zones où les personnes normalement isolées pouvaient partager leur expérience de la violence policière et commencer à se défendre. De multiples témoignages soulignent l’atmosphère communautaire qui régnait sur le lieu du QuickTrip, la supérette qui fut pillée et incendiée pour avoir appelé les flics contre Michael Brown.

b. Les émeutes déclenchèrent un grand débat sur le problème de la police dans notre société, laissant place à des perspectives habituellement réduites au silence.

c. Les émeutes ne bénéficiait pas du soutien de l’élite, même si un certain nombre d’ONG et d’organisations protestataires influentes soutenaient les manifestations pacifiques. Certains médias comme la National Public Radio plaidèrent effectivement en faveur d’une protestation pacifique[51] .

d. Bien tendu, les manifestations ne mirent pas fin aux meurtres de policiers aux États-Unis, mais elles rendirent le problème indéniable. Elles aidèrent à contrer certaines des fausses solutions réformistes typiques (la mort d'Éric Garner, par exemple, fut filmée, discréditant l’idée que le fait de forcer la police à porter des caméras résoudrait le problème), et mirent en lumière de nouvelles voies pour avancer, comme la légitime défense collective contre la police.

36. Le mouvement pour la démocratie de Hong Kong (2014)

De septembre à décembre 2014, des centaines de milliers de personnes commencèrent à protester et à s’emparer de l’espace public, exigeant le suffrage universel et des élections libres. Les protestations furent largement pacifiques, hormis quelques attaques contre des bâtiments du gouvernement et des affrontements avec la police. Chaque fois, des shérifs de la pacification aident à arrêter les personnes considérées comme étant à l’origine des attaques, ou bien des organisations protestataires dénonçaient celle qui était présumée responsable du conflit. Les autorités chinoises réagirent au mouvement avec pragmatisme et retenue, procédant à des arrestations tout en évitant les effusions de sang et en laissant largement le mouvement s’éteindre. Les autorités payèrent également des manifestants pro-gouvernementaux pour contrer et parfois attaquer les manifestants favorables à la démocratie.

a. Le mouvement parvint à s’emparer de l’espace, en grande partie parce que la police s’abstenait dans la plupart des cas de procéder à des arrestations massives. Cependant, étant donné la nature hiérarchique du mouvement, engagé dans une réforme démocratique, ainsi que le manque d’importance accordée à l’auto-organisation, les lieux occupés ne furent utilisés que pour la protestation symbolique, et non pour expérimenter de nouvelles relations sociales.

b. Le mouvement fut très efficace dans l’expression du soutien à la réforme démocratique, mais il ne permit pas de populariser des critiques plus profondes du pouvoir ou de l’organisation sociale.

c. En chine, le mouvement ne bénéficia pas du soutien de l’élite, en revanche les gouvernements et les médias du reste du monde lui furent extrêmement favorables.

d. À ce jour, les manifestants n’ont pas obtenu satisfaction, pour aucune de leurs revendications.

37. La lutte des Mapuches

Les Mapuches, nation indigène dont le territoire est occupé par les États du Chili et de l’Argentine, luttent depuis l’arrivée des colonisateurs espagnols, qui n’ont jamais réussi à les conquérir. Les Mapuches, une société horizontale ou « circulaire » (c’est-à-dire réciproque, non hiérarchique), utilisèrent effectivement la résistance armée pour défendre leur indépendance longtemps après la conquête ou l’extermination de la plupart des autres populations indigènes sud-américaines. Ils furent finalement vaincus lors d’une invasion conjointe du Chili et de l’Argentine, soutenus par la Grande-Bretagne, à l’époque l’État le plus puissant du monde.

La résistance mapuche se poursuit encore aujourd’hui, avec des actions de sabotage contre les multinationales minières et forestières ainsi que contre les grands propriétaires terriens qui usurpent leurs terres. Ils organisent également des manifestions, des barrages routiers, des escarmouches avec la police, des grèves de la faim, des activités culturelles, des cérémonies religieuses, des émeutes, et ils reprennent par la force des terres volées. En janvier 2013, à l’occasion du cinquième anniversaire de l’assassinat impuni de Matías Catrileo, un jeune weichafe (guerrier) mapuche, des jeunes Mapuches se livrèrent à une émeute à Santiago, la capitale du Chili. Dans la campagne, des gens non identifiés incendièrent le manoir du grand propriétaire et usurpateur de terres mapuches Werner Luchsinger, dont le cousin possédait la grande propriété que la police protégeait quand elle tira dans le dos de Matías Catrileo. Werner Luchsinger et son épouse furent tués dans l’incendie. Au moment où j’écris ces lignes, les Mapuches résistent à la tentative de criminalisation de leur lutte.

a. Au sein des communautés autonomes mapuches, les membres de la communauté renouent avec leur langue, leur culture et leur spiritualité traditionnelles, ils pratiquent les formes horizontales traditionnelles d’organisation sociale. L’agriculture collective et les droits de propriété traditionnel, imposés par le colonialisme, ne sont plus la règle. Dans les communautés mapuches, la terre est collectivisée et gérée par la communauté.

b. La lutte mapuche a popularisé des méthodes de résistance au colonialisme qui ne reposent pas sur le même cadre gauchiste que celui imposé par le colonialisme. Les Mapuches inspirent d’autres luttes indigènes à travers le monde, mais aussi des anarchistes et d’autres anticapitalistes qui sont prêts à abandonner leur gauchisme[52].

c. Bien que la lutte mapuche soit hétérogène et qu’elle comporte des éléments réformistes, la partie de la lutte qui vise la pleine indépendance et qui n’adhère pas à la non-violence ne reçoit aucun soutien de l’élite : bien au contraire, elle est considérée comme terroriste par les médias et le gouvernement.

d. La lutte des Mapuches a permis d’obtenir un nombre impressionnant de résultats concrets : la libération de vastes étendues de terres, l’élimination des espèces d’arbres exotiques nuisibles à l’environnement et plantées par les compagnies forestières, la protection de leur territoire face à des projets de développement destructeurs et la souveraineté alimentaire dans plusieurs villages autonomes.

Une évaluation sommative

Les évaluations qui précèdent ne sont ni parfaites ni incontestables. Soumettre les succès et les échecs des rébellions sociales et des mouvements révolutionnaires à une objectivité scientifique rigoureuse détruit ce qui a le plus de valeur en eux et ne produit que l’illusion de la connaissance. Mon but n’était pas de créer un cadre avec une prétention à l’objectivité ou à la compréhension en profondeur de tels mouvements, mais de prendre un moment pour comparer d’une manière simple, avec des critères clairs, sans deux poids, deux mesures, ce que les luttes non-violentes et les luttes hétérogènes ont réalisé. Toutes les rébellions mentionnées ci-dessus sont si complexes qu’un seul livre ne suffirait pas à les analyser, et encore moins quelques paragraphes. Pourtant, en mettant en évidences quelques caractéristiques centrales et accomplissements évidents, nous observons différents schémas.

Certaines de mes caractérisations pourraient être contestées : je ne prétends pas être un expert des luttes présentées ci-dessus. Cependant, après une évaluation fondée sur les informations facilement disponibles et les plus établies, ce qui devint incontestable, c’est que depuis la fin de la guerre froide, les mouvements non-violents ont connu leurs plus grands succès dans la mise en œuvre du changement de régime, contribuant à la formation de nouveaux gouvernements qui par la suite déçoivent et même trahissent ces mouvements. Ils ne sont pas parvenus à redistribuer le pouvoir de manière significative, ni à mettre en pratique des relations sociales révolutionnaires, malgré leurs multiples déclarations victorieuses. D’autre part, les mouvements hétérogènes utilisant les méthodes conflictuelles et une pluralité de tactiques ont été les plus efficaces pour s’emparer de l’espace et mettre en pratique de nouvelles relations sociales.

Je dirais aussi que ces mouvements ont été très efficaces pour inspirer d’autres personnes et propager de nouvelles idées, mais diverses personnes sont inspirées par des actes différents. Un pacifiste pourrait soutenir que le fait d’être pacifique est une nouvelle relation sociale. Pour un anticapitaliste, cet argument devrait être tout à fait insatisfaisant, car il n’aborde en aucune façon la question du pouvoir ou de l’aliénation dans la société. Néanmoins, si l’on comprend l’oppression comme un cycle de violence, le simple fait d’être pacifique est un moyen de briser ce cycle et de répandre une nouvelle relation importante[53]. Mais on pourrait faire valoir l’argument inverse, à savoir que la lutte contre la violence diffuse une nouvelle relation sociale, puisque notre relation avec l’autorité est censée être une relation d’obéissance et de passivité.

Par souci d’équité, je n’ai pas inclus la diffusion redondante des idées dans les cas étudiés. Un mouvement non-violent qui inspire simplement d’autres personnes à être non-violentes, ou un mouvement combatif qui inspire simplement d’autres personnes à riposter ne fait rien de plus que diffuser ses propres méthodes. Par conséquent, j’ai seulement inclus la diffusion des pratiques d’autodéfense (violentes ou non) comme une réalisation dans laquelle elles entrent directement en conflit avec d’autres structures dirigeantes, par exemple lorsque des personnes marginalisées et opprimées que notre société forme à être sans défense et à accepter leur victimisation rejettent ce rôle. Cependant, je n’ai rencontré aucun mouvement au cours des deux dernières décennies qui ait diffusé une pratique efficace d’autodéfense non-violente.

Les formes d’autodéfense diffusées par des personnes marginalisées dans les rébellions mentionnées plus haut ont majoritairement été non pacifistes. Cela peut s’expliquer par le fait que les mouvements exclusivement non-violents ont eu tendance à être des mouvements citoyens, une identité normative qui marginalise plus les marginalisés.

Au-delà de l’extension des méthodes pacifiques ou combatives, il ne fait aucun doute que les mouvements hétérogènes et conflictuels ont toujours été liés à la multiplication des critiques sociales profondes et d’idées de nouvelles façons de vivre, tandis que les mouvements exclusivement non-violents ont été systématiquement liés à des politiques superficielles, populistes, du plus petit dénominateur commun. En fait, cette politique est une caractéristique clé des mouvements non-violents les plus « réussis » des deux dernières décennies, en particulier des « révolutions de couleur » qui seront discutées plus en détail dans le prochain chapitre.

En résumé, un examen des révolutions et des soulèvements sociaux depuis la fin de la guerre froide montre ce qui suit :

a. Les mouvements qui utilisent une pluralité de tactiques sont beaucoup plus efficaces pour saisir et défendre l’espace et utiliser cette autonomie afin de mettre en pratique de nouvelles relations sociales, que ce soit par des pratiques d’auto-organisation, d’autodéfense collective, de réanimation des modes de vie indigènes, de collectivisation et de communisation (mettre un terme à l’aliénation des biens capitalistes, qui veut que tout puisse être acheté et vendu, et mettre nos ressources en commun dans un esprit d’entraide plutôt que dans celui du profit)[54].

b. Les mouvements qui utilisent une pluralité de tactiques sont plus susceptibles de se propager, d’inspirer d’autres personnes à agir, de propager des idées radicales et des critiques sociales que les mouvements non-violents, tandis que la majorité des mouvements non-violents est liée à des lamentations populistes et des slogans édulcorés qui manquent de contenu social ou qui s’appuient sur la même analyse sociale que les médias de masse.

c. Les mouvements non-violents sont bien plus susceptibles de recevoir un soutien conséquent de l’élite. Lorsque des mouvements combatifs reçoivent le soutien de l’élite, c’est le plus souvent parce qu’ils se soulèvent contre des gouvernements qui sont en désaccord avec les principaux États au pouvoir, les principales puissances dominantes (comme lorsque l’OTAN soutiendra des personnes qui se rebellent contre le gouvernement libyen).

d. Si l’on exclut les élections libres, aussi bien remportées par des mouvements combatifs que pacifiques, les mouvements qui recourent à une diversité de tactiques ont un meilleur bilan en matière de gains concrets.

Au-delà de ces quatre critères, nous avons vu que les mouvements pacifiques sont beaucoup plus susceptibles de s’évanouir après avoir remporté un gain symbolique comme une réforme électorale, tandis que les mouvements combatifs sont plus susceptibles de poursuivre leur lutte en vue de changements sociaux plus profonds et plus significatifs. Les mouvements combatifs sont plus susceptibles d’être liés à une critique du capitalisme et du pouvoir étatique tandis que les mouvements non-violents considèrent le gouvernement démocratique, indépendamment des conditions réelles, comme le bien absolu. Les mouvements les plus massifs tendent à utiliser une pluralité de tactiques, tandis que les mouvements strictement non-violents ont tendance à être plus petits ou de plus courte durée (rassemblant d’énormes foules pour protester, mais rarement pour une action plus étendue). Dans la période considérée, les mouvements non-violents n’ont jamais été capables de résister à la force militaire, tandis que dans certaines circonstances, les mouvements combatifs ont été capables de vaincre la police et l’armée. Les gouvernements démocratiques aussi bien que dictatoriaux ont parfois recours à une violence meurtrière contre des manifestants pacifiques, contrairement aux affirmations pacifistes selon lesquelles les gouvernements ne peuvent pas réprimer efficacement les mouvements non-violents parce que l’opinion publique les en empêcherait.

Par ailleurs, hormis les exemples dramatiques de révolutions et de soulèvements, nous pouvons aussi percevoir un schéma similaire dans les simples manifestations et mouvements n’ayant pas atteint les mêmes dimensions.

Bien que les organisateurs non-violents prétendent fréquemment que les manifestants utilisant des tactiques combatives ou illégales ruinent « leurs » manifestations – démontrant clairement un syndrome de propriétaires -, les manifestations anticapitalistes, durant lesquelles les gens endommagent les biens des entreprises, combattent la police et interrompent le spectacle de la paix sociale ou perturbent un sommet organisé par l’élite internationale, sont clairement plus efficaces que celles où les manifestants sont arrêtés, font de la désobéissance civile, brandissent des pancartes, mais ne passent pas à l’offensive.

Comparez les diverses manifestations antimondialisation à Washington DC ou à New York entre 2000 et 2004 – comprenant d’immenses foules, mais peu ou pas d’émeutes – avec les manifestations contre l’OMC à Seattle en 1999. Plus personne ne se souvient des premières, alors que la seconde est souvent citée (à tort, néanmoins le capitalisme a tendance à corroder la mémoire) comme la naissance du mouvement antimondialisation. Personne ne conteste que la manifestation de Seattle fît davantage pour diffuser la critique antimondialisation que toute autre manifestation de sommet en Amérique du Nord ou en Europe, tandis que personne ne cite les manifestations strictement pacifiques comme celles de Washington DC à ce titre[55]. Au cœur de l’empire, à l’apogée de la paix et de la prospérité clintoniennes, les gens se révoltaient.

Certains partisans de la non-violence ont affirmé que l’impact de Seattle est le résultat de la participation majeure d’un mouvement syndical organisé ou du verrouillage non-violent des militants. Les organisateurs non-violents Rebecca et David Solnit ont écrit des articles critiques sur les médias et les représentations hollywoodiennes des manifestants, mais avec un désir évident d’effacer la participation des émeutiers. David Solnit parle de « cinquante mille personnes ordinaires » et « des dizaines de milliers » qui « rejoignirent le blocage d’action directe non-violente », mais il occulte le Black Bloc et les nombreuses autres qui pratiquèrent des formes de destruction de biens et d’autodéfense contre la police[56]. Écrivant à propos du film de Stuart Townsend, Battle in Seattle, David Solnit s’oppose à ce que les manifestants soient dépeints comme des activistes professionnels (ironique, vraiment) dépourvus des « doléances quotidiennes partagées par la plupart des Américains », mais il ne trouve rien à redire à la représentation des anarchistes du Black Bloc en tant que voyous antipathiques ou policiers infiltrés. Dans son « histoire du peuple », les concurrents idéologiques méritent évidemment d’être gommés et, à cet effet, les médias des mensonges deviennent soudain acceptables.

En matière de révisionnisme historique, un effet apparemment intentionnel de l’intervention de Rebecca et David Solnit est de dépeindre le Black Bloc comme un simple flash, quelques dizaines de personnes qui cassent quelques vitrines en l’espace de quelques minutes. En parlant avec d’autres personnes qui se trouvaient à Seattle, dont une qui était aussi en lien avec le Direct Action Network[57] (lequel avait établi des directives non-violentes, même s’il n’était pas responsable de tous les blocus, encore moins de toutes les formes de protestation), je me suis rendu compte que nous avions une image très différente des manifestations de ce jour-là. Tout d’abord, le Black Bloc dura toute la journée, menant des attaques décentralisées le matin et convergeant vers NikeTown l’après-midi pour un autre assaut bien justifié. Lorsque les dirigeants syndicaux refusèrent de marcher vers le centre-ville afin d’aider la police à rétablir l’ordre et à séparer les partisans des émeutiers, un important contingent de la marche ouvrière se dissocia et arriva au centre-ville. Un ami qui était présent ce jour-là me dit qu’ils « étaient fous […] et certains d’entre eux cassaient aussi des choses – des vitrines et des boxes à journaux ; puis, beaucoup de gens qui n’étaient pas en noir nous rejoignirent comme c’est souvent le cas[58] », même si les dirigeants syndicaux et les partisans de la non-violence ont l’horreur de l’admettre. Plus loin, il dit encore ceci :

« Je me souviens, même si c’était il y a longtemps, que lorsque la journée se mit à ressembler à une guerre apocalyptique, la non-violence n’était pas le sentiment dominant dans l’air, c’était la colère et le choc. Cela ne veut pas dire que les gens étaient « violents », quoi que cela signifie, mais certains étaient définitivement en colère et se défendaient dans la rue avec des poubelles et des ordures. »

Effectivement, c’est vrai que les travailleurs qui défilaient et les militants qui bloquaient jouèrent un rôle important dans les manifestations de Seattle ; l’annulation de la première journée des réunions de l’OMC n’aurait pas été possible sans eux. Associer les événements de Seattle au Black Bloc est au mieux narcissique. Mais il est difficile de faire confiance aux personnes qui se plaignent des manipulations médiatiques et de la brutalité policière et qui se joignent ensuite aux médias et à la police pour criminaliser les personnes du mouvement dont elles désapprouvent les tactiques.

C’est d’autant plus le cas lorsque ces tactiques méritent de toute évidence la part du lion pour la victoire que les dirigeants activistes souhaitent ensuite gérer. Si la marche syndicale avait été l’élément le plus décisif et le plus important des manifestations de Seattle, celui qui inspira le plus de gens à travers le pays et qui dynamisa un nouveau cycle de luttes, pourquoi l’activité syndicale continua-t-elle à stagner après les manifestations de Seattle ? Ou bien, si la désobéissance civile non-violente avait été l’élément le plus décisif, avons-nous constaté un boom des pratiques de ce genre après le grand succès autour du Kingdome[59] ? Après 1999, on observa en revanche une recrudescence importante des formations à « l’action directe non-violente » dans tout le pays, bien que le nombre de personnes qui animaient ces formations eût été nettement réduit, de sorte qu’on voyait les mêmes vidages d’une côte à l’autre. Quant à la pratique concrète de ce que certains appelaient de façon sordide l’action directe non-violente, l’ADNV[60], il semble que la recrudescence fût mineure. Cela s’explique probablement de plusieurs manières : ceux qui ont appris ces tactiques sur le tas, et non grâce à des années d’expérience de blocage des coupes forestières à blanc, ne les utilisaient pas très bien, c’est pourquoi la police a rapidement et facilement appris à démanteler leurs blocages. En réalité, peu de gens sont réellement inspirés par le fait de se soumettre à la police et de se faire ensuite nettoyer les paupières avec du gaz poivré. Pour la plupart, une fois suffit : les gens étaient également désillusionnés par l’ADNV à cause du fait qu’ils étaient fréquemment traités comme des moutons ou de la chair à canon par les organisateurs professionnels donnant les formations ou dirigeants les réunions. J’ai vu de mes propres yeux à quel point David Solnit peut manipuler une réunion et exciter un groupe d’étudiants universitaires à l’idée d’aller en prison afin de satisfaire un plan stratégique formulé à l’avance[61].

Bref, après Seattle, il y eut une modeste recrudescence d’actions non-violentes qui s’éteignit rapidement du fait de ses propres lacunes. Et le Black Bloc ?

Curieusement, la tactique du Black Bloc explosa, devenant un lieu commun des protestations à travers le pays. Si la tactique n’était vraiment pas importante, si la résonance de Seattle n’avait vraiment rien à voir avec la présence de ces émeutiers masqués, comment se fait-il que cette tactique, plus que toute autre, a un impact sur les gens partout dans le pays depuis 1999 ? Aujourd’hui encore, treize ans plus tard, l’utilisation des Black Blocs n’a cessé de croître. Treize ans plus tard, les partisans de la non-violence, y compris Rebecca et David Solnit, doivent toujours utiliser les mêmes mensonges et manipulations éculés pour tenter de minimiser ou de criminaliser une pratique qui continue à laisser leur ADNV dans le caniveau.

La leçon est claire, pour ceux qui sont prêts à affronter la réalité. Afin de montrer au monde que nous sommes sérieux, que nous sommes engagés, que nous luttons pour nos vies, il vaut mieux exprimer sans ambiguïté que nous sommes les ennemis de l’ordre établi, que nous nions leurs lois, leurs offres de dialogue et leur fausse paix sociale, il vaut mieux attaquer (et s’habiller en conséquence) que se déguiser en clowns, brandir des marionnettes géantes, jouer au conflit théâtral avec la police, s’enchaîner les uns aux autres et s’attendre à ce qu’ils nous traitent humainement, ou attendre que leurs cameras consacrent un gros plan à nos pancartes de protestation spirituelle.

Cela ne veut pas dire que nous devons toujours être sinistres et sérieux, ni que notre seule activité doit être de casser. Tout comme nous avons besoin de toute la gamme des tactiques, nous exprimerons mille émotions de notre rébellion, des festivals de rue aux marches funèbres en passant par les émeutes. Mais c’est notre négation du système actuel qui donne son sens à tout le reste. Ce n’est que parce que nous ne considérons pas cela comme un concours de popularité, mais comme une révolution, une lutte pour détruire le système actuel et créer quelque chose de totalement nouveau, que tous les aspects festifs et créatifs de notre lutte sortent des cycles habituels de dissidence loyale et de contre-culture qui sont sous contrôle du système depuis le début.


Chapitre 4 : LES « RÉVOLUTIONS DE COULEUR »

Depuis 2000, la méthode d’action non-violente la plus répandue est, sans aucun doute, celle de Gene Sharp pour le changement de régime, décrite dans son best-seller De la dictature à la démocratie[62]. Aucune autre méthode n’a été expliquée en des termes aussi concis et sans ambiguïté, ni été aussi reproductible. Alors que les précédents héros de la non-violence, comme Mohandas Gandhi ou Martin Luther King, prirent des décisions stratégiques compliquées, intuitives et éventuellement inspirantes, mais difficiles à reproduire, ce que Gene Sharp offre n’est ni un exemple, ni une stratégie, mais un modèle. Ce n’est donc pas un hasard si tant de personnes se sont emparées de cette méthode reproductible et ont tenté de la copier. Publié en anglais et en birman en 1994, De la dictature à la démocratie a depuis lors été traduit dans plus de trente langues, en particulier après 2000 lorsqu’il est devenu la « Bible » du mouvement Otpor serbe, pour reprendre les mots de ses membres.

Les principales « révolutions de couleur » ont déjà été mentionnées dans le chapitre précédent : la « révolution des bulldozers » en Serbie en 2000, la « révolution des roses » en Géorgie en 2003, la « révolution orange » en Ukraine en 2004 et, selon un modèle légèrement différent, la « révolution du cèdre » au Liban et la « révolution bleue » au Koweït en 2005.

La méthode de Gene Sharp offre des perspectives d’analyse intéressantes parce que, à la différence de toute autre méthode non-violente depuis la fin de la guerre froide, elle a connu le succès selon ses propres termes. Contrairement à d’autres, comme celle de Gandhi ou de King, qui se chevauchent et sont insérables des méthodes combatives contemporaines, l’utilisation de celle de Gene Sharp s’est en fait produite dans le vide, en l’absence quasi totale de méthodes concurrentes pour le changement social. Autrement dit, l’histoire des « révolutions de couleur » nous montre exactement ce que peut accomplir une stricte adhésion à la non-violence.

Otpor, le mouvement serbe pour renverser Slobodan Milošević, fut la première véritable articulation du modèle non-violent de Gene Sharp, dont le livre offre le matériau, mais pas la configuration précise. Bien que les activistes d’Otpor semblent lui accorder tout le crédit – après tout, ils furent formés personnellement par l’Institut Albert Einstein de Gene Sharp – ils s’inspirèrent également de nombreuses caractéristiques de la « révolution jaune » des Philippines de 1983 à 1986. Celle-ci ne fut pas explicitement traitée dans De la dictature à la démocratie, mais la configuration spécifique de ses tactiques servit de modèle incontesté pour toutes les « révolutions de couleur » suivantes.

La « révolution jaune » non-violente profita d’une élection contestée et de la frustration provoquée par un régime établi de longue date pour exercer une influence politique. Elle fut protégée de la répression gouvernementale par un soutien de l’élite, des médias, d’un parti politique d’opposition et de l’archevêque de Manille lui-même. Sans perspective révolutionnaire ni contenu social, la « révolution jaune » fut exclusivement un effort pour changer de régime, exigeant la démission du dirigeant et des réformes électorales afin de permettre une alternance régulière de dirigeants. Les régimes suivants furent également en proie à la corruption et à la politique habituelle : la victoire n’entraîna pas de changements structurels dans la société philippine. Le nouveau régime ne ferma pas les ateliers clandestins, il ne fit pas obstruction à la propriété privée ou aux investissements étrangers, il ne refusa pas non plus de payer la dette nationale, et ne fit rien pour perturber les dirigeants mondiaux. (Certes, il mit fin au bail de la base militaire états-unienne à Subic Bay, après la fin de la guerre froide seulement ; toutefois, en 2012, avec le développement de la puissance navale chinoise, les militaires états-uniens furent invités à revenir.)

Il faut reconnaître que cette méthode permit une nouvelle fois au Philippines de renverser un gouvernement impopulaire, celui de Joseph Estrada en 2001. Toutefois, le recours à de grandes manifestations perturbatrices impliquait de toute évidence une entorse au processus démocratique très embarrassante pour Gene Sharp, qui considère le gouvernement démocratique comme le bien suprême. Lorsque les Philippins utilisèrent de nouveau les méthodes de la « révolution jaune » pour évincer Joseph Estrada, le gouvernement états-unien reconnut immédiatement le nouveau régime comme légitime, avec une agilité diplomatique que certains pourraient trouver suspecte. En fait, de nombreux critiques internationaux et nationaux considéraient le mouvement de 2001 comme une forme de « loi de la populace » et dénonçaient une conspiration parmi les hauts responsables politiques, les chefs d’entreprise, les militaires et les responsables religieux. The international Herald Tribune exprime avec justesse les sentiments de l’élite :

« Le peso et les marchés boursiers vont connaître une hausse, certains investissements reviendront, les voisins et les alliés seront visiblement plus heureux de traiter avec un président bosseur, instruit et compétent en économie, habitué à frayer avec les cercles de l’élite et à suivre le protocole. Cependant, loin d’être la victoire de la démocratie revendiquée par les dirigeants du mouvement, anti-Estrada, comme le cardinal Jaime Sin, l’évolution des événements a été une défaite pour le respect de la légalité[63] »

Cette critique soulève des questions beaucoup plus vastes concernant la démocratie. Pour l’instant, nous pouvons écarter les propos de ce journaliste en reconnaissant simplement que l’application régulière de la loi démocratique a toujours été imposée par la force. Concernant la méthodologie non-violente, plusieurs questions doivent trouver des réponses : si le changement de régime non-violent est plus adapté pour faire naître la démocratie, comment se fait-il que la même méthode bafoue également les principes démocratiques de base comme le respect des procédures ? S’il est démocratique d’évincer un dictateur, frauduleusement élu, par des manifestations et une obstruction de masse, mais si c’est un « putsch de facto » que d’évincer un président impopulaire, corrompu, mais élu et susceptible d’être légalement destitué par ces mêmes méthodes, quelle est la ligne de partage entre dictature et démocratie ? Si l’application régulière de la loi peut être déformée ou ignorée par les dictateurs, mais que le respect de la loi est la caractéristique fondamentale de la démocratie, alors les manifestations de masse et la désobéissance sont-elles fondamentalement démocratiques ou antidémocratiques ? Pourquoi les élites patronales, militaires, politiques et religieuses conspireraient-elles à utiliser un mouvement non-violent pour obtenir une plus grande démocratie ? La réponse à toutes ces questions est en fait simple, mais pas dans le système de pensée de Gene Sharp, d’Otpor, ou d’une quelconque « révolution de couleur ».

Pour comprendre ce système de pensée, il serait utile de mettre l’accent sur une caractéristique fondamentale de chaque « révolution de couleur ». Les aspects les plus évidents ont trait à une action de masse non-violente et unifiée, subordonnée à une stratégie médiatique virale. Recevant des directives d’en haut, les membres du mouvement se réunissent le même jour dans la rue en signe de protestation, occupant une place publique ou se livrant à une autre forme de désobéissance massive. Ils adoptent une esthétique conçue pour être facilement transmise à la télévision et sur Internet : une couleur et un slogan simple, souvent un seul mot, sont choisis pour représenter le mouvement (par exemple, l’orange et le slogan « Oui ! » en Ukraine). Le discours du mouvement est également symbolique, de sorte que ces trois éléments sont interchangeables. C’est une stratégie de marketing par excellence. Pour comprendre le sens de la couleur, le public qui regarde la télévision ou qui surfe sur Internet n’a pas besoin de lire une analyse sociale ou comprendre à quoi la couleur et le slogan font référence. (En revanche, le A dans un cercle ou le marteau et la faucille qui désignent les concepts de l’anarchisme et du communisme ne sont pas explicites dans le contexte actuel ; pour les comprendre, il faut que le public mène une certaine enquête, cessant ainsi d’être passif.)

Cette stratégie marketing exige que le discours soit aussi simple qu’une couleur ou un slogan : c’est une opposition. Les « révolutions de couleur » s’opposent au politicien actuellement au pouvoir. Leur critique sociale ne va pas plus loin que cela. La politique du plus petit dénominateur commun a également une autre fonction : pour une organisation militante à l’aise avec les médias, la seule façon de rassembler les foules aussi diverses et de créer le pseudo-mouvement dont elle a besoin pour accéder au pouvoir est de couper court aux débats théoriques, aux discussions collectives sur la stratégie, à l’élaboration de nouveaux mondes et de critiques sociales, aux processus véritablement créatifs. Ce que les dirigeants des mouvements veulent, ce sont des moutons. Des moutons qui s’habillent en orange ou qui épinglent une rose sur leur t-shirt, bêlent « oui » ou « non » à l’unisson, et rentrent chez eux quand les personnes auxquelles ils ont confié le soin de penser décident que c’est le moment.

Une « révolution de couleur » n’est rien d’autre qu’un putsch, un coup sans effusion de sang, un changement de régime qui n’est pas dans l’intérêt des personnes qui descendent dans la rue. Effectivement, les manifestants non-violents d’une « révolution de couleur » ne cessent jamais d’être les spectateurs de leur propre mouvement, et à aucun moment ils ne sont autorisés à formuler collectivement leurs intérêts. Les intérêts, comme les décisions stratégiques, viennent d’en haut. En réalité, la caractéristique fondamentale de chaque « révolution de couleur », le ciment qui maintient la stratégie, c’est le soutien de l’élite.

Les manifestations massives et les occupations publiques seraient réduites à néant si le gouvernement se contentait d’envoyer des militaires et de les faire déguerpir. Non seulement les mouvements non-violents sont historiquement impuissants face à la police ou à la force militaire, mais le type particulier de non-violence promu par Gene Sharp et mis en pratique par Otpor et d’autres mouvements est le moins coûteux, le plus fragile et le plus préfabriqué que l’on puisse imaginer. Gene Sharp est le Sam Walton[64]de la non-violence. Les participants passifs des « révolutions de couleur » n’ont pas traversé des années de désobéissance civile, d’arrestations et de tortures pour apprendre à organiser un sit-in lorsque la police les fait partir avec des chiens, des matraques ou des gaz lacrymogènes. Par ailleurs, ils n’ont pas le droit d’avoir des idées qui pourraient leur donner la force de conviction pour fixer le canon d’une arme à feu et accepter la possibilité d’être tués. La seule chose qu’ils ont, c’est l’assurance que les militaires ne leur tireront pas dessus parce qu’ils sont déjà de leur côté.

Chaque « révolution de couleur » réussie a pu compter sur le soutien ou sur la neutralité de l’armée dès le début, non pas parce qu’ils se sont battus pour gagner le cœur et l’esprit des simples soldats, mais parce que les hauts gradés étaient prêts à accepter le changement de régime.

L’intelligente stratégie des organisations militantes envers les médias serait une perte de temps considérable si ces derniers ne leur donnaient tout simplement pas de couverture. Depuis des décennies, les médias font disparaître les mouvements anticapitalistes du regard du public et effacent toute référence aux histoires montrant une continuité de la lutte contre le capitalisme. En l’absence des caméras de télévision, une foule de personnes portant toutes la même couleur et tenant des pancartes proclamant « Oui ! » ressemblerait pour le passant plus à une secte étrange qu’à un mouvement populaire. Les masses aliénées d’une « révolution de couleur » n’ont même pas commencé le processus de débat, d’auto-éducation et d’expression (sans parler de l’apprentissage de la rédaction, du montage, de la mise en page, de l’impression, de la diffusion, etc.) nécessaire pour assumer la responsabilité de diffuser leurs propres idées sans l’aide des médias. Elles n’ont pas à faire ce travail parce que les médias sont déjà de leur côté.

Dans chacune des « révolution de couleur », le mouvement avait une grande partie de l’élite nationale de son côté dès le début : les riches, les propriétaires des médias, les partis politiques d’opposition, les universitaires, les autorités religieuses, etc. Aucune organisation militaire au monde n’ouvrira le feu sur des manifestants soutenus par l’élite économique du pays. Que ce soit en démocratie ou en dictature, les hiérarchies militaires entretiennent des relations étroites avec la « communauté des affaires » de leur pays.

Par ailleurs, ce n’est pas un hasard si chaque « révolution de couleur » fit remplacer un gouvernement en étroite relation avec la Russie par un gouvernement souhaitant resserrer ses liens avec les États-Unis et l’Union européenne. Ces révolutions reçurent une couverture médiatique positive dans les médias occidentaux, généralement avant même leur naissance, de sorte que le public était déjà formaté pour considérer l’Ukraine, la Géorgie et le Kirghizistan comme des régimes corrompus qu’il fallait changer. (Comme je le fais remarquer avec des amis à l’époque, chaque fois qu’un pays auparavant ignoré commençait à faire couler de l’encre dans The New York Times, de Haïti à la Géorgie, il était clair qu’un changement de régime était en route.) Dans tous les cas, l’organisation à la tête de la prétendue révolution reçut des fonds de capitalistes progressistes, comme ceux du milliardaire George Soros (voir le chapitre 8), ou d’institutions gouvernementales états-uniennes et européennes comme la United State Agency for International Development, le National Endowment for Democracy, l’International Republican Institute, le National Democratic Institute for International Affairs ainsi que Freedom House.

L’Institution Albert Einstein, le think tank de Gene Sharp (qui forma des militants d’Otpor en Serbie comme nous l’avons vu, ainsi que ceux du mouvement Pora en Ukraine), reçoit des fonds de certaines de ces institutions, même s’il réfute l’accusation selon laquelle il est financé par le gouvernement états-unien. Prenant la défense de Gene Sharp, l’universitaire Stephen Zunes affirme ceci sur le site du Foreign Policy in Focus : « Aucune de ces affirmations n’est vraie. […] Ces fausses allégations ont même fini par faire partie des entrées sur l’Institut Albert Einstein dans SourceWatch, Wikipedia et d’autres sites internet de référence. » Sur SourceWatch, nous trouvons l’information selon laquelle l’Institut Albert Einstein aurait reçu des fonds de la fondation Ford, de l’International Republican Institute et de la National Endownment for Democracy (le premier devrait être bien connu des lecteurs, les deux autres sont financés par le Congrès états-unien). S’agit-il de fausses informations ? Dans son article de quarante-deux paragraphes, Stephen Zunes mentionne au passage ces « quelques petites subventions » de l’IRI et de la NED. De toute évidence, ces allégations ne sont pas si fausses que cela. Nous apprenons aussi que la thèse de doctorat de Gene Sharp a été financée par l’Advanced Research Projects Agency du ministère de la Défense.

Cependant, ces tentatives d’esquives et le fait avéré que les activités de Gene Sharp en faveur de la non-violence sont financées par le gouvernement et plusieurs personnes très riches font l’impasse sur le tableau d’ensemble : bien que ce soit une petite structure, l’Institut Albert Einstein travaille en parallèle avec ces institutions d’élite dont la taille est beaucoup plus importante. En Serbie et en Ukraine, le think tank forma les militants, eux-mêmes financés par le gouvernement américain et un certain nombre de fondation d’entreprise. Pour la plupart, ces derniers n’envoyaient pas leur argent par l’intermédiaire de Gene Sharp ou du think tank, mais ils le donnaient directement aux militants et aux organisations médiatiques qui menaient les efforts de changement de régime.

Le soutien de l’élite est inséparable des résultats de ces mouvements : les « révolutions de couleur » n’ont pas amélioré la vie de leurs participants (à l’exception des partis politiques de l’opposition qui se sont imposés), mais elles ont amélioré les perspectives des investisseurs et des gouvernements occidentaux.

Les « révolutions de couleur » en général, et la méthode de Gene Sharp en particulier, manquent complètement de contenu social et de perspective révolutionnaire. Gene Sharp nous donne « un cadre conceptuel pour la libération » qui ne commence même pas par aborder le concept de liberté. Il suppose, sans esprit critique, qu’un gouvernement démocratique libère son peuple et lui permet de changer les relations sociales fondamentales qui régissent sa vie.

C’est pourquoi les gouvernements et les capitalistes soutiennent cette méthode et en sont devenus les principaux bailleurs de fonds : elle ne remet en cause aucune des dynamiques de pouvoir fondamentales de la société et ne cherche pas à révéler ou à abolir les lois non écrites leur permettant de profiter de notre exploitation et de notre impuissance. En prime, la méthode est non-violente, et parce que la non-violence est intrinsèquement plus faible. Ceux qui l’utilisent ne pourront jamais s’emparer de l’espace et changer la dynamique du pouvoir à la base de la société ; ils ne peuvent que s’ériger en obstacle et exiger que d’autres changent cette dynamique pour eux. La non-violence étant impuissante, elle n’apportera pas de surprises à ceux qui la financent, comme c’est le cas lorsqu’un mouvement armé qui a renversé un régime non désiré décide de se conduire mal plutôt que de devenir la marionnette obéissante (dont les talibans ne sont qu’un exemple parmi tant d’autres). Ironiquement, la faiblesse de la non-violence est exactement ce qui en fait un outil approprié, ce qui lui permet d’être financée et de lui donner l’apparence de force et d’efficacité, séduisant ainsi que les rebelles sociaux d’autres pays afin qu’ils adoptent une méthode destinée à échouer.

Revenons aux précédentes questions. La démocratie n’est qu’un autre moyen d’organiser l’exploitation, l’oppression et le contrôle social. Les gouvernements démocratiques ont coexisté avec l’esclavage, le colonialisme, la guerre, les sociétés les plus patriarcales et les plus inégalitaires, avec la destruction de l’environnement, la famine, l’extrême pauvreté, la pathologisation ou le meurtre des personnes trans, l’exploitation et la précarité du travail, la précarité du logement, les sans-abri, l’exclusion du système de santé, le génocide et tout autre malheur auquel nous pouvons penser. Les formes les plus brutales de pauvreté et les pires destructions de l’environnement se sont produites depuis que la démocratie est devenue la forme prédominante de gouvernement sur la planète. Le gouvernement états-unien est une démocratie. Le gouvernement allemand est une démocratie multipartite dans laquelle même le parti vert a été au pouvoir. Prenez un moment pour réfléchir aux horreurs que font régulièrement les gouvernements démocratiques. La démocratie en soi ne vaut pas le papier hygiénique.

Cette liste d’abus et de misères est le résultat d’une multitude de structures liées au capitalisme et au gouvernement. Le capitalisme est fondé sur l’accumulation sans fin de richesses extraites de l’environnement et de notre travail, et le gouvernement est fondé sur l’accumulation de pouvoir et de contrôle directement volés à nous tous. Le mariage entre ces deux systèmes, qui définit la réalité sociale depuis cinq cents ans au moins, signifie que tout le monde se fait baiser[65]. Les gouvernements peuvent être plus ou moins démocratiques, plus ou moins corrompus, mais ils poursuivront toujours les mêmes objectifs fondamentaux et seront toujours contrôlés par une élite. Dans sa nature même, le gouvernement concentre le pouvoir et empêche les gens de prendre des décisions pour leur propre vie.

La frontière entre démocratie et dictature est fictive. Quelle que soit la différence, celle-ci porte avant tout sur les formes et les rituels. Les deux types de gouvernement sont souvent interchangeables, et, lorsqu’un gouvernement passe de l’un à l’autre, bon nombre de mêmes personnes ont tendance à rester aux commandes.

La vérité, c’est que la révolution est antidémocratique. Puisque la majorité n’est rien d’autre qu’un troupeau virtuel contrôlé par les médias, elle s’oppose toujours aux prémices des révolutions. En revanche, une minorité connaît ses propres intérêts mieux que le reste de la société, et le reste de la société ne peut être convaincu d’une vérité que si les gens commencent à la mettre en pratique au lieu d’attendre la validation de la majorité. La lutte pour un monde sans domination repose sur le fait que nous sommes les seuls à pouvoir définir et satisfaire nos besoins, et que ces derniers sont plus importants que les règlements, l’application régulière de la loi et les papiers sacrés auxquels la démocratie tient tant. Le principe de l’action directe est fondamentalement en contradiction avec le respect des règles et l’obtention d’une autorisation. Gene Sharp, qui a récupéré cette pratique fondamentalement anarchiste sous diverses formes pacifiées, en fait son antithèse.

Ce n’est que par la pacification des tactiques d’actions directe que la démocratie peut être présentée comme une liberté, mais, des Philippines à la Serbie, la contradiction est toujours là. Il n’y a pas de contradiction réelle dans la démocratie imposée de force. Plus que tout autre chose, la démocratie, qui est un bon modèle de business, a toujours été répandue par des invasions ou des coups d’État bourgeois. La contradiction consiste à utiliser les masses pour renverser un gouvernement devenu un obstacle aux affaires, sans les laisser perdre le respect pour le gouvernement ou penser qu’elles pourraient le renverser à nouveau de leur propre initiative. Mais si on leur donne que l’expérience des méthodes non-violentes, les masses ne deviendront jamais une menace indépendante. Par ailleurs, si elles sont encouragées à se soulever au nom de la démocratie, elles rejetteront le gouvernement actuel au seul motif qu’il n’est pas à la hauteur de l’idéal du gouvernement légitime. Tant que les futures élections se déroulent en cycles réguliers, elles pensent lors de chaque changement d’apparence que la liberté à une nouvelle chance de s’épanouir.

À y regarder de plus près, un coup d’État pacifique au nom de la démocratie n’est une contradiction que si nous avalons la rhétorique libérale sur l’État de droit. Bien que toujours coercitive, la loi est légitimée par une variété d’illusions ou de rituels. Le coup d’État non-violent, dans lequel les gens sont mobilisés sans être responsabilisés, fournit l’illusion parfaite. C’est démocratique, par excellence.

Les « révolutions de couleur » ont mis la non-violence au service de la démocratie sans remettre en question la dynamique de pouvoir sous-jacent et les règles non écrites qui affectent réellement la vie des gens. Ces mouvements exclusivement politiques qui ne cherchent qu’une réforme juridique ou un changement de politiciens ne peuvent accomplir aucun changement réel. Dans ce contexte, la non-violence se révèle être non seulement une pratique naïve qui a été cooptée pour fournir une illusion utile au gouvernement, mais aussi une illusion en soi.

Comparez une « révolution de couleur » violente (celle des tulipes) et non-violente (la « révolution orange »), et vous constaterez que les résultats sont les mêmes. Certes, dans les deux cas, le mouvement abouti à un changement de régime, mais, en l’espace de quelques années, tout le monde était désabusé parce que le nouveau gouvernement fit la même chose que l’ancien. Cette observation est particulièrement cruciale dans la mesure où les partisans de la non-violence insistent souvent sur le fait que la présence de la violence exerce un effet presque magique en déclenchant la répression policière, en éliminant les soutiens ou en reproduisant une dynamique autoritaire. La comparaison directe entre deux mouvements politiques très similaires montre que la violence n’est pas un facteur pertinent[66]. Si l’hypothèse pacifiste était correcte les résultats seraient tout à fait différents entre la « révolution des tulipes » durant laquelle les gens se révoltèrent, se battirent contre les flics et prirent des bâtiments gouvernementaux par la force, et la « révolution orange » ou la « révolution des roses », durant lesquelles ils étaient entièrement pacifiques. Il n’y a pas de différence. La violence est une fausse catégorie. Il s’agit seulement de savoir quelles actions sont efficaces pour surmonter les structures du pouvoir sans les reproduire.


Chapitre 5 : NON-VIOLENCE CONTRE DICTATURE

Il n’y a pas de distinction claire entre dictature et démocratie. Tous les gouvernements dictent, des nombreux dictateurs sont élus et les sujets des dictatures ont souvent des moyens plus directs d’influencer le gouvernement que ceux dont disposent les citoyens des démocraties. Les plumitifs stipendiés des médias, des universités et des groupes de réflexion font la distinction entre les élections démocratiques « justes et libres » et les élections manipulées qui donnent le pouvoir aux dictateurs. Pourtant, toutes les élections sont des farces, et toutes sont manipulées. C’est la nature des élections. Aucune démocratie au monde ne permet à tous de voter, et les règles qui déterminent la légalité des élections sont fixées par ceux qui sont déjà au pouvoir. Chaque ensemble de règle de vote, à son tour, permet toute une gamme de moyens légaux et extralégaux pour les détenteurs du pouvoir d’influencer le résultat du vote, du charcutage électoral aux lois sur le financement, en passant par l’établissement du calendrier des élections et la distribution de systèmes plus ou moins précis de dépouillement des votes.

Les mouvements non-violents qui remplacent les prétendues dictatures par des démocraties rendent un grand service au pouvoir. Effectivement, ils confondent le dictateur avec le centre du pouvoir d’une dictature, alors que le dictateur n’est en réalité qu’une figure charismatique (ou une marionnette placée par des hommes forts de l’armée ou de la finance) réussissant à créer une coalition de détenteurs du pouvoir assez solide pour maintenir sous contrôle ceux qui en sont exclus ainsi que les membres qui voudraient plus de pouvoir que ce que l’accord leur donne. L’éviction d’un dictateur en faveur d’une démocratie permet l’expansion de la coalition au pouvoir et le développement d’une structure gouvernementale plus stable. Les détenteurs du pouvoir favorables au dictateur restent généralement dans la coalition au pouvoir, laquelle inclut alors potentiellement tout le monde à condition que chacun donne la priorité au contrôle social plutôt qu’à ses intérêts personnels. Dans les gouvernements reconnus comme démocratiques, le charisme est investi dans l’institution du gouvernement lui-même, plutôt que dans les leaders individuels, ce qui constitue la première distinction entre dictature et démocratie.

Grâce à l’éviction d’un dictateur et à l’exigence d’élections, le mouvement non-violent permet au gouvernement de laver son image, de reconstruire sa légitimité et d’opérer une transition douce et invisible vers une forme plus puissante de gouvernement, tout en faisant passer ce processus comme une sorte de révolution venant de la base ou comme une réponse aux pressions populaires.

Il existe une deuxième distinction de facto entre dictature et démocratie : la conviction communément partagée par les citoyens des démocraties que l’une des principales règles du contrat social non écrit et non signé est que les gouvernements démocratiques n’utiliseront pas la répression meurtrière contre des mouvements sociaux non armés. Bien sûr, dans le monde entier, il n’y a pas de gouvernement démocratique, quelle que soit son étendue, qui ne tue pas occasionnellement des dissidents, des manifestants, des prisonniers, entre autres. Puisque la démocratie est une question de forme et d’image, les gouvernements démocratiques font en sorte, dans la pratique, de qualifier leur violence contre les rebelles sociaux d’exceptionnelle, accidentelle ou justifiée pour des raisons de sécurité nationale[67].

Par conséquent, plus la structure dirigeante peut exercer un contrôle de l’opinion publique et de l’information (selon le degré de saturation des médias et de la proposition de ces deniers à agir de manière critique envers le gouvernement ou à subvertir la paix sociale), plus le gouvernement démocratique peut employer une répression mortelle et s’en sortir impunément. Cette hypothèse est confirmée par les faits. Aux États-Unis, les médias suivent la ligne de toute politique gouvernementale de base (en gros, bipartisane) et la saturation du dialogue sociale est si avancée qu’on parlera plus précisément d’un monologue social, tandis que le gouvernement démocratique peut assassiner des gens chaque jour et ne toute impunité. Dans des pays comme la Grèce, où de nombreux réseaux de communication ne comptent pas sur les médias comme intermédiaires, lesquels étaient, encore récemment, moins coopératifs avec le gouvernement, les meurtres par la police sont moins fréquents et causent une plus grande érosion de la paix démocratique.

Pour faire simple, bien qu’un appareil médiatique puissant permette à un gouvernement démocratique de dépasser la limite contractuelle de la force létale, les démocraties en général ne peuvent pas commettre de massacres internes pour maintenir l’ordre, contrairement aux dictatures.

En ce sens, les dictatures sont immunisées contre les mouvements non-violents visant le changement. Depuis la fin de la guerre froide, tous les mouvements pacifiques qui se sont heurtés à un gouvernement parfaitement disposé à les torturer et à les tuer en grand nombre ont échoué. Chaque fois.

Les « révolutions de couleur » furent une « réussite » contre les gouvernements tolérants envers les protestations, mais elles échouèrent en Biélorussie et en Azerbaïdjan lorsque les gouvernements décidèrent de sévir. Le soulèvement initialement pacifique en Égypte utilisa des masques à gaz, des bâtons, des pierres et des cocktails Molotov afin de se défendre contre les attaques brutales des flics et des voyous stipendiés. Lorsque les gouvernements libyen et syrien allèrent jusqu’à envoyer l’armée contre les manifestants, le mouvement du prendre les armes. En Chine, le gouvernement parvint à écraser le mouvement non-violent de Falun Gong, torturant à mort au moins deux mille pratiquants, et il utilisa des méthodes tout aussi dures pour mettre fin au mouvement pacifique pour le Tibet libre, dont les membres organisèrent des concerts avec des groupes populaires aux États-Unis et en Europe, tandis qu’au Tibet occupé ils ne peuvent même pas se permettre d’accrocher une photo du Dalaï-lama.

En Birmanie, le pays dont les lecteurs étaient, d’une certaine manière, la cible de De la dictature à la démocratie de Gene Sharp, les gens étaient écrasés par la répression chaque fois qu’ils essayaient de mettre, en pratique la méthode non-violente. Ironiquement, la partie non explicite de la méthode de Gene Sharp, qui repose sur les hommes d’affaires, les médias internationaux et les gouvernements puissants, est la seule chose ayant un impact, puisque le gouvernement birman commence lentement à libéraliser le pays. Or, comme c’est l’État birman désireux d’investir qui réalise cette libéralisation, et non les actions du peuple opprimé, la préoccupation opérationnelle concerne ce qui est bon pour l’élite birmane, ce qui l’aidera à s’enrichir et à consolider son pouvoir aux yeux de la « communauté internationale ». Puisque la demande de main-d’œuvre bon marché explose en Asie du Sud-Est, on peut imaginer à quoi ressemblera une Birmanie « libre »[68].

Le cas de la Biélorussie, l’une des « révolutions de couleur » ratées, est particulièrement intéressant. Les dirigeants biélorusses ont peu d’intérêts à entretenir des relations avec l’Occident, car leur économie est pleinement intégrée à celle de la Russie. Le soutien de l’élite, l’atout secret des « révolutions de couleur », ne pouvait pas être activé, et la police n’avait pas les mains liées face aux manifestants. Pour se débarrasser des manifestants pacifiques, le gouvernement n’avait même pas besoin de recourir à l’armée. Les passages à tabac, les arrestations, les enlèvements et les menaces de mort suffisaient. Les lois sont si sévères en Biélorussie que la participation à toute organisation ou activité non enregistrée est un crime. Pour tenir une simple réunion publique, il faut enregistrer l’organisation auprès du gouvernement et obtenir la permission. En réponse à la situation totalitaire, certains anarchistes se tournèrent vers une pratique clandestine, menant des actions secrètes et incendiant même le siège du KGB. Leurs attaques suscitèrent beaucoup d’attention et de sympathie.

Concernant le mouvement indépendantiste en Inde et celui des droits civiques aux États-Unis, les gouvernements eurent recours à une grande violence, mais ils permirent à la section non-violente de ces mouvements de choisir son propre niveau de confrontation. Souvent, la police créait par inadvertance des situations qui aidaient les manifestants à organiser un spectacle médiagénique et à mettre l’opinion de leur côté : un rang de policiers tapant sur les manifestants qui tentaient d’avancer, ou des flics attaquant les militants qui refusaient de quitter les comptoirs des restaurants pour « Blancs seulement ». Ces stratégies de répression permirent aux partisans de la non-violence de montrer leur bravoure d’une manière indubitable devant les caméras et de choisir leur propre degré d’engagement.

Ce n’est pas un hasard si la police crée rarement de telles situations aujourd’hui. Dans les pays décrits comme démocratiques, la police ne poursuit généralement pas les manifestants non-violents chez eux. Elle n’essaie pas non plus de les enfermer en masse et pour de longues périodes, ni de les tuer. Les stratégies démocratiques de répression des mouvements non-violents vident généralement à les discipliner, à les encourager au dialogue, à coordonner leur protestation avec la police, à leur donner des occasions faciles d’exprimer leur conscience en se laissant arrêter pour désobéissance civile symbolique d’une manière qui ne perturbe pas le flux économique ou le fonctionnement du gouvernement, et à les poursuivre en justice s’ils dépassent les bornes et causent une réelle perturbation. Au cours des deux dernières décennies, ces formes légères de dissuasion ont presque toujours suffi à garder le contrôle sur les mouvements non-violents, et à transformer une menace réelle de l’ordre établi en une opposition loyale.

Cependant, dans plusieurs pays, le gouvernement a retiré ses gants de velours, et, dans tous les cas, les militants non-violents sont incapables de se défendre. Lorsqu’un gouvernement est prêt à ouvrir le feu sur des manifestants non armés qui refusent de riposter, ces derniers ne peuvent pas occuper les rues. S’ils sont très courageux, ils reviendront le lendemain, mais devront s’enfuir encore une fois si le gouvernement continue de leur tirer dessus, et, en peu de temps, plus personne ne retournera dans la rue, ce qui entraînera la disparition du mouvement. Pas plus d’une centaine de balles seront nécessaires au gouvernement qui cherche à se débarrasser d’un mouvement résolument non-violent. D’autres méthodes et dispositifs consistent à arrêter les organisateurs les plus actifs et à les torturer, les tuer, les faire disparaître ou leur infliger de longues peines de prison. Certains gouvernements totalitaires procèdent à des arrestations massives de partisans et de manifestants. Une fois que les organisateurs les plus actifs ont été mis hors circuit et que les manifestants ont vu qu’ils pourraient aller en prison s’ils ne se taisaient pas (avec l’arrestation massive de centaines ou de milliers de partisans), la résistance disparaît. Cela s’est produit des dizaines de fois, y compris au cours des dernières décennies, de la Birmanie à la Chine, en passant par la Biélorussie. Les mouvements non-violents n’ont aucun moyen de se protéger lorsque le gouvernement décide de les éliminer.

La seule protection de la non-violence vient des membres de l’élite. Si personne au pouvoir n’empêche la décision d’ouvrir le feu, d’ouvrir les chambres de torture ou de procéder à des arrestations massives, la non-violence est sans défense. C’est pourquoi la non-violence tente systématiquement de devancer la répression en s’attirant les faveurs des gens au pouvoir, en faisant appel aux valeurs qu’elle partage avec le système dominant (paix, ordre, social, légalité, démocratie), en réduisant au minimum les critiques du capitalisme, de l’État et des autres fondements du pouvoir, et en déguisant un mouvement réformiste et favorable à l’autorité en place ne mouvement « révolutionnaire », en faisant comprendre à l’élite que son action peut servir une cause utile. La tendance systématique de la non-violence au réformisme, à la lâcheté, au léchage de bottes et à la trahison des autres courants de la lutte sociale, découle de sa reconnaissance inconsciente de sa propre vulnérabilité et de son besoin de gagner la faveur des autorités.

Certains idéologues de la non-violence ont tenté de masquer l’impuissance de la non-violence face à la dictature en revendiquant des succès non-violents contre les nazis ou contre d’autres adversaires brutaux. Outre les failles historiques et analytiques de ces revendications qui seront traitées plus loin, les défenseurs de la non-violence ne peuvent pas donner d’exemples de mouvements non-violents ayant survécu aux armes, aux chambres de torture, aux prisons et aux camps de la mort. Les anecdotes de l’Holocauste traitent toutes de groupes qui réussirent à éviter la violence du régime nazi en s’échappant, mais pas en l’affrontant.

Des partisans de la non-violence prétendent que l’évasion est une force de leur pratique pacifique, qu’un gouvernement ne peut prendre le risque de donner une image négative en annihilant des opposants pacifiques. Pourtant, nous avons de nombreux exemples de gouvernements qui le font, même au XXIème siècle. De plus, la plupart des États du monde, démocratiques ou non, ont anéanti des groupes totalement pacifiques à un moment donné de leur expansion territoriale. C’est ce que font les États.

D’autres partisans de la non-violence s’imaginent qu’ils ne sont pas protégés par l’élite et les donneurs d’ordre, mais par la possibilité que les soldats ayant l’ordre d’ouvrir le feu contre eux déserteront et se mutineront contre le gouvernement. Les méthodes non-violentes prétendent changer la conscience d’une institution, ce qui est une tâche impossible. D’innombrables études psychologiques ont démontré que le pouvoir institutionnel parvient à faire en sorte que ses membres se sentent libres de toute responsabilité et à l’abri de toute forme de mauvaise conscience[69]. Les institutions ont été conçues et perfectionnées au fil des ans avec cet objectif précis en tête : favoriser une loyauté inhumaine aux campagnes de l’État, aussi brutales ou absurdes soient-elles. Au cours des cinquante dernières années, aucune résistance non-violente n’a provoqué de défections massives au sein des institutions puissantes, ce qui aurait pu arrêter les efforts d’un gouvernement pour soumettre et dominer[70]. L’un des exemples les plus efficaces de désobéissance et de défection fut la vague de révolte qui paralysa l’armée états-unienne au Vietnam et qui conduisit directement à la fin de la guerre. Les soldats qui participèrent à cette révolte faisaient face à la résistance armée efficace des Vietnamiens, et ils ne furent pas influencés par le mouvement pacifiste majoritairement blanc aux États-Unis, mais par les mouvements combatifs de libération noirs et latinos. De plus, leur désobéissance prit des formes résolument non pacifistes, avec de nombreux soldats balançant une grenade ou tirant sur leurs officiers[71].

Nous avons soutenu qu’un mouvement non-violent ne peut tenir tête à un gouvernement déterminé à recourir à l’incarcération massive pour le réprimer, ce qui nous amène à l’importante question de la lutte dans les prisons. Les prisons ne sont-elles pas la meilleure illustration d’un système totalitaire, et la meilleure indication de la proximité entre démocratie et totalitarisme ? Car, ce que nous trouvons au cœur de toute démocratie, c’est une prison. D’un pays à l’autre, ceux qui continuent leur lutte derrière les barreaux la définissent rarement en matière de non-violence, parce que l’autodéfense en prison devient une question de survie. Dans de nombreux cas, les détenus font des grèves de la faim ou des sit-in, lesquels sont généralement compris de l’intérieur comme le résultat d’une situation de faiblesse. Effectivement, le régime pénitentiaire est parvenu gagner tellement de contrôle sur les détenus qu’ils ne peuvent presque rien faire pour résister, hormis refuser de manger. Cependant, la plupart des luttes en prison utilisent une pluralité de tactiques, combinant des manifestations, des grèves et des recours juridiques avec des attaques contre les gardiens, des émeutes et des dommages matériels. Des prisonniers radicaux et des personnes qui les soutiennent dans l’État de l’Indiana ont publié un livre inestimable, Down, qui sauve certaines de ces histoires de l’oubli.


« [1985 :] Au centre de redressement de l’État de l’Indiana à Pendleton, un prisonnier nommé Lincoln Love fut violemment battu par des gardiens, qui utilisèrent du gaz lacrymogène dans la cellule. En réponse, deux détenus, John Cole et Christopher Trotter, se battirent contre les gardes qui s’en étaient pris à Lincoln Love, et en poignardèrent deux. Ils combattirent également des gardes à l’infirmerie, où Lincoln Love avait été emmené, puis ils retinrent en otage trois membres du personnel dans une cellule pendant dix-sept heures. Six gardes furent hospitalisés avec des blessures par coups de couteau, dont quatre dans un état critique. L’impasse trouva une issue lorsque l’IDOC (Indiana Department of Correction) accepta les vingt-deux revendications des détenus, dont une enquête du FBI sur les abus commis par les gardiens, la création d’un comité des griefs, la fixation d’un salaire minimum pour les détenus, la possibilité pour ces derniers d’être politiquement actifs sans intimidation ni représailles e la fin de la censure de toutes les lettres, revues et journaux. Au moins cent détenus participèrent à ce que les journalistes qualifièrent d’« émeute généralisée ». Certains des principaux instigateurs de ces actions avaient passé les vingt-cinq dernières années en isolement cellulaire.

[…] 2001 : Des centaines de détenus de l’Indiana déclenchèrent une émeute dans une prison privée du comité de Floyd dans le sud-est du Kentucky, jetant des sceaux par les fenêtres et brûlant leur literie. Tous les détenus de Hoosier (dans l’Indiana) furent par la suite transférés hors de l’établissement, même si l’IDOC affirma qu’il n’y avait aucun lien entre l’émeute et ka décision de transfert[72]. »

L’important mouvement de résistance à la prison d’État de Walpole, au Massachussetts, en 1973, est également notable. Après des années de confrontations, de manifestations, d’émeutes et de grèves, les prisonniers de Walpole surmontèrent les divisions raciales pour être solidaires et lutter contre les abus commis par les gardiens et les bureaucrates, prenant finalement le contrôle de la raison entière pendant plusieurs mois. Les partisans de l’extérieur, en grande partie pacifistes, utilisèrent leur position privilégiée pour manipuler la lutte des prisonniers et la présenter comme non-violente. En plus des nombreuses actions pacifiques, ils menèrent des émeutes, se battirent avec des gardes, et beaucoup d’entre eux se promenaient armées[73].

En 2009, des anarchistes de Barcelone Luttant pour Joaquin Garcés, un prisonnier de longue durée, obtinrent sa libération après une campagne de plus d’un an mettant en œuvre une véritable pluralité des tactiques : grèves de la faim, recours judiciaires, affiches, graffitis, émissions de radio, manifestations, sabotages, barrages routiers, attaques de banques et incendies volontaires. À plusieurs occasions, des véhicules de police furent sabotés ou des policiers eux-mêmes furent pris en embuscade et attaqués avec des pierres lors d’actions revendiquées plus tard en solidarité avec Joaquin Garcés. Cet anarchiste voleur de banque avait participé à la lutte des prisonniers en Espagne dans les années 1980 au sein d’un mouvement qui comprenait entre autres actions des mutineries, des manifestations, et, pour cette raison, les autorités le punissaient en le maintenant enfermé après l’expiration de sa peine.

Face au totalitarisme du système carcéral, la nécessité d’une pluralité de tactiques devient évidente.

La non-violence est une méthodologie sans défense pour le changement social. Les mouvements non-violents ne peuvent pas tenir tête à un gouvernement qui a décidé de les anéantir. Contre une dictature, contre un gouvernement déterminé à ne pas laisser des questions d’image ou un contrat social fictif faire obstacle à son pouvoir, les mouvements non-violents ont toujours été impuissants. Et contre les démocraties ? En vérité, il n’y a pas de différence fondamentale entre une dictature et une démocratie. Ces formes de gouvernement existent dans le même continuum. Les gouvernements démocratiques ont autant de capacités de violence, de répression, de massacres, de torture et d’emprisonnement que leurs homologues dictatoriaux. En cas d’urgence, ils peuvent utiliser cette capacité, et ils le font. Cependant, les gouvernements démocratiques ont tendance à tolérer les mouvements non-violents, à les laisser se maintenir, parce qu’ils peuvent être très utiles aux puissants.


Chapitre 6 : « LA VRAIE DÉMOCRATIE MAINTENANT »

Le 15 mai 2011, des milliers de personnes descendirent dans la rue lors de manifestations coordonnées dans différentes villes d’Espagne. Cette nuit-là, ou la suivante, les manifestants se rassemblèrent sur les places centrales des grandes villes et commencèrent à y camper. Les manifestations avaient été organisées par un groupe de militant madrilène appelé Democracia Real Ya (« La vraie démocratie maintenant ») influencé par les « révolutions de couleur » non-violentes, l’insurrection égyptienne dans sa version édulcorée et pacifiée, et – à en croire les apparences – le troisième volet des vidéos du groupe populiste et complotiste Zeitgeist. La suite, néanmoins, ira bien au-delà de ce qu’ils avaient prévu. Les occupations des places se multiplièrent, passant de quelques dizaines ou centaines de personnes dans chacune d’elles à plus de cent mille dans les grandes villes. Elles s’étendirent à de petites villes d’Espagne et suscitèrent des mouvements similaires en Grèce, aux Pays-Bas e ailleurs, amorçant une année de mobilisations majeures au niveau national et européen, ce qui transforma les mouvements sociaux espagnols, et exerça finalement une influence majeure sur le mouvement Occupy aux États-Unis.

Deux des principes fondateurs du mouvement du 15-M, ou des Indignados, étaient le rejet des partis politiques et le recours à l’auto-organisation grâce aux assemblées ouvertes. Les idées anarchistes s’étaient donc largement répandues au fil des ans, puisqu’elles avaient même pris racine dans le groupe Democracia Real Ya, pourtant particulièrement anti-anarchiste. Cependant, ces pratiques fondamentalement anarchistes entraient en collision avec les exigences démocratiques des fondateurs du mouvement. Ils avaient appelé à manifester le 15 mai, une semaine avant les élections générales, dans l’espoir que l’occupation des places se poursuivrait jusqu’au jour des élections. Comme la constitution espagnole interdit expressément toute manifestation politique le jour du scrutin ou la veille, durant la journée de réflexion prévue par la loi, on peut supposer que cette initiative visait à provoquer une crise constitutionnelle qui pourrait forcer l’adoption de leurs revendications : une réforme électorale visant à mettre fin à la domination historique des deux principaux partis (le parti socialiste ouvrier et le parti populaire).

Un autre principe fondateur du mouvement du 15-M était la non-violence, et, en bons vrais démocrates, les organisateurs ne mirent jamais ce principe en débat et les participants ne furent jamais autorisés à décider collectivement de ce qui constituait la « violence »[74]. Vu son ampleur, sa portée et sa durée, le mouvement du 15-M est, à ma connaissance, la manifestation la plus importante de la non-violence de ce siècle à ce jour. Bien que d’autres mouvements fussent plus importants quantitativement, les « révolutions de couleur » ou le mouvement antiguerre de 2003 n’étaient guère plus que des feux de paille n’ayant pas la complexité et l’ampleur de la pratique du 15-M.

Si l’on peut qualifier les Indignados – qui ne dépassèrent jamais l’indignation des citoyens soucieux et loyaux – de non-violents, il n’est pas du tout exact de considérer le mouvement du 15-M comme non-violent, malgré tous les efforts de ses aspirants leaders pour le faire apparaitre comme tel.

En réalité, le mouvement du 15-M surgit à un moment où d’autres luttes sociales, dont les racines étaient beaucoup plus anciennes – et l’expérience bien entendu beaucoup plus riche – étaient en train de gagner du terrain. Ces autres mouvements étaient plutôt anticapitalistes, alors que Democracia Real Ya était mené par des partisans d’une démocratie superficielle, réduisant les problèmes complexes d’oppression et d’exploitation à la corruption de mauvais politiciens. Ils proposaient de les résoudre par la réforme des lois électorales (l’ironie de l’histoire est qu’à ce moment-là, l’Allemagne, dont le gouvernement peut être tenu pour premier responsable des mesures d’austérité en Espagne, avaient déjà un système électoral similaire à celui prôné par Democracia Real Ya). L’automne précédent, une grève générale avait bloqué le pays pendant une journée et diffusé les notions de solidarité et de lutte dans le langage courant. Deux semaines avant le 15 mai, des milliers d’anticapitalistes de Barcelone avaient célébré la tradition séculaire du 1er mais en marchant vers le quartier riche de Sarrià et en passant une heure à bruler des poubelles et à casser des banques, des concessionnaires automobiles et des boutiques de luxe. Les médias étouffèrent les informations à propos de cette manifestation malgré leur soif d’images dramatiques lucratives, précisément parce qu’ils savaient à quel point cet acte de violence serait apprécié parmi les classes populaires[75].

Democracia Real Ya, évita toute mention de la riche histoire des luttes contre le capitalisme et l’autorité, négligeant tout, des expériences du siècle passé aux réalisations des mois précédents, en particulier pour restituer un mouvement potentiellement révolutionnaire sur le terrain réformiste des revendications électorales. Lorsque leur bébé devint un géant, certains d’entre eux (selon un schéma qui se répéta tant de fois au cours de l’histoire) envisagèrent de former un parti politique pour faire monter ce géant au pouvoir, mais ils furent arrêtés net dans leur tentative par une vive réaction à la base.

En 2014, alors que ce qu’il restait du mouvement 15-M survivait à grand-peine après deux années de campagnes et de mobilisations ratées (succédant à une première année intense d’activité), Podemos, le nouveau parti à la politique populiste et charismatique, naquit de ces ruines. Il captura l’attention à l’échelle nationale et fit des progrès remarquables lors de ses premières élections. De « personne ne nous représente » à « la représentation de ceux qui ne sont personne » comme l’écrivit un journal anarchiste[76], Podemos essaya rapidement de répondre aux préoccupations de l’élite en prétendant transcender la division entre la droite et la gauche et en adoptant des positions patriotiques favorables aux militaires, à la police et aux frontières, tout en promettant une expansion considérable de l’État-providence. Dans la mesure où l’histoire se répète, les gens devraient être conscients que le fascisme commença d’une manière similaire.

La non-violence dans le mouvement du 15-M, comme dans tant d’autres mouvements, impliquait l’amnésie, l’effacement d’une mémoire collective de lutte et de toute l’expérience et la sagesse qui l’accompagnent. Les gens qui se souviennent de centaines d’années de lutte contre l’autorité ne peuvent être conduits à accepter l’idée d’une simple réforme qui promet d’améliorer les choses en modifiant les lois électorales. Les gens qui se souviennent de centaines d’années de lutte savent que, le peu qu’ils ont, ils l’ont gagné en se battant. Ils se rappellent comment faire des barricades, comment fabriquer des cocktails Molotov, comment utiliser des armes, comment survivre dans la clandestinité, comment se protéger contre les infiltrés. Les réformistes de Democracia Real Ya gommèrent la véritable histoire du soulèvement en Égypte, faite de batailles de rue et de commissariats incendiés, tout comme ils essayèrent d’effacer la riche histoire des luttes anticapitalistes en Espagne. Ils essayèrent de dire aux gens qui avaient passé leur vie dans la rue que la façon de gagner était d’être pacifiques parce que c’est ce que dit la télévision.

Ce n’est pas un hasard si la non-violence ne parvint pas à contrôler le mouvement précisément là où les luttes sociales étaient encore bien vivantes, comme Barcelone, Madrid et le Pays basque. Dans les villes n’ayant pas de mouvements sociaux forts lors de la diffusion du 15-M, les Indignados se rallièrent massivement au discours réformiste et non-violent, et disparurent généralement après environ un mois.

À Barcelone, il était déconcertant de passer soudainement d’une réalité où les cent à mille personnes rencontrées dans les rues savaient toutes que la non-violence était une mauvaise plaisanterie, à une autre où les rues étaient soudainement remplies de cinq cent mille personnes dont 90% d’entre elles pensaient qu’il fallait dissuader le vandalisme et faire bonne figure devant les médias pour accomplir quelque chose. Comme la plupart de ces centaines de milliers de personnes semblaient nées de la dernière pluie et descendaient pour la première fois dans la rue, la situation confirma notre argument selon lequel l’autorité forme les gens à la non-violence, tandis que l’expérience les formes à une approche antagonique. C’était lent et frustrant, mais, peu à peu, les gens surmontèrent la non-violence. Les éléments les plus forts du mouvement du 15-M renouèrent avec une longue histoire de lutte, et les plus faibles s’envolèrent comme poussière au vent.

Ceux qui avaient déjà l’expérience de la lutte débattaient, distribuaient des tracts, posaient des affiches, peignaient les murs, inventaient des chants et menaient des actions visant à briser l’étau de la non-violence. La police, pour sa part, tenta de mettre fin au mouvement en utilisant fortement la matraque, ce qui aida les gens à se rendre compte que, contrairement à ce qui se passe à l’écran, en réalité, s’asseoir et se faire taper dessus ne relève pas de la dignité et n’est qu’un tas de foutaises. Lorsque la brutalité policière surmonta avec succès la résistance non-violente de milliers de personnes sur place de Catalunya, de nombreuses personnes commencèrent à réviser leurs hypothèses. Peu à peu, qui se rendaient compte que la police était leur ennemie, se mettaient à soutenir le vandalisme contre les banques et les bureaux des partis politiques, et à soutenir une pluralité de tactiques. Le débat est toujours en cours au moment où j’écris ces lignes[77]. Ceux qui favorisent la pacification jouissent encore des ressources supérieures et peuvent parfois mobiliser des foules importantes bien que passives. Dans quelques endroits, des activistes qui flirtent avec des méthodes combatives, tout en fixant toujours une limite aux tactiques acceptables, développent des pratiques de désobéissance civile et de confrontation suffisamment intéressantes pour maintenir une activité indépendante. Néanmoins, dans l’ensemble, les quatre années écoulées depuis le début du mouvement du 15-M démontrent une perte de soutien aux pratiques strictement non-violents et une croissance exponentielle aux pratiques combatives.

En octobre 2011, lorsque la police arrêta un certain nombre d’anarchistes accusés d’avoir agressé des politiciens pendant le blocus de juin du Parlement – organisé dans le cadre du mouvement du 15-M – trois mille personnes déclenchèrent une manifestation de solidarité spontanée (plus importante que toute autre manifestation spontanée à Barcelone depuis des années) et marchèrent dans une rue centrale habituellement fermée aux manifestations, interrompant le spectacle du commerce et jetant de la peinture sur les vitrines des banques.

En janvier 2012, lors d’une grève étudiante, une manifestation massive éclata, échappant au contrôle de ses dirigeants autoproclamés, et déploya une pluralité efficace de tactiques qui entrava la capacité de la police à contrôler la rue. Cette évolution fut d’autant plus significative que le mouvement étudiant était auparavant contrôlé par des partisans de la non-violence. C’était encore l’époque où le 15-M était encore massif et la non-violence prétendument triomphante.

Deux mois plus tard, le 29 mars 2012, une grève générale attira une foule qui rivalisa aisément avec les masses convoquées par le 15-M. Cependant, dans de nombreuses villes, ces foules avaient décidé que non-violence ne répondait pas à leurs besoins. À Barcelone, pour ne citer qu’un exemple parmi tant d’autres, pas moins de dix mille personnes participèrent directement à de violentes émeutes, à l’incendie de banques et des multinationales et à des combats intenses avec la police qui durèrent plusieurs heures. Le nombre d’émeutiers fut le plus important que les fois précédentes. Mais le plus important, c’est que cent mille personnes restèrent sur les lieux, soutenant indirectement les émeutiers, tandis que lors des émeutes passées à Barcelone, tous ceux qui n’était pas de fervents partisans des tactiques combatives s’enfuyaient au bruit du verre brisé et à l’arrivée de la police. Cette fois, les gens refusaient d’abandonner les émeutiers, ils les encourageaient, les empêchaient d’être encerclés par la police et aidaient à évacuer les blessés, se disputant même avec les pacifistes et les journalistes.

Les mois suivants, les gens restèrent solidaires, s’opposant aux nouvelles mesures répressives adoptées par le gouvernement pour écraser la résistance, et soutenant une centaine de personnes arrêtées.

Deux ans plus tard, lorsque le squat du centre social autogéré Can Vies fut évacué (voir l’étude de cas n° 33 du chapitre 3), des dizaines de milliers de personnes descendirent dans la rue, dont beaucoup se battirent avec la police, et gagnèrent finalement l’annulation de l’expulsion. Même si les émeutes menèrent à des conflits entre voisins, comme ce sera toujours le cas, à de nombreuses reprises, les voisins qui ne participaient pas directement aux manifestations aidèrent des émeutiers à échapper à la police ou lancèrent des puissantes fusées de feux d’artifice depuis leur balcon pour les donner aux émeutiers dans la rue.

Par la suite, onze anarchistes accusés de terrorisme furent arrêtés à Barcelone et à Madrid le 16 décembre 2014, quatre à cinq mille personnes descendirent spontanément dans les rues de Barcelone le soir même, et elles furent des milliers à Madrid et dans d’autres villes, afin d’exprimer leur soutien. Il s’agissait probablement de la plus grande manifestation spontanée de solidarité en Espagne depuis des décennies. Bien que les onze personnes arrêtées fussent accusées d’avoir perpétré diverses attaques de sabotage contre des banques et d’autres cibles élitistes, les principales preuves contre elles étaient leur appartenance à un groupe anarchiste qui avait une existence publique, arbitrairement qualifié d’organisation terroriste par le gouvernement, ainsi que la publication d’un ouvrage critiquant le gouvernement démocratique. La campagne de soutien ne revendiquait pas l’innocence des détenus, rejetant l’ensemble de l’appareil judiciaire et refusant d’adhérer à son système de catégories. Même si les médias sociaux ne sont, au mieux, qu’une mesure superficielle de la communication et de la participation, il est significatif que, tous les jours suivants, le fil Twitter #yotambiensoyanarquista (« moi aussi, je suis anarchiste ») fit partie des 10 premiers en Espagne. De toute évidence, le soutien aux mouvements combatifs est en hausse en Espagne, et l’expérience de la non-violence n’a fait qu’y contribuer.

Au début du mouvement du 15-M, la plupart des gens qui répondirent à l’appel de Democracia Real Ya se contentèrent de se soumettre à une discipline non-violente. Cependant, la non-violence s’avéra insuffisante pour défendre l’espace qu’ils avaient commencé à conquérir, et la rhétorique démocratique qui l’accompagnait n’avait pas les mots pour décrire toutes les façons dont le pouvoir s’y prenait pour les détruire.

Cette insuffisance ne peut être attribuée à l’élaboration incomplète de la non-violence. Loin d’être une masse passive, les Indignados tentèrent de déployer un répertoire complet de tactiques pacifiques : manifestations, sit-in, blocages, conférences de presse, refus de payer de nouvelles taxes, marches vers le parlement européen ou à Madrid, protestations sur Internet, campagnes pour « les frapper là où ça fait le plus mal » en retirant tous le même jour l’argent de leurs comptes bancaires (voilà geste plutôt faiblard, sauf si vous êtes assez naïf pour croire que nous avons suffisamment du pouvoir en tant que consommateurs). Rien de tout ça ne marcha.

La non-violence des Indignados devint rapidement une parodie d’elle-même. Le blocage spontané des rues devenait de la « violence »[78], les graffs sur les murs devenaient de la « violence », et même la transformation d’un bout de pelouse en jardin de guérilla devenait de la « violence », car c’était une violation de la loi. Ils assimilèrent les actes « violents » à des actes « illégaux », ce qui était d’autant plus hypocrite que la prémisse même du mouvement d’occupation de la place – de maintenir les protestations tout au long du week-end électoral – était une violation de la Constitution espagnole. (Profitant d’une faille, un juge décréta à la dernière minute – vu l’ampleur et l’enthousiasme des manifestations – qu’elles étaient légales et que la police n’avait donc pas à les chasser, évitant par conséquent d’entacher les élections d’un énorme scandale qu’aucun des partis politiques ne voulait, et prouvant une fois de plus que le droit et la justice ne sont que du théâtre et une négociation formalisée des rapports de force sous-jacents.)

Plus d’une fois au nom de la non-violence, des militants attaquèrent, frappèrent ou tentèrent d’arrêter des personnes coupables d’avoir utilisé des bombes de peinture, porter un masque ou commis une forme de vandalisme mineure. Leur engagement en faveur de la non-violence les contraignit également à justifier les actions de la police, a déclaré que celle -ci était dans leur camp et au service du public, tout en affirmant simultanément que les manifestants masqués étaient des « provocateurs de la police ». Au nom de la non-violence, ils formèrent des comités chargés de tenir à l’écart les « éléments antisociaux » et organisèrent des patrouilles de citoyens pour chasser les immigrants illégaux réfugiés sur les places occupées ou pour les remettre à la police.

« Comme certains drogués et ivrognes installés sur la place posaient problème en harcelant ou même agressant constamment les femmes, les organisateurs pacifistes et la commission Convivència essayèrent d’empêcher l’assemblée féministe de la place d’organiser des cours d’autodéfense et de s’occuper du problème par leurs propres moyens, tout en leur offrant une protection paternelle[79]. »

Cette interprétation de la non-violence n’est pas d’une perversion propre au mouvement du 15-M en Espagne. Dans le monde entier, la non-violence constitue une pente glissante vers des tactiques de plus en plus pacifiques. Comme nous l’avons expliqué au chapitre 1, le fait d’accorder une importance stratégique à la catégorie de la violence cède le pouvoir aux médias de nous dire quelles tactiques sont acceptables et lesquelles ne le sont pas. La non-violence, étant anti conflictuelle dans une société fondée sur un conflit irréconciliable, cherche la réconciliation avec les mêmes autorités qui nous dominent, et cela se traduit par une tendance à éviter ce qui est le plus controversé aux yeux du pouvoir. Ce n'est qu'une question de temps avant que les pacifistes ne définissent la « violence » comme une « violation de la loi ». Après tout, le droit et la paix sont des concepts connexes qui, dans la pratique, ne font pas référence à la liberté ou au bien-être, mais à l’ordre ; et dans cette société, l’ordre est fondé sur la soumission à l’autorité par tous les moyens. Enfin, parce que les partisans de la non-violence renvoient aux calendes grecques la tâche d’obtenir le soutien de la population pour des méthodes de lutte difficiles, il est logique qu’ils comptent sur les médias pour gagner une popularité virtuelle pour diffuser leur message (qui doit être réduit à une image, vu la nature même des médias). Cette dépendance à l’égard des médias exige qu’ils adoptent leurs valeurs, lesquelles sont celles des entreprises possédant les médias.

Il n’est pas contradictoire non plus que les partisans de la non-violence attaquent physiquement d’autres manifestants au nom de leurs méthode pacifique. La première fois que j’ai été agressé lors d’une manifestation, ce n’était pas par la police, mais par un policier de la paix, un pacifiste désigné pour en empêcher le désordre dans une manifestation. C’est un prolongement logique de la position non-violente. L’un de ses principes fondamentaux et qu’il est légitime d’imposer une méthode singulière et un ensemble limité de tactiques à un mouvement entier. C’est une pensée autoritaire. Les activistes non-violents se donnent le droit de forcer d’autres personnes à prendre part à la lutte d’une manière particulière, ou de les exclure. En tant que telle, la non-violence est l’usurpation d’un mouvement social, d’un espace public, d’une activité collective. Lorsqu’ils frappent les manifestants dont ils ne partagent pas les idées, lorsqu’ils les réduisent au silence, les ostracisent sous la pression de leurs pairs, ou les exposent à l’arrestation de la police, ils ne font qu’exprimer la nature autoritaire de la non-violence.

Democracia Real Ya croyait qu’elle possédait le mouvement du 15-M et qu’elle pouvait donc lui imposer des directives comme l’engagement de la non-violence. Cependant, même si elle est la rédactrice de l’appel initial, cette organisation ne fut pas à l’origine du mouvement. Celui-ci fut créé par les nombreuses personnes qui descendirent dans la rue et commencèrent à s’autoorganiser, pour diverses raisons et avec divers objectifs. Lorsque c’est possible, les militants non-violents utilisent la décision d’une assemblée ou d’une coalition pour légitimer l’application d’une méthode de lutte au sein d’un mouvement diversifié. Mais, en l’absence d’un tel vernis de légitimité, leur idéologie les poussera toujours vers une forme de coercition. Au cours des nombreuses manifestations dans lesquels les organisateurs acceptaient diverses tactiques, du G8 de Toronto à la Convention nationale républicaine de Saint Paul, il y avait toujours des activistes non-violents pour violer l’accord et dénoncer les « mauvais manifestants » dans les médias. Au sein du mouvement du 15-M, les idéologues de la non-violence imposèrent une décision prise dans une assemblée de quelques dizaines de personnes à l’ensemble du mouvement incluant rapidement des centaines de milliers de manifestants.

Si, lors des assemblées générales du 15-M, quelqu’un prenait la parole pour critiquer la pratique de la non-violence, les modérateurs l’interrompaient souvent en disant : « nous avons accepté d’être non-violents, et d’ailleurs si nous sommes violents, nous perdrons », avant de clore le débat et de passer le micro à la personne qui attendait son tour de parole. Lorsque les anarchistes réservèrent le système de sonorisation et l’espace central de la place pour tenir un débat sur la non-violence, le papier sur lequel la réservation était inscrite disparut de façon suspecte. Il en fut de même pour la seconde réservation, et un autre évènement avait été indiqué sur le planning pour le même jour et la même heure. Or, sans sonorisation, moins d’une centaine de personnes pouvaient participer à l’événement, qui dut se tenir en marge de la place. Pourtant, le groupe qui s’était réuni incluait aussi bien des anarchistes que des démocrates, ainsi que de nombreux partisans de la non-violence, mais aucun d’entre eux n’était en faveur du type de non-violence imposé au mouvement. Par conséquent, le débat sur la non-violence ne fut pas officiel. Abandonné à la marge, il n’avait aucun poids dans l’assemblée générale et ne pouvait contredire les décisions des dirigeants du mouvement. Néanmoins, le mouvement du 15-M finira par désobéir à ces dirigeants et abandonner la pratique de la non-violence.

Au bout d’un mois environ, la plupart des gens avaient laissé les occupations de la place aux militants purs et durs et aux politiciens en herbe. Ceux qui n’avaient pas abandonné la lutte, et ils étaient encore nombreux, commencèrent à participer aux assemblées de quartier, aux syndicats, aux mobilisations pour résister aux saisies hypothécaires, à l’occupation des universités, des hôpitaux et des centres de soin primaires, ou dans d’autres espaces de lutte qui étaient tous antérieurs au mouvement du 15-M et animés une critique plus approfondie de la société capitaliste et d’un meilleur sens de l’histoire.

Toutefois, l’expérience du mouvement du 15-M, qui est entré dans l’histoire des luttes, fournit une leçon claire : la non-violence sert les intérêts des médias, de la police et des politiciens en puissance. Pour ceux qui voulaient s’attaquer aux racines des problèmes auxquels ils étaient confrontés et transformer la société, la non-violence n’a pas fonctionné.


Chapitre 7 : MATER LE BLACK BLOC, DISSOUDRE LE GHETTO

L’une des principales fonctions de la non-violence, tant au cours des deux dernières décennies que de tout temps, a été d’attaquer les courants de lutte menaçant réellement l’État. Ces dernières années, les activistes non-violents assument de plus en plus le rôle de policier de la paix qui aide à criminaliser et marginaliser ceux qui se révoltent, que ce soit dans un Black Bloc ou les habitants d’un ghetto urbain.

Lorsqu’ils assument le rôle de police de la paix, ils agissent en tandem avec le gouvernement et les médias et, dans de nombreux cas, ils travaillent en fait directement avec ou pour la police ou les médias capitalistes.

À la fin des années 1990 et au début des années 2000, les gens du Midwest des États-Unis luttèrent contre la construction de l’autoroute I-69, l’une des nouvelles autoroutes de l’ALENA[80] conçues pour faciliter et augmenter le trafic nord-sud avec l’intensification de l’intégration des marchés, du Canada au Mexique. Dans l’Indiana, des agriculteurs, des environnementalistes et des anarchistes essayèrent d’arrêter la construction de cette autoroute. Leur résistance comprenait des blocages, des manifestations, des campagnes de sensibilisation et des sabotages. Certains agriculteurs détruisirent du matériel de construction ou tirèrent sur des arpenteurs, tandis qu’un certain nombre d’actions de sabotage furent menées par des groupes écologistes et anarchistes radicaux. Au fur et à mesure que la résistance se développait, elle devenait à la mode. Un grand nombre de personnes de la scène punk folk qui avaient été influencées par des idées écologistes et anarchistes affluèrent et commencèrent à y participer. Cependant, ces musiciens punk folk montraient une forte adhésion à la non-violence et évitaient tout conflit social réel. À plusieurs reprises, ils se prononcèrent contre les dommages matériels, expliquant que le sabotage des banques était une violation du droit des banquiers à être banquiers. Lors d’une importante manifestation, ils organisèrent des patouilles pour empêcher des actes de vandalisme contre les entreprises liées à la construction, de la route. C’était particulièrement hypocrite parce que, beaucoup d’entre eux aspirant à devenir des musiciens professionnels, chantaient à propos de la résistance et exploitaient en quelque sorte des histoires de lutte dans lesquelles les gens avaient utilisé les tactiques mêmes que les musiciens essayaient de criminaliser.

Dans la baie de San Francisco, des militants non-violents se joignirent aux chefs religieux et aux politiciens pour tenter de décourager les émeutes à la suite de l’assassinat d’Oscar Grant, un jeune Afro-Américain de vingt-deux ans, par la police le 1er janvier 2009 à Oakland. Au cours de la manifestation, le jour des funérailles d’Oscar Grant, les aspirants leaders essayèrent de diriger la foule dans une direction où il n’y avait pas de confrontation directe avec la police, mais la plupart des gens préférèrent se diriger vers les rues où ils pouvaient affronter la police et s’en prendre aux entreprises ciblées. Ils étaient menés par les proches et les voisins d’Oscar Grant, avec une implication mineure d’anarchistes de couleur et blancs. Les activistes blancs essayèrent de protéger la propriété et de décourager les émeutes. Par la suite, les médias, les politiciens, les ONG et les activistes non-violents accusèrent les anarchistes blancs de l’extérieur d’Oakland d’être les émeutiers. Or, les photos confirmaient les propos des participants eux-mêmes : pour la majorité, les émeutiers n’étaient pas des blancs, et la plupart étaient des amis d’Oscar Grant. Pourtant, les partisans de la non-violence, ainsi que les politiciens et les médias, ont tendance à invisibiliser tous ces gens afin de présenter les émeutes comme inappropriées, opportunistes, privilégiées et même racistes. En fin de compte, c’est la solidarité qu’ils criminalisent, en renforçant l’idée que lorsque la police assassine quelqu’un, seuls les membres de la famille devraient être concernés, et que le reste d’entre nous devrait regarder ailleurs. Seulement, loin d’être une mauvaise idée, les émeutes en réponse au meurtre d’Oscar Grant portèrent leurs fruits. Elles entrainèrent un nouveau cycle de lutte sur la côte ouest et donnèrent naissance à une pratique de lutte contre la violence policière. Plus tard, elles influencèrent directement Occupy Oakland qui devint plus puissant que tout autre Occupy. Plus immédiatement, ce fut la première fois dans l’histoire de l’État de Californie qu’un policier en service était accusé de meurtre. Effectivement, dans la semaine qui suivit la fusillade, les procureurs indiquèrent clairement qu’ils préféraient regarder ailleurs, mais ce n’est qu’après les émeutes qu’ils décidèrent d’inculper le flic.

Dans la foulée des émeutes pour Oscar Grant, une résistance plus forte contre les meurtres policiers se répandit sur la côte ouest, parfois grâce à la famille ou aux amis des personnes tuées, ou à des activités anarchistes, ou encore à des individus isolés tels que Christopher Monfort et Maurice Clemmons qui ripostèrent et tuèrent des policiers pour diverses brutalités et meurtres. En général, la réaction des militants de gauche, des ONG et même de nombreux anarchistes – des gens censés condamner la violence policière ou l’institution de la police dans son ensemble – fut le silence, voire la condamnation. Les gens n’étaient pas supposés résister de cette manière, et nous ne devrions pas non plus sympathiser avec les « tueurs de flics » ou explorer les raisons du bon sens qui les amenait à riposter par les armes.

Christopher Monfort, pour sa part, expliqua ses actions avec éloquence, se référant à plusieurs cas très médiatisés de brutalités policières qui s’étaient produits au cours des mois précédents, dans un discours que les médias qualifièrent de « divagations ». La stratégie typique consistait en effet à présenter les rebelles allant au-delà de la manifestation comme des fous. Les militants censés être opposés à la brutalité policière ne faisaient rien pour contrer cette désinformation.

Bien entendu, beaucoup de gens sympathisèrent avec Christopher Monfort, Maurice Clemmons et d’autres qui osaient tirer sur les flics, interrompant les meurtres hebdomadaires de la police, mais leurs applaudissements durent se faire silencieux. Les anarchistes furent probablement les premiers au nord-ouest de la côte Pacifique à s’exprimer ouvertement en faveur des hommes de couleur ayant tiré sur les flics. À partir de 2010, ils commencèrent à descendre dans la rue et à mener des attaques contre la police en réponse directe aux meurtres commis par celle-ci. Ils furent notamment influencés par la participation es anarchistes aux émeutes d’Oscar Grant au début de 2009, et par la réaction digne des anarchistes en Grèce après l’assassinat d’un jeune camarade par la police, avec un mois de fortes émeutes. Mais, déjà en 2001, des anarchistes avaient participé à des émeutes à Cincinnati après l’assassinat de Timothy Thomas par la police, au moment où beaucoup se demandaient pourquoi les anarchistes étaient souvent absent des rébellions urbaines ou pourquoi ils ne réagissaient pas aux meurtres par la police.

Loin d’être les leaders ou les organisateurs de ces réponses populaires aux assassinats de policiers, comme le prétendaient les médias, des anarchistes (certains) apprenaient simplement à y prendre part. Dans quelques cas isolés décrits ci-dessous, ils furent les premiers à réagir, et ils soutenaient les gens arrêtés pour des activités contre la police en puisant dans leurs réseaux de solidarité – ce qu’une communauté moyenne ne possède pas. Mais, en réalité, pour reprendre la phrase d’un des participants, les anarchistes recommençaient à « être humains ». Autrement dit, les gens qui « deviennent politiques » passent généralement par un processus les conditionnant à être sensibles à l’opinion publique, c’est-à-dire à l’éventail des discours acceptables entretenus par les médias. Ils sont encouragés à diriger leur attention vers certains leviers du pouvoir social supposés être les mécanismes efficaces pour changer la société (lesquels sont tous contrôlés pars les institutions officielles ou bien y répondent), et à être responsables et respectables. Une personne formée à la politique n’exprimera jamais son soutien à un tueur de flic, elle ne s’enflammera pas spontanément dans la rue sans essayer de modérer cette colère. Elle ne parlera jamais de se débarrasser complètement de la police, car de telles positions ne sont pas politiquement correctes. Pourtant, ce sont des choses que les gens normaux font tout le temps, surtout s’ils ne sont pas protégés de la violence policière par des privilèges économiques ou raciaux, contrairement aux activistes qui en sont toujours préservés. Les anarchistes passèrent par un processus conscient d’identification, de dépassement du pacifisme et de l’aliénation enracinés en eux avant de pouvoir réagir directement aux meurtres commis par la police, plutôt que de simplement les commenter.

Le 23 mars 2010, cinquante à cent anarchistes de Portland, en Oregon, répondirent par une marche spontanée lorsque la police assassinat un sans-abri, Jack Collins. Un article d’Anarchist News revient sur la manière dont la manifestation se déroula, sur son atmosphère psychologique et sur les partisans de la non-violence qui tentèrent de contrôler les actions des autres.

« Lorsque la nouvelle s’est répandue, nous informant que la police de Portland venait de tuer un homme à l’arboretum Hoyt, nous avons su que nous devions faire un choix : nous permettre d’être humains ou participer à nos propres meurtres, nous cacher dans notre sommeil et accomplir une routine qui se termine, pour nous tous, par la mort. Ce choix a été fait pour nous tant de fois auparavant : par les médias, les leaders communautaires, les activistes professionnels, les patrons, les enseignants, les parents, les amis qui ne nous poussent pas à affronter cette peur avec eux. Nous nous tuons nous-mêmes avec tant de rage avalée.

Ce soir-là, nous n’irons pas dormir avec cette sensation aigre dans l’estomac. Ce soir-là, nous avons donné un nom à ce que nous ressentions : la rage. Ça a commencé comme ça.

Quelques heures après avoir appris la nouvelle, des anarchistes de la région se sont réunis dans un par cet ont décidé que nous devions marcher sur le poste de police. Pas le commissariat central : ce quartier serait vide à cette heure-ci. Nous avons voulu crier contre la police, mais aussi trouver nos voisins, parler aux autres gens de notre communauté, leur dire ce qu’il s’est passé et les appeler à nous rejoindre dans la rue. Ne pas les laisser découvrir ce meurtre dans le commentaire aseptisé de l’écran lumineux, mais les rencontrer et leur crier la rage et la tristesse qui nous sautent au visage : nous ne pouvons pas vivre avec ce qu’il s’est passé. Nous ne pouvons pas permettre que cela continue.

La marche a quitté le par cet s’est dirigée vers un quartier résidentiel, interrompant le silence mort du lundi soir des consommateurs-travailleurs se remettant d’une autre journée volée.

Chantant à pleins poumons, nous avons rencontré notre propre colère, notre propre sentiment de puissance. « Et maintenant un slogan pour nous unir tous : flics, salauds, assassins. »

Beaucoup d’entre nous s’attendaient à ce que cette marche ne soit que symbolique. On n’espérait pas quelque chose de plus. Mais nous avons rencontré une force collective qui amplifie l’individu au lieu d’étouffer chacun d’entre nous dans la masse. Les deux personnes qui ont pris l’initiative de trainer une benne à ordures dans la rue ont changé l’histoire de cette ville. Ce petit signe de sabotage s’est répandu. Nous l’avons fait notre.

Pourtant, quelques personnes ont remis les conteneurs sur le trottoir, essayant de nettoyer la manifestation, de la rendre respectable. Ils ont rencontré une opposition, nous leur avons crié dessus. « Ça n’envoie pas de message », ont-ils dit. « Tu peux faire ça si tu veux, mais ailleurs », ont-ils dit. Mais, nous n’avons nulle part où aller, sauf dans les espaces récupérés violemment. Par ailleurs, notre message est sans équivoque : nous sommes en colère et en train de perdre le contrôle. Les gens ont continué à être incontrôlables, et, rapidement, les censeurs autoproclamés de notre lutte ont vu qu’ils étaient au mauvais endroit. Personne n’a tenté de contrôler leur mode de participation. Ils n’ont pas le droit de contrôler les nôtres.

Quand nous sommes arrivés sur l’avenue Burnside, les bennes à ordures ont été retournées tous les trente mètres, bloquant les deux directions. Les gens avaient des pierres, des bouteilles, des bâtons et des tambours. Une personne a eu la prévoyance d’apporter une bombe de peinture en aérosol, changeant ainsi l’histoire de notre moment. Nous n’étions plus une protestation. Nous étions la vengeance.

Lorsque la foule est passée devant la première banque, quelques personnes sont passées à l’action, tandis que d’autres surveillaient leurs arrières. Le distributeur de billets a été cassé. Une fenêtre a été brisée. Des pierres et de bouteilles ont été jetées. Les sirènes ont commencé à retentir derrière nous. Il y avait un Starbucks un peu plus loin. Une course : pourrions-nous y arriver avant l’arrivée des poulets ? Nous avons gagné. D’autres vitrines ont été brisées.

Lorsque la police a essayé de nous faire monter sur le trottoir, elle a été choquée par l’intensité de la rage à laquelle elle faisait face. « J’emmerde la police ! », « Assassins ! » Leurs lumières et leurs sirènes n’ont eu aucun effet. Quelqu’un a poussé une benne à ordure contre la voiture de tête du convoi policier. Ils sont restés temporairement sans voix.

Ce n’est que lorsque les flics ont été plus nombreux que nous qu’ils sont parvenus, avec du gaz poivré et une force brute, à nous pousser sur le trottoir. Mais on a été malins. Nous savions que nous ne pouvions pas gagner un combat à ce moment-là, et chaque fois que nous le pouvions, nous reprenions la rue. Nous ne nous sommes pas rendus : ils ont dû travailler pour cela. Nous n’avons jamais abandonné notre pouvoir sur l’humeur de la nuit. Plus forts quel leurs sirènes, nos cris incessants, nos chants, concentraient notre impact et effaçaient les sourires arrogants des visages de ces salauds. Ils étaient visiblement bouleversés par le niveau de haine qu’ils rencontraient.

Nous nous sommes rendus au poste de police et nous avons crié à la gueule des flics alignés, nous avons crié contre les parasites des médias qui se tenaient là avec leurs caméras, dénonçant leur complicité avec la violence policière et le racisme. La plupart d’entre nous ne se souciaient pas d’envoyer un message convenable ou de paraitre respectables. Nous avons exprimé l’étendue de notre rage, la puissance de notre analyse, notre volonté, notre capacité à prendre des initiatives et à changer ce monde.

Ironiquement, les premiers journaux télévisés ont été meilleurs que nous aurions pu l’espérer, du moins si nous avions espéré quelque chose d’eux. Nous communiquerons notre critique de la police au reste de la ville avec nos protestations, nos tracts, nos corps, nos communiqués. Avec des graffitis et des vitres brisées.

La police n’a pas encore rendu publique la race de la personne tuée. Nous ne savons donc pas quelle communauté est « la plus touchée » par ce meurtre. Nous réagissons parce que la violence policière nous touche tous, parce que nous voulons être solidaires chaque fois que l’État exécute quelqu’un. Nous savons que le racisme est une caractéristique essentielle du contrôle dans cette société, et nous croyons également que nous devons trouver des moyens d’agir de façon responsable en tant qu’alliés des communautés qui ne sont pas les nôtres. Mais la solidarité doit être critique et ne peut être pratiquée que par ceux qui luttent pour leur propre liberté. Il ressort clairement des actions de ce soir que nous luttons contre la violence policière parce que nous ressentons de la rage et de la tristesse lorsqu’elle tue quelqu’un.

Nous nous battons en solidarité avec tous ceux qui se défendent. Et en nous battant, nous nous rappelons ce que c’est que d’être humain.

Dans ces moments où nous nous surprenons nous-mêmes, nous entrevoyons le monde pour lequel nous nous battons. En courant dans les rues, en nous penchant pour ramasser une pierre, nous nous rendons compte que nous n’avons dans notre main rien qu’un élément constitutif de la future commune.

Notre commune est la rage qui s’étend à travers la ville, allumant de petits feux en vengeance dans la nuit. Notre commune, c’est la détermination qui revient à l’attention du public le lendemain, en se réunissant au grand jour, en ne laissant pas le reste de la société oublier ce meurtre, en ne laissant pas nos voisins être engourdis par la routine. Notre commune secoue les barreaux de nos cages, et ce bruit est notre cri de guerre : « Dans la rue[81] ! » »

Les anarchistes continuèrent avec de multiples actions de sabotage, des attaques contre les commissariats de police, des manifestations, des assemblées ouvertes et des occupations. Les autorités prirent la mesure inhabituelle de renvoyer un policier qui, deux mois plus tôt, avait tué un Noir non armé, Aaron Campbell, en lui tirant dans le dos avec un fusil d’assaut. Insatisfaits par les réformes, les anarchistes de la côte ouest organisèrent les 8 et 9 avril les « Journées d’action de la côte ouest contre la violence d’État » qui faisaient le lien entre les efforts de solidarité pour les personnes arrêtées lors des émeutes pour Oscar Grant et les réactions aux récents meurtres par des policiers dans le nord-ouest de la côte Pacifique. À Seattle, les « journées d’action » aboutirent à une manifestation contre la police avec un Black Bloc qui prit la rue et se battit avec la police. Cependant, dans le sillage de la manifestation, de nombreuses fractures apparurent au sein du mouvement. Une partie, largement axé sur la musique et les activités culturelles, dénonça la distribution d’un pamphlet intitulé « Certains ripostent et tirent » qui offrait une perspective critique mais sympathique de Christopher Monfort. Ces militants, troublés que quiconque puisse sympathiser avec un tueur de flics, prirent ensuite de la distance par rapport à toute activité en dehors de leur atelier de « do it yourself ». D’autres participants, y compris des employés d’ONG, critiquèrent le Black Bloc pour avoir mis en danger les jeunes de couleur qui participaient.

La plupart des partisans des méthodes non-violente évitèrent par la suite les manifestations de rue contre les violences policières. De toute évidence, ils préféraient ne pas être associés à un mouvement contre la police utilisant des méthodes combatives, au lieu de trouver le moyen de participer confortablement en utilisant leurs propres méthodes. Pendant quelques mois, la brève recrudescence de la lutte à Seattle fut en suspens. Mais, en l’espace d’une semaine seulement, entre août et septembre 2010, la police assassinat cinq personnes dans le détroit de Puget (entre Seattle et les petites villes de Tacoma, Olympia et Federal Way).

Lorsque les manifestations, les Black Blocs et les attaques reprirent, beaucoup plus de gens commencèrent à apparaître dans les rues, avec, notamment, des jeunes marginalisés et des amis des personnes assassinées par la police. La « distanciation » provoquée par l’utilisation de tactiques énergiques chassa un grand nombre de militants ayant fait de longues études, parmi lesquels des employés d’ONG et des membres de la « classe créative », seulement elle attira au moins autant de personnes d’autres couches sociales, des personnes plus à l’aise pour mettre en pratique l’idée de révolution, de négation de l’autorité étatique.

Pendant ce temps, les anarchistes essayaient d’établir des liens avec d’autres gens qui protestaient contre les meurtres commis par la police. En réponse au meurtre le plus visible, celui de John T. Williams, un SDF indien, par Ian Birk, un policier de Seattle, le 30 août 2010, certains activistes fondèrent le Comité d’organisation John T.

« Le Comité d’organisation John T. Williams était une coalition de divers groupes dont l’objectif était d’obtenir de petites réformes dans les opérations des services de police : des formations de sensibilisation culturelle, des changements de politique, la désignation d’agent de liaison avec la communauté autochtone. Ils demandaient également que ‘‘ les conséquences pour l’agent Birk puis inclure la perte de son emploi et de son insigne, mais il doit au moins être retiré de la rue jusqu’à ce qu’il ait été démontré qu’il comprend les protocoles nouvellement institués dans ce processus ’’ [les notes de bas de page du texte original ont été supprimées]. Leur stratégie consistait à travailler avec les fonctionnaires municipaux, comme en témoigne la décision du comité de présenter ses demandes à un membre du conseil municipal, accompagnées d’un cadeau : une offre de paix. L’analyse de la violence policière effectuée par le comité révélait que les membres à acceptaient la brutalité du système dans son ensemble. Ils craignaient de parler du meurtre, qualifiant la mort de John T. William de ‘‘ tragédie qui aurait pu et aurait dû être évitée’’, si la police pouvait ‘‘servir à accroître la sécurité publique et la paix dans notre collectivité en employant diverses tactiques de désescalade qui sont les plus susceptibles de prévenir la violence contre le public et la police’’.

Malgré des divergences politiques apparentes, les anarchistes assistaient aux manifestations du comité d’organisation, apportant leurs propres banderoles et tracts et cherchant à établir des liens avec d’autres groupes et individus en colère. La première signification de ces protestations était la participation de la famille de John T. Williams et d’autres membres de la communauté autochtone. Son frère, Rick Williams, prenait la parole lors de la plupart des événements du comité, lequel avait pris des mesures pour s’assurer que la famille Williams était de leur côté presque aussi vite que les politiciens du SPD [Service de police de Seattle] l’avaient fait. La plupart des autres orateurs à ces rassemblements étaient des piliers de la scène des ONG de la gauche libérale de Seattle. ces activistes – certains salariés - faisaient la leçon à la foule sur la responsabilité, la civilité et la non-violence. Dans un contexte où aucune tactique et violente n’avait encore été utilisée, si ce n’est par la police [c’était avant le début du nouveau cycle de résistance, et six mois après la manifestation légèrement combative en solidarité avec Portland et les Oakland], cela trahissait la crainte des militants de perdre le contrôle la situation. Leur but était de canaliser la colère des autres dans leur stratégie pour réaliser de maigres efforts, une stratégie vouée à l’échec. Comme nous l’avons vu à Oakland et en Grèce, l’État ne dirige le système judiciaire contre des policiers assassins que dans la mesure où il craint véritable soulèvement. Mais les managers de la révolte sociale [notamment les ONG et les groupes d’activistes réformistes] le craignent autant que les fonctionnaires municipaux[82]. »

La Coalition du 22 octobre, un groupe de façade pour le RCP (le Parti communiste révolutionnaire), adepte du culte de la personnalité maoïste, tenta aussi de s’emparer de la colère populaire face aux meurtres commis par la police. Le RCP tenta de mener plusieurs manifestations en faveur d’une réforme de la police. L’un de ses membres suggéra que la police utilisât davantage ses pistolets Taser (sans tenir compte des deux morts survenues au cours de la semaine meurtrière qui avait été en fait causées par l’emploi de Taser) quelques tirades abordant les genoux (peu importe que Jack Collins, visé à Portland en mars, décédât après avoir reçu une balle dans le bassin, pas dans l’abdomen ou dans la tête). Pour le RPC, le fait de descendre dans la rue n’avait pas pour but de lutter contre la police, mais de créer un espace où ils pourraient distribuer les textes de leur chef et essayer de gagner des recrues. Et cela exigeait que les protestations ne fussent pas seulement non-violentes, mais complètement passive.

« La tentative de gestion de la manifestation continua à fatiguer la foule tout au long de la soirée. La stratégie de la marche, annoncèrent les organisateurs de l’événement, consistait à traverser les zones achalandées pour tenter d’attirer un plus grand nombre de participants. Pourtant, aucun passant ne prêtait attention à la petite procession. Après que la foule ai subverti les chants de ceux qui tenaient des mégaphones – à la question ‘‘Que voulons-nous ?’’, au lieu de répondre ‘‘Justice !’’ elle criait ‘‘Des flics morts !’’ – la marche sur le trottoir à travers le centre-ville fut arrêtée pour faire un rappel : ‘‘Ceci est une manifestation non-violente visant à construire un mouvement de masse !’’ Les anarchistes faillirent partir à ce moment-là : le cap semblait pris vers un résultat aussi décourageant que celui du précédent rassemblement.

Mais quelque chose d’inattendu se produisit. Alors que la marche déambulait sur le passage piétonnier d’un carrefour très fréquenté, une femme - inconnu des anarchistes, non affiliés au RPC et ne tenant qu’un parapluie - refusa de quitter le passage piéton. Elle bloqua un bus de ville qui, à son tour, bloqua plusieurs voies de circulation, ce qui créa une réaction en chaîne de blocages. Alors qu’elle se tenait là, provocante, elle commença à se moquer des autres manifestants pour leur passivité et leur lâcheté. Les quelques anarchistes la rejoignirent rapidement sur le carrefour. Ensuite, quelques jeunes, connus pour se rassembler dans le coin, se mirent au milieu de la rue et s’assirent. Au moment où l’un d’eux quittait le trottoir, un autre commenta prudemment, en regardant les flics du coin de l’œil : ‘‘Eh, je ne veux pas être dans les parages s’il se passe quelque chose.’’

Son ami lui répondit : ‘‘Je ne veux pas rester ici, à moins qu’il ne se passe quelque chose !’’ S’adressant aux anarchistes, certains jeunes expliquèrent que John T. Williams avait été un de leurs amis, et que ce soir ils étaient prêts à se battre et à aller en prison en son honneur.

Consternés par le fait qu’ils n’avaient pas réussi à contenir les manifestants et leur colère, les membres du RPC utilisèrent leurs mégaphones pour annoncer que le blocage n’était pas dans l’intention des organisateurs et que quiconque dans la rue pouvait être arrêté. Mais ça ne servi à rien. À présent, les passants s’intéressaient à ce qu’il se passait. Les anarchistes insistèrent pour que les mégaphones fussent distribués afin de permettre à tout le monde s’exprimer contre la police. Une femme arrivant courant du bas du pâté de maisons et, s’approchant du mégaphone, elle annonça : ‘‘Je veux juste dire… j’emmerde la police[83] ! »

Les tentatives des anarchistes, entre autres, de recourir à des tactiques plurielles mirent sur la touche les activistes et professionnels des ONG et les obscurs avant-gardistes insistaient pour pacifier les réactions populaires après les meurtres commis par la police. Leurs attaques violentes mirent la police sur la défensive, salirent son image et en encouragèrent le développement des tactiques de réponse directe à la violence policière qui l’empêchèrent de continuer ce qu’elle faisait depuis des années : tuer en toute impunité. Et ceux qui descendirent dans la rue n’essayaient pas de jouer avec les médias, il ne se limitaient pas aux appels à une réforme de la police fondée sur l’idée absurde que la violence policière relève de l’erreur professionnelle ou des brebis galeuses. En fait, ils posèrent des affiches, publièrent des articles en ligne, imprimèrent des journaux, peignirent des murs et distribuèrent des tracts en grande quantité, répandant l’idée que la violence policière fait partie intégrante d’un système raciste fondé sur l’appropriation de nos moyens collectifs de survie par les élites.

Qu’est-ce que les activistes non-violents avaient à montrer ? Une meilleure formation de sensibilisation de la police ne peut guère être considérée comme un pas dans la bonne direction. De telles mesures ne permettent à la police que de blanchir son image, de gagner la confiance des communautés opprimées et d’accomplir son travail de sbire au service de la classe dirigeante avec une plus grande efficacité. Les policiers ne tuent pas les sans-abris, les transgenres, les Noirs, les Latinos, les Asiatiques et les autochtones parce qu’ils ont des préjugés, bien que la sous-culture patriarcale et raciste de la plupart des services de police puisse certainement mener à des actes de brutalité particulièrement flagrants. La police est l'institution protégeant ceux qui nous ont tout volé – les biens communs, notre capacité de décider de notre propre vie, la qualité de l’air et de l’eau, notre avenir, notre histoire, notre dignité – et c’est elle qui se tient entre ceux qui ont reçu quelques petits privilèges et conforts en échange de leur obéissance, et ceux qui n’ont rien. Enseigner à la police à être plus sensible aux personnes les plus exploitées et les plus opprimées n’est qu’une stratégie conçue pour l’empêcher de déclencher involontairement des rébellions en piétinant les gens dans l’exercice de ses fonctions.

Comme documenta Kristian Williams dans son étude monumentale sur l’évolution de la police, la police « douce » ou de proximité se développa main dans la main avec les premières équipes du SWAT[84] et autres manifestations de la militarisation de la police. Une servirait à réduire les conflits entre la police et les communautés fortement contrôlées, et l’autre à détruire ceux qui insistaient pour voir la police comme leur ennemie[85]. Les militants qui tentent de la réforme et aident à isoler ceux qui lui résistent[86].

Lors de la grève générale organisée par Occupy Oakland le 2 novembre 2011, il y eut de nombreux cas de militants non-violents attaquant leurs camarades manifestants qui avaient endommagé des biens. Lorsque la marche anticapitaliste s’arrêta devant la succursale d’Oakland de Whole Foods, le principal supermarché capitaliste qui se livre au greenwashing et à la gentrification, et qui en l’occurrence aurait menacé les travailleurs de les licencier, s’ils participaient à la grève, plusieurs personnes masquées afin de protéger leur identité commencèrent à écrire à la bombe « STRIKE[87] » sur le mur du bâtiment, à casser des vitrines et lancer des chaises. L’action provoqua la fermeture temporaire de Whole Foods, qui n’avait pas voulu baisser le rideau malgré la grève.

Cependant, les activistes de non-violentes dans la foule étaient mécontents. Furieux des dommages causés aux biens de l’entreprise, un partisan des moyens pacifiques s’attaqua à un manifestant qui tentait de briser une fenêtre. Lorsqu’il parla plus tard aux médias, un privilège qui lui était accordé sans risque bien qu’il eût commis une agression – toute personne n’étant ni pacifiste ni flic serait passible de plusieurs années de prison pour ce crime – il justifia ainsi ses actions :

« il ne s’agit pas de violence, mais de changer le système. Si les gens causent de la violence, ils vont perturber le récit, ils vont détourner l’attention, et ils vont donner à la police la justification pour sévir… la violence ne change pas. La non-violence est l’arme la plus puissante que nous ayons en tant que citoyens… je ne sais pas qui sont ces gens, mais ils sont des masques, des drapeaux noirs, et ils essaient de casser. Et je vais arrêter ça si je peux [en attaquant les gens] parce que je veux que cette marche reste pacifique[88]. »

Une autre manifestante défendit le fait de briser les vitrines, affirmant qu’elle ne l’avait pas vu se produire, mais qu’elle ne comprenait pas pourquoi on faisait tant de chichis :

« Je ne vois personne de blessé ici. Les gens blessés que je vois sont ceux dehors qui l’ont été par la police, par la ville, par les banques. Et dedans je vois les travailleurs qui se font entuber par leurs employeurs et par les banques. Alors, voir une vitre brisée [comme une violence], une vitre que n’importe quelle compagnie d’assurance va remplacer demain, me semble ridicule. »

À votre avis, lequel des deux fut le plus efficace pour faire passer son message ? L’agresseur pacifiste ne mentionna aucune des questions en jeu, il ne fit que jeter de la boue sur les autres manifestants. Celle qui était en faveur d’une pluralité de tactiques, au contraire, se concentra sur le mal causé par le capitalisme et la police. Les partisans de la non-violence ne cessent d’insister de manière autoritaire pour que tout le monde adopte leur forme de protestation, souvent privée de contenu. Même au cœur des mouvements non-violents, il est souvent difficile d’entendre une formulation réelle d’une critique contre l’exploitation, la domination et les structures du pouvoir qui créent ces problèmes. Ceux qui soutiennent une pluralité de tactiques, en revanche, ont tendance à rester dans le sujet, sans distanciation entre leurs idées et leurs méthodes, attaquant le capitalisme dans leurs discours aussi bien que dans les moments de protestation et d’action. Le tacleur macho, autoritaire et non-violent dépensa à son énergie physique dans la manifestation et ses dix secondes sous les projecteurs des médias pour attaquer d'autres manifestants.

Des militants non-violents du mouvement du 15-M en Espagne formèrent des rangs devant les banques pour protéger leurs vitrines du vandalisme, et devant les flics pour les protéger des insultes de la foule. Il n’est pas surprenant que lorsque la police commença à tirer des balles en caoutchouc sur la foule, ces mêmes militants se fussent enfuis au lieu de mettre leur corps en jeu. Il protéger l’État, et non le mouvement. Même si une minorité d’entre eux eut le courage d’empêcher les représentants des banques de remettre des avis des saisie, aucun ne tint tête à la police lorsqu’elle se mit à appliquer les mesures d’expulsion. Tout au plus, quelques-uns s’assirent, « bloquant » une expulsion jusqu’à ce qu’ils fussent tirés et emmenés par les flics. Lors de manifestations qui eurent lieu dans tout le pays, ces policiers de la paix tentèrent d’arracher les masques des personnes protégeant leur identité, ou ils prirent des photos des émeutiers qu’ils partagèrent avec la police, exposant les gens à la violence de la prison et, dans de nombreux cas, mettant en danger des immigrants. Durant la grève du 31 octobre 2012, le syndicat CGT organisa un cordon de sécurité en collaboration avec les autorités, dont un membre, à un moment donné, bouscula et expulsa une personne ayant jeté des œufs sur une banque. Comme le souligne le groupe Anarchistes nihilistes dans un communiqué revendiquant la responsabilité des actions de sabotage menées contre plus d’une centaine de banques, lorsque c’est la police qui frappe un manifestant, tout le monde crie au scandale que de telles choses arrivent sous un gouvernement démocratique, mais quand ce sont les dirigeants des manifestations qui assurent les fonctions de la police, tout le monde regarde en silence.

Les grèves générales du 31 octobre et du 14 novembre 2012, au cours desquelles les syndicats soi-disant alternatifs ou anticapitalistes cédèrent aux pressions du gouvernement et des médias et imposèrent une discipline non-violente à leurs foules, furent largement considérées comme des échecs et suivi par un déclin évident des actions de rue. Au contraire, les grèves générales du 29 septembre 2010, du 27 janvier 2011 et du 29 mars 2012, au cours desquelles les anarchistes, les anticapitalistes et les jeunes marginalisés, qui eurent carte blanche, utilisèrent à cette marge de manœuvre pour se déchaîner ou saboter, furent saluées comme des événements majeurs dans la lutte est suivies par des résurgences claires des mouvements. De plus, comme de nombreux secteurs différents – des assemblées de quartier aux syndicats alternatifs – manifestèrent leur solidarité avec les émeutiers arrêtés, la répression n’eut pas l’effet escompté de paralysie des mouvements sociaux. Cet effet ne fut obtenu que lorsque les syndicats alternatifs commencèrent à appliquer la non-violence. Le chevauchement de cette activité est de ce que la police tentait d’accomplir par la répression, ou des médias en semant la peur, est remarquable.

Lors du mouvement étudiant britannique de 2010, le président du syndicat étudiant alla devant les médias pour dénoncer et insulter les étudiants qui avaient choisi de protester contre la hausse des frais de scolarité en saccageant les bureaux du parti au pouvoir. Aaron Porter déclara qu’il était « dégoûté que les actions d’une minorité d’idiots tentent de saper les cinquante mille personnes venues manifester pacifiquement[89] ». La secrétaire générale du University and College Union tenta également de présenter les émeutiers comme une « minorité », une catégorie qui, dans son esprit, se rapporte un manque total de légitimité ou de liberté d’action. Le plus troublant pour ces dirigeants bureaucratiques était que les prétendus suiveurs étaient passés à l’action de leur propre initiative sans recevoir d’ordres. Pour le président du syndicat étudiant, dont le poste sert généralement de tremplin vers une carrière de politicien professionnel, le fait de ne pas contrôler le troupeau faisait tache sur son CV. Heureusement, le responsable des étudiants noirs et ceux des étudiants LGBT du National Union of Students, ainsi que plusieurs bureaucrates étudiants de niveau inférieur, un syndicaliste et un auteur dramatique, publièrent une critique :

« Nous rejetons toute tentative de faire passer la manifestation de Millbank [où les bureaux du parti au pouvoir ont été occupés et saccagés par une foule qui a affronté la police] comme étant petite, ‘‘extrémiste’’ ou non représentative de notre mouvement. Nous saluons le fait que des milliers d’étudiants se sont montrés prêts à envoyer le message aux conservateurs que nous nous battons pour gagner. Les occupations, qui sont une tradition établie de longue date dans le mouvement étudiant, doivent être défendues. C’est ce genre d’actions en France et en Grèce qui a été une source d’inspiration pour de nombreux travailleurs et étudiants en Grande-Bretagne confrontés à une telle attaque contre l’emploi, les allocations, le logement et le secteur public. Nous soutenons les manifestants et toutes les victimes de la manifestation[90]. »

Le président du syndicat étudiant Aaron Porter se fit huer lorsqu’il essaya de rappeler ses troupes à l’ordre. Ayant besoin d’une figure de proue dans les rues, ce qui détiennent les médias firent de l’étudiante Zoe Williams une célébrité temporaire. Zoe Williams et quelques camarades de classe aidèrent à protéger une camionnette de police qui était vandalisée par d’autres manifestants, en leur criant : « Ça ne va pas aider notre cause ! » Comme elle le dit plus tard aux médias, elle essayait « simplement de faire comprendre [aux vandales] que la cause pour laquelle nous sommes ici aujourd’hui n’est pas : ‘‘Je hais la police, je veux brûler la police et je veux détruire tout ce qu’elle représente[91]’’ ». Pour Zoe Williams, qui vient d’un quartier chic de Londres et dont les parents avaient pu l’envoyer dans une école secondaire privée où les frais de scolarité s’élevaient à près de vingt mille dollars par an, descendre dans la rue n’était peut-être qu’une façon de suivre le courant ou de dégager des fonds pour sa garde-robe. Cependant, pour de nombreux autres étudiants, lutter contre les politiques décidées par les riches avait tout avoir avec la lutte contre la police qui applique ces politiques et protège ceux qui en bénéficient.

Lors de la manifestation contre le sommet politique du G20 à Toronto en 2010, une coalition de groupes de protestation s’était mise d’accord sur un cadre fondé sur une pluralité de tactiques, dans l’espoir de permettre la participation de personnes et de groupes aux méthodes très différentes. Ils publièrent un communiqué (voir l’annexe 2) expliquant la philosophie sous-tendant leur cadre de pluralité des tactiques :

« Nous croyons que nous devons adopter une discussion et un débat honnête. Nous croyons que notre mouvement était assez fort, résilient et mûr pour accepter des divergences d’opinions. Nous croyons que si nous voulons vraiment construire un monde socialement juste, il nous faudra de nombreuses tactiques différentes, beaucoup de créativité et d’approches différentes. C’est ce qui nous permet de travailler ensemble même lorsque nous ne sommes pas d’accord.

Nous travaillons ensemble dans la solidarité et le respect. Cela ne signifie pas que nous approuvons tout ce que chacun de nous fait ou que nous sommes d’accord sur tout. Mais nous nous écouterons les uns les autres, nous discuterons ouvertement et honnêtement de nos différences, si nécessaire, nous accepterons d’être en désaccord et nous nous soutiendrons les uns les autres en cas d’attaque.

Nous comprenons que les gens ont des besoins différents en matière de sécurité. Qu’une personne peut avoir besoin d’être dans la rue sans que les actions d’autrui ne la mettent en danger, et qu’une autre personne peut avoir besoin de savoir qu’elle sera soutenue si elle est arrêtée, quoi que l’État puisse prétendre sur elle. Nous savons que la meilleure façon de répondre à ces besoins est de s’écouter mutuellement avec respect, de s’efforcer de se comprendre et de s’entraider même si nous ne sommes pas d’accord. »

Cet esprit respectueux des différentes formes de participation fut mis en pratique. Le Black Bloc qui s’engagea dans d’importantes émeutes – brulant des voitures de police et saccageant la principale artère financière du Canada – s’éloigna de la marche principale afin d’éviter de se réfugier dans une foule pacifique, de « ruiner » une action non-violente ou de faire d’autres choses pouvant nuire à d’autres manifestants ou les perturber. En fait, de nombreux habitants de la ville n’ayant aucun lien avec les manifestations virent participer aux émeutes, ce qui montre bien l’atmosphère que le Black Bloc réussit à créer. Quoi qu’il en soit, les partisans de la non-violence les dénigrèrent tout de même, montrant que, dans certains cas du moins, leurs critiques à l’égard du Black Bloc n’étaient pas de véritables préoccupations, mais simplement des moyens opportunistes d’attaquer un groupe qu’ils considéraient manifestement comme leur ennemi politique prioritaire. Lorsque la police brutalisa des manifestants, plusieurs heures après à quelques pâtés de maison de la manifestation, des militants non-violents utilisèrent Internet ou les médias pour blâmer les anarchistes masqués, violant ainsi l’accord sur la pluralité de tactiques. Plusieurs d’entre eux allèrent jusqu’à prétendre que les manifestants masqués étaient des provocateurs de la police. Il était tout à fait raisonnable de leur part de recourir à de telles attaques sournoises, parce qu’il aurait été difficile de prétendre que le sabotage majeur au cœur du principal district financier du Canada et la victoire temporaire sur la police pendant l’opération de sécurité la plus coûteuse de l’histoire du monde ne constituaient pas le message fort d’un rejet des politiques autoritaires et abusives des principaux gouvernements du monde. Peut-être que le message le plus problématique envoyé par les actions des anarchistes été l’indication claire que nous ne nous comporterions pas bien, que nous ne négocierions pas, et que dans le monde pour lequel nous luttons et il n’y a pas de place pour les banquiers et les politiciens. C’est exactement le genre de message dont les politiciens en herbe et les ONG ne peuvent tirer profit, par aucun moyen.

Au lendemain des émeutes de Toronto, au moins un blogueur, un adepte de la théorie du complot qui prétendait que les anarchistes du Black Bloc étaient des provocateurs de la police, aida la police, de façon contradictoire, à identifier et à arrêter un anarchiste de ce genre.

Lorsque les peuples autochtones, les anarchistes et les immigrants affrontèrent la police ou détruisirent des biens lors des manifestations contre les Jeux olympiques d’hiver de 2010 à Vancouver, protestant contre le spectacle capitaliste, contre la gentrification accompagnant toujours ces méga-événements, ou contre le fait que les Jeux avaient lieu sur des terres autochtone de volées, certains activistes non-violents dénoncèrent les émeutes. Ils présentèrent comme le fait d’hommes anarchistes blancs privilégiés tels étant davantage en danger les personnes « vulnérables ». Par la suite, des militants de Vancouver organisèrent un débat sur la controverse, et Harsha Walia, de la marche des immigrants No One Is Illegal, démolit point par point les arguments de son adversaire :

« L’appel du 13 février était explicitement pour une pluralité de tactiques. Ayant marché ce jour-là à visage découvert, je ne me sentais pas en danger. Je ne peux pas parler pour tout le monde, mais je peux parler pour moi-même. J’étais heureuse d’être là et de voir le Black Bloc faire son truc. Pour ceux qui ne savaient pas à quoi s’attendre, il y avait divers conseils de porte-parole, dont certains ont été annoncés publiquement, pour quiconque souhaitait obtenir des informations au préalable. Dans la manifestation, il y avait un éventail de zones, du vert au rouge, et à aucun moment je n’ai vu le Black Bloc essayé de se cacher sous le couvert des autres zones[92]. Je pense qu’il est important de le répéter parce que les personnes arrêtées le 13 février dans la zone verte et orange n’ont pas dénoncé le Black Bloc, alors pourquoi d’autres personnes font-elles ?

[…] Il y a cette idée que, parce que nous avons été dénoncés dans les médias, nous avons perdu notre crédibilité. En ce qui me concerne, les médias n’ont jamais été de notre côté ! Les médias ne donnent pas la mesure du succès de nos protestations, les médias capitalistes et la police ne devraient pas être dédouanés de leurs responsabilités quand nous reproduisons leurs calomnies et leurs dénonciations. Au lieu de cela, nous devrions être très clairs sur le fait de ne pas dénoncer nos camarades comme étant violents. Si les médias ne comprennent pas pourquoi les biens de la Compagnie de la Baie de l’Hudson ont été détruits, ce n’est pas la faute du Black Bloc. Les médias n’ont pas compris depuis sept ans pourquoi les gens protestent contre les se Jeux olympiques[93]. »

Les manifestations de 2008 à Saint Paul, dans le Missouri, contre la Convention nationale républicaine, furent également organisées dans le cadre de la pluralité des tactiques, appelé les « Principes de Saint Paul ». Pour saper ce qui était dans l’ensemble une manifestation puissante incluant un groupe diversifié de personnes qui avaient partiellement interrompu le spectacle de la convention, Brandon Darby alla bien au-delà du travail avec la police. Ce militant, qui avait déjà participé au collectif Common Ground à la Nouvelle-Orléans, travaillait pour la police depuis au moins 2006. Il avait notamment donné des informations sur Riad Hamad, un militant palestinien qui se fit attaquer par le FBI et fut retrouvé mort peu de temps après, ligoté et bâillonné dans un lac (la police conclut au suicide tandis que le FBI refusa de divulguer le dossier). À plusieurs reprises, Brandon Darby avait suggéré de déclencher des incendies et de les attribuer à des anarchistes à la Nouvelle-Orléans et au Texas, pour tenter de les piéger. En 2008, en collaboration directe avec le FBI, il réussit à convaincre deux jeunes anarchistes de faire des cocktails Molotov pour les manifestations de la Convention nationale républicaine. Ils furent arrêtés avant de pouvoir les utiliser. Ce n’est qu’au cours de leur procès que Brandon Darby fut démasqué en tant qu’indicateur.

Cet exemple de ressembler un épouvantail pour les partisans de la non-violence, parce que Brandon Darby n’était pas un pacifiste. Cependant, pour ceux d’entre nous qui doivent partager les rues avec les pacifistes, la distinction n’est pas toujours aussi claire. Nous avons été frappés par des pacifistes, balancés, filmés, remis à la police ou expulsés de manifestations, le tout au nom de la non-violence. Le fait est que la non-violence et une catégorie ambiguë et moraliste, de sorte que la non-violence devient inévitablement un exercice d’hypocrisie. Même Ghandi coordonna un effort bénévole pour soutenir deux guerres coloniales britanniques en Afrique du Sud. Les mêmes critères qui peuvent faire de Ghandi un partisan de la non-violence peuvent également s’appliquer à Brandon Darby. Celui-ci était peut-être un fan de Che Guevara, seulement, de nos jours, la plupart des gens qui se rangent du côté de la non-violence fétichisent aussi Che Guevara, les zapatistes ou les rébellions violentes qui ont lieu au loin. C’est la tendance NIMBY, « Not In My Backyard[94] », qui fait depuis longtemps partie de la pratique non-violente de la gauche. La violence là-bas est toujours perçu comme excitante, alors que la violence ici est considérée comme dangereuse et inappropriée. De plus, l’attitude violente de Brandon Darby visait en grande partie à piéger les activistes pouvant être enclins à utiliser des moyens combatifs et illégaux.

Brandon Darby était motivé par une condamnation politique et un rejet philosophique de la violence dans les mouvements sociaux. Dans une lettre ouverte publiée le 29 décembre 2008 sur Indymedia, Brandon Darby dénonce ceux qui agissent par « colère et haine » et explique comment « la majorité des militants qui se rendit à Saint Paul le fit avec des intentions pures et pour exprimer simplement un désaccord avec le Parti républicain », en faisant une distinction entre les bons manifestants qui veulent seulement expliquer leurs opinions et les mauvais qui veulent agir, et qui, à ses yeux, méritent la prison. Dans des écrits ultérieurs sur le mouvement Occupy, tirés de sa nouvelle chronique sur le site d’extrême-droite Breitbart News, son rejet de l’usage de la violence de la part des mouvements politiques est limpide.

Pour tenter de marquer un point de facile, de nombreux partisans de la non-violence tiendront que, puisqu’un informateur du FBI comme Brandon Darby parvint à convaincre les gens de faire des cocktails Molotov, le gouvernement veut que nous utilisions des moyens violents, et qu’en « utilisant la violence » nous faisons le travail du gouvernement. Cette réflexion est superficielle. Brandon Darby et d’autres informateur du FBI convainquent les gens d’enfreindre la loi pour qu’ils puissent être pris sur le fait. Les deux anarchistes texans arrêtés à Saint Paul grâce au mouchardage de Brandon Darby furent mis en cause est juste pour avoir projeté de faire des cocktails Molotov, tout comme Eric McDavid fut condamné à vingt ans de prison pour conspiration dans le but de faire sauter un barrage, lors d’un complot concocté, financé est entièrement mené par une source du FBI. Dans son cas, aucune bombe ne fut fabriquée, et les présumés conspirateurs furent arrêtés au moment même où l’affaire était sur le point de s’effondrer, parce que l’informatrice n’était pas parvenue à les forcer à suivre son plan.

Le FBI n’essaie pas de répandre des tactiques combatives au sein d’un mouvement social, il essaie d’attraper les gens la main dans le sac et de les enfermer à vie. L’un de ses objectifs est en fait de décourager les gens d’utiliser des tactiques combatives en leur faisant croire que s’ils utilisent des méthodes illégales, ils seront attrapés et sévèrement punis. Vu qu’ils ne sont pas très futés, la seule façon dont ils peuvent monter des dossiers est presque toujours de menacer les gens jusqu’à ce qu’ils acceptent de dénoncer, ou bien d’utiliser des informateurs psychologiquement manipulables pour convaincre des cibles impressionnables d’entreprendre une action à laquelle elles ne sont pas prêtes. L’accent mis par le FBI sur ceux qui sont prêts à aller au-delà de la manifestation pacifique montre clairement quel genre d’activité l’inquiète le plus.

Néanmoins, l’action de Brandon Darby profita d’une faiblesse majeure dans une partie du mouvement anarchiste. En se faisant passer pour un partisan des tactiques extrêmes, il réussit à envoyer en prison deux personnes parce que le contexte les a rendues vulnérables face à ses techniques d’intimidation, de harcèlement, sa brutalité et son machisme, et qu’elles ne le connaissent pas assez pour pouvoir lui faire confiance dans une situation aussi risquée. Pour cette raison, les dommages causés par Brandon Darby, dans les deux villes où il était actif, donne une image plus mauvaise des partisans d’une pluralité de tactiques que de ceux de la non-violence.

Les actions d’une autre personne travaillant pour le système montre combien de dommages peuvent être causés par quelqu’un qui profite des faiblesses de la non-violence. Chris Hedges, journaliste au New York Times, se fit passer pour un participant du mouvement en écrivant « The Cancer in Occupy », un article d’opinion qui fut un travail de sape mal documenté sur le Black Bloc. Les partisans de la non-violence étaient prêts à laisser ce journaliste d’élite se faire passer pour l’un d’entre nous et redéfinir les débats du mouvement. Lorsqu’on découvrit que Brandon Darby était mouchard, il fut ostracisé par le mouvement. Pourtant, après que Chris Hedges eut mené une attaque malhonnête contre les anarchistes du mouvement Occupy, non seulement de nombreux partisans de la non-violence continuèrent à le prendre au sérieux, mais en plus ils l’aidèrent à gagner un public plus large. De toute évidence, les militants non-violents considéraient les manifestants rejetant la non-violence comme des ennemis plus grands que les journalistes opportunistes et bien payés du journal le plus puissant de la planète. Brandon Darby parvint à fournir des informations sur quelques dizaines de militants et d’anarchistes au FBI, tandis que Chris Hedges réussit à diffuser des informations erronées sur une partie du mouvement (autre tactique répressive courante) à des dizaines de milliers de personnes. De plus, son discours s’accordait parfaitement avec les efforts du FBI pour criminaliser les anarchistes et le mouvement Occupy, fournissant ainsi plus de carburant à la machine répressive. Le journalisme à sensation de Chris Hedges et la répression du FBI avaient les mêmes objectifs, à savoir pacifier le mouvement, et les craintes qu’ils suscitaient se nourrissaient mutuellement. Je parle davantage de Chris Hedges au chapitre 8.

Tous ces cas impliquent des types de personnes très différents, des pacifistes engagés et dotés de principes aux militants d’ONG et aux journalistes opportunistes, des socialistes autoritaires et des cinglés en tout genre. La tentative de contrôler ou de marginaliser ceux qui se révoltent est une activité qui unifie un large éventail de participants aux mouvements sociaux, avec les journalistes, la police et les politiciens qui veulent pacifier ou détruire ces mouvements. Au cœur de cette activité se trouve le désir de contrôler et la peur de la rébellion des plus opprimés. Cet autoritarisme est partagé par les partisans de la non-violence, qui fondent leur participation aux mouvements sociaux sur la volonté d’imposer une méthodologie à tous les autres, et par les agents de l’État, qui veulent s’assurer que tous les efforts pour changer la société passe par les voies légales sanctionnées par les personnes mêmes qui possèdent la société et qui sont responsables de ses pires problèmes. Comme les militants des mouvements sociaux qui sont censés s’opposer à la violence policière, la précarité, la pauvreté, l’exclusion et à une foule d’autres problèmes répandent activement la valeur de la non-violence, les politiciens, les porte-parole de la police et les journalistes peuvent ensuite utiliser le principe de la non-violence pour maîtriser des mouvements sociaux qui se comportent mal. De plus, ils peuvent faire pression sur les partisans de la non-violence pour qu’ils assument une fonction policière en attaquant ou en marginalisant les Black Bloc et autres émeutiers ou fauteurs de troubles.

Certains des policiers de la paix agissent en attaquant physiquement les contrevenants au nom de la non-violence. D’autres en démasquant ou en filmant ceux qui tentent de protéger leur identité et en mettant les vidéos à la disposition de la police (que ce soit en les remettant directement ou en les diffusant sur Facebook, qui est devenu le principal outil d’enquête des services de police dans le monde). D’autres encore forment des cordons pour contrôler les manifestations, garder les gens sur le trottoir où les empêcher de vandaliser les banques et les magasins. Nous voyons ici un autre trait commun que de nombreux partisans de la non-violence partagent avec la police : ils se préoccupent plus des biens capitalistes que du bien-être de leurs camarades manifestants.

Ses partisans hétérogènes de la non-violence utilisent un large éventail de discours pour justifier leurs actions ou pour exclure davantage ceux qui ripostent. Il est intéressant de noter combien d’entre eux s’empresseront de faire des commentaires aux médias sur les mérites de la non-violence, mais très peu débattront volontiers en faveur de la non-violence avec ceux qui la critiquent. Que ce soit dans le mouvement Occupy aux États-Unis, dans le mouvement étudiant au Royaume-Uni ou dans les occupations de places en Espagne, la plupart des personnes qui prenaient part à ces débats étaient celles qui n’avaient aucune expérience préalable des luttes sociales. Les partisans expérimentés et éloquents de la non-violence et évitent généralement le débat en calomniant préventivement leurs opposants ou en utilisant les médias pour répandre les clichés typiques de la non-violence, lesquels donnent des points de discussion très efficaces mais qui ne pourraient résister un examen critique dans un débat.

Il s’agit d’un changement majeur par rapport aux années qui ont suivi les manifestations de Seattle en 1999, lorsque le débat « non-violence/pluralité des tactiques » s’est tenue ad nauseam[95]. Il est apparu clairement dans des mouvements plus récents que les partisans de la non-violence savaient qu’ils avaient déjà perdu le débat.

Beaucoup d’antiautoritaires dénonçant le Black Bloc prétendent ne pas être pacifistes. En fait, ils fétichisent souvent les révolutions armées ou les insurrections dans d’autres pays, mais, dès qu’il y a des troubles ou des destructions de biens près de chez eux, ils paniquent et inventent toutes sortes de raisons pour lesquelles les dégâts matériels, la légitime défense et la riposte coup pour coup sont erronés, sans pour autant condamner ces actes catégoriquement.

La critique de la tendance NIMBY circule largement depuis des décennies. Dans un pamphlet écrit en 2002 et diffusé à grande échelle, un anarchiste s’exprime sur les critiques de la « violence » :

« il s’agit des critiques de la violence émanant en fait d’une bande de NIMBY racistes [note de bas de page supprimée] qui, tout en soutenant les luttes violentes des non-Blancs à l’étranger, craignent leurs implications chez eux (au Chiapas mais pas ici, au Timor Oriental mais pas ici, en Colombie mais pas ici, etc.). En fait, de nombreux militants de gauche nord-américains condamnent fermement la guerre croissante de l’État contre les FARC et d’autres groupes communistes autoritaires violents tout en tenant pour responsables les anarchistes, ici, en Amérique, de la répression policière des actions de masse. Jusqu’à ce que les protestations contre le Forum économique mondial à New York et les attentats du 11 septembre 2001 aient éliminé la plupart d’entre eux, la gauche revendiquait la propriété exclusive des grandes manifestations, tandis que la présence d’anarchistes indisciplinés suscite chez eux une vive inquiétude, surtout lorsque les anarchistes volent la vedette avec leurs bouffonneries violentes(qui, en passant, ne fait naitre en aucune façon la moindre introspection chez les militants de gauche qui pourraient se demander tout simplement pourquoi leur politique et leur tactique sont aussi fichtrement intéressantes[96]. »

Malgré la critique de leur comportement les NIMBY continuent d’exprimer leur rejet absolu de toute tactique de lutte qui pourrait les mettre en danger. Habituellement, il s’agit d’une condamnation émotionnelle qui ne se juxtapose pas à leur soutien hypocrite aux mouvements révolutionnaires dans d’autres pays, ce qui permet aux NIMBY d’occulter la contradiction. Néanmoins, les rares fois où ils expriment les deux pôles contradictoires de leur position, ils n’expliquent jamais pourquoi les gens là-bas peuvent se défendre et subir les conséquences d’une lutte sans compromis, alors que les gens ici doivent rester calmes, ne rien faire pour provoquer la répression et respecter la loi.

L’un des discours les plus fréquents pour diaboliser le Black Bloc est l’argument selon lequel il s’agit d’agitateurs extérieurs. Pendant les émeutes en réponse au meurtre d’Oscar Grant, les médias, la police et les partisans de la non-violence parlèrent d’une seule voix, affirmant que les émeutiers étaient des anarchistes blancs extérieurs à Oakland, venus profiter de la situation pour foutre la merde. La délégitimation des émeutiers en tant qu’agitateurs extérieurs et l’association de la catégorie des « anarchistes » à celle des « agitateurs extérieurs » ne sont rien d’autre que la régurgitation d’une tactique d’affirmation pratiquée de longue date par le gouvernement. Le gouvernement américain l’utilisa lorsque les luttes anticapitalistes s’intensifièrent après la Première Guerre mondiale pour justifier les raids de Palmer et la déportation de milliers d’immigrés anarchistes. Il l’utilisa de nouveau pendant la Red Scare[97] pour poursuivre les communistes. Compte tenu du soutien historique des non-violents à la répression, il n’est pas surprenant que certains partisans de la non-violence l’utilisent aujourd’hui.

Une variante plus virulente de ce discours est soudainement devenue populaire au cours des dernières années, diffusée par des blogueurs conspirationnistes comme Alex Jones. C’est la théorie du complot selon laquelle le Black Bloc est infiltré par des provocateurs de la police, ou même qu’il est entièrement une création et un outil de la police, utilisé pour « discréditer les protestations légitimes ». Les staliniens clament cela depuis des années, d’abord contre les anarchistes en général et ensuite contre les Black Blocs en particulier lorsque ceux-ci sont apparus sur la scène. L’accusation remonte au moins à la guerre civile espagnole, lorsque les staliniens essayèrent de neutraliser les anarchistes en prétendant qu’ils étaient des agents secrets fascistes. Cette affirmation était particulièrement hypocrite dans la mesure où on a découvert plus tard que Staline soutenait l’effort antifasciste en Espagne, tout en le sabotant en même temps, afin de faire trainer le conflit et convaincre Hitler de signer un pacte de non-agression avec l’Union soviétique. Avec un pedigree si glorieux, ce n’était qu’une question de temps avant que les partisans de la non-violence ayant moins de principes commencent à utiliser cet argument.

Le site Internet In Defense of the Black Bloc[98] documente et conteste des exemples de cette théorie du complot utilisée par des pacifistes, des journalistes, des blogueurs de droite, des staliniens et autres, en s’appuyant sur des dizaines de cas au Canada, aux États-Unis, au Mexique, au Chili, en Espagne, en France, en Grèce, au Royaume-Uni, en Italie et ailleurs. Ils compilent également des histoires montrant comment les pratiques de dissimulation, d’attaque ou d’actes de sabotage anonymes constituent une partie légitime des luttes sociales d’en bas depuis des centaines d’années.

Harsha Walia, dans son discours, « Ten Points on the Black Bloc », enfonce encore une fois le clou :

« Il y a cette idée, par rapport à l’anonymat, que le Bloc est plus sensible aux provocateurs. L’ensemble du mouvement est sensible aux provocateurs de la police. Les provocateurs de la police qui ont été évincés le 12 février se faisaient passer pour des journalistes, et non pour le Black Bloc. Un autre exemple très clair est ce qu’il s’est passé à Montebello lorsque les provocateurs de la police se sont présentés comme le Black Bloc : ils ont d’abord été démasqués par les Black Blocs eux-mêmes. »

L’aspect le plus troublant de cette théorie du complot est qu’elle vise clairement à saboter le débat. Il devient impossible de débattre du fait de se masquer ou de s’en prendre à la propriété si de telles tactiques sont présentées comme des stratégies de provocation policière. Les médias eux-mêmes aident à diffuser cette théorie dans une tentative claire de discréditer les ennemis de l’État. Par exemple, après une manifestation en France, la théorie du complot contre le Black Bloc avait été si largement diffusée par les blogueurs, les partisans de la non-violence et les médias capitalistes eux-mêmes, que la police se mit en colère contre cette atteinte à sa réputation. Mobilisant toutes ses ressources, elle identifia, traqua et arrêta l’anarchiste masqué dont les blogueurs conspirationnistes étaient censés avoir prouvé qu’il était flic (dans un tour de force typique, ils avaient utilisé une vidéo granuleuse pour affirmer que le bâton tenu par l’anarchiste était un bidule de police). Quand la personne fut arrêtée et qu’on découvrit qu’il s’agissait d’un vrai manifestant, les militants non-violents et les fous du complot se firent soudainement silencieux.

Les blogueurs conspirationnistes ont été extrêmement efficaces pour utiliser des moyens sournois, ainsi que le média superficiel que constitue Internet, pour fabriquer des « preuves ». Dans le cas d’une manifestation à Madrid, ils firent circuler la preuve que les manifestants masqués étaient des infiltrés de la police en montrant la vidéo d’un policier sous couverture attaqué et battu par erreur par ses collègues policiers. La chose remarquable que personne ne commenta malgré des centaines de milliers de vues, c’est que la vidéo montre un policier sous couverture qui ne porte pas de masque et qui n’est même pas vêtu de noir. Le simple fait que la vidéo fût cataloguée par un titre affirmant qu’un « encapuchado » (« encagoulé », ce qui est presque un synonyme d’anarchiste) était en fait un flic infiltré permit au pouvoir de suggestion de modifier ce que des centaines de milliers de personnes voyaient.

Il y a beaucoup de gens qui veulent détruire des banques ou expulser la police des rues, et ils ont des raisons irréprochables de le faire. Le fait que les partisans de la non-violence aient utilisé tous les moyens nécessaires pour dissimuler ces raisons montre à quel point ils sont incapables de justifier leurs propres pratiques.

Un autre discours fréquent servant à criminaliser les émeutes est l’idée que l’infraction à la loi, l’émeute ou le recours à la « violence » sont des activités privilégiées qui mettent en danger les personnes opprimées. Profitant du fait que les membres d’un Black Bloc sont souvent si bien masqués qu’il est impossible de dire leur race ou leur sexe, certains aficionados de la politique identitaire ont affirmé que les anarchistes du Black Bloc sont tous des hommes blancs, inventant le terme « manarchistes » pour les décrire. Pour ridiculiser cette idée, quelqu’un créa le site Internet Look At These Fucking Manarchists qui présente des centaines d’images d’émeutes et de luttes armées du monde entier, montrant des femmes, des personnes de couleur, des personnes handicapées, des personnes transgenres et des personnes queers qui dressent des barricades, se battent avec la police, incendient les banques ou se défendent, avec des légendes iconiques. Une photo de femmes armées dans une milice anarchiste de la guerre civile espagnole est sous-titrée : « Allons, allons, les manarchistes, le fascisme doit être combattue en utilisant nos ruses féminines non-violentes, pas l’agressivité hypermasculine ! » La photo d’une manifestation en Bolivie en février 2013, où des personnes en fauteuil roulant affrontèrent la police antiémeute après avoir parcouru des centaines de kilomètres jusqu’à la capitale, est sous-titrée : « Cette semaine en Bolivie, une bande d’émeutiers manarchistes invalides s’est heurtée aux forces de police à cause du système social déliquescent du pays. Ils ne savent pas que combattre les flics est un truc dégueulasse de privilégiés ? »

Pendant la manifestation du 14 janvier 2009 pour Oscar Grant, une semaine après les premières émeutes des activistes blancs du projet « Catalyst », ainsi que des membres de différentes églises et ONG, mirent des gilets fluos et formèrent des chaînes pour protéger les biens et prévenir les émeutes. Beaucoup d’entre eux accusaient tous les blancs qu’ils voyaient (dont certains résidaient à Oakland) de mettre en danger de façon irresponsable les jeunes de couleur. En revanche, ils ne disaient rien sur tous les blancs qui reste à la maison chaque fois que les flics tuent un jeune homme noir. Pourtant, il est tout à fait naturel que lorsque les gens descendent dans la rue, ils se joignent à ceux qui utilisent les mêmes tactiques que les leurs. Des anarchistes combatifs, venus en solidarité, se livrèrent à l’émeute aux côtés des jeunes Noirs. Les partisans de la non-violence de l’extérieur d’Oakland, d’autre part, se joignirent aux chefs religieux, aux ONG et aux figures de proue noires du Parti démocrate pour essayer de contrôler la manifestation. L’affirmation selon laquelle des anarchistes blancs de l’extérieur étaient responsables des émeutes était, elle, vraiment raciste, car elle passait sous silence les nombres jeunes Noirs – certains d’entre eux étaient des amis et voisins d’Oscar Grant – qui furent les principaux protagonistes des affrontements dans les rues.

« les révoltes pour Oscar Grant nous ont donné un petit aperçu des gens dans la région de la baie de San Francisco qui ont fait ça. Dans les émeutes, nous avons vu le pouvoir collectif des jeunes Noirs et Bruns se battant sans trop de peur contre l’ordre suprémaciste blanc établi. Etonnamment, il y avait aussi un petit échantillon de Blancs dans la révolte. Ce petit témoignage de solidarité de la part de Blancs – tant ceux qui ont été victimes de la criminalisation des jeunes pauvres que ceux qui ont grandi dans un certain confort – révèle que des Blancs peuvent aussi s’opposer par la violence à une institution clairement raciste, au coude à coude avec des non-Blancs sans prétendre partager leur identité ou leur expérience avec eux quand ce n’est pas le cas.

De plus, contrairement aux récits dominants qui présentent l’essence des émeutes comme des affaires dominées par les hommes, de nombreux camarades queers et féminins (surtout non-blancs) ont pris leur place en première ligne, participant sans crainte à la révolte censée être masculine. Leur participation est significative, car elle casse la logique d’une féminité pacifique et docile et donne à voir ce à quoi ressemble l’autodétermination parmi ceux qui vivent dans l’axe de la tyrannie des genres et de la suprématie blanche.

Bien que la plupart des victimes des fusillades policières soient des hommes noirs et bruns, les révoltes pour Oscar Grant nous montrent que la mort affecte et scandalise des masses de personnes de toutes races et de tous genres. Au cours de chaque manifestation et émeute où les gens se sont rassemblés pour exprimer leur rage face au meurtre d’Oscar Grant est à ce qui représentait sa mort, le chant « nous sommes tous Oscar Grant » a résonné dans les rues du centre-ville d’Oakland. Pour ceux qui sont endoctrinés dans la logique popularisée par la culture ONGiste qui traite l’identité et les expériences d’oppression comme une seule et même chose, il est inapproprié pour les personnes blanches de crier ce slogan. Or, cette critique tombe à plat pour beaucoup, car elle suppose que nous crions cela pour proclamer une victimisation collective plutôt qu’une proclamation collective de ne pas être des victimes. Nous aurions beaucoup de mal à trouver dans cette société des personnes qui sont des victimes et qui n’ont jamais été des bourreaux, et vice-versa.

Pour ceux d’entre nous qui sont pauvres et noirs ou bruns, anarchistes ou pas, nous ne pouvons pas prétendre partager chaque expérience avec Oscar Grant, mais nous vivons nos journées en sachant que nous pourrions avoir le même sort que lui si cette société de classe, avec ses implications racialisées, n’est pas prise en compte. Pour les femmes et les queers, en particulier ceux d’entre nous qui ne sont pas blancs, nos expériences ne reflètent peut-être pas la vie et la mort d’Oscar Grant, mais nous aussi vivons avec la menace morbide la violence sur notre corps par le système patriarcale, transphobe, misogyne et raciste, et par les individus qui reproduisent les attitudes et les actions oppressives de l’État. Pour tous ceux d’entre nous qui ne sont pas pauvres et noirs ou bruns, anarchistes ou pas, nous ne craignons généralement pas pour notre vie lorsque la police approche, mais il est évident que si nous ne commençons pas tous à agir comme si c’était notre vie qui était en jeu, non seulement nous nous faisons complices de ces meurtres racistes, mais nous pensons bêtement que nous ne serons pas les prochains. Pour les blancs qui se sont joints au chœur de « Nous sommes tous Oscar Grant », cette déclaration signifiait que nous refusions d’être une personne blanche de plus, si être blanc signifie qu’il faille laisser cette merde continue à justifier cette violence raciste motif bidon qu’elle protège la société (sous-entendu : les Blancs).

De cette façon, la naïveté de la politique identitaire nous mène en bateau, à la fois dans ses obsessions de classement et de compartimentation des privilèges et des désavantages et dans le fait d’ignorer que les êtres humains, leurs luttes et leurs relations entre eux sont beaucoup plus complexes que ce que leur identité nous dirait.

L’esprit de « Nous sommes tous Oscar Grant » est révélateur de l’attitude de la révolte pour Oscar Grant dans son ensemble. Malgré le fait que beaucoup d’entre nous ne se connaissent généralement pas avant ces nuits-là à cause des divisions raciales imposées par la société et entretenues par nous-mêmes, nous avons trouvé des moments glorieux de lutte les uns avec les autres dans les rues où nos identités ou expériences ne se sont pas effondrées dans une identité bidon[99]. »

Un processus similaire de réduction au silence raciste eut lieu lors d’une manifestation à Phoenix en 2010. Des indigènes luttaient avec des anarchistes appelés « Bloc anarchiste/antiautoritaire Diné et O’odham » lors d’une manifestation le 16 janvier contre le shérif notoirement raciste Joe Arpaio. Menacés par cet exemple d’organisation interraciale directe et sans médiation, par cette volonté de recourir à l’autodéfense, par son acceptation d’une pluralité de tactiques et sa diffusion d’une critique radicale, antiétatique et anticolonialiste, les ONG et les dirigeants de mouvement d’immigrés réformistes affirmèrent que les jeunes autochtones de ce groupe étaient des pions ignorants et manipulés, utilisés par leurs alliés blancs. Au nom de l’antiracisme, ils utilisaient un trope paternaliste et raciste pour faire taire les manifestants de Diné et O’odham, les dépouillant de leur faculté d’agir.

La politique de l’identité fut également utilisée à Occupy Oakland pour diviser les participants, préserver le rôle de médiation des ONG et des professionnels, et décourager les attaques directes contre le système. Un certain nombre de critiques de ce discours émergèrent de l’espace de débat que les occupants avaient créé. Je voudrais citer longuement une critique de ce genre :

« Les communautés de couleurs ne sont pas un ensemble unique et homogène avec des opinions politiques identiques. Il n’y a pas un seul programme politique antiraciste, féministe et queer unifié dont les libéraux blancs peuvent en quelque sorte devenir des « alliés », malgré le fait que certains individus ou groupes de couleur puissent prétendre posséder un tel programme. Cette forme particulière de politique d’alliance blanche permet à la fois d’aplanir des différences politiques entre les Blancs et d’homogénéiser les populations au nom desquels ils prétendent parler. Nous croyons que cette politique demeure fondamentalement conservatrice, coercitive et qu’elle force au silence, surtout pour les personnes de couleur qui rejettent l’analyse et le champ d’action offerts par la théorie du privilège.

Ce problème trouve un exemple particulièrement frappant lors de l’assemblée générale de Occupy Oakland du 4 décembre 2011. Des « alliés blancs » d’une association locale de justice sociale du projet « Catalyst » sont arrivés avec une série d’autres groupes et individus sur la place Oscar Grant/Frank Ogawa, pour parler en faveur d’une proposition visant à renommer Occupy Oakland en « Décoloniser/Libérer Oakland ». S’adressant à l’auditoire comme s’il était blanc et homogène, chaque « allié » blanc expliqua devant l’assemblée générale que le fait de renoncer à son propre privilège blanc consistait à appuyer la proposition de changement de nom. Pourtant, les réponses publiques à la proposition ont clairement montré qu’un nombre important de personnes de couleur dans l’auditoire, y compris les membres fondateurs du Comité d’action tactique, l’un des groupes autonomes les plus actifs et plus efficace d’Occupy Oakland, mouvement qui est aussi en majorité composé de personnes couleurs, s’y sont profondément opposées.

Ce qui était en jeu, c’était un désaccord politique, un désaccord qui n’était pas clairement divisé selon des critères raciaux. Cependant, l’échec de la proposition de changement de nom a par la suite été largement présenté à tort comme un conflit entre « l’Occupy blanc » et le groupe « Décoloniser/Libérer Oakland ». D’après notre expérience, ces fausses représentations ne sont pas des incidents accidentels ou isolés, mais une caractéristique récurrente d’une part dominante de la politique anti-oppression dans la zone de la baie de San Francisco qui, au lieu de mobiliser les gens de couleur, les femmes et les queers pour une action indépendante, a constamment gommé la présence des personnes de couleur dans les coalitions interraciales.

La suprématie blanche et les institutions racistes ne seront pas éliminées grâce à des militants blancs sympathiques qui dépensent plusieurs milliers de dollars pour des formations ONGistes sur la diversité, dans le but de les aider à reconnaître leur propre privilège racial et à certifier leur décision de le faire. L’absurdité de la politique du privilège recentre les pratiques antiracistes sur les Blancs et leur comportement et suppose que le racisme (et souvent par association implicite ou explicite, le sexisme, l’homophobie et la transphobie) ce manifeste principalement par des privilèges individuels qui peuvent être « contrôlés », abandonnés ou absous par des résolutions individuelles. La politique du privilège dépend en fin de compte entièrement de ce qu’elle condamne précisément : la bienveillance des Blancs[100]. »

Les exemples ne cessent d’affluer. Au moment où nous faisions les derniers révisions de la première édition de ce livre, des anarchistes et d’autres personnes à Seattle fêtaient le 1er mai 2013 avec une petite émeute. Les médias déployèrent rapidement le discours que les militants non-violents leur avaient préparé : les émeutiers étaient de jeunes blancs privilégiés qui fait caca nerveux. Pourtant, il s’avéra par la suite que de nombreuses personnes arrêtées pour avoir cassé des vitres ou s’être battues avec la police étaient des sans-abris.

Dans les cas ci-dessus, les opposants aux méthodes combatives ont dû prendre position parce que des espaces de révolte étaient revendiqués et justifiés. Ils ont dû mentir sur ces révoltes, que ce soit en les présentant comme racistes ou en prétendant qu’il s’agissait de complots policiers, afin de détourner l’attention des justifications éloquentes par lesquelles les rebelles sociaux expliquaient pourquoi ils se soulevaient. Dans d’autres situations, lorsque des révoltes éclatent sans que leurs participants n’expriment une critique sociale écrites ou ne se justifient face au monde extérieur, les partisans de la non-violence les ignorent souvent, tandis que les universitaires de gauche cherchent à les noyer dans leurs analyses. Lorsque de telles révoltes sont impossibles à ignorer, les militants non-violents et les universitaires les victimisent généralement, les privant de toute faculté d’agir ou d’une position légitime d’attaque contre le système.

Lorsque la grande vague d’émeutes se propagea de Tottenham au reste de l’Angleterre en 2011, les sites Internet et les magazines penchant pour la non-violence prirent le contrepied des médias dominants, lesquels se déplacent généralement vers la droite dans les cas de révolte de classes inférieures, et qui, fidèles à eux-mêmes, demandent le châtiment implacable des « sauvageons nihilistes ». Mais cette position opposée aux médias dominants se fondait sur une présentation des émeutiers comme étant de simples victimes d’un système se livrant à une activité que l’on considéra de manière paternaliste comme ignorante et contre-productive. Cependant, en faisant des émeutiers des victimes, les partisans de la non-violence, consciemment ou à leur insu, préparent la voie à la violence structurelle d’une intervention sociologique dans laquelle le gouvernement envahit davantage les processus de vie de sujets potentiellement rebelles, imposant une surveillance et des mesures de « protection sociale » dont le critère fondamental est le contrôle.

Pour les auteurs autoritaires de gauche comme Slavoj Žižek, David Harvey et Zygmunt Bauman, les émeutes au Royaume-Uni furent « l’explosion insignifiante » d’« émeutiers sans cervelle » et de consommateurs déficients et disqualifiés ».

« Ensuite, il y a les commentateurs qui voient les émeutes comme une simple bévue, plutôt que comme le reflet de l’idéologie capitaliste. De tels auteurs comprennent les émeutes comme une machine n’ayant pas les bons rails. L’échec est alors celui de la gauche décrépie en général, qui n’a pas réussi à fournir une « alternative » ou un « programme politique » pouvant canaliser, façonner et diriger la rage des émeutiers. Slavoj Žižek demande : « Qui réussira à diriger la rage des pauvres ? » Oubliez la possibilité que les pauvres puissent diriger leur propre rage.

On peut voir les lignes fondamentales condescendantes communes à toutes ces réponses. Dans chacune, l’intellectuel impute une sorte de fausse conscience aux émeutiers, afin de se rendre lui-même (et c’est généralement un lui) d’autant plus nécessaire comme voix de l’autorité manquante. Ces intellectuels entendent dans les émeutes une question à laquelle ils doivent répondre. Ils ne se rendent pas compte que les émeutes sont plutôt une réponse à la question qu’ils refusent de poser[101]. »

Les médias firent circuler de nombreuses histoires de crimes entre pauvres à la suite des émeutes au Royaume-Uni, mais ceux d’entre nous qui sont réduits être des spectateurs doivent s’interroger sur la compréhension de ce qu’il se passa réellement. Peut-on s’attendre à ce que les médias fassent autre chose que déformer ? Face est une situation explosive, les médias vont-ils parler d’une vieille grand-mère qui se fait voler par des émeutiers ou d’un poste de police qui se fait incendier à plusieurs reprises ? Si les participants à l’émeute se satisfont d’avoir communiqué efficacement entre eux (et en effet, leurs attaques contre les temples de la richesse et de l’autorité se répandirent dans tout le pays, malgré les déplorations et l’incompréhension des activistes), croyons-nous vraiment que leur incapacité à publier des textes pour communiquer avec le monde extérieur n’est rien d’autre que la conséquence d’une évaluation réaliste considérant que le monde extérieur n’a rien à leur offrir ?

De même, après la large participation d’immigrés à l’insurrection en Grèce en décembre 2008, que les partisans de la non-violence et les sociologues tentèrent également de noyer dans leurs explications, les médias de gauche aidèrent les politiques anti-immigrés et les pogroms qui suivirent en les traitant de victimes de conditions inhumaines. En participant à la production d’un discours de crise humanitaire, ils demandaient au gouvernement d’agir avec une combinaison prévisible de réformes et d’opérations policières. En se concentrant sur les mauvaises conditions et l’hygiène inadmissible dans les ghettos des immigrés, ils aident la propagande fasciste qui les dépeignait comme sale et sous-humains. En les présentant comme des victimes, ils niaient les méthodes mêmes que de nombreux immigrés avaient choisies pour répondre à leur situation, et ils les rendaient d’autant plus vulnérables à toute solution imposée par le gouvernement, quelle qu’elle fût, qui ne serait manifestement pas dans leur intérêt.

Les réactions étatiques aux émeutes au Royaume-Uni suivirent une voie similaire. Si les émeutes soulevèrent de réels problèmes de comportement autodestructeur ou de criminalité entre pauvres, ces problèmes devaient être traités par des personnes qui n’étaient pas des spectateurs extérieurs. D’autres personnes en lutte peuvent critiquer la pratique des émeutiers, mais seulement si elles la reconnaissent d’abord comme une pratique, une position d’attaque contre le système ou une stratégie pour affronter l’oppression systémique. Par ailleurs, pour critiquer une lutte à laquelle nous ne participons pas directement, nous devons reconnaître sa perspective unique, ainsi que la probabilité que nous ne partagions pas exactement les mêmes objectifs et analyses. Tant que ceux qui sont censés critiquer le capitalisme et la police délégitimeront les réponses des personnes les plus affectées par la précarité et la violence policière, ceux qui se révoltent seront les seuls à résister aux solutions imposées par les forces combinées du gouvernement, des médias et des ONG. Alors que les anarchistes favorables aux diverses tactiques développaient une pratique de solidarité directe avec les émeutes spontanées et une capacité à déclencher leurs propres émeutes, les partisans de la non-violence se sont arrangés avec les institutions gouvernementales, les médias et les ONG continuant à discipliner les plus marginalisés en tant que victimes et à imposer des solutions donnant toujours la priorité aux intérêts du pouvoir.

Après la publication de la première édition de ce livre, les émeutes contre la police s’étendirent de Ferguson, au Missouri, au reste des États-Unis. La prédiction selon laquelle les émeutes pour Oscar Grant généraliseraient la pratique de la lutte contre les meurtres commis par la police fut réalisée, et même dépassée, allant au-delà des attentes de quiconque. Immédiatement après son meurtre, des gens de Ferguson, ainsi que de Saint Louis, tout près, se livrèrent à l’émeute pendant dix jours. Après qu’un procureur notoirement flicophile manœuvra pour que le grand jury n’inculpât pas le meurtrier de Michael Brown, tué quelques jours après Oscar Grant, la solidarité se déploya dans tout le pays, impliquant des dizaines de milliers de personnes d’origines très diverses.

Dans les émeutes de Ferguson, des femmes, des mères et des personnages de tous âges jouèrent un rôle majeur. « Tous les genres et tous les âges s’y sont mis. J’ai vu des jeunes de dix ou douze ans et des gens dans la cinquantaine attaquer des voitures de police. Foutrement surréaliste. » Deux magasins soupçonnés d’avoir appelé la police pour Michael Brown furent pillés et incendiés, puis transformés en lieux de rassemblement communautaires. De nombreux voisins apportaient des armes à feu aux manifestations et tiraient en l’air ou directement sur la police. Bien que cela créât un environnement plus dangereux, les gens se soutenaient les uns les autres, et des étrangers se rassemblaient pour conduire d’urgence les manifestants blessés à l’hôpital. C’était aussi un environnement plus dangereux pour la police, qui s’abstint souvent d’attaquer les manifestations. Par leur pratique de l’autodéfense, les manifestants établir des zones sans police.

Il y eut de nombreuses tentatives pour pacifier la situation, dont la plus efficace ne vint pas de la police ou des médias, mais d’autres manifestants. À l’échelle nationale, les pacifistes avaient tenté de minimiser ou de dissimuler les aspects importants du soulèvement de Ferguson, passant sous silence le fait que c’était les émeutiers qui avaient porté l’affaire à l’attention du public en premier lieu, ou que l’utilisation des armes à feu força la police à adopter une clémence peu caractéristique lors des manifestations. Lorsque la famille de Michael Brown appela d’abord à la paix, les partisans de la non-violence diffusèrent cet appel. Pourtant, après la décision de ne pas inculper le flic et tueur Darren Wilson, quand le beau-père de Michael Brown appela la foule à mettre le feu, les militants pacifiques censés le suivre ne l’écoutèrent pas. Manifestement, les pacifistes n’avaient rien à foutre de la famille, ils utilisaient tous les arguments qu’ils pouvaient pour manipuler les gens.

À Ferguson même, les partisans de la non-violence comprenaient des chefs religieux, des militants célèbres comme Jesse Jackson et des groupes comme la Nation of Islam ou le New Black Panther Party (dont certains ont dénoncé l’organisation, et qui, comme je l’ai signalé précédemment, n’est pas lié aux Black Panthers originaux). Une compilation des récits des participants aux manifestations de Ferguson identifie clairement les tactiques sournoises, racistes et sexistes utilisées par la police de la paix.

« Il y a eu d’innombrables appels de la Nation of Islam, du New Black Panther Party, et de leurs semblables socialement conservateurs, pour que les femmes rentrent chez elles, pour que les hommes noirs forts se mettent en avant, et d’autres tentatives patriarcales de ce genre pour diviser les manifestants. Les deux premiers jours, ces appels se sont heurtés à une énorme résistance de la part de femmes, surtout noires. « Va te faire foutre, retourne à l’église », « Je suis ici depuis le premier jour », « Ce sont nos bébés qui meurent ». Le harcèlement constant semble avoir fait des ravages, car il y a moins de femmes qui sortent, surtout après la tombée de la nuit. Mais les femmes continuent de narguer la police et de se précipiter dans les magasins pour prendre leur part.

Presque tous ceux qui tentent de freiner les actions les plus conflictuelles et qui se déclarent leaders de la communauté ont plus de quarante ans. En plus d’empêcher physiquement les jeunes d’agir, ils essaient de les mettre à l’écart de la manifestation. Ces sages aînés se promènent peut-être avec une aura paternaliste d’autorité, seulement, les jeunes ne sont pas dupes : « Je ne peux pas écouter ces vieux, ils disent la même chose depuis des années », « Cette marche pacifique, ça ne donne rien sans les pillages, tout le monde se serait foutu de Mike ». Pourtant, les aînés appellent continuellement les garçons à grandir et à devenir des hommes et les jeunes femmes à rentrer chez elles, parce que les rues ne sont pas sûres pour elles.

[…] Il y a encore plus de manifestants noirs que de blancs sur West Florissant, mais il semble y avoir plus de diversité à mesure que la lutte se poursuit. Très tôt, les commentaires adressés aux manifestants blancs tels que « pourquoi vous êtes là ? » ont été suivis de « mec, il/elle déteste aussi la police ». Si la présence de manifestants blancs et notée, c’est plutôt pour dire « merci d’être là ». Quelques sinistres groupes libéraux et de gauche tentent de répandre des histoires absurdes selon lesquelles de petits groupes d’agitateurs blancs (ou même des infiltrés du KKK !) incitent les manifestants noirs à passer à l’attaque. Les suppositions racistes sous-jacentes sur la nature exploitable des manifestants noirs ont un sens quand on sait que c’est exactement comme cela que les groupes comme la Nation of Islam et le New Black Panther Party les voient. De retour dans le monde réel, les manifestants blancs commencent à peine à rattraper une partie de la férocité de leurs camarades noirs, qui sont assez grands pour prendre leurs propres décisions. »

Une analyse anarchiste des émeutes élucide ce que signifie réellement la « paix » dans le contexte d’un soulèvement comme celui de Ferguson.

« ‘‘Je suis déterminé à faire en sorte que les forces de paix et de justice l’emportent’’, a déclaré le gouverneur du Missouri, Jay Nixon, à Ferguson, le samedi 16 août, après une semaine de conflits provoqués par le meurtre de l’adolescent Michael Brown. ‘‘Si nous voulons obtenir justice, nous devons d’abord avoir et maintenir la paix.’’

Est-ce ainsi que cela fonctionne – d’abord vous imposez la paix, puis vous obtenez la justice ? Et qu’est-ce que cela signifie, les forces de paix et de justice ? De quel genre de paix et de justice parlons-nous ici ?

Comme tout le monde le sait, sans les émeutes de Ferguson, la plupart des gens n’auraient jamais entendu parler du meurtre de Michael Brown. Les policiers blancs tuent plus d’une centaine d’hommes noirs chaque année sans que la plupart d’entre nous n’en entendent parler. Ce silence – l’absence de protestation et de perturbation – est la paix dont le gouverneur Jay Nixon lève nous faire croire qu’elle produira de la justice[102]. »

Les médias s’efforcèrent de dépeindre les émeutiers de Ferguson comme des voyous stupides et autodestructeurs. Cependant, comme les émeutiers reçurent beaucoup de soutien, une grande partie de la société reconnut leur cause comme légitime. Les partisans de la non-violence devenaient donc nécessaires pour contrôler les dégâts et transformer le soulèvement en un mouvement pacifique et discipliné qui se concentrerait sur les revendications réformistes. L’obligation pour la police de porter des caméras corporelles, qui était une revendication fréquente, ne fit qu’augmenter la surveillance vidéo de l’espace public. Cela ne servit d’ailleurs en rien pour Eric Garner, l’homme de New York dans le meurtre fut filmé par la police, vu que ce n’était toujours pas suffisant pour mettre en accusation le flic.

Les manifestations de solidarité qui eurent lieu dans tout le pays servirent de baromètre de la colère populaire et de la capacité des organisations non-violentes à la contrôler. Dans certaines villes, les foules étaient épuisées par les prises de parole et les marches qui tournaient en rond, elles étaient distraites par des demi-mesures réformistes sans avoir le moindre espoir de s’attaquer à la racine du problème. Dans d’autres villes, les gens suivirent l’exemple des amis et voisins de Michael Brown en se livrant à des émeutes et des pillages, en interrompant le spectacle des achats des fêtes et en bloquant les autoroutes. Dans le premier cas, l’esprit de solidarité fut perverti et étouffé. Dans l’autre, les gens continuèrent à descendre dans la rue pendant près d’un mois après la non-inculpation du meurtrier, indiquant clairement que dorénavant, quand les flics tueraient, il y aurait des problèmes. Je ne pense pas que ce soit une coïncidence si les villes qui connurent une solidarité conflictuelle face aux meurtres policiers, comme Oakland, Seattle ou Durham (Caroline du Nord)[103], sont celles où il y eut des pillages, des émeutes, des barrages routiers et des manifestations perturbatrices, alors que les villes qui restèrent pacifiques sont celles où l’amnésie sociale continua à régner sans être remise en question.


Chapitre 8 : QUI SONT LES PACIFISTES ?

De nos jours, la non-violence est promue par un groupe de personnes très diverses. J’ai essayé de choisir les exemples des personnes qui ont le plus d’influence, à l’échelle mondiale ou nationale, en diffusant avec le plus d’insistance les tactiques non-violentes et en excluant les autres, ou en fournissant un exemple fonctionnel d’action non-violente. En outre, j’ai également apporté des exemples qui représentent certaines catégories de personnes ayant contribué à diffuser des idées de non-violence ou à décourager l’utilisation de toute autre méthode de changement social. J’ai dressé cette liste de promoteurs exemplaires de la non-violence, de partisans des méthodes non-violentes ou d’exécutants de la discipline non-violente avant d’analyser les traits qu’ils pourraient avoir en commun. En d’autres termes, je n’ai pas choisi des exemples qui répondaient à des critères préconçus ; j’ai dressé une liste de ceux qui (du moins à ma connaissance) ont le plus contribué à la diffusion de la non-violence depuis la fin de la guerre froide[104].

Malgré les grandes différences qui séparent les membres de ce groupe, les lecteurs pourraient remarquer quelques trais communs. Tout d’abord, aucune des personnes figurant sur la liste n’a subi de graves conséquences pour son engagement en faveur de la non-violence, et en fait presque toutes ont été récompensées par la société dominante, plusieurs d’entre elle occupant des positions de pouvoir qui sont en partie fondées sur leur adhésion à la non-violence. Cela devrait réfuter l’affirmation des pacifistes selon laquelle notre société nous encourage à être violents. Dès que nous nous rebellons, les institutions dominantes insistent toutes pour que nous restions pacifiques.

Un autre trait commun est qu’un grand nombre des personnes énumérées se font passer pour des expertes et tentent d’exercer leur autorité sur les mouvements sociaux sur la base de cette expertise. Cette caractéristique est étroitement liée à une troisième, à savoir que la plupart de ces personnes, en particulier les expertes, ne participent pas directement aux mouvements sociaux et aux luttes auxquels elles tentent de donner des instructions du fait de leur statut. En écrivant comme des spectatrices éloignées, elles se révèlent souvent extrêmement ignorantes des luttes qu’elles tentent de conseiller.

Un dernier trait est que beaucoup de ces personnes sont payées pour participer – dans la mesure limitée où elles y participent de fait – aux mouvements sociaux qu’elles poussent vers la non-violence. Ce sont des professionnels et des carriéristes, et leur flirt avec les mouvements sociaux est souvent un pas vers la voie de l’avancement personnel.

Gene Sharp

Le défenseur de la non-violence le plus en vue aujourd’hui est probablement Gene Sharp. Entre 1953 et 1954, Gene Sharp passa neuf mois en prison pour avoir protesté contre la conscription pendant la guerre de Corée. Au cours des années suivantes, il fut secrétaire du pacifiste A.J. Muste et rédacteur en chef adjoint du Peace News de Londres. Par la suite, il agissait principalement en tant qu’universitaire (obtenant un doctorat en philosophie en 1968) et analyste des mouvements sociaux plutôt qu’en tant que participant direct. Il enseigna à l’université Dartmouth du Massachussetts à partir de 1972, et devint professeur émérite de sciences politiques. Il occupa également des postes de chercheur au Centre pour les affaires internationales de l’université Harvard. En 1983, il fondit l’Institut Albert Einstein, un organisme à but non lucratif qui se consacre à « faire progresser l’étude et l’utilisation de l’action stratégique non-violente dans les conflits à travers le monde » et à explorer « son potentiel politique, et à le communiquer à travers la presse et autres médias, des traductions, des conférences, des consultations et des ateliers ». Comme nous l’avons déjà mentionné, l’Institut Albert Einstein reçut des fonds de la fondation Ford, de l’International Republican Institute et du National Endowment for Democracy (tous deux étant financés par le gouvernement états-unien), tandis que la recherche doctorale de Gene Sharp fut partiellement fiancée par le ministère de la Défense.

Gene Sharp fut richement récompensé par la société dominante pour son engagement envers la non-violence. Il ne fut pas la cible de répression, à moins que l’on puisse considérer comme telle une peine de prison volontaire et purgée scrupuleusement qui servit largement de tremplin à une carrière lucrative et prestigieuse. Gene Sharp faisait partie de l’élite intellectuelle et, en 2012, il était même le candidat favori pour recevoir le prix Nobel de la paix, un prix qu’il aurait partagé avec des meurtriers de masse et des chefs de guerre comme Henry Kissinger, Jimmy Carter et Menahem Begin. Dans le cas de Gene Sharp, ce prix aurait été un élément de plus dans l’opération internationale visant à dépeindre le Printemps arabe comme une série de mouvements non-violents obéissant à la lettre aux recommandations d’experts occidentaux sur le changement social démocratique. Gene Sharp se vit donner, et s’attribua sans vergogne le mérite des révolutions avec lesquelles il n’avait rien à voir et qui ne suivaient pas son modèle de changement de régime. La couverture médiatique occidentale de l’influence de Gene Sharp sur la révolution égyptienne suscita des réactions de la part de certains blogueurs égyptiens. L’un d’eux, Hossam El Hamalawy, déclara :

« non seulement la politique étrangère de Moubarak était détestée et méprisée par le peuple égyptien, mais des parallèles ont toujours été établis entre la situation du peuple égyptien et celle de ses frères et sœurs Palestiniens. Ces derniers ont été la principale source d’inspiration, pas Gene Sharp, dont j’ai entendu le nom pour la première fois dans ma vie seulement en février, après que nous avons renversé Moubarak, et à qui le New York Times attribue de manière ridicule le mérite de notre insurrection[105]. »

Même si certains groupes démocratiques ainsi que les frères musulmans autoritaire distribuaient son travail, sa méthodologie non-violente était à peine présente dans le soulèvement. On est loin de l’affirmation égocentrique de Gene Sharp sur la jaquette de son livre, parle de « la Tunisie, l’Égypte, le Yémen, la Libye et la Syrie, où les dirigeants du Printemps arabe considèrent les idées de Gene Sharp comme la lumière qui guide leur mouvement ». Même s’il voulait apparaître comme Grand-père blanc faisant briller sont « phare » pour les Arabes arriérés, il faisait plutôt figure de clown mégalomane en revendiquant une affinité totale entre sa méthodologie non-violente et les soulèvements en Égypte, mais aussi en Libye et en Syrie.

Ce que Gene Sharp promeut n’est pas une révolution, mais un changement de régime sans contenu social. Les mêmes formes d’oppression, d’exploitation, de pauvreté et de violence étatique se produisent dans tous les pays où des « révolutions », réussies selon sa méthode, ont eu lieu. Son héritage ne fut pas la révolution ou le progrès de l’humanité, mais sa propre autopromotion et la propagation d’une autre forme de domination. Il est difficile de dire si Gene Sharp était motivé par le désir de célébrité (en plus des multiples nominations aux prix de la paix, il fut proclamé « le plus influent partisan vivant de l’action non-violente » par le Progressive Magazine) ou par une obsession esthétique de la démocratie, une sorte de névrose formaliste voulant que les gens dans le monde soient exploités, marginalisés, privés de moyens, privés de nourriture, emprisonnés, torturés, humiliés – en un mot, gouvernés – par des gouvernements démocratiques et jamais par des dictatures. Cela pourrait être raisonnablement catalogué comme une forme de folie.

En parcourant les pages de son ouvrage De la dictature à la démocratie, nous trouvons de nombreuses preuves de sa pensée autoritaire et son manque d’intérêt pour les questions vitales comme la liberté, la santé et le bien-être.

Son seul souci avec les élections et qu’elles soient « libres », c’est-à-dire qu’elles ne soient pas truquées en faveur d’un parti politique ou d’un autre. Il n’exprime aucune critique des partis politiques, du pouvoir qu’ont les médias de limiter la gamme des opinions politiques acceptables et de marginaliser tout parti politique qui dépasse cette limite, ni du concept même de représentation en tant qu’ennemi de la liberté.

Il ne se livre à aucune critique du capitalisme ou du gouvernement démocratique, ces structures par lesquels les communs – la terre, l’eau, les forêts, le savoir, le savoir-faire, l’histoire – nous ont été volés à nous tous, enfermés, privatisés, professionnalisés et revendus comme marchandises. Compte tenu de ces lois économiques fondamentales, qui ne sont ni remises en question ni soumises au vote dans aucun système démocratique, nous sommes tous privés de ce qui nous était autrefois inaliénable, de ce dont nous avons besoin pour notre survie. Le capitalisme et les gouvernements qui le déploient et le subventionnent, qu’il s’agisse de démocraties au de dictatures, nous ont forcés à dépendre des institutions et des classes économiques constituées par les conquérants, parce qu’ils nous ont privés de notre survie et qui nous obligent maintenant à travailler pour eux afin de racheter des morceaux sans vie de ce qui nous appartenait.

Gene Sharp ne parle même pas de la pauvreté dans le cadre réformiste et superficiel de l’aide aux pauvres, de l’annulation de la dette ou de la création de structures qui protégeraient les gens des pires ravages de l’exploitation économique. En fait, il considère les alliances entre classes - entre ceux qui exploitent et ceux qui sont exploités – comme un élément fondamental de sa méthode non-violente. Sa liste d’actions non-violentes comprend les actions des classes supérieures, des propriétaires, des capitalistes et des patrons : retrait d’argent des comptes bancaires, coupure de fonds et de crédit, désobéissance fiscale, refus de louer ou vendre des biens, grève générale des commerçants, et même lock-out. C’est incroyable, parce que plusieurs de ces tactiques ont été historiquement utilisées par les riches pour contrôler la classe ouvrière.

Gene Sharp énumère un certain nombre d’actions qui peuvent être menées par les gouvernements pour effectuer des changements non-violents, montrant qu’il n’a aucune critique de l’État en tant que structure coercitive du pouvoir. Gene Sharp ne propose pas non plus l’abolition de l’armée. Avoir une population civile formée à sa méthode non-violente peut « éviter la nécessité d’établir une forte capacité militaire » pour la défense nationale[106], mais, clairement, la non-violence est un complément de l’armée, par un substitut.

Il ne propose pas non plus l’abolition des institutions meurtrières comme la police et les prisons, des institutions de contrôle social comme les médias ou les écoles publiques, ou de toute autre institution oppressive. Loin de là, les médias sont un élément essentiel de son modèle.

Il affirme que « la lutte non-violente contribue à démocratiser la société politique » parce qu’elle « ne reproduit pas les moyens de répression sous le commandement d’une élite dirigeante[107] », mais la « société politique » superficielle de Gene Sharp n’aborde jamais les questions d’auto-organisation, et donc elle ne remplace ni n’élimine les « moyens de répression » faisant partie de tout gouvernement, qu’il soit démocratique ou dictatorial. Au contraire, les partis politiques arrivant au pouvoir après une campagne non-violente en leur nom prennent en charge les institutions coercitives qui existaient déjà dans la société : police, armée, prisons, écoles, etc. Aucun mouvement des « révolutions de couleur » n’a conduit à l’abolition de ces institutions (ni même suggéré une action aussi radicale).

Si les partisans de la non-violence peuvent reprocher aux révolutions autoritaires et armées du passé d’avoir créé de nouvelles institutions de répression (et nous formulons les mêmes critiques, d’autant plus que nous autres anarchistes, avons souvent été la cible principale des liquidations), nous pouvons leur reprocher de ne pas avoir aboli ni remis en cause fondamentalement les institutions de répression existantes. La société, quand elle subit un processus de révolution comme celui conçu par Gene Sharp, ne change en rien, si ce n’est pour multiplier le nombre de partis politiques qui se battent activement pour le butin.

Par ailleurs, le mouvement non-violent lui-même reproduit une pensée autoritaire. « il faut élaborer un grand plan stratégique sage pour la libération[108] ». La méthode de Gene Sharp est fondée sur un mouvement de résistance hiérarchique avec une structure pyramidale et des leaders incontestés. Il ne discute jamais de la possibilité de plans multiples, d’autres courants dont les stratégies seraient différentes au sein du mouvement, et il ne discute pas des éventuels problèmes liés à des divergences stratégiques ou théoriques au sein du mouvement. En fait, dans son livre sur la création de mouvements démocratiques de « libération », la notion de débat fait cruellement défaut. Au contraire, les « leaders de la résistance », aussi appelés, « planificateurs de la résistance », élaborent la grande stratégie, établissent le plan et « [le] font connaître[109] ». Gene Sharp envisage clairement une structure de commandement digne d’un parti politique ou d’une armée, dans laquelle une petite camarilla de dirigeants prend des décisions unitaires que des masses moutonnières exécutent. « les nombreuses personnes dont la participation est requise seront plus enclines et aptes à agir si elles comprennent la conception générale ainsi que les instructions spécifiques[110] » Les masses, dans ce cadre, ne sont qu’un élément requis, qui doit être éduqué quant à la conception générale (bien entendu formulée sans leur apport) et dont les « instructions » doivent leur être expliquées.

Gene Sharp et un autoritaire et un militariste éhonté. Appelé à juste titre le « Clausewitz de la non-violence », il utilise des termes durs, comme « jiu-jitsu politique[111] » pour muscler l’image de sa méthode anémique. Les masses non-violentes de Gene Sharp ne sont rien d’autre qu’une force paramilitaire disciplinée, des civils à qui l’on ne fait pas confiance pour le recours à la violence, qui est la propriété des institutions étatiques avec lesquelles ils doivent travailler en tandem. On ne leur fait pas confiance pour formuler leurs propres idées, mais il faut les convaincre de suivre les stratégies appropriées.

Tout recours à la « violence » (il n’explique pas ce que cela signifie réellement), est « contre-productif ». « la discipline non-violente est la clé du succès et doit être maintenue malgré les provocations et les brutalités des dictateurs et de leurs agents.[112] » Le débat et la divergence politique ne font pas partie de sa méthode, et la violence, si elle apparaît, est présentée comme le résultat de provocations d’agents gouvernementaux. Gene Sharp forme ses disciples un état d’esprit pratiquement stalinien dans lequel toute dissidence est imputée aux machinations d’un ennemi extérieur. La dissidence, dans ce cadre, doit être supprimée et expulsée. Si Gene Sharp est le défenseur le plus influent de la non-violence aujourd’hui, il n’est pas étonnant que tant de partisans de la non-violence aient attaqué ceux d’entre nous qui choisissent de lutter par d’autres moyens, ou qu’ils nous aient exposés à la brutalité de la police. Il est intéressant de noter que, dans son livre, Gene Sharp ne condamne jamais l’utilisation de la violence contre d’autres protestataires.

Il affirme que « la défiance politique, contrairement à la violence, est particulièrement bien placée pour briser » l’obéissance que les gouvernements ont besoin d’imposer. C’est une affirmation bizarre, et il n’explique pas en quoi une émeute, une insurrection ou un mouvement révolutionnaire armé ne constitue pas une rupture beaucoup plus importante de l’obéissance. En fait, ceux qui recourent à la non-violence maintiennent souvent leur allégeance au système en place et tentent seulement de fonctionner comme une opposition loyale. Cependant, ceux qui se positionnent dans la guerre sociale[113], non comme des victimes, mais comme des combattants, refusent sans équivoque d’obéir au pouvoir. L’autre argument superficiel de Gene Sharp contre la « violence » (avec ce concept vague, on ne peut que supposer qu’il entend tout tactique n’apparaissant pas dans sa liste approuvée) et simplement qu’elle va « se déplacer la lutte vers un terrain dans lequel les dictateurs ont un avantage écrasant ».

C’est là que se trouve la contradiction centrale dans l’œuvre de Gene Sharp. Il prétend gagner le débat contre d’autres méthodes de lutte avec un cliché absurde et simpliste. Au chapitre 1, il explique que la résistance militaire frappe un gouvernement là où il est le plus fort, alors que la non-violence frappe un gouvernement là où il est le plus faible. Cet argument n’est pas fondé, pour plusieurs raisons. Contrairement à ce que laisse entendre que le raisonnement manichéen de la plupart des pacifistes, il existe plus de deux méthodes de lutte, et beaucoup de méthodes incluant une pluralité de tactiques n’adoptent pas de résistance militaire, mais plutôt l’insurrection populaire, le sabotage généralisé et d’autres moyens de ce type. On pourrait également examiner les milliers d’exemples dans l’histoire où les gouvernements ont été vaincus par la résistance militaire, ce qui réfute les affirmations de Gene Sharp quant à l’impraticabilité de cette option. Seulement, prendre son cliché au sérieux, comme s’il s’agissait d’une idée à débattre, c’est manquer un point plus important.

La thèse centrale de Gene Sharp est que tous les gouvernements, même les dictatures, ne gouvernent pas par la force militaire, mais en gagnant la participation et l’adhésion de ceux qui sont gouvernés, en fabriquant le consentement, pour emprunter l’expression de Noam Chomsky. En d’autres termes, même selon le propre cadre de Gene Sharp, les forces militaires ou policières ne sont pas le point fort d’un gouvernement. Si nous développons cette idée que Gene Sharp ne mentionne qu’au passage, probablement pour éviter que son château de cartes théorique ne s’écroule, nous voyons que l’aspect le plus développé du contrôle social, celui que tous les gouvernements utilisent le plus pour rester au pouvoir, sont les moyens qui gagnent les cœurs et les esprits, diffusent les valeurs des élites, désinforment les gens, les persuadent que le gouvernement prend à cœur leurs intérêts, et les incitent à participer ou au moins obéir. Cette activité de l’État est d’abord menée par l’institution même que Gene Sharp ne remet jamais en cause, sur laquelle il compte pour mener à bien ses pseudo-évolutions : les médias.

Il semble que l’État, dans un acte impressionnant de jiu-jitsu politique, ait utilisé sa force, sa capacité à répandre des valeurs de l’élite (la non-violence) et à convaincre les gens de la nécessité d’obéir (avec la possibilité de protester, mais jamais de riposter coup pour coup) pour détourner avec succès les mouvements sociaux qui sont censés s’opposer l’État, en leur coupant l’herbe sous les pieds et en les faisant servir ses propres objectifs. Par ailleurs, comme la non-violence a toujours servi à protéger l’État, au cours des dernières décennies, l’appui de l’élite a aussi réussi à éliminer tout vestige de pratiques critiques aux conflictuelles des mouvements non-violents, lesquelles dans le passé avaient au moins constitué une gêne ou un tremplin vers de véritables formes de lutte, ne laissant rien qui pût défier en remettre en cause la hiérarchie sociale.

L’armée états-unienne

Un fait riche d’enseignement sur la nature de la non-violence est qu’à l’échelle mondiale, l’institution qui a probablement consacré le plus de ressources à la promotion des mouvements de résistance non-violentes a été le gouvernement états-unien. En 2005, au plus fort de la résistance armée à l’occupation états-unienne de l’Irak, le Pentagone s’est fait prendre la main dans le sac parce qu’il menait une campagne de propagande souterraine de plusieurs millions de dollars, visant à publier des articles dans les médias irakiens comme s’ils avaient été écrits par des locaux. Ces articles exhortaient les Irakiens à utiliser des tactiques non-violentes pour résister aux Yankees. Ce seul fait devrait suffire à discréditer tous les arguments et prétentions de la non-violence, si la capacité à ignorer des faits embarrassants n’était pas une condition préalable pour croire à la non-violence.

Ces faits s’accumulent. Il y a l’exemple du financement des « révolutions de couleur » par le gouvernement états-unien, des subventions du ministère de la Défense à des doctorants pour faire des recherches sur le changement de régime non-violent, et l’intervention du gouvernement états-unien dans le soulèvement égyptien, encourageant les groupes pro-démocratiques non-violents tentant de présenter le mouvement comme non-violent.

À l’échelle des États-Unis, il existe également de nombreux cas de maires et de chefs de police qui travaillent avec des militants non-violents pour assurer la paix lors des grandes manifestations, notamment pendant la Convention nationale républicaine de 2012 à Tampa, en Floride :

« Jane Castor[114], cheffe de police de Tampa, fut soutenue par les médias grand public pour avoir présidé une Convention nationale républicaine pacifique en 2012. Travaillant en étroite collaboration avec les ONG et les manifestants pacifistes, elle veilla à ce qu’aucun incident pouvant perturber la convention ou donner une mauvaise image de la ville ne se produisît. Selon the Tampa Bay Times, le mot d’ordre de la manifestation était : « Moins d’anarchie, plus de parade ». Jane Castor elle-même jubilait, elle disait qu’elle « méritait une boîte de perles ; c’était en fait une atmosphère festive ». Les bons résultats pour la police, les républicains, la municipalité, les politiciens démocrates ou les directeurs d’ONG bien payés qui ne voulaient pas être associés aux mouvements sociaux révolutionnaires menant des combats de rue pouvaient être attribués aux manifestants pacifistes qui travaillèrent de bon cœur main dans la main avec les flics[115]. »

Le Dalaï-Lama

Le Dalaï-Lama, célébrité internationale et chef spirituel du peuple tibétain, est une figure de proue reconnue de la non-violence. À la différence de Gene Sharp ou de Ghandi, il n’a pas contribué à l’élaboration d’une méthode non-violente pragmatique, bien qu’l soit un porte-parole infatigable des principes de non-violence et de compassion.

En raison de la brutale occupation chinoise de sa patrie, il passa la majeure partie de sa vie en exil, ce qui constitue une épreuve que je ne veux en aucun cas minimiser. Mais, dans la dure réalité de l’exil, il fut richement récompensé pour son plaidoyer en faveur de la non-violence. Son manque général de critiques à l’égard du pouvoir (à l’exception du gouvernement chinois, dont il ne fait pas partie) rend son message de paix inoffensif et acceptable, aussi bien pour les dirigeants mondiaux, les élites économiques, les altruistes de la classe moyenne que pour les personnes au bas de la hiérarchie sociale.

Certains trouvent sa philosophie non-violente émouvante, peut-être pour la raison même de sa palatabilité universelle et non critique mentionnée plus haut. D’autres souligneront que sa rhétorique est banale et superficielle, ou que son engagement en faveur de la paix ne l’a jamais conduit à se mettre en danger ou à intervenir dans les guerres ou occupations brutales qui se déroulent dans le monde, sauf pour tancer légèrement les dirigeants mondiaux de temps à autre, sans jamais citer de noms, considérant chaque conflit comme un engagement entre deux parties égales, incapables de se comprendre, et employant également le langage de paix et de dialogue que les dirigeants mondiaux utilisent afin de cacher le caractère inégal des conflits dont ils sont responsables. La compassion, en fin de compte, est un concept vide de sens si nous ne tenons pas compte de la réalité de certains antagonismes ou si nous ne prenons pas une position claire contre les systèmes d’oppression en vigueur.

En 1989, le Dalaï-Lama reçut le prix Nobel de la paix.

George Soros

George Soros est un investisseur et philanthrope milliardaire qui donna huit milliards de dollars à des causes caritatives. Il amassa une fortune grâce à la spéculation sur les devises et à des transactions commerciales, et en consacra une partie pour encourager l’expansion des gouvernements capitalistes démocratiques. En 1993, il fondit l’Open Society Institute, principalement pour octroyer des subventions à ses multiples fondations en Europe de l’Est et dans l’ex-Union soviétique. À de nombreuses reprises, il finança des mouvements sociaux non-violents agissant pour un gouvernement plus démocratique dans un cadre occidental et capitaliste. Plusieurs groupes d’activistes ayant organisé des « révolutions de couleur » et bénéficié d’une formation de l’Institut Albert Einstein de Gene Sharp reçurent également des fonds de George Soros. Ce milliardaire est par ailleurs beaucoup cité pour avoir aidé à la transition vers le capitalisme néolibéral en Hongrie. Sa vision du monde idéal est claire.

En général, les grands capitalistes (banques et spéculateurs) préfèrent les gouvernements démocratiques parce qu’ils augmentent leurs profits et minimisent leurs risques. Tandis que les dictateurs peuvent imposer des contrôles de capitaux ou faire défaut sur les prêts sans préavis, les démocraties permettent généralement aux technocrates des banques de contrôler leur politique monétaire et n’ont pas d’homme fort susceptible d divaguer ou de défier les investisseurs.

La classe politique au sein d’un gouvernement démocratique s’est volontairement rendue dépendante des bailleurs de fonds. S’il veut être réélu, un politicien qui n’a pas fait plaisir aux investisseurs ne recevra pas l’argent dont il a besoin pour rester au pouvoir. C’est un mécanisme brillant, parce que les membres de la classe politique sont aussi des gens riches qui ont leurs propres investissements à faire, et parce que l’efficacité de l’État repose sur l’obtention d’un financement suffisant, de sorte que l’une des principales préoccupations d’un État est de pouvoir obtenir constamment ce financement.

Bob Geldof et Bono

Tous deux célèbres musiciens de pop, tous deux fondateurs de grandes organisations caritatives, tous les deux partisans de tactiques pacifiques, tous deux chevaliers de la couronne anglaise et tous deux nommés pour le prix Nobel de la paix, Bob Geldof et Bono sont des activistes stars qui ont utilisé leur renommée pour s’insérer dans le mouvement antimondialisation. La charité reprend des dynamiques de pouvoir qui maintiennent la domination et reproduisent les valeurs de celui qui donne la charité sur celui qui la reçoit (et celui qui donne a souvent acquis sa richesse par les mêmes processus d’exploitation qui ont conduit à la pauvreté de celui qui la reçoit). En toute logique, ces pop stars tentent d’exercer leur pouvoir au sein des grands mouvements de lutte contre la pauvreté qui se sont développés au fil des ans en Afrique et en Europe, malgré leur manque d’expérience ou de participation, sur le terrain, à ces mouvements.

Leur brillante solution à la pauvreté est l’organisation de concerts de charité télévisés pour attirer l’attention du monde sur ce problème, comme s’il s’agissait d’une simple question d’ignorance ou d’opinion publique. Ils dénoncent les gens qui luttent dans la rue, ceux qui mettent leur vie en jeu dans la lutte contre les effets du capitalisme, et préfèrent tout transformer en grand spectacle. Bob Geldof, peut-être mégalomane, prétend avoir mobilisé les dirigeants du monde entier pour qu’ils prennent la pauvreté au sérieux. Plusieurs années plus tard, les résultats de ce prétendu changement d’attitude restent à voir, bien que Bob Geldof et Bono aient été célébrés et récompensés à plusieurs reprises pour leur engagement en faveur de réformes pacifiques, un processus qui, à leurs yeux, doit être dirigé par le haut. « Que cela vous plaise ou non, les agents du changement dans notre monde sont les politiciens. Sinon, vous restez toujours à l’extérieur de la tente à pisser à l’intérieur[116]. »

Chris Hedges

Le 6 février 2012, le célèbre journaliste Chris Hedges publia son désormais tristement célèbre article, « The Cancer in Occupy » sur le site Truthdig. Dans cette attaque virulente contre le Black Bloc anarchiste au sein du mouvement Occupy alors en cours, Chris Hedges émet un certain nombre d’affirmations, écrivant comme quelqu’un qui participait au mouvement et qui défendait ses intérêts. Selon lui, le Black Bloc est un groupe ou un mouvement inspiré par John Zerzan qui écrivait pour le magazine Green Anarchy, lequel poussait l’ignominie jusqu’à critiquer les zapatistes. Chris Hedges affirme aussi que les membres du Black Bloc haïssent plus la gauche que le 1%, que c’est un groupe sexiste fondé sur « l’hypermasculinité », que sa violence est une excuse parfaite pour la répression policière, et que les gens devraient agir pour éliminer ce cancer de leur mouvement. Dans cet article, il s’entretient longuement avec l’auteur Derrick Jensen, qui auparavant avait soutenu des tactiques violentes, mais qui dénonça ensuite ceux qu’on appelle les anarchistes du Black Bloc parce qu’ils avaient eu le culot de le critiquer (pour son comportement digne d’une célébrité ; pour avoir dit que certaines personnes devaient écrire des livres en faveur des tactiques dangereuses que d’autres devaient appliquer ; pour son soutien des méthodes autoritaires au sein du mouvement environnemental, etc.) Derrick Jensen, soignant de façon notable un ego blessé, dépeint les anarchistes du Black Bloc comme des voyous intolérants qui utilisent les autres comme des « boucliers humains ». En un mot, Chris Hedges fait des anarchistes du Black Bloc des « criminels ».

Les réactions à l’article de Chris Hedges furent immédiates et généralisées. Presque tout le monde commenta l’ignorance embarrassante de Chris Hedges au sujet du Black Bloc. Ce n’est pas un groupe ou un mouvement, mais une tactique principalement utilisée pour l’anonymat et la visibilité, et seulement parfois pour la dégradation de matériel ou pour les affrontements avec les policiers (lesquels sont la motivation préférée de nombreux participants, mais le fait est que de nombreux Black Blocs se sont déroulés sans incidents). John Zerzan et Green Anarchy ont très peu à voir avec le Black Bloc. Bien que certains participants du Black Bloc aient sans aucun doute lu leurs écrits, il n’y a pas une seule perspective ou théorie politique qui appartiennent au Bloc. Au fil des ans, ses participants ont eu des opinions beaucoup plus variées que celles que l’on pourrait trouver dans, par exemple, The New York Times, l’employeur de Chris Hedges (et qui est, si je ne me trompe pas, un autre chiffon n’ayant pas beaucoup de sympathie pour les zapatistes). En outre, John Zerzan et Green Anarchy ne sont pas les déjantés fanatiques décrits par Chris Hedges, mais les éditeurs d’un certain nombre de critiques sensées de la société industrielle[117].

Certains militants d’Occupy qui répondirent à Chris Hedges firent remarquer qu’Occupy Oakland, probablement le plus radical, le plus diversifié, le plus dynamique et le plus influent de tous les campements d’Occupy, fut aussi celui où le Black Bloc été le plus présent. Celui -ci se positionnait généralement entre la police et les autres manifestants en les protégeant au sens propre du terme plutôt qu’en les utilisant comme « boucliers humains ». Loin d’être un espace « d’hypermasculinité », le Black Bloc avait un Bloc féministe et queer qui était parmi les plus actifs lors de la marche combative du « Move In Day ». Ils firent aussi remarquer que des personnes âgées et des jeunes, dont des parents avec bébés, participaient aux marches anarchistes. Ironiquement, Chris Hedges traitant dans son article que le mouvement Occupy était si fort qu’il avait créé des espaces où « les mères et les pères avec poussettes se sentaient en sécurité ». Il ne mentionne pas que les anarchistes faisaient partie de ce phénomène, ni que la non-violence n’en était pas une condition préalable.

Chris Hedges prétend que les occupations furent dissoutes parce qu’elles étaient non-violentes et que cela représentait une menace. C’est un raisonnement curieux, puisque, à d’autres moments, puis il affirme aussi que le recours à la violence permet à la police de mettre fin au mouvement. C’est d’autant plus curieux que, sans aucun doute, Occupy Oakland, loin d’être non-violent, était la version la plus menaçante du mouvement dans le pays, celle que les autorités essayèrent le plus de liquider, celle qui s’avéra la plus difficile à dissoudre (beaucoup plus résistante que Occupy Wall Street qui était non-violent) et celle qui généra le plus d’opprobres de la part de journalistes de droite et de gauche. Le maire d’Oakland, Jean Quan, était l’une des nombreuses sommités demandant au mouvement Occupy national de « renier » ceux d’Oakland parce qu’ils étaient combatifs et intransigeants[118], et les partisans de la non-violence se précipitèrent pour répondre à l’appel, impatients de faire le travail de la classe dominante.

Chris Hedges n’était pas un participant d’Occupy, mais il utilisa position sociale en tant que journaliste d’élite pour essayer d’agir en tant que porte-parole du mouvement. Comme son article était plein de désinformation et d’erreurs, et parce que sa rhétorique reflétait si précisément les attaques médiatiques de la droite, de nombreux lecteurs le démasquèrent. Mais beaucoup d’autres le prennent encore au sérieux, et il continue de publier des articles pour le mouvement, de préconiser la non-violence de travailler à la criminalisation des anarchistes.

La seule différence, à cet égard, entre les attaques de droite contre les luttes sociales et la campagne de pacification menée par des partisans de la non-violence comme Chris Hedges est que la droite tente de criminaliser tout mouvement social qui tente de changer la société, alors que les partisans de la non-violence cherchent seulement à criminaliser les éléments les plus radicaux, les parties qui veulent se débarrasser de la structure actuelle du pouvoir au lieu de négocier avec celle-ci.

Et Chris Hedges fait partie de cette structure de pouvoir. Journaliste de longue date au New York Times, il n’a pas le sens des faits, ce qui montre à quel point il mérite le prix Pulitzer –nommé d’après l’inventeur du journalisme jaune – qui lui fut décerné pour son travail de correspondant de guerre.

De façon typique, il essaya d’utiliser son statut professionnel de spectateur rémunéré de guerre pour se faire passer pour un expert de la guerre et, par extension, de la violence. Au cours d’un débat avec un partisan des tactiques du Black Bloc, c’est exactement la position qu’il utilisa pour se défendre contre les critiques de son article atroce. Dans ce débat, il refusa de reconnaître comment il exposait d’autres personnes à la violence de la répression en contribuant à les criminaliser (en facilitant la tâche de la police pour les arrêter, les battre, leur tirer dessus ou les enfermer pour longtemps en prison) ; et il refusa de voir, ou en était mentalement incapable, comment la violence est une catégorie qui regroupe des situations très différentes.

Les guerres qu’il a couvertes étaient des conflits entre différentes puissances autoritaires, et il y a toujours été présent comme un outsider privilégié et protégé. Bien que le travail de correspondant de guerre soit quelque peu risqué (mais jamais aussi risqué qu’ils le prétendent), ça reste tout de même un simple boulot. Chris Hedges n’a jamais eu un intérêt personnel dans les conflits observés, et il n’a jamais lutté pour sa propre liberté ou pour la vie de ses proches. En résumé, il ne peut pas du tout comprendre les conflits pour lesquels il a été grassement payé pour écrire.

Or, d’une manière typiquement élitiste, il se fait passer pour un expert. Tirant profit de ses années de voyeurisme pendant la guerre, Chris Hedges écrit le livre War Is a Force That Gives Us Meaning, publié en 2003 par une branche du conglomérat éditorial Random House. Bien entendu, cette entreprise géante ne jugea pas que ses propos étaient menaçants, pas plus que les nombres magazines qui recensèrent le livre et l’aidèrent à devenir un best-seller. Dans ce livre, Chris Hedges tente de préserver un argument psychologique sur la façon dont les gens peuvent devenir dépendants de la guerre. Il ne fait pas de distinction entre les guerres de conquête et les guerres de libération, ni aucune autre distinction qui pourrait rendre ses conclusions utiles à ceux qui sont engagés dans une lutte pour leur propre liberté. (À cet égard, les travaux de Frantz Fanon, qui participa à de telles luttes, sont bien meilleurs.) Il ne fait rien de plus que permettre à un public à son aise de participer par procuration à son voyeurisme.

Chris Hedges semble manquer d’une clarté stratégique qui pourrait lui permettre d’extraire quelque chose d’utile d’une vie d’expériences de voyeurisme. Comme le firent remarquer de nombreux critiques, lorsqu’il fut témoin des luttes sociales acharnées en Grèce en 2010, Chris Hedges failli tomber en pâmoison.

« Sacrés Grecs. Ils savent ce qu’il faut faire quand les entreprises pillent et saccagent leur pays […]. Appeler à une grève générale. Une émeute. Fermer les centres-villes. Dégageons ces salauds. N’ayons pas peur du langage de la guerre des classes : les riches contre les pauvres, les oligarques contre les citoyens, les capitalistes contre le prolétariat. Les Grecs, contrairement à la plupart d’entre nous, ont compris […], les émeutes grecques sont à voir comme une lutte pour la libération. »

Néanmoins, lorsque les gens aux États-Unis, apprenant directement de leurs camarades grecs et luttant en solidarité directe avec eux (plutôt que d’être des spectateurs, comme Chris Hedges), utilisent les mêmes tactiques, même sans atteindre le dixième de leur intensité, Chris Hedges et les autres NIMBY paniquent, dénoncent, essaient de faire fuir les autres et considèrent leurs actions comme étant « criminelles ». Ce n’est pas quelqu’un en qui on peut avoir confiance.

Ce qui est peut-être le plus dérangeant dans toute cette affaire sordide, c’est que Chris Hedges avait une certaine crédibilité auprès des gens qui sont censés vouloir changer le monde. Si nous voulons vraiment reprendre le pouvoir sur notre propre vie, abolir le capitalisme, nous débarrasser du gouvernement et de tous les obstacles empêchant les gens d’organiser leurs propres affaires et de répondre à leurs propres besoins, si nous voulons vraiment réaliser le rêve séculaire d’omnia sunt comuna, « tout pour tous », alors dès qu’un journaliste très bien payé (et par une des plus puissantes organisations médiatiques de la planète, rien de moins) viens nous dire comment on devrait lutter, notre réponse devrait être une tarte dans sa gueule.

De nombreux partisans de la non-violence ne critiquent pas les médias, bien qu’il s’agisse de l’un des éléments les plus importants de la structure du pouvoir, l’un des mécanismes les plus importants de contrôle social, depuis cent vingt ans. Noam Chomsky et bien d’autres ont publié de nombreuses études montrant comment les médias capitalistes nous désinforment ou nous forment à voir le monde à travers une lentille privilégiant les intérêts des puissants. Mais le problème est plus profond encore.

Les médias doivent être abolis. Ils transforment quelque chose qui devrait être une activité quotidienne partagée par tous – nous informer sur notre monde, vérifier les faits, partager des histoires – en une activité professionnelle contrôlée et mise à profit des institutions élitistes. Ils aliènent le partage d’histoires et d’informations et l’enferment dans un espace séparé – l’écran de télévision, le journal – qui crée des spectateurs passifs et des narrateurs privilégiés qui orientent leur regard. Le média spécifique d’une émission de radio, d’un journal imprimé ou d’un article sur Internet pourrait avoir une signification sociale différente s’il s’agissait de projets dans lesquels nous pourrions tous nous engager, mais, dans la société hiérarchique actuelle, l’ensemble des médias ne peut que nous servir à rester passifs et nous former à voir le monde avec les yeux des puissants. La vérité, c’est que nous avons tous une vie digne d’intérêt, même et surtout si nous n’avons rien de plus à partager que l’ennui et la misère de notre vie. Si les nouvelles étaient simplement partagées, nous aurions une bonne idée de l’impuissance et du mécontentement de la plupart d’entre nous, et si nous pouvions diffuser cette information comme une nouvelle, ce serait un premier pas contre notre impuissance. Toutefois, dans l’état actuel des choses, « l’actualité » est une sphère fabriquée qui accorde toute son importance aux actions des politiciens ou des banquiers et aux potins mondains. La « nouvelle » est le mécanisme qui nous fait taire.

Les partisans de la non-violence attendent de cette institution en particulier qu’elle diffuse des images décentes de notre résistance et qu’elle nous fasse gagner davantage de soutien. Les médias ne le feront jamais. Pas dans un million d’années. En Espagne, la couverture médiatique du mouvement pacifique du 15-M avait pour but de distraire les gens de la vague croissante de grèves et d’émeutes, et de leur montrer de quelle manière ils devaient protester. Dès que le mouvement du 15-M se mit à mal se comporter, les médias actionnèrent l’interrupteur, soit pour le présenter sous un angle négatif, soit simplement pour le faire disparaitre de l’écran. À aucun moment ils ne diffusèrent les idées qui circulaient dans le mouvement. La même chose se produisit avec le mouvement Occupy aux États-Unis.

Les médias appartiennent aux entreprises qui règnent sur le monde. Ce ne sont pas nos amis. Ils veulent qu’on perde. Si nous voulons vraiment faire quelque chose d’aussi audacieux que changer le monde, nous e pouvons pas être paresseux au point de compter sur les institutions existantes pour diffuser notre message. La création de nos propres moyens de communication, de contre-information et de diffusion des idées radicales constitue une tache vitale de la lutte. Sans cela, nous sommes condamnés. Plutôt que de répondre à des visions superficielles ou sécurisantes du changement social, nous devons remettre en question nos idées sur la manière de gagner et, surtout, nous devons susciter un soutien populaire pour les méthodes de lutte que nous devrons utiliser afin d’affronter les riches et les puissants. Il n’y a pas de doutes : dans les pays où les luttes contre l’oppression sont fortes, dans les pays dont nous admirons les luttes, les gens n’ont pas peur du sabotage, ils ne fuient pas quand une émeute commence, et ils ne se tordent pas les mains quand les gens se battent avec la police. Leurs luttes sont plus fortes précisément parce qu’ils ont accompli la tâche vitale de maintenir vivante leur méthode collective, résistant à l’amnésie propagée par les médias de masse. Ils se souviennent de la longue histoire des méthodes combatives, ils se souviennent que ces méthodes leur appartiennent, que le sabotage a toujours été le meilleur ami des opprimés, que le peu qui nous reste, nous l’avons gagné en ripostant coup pour coup.

Rebecca Solnit

Rebecca Solnit est l’une des rares personnalités influentes de la non-violence participant réellement aux mouvements sociaux sur le terrain, plutôt qu’en tant que journaliste, universitaire ou célébrité. Il faut reconnaitre qu’elle met ses actes en conformité avec ses paroles. Il convient de noter que son influence est probablement due au fait qu’elle est une écrivaine accomplie (pour autant que je sache, ayant convergé avec elle dans une certaine mesure), plutôt qu’un exemple inspirant de développement d’une pratique efficace des mouvements non-violents réels. Je le souligne uniquement pour clarifier son rôle et pour souligner mon argument antérieur selon lequel la méthode non-violente de Gene Sharp est peut-être la seule ayant été effectivement mise en pratique, mais avec des résultats horribles, comme nous l’avons vu. Rebecca Solnit préconise une forme d’action non-violente plus radicale, engagée et impliquée, bien que j’aie le sentiment que, vu la stagnation d’une telle action dans la pratique, elle s’est largement transformée en imprécatrice trainant dans la boue ses opposants idéologiques.

Rebecca Solnit n’est pas une carriériste ou une élitiste comme Gene Sharp ou Chris Hedges. Mais je voudrais citer quelques arguments tout sauf honnêtes qu’elle avance en faveur de la non-violence, afin de souligner le genre de discours sournois dans lequel s’engagent parfois même les partisans sincères de la non-violence.

Dans l’un de ses articles[119], Rebecca Solnit s’exprime sur le débat autour de la non-violence qui avait pris de l’importance pendant le mouvement Occupy. Elle commence par l‘argument pacifiste conventionnel : « La violence est conventionnelle. La violence est ce que la police utilise. La violence est ce que l’État utilise. » Je doute qu’elle ignore que la catégorie de la violence, l’idée que la rébellion et la répression sont la même chose, a déjà fait l’objet de critiques virulentes, de nombreuses études, d’essais, de récits personnels. Je doute également qu’elle puisse citer une source où les partisans de la non-violence démontrent que toutes les formes de violence sont les mêmes sur le plan historique, social ou psychologique. Je soupçonne qu’il s’agit pour beaucoup d’une convention religieuse, mais en tout cas l’argument fonctionne comme une forme de manipulation, l’utilisant démagogique d’une catégorie ne pouvant être défendue.

Dès le début de son article, elle affirme catégoriquement que ce que font la police et les émeutiers sont la même chose, mais elle n’explicite pas cette affirmation parce qu’elle ne peut pas l’étayer. En d’autres termes, elle ment consciemment à ses lecteurs en espérant qu’ils sont trop habitués à la démagogie et à la pseudo-logique pour s’en rendre compte.

Rebecca Solnit poursuit en écrivant que les images des policiers de New York pulvérisant du poivre sur les manifestants pacifiques, qui ne font que donner de la voix, « mirent la nation de leur côté ». Sa preuve en est le nombre de visionnages de vidéos ces incidents enregistrés sur YouTube, et non, ce qui serait éloquent, l’augmentation du nombre d’actions contre la brutalité policière. S’il est vrai que la nation fut mise de leur côté, alors les gens restèrent probablement à la maison à élever la voix et à être tout aussi inefficaces pour arrêter la brutalité policière que les manifestants pacifiques de New York qui s’en plaignaient tout en se laissant faire.

Dans la partie suivante, Rebecca Solnit affirme que « l’État voudrait que nous soyons violents » (je crois que j’ai démontré le contraire en me référant à un grand nombre de preuves[120]qu’elle ne fournit pas). Ensuite, elle trompe son public en écrivant que « lorsque le FBI et d’autres agences gouvernementales infiltrent un mouvement ou un groupe militant, ils cherchent à le saper en l’incitant à plus de violence ». Dans tous les cas récents et documentés de provocations du FBI, les informateurs du FBI ont convaincu un groupe de personnes étroitement surveillées de commettre un crime et les ont arrêtées avant que tout acte de violence soit commis. Les partisans de la non-violence n‘ont fourni, à ma connaissance, aucun document prouvant que les services de police auraient encouragé la diffusion de tactiques combatives et illégales dans l’ensemble d’un mouvement ; en revanche, nous avons fourni un grand nombre d’exemples documentés de pratiques gouvernementale et policières faisant le contraire : encourager la diffusion de tactiques non-violentes dans un mouvement.

Je doute que Rebecca Solnit ignore toutes les preuves et analyses qui contredisent ses affirmations. Plutôt que de s’engager dans un débat honnête, cependant, elle cache tous les contre-arguments et efface toutes les preuves avec une avalanche de clichés et d’allégations non fondées.

Ailleurs dans son article, elle soutient deux mythes nuisibles que nous avons déjà abordés : lorsque « des épisodes de violence éclatent à nos côtés dans une manifestation, un soulèvement, un mouvement », c’est l’œuvre soit « d’un infiltré payé, soit d’un mec paumé ». Elle alimente la théorie du complot selon laquelle les émeutiers masqués sont des provocateurs de la police, une théorie qui a directement conduit à l’agression ou à l’arrestation de plusieurs personnes et à leur soumission à la violence du système carcéral. C’est un phénomène dont Rebecca Solnit ne peut s’empêcher d’être consciente, révélant une fois de plus que les partisans de la non-violence sont prêts à utiliser la violence pour faire taire leurs adversaires idéologiques. Elle doit aussi être consciente des nombreuses critiques féministes et queers de la non-violence et de la participation de féministe et queer à des méthodes de lutte combatives et illégales, y compris au cœur du mouvement Occupy Oakland qu’elle critique. Pourtant, encore une fois, l’impératif de la non-violence l’emporte sur l’honnêteté et sur tout scrupule qu’elle pourrait avoir en tant que féministe à réduire ses sœurs au silence.

Rebecca Solnit essaie aussi d’induire son public en erreur lorsqu’elle attribue le refus de la non-violence à des « paumés ». Elle peut prétendre que les critiques de la non-violence ou les justifications d’autres méthodes de lutte sont erronées, mais elle mentirait si elle disait ouvertement que ces courants n’ont pas un support théorique richement élaboré.

L’honnêteté, cependant, n’est pas son point fort. Elle préfère clairement les tropes, les clichés, les stéréotypes et les fausses dichotomies des démagogues. Cela semble être un trait inhérent à la non-violence. Au lieu d’accepter les arguments de ceux avec lesquels elle n’est pas d’accord, elle essaie de les faire disparaitre. Un autre signe clair qu’elle répand un mensonge sciemment.

En accumulant les mensonges sur la manipulation, elle se sert du trope autoritaire de la majorité pour délégitimer les actions de ceux dont elle prétend qu’ils sont une minorité.

« La violence physique est un moyen de contraindre d’autres personnes contre leur gré en leur causant de la douleur, des blessures ou la mort. Elle vole l’intégrité corporelle d’une autre personne ou même sa vie pour en faire un bien dont le violent peut disposer à sa guise. Puisque la majorité de notre mouvement ne consentirait jamais à des actions violentes, de telles actions sont également imposées à notre corps politique contre notre volonté. »

Au-delà de l’utilisation douteuse d’un langage aussi émotionnel et de l’amalgame métaphorique entre le corps d’une personne et « notre corps politique », nous pourrions également souligner qu’Occupy Oakland qu’elle prétend représenter sans y avoir participé[121], accepta dans son assemblée générale un cadre de pluralité de tactiques, et rejeta toute tentative d’imposer un engagement à la non-violence. Comme la plupart des démocrates, l’engagement de Rebecca Solnit envers la « démocratie directe » ne s’applique pas lorsqu’une majorité prend la mauvaise décision. Les démagogues, les populistes et les autoritaires comme elle croient toujours que la majorité est de leur côté. Nous pourrions démasquer l’absurdité de son raisonnement en affirmant que, puisque la majorité de la population des États-Unis ne consentirait jamais aux visions radicales que Rebecca Solnit s’efforce de réaliser, son activité politique constitue une contrainte violente imposée au corps politique.

Ce n’est pas un hasard si Rebecca Solnit choisit le seul corps politique dans lequel la majorité pourrait être d’accord avec elle : pas la population des États-Unis, ni la population mondiale, ni la population générale d’Oakland, ni celle d’Occupy Oakland, mais le mouvement Occupy national. Je me demande si elle serait prête à répondre honnêtement à la question : à quel moment le mouvement Occupy se mis-t-il d’accord pour que les décisions de tous les Occupy locaux fussent ratifiées dans un congrès général d’Occupy ? Bien sûr, Occupy n’eut jamais une telle structure décisionnelle. Tous les Occupy locaux prenaient leurs propres décisions, en fonction de leur situation particulière. Voilà un autre fait qui contredit son argumentation.

Comme beaucoup d’autres partisans de la non-violence, Rebecca Solnit est une NIMBY[122]. Elle pratique la politique des deux poids, deux mesures entre les mouvements du Nord et ceux du Sud, ce que certains pourraient considérer comme étant raciste ou colonialiste.

« Beaucoup d’anarchistes n’embrassent pas l’idéologie pacifiste : je suis plus que d’accord avec la façon dont les rebelles zapatistes du sud du Mexique se sont défendus, j’ai remarqué à quel point ce mode de défense est parfois nécessaire, et je ne dicterai certainement pas ce que les Syriens ou les Tibétains pourraient faire ou non. Cependant, la petite violence en public dans ce pays n’est d’aucune utilité. »

Cela dépend de la définition que l’on donne à « l’utilité ». Lorsqu’elle parle de « tactiques apprises de la révolution argentine de 2001 », elle ne mentionne pas que cette révolution fut violente. De toute évidence, nous ne sommes pas censés apprendre des luttes menées dans d’autres pays ou développer une véritable solidarité avec elles. Elles ne sont utiles que dans la mesure où elles peuvent être exploitées pour alimenter idéologiquement les positions politiques qui sont confortables dans un contexte nord-américain privilégié.

Laissons les pauvres d’Argentine ou de Syrie affronter l’armée est donner leur vie dans la lutte, dit le ou la NIMBY. Peu importe qu’ils luttent contre le même système que nous, ou que, dans certains cas, les armes à feu et les politiques économiques qui leur ont été opposées proviennent d’Amérique du nord ou d’Europe. C’est tout simplement irresponsable de tirer des leçons de leurs luttes et de se battre dans ce pays – pas avec les mêmes tactiques, mais avec le même sens de l’antagonisme – parce que tous ceux qui veulent leur soja bon marché ou leur pétrole bon marché, ceux qui sont du côté de la police contre les pauvres si les habitants des villes se soulevaient, cesseraient de nous appuyer, de se présenter à l’occasion de manifestations peinardes que nous organisons et de faire des chèques aux ONG avec lesquelles nous travaillons.

Dans un autre paragraphe, elle présente plusieurs fausses affirmations en quelques courtes phrases.

« [Le groupe anarchiste CrimethInc. qui a écrit une lettre ouverte critiquant la non-violence à Occupy] ne cite pas d’exemples de violences ayant permis d’accomplir quoi que ce soit dans notre histoire récente. Pouvez-vous en nommer un ? Les auteurs anonymes ne semblent pas prêts à agir, ils se contentent de le dire aux autres (comme le font les deux défenseurs les plus en vue de la violence à gauche). Et malgré les propos diffamatoires cités plus haut selon lesquels les privilégiés s’y opposent, c’est leur langue qui est celle du privilège. Les gosses blancs peuvent faire des conneries et se faire taper sur les doigts ou bien être frappé pour ça. »

Dans de nombreux autres textes que CrimethInc. rend largement disponibles, de tels exemples sont cités. Son affirmation selon laquelle les auteurs anonymes ne semblent pas prêts à agir est manifestement fausse ; En fait, CrimethInc. fonde ses écrits politiques sur une expérience directe des luttes sociales dans une bien plus grande mesure que Rebecca Solnit. En comparaison avec eux (un grand réseau informel de personnes, pas exclusivement blanches ou jeunes, qui ont participé à un moment où à un autre à une publication de CrimethInc.), elle n’est rien d’autre qu’une écrivaine, une carriériste et une voyeuse bien payée

Elle affirme également que « les deux défenseurs les plus en vue de la violence à gauche » ne font que de beaux discours. Elle ne les nomme pas, probablement parce qu’elle a peur qu’on lui prouve qu’elle a tort, mais je suppose qu’elle parle de Derrick Jansen et Ward Churchill. Derrick Jansen, pour sa part, a été ouvertement critiqué par les anarchistes justement pour cela. Comme il ne pouvait apparemment pas accepter ces critiques, il est allé de l’autre côté, aidant le journaliste Chris Hedges pour l’article calomniant les anarchistes et dont on a parlé précédemment. Entre-temps, beaucoup de gens ont mis en pratique les idées éco-anarchistes dont Derrick Jansen s’est fait une figure de proue. Ils ont pris de grands risques et certains d’entre eux sont allés en prison, mais la plupart n’ont jamais été pris. À en juger par le petit nombre de personnes capturées, les saboteurs éco-anarchistes participent également à des campagnes publiques à visage découvert, à des cliniques gratuites, au jardinage, à des activités de sensibilisation, à l’organisation de lieux de travail et d’autres activités différentes.

Ward Churchill, de son coté, participe à des luttes sociales et organise la solidarité pour des gens comme Leonard Peltier qui paient le prix de la répression pour leur participation à des luttes non pacifistes. Cependant, pour ceux d’entre nous qui croient en la pluralité des tactiques, il y a des textes anonymes qui surgissent au cœur des soulèvements et des insurrections du monde entier, et qui sont bien plus influents que Ward Churchill et Derrick Jansen. Il s’agit de communiqués publiés pour revendiquer la responsabilité d’attaques contre le système, ou d’écrits de personnes incarcérées pour avoir mis en pratique ces convictions.

C’est là tout l’intérêt : Contrairement aux partisans de la non-violence, les partisans des méthodes combatives de lutte révolutionnaire ne peuvent pas être très en vue. Nous ne pouvons pas flirter avec le mouvement et devenir des écrivains professionnels respectés, comme Rebecca Solnit. Bien, que la question de la clandestinité ou de la visibilité anonyme fasse l’objet d’un débat permanant, être très en vue n’est ni une option ni un objectif[123].

Le recours par Rebecca Solnit à la politique identitaire pour son propre bénéfice l’amène une fois de plus à massacrer la vérité. Un peu de recherche aurait pu lui montrer que, parmi certains de ces « petits Blancs » qui mettent leurs croyances en pratique, il y a Eric McDavid[124] et Marius Mason, des anarchistes condamnés respectivement à vingt et vingt-deux ans de prison, pour avoir fait le genre de choses qui n’auraient pour conséquence qu’une tape sur les doigts, ainsi qu’elle le prétend. Quant au profil démographique qu’elle dresse des partisans de la violence – jeunes, males, blancs – Marius Manson est un parent ayant participé à la lutte pendant des décennies, qui est entré en prison en tant que « Marie » et qui a eu le courage de faire sa transition en prison. Même si Rebecca Solnit avait connu la transidentité de Marius Mason, elle ne l’aurait pas mentionnée, puisqu’une partie de sa politique consiste à réduire au silence toute femme ou personne trans qui contredit son dogme selon lequel la violence est un truc de mec.

Bien que Rebecca Solnit parle d’Oakland, elle ignore les cent personnes qui y furent arrêtés, trois d’entre elles faisaient face à de graves accusations criminelles – et pas des tapes sur les doigts – pour leur participation aux émeutes pour Oscar Grant deux ans auparavant. Ces gens étaient blancs, noirs et bruns, femmes, hommes et queers, et elle les ignore parce qu’ils contredisent ses idées préconçues. Elle ne mentionne pas non plus les anarchistes, partisans d’une pluralité de tactiques, qui appuyaient les cent d’Oakland afin qu’ils ne fussent pas seuls. Et elle a le culot de parler de solidarité.

Le fait de démasquer toutes les fausses déclarations ou trompeuses faites par Rebecca Solnit dans cet article prendrait plus de pages qu’elle ne le mérite surement, et plus je vais loin dans son article, plus je commence à croire que je fais une erreur en la prenant au sérieux. À quelques exceptions étonnamment rares, il semble que la rhétorique des pacifistes ne soit qu’un complément à leur recours autoritaire et souvent violent des médias, de la police, des conventions sociales ou de leurs poings pour se débarrasser de nous, les « mauvais manifestants » et les « fauteurs de trouble ». Si ce qu’ils disent à une quelconque ressemblance avec la vérité, c’est tout au plus une coïncidence.

Je sais par expérience qu’il y a beaucoup de pratiquants de l’action non-violente qui sont sincères dans leur engagement pour la révolution et honnêtes dans leurs critiques des différentes tendances de la lutte, mais quand je regarde le panorama des principales manifestations de la non-violence ces dernières années, je dois demander : où sont-ils ?

Les musiciens des mouvements

Le profond fossé entre les artistes et les militants dans la lutte est peut-être un problème particulier aux États-Unis. Dans beaucoup d’autres pays, ceux qui chantent le combat contre l’autorité ne s’arrêtent pas quand ils descendent de la scène, ils mettent ces idées en pratique. A Barcelone, l’un des artistes les plus connus du hip-hop anarchiste faisait partie des cercles ciblés par la police, en 2003, lorsqu’elle réprimait les anarchistes ayant formé un groupe armé. A la Paz, en Bolivie, trois personnes furent emprisonnées et piégées par le gouvernement d’Evo Morales en 2012 dans le cadre d’une enquête antiterroriste portant sur plusieurs actes de sabotage, incendies criminels et attentat à la bombe non-violents[125] commis dans le cadre de la résistance à la construction d’une nouvelle autoroute. Tous les trois étaient membres de divers groupes de punk. Timur Kacharava, l’antifasciste et anti-autoritaire d’origine immigrée assassiné par des fascistes à Saint-Pétersbourg en 2005, jouait dans un groupe de rock. Mauricio Morales, l’anarchiste mort à Santiago du Chili en 2009 alors qu’il transportait un engin explosif, était également musicien.

Cependant, aux Etats-Unis, il semble qu’il soit courant pour les artistes de chanter, de peindre ou de faire des pièces de théâtre sur la lutte sans participer directement à ce qu’ils exaltent dans leur œuvre. Dans de nombreux cas, il semble que leur relation au mouvement soit strictement parasitaire. Au début, ils vivent du mouvement, en donnant des spectacles ou en vendant des affiches, et si ça « marche », ils commencent à toucher un public plus large et ne dépendent plus de la solidarité de leurs anciens camarades. Si le succès ne vient pas, ils jouent un rôle pacificateur, décourageant les gens de mettre en pratique ce qu’eux-mêmes chantent ou peignent souvent.

Des fanfares de rue soi-disant radicale ouvrent souvent des manifestations dans la rue, mais, quand les gens commencent à casser elles arrêtent de jouer et exigent que la violence vesse. Cette étrange, parce que, dans d’autres endroits, les gens utilisent la musique spécifiquement pour créer une ambiance combative. Au Chili, à l’occasion de la populaire « journée de la jeunesse combattante », des danseurs traditionnels tinku et des fanfares font du bruit pour chauffer la foule et la préparer à se battre avec la police. Des groupes jouent le 1er mai à Berlin pour préparer les gens à l’émeute. Je ne sais pas si les fanfares de rue aux États-Unis envisagent leur forme d’activisme comme un simple spectacle gratuit et mobile, et les autres marcheurs comme de simples spectateurs, ou si, pour une raison esthétique inexpliquée, elles pensent que les musiques et émeutes ne font pas bon ménage.

Même lorsque les activités artistiques peuvent être séparés des activités destructrices dans le temps et dans l’espace, les artistes radicaux freinent, comme lorsque Plan-It-X Records – un label folk punk auto-bricolé qui, au moins à ses débuts, se considérait comme radical –endossa le rôle de police de paix pendant la résistance contre la construction de l’autoroute interétatique I-69.

Il y a également Ryan Harvey, le chanteur folk anarchiste de Baltimore qui écrivit un article dénonçant les émeutes de 2009 lors des manifestations contre le G20 à Pittsburgh[126]. Son article fut déjà démonté par d’autres. Il fonde sa critique principalement sur la fausse dichotomie entre les émeutes et l’organisation communautaire, ce qui est particulièrement superficiel étant donné qu’il n’y participa pas (un trait commun à Chris Hedges, Gene Sharp et Rebecca Solnit) et il ne savait apparemment pas qu’un des groupes anarchistes et organisaient des manifestations avait participé un travail communautaire durant plusieurs mois, exactement du genre que Ryan Harvey semble disposé à reconnaitre. De plus, ce groupe écrivit une réfutation de l’article de Ryan Harvey, dans lequel il mentionne que, dans les quartiers ouvriers où ils avaient centré leur action, beaucoup de gens avaient soutenu les manifestants anticapitalistes et s’étaient même joints à eux dans la rue. Ryan Harvey omet également de mentionner que le Bloc le plus violent de la manifestation était le Bloc anarchiste et queer, ce qui met à mal un autre stéréotype sur la violence. Dans sa défense, il tente de soulever la question du traumatisme, un problème important dans les mouvements combatifs, mais il s’en remet à des dichotomies pacificatrices qui rendent le traumatise inévitable, nous privant des outils psychologiques qui nous permettraient de nous défendre dans la rue et par la suite lors des conséquences de nos luttes.

Stratfor

Strategic Forecasting Inc., ou Stratfor, est une société de « renseignement mondial » basée à Austin, au Texas. Parmi ses clients, de nombreux organismes gouvernementaux et entreprises figurent sur la liste « Fortune 500 », comme Coca-Cola, Dow Chemical et Northrop Grumman, et ses activités comprennent l’espionnage d’activistes et de mouvements dissidents. En 2001, le magazine Barron’s l’appelait « l’ombre de la CIA ». En 2011, elle fit la une des journaux pour avoir été la cible d’une importante campagne de piratage informatique des groupes Anonymous et LulzSec, campagne pour laquelle le pirate anarchiste Jeremy Hammond fut condamné à dix ans de prison, et qui avait été mise en route par un informateur du FBI, le malhonnête « Sabu ».

Entre la première et la deuxième édition de ce livre, il fut révélé que Srđa Popović, cofondateur d’Otpor, l’organisation qui se fit connaître pour son rôle d’architecte de la « révolution des bulldozers » en Serbie (l’archétype des « révolutions de couleur ») étaient étroitement lié à Stratfor, et que son épouse était une employée de l’entreprise. Carl Gibson et Steve Horn, écrivant pour le site internet Occupy le 2 décembre 2013, montrent comment Srđa Popović contribua au renversement du régime de Slobodan Milošević et à l’instauration d’un gouvernement favorable aux États-Unis, et qu’il parcourut ensuite le monde pour donner des conférences sur l’utilisation de tactiques non-violentes pour obtenir un changement de régime et installer des gouvernements pro-occidentaux. Parmi d’autres tâches, Srđa Popović écrivit un article pour Stratfor dans lesquels il donnait des conseils pour renverser le régime d’Hugo Chávez au Venezuela. Il envoya également à Stratfor des informations sur les mouvements sociaux ou des courriels d’autres militants de nombreux pays, dont les Philippines, la Libye, la Tunisie, le Vietnam, l’Iran, l’Azerbaïdjan, l’Égypte, le Tibet, le Zimbabwe, la Pologne, la Biélorussie, la Géorgie, Bahreïn, le Venezuela, la Malaisie. Dans une comparaison éloquente, Marko Papic, analyste de Stratfor, déclara à propos du groupe de Srđa Popović : « Ils vont simplement s’installer dans un pays et essayer de faire tomber le gouvernement. Lorsqu’ils sont utilisés correctement, ils sont plus puissant qu’un groupement tactique de porte-avions », ce qui incita un vice-président de Stratfor à remarquer qu'ils devraient être envoyés en Iran.

Ces informations, sur lesquelles les partisans de la non-violence ont pour l’essentiel de gardé le silence, soutiennent la thèse de ce livre selon laquelle la non-violence dans les « révolutions de couleur » fut un outil pour changer le régime par d’autres moyens, et représente donc une nouvelle arme dans l’arsenal des États capitalistes dominants. Non seulement cela révèle que la non-violence sous ses formes les plus actuelles et les plus efficaces est dénuée de tout caractère révolutionnaire et transformateur, mais qu’elle sert les intérêts des organisations qui, à l’échelle mondiale, sont les plus exploiteuses, les plus puissantes et les plus violentes. Cela démontre une fois de plus que la non-violence est un choix de carrière rentable pour les soi-disant dissidents prenant la sage décision de vendre les masses qu’ils dirigent avec arrogance, fidèle au style de Gene Sharp, en échange d’une place respectée parmi les puissants.

En cette époque où les turbulences sociales sont en hausse, la force de la police ne suffit pas à préserver la paix sociale dont dépendent le capitalisme et la démocratie pour maintenir l’ordre. La classe dirigeante a également besoin d’influence au sein des mouvements qui s’opposent à elle. La non-violence est l’outil parfait pour cette opération : elle maintient la paix entre les dirigeants et les gouvernés, détourne les dissidents vers la réforme et le rajeunissement du système dominant, et s’assure que les gens n’échappent pas à leur contrôle.

La juge Ann Aiken

Pêche fédérale des états-unienne Ann Aiken il n’est qu’une des nombreuses autorités gouvernementales qui croient que les dissidents doivent être non-violents. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi elles voudraient que ceux qu’elles gouvernent restent pacifiques, même si les théoriciens du complot non-violent continuent de prétendre que le FBI est engagé dans un complot pour nous rendre tous violents (voir la partie sur Rebecca Solnit et le chapitre 7).

Ann Aiken est la juge qui condamna l’écologiste radical Daniel McGowan à sept ans de prison pour une série d’incendies criminels revendiqués par le Front de libération de la Terre n’ayant fait aucune victime, mais seulement causé des dégâts matériels à des entreprises et des institutions destructrices de l’environnement. Après le 11 septembre 2001, le FBI désigna les écologistes et les anarchistes et radicaux comme la priorité nationale de la lutte contre le terrorisme. L’un des principaux coups de poing de la répression durant la Green Scare[127] fut l’opération Backfire[128], et visant dix-huit personnes pour leur participation à des incendies criminels. L’accusation était entièrement fondée sur la parole de mouchards, dont bon nombre n’avaient plus l’appui d’une communauté acceptant la validité de l’action directe illégale. Daniel était l’un de ceux qui refusaient de moucharder, mais parce que lui et son équipe juridique menaçaient d’assigner en justice le gouvernement pour espionnage illégal, les procureurs acceptèrent de ne pas demander l’emprisonnement à vie qu’ils envisageaient au départ.

Lorsqu’elle prononça la sentence condamnant Daniel McGowan, la juge Ann Aiken lui fit la leçon :

« N’utilisez pas Gandhi quand ça vous convient. J’espère que vous retournerez sur votre site internet et que vous direz qui vous étiez, ce que vous avez fait […]. Dites aux jeunes que la violence ne fonctionne pas. Si vous voulez faire la différence, ayez le courage de dire comment la vie que vous avez vécue été celle d’un lâche… C’est tragique de voir ces jeunes gens extrêmement talentueux et brillants causer des dommages aux industries[129]. »

Heureusement, la plupart des personnes visées par cette répression pouvaient voir l’hypocrisie d’une juge traitant une personne de lâche alors qu’elle est sur le point d’être enfermée dans une cage pour avoir agi selon ses convictions. Après tout, les juges sur les lâches par excellence, des bureaucrates qui enfoncent des sermons moraux dans la gorge de ceux qu’ils privent de liberté[130], et qui gagnent leur vie en envoyant les gens prison pour endurer des formes de torture psychologique et parfois physique qu’ils ne peuvent même pas imaginer.

Les « jeunes gens talentueux et brillants » devraient être capables de comprendre pourquoi quelqu’un en position d’autorité voudrait que ceux qui sont en bas de l’échelle croient que « la violence ne fonctionne pas », et être capable de conclure qu’une juge n’ayant jamais participé à des mouvements sociaux parle en l’air quand elle essaie de nous enseigner les méthodes qui fonctionnent et celles qui ne fonctionnent pas.

Ann Aiken fut aussi payée pour mettre en cage Rebecca Rubin, également une accusée de l’opération Green Scare, qui vécut dans la clandestinité au Canada pendant sept ans avant de se livrer. La juge lui donna une peine de cinq ans de prison parce qu’elle croyait que Rebecca Rubin avait fait preuve de « contrition ». Fan de publics captifs (qui d’autre écouterait ce moulin à paroles, n’est-ce pas ?), cette hypocrite sadique en profita pour forcer Rebecca Rubin à lire deux livres dans le cadre de sa peine, qui inclut treize millions de dollars de dommages et intérêts. Le premier livre, David and Goliath, du journaliste Malcolm Gladwell, « pourrait enseigner à [Rebecca Rubin] ‘‘à utiliser des moyens non-violents de protester contre les systèmes qu’elle perçoit comme injustes’’, espérait Ann Aiken[131]. » le deuxième livre, Nature’s Trust, de Mary Christina Wood, présente les droits de propriété comme la solution à la dévastation de l’environnement. Ann Aiken démontre de manière très succincte de nombreuses caractéristiques de la moralité de l’État : il faut écouter les bavardages de moulins à paroles ignorant sur des sujets dont ils ne savent rien, pourvu que ces moulins aient le grade approprié ; la non-violence est le seul moyen acceptable de changer les choses, sauf si vous êtes un gouvernement, auquel cas il est acceptable d’enfermer une personne dans une cage ou de l’envoyer dans un autre pays ; la destruction de l’environnement ou toute autre injustice peut être résolue par les mêmes mécanismes qui en sont responsables au premier chef ; et on peut mieux faire la morale à quelqu’un qui est enchaîné.

Mark Kurlansky

Mark Kurlansky est journaliste et écrivain. Il travailla pour de grands journaux tels que The International Herald Tribune avant de se consacrer principalement à l’écriture de livres. En 2006, il mit son poids dans la balance du côté de la non-violence avec son texte panoptique, Nonviolence  : The History of a Dangerous Idea, préfacé par le Dalaï-lama et publié à gros tirage par Vintage Books, une division de Random House.

Au début de son ouvrage, il ne définit pas la « violence », mais il affirme que nous sommes tous endoctrinés dans son usage, quelle qu’elle soit. Sa seule preuve relève de la linguistique fallacieuse : il affirme qu’il n’y a pas de mot pour « non-violence », et que dans notre culture nous ne pouvons concevoir la non-violence que comme la négation de la violence et non comme une pratique constructive en soi. C’est complètement faux. Les mots « paix » et « caractère pacifique » représentent respectivement des états et des comportements positifs, et « paix » a probablement pris son sens actuel avant « violence ». Notre culture nous fournit de nombreuses façons de dire ce que Mark Kurlansky prétend être inexplicable : répandre la paix, travailler pour la paix, tendre l’autre joue, transformer les épées en charrues, réconcilier, réparer, rétablir l’harmonie, faire de la désobéissance civile, etc.

Il est vrai que le « pacifisme » signifie désormais quelque chose de différent de la « non-violence » et qu’il en est venu à être associé à la passivité. Cependant, « paix », « caractère pacifique » et « pacifisme » étaient des termes plus génériques avant que certains pacifistes ne décident de se différencier des autres par le terme « non-violence ». Si le pacifisme est arrivé à être associé à la passivité, c’est grâce à la complaisance des pacifistes eux-mêmes. Si la « non-violence » exprime la négation de la violence plutôt que quelque chose de positif en soi, c’est la faute de ses partisans et de ceux qui ont introduit ce terme. Mark Kurlansky attribue ces manquements à la culture dominante qui, selon lui, nous entraîne constamment à accepter la violence et à nous rendre aveugles à la non-violence. Il est donc curieux que les enfants des écoles publiques reçoivent un enseignement sur Martin Luther King et Gandhi, mais pas sur Malcolm X, Angela Davis, Bhagat Singh[132], et tant d’autres.

En fait, il existe différents types de violence, et la violence des puissants – les prisons, la police, le travail salarié, les conditions de travail, la pollution, la déforestation, la chirurgie de changement de sexe sur les nourrissons, les programmes d’ajustement structurel, la hausse des coûts alimentaires, la rééducation forcée des jeunes homosexuels dans des camps d’entrainement d’ « ex-gays », la gentrification, etc. – ne se légitime pas comme violence. Elle est normalisée, cachée et justifiée comme naturelle et nécessaire, comme élément de la paix sociale (la paix sociale étant la base du consentement et de l’acceptation permettant aux structures du pouvoir dominant de fonctionner). Dans le discours dominant, le terme « violence » est réservé aux actes qui perturbent la paix sociale. Contrairement à ce que prétend Mark Kurlansky, nous sommes formés à considérer la rébellion non-violente come réconfortante, et la rébellion violente comme une chose menaçante ou stupide. Les dirigeants mondiaux et les politiciens, de Bill Clinton à Barack Obama en passant par le maire de New York, Michael Bloomberg, ont félicité les manifestants qui restent pacifiques. Les grandes entreprises font aussi leur part. Dans l’un des spots publicitaires convoités du Superbowl 2013, une publicité e Coca-Cola montrait une personne encapuchonnée peignant « PEACE » sur ce qui semble être une vitrine de banque, dans le cadre d’un collage d’images toutes conçues pour réchauffer le cœur et être rassurantes.

Bien que Mark Kurlansky note la tendance des États à la violence et l’incompatibilité entre non-violence et gouvernement, lorsqu’il parle de révolution violente, il se concentre uniquement sur les révolutionnaires qui ont essayé de créer des nouveaux États. Ainsi, il élude totalement la question cruciale qui pourrait valider ou invalider son hypothèse considérant que l’autoritarisme est causé par l’emploi de la violence : ceux qui luttent par la force (en ses termes, violemment) contre toute forme d’autorité finissent-ils par recréer l’autorité ? Mark Kurlansky évite la question. Ses exemples de révolution violente proviennent donc de mouvements autoritaires. À propos de la révolution russe, il cite Trotski, mais pas Makhno, et il ne fait qu’une brève référence à la guerre civile espagnole sans parler des réalisations des combattants anarchistes.

Avec une centaine d’exemples mentionnés tout au long de son livre, il construit une aura autour de la non-violence pour la faire paraître efficace, même si beaucoup de ces exemples ont fini par une défaite. Son analyse tend à être superficielle, et il ne cite ni n’étaie pas la plupart de ces affirmations. Je vais démonter trois de ces exemples pour révéler le genre argumentation qu’il utilise.

À la différence de nombreux partisans de la non-violence, Mark Kurlansky ne plaide pas pour un usage contextuel de la non-violence au sein des sociétés démocratiques. Au lieu de cela, il prétend que la non-violence a aussi un sens face à un ennemi qui veut vous exterminer. La colonisation des autochtones a été l’un de ces processus d’extermination. En général, les nations autochtones qui ont résisté pacifiquement à la colonisation ou qui ont essayé d’accueillir des colons européens ont été exterminées, alors que les nations autochtones qui ont résisté par la force, en utilisant diverses tactiques, existent encore aujourd’hui, et elles ont aussi tendance à être les nations ayant les mouvements de libération les plus forts. Les Mapuches, les Six Nations (Iroquois), les Lakotas et les Salishs de la côte Pacifique du nord-ouest des Etats-Unis et du sud-ouest du Canada sont tous partis en guerre contre la colonisation. Beaucoup se considèrent encore en guerre, et leurs combats comptent parmi les luttes indigènes les plus fortes de la planète. Certains de ces peuples, comme les Mapuches, ont récupéré une partie importante de leurs terres volées face à la forte répression gouvernementale.

Dans son ouvrage, Mark Kurlansky fait l’éloge des quakers pacifistes de Pennsylvanie pour le type de relations qu’ils avaient établi avec les habitants autochtones. « si les quakers avaient contrôlé toutes les législatures coloniales et pas seulement celle de la Pennsylvanie, l’histoire de l’Amérique du Nord […] aurait pu être différente […]. En Amérique du Nord, non seulement ils essayèrent d’enseigner le quakerisme aux indiens par l’exemple, mais ils leur prêchaient aussi directement[133] . » C’est ça son exemple de résistance colonialisme ? Un cas de colonialisme par des pacifistes ? Il se fout de qui ?

Dans le paragraphe suivant, Mark Kurlansky raconte comment un prisonnier quaker tenta de convaincre un groupe de prisonniers indigènes des mérites du pacifisme. Ces derniers étaient sceptiques puisqu’ils seraient exterminés s’ils ne se défendaient pas, tant que les empires britannique et français ne se tourneraient pas vers le pacifisme. A la page précédente, Mark Kurlansky note également que la colonie de Pennsylvanie, bien que contrôlée par les pacifistes, « assignait des terres à la frontière occidentale aux colons belliqueux » alors que les colons des sectes pacifistes « recevaient des terres orientales plus sures ».

Ce que nous avons ici, c’est une image très inquiétante, bien qu’exacte, de la non-violence. Les pacifistes quakers ne remettent pas en question le rôle de colonisateurs. Au contraire, ils s’installent sur des terres volées, ils colonisent, ils laissent les non-pacifistes faire le sale boulot à la frontière occidentale et bénéficier directement de ses actes de génocide ; ils se taillent une niche sans se poser de questions dans un système oppressif en essayant de se protéger du conflit généré par cette oppression. De plus, ils s’arrogent une position de supériorité morale par rapport aux indigènes, leur faisant des prêches et essayant de les convertir. Etant donné que les anabaptistes, dans l’ensemble, n’avaient absolument pas réussi à faire une révolution dans leur pays natal – en Europe – et qu’ils se réfugiaient en Amérique du Nord en déployant une combinaison de pacifisme et de colonisation, un peu de sagesse leur aurait montré qu’ils n’étaient pas ceux qui avaient quelque chose à enseigner, mais quelque chose à apprendre. Ils auraient pu se mutiner contre la société coloniale, s’enfuir avec les autochtones, apprendre à vivre en harmonie avec la nature et lutter contre l’oppression, comme les milliers d’Africains kidnappés et d’Européens pauvres qui rejoignirent ou formèrent de nouvelles nations indigènes, comme les Séminoles qui, pendant des décennies, menèrent une guérilla partiellement réussie pour leur indépendance.

En fin de compte, les quakers de Pennsylvanie ressemblaient beaucoup aux pacifistes pendant l’invasion de l’Irak : ces derniers ne voulaient pas d’une guerre, mais ne voulait pas non plus que les Irakiens ripostent ; ils ne voulaient ni arrêter de conduire des voitures, ni que les biens des entreprises les plus directement impliquées dans la guerre fussent réduits en pièces ou brulés. Ils sont aussi, de manière significative, les principaux protagonistes du chapitre de Mark Kurlansky sur la colonisation. Les quakers ne parvinrent pas à convaincre les empires britannique et français d’être non-violents. On ne peut leur en vouloir pour cela : personne n’a jamais convaincu un État dirigeant d’être non violents, ni une institution entière d’entendre raison. Cependant, certains d’entre nous ne tentent pas de convaincre les murs de briques. Notre position est plutôt de les détruire quand ils nous emprisonnent. La seule chose que les pacifistes peuvent accomplir est de convaincre ceux d’entre nous qui se soucient vraiment de faire ce qu’il faut – et ni les États, ni les institutions, ni les forces abstraites comme le capital n’ont jamais été inclus dans cette catégorie -, de nous désarmer et de refuser les seules possibilités dont nous disposons pour démanteler les structures qui nous dominent.

Mark Kurlansky cite la non-violence cherokee comme un exemple d’attitude pacifique honorable qui l’emporta sur une autorité hostile : le juge en chef John Marshall statua en faveur de la souveraineté des Cherokees et le membre du congrès David Crockett quitte à Washington pour protester contre l’Indian Removal Act[134]. « Cela aurait été un grand triomphe pour la non-violence et la primauté du droit sauf que le président Andrew Jackson », etc. La primauté du droit a toujours été du côté de ceux qui gouvernent, lesquels n’ont jamais été du côté de ceux qui sont gouvernés. Les institutions ont toujours été en mesure de passer outre les décisions de personnes consciencieuses. C’est en fait le but premier d’une institution : faire en sorte que les dirigeants n’aient pas besoin de cultiver des liens personnels pour assurer la loyauté, ce qui ne fonctionnerait que dans des hiérarchies beaucoup plus petites qu’au sein de l’État.

Les Cherokees furent forcés de suivre le Sentier des larmes, des milliers de personnes moururent, si tous leurs espoirs avaient été mis dans la décision d’un juge, ils n’auraient jamais eu une chance de survivre. Au-delà du pathétique « sauf que » de Mark Kurlansky, nous devrions aussi y regarder de plus près la non-violence cherokee. De nombreuses nations autochtones qui étaient beaucoup plus pacifiques que les Cherokees, furent entièrement exterminées, sans aucun rituel légal, ni aucune possibilité de protestation. Pourquoi les Cherokees auraient eu le droit à cette courtoisie douteuse ? Parce qu’ils étaient les « Indiens civilisés », ceux qui avaient abandonné une grande partie de leur culture pour imiter l’habillement, l’économie, la langue et les institutions sociales européennes. Le mythe de « l’Indien pur » ou du « noble sauvage » fit presque autant de mal que celui du sauvage dangereux. Mon propos n’est pas du tout de leur reprocher d’avoir préféré s’adapter aux pressions génocidaires. Il convient quand même de souligner que cette stratégie fut controversée parmi les Cherokees eux-mêmes, qu’elle fut conçue pour accepter un génocide culturel dans le but d’éviter la perte de leur sol natal ou leur extermination complète, et qu’elle échoua.

Les Cherokees gagnèrent leur première guerre défensive contre l’invasion britannique, mais perdirent la seconde, et les Britanniques incendièrent de nombreux villages dans la foulée. Par la suite, la plupart des Cherokees décidèrent de s’assimiler en partant du principe qu’ils n’étaient pas assez puissants pour résister. Ils opèrent pour ce que Mark Kurlansky qualifie de non-violence par pragmatisme, mais aussi par faiblesse et défaitisme, pour tenter de rester en sécurité, sans se rendent compte que personne n’est à l’abri de l’État. Ils combattirent aussi, et ce n’est pas peu dire, aux côtés des Britanniques contre les nations autochtones alliées aux Français pendant la guerre de Sept Ans, puis ils combattirent aux côtés des États-uniens (blanc) – dirigés par nul autre qu’Andrew Jackson -pour écraser la rébellion des Creeks en 1814, dans le cadre d’un soulèvement autochtone plus vaste contre l’expansion des colons organisé par Tecumseh.

En conclusion, la non-violence cherokee fut un échec flagrant ; elle n’était pas fondée sur un principe pur, mais suivait une défaite militaire et impliquait une collaboration économique, culturelle et militaire avec les conquérants.

Mark Kurlansky affirmant que « dans la vaste histoire du colonialisme européen, il y a peu d’incidents de résistance non-violente de la part des peuples indigènes, ce qui laisse sans réponse la question de savoir si cela aurait marché [135] ». C’est faux. À d’innombrables occasions, les peuples autochtones choisirent de fuir plutôt que de se battre, ils protestèrent contre les tentatives de vol de leurs terres, ils offrirent des cadeaux aux colons européens et cherchèrent la réconciliation, ils évitèrent de participer à l’esclavage imposé, ils chantèrent face à des pelotons d’exécution, etc. Ces tactiques pacifiques eurent leur utilité, et certaines d’entre elles, surtout les fuites, permirent de prolonger leur survie, mais aucune d’entre elles n’arrêta l’offensive coloniale. Mark Kurlansky continue : « Ce qu’on peut répondre, c’est que rien de ce qu’ils essayèrent ne marcha. »

Il est remarquable que cet auteur à succès, qui gagne beaucoup d’argent en répandant l’évangile de la paix, ait le culot de dire que la résistance indigène fut un échec. Il parle comme si les peuples autochtones avaient disparu et que leurs luttes étaient toutes perdues. Les peuples autochtones sont toujours en lutte. De nombreuses batailles livrées tout au long de l’histoire ralentirent l’assaut des colons européens et permirent de gagner de petites poches d’autonomie, dont certaines existent encore aujourd’hui.

Les peuples autochtones firent des choix difficiles sur la façon de résister, et ses choix façonnèrent leurs possibilités de résistance actuelles. Parfois ils résistèrent par des moyens pacifiques, parfois ils prirent les armes et ripostèrent coup pour coup. Il n’y a pas de critère objectif pour mesurer cette résistance, surtout pour ceux d’entre nous qui ne sont pas indigènes et qui observent de l’extérieur. À certains moments, il faut choisir entre la dignité et la survie, et ce qui peut sembler une ligne de conduite suicidaire était nécessaire dans la lutte pour la liberté, ou ce qui peut sembler une capitulation était nécessaire pour vivre et pouvoir se battre un jour de plus. J’espère qu’on nous pardonnera d’avoir critiqué la résistance des Cherokees, puisqu’elle avait inclus le fait de partir en guerre aux côtés des colonisateurs contre ceux qui ripostaient. Il est important de faire la différence entre critiquer de l’extérieur et critiquer en tant que personnes directement touchée ou impliquée, cependant, au bout du compte, nous devons toujours maintenir nos capacités critiques et être fidèles à notre propre point de vue. Cela signifie notamment qu’il faut choisir ce qui nous inspire, mais il est difficile de comprendre pourquoi Mark Kurlansky est inspiré par les choix fait par les Cherokees. Il semble que son admiration repose sur l’occultation des luttes indigènes qui se poursuivent encore aujourd’hui, et qui incluent une pluralité de tactiques dans les méthodes de combat.

Néanmoins, Mark Kurlansky ne parle pas de ces luttes. Il déplace plutôt son regard vers un autre continent et raconte comment et dirigeants maori, Te Whiti, mena une campagne de résistance non-violente contre le vol des terres indigènes à Parihaka, une partie de l’île nord de ce qui s’appelle maintenant la Nouvelle-Zélande. Au moins, il est assez honnête pour admettre que la campagne échoua. Te Whiti fut arrêté, les Maoris qui résistèrent à ses côtés furent déportés et toutes leurs terres volées. Mark Kurlansky parvient toutefois une curieuse conclusion : « Quel aurait pu être le sort des Maoris avec plus de Te Whiti ? Qu’auraient pu faire les Espagnols et les Français face à la résistance non-violente sur Hispaniola ? Et s’il n’y avait eu à un Te Whiti chez les Cherokees ou les Iroquois[136] ? »

Il est difficile de savoir ce qu’il imagine s’il y avait eu plus de Te Whiti parmi les Maoris. Selon son propre récit, la résistance de Parihaka se poursuivit après l’arrestation de Te Whiti, de sorte que la campagne ne dépendait manifestement pas de lui. Qu’arriva-t-il à ces autres personnes qui faisaient la même chose que Te Whiti ? Elles furent arrêtées et déportées, et perdirent leurs terres, tout comme lui.

Que ce serait-il passé s’il y avait eu Te Whiti chez les Cherokees ? À en juger par l’histoire du Te Whiti original, les Cherokees auraient perdu leurs terres, mais ils auraient peut-être été moins nombreux à prendre les armes contre les autochtones en résistance, ce qui, dans le meilleur scénario possible, aurait signifié que Tecumseh et les Creeks auraient gagné davantage de batailles contre les colons. Une issue heureuse en effet, mais pas une victoire pour la non-violence. Cependant, Andrew Jackson aurait plus probablement fait tuer le Te Whiti cherokee.

Et s’il y avait eu un Te Whiti chez les Haudenosaunee (les Six Nations, que les colons appelèrent les Iroquois) ? Ils auraient probablement moins de terres qu’aujourd’hui, car ils se sauvèrent de l’extermination en partie grâce à une résistance armée efficace et en partie en jouant efficacement les différentes puissances coloniales les unes contre les autres. Plus récemment, un Te Whiti les aurait peut-être empêchés de renouveler la résistance indigène contre l’État canadien avec le soulèvement armé qui eut lieu à Oka en 1990 (voir le chapitre 3). Mais ils auraient peut-être eu la consolation d’être mentionnés favorablement dans les livres riches journalistes blancs.

Les Maoris ont survécu et certains d’entre eux continuent de résister à la colonisation. Mark Kurlansky affirme que « Te Whiti et son mouvement à Parihaka sont reconnus pour avoir mis fin à une guerre de génocide qui aurait signifié la fin du peuplement maori[137] », mais, fidèle à lui-même, il ne fournit ni citation ni argument pour étayer cela. Dans l’ensemble, la résistance maorie à la colonisation était armée et combative, avant et après Te Whiti. Ils ne facilitaient pas la tâche des colons européens qui voulaient s’emparer de leurs terres. Leur survie est une conséquence de l’ensemble de leurs choix de résistance, ainsi que d’autres facteurs. Il est difficile de faire des hypothèses historiques, mais un exemple contemporain montre que le fait de ne pas prendre les armes n’est pas une garantie de sécurité ou de survie. À peu près au moment où les Maoris étaient colonisés, les Tasmaniens furent exterminés jusqu’au dernier : hommes, femmes et enfants.

Mark Kurlansky n’établit aucune analyse comparative. Il ne se demandent pas si les Maoris de Parihaka conservèrent une plus grande partie de leurs terres que dans les régions de résistance armée. Il n’enquête pas sur la possibilité que ce que les maoris pacifiques gagnèrent, s’il y eut vraiment des gains, fut la conséquence du fait que les autorités tentèrent de conjurer la résistance armée en récompensant les attitudes pacifiques. À de nombreuses reprises dans l’histoire, les gouvernements concédèrent des victoires mineures à des mouvements pacifiques parce qu’ils craignaient que des mouvements non pacifiques ne se développent ; ce sont donc des victoires obtenues grâce à une pluralité de tactiques, car, sans la présence des radicaux effrayants, le gouvernement n’aurait pas besoin de négocier avec les pacifistes inoffensifs.

Si Mark Kurlansky ne peut faire aucune des distinctions mentionnées, la seule conclusion honnête de ses recherches est que la survie des Maoris fut gagnée par la pluralité des méthodes employées, allant des tirs sur les colons au labourage pacifique des terres usurpées. Mais il ne s’intéresse pas à l’honnêteté, il cherche à prouver ses idées préconçues.

Son point de vue sur l’Holocauste et encore plus malhonnête. Il fait valoir à juste titre, sur la base de recherches concrètes, que les gouvernements alliés n’avaient pas du tout intérêt à mettre fin à l’Holocauste, et qu’avant la guerre, les gouvernements et les industriels des pays alliés soutenaient activement les fascistes pour le profit et l’anticommunisme (ou, dans le cas de l’Espagne et de l’Italie, pour leur croisade contre les anarchistes). La Seconde Guerre mondiale, comme le montre justement Mark Kurlansky, n’était une « guerre juste » que dans l’imaginaire le plus tordu et patriotique. Mais sa conclusion préconçue, à savoir que la non-violence était la réponse au fascisme et à l’Holocauste, est fortement boiteuse.

« Contrairement aux affirmations populaires de l’après-guerre, l’Holocauste ne fut pas arrêté par la guerre. En fait, c’est elle qui le déclencha[138]. » Mark Kurlansky tente de prouver cela en montrant que le plan nazi d’extermination des juifs fut mis en œuvre après le début de la guerre. Cependant, il ne fournit aucun argument pour montrer que la guerre poussa les nazis à instituer l’Holocauste. Or, le simple fait qu’une chose vienne avant une autre n’en fait pas la cause. Il mentionne qu’avant le projet de créer les camps de la mort, les nazis avaient réfléchi à l’idée de déporter tous les juifs à Madagascar, mais que ce projet ne put être mis en œuvre parce que la guerre perturba la possibilité d’une déportation massive. Le lecteur doit donc s’imaginer que si la Seconde Guerre mondiale avait été évitée, les juifs européens auraient pu être sauvés. Cependant, Mark Kurlansky lui-même mentionne que le plan de Madagascar fut formulé après le début de la guerre ou, ce qui signifie qu’il ne fut jamais très sérieux, car il n’était pas réalisable au moment où il fut suggéré. En outre, les déportations massives restent un acte de génocide et ne constitue guère une issue favorable.

Quelques pages avant[139], il note que déjà dans les années 1920, « Hitler avait clairement fait connaître […] son intention d’envahir la France, de prendre l’Autriche et la Tchécoslovaquie, et de détruire les ‘‘races inférieures’’ ». À ce moment-là, ce peu d’information aide le journaliste à faire valoir que le soutien occidental à Hitler contrecarrait les tentatives des Alliés d’éviter la guerre. Mais, quelques paragraphes plus loin, il ignore combien les camps de la mort avaient été cohérents avec les premières formations de l’idéologie nazie, formulées en temps de paix. Dans l’argumentation de Mark Kurlansky, il est logique que les nazis fussent entrés en guerre malgré une politique d’apaisement, parce qu’ils promettaient la guerre dès les années 1920, mais c’est une simple coïncidence que les nazis eussent commencé à exterminer les non-Aryens, ce qu’ils avaient pourtant également promis de faire dans les années 1920, puisque nous sommes censés croire que les nazis ne pouvaient concevoir la Shoah que dans la violence en temps de guerre. Mark Kurlansky s’efforce de faire passer l’Holocauste pour un produit de la violence de la guerre elle-même : « Ce n’est que dans l’isolement et la brutalité du temps de guerre […] que l’Allemagne osa transformer les camps de concentration en camps de la mort[140]. » Pourtant, les nazis avaient osé procéder à l’assassinat systématique des opposants politiques avant le début de la guerre. Ils avaient osé rassembler tous les juifs et les Roms, entre autres, dans des ghettos en temps de paix. Des puissances alliées comme la France et la Belgique avaient certainement osé commettre des massacres en temps de paix dans leurs colonies en Afrique et en Asie. Il s’avère que le temps de paix n’offre aucune protection spéciale à ceux qui sont impuissants. On pourrait accepter l’argument selon lequel l’État est en guerre permanente contre la société, mais cette analyse tend à rendre insignifiante la formulation de Mark Kurlansky, et la non-violence en général.

Il y a une autre faille dans l’argumentation de Mark Kurlansky (un écrivain dont la concision est telle qu’il peut faire entrer autant d’erreurs dans deux petites phrases !). Il doit changer la signification de l’Holocauste d’une manière troublante afin de prétendre qu’il avait commencé après la guerre, ce qui est ensuite déformé en l’affirmation que la guerre déclencha l’Holocauste. Il ne considère que les victimes juives de l’Holocauste. Il mentionne que le régime nazi avait déjà commencé sa campagne d’assassinats systématiques de gens de gauche[141], mais il est évident que cela ne correspond pas sa conception de l’Holocauste, malgré l’expression bien connue « ils sont d’abord venus chercher les communistes… » De plus, il ne mentionne pas que les nazis avaient déjà commencé le nettoyage ethnique d’autres populations avant le début de la guerre. Ces gens-là ne comptent tout simplement pas. Mark Kurlansky utilise le chiffre de six millions de victimes de l’Holocauste, ce qui est curieux, car au moins douze millions de personnes furent tuées par la machine de mort nazie. En fait, le chiffre de six millions n’est généralement utilisé que par les ignorants (ce qui n’inclut évidemment pas Mark Kurlansky) ou par ceux qui diffusèrent largement ce chiffre : les sionistes. La motivation des sionistes est claire : ils ont intérêt à créer un statut exceptionnel pour l’État d’Israël en tant que patrie des victimes de ce qui est qualifié du pire épisode de l’histoire humaine. Cette posture leur permet d’ignorer les autres actes de génocide et les autres victimes de l’Holocauste. C’est également commode pour plusieurs États européens qui soutiennent Israël et poursuivent certaines des politiques utilisées par les nazis (y compris les pogroms, les déportations et les camps de concentration) contre les immigrants africains et les Roms.

Je doute que Mark Kurlansky soit motivé par l’homophobie ou la haine des Roms ou de quiconque. Il ne fait que ce qui semble inévitable quand on croit qu’il y a qu’une seule méthode, par opposition à la pluralité des méthodes que les gens peuvent utiliser pour se libérer eux-mêmes : chambouler les fruits et picorer dans l’histoire pour troubler ceux qui semblent appuyer votre argumentation s’ils sont assemblés de la bonne façon.

Quel était son argumentation ? À cause de toute la désinformation qu’il s’agit de démêler pour examiner l’affirmation selon laquelle l’Holocauste fut causé par la guerre, nous manquons le leurre central de Mark Kurlansky. « Contrairement aux affirmations populaires de l’après-guerre, l’Holocauste ne fut pas arrêté par la guerre. En fait, c’est elle qui le déclencha. » Il poursuit en soulevant le deuxième point sans jamais étayer son allégation selon laquelle la guerre ne mit pas fin à l’Holocauste. Car, même s’il avait raison, même si la guerre avait intensifié l’Holocauste, il nous resterait la conclusion que c’est l’action armée qui mit fin l’Holocauste, ce qui irait à l’encontre de sa croyance dogmatique que toute violence est mauvaise.

Au lieu d’admettre que l’Holocauste prit fin de manière décisive et singulière par la destruction de l’État nazi, il avance l’argument valable, mais non lié, que les gouvernements britannique, états-uniens et soviétique n’avaient pas tenté de sauver les juifs (ou les Roms, les lesbiennes, les communistes ordinaires). Il note cependant que de nombreuses organisations de résistance juives et polonaises firent vous pression à plusieurs reprises sur les gouvernements alliés pour qu’ils bombardent Auschwitz et les autres camps de la mort. C’est bizarre. Avons-nous mal lu ? Mark Kurlansky a-t-il fait une erreur ? Sommes-nous sûrs que ces organisations de résistance n’avaient pas demandé aux Alliés des boycotter les produits allemands, ou de chanter des chansons aux soldats nazis et de planter des fleurs le long des voies ferrées vers Treblinka ? Pourquoi diable ceux qui sont visés par l’Holocauste auraient-ils voulu une attaque militaire contre la machine de mort nazie ?

La réponse est évidente pour tout le monde. Sauf pour Mark Kurlansky, qui croit que « plus de juifs furent sauvés par la non-violence que par la violence[142] ». Quels sont ses exemples de la non-violence ? Le gouvernement danois aida plusieurs milliers de juifs à passer clandestinement en Suède neutre, abrités par le gouvernement. Le gouvernement bulgare refusa d’expulser ses juifs. Le diplomate suédois Raoul Wallenberg donna des papiers à cent mille juifs hongrois. Un pasteur protestant en France aide à des milliers d’enfants juifs à franchir la frontière pour se réfugier en Suisse neutre. Chaque cas est centré sur la résistance d’un gouvernement. Des gouvernements qui disposent de ressources massives, de frontières, d’une police et d’une armée. Et même si ces armées n’étaient probablement pas à la hauteur des nazis, l’Allemagne n’était pas sur le point d’ouvrir un autre au front Scandinavie, en Suisse ou en Bulgarie vu qu’elle prenait une raclée en Russie, qu’elle s’était enlisée en Afrique, que ses avions été abattu au-dessus de la Grande-Bretagne, qu’elle était envahie en Normandie et désorientée, sinon sérieusement meurtrie, par les mouvements partisans communistes et anarchistes en France, en Italie, en Biélorussie, en Grèce et en Yougoslavie.

Mark Kurlansky ne donne pas un seul exemple de résistance populaire non-violentes menée par des gens ordinaires sans l’aide d’aucun gouvernement. Pourtant, il y a des exemples. Des juifs allemands qui protestèrent. Des juifs lituaniens qui firent un sit-in massif contre leur déportation. Les conseils juifs de plusieurs villes qui refusèrent d’obtempérer. Aucune de ces tactiques ne fonctionna.

Mark Kurlansky affirme que « les dictatures sont prêtes à écraser la résistance armée, c’est la non-coopération qui les désoriente[143] ». C’est manifestement faux. Les nazis embarquèrent les juifs qui faisaient leur sit-in dans des wagons à bestiaux, et ils exécutèrent sans ciller les membres des conseils qui ne coopéraient pas. Les mouvements partisans de guérilla, en revanche, les déconcertèrent sacrement. Des Balkans aux Pyrénées, ceux-ci sabotèrent des lignes de chemin de fer, sauvèrent des prisonniers, assassinèrent des officiers, firent sauter des usines, mirent en déroute des divisions entières, libérèrent des villes, puis se fondaient dans la population qui les soutenait, prêts à frapper à nouveau là où on ne les attendait pas. Ses partisans sauvèrent des milliers de juifs, entre d’autres, des camps de la mort, souvent sans l’appui d’aucun gouvernement. Ils libérèrent des trains de déportés, cachèrent des juifs et des radicaux. En Pologne, un groupe de partisans abrita plus de mille réfugiés juifs, les gardant en sécurité tout en luttant contre les occupants allemands. Il est intéressant de noter que personne ne ferait de leurs actions une victoire pour la non-violence, alors que le gouvernement suédois, en protégeant les réfugiés juifs à l’intérieur de frontières défendues par la force des armes, semble le principal agent de la non-violence pour Mark Kurlansky.

Et puis il y a les actes de sabotage et d’insurrection dans les ghettos et les camps de la mort eux-mêmes. De multiples camps de la mort furent entièrement ou partiellement détruits par les insurrections des prisonniers. Étant donné que ces camps tuaient des milliers de personnes chaque semaine, pour chaque mois où un seul crématorium d’Auschwitz était hors service, un grand nombre de personnes furent sauvées. Sobibór et Treblinka furent fermés par la rébellion en 1943, au début de la phase d’extermination de l’Holocauste, et environ soixante rebelles de Sobibór survécurent. Mark Kurlansky ne mentionne pas ces victoires. Au lieu de cela, il déclare que la résistance fut en majorité un échec : « Ils affrontèrent leur destin soit passivement, soit avec une résistance violente, l’une ou l’autre de ces réactions ayant entrainé la mort assez rapidement. » Comme nous l’avons vu, c’est un autre mensonge. La non-violence à la base existait et elle était inefficace, alors que la résistance violente sauvait d’innombrables vies. Je traite plus en détails de cette résistance dans Comment la non-violence protège l’État, et l’ouvrage de Yehuda Bauer, They Chose Life[144], est bien meilleur sur le sujet.

Dans un dernier bluff pour appuyer son argumentation, Mark Kurlansky se tourne vers le dernier recours du bonimenteur : les statistiques. Le Danemark, qui résista de manière non-violente, sauva la grande majorité de ses 6 500 juifs. D’autre part, la France perdit 26% de ses 350 000 juifs, les Pays-Bas les trois quarts de leur 140 000 juifs et la Pologne plus de 90% de ses 3,3 millions de juifs « malgré une résistance armée polonaise et des soulèvements armés de juifs[145] ». Il n’explore aucun facteur contextuel. Les lecteurs se voient présenter deux faits et seulement deux : si un pays résista violemment à l’occupation nazie, et la proportion d’habitants juifs sauvés.

J’ai déjà souligné que les juifs du Danemark furent sauvés par les actions de deux gouvernements, qui peuvent difficilement être considérés comme des forces pacifiques, bien que les pacifistes aient toujours été plus à l’aise avec la violence de l’oppresseur qu’avec celle des opprimés. Il y a d’autres facteurs qui méritent d’être mentionnés. Tout d’abord, le Danemark, dans ces statistiques impressionnantes, n’avaient à peu près que 2% de juifs à sauver par rapport à la France. Si Mark Kurlansky pense vraiment qu’une France non-violente aurait pu secrètement faire traverser à 350 000 personnes les 34 km fortement militarisés de la Manche – ce qui aurait été un sacré exploit par rapport à la traversée des 4,5 km pacifiques de l’Öresund entre le Danemark et la Suède par 6 000 personnes –, eh bien qu’il l’écrive, mais il serait la risée du monde. Il se trompe aussi s’il pense que la Grande-Bretagne, ou n’importe quel autre pays où la France aurait pu envoyer des réfugiés, aurait accepté des centaines de milliers de juifs sans-abris.

En tout état de cause, les partisans français et la résistance juive accomplirent un exploit important : la France eut le meilleur taux de survie de tous les pays ayant eu une population juive importante sous l’occupation nazie. Ils y parvinrent par la riposte coup pour coup, en recourant à une pluralité de méthodes, allant de la planque et du transport de réfugiés à l’attaque de nazis. Par ailleurs, de nombreux juifs furent secourus par les anarchistes catalans qui combattaient avec les partisans français. Les itinéraires empruntés par les anarchistes pour faire passer clandestinement des fugitifs à travers les Pyrénées servirent ensuite à faire passer les armes et la littérature nécessaires à la lutte contre le régime franquiste. Le mouvement partisan français avait du boulot aussi bien pour ceux qui voulaient prendre des armes ou poser des explosifs que pour ceux qui voulaient soigner les blessés, cacher les fugitifs, transmettre des informations et de l’approvisionnement et encourager la désobéissance. C’était très efficace précisément parce que ces diverses formes de résistance étaient faites pour se compléter les unes les autres. Cela aurait été impossible si ceux qui menaient des activités pacifiques avaient dénoncé ceux qui menaient les actions de combat plus dangereuses, comme le fait implicitement Mark Kurlansky.

Le mouvement partisan néerlandais ne fut pas aussi efficace pour sauver la population juive. Le journaliste n’explique pas pourquoi, mentionnant seulement qu’il y avait « une résistance armée » aux Pays-Bas. En fait, le mouvement partisan néerlandais était plutôt réduit et, avant la guerre, la gauche néerlandaise et les anarchistes s’étaient largement tournés vers le pacifisme, ce qui signifie qu’ils étaient beaucoup moins préparés à résister aux nazis (voir le chapitre 9 pour plus de détails à ce sujet). De plus, les Pays-Bas étaient l’un des pays dont la bureaucratie était la plus développée, de sorte que lorsque les nazis occupèrent le pays, ils n’eurent pas de mal à localiser tous les citoyens juifs.

Le bilan pitoyable de la Pologne ne peut pas s’expliquer par la résistance armée, comme Mark Kurlansky essaie de le faire. Si la présence ou l’absence de résistance armée par opposition à la résistance non-violente était bien le facteur clé, tout esprit critique se demanderait ce qui explique l’énorme écart entre les 25% et les 90% de la population juive tuée dans deux pays où la résistance armée était massivement la méthode choisie. Des explications plus convaincantes sont, entre autres, l’antisémitisme polonais et les tactiques nazies elles-mêmes. Au début de la Seconde Guerre mondiale, les Polonais étaient peut-être encore plus antisémites que les Allemands, ce qui signifie que les 3,3 millions de juifs polonais, contrairement aux juifs français, ne pouvaient compter sur personne pour les protéger. Ils devaient se sauver eux-mêmes ou périr, et, vu l’importance de leur population, c’était un exploit difficile, d’autant plus qu’ils n’avaient pas de de pays sûr où s’échapper. Les 10% de juifs polonais survécurent – et qui furent beaucoup plus nombreuses que les juifs danois, suédois, bulgares et néerlandais réunis – parce qu’ils prirent les armes, parce qu’ils tuèrent des nazis, parce qu’ils firent sauter un four crématoire à Auschwitz et parce qu’ils établirent des zones libres dans les profondeurs de la forêt. À la différence des juifs d’autre pays, ils durent se battre contre les brutaux Einsatzgruppen nazis, des unités mobiles d’extermination encore plus efficaces que les camps de la mort. Les nazis firent de toute la Pologne un champ d’extermination, à la différence du Danemark blond ou de la Bulgarie non occupée. À côté des faits d’armes des juifs polonais, les belles histoires de Mark Kurlansky sur les diplomates qui emmenèrent les enfants en lieu sûr ont l’air de contes de fées.

Cependant, puisqu’il donne le Danemark comme exemple de résistance non-violente efficace à l’occupation nazie, étudions son hypothèse de manière plus empirique. Qui ralentit le plus l’effort de guerre nazi ? Les Danois ou les partisans yougoslaves ? La non-coopération danoise immobilisa-t-elle autant les divisions de l’Axe que la résistance armée yougoslave ? Même à l’époque où la zone libérée et la population partisane en Yougoslavie étaient comparables à celles du Danemark, la réponse est un « non » un retentissant. Les nazis s’emparèrent du Danemark avec aisance (c’était l’une des campagnes terrestres les plus courte de l’histoire), et les soldats qu’ils y laissèrent étaient surtout occupés à dissuader une invasion alliée, sans chercher à convaincre la résistance intérieure. Tout au long de la Seconde Guerre mondiale, le Danemark fut un grand atout pour l’Allemagne nazie, servant de source importante de nourriture, d’armement et de matières premières pour la machine de guerre. La Yougoslavie, ou des régions partisanes française comme le Vercors, n’étaient pas un atout, mais une épine dans leur pied.

« S’ils avaient voulu sauver les juifs, la meilleure chance aurait été de ne pas partir en guerre[146] », écrit encore Mark Kurlansky. Mais il vit dans un monde de rêve. La guerre avait commencé bien avant l’invasion de la Pologne par l’Allemagne. L’holocauste et l’une des nombreuses histoires montrant que les moyens pacifiques ne sont pas une défense contre ceux qui veulent vous détruire. Cela montre aussi qu’il n’y a pas de bons et de méchants dans une guerre entre États. De la même manière que Staline signa un accord avec Hitler et que les industriels occidentaux investirent massivement en Allemagne nazie, les régimes états-uniens et britannique de la guerre froide recruta par centaines les responsables nazis et vichyssois pour appuyer leur nouvel ordre. Les véritables héros de la Seconde Guerre mondiale furent les communistes dissidents, les anarchistes, les juifs, les Roms et les chrétiens dissidents qui subvertirent ou combattirent ouvertement l’occupation (y compris, à certaines occasions, l’occupation alliée ou soviétique à la fin de la guerre) par divers moyens.

Les principaux acteurs de la Seconde Guerre mondiale – les communistes, les fascistes et les capitalistes démocratiques – étaient tous des méchants. Ils étaient tous des assassins de masse, ils étaient tous autoritaires, et chacun d’entre eux commit des actes de génocide. Ceux qui gagnèrent – les communistes et les démocrates – continuèrent à commettre des actes de génocide dans les décennies qui suivirent la guerre.

Les atrocités des fascistes avaient tendance à être terriblement évidentes. Les atrocités des communistes sont devenues évidentes pour ceux qui ont grandi au sein de la propagande de la guerre froide. Les atrocités des régimes démocratiques occidentaux sont moins visibles, bien qu’elles aient fait un plus grand nombre de victimes que toutes les autres. La violence de l’incarcération massive, la brutalité du colonialisme, le sang versé pour maintenir l’ordre économique imposé en Algérie, au Kenya, en Afrique du sud, en Corée, au Vietnam, en Irak et dans une centaine d’autres pays ne sont qu’un début. A l’ère du triomphe de la démocratie et du capitalisme est de style yankee, des millions de personnes meurent chaque année parce que les entreprises refusent de vendre des médicaments à des prix abordables (qui seraient encore bien au-dessus des coûts de production). D’autres encore meurent parce que des politiques très délibérées de colonialisme et de néocolonialisme ont privé de sécurité alimentaire presque tous les habitants de la planète, privatisant les terres et forçant les gens à produire des cultures commerciales ou à se tourner vers le travail en usine pour se nourrir.

Le régime de la démocratie et du capitalisme ne tue pas avec des camps de la mort (bien que les camps de concentration aient été la norme). Il tue en silence, avec des politiques et des ajustements structurels, toujours pour des raisons humanitaires. Hannah Arendt soutenait que la violence de l’Holocauste été « banale », précisément pour l’empêcher d’être exceptionnelle, d’être transformée en quelque chose de spécial, spectaculaire, unique, et donc distant. L’Holocauste perpétré par le capitalisme a causé beaucoup plus de morts, bien que sa violence ait été plus banale, et donc encore plus facile à ignorer.

Le système qui organise ce massacre et en profite fut imposé par les vainqueurs de la seconde guerre mondiale qui recrutèrent des espions et des scientifiques nazis utiles, qui protégèrent les régimes coloniaux en Afrique et en Asie, qui désarmèrent et massacrèrent des partisans anticapitalistes en Grèce, en Italie, en France et ailleurs, et qui soutenait le régime franquiste pour aider à supprimer l’un des premiers mouvements antifascistes : les anarchistes espagnols.

Pour pouvoir engager une discussion sur la liberté pendant la guerre froide, on doit commencer par comprendre cela. Mark Kurlansky, cependant, explore l’histoire de la résistance au régime communiste pour trouver des exemples de résistance non-violente, sans mentionner ce que signifie exactement la libération du communisme lorsque l’autre option est la démocratie occidentale.

Il utilise certains de ces faux énoncés typiques et tours de magie logiques, comme lorsqu’il attribue l’effondrement de l’Union soviétique à la résistance non-violente en Tchécoslovaquie en 1968, sans parler des pertes militaires soviétiques en Afghanistan après un long et sanglant combat en 1989. Revenons là-dessus. En 1968, les Tchécoslovaques résistèrent au pouvoir soviétique sans violence, et les soviétiques les envahirent et gagnèrent. En 1989, après des années de guerre sanglante, les soviétiques perdirent contre la résistance armée en Afghanistan. A la fin de la même année et en 1990, le pouvoir soviétique s’effondra. Quel motif Mark Kurlansky peut-il invoquer, outre la malhonnêteté, pour évoquer un mouvement non-violent vingt ans avant la chute de l’Union soviétique, tout en gardant le silence sur la défaite soviétique majeure de la même année que sa chute ?

Quand il prétend que la répression des Tchèques en 1968 nuisit davantage à la légitimité des soviétiques que lorsque ces derniers écrasèrent un soulèvement armé hongrois en 1956, on se demande à qui il pense. Après la prise de contrôle bolchévique de la révolution russe, la famine massive provoquée chez les paysans, leurs goulags et leurs polit-isolators[147], leur trahison de la cause révolutionnaire en Espagne, leur politique d’apaisement vis-à-vis du régime nazi et leur position conservatrice envers les mouvements révolutionnaires du monde entier dans les années 1950, la répression militaire de la révolution hongroise en 1956 fut le clou dans le cercueil et les priva du peu de soutien dont ils jouissaient encore de la part des critiques de gauche. Cette répression provoqua d’importantes scissions au sein des partis communistes en Italie en Grande-Bretagne ; elle fut critiquée par l’ONU et par des compagnons de route des communistes d’influence internationale comme Albert Camus, Jean-Paul Sartre et Edward Palmer Thompson. Je n’ai jamais entendu parler de zélateurs de Staline qui auraient excusé l’invasion par le fait que le soulèvement fût armé, et Mark Kurlansky n’en cite aucun. A l’exception des staliniens les plus un impénitents, qui excusent tout aussi facilement la répression de la Tchécoslovaquie non-violente, presque tout le monde pense que les Hongrois avaient le droit de prendre les armes.

L’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968 fit que toute une nouvelle génération devint consciente du caractère despotique de l’Union soviétique, mais, pour quiconque a le sens de l’histoire, la légitimité de son gouvernement était déjà irrémédiablement compromise. La résistance non-violente en Tchécoslovaquie ne permit pas d’ouvrir un espace pour l’organisation de nouvelles relations, ou de secouer le mythe de l’invincibilité soviétique. Or, en érigeant des barricades et en s’emparant des armes, les rebelles en Hongrie firent exactement cela. Ils vainquirent la première invasion soviétique, détruisant les chars avec des cocktails Molotov. La Russie dut mobiliser une force beaucoup plus importante pour réprimer le soulèvement. Cependant, entre-temps, les assemblées populaires s’était répandue dans toute la Hongrie, créant ainsi une expérience importante d’auto-organisation horizontale. La capacité des Hongrois s’auto-organiser, en créant quelque chose de totalement différent de l’obéissance et de la servitude de la vie quotidienne, allait de pair avec leur décision de s’emparer par la force de l’espace et de le défendre.

La désinformation de Mark Kurlansky, néanmoins, est bénigne à côté de la faille centrale son argumentation sur la guerre froide. De toute évidence, il considère la chute du pacte de Varsovie et du régime soviétique comme la libération du peuple sous ce régime, que ce soit en Allemagne de l’Est, en Pologne ou en Russie elle-même. De cette façon, il peut considérer la résistance non-violente comme un succès. Mais la vague de résistance non-violente qui précéda la dissolution de l’Union soviétique fut la reconnaissance par les peuples que l’Union soviétique était en train de perdre son pouvoir de commander l’obéissance. Cette reconnaissance ne se répandit pas après l’échec de la campagne de non-violence au printemps de Prague en 1968, mais après la défaite militaire soviétique en Afghanistan.

La non-violence ne forçat pas le gouvernement soviétique à quitter le pouvoir ; elle signala simplement que le jeu était terminé. Plutôt que d’envoyer les militaires, ce qui aurait pu déclencher une véritable résistance, l’élite du Parti communiste décida de gérer par étapes un changement de régime. Dans la plupart des pays de l’Union soviétique ainsi que dans plusieurs pays du pacte de Varsovie, les mêmes personnes restèrent à la direction ; elles purent même multiplier leurs pouvoirs et s’enrichir au-delà de ce qui était possible sous le régime précèdent. Même vingt ans plus tard, la Russie, l’Ouzbékistan, le Kazakhstan, la Biélorussie, la Roumanie et d’autres pays sont toujours dirigés par les élites du Parti communiste, et l’écart de richesse dans ces pays s’est considérablement creusé. Les gens furent davantage intégrés dans une économie capitaliste acharnée, avec encore moins de protection sociale. Leur vie est toujours aussi contrôlée qu’auparavant par des institutions puissantes, sans possibilités d’auto-organisation. Qu’est-ce que la non-violence a accompli exactement ?

Répétant un schéma commun, Mark Kurlansky omet une autre partie importante de l’histoire. Le mur de Berlin tomba en novembre 1989 et, avec lui, le pacte de Varsovie et finalement l’Union soviétique. Le mouvement de protestation en Allemagne de l’Est à la fin d’octobre et en novembre était non-violent, et le gouvernement décida finalement de laisser le mur tomber plutôt que d’ordonner aux militaires d’ouvrir le feu, comme le souligne Mark Kurlansky. Toutefois, il ne regarde pas ce qu’il se passait juste avant les manifestations non-violentes. Au cours des semaines précédentes, les foules de Berlin et de Dresde s’étaient révoltées, combattant la police avec leurs poings, leurs bâtons, leurs pierres et leurs cocktails Molotov. Après la visite historique de Mikhaïl Gorbatchev au début du mois d’octobre1989, les gens descendirent à nouveau dans la rue et se révoltèrent. Les soldats furent mobilisés et, en préparation, on leur montra des images, non pas de Prague en 1968, mais de la Hongrie en 1956 et de la place Tian’anmen (qui, contrairement à l’histoire officielle et à la mythologie pacifiste, comprenait de grandes émeutes, une résistance armée, et le lynchage de plusieurs soldats par la foule). Il était facile de comprendre quelle sorte de résistance inquiétait le plus les responsables du Parti. Le mouvement de protestation qui se cristallisa à la suite de ces émeutes était largement pacifique, même face aux arrestations et aux coups, mais il avait déjà exprimé une menace et montré ce dont il était capable. Lorsque le secrétaire général Erich Honecker se prépara à employer l’armée pour réprimer le mouvement, les communistes modérés du Politburo signalèrent que cela pouvait conduire à un soulèvement total (et non pacifique), et ils lui demandèrent de se retirer. Le mouvement, s’il restait pacifique, pouvait être contrôlé pendant la transition ultérieure d’une forme de gouvernement autoritaire à l’autre.

Mark Kurlansky raconte des histoires intéressantes et parfois belles sur la résistance non-violente. Le problème est qu’il les présente comme un argument en faveur de la supériorité de la non-violence t de l’infériorité des autres méthodes de lutte. Il n’analyse jamais ces autres méthodes, il n’en fait que des comparaisons superficielles, attribuant des résultats indésirables à la violence et des résultats souhaitables à la non-violence sans démontrer aucune chaine de causalité ni explorer les facteurs contextuels. Chaque fois qu’il va au-delà de la simple narration d’une histoire pour entrer dans l’argumentation réelle, il s’engage dans la manipulation, l’omission, la généralisation et la pure fabrication.

Mark Kurlansky raconte des histoires qui sont des sources d’inspiration, mais pas des cas pratiques. Il n’entre pas dans les détails ou dans un réflexion stratégique utile pour les personnes qui participent à des luttes réelles. On peut supposer que la grande maison d’édition qui a imprimé je nais combien de centaines de milliers d’exemplaires de son livre n’avait pas trop intérêt à encourager des mouvements révolutionnaires plus efficaces. Je suppose aussi que le grand public qui consomme le livre acquiert avant tout la tranquillité d’esprit. En ces temps de conflits sociaux croissants, tout le monde sera plus en sécurité si on se tient la main, si on chante des chansons et, surtout, si on ne fait pas la guerre aux Adolf Hitler et Christophe Colomb d’aujourd’hui.

Pourquoi est-il si important pour Mark Kurlansky de convaincre les gens du pouvoir de la non-violence ? Quelle qu’en soit la raison, ses convictions et ses arguments ne proviennent pas de son expérience personnelle des mouvements sociaux. Il est un journaliste et un auteur très bien payé qui a écrit pour les plus grands journaux mainstream et dont les droits d’auteur ont été payés par certaines des plus grandes maisons d’édition. Il n’a pas risqué ou même consacré sa vie à l’idée qu’il épouse confortablement (et avec profit). Cela ne signifie pas qu’il est une mauvaise personne ou que ses idées sont forcément invalides. Cependant, lorsque nous débattons de méthodes de résistance comme la non-violence, nous ne sommes pas engagés dans quelque quête désintéressée d’une vérité abstraite. Nous participons à une lutte dans laquelle de nombreuses personnes sont mortes, ont été torturées ou emprisonnées ; une lutte dans laquelle la vie de nombreuses personnes est en jeu.

L’expérience étant la meilleure donneuse de leçon de vie et de mort, il est absolument important de savoir si quelqu’un parle du point de vue d’un participant engagé, prenant des risques et faisant des sacrifices, ou s’il parle dans le confort d’un fauteuil en toute sécurité, loin du terrain des affrontements.

La vieille école

Même s’il semble avoir une influence décroissante malgré leur dévouement suprême, ayant perdu de façon décisive la bataille pour ne serait-ce que définir ce que signifient les termes « pacifisme » ou « non-violence », je m’en voudrais de ne pas mentionner les militants pacifistes de la vieille école. Aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, il s’agit principalement de militants chrétiens comme les Catholic Workers, les activistes de Plowshares[148] ou les Christian Peacemaker[149], ainsi que certains anarchistes chrétiens – en particulier les anciens.

Ils sont presque les seuls partisans de la non-violence qui se soient manifestés d’une manière ou d’une autre au cours des deux dernières décennies, et qui peuvent raisonnablement se réclamer d’une vision révolutionnaire. Ils ont aussi tendance à être plus dévoués que les autres partisans de la non-violence, vivant souvent dans des cadres communautaires, risquant leur vie en faisant du travail humanitaire ou en allant en prison pour avoir protesté sur des bases militaires ou saboté du matériel militaire.

Bien que j’aie plus de différences que de similitudes avec les membres de cette tendance, je pense aussi qu’ils méritent le respect. Je limiterai donc mes critiques à celles qui expliquent pourquoi je crois que cette tendance n’offre pas de réponses aux grandes questions auxquelles doivent faire face les gens en lutte.

Premièrement, ce dont ce monde à besoin, ce n’est pas plus de christianisme. Le travail humanitaire des chrétiens antiautoritaires ne fait qu’aider le christianisme à obtenir une meilleure image qu’il ne le mérite historiquement, et va involontairement de paire avec la marée montante de l’évangélisation ou avec le renouveau de l’Église catholique qui a été un instrument du néocolonialisme et de la défaite des combats sociaux. Surtout en Amérique latine, où ces pacifistes chrétiens sont les plus actifs, l’assaut continu des entreprises d’extraction minière et la multiplication des mouchards ou des informateurs rémunérés dans les communautés pauvres et indigènes se sont appuyés en partie sur l’érosion de la spiritualité indigène ou syncrétique, sur le nouvel afflux de convertis aux églises fanatiques et sur la vision chrétienne fondamentale que la Terre est là pour notre exploitation et que nos vies ne sont que des phases de passage sur la voie du paradis.

Là où j’écris ces lignes, dans une communauté indigène d’Amérique du Sud en train de récupérer ses terres par une action directe, l’expansion du christianisme évangélique – et les deux nouvelles églises construites ici ces dernières années en témoignent – est directement liée, pour les membres de la communauté résistante, à la chute de la lutte dans la communauté (l’autre facteur majeur qu’ils notent est l’élection d’un maire autochtone pour le comté). La communauté ne se sert plus les coudes et nombreux sont ceux qui cherchent le progrès économique individuel à la façon européenne plutôt que la souveraineté alimentaire, ainsi que le contrôle collectif de leurs propres terres et la récupération de leur culture. Il y a quelques années, ils avaient chassé la police et saisi plusieurs milliers d’hectares de leurs terres traditionnelles accaparés par une compagnie forestière ; cependant, les efforts pour cultiver ces terres afin de se nourrir échouèrent. Il semblait également probable qu’ils étaient prêts à bloquer une nouvelle mine qu’une compagnie transnationale voulait construire dans la région, au détriment absolu de leur eau et de leur air, mais maintenant une partie de la communauté (y compris les chrétiens et le nouveau maire) favorise le projet de la mine au nom des emplois et du progrès. Même l’extension d’une vision beaucoup plus progressiste du christianisme soutiendrait l’érosion de la communauté et l’achèvement du projet génocidaire et colonial.

Le christianisme est inextricablement lié à son histoire de domination. Ces liens sont même apparents chez certains de ses partisans les plus progressistes. Une grande partie de la « solidarité » chrétienne radicale n’est rien d’autre que la charité reproduisant des inégalités de pouvoir préexistantes, dont certaines sont si paternalistes qu’elles frisent le racisme. Ce racisme se traduit souvent par l’imposition de la non-violence aux luttes d’autres gens[150].

Deuxièmement, les pacifistes chrétiens souffrent depuis longtemps d’un manque de stratégie, probablement dû au fait qu’ils considèrent la lutte en termes essentiellement moraux et qu’ils pensent atteindre leur but premier simplement en menant la lutte. Les effets de leur manque de stratégie sont évidents dans la façon dont ils ont été si marginalisés et exclus de la définition même de la pratique de la non-violence, alors qu’ils sont peut-être les partisans de la non-violence les plus dévoués et potentiellement les plus inspirants. La non-violence est devenue synonyme de conférences de presse, de manifestations massives, de stratégies médiatiques, de sit-in occasionnels, de tentatives d’amener les gens du monde entier à retirer le même montant d’argent de leur compte bancaire le même jour, d’inonder les rues tous habillés de la même couleur, de « twitter », de dénoncer, de tabasser ou arracher les masques des gens qui veulent casser des banques.

La plupart des partisans actuels de la non-violence ne savent pas vraiment ce que signifie transformer des épées en socs de charrue, ils trouveraient absurde et même un peu pathologique de verser leur sang sur un avion de chasse, ils pourraient trouver violent le fait d’écraser délibérément une jeep sur un sous-marin nucléaire en préparation de lancement. Ils ne parlent généralement pas de « vivre en communauté » et ne savent probablement pas de « vivre en communauté » et ne savent probablement pas où sont les installations nucléaires les plus proches, ni comment ils pourraient saboter les instruments de guerre.

En d’autres termes, complètement dépassés par une espèce d’activiste non-violent beaucoup plus maligne, les pacifistes chrétiens ont fini par devenir l’oncle solitaire, excentrique et embarrassant de la famille de la non-violence. Ils n’ont pas été d’une grande utilité pour les politiciens du mouvement en quête de pouvoir, ils ont même été une forme de nuisance pour le gouvernement, de sorte qu’ils ont été largement abandonnés.

Le manque de stratégie est également évident dans les batailles auxquelles ils consacrèrent le plus gros de leur énergie. Aux États-Unis, deux des mouvements qui connurent la plus grande participation des pacifistes chrétiens furent le mouvement pour la fermeture de l’École des Amériques (SOA) de l’armée états-unienne et le mouvement de solidarité avec les migrants autour de la frontière États-Unis-Mexique. Je parle plus longuement du premier mouvement dans Comment la non-violence protège l’État, mais il suffit de dire qu’au cours de ces décennies d’existence, il n’eut pas d’impact significatif sur la formation des soldats et des paramilitaires d’Amérique latine. Plusieurs pays cessèrent d’envoyer des soldats à l’école, mais par décision politique pragmatique de nouveaux gouvernements de gauche portés au pouvoir par des mouvements sociaux nationaux, et non par des militants non-violents aux États-Unis. Le gouvernement socialiste d’Hugo Chávez au Venezuela, par exemple, n’œuvrait pas pour la paix quand il cessa de participer à la SOA. Il s’agissait simplement d’éliminer un risque, étant donné que la SOA avait au cours de son histoire formé de nombreux officiers qui lancèrent ensuite des coups d’États contre des gouvernements de gauche. Comme ses collègues de droite, Hugo Chávez utilisa les paramilitaires et l’armée contre ses détracteurs et ses opposants (il n’avait pas de problème avec les coups d’États militaires). La différence, c’est qu’il ne les avait pas fait former à la SOA.

Les pacifistes chrétiens jouèrent un rôle majeur dans le mouvement visant à mettre un terme à la mort des migrants le long de la frontière États-Unis-Mexique. Mais si leur intervention avait été fondée sur un concept de stratégie plutôt que sur la charité ou le « témoignage », ils auraient pu obtenir d’importantes avancées qui sont restées hors de portée jusqu’ici. Ce que la plupart des États-uniens ignorent, c’est que le simple fait d’aider quelqu’un à traverser la frontière illégalement, ne serait-ce qu’en lui indiquant le chemin, est lourdement criminalisé et peut entrainer de longues peines de prison. En « mettant leur corps en jeu », ils pourraient probablement obtenir la dépénalisation effective de la complicité avec les bruleurs de frontières en quelques années. Étant donné que les pacifistes chrétiens sont issus en très grande majorité de la population la plus privilégiée et la plus normalisée du pays – les chrétiens blancs d’un certain âge –, si seulement quelques-uns d’entre eux étaient condamnés à de longues peines de prison chaque année pour le simple fait de donner des renseignements ou une bouteille d’eau à un migrant, le gouvernement justifierait difficilement l’application de cette loi. Par la suite, la solidarité avec les migrants – et la situation des personnes qui traversent vraiment la frontière – s’en trouverait considérablement facilitée.

Cependant, en général, quand les pacifistes chrétiens choisissent de violer ce qu’ils considèrent comme une loi immorale et d’aller en prison, l’objectif n’est pas de délégitimer l’appareil répressif de l’État. L’objectif est la peine d’emprisonnement elle-même, qui confère au contrevenant l’épanouissement moral consistant à « témoigner ». Dans cette logique, cela n’a pas de sens de risquer la prison et de désirer la sentence parce que l’activiste en question a déjà pris la décision d’aller en prison. Cette attitude légitime la prison comme un terrain neutre où la croissance morale peut se produire – la fameuse fosse aux lions – et légitime l’appareil judiciaire en faisant la distinction entre les bonnes et les mauvaises lois, en cachant la nature coercitive de la loi en soi (je veux dire par là que même une loi censément bonne est moralement corrompue parce que les gens la suivent pour recevoir une récompense sociale et éviter une sanction).

Une telle pratique crée également une vision particulière – certains pourraient dire fausse – de la lutte et sépare psychologiquement les prisonniers non-violents de tous les autres prisonniers. Seuls les militants non-violents e cet ordre peuvent choisir quand aller en prison. Dans de nombreux cas, en choisissant quel délit commettre, ils peuvent même choisir la durée de leur peine de prison, ce qui est une sorte de test moral sur mesure. C’est une réalité complètement différente de celles des autres détenus, qui ne savent généralement même pas quand ils seront libérés.

La méthode pacifiste chrétienne élimine également le spectre de la répression. En choisissant des moments discrets pour enfreindre la loi et en se livrant à des châtiments judiciaires, ils n’ont pas à faire face aux coups montés, aux descentes et aux arrestations de la police. Ils n’ont pas à craindre d’être espionnés ou de faire connaitre leurs plans à l’État parce qu’ils ne cherchent qu’à saboter la machine de guerre sur un plan symbolique (dans les affaires judiciaires, certains d’entre eux ont même ouvertement plaidé pour des peines plus légères parce que les dégâts qu’ils ont causés en tapant sur tel ou tel missile étaient « symboliques » selon leurs propres termes). Ils n’ont vraiment pas besoin de savoir comment survivre à la répression, car, en réalité, les seules conséquences auxquelles ils doivent faire face sont celles qu’ils choisissent. C’est un jeu de moralité. Si jamais ils deviennent plus qu’une nuisance pour les « maitres de guerre », ils n’auront aucune pratique ou expérience leur permettant de résister aux méthodes que la police utilise contre ceux qui entrent dans un conflit implacable avec le système existant.

Enfin, j’aimerai ajouter une critique que m’ont faite des amis plus âgés qui sont devenus actifs dans les années 1960. Dans cette partie, ainsi qu’à d’autres moments du livre, je fais le constat que la non-violence est devenue de plus en plus manipulatrice au cours des deux dernières décennies, et que les non-violents étaient plus attachés à des principes et plus engagés dans les luttes du siècle dernier. Bien que je pense que l’école de la non-violence de Gene Sharp soit devenue prédominante depuis les années 1990 et qu’elle représente une évolution importante des méthodes plus superficielles, comme je suis né en 1982, je ne peux pas prétendre avoir été témoin de la non-violence en action pendant les mouvements de solidarité antinucléaire et avec l’Amérique latine des années 1980, ou lors du mouvement des droits civiques dans les années 1960. Ces amis plus âgés m’assurent pourtant que les pacifistes de ces luttes antérieures, ce que j’appelle ici la « vieille école », étaient aussi manipulateurs et autoritaires. Ils citent l’Alliance Clamshell au sein du mouvement antinucléaire comme exemple d’organisation non-violente qui utilisa les méthodes autoritaires, superficielles, non-solidaires et obsédées par les médias avec lesquels je suis familier.


Chapitre 9 : SAISIR L’ESPACE POUR DE NOUVELLES RELATIONS

Savoir si nos tactiques sont violentes ou non est une perte de temps. C’est le travail des moralistes, des journalistes ou des flics, d’attribuer de telles étiquettes et, franchement, nous ne devrions pas nous soucier de la façon dont ils décident de nous classer.

Il est temps de commencer à poser une nouvelle question concernant les tactiques que nous utilisons dans la lutte pour un monde meilleur : sont-elles libératrices ? S’emparer d’un espace dans un monde où nous ne sommes que des travailleurs obéissants ou des consommateurs passifs est toujours accompagné de l’euphorie d’un goût de liberté, de cette sensation nouvelle qui nous fait savoir, si ce n’était déjà évident, que nous ne sommes pas libres dans la fausse paix de la démocratie et du capitalisme. Cela peut se produire lorsque nous virons la police de nos quartiers et organisons une fête dans la rue, lorsque nous occupons un parc ou une place pour tenir une assemblée, ou lorsque nous reprenons notre école ou notre lieu de travail – lesquels sont conçus pour servir à nous emprisonner – et décidons comment nous allons les transformer. Lorsque des personnes formées pour être victimes ripostent contre celles qui ont le privilège social de leur faire du mal (qu’il s’agisse notamment de flics, de bizuteurs, de maris, de patrons, de soldats), elles éprouvent souvent un sentiment de libération similaire.

Dès que le rebelle remporte une victoire et décide de continuer à attaquer son ancien oppresseur, persécutant quelqu’un qui est maintenant impuissant, il dément ses prétentions antiautoritaires. Si nous occupons nos lieux de travail uniquement pour les maintenir en activité dans la poursuite des mêmes objectifs de productivité, si nous commettons l’erreur de devenir nos propres patrons, l’auto exploitation en réunions interminables consacrées aux marges bénéficiaires montre clairement que nous nous sommes égarés en chemin. Le critère de la libération est utile à tous les moments de la lutte, alors que celui de la non-violence ne fait que semer la confusion. Ce n’est pas un hasard si ceux qui ont substitué la question de la violence à celle de la libération ont fini par s’allier aux forces de la coercition et de l’ordre, alors qu’à travers l’histoire, ceux qui ont lutté pour la libération totale n’ont pas essayé d’anéantir leurs ennemis quand ils en avaient le pouvoir.

Lors de la guerre de Red Cloud entre 1866 et 1868, pendant la lutte des Mapuches contre les colonisateurs espagnols du XVIe au XIXe siècle (et qui se poursuit aujourd’hui contre les États chilien et argentin qui ont usurpé leurs terres dans les années 1880), les nations autochtones prirent les armes contre une puissance hostile qui voulait les dominer ou les détruire. Cela n’avait rien à voir avec une guerre entre États. Les Lakotas et les Cheyennes dans le premier cas, et les Mapuches dans le second, n’étaient pas des sociétés autoritaires et ne luttaient pas pour dominer les colons européens, mais seulement pour défendre leur liberté et leur indépendance. L’hypothèse non-violente (et ils ne la posent jamais comme une hypothèse, parce qu’il faudrait alors la soumettre à l’épreuve des faits historiques) prétend que la violence engendre plus de violence, mais ces deux histoires prouvent que cette hypothèse est purement et simplement fausse. En prenant les armes et en tuant quelques milliers de colons envahisseurs, génocidaires, rapaces et cupides, les Lakotas, les Cheyennes et les Mapuches n'ouvraient pas une boîte de Pandore, ils ne créaient pas un système autoritaire ni ne commençaient à recourir plus souvent à la violence entre eux. Au contraire, ils gagnèrent la paix et la capacité de vivre en liberté, avec leur propre culture sur leurs propres terres.

Dans le premier cas, cette paix dura moins d’une décennie avant que le gouvernement agressif états-unien n’envahît leurs terres à nouveau, cette fois avec succès. Dans le cas des Mapuches, leur victoire sur les Espagnols conduisit à trois siècles d’indépendance, marqués par de petites guerres ou escarmouches intermittentes durant lesquelles ils se défendirent contre de nouvelles incursions. Grâce à leur détermination à riposter, la lutte des Mapuches est toujours vivante aujourd’hui ; et, grâce aux manifestations, aux blocages, aux actions directes, à l’agriculture, au sabotage, aux incendies criminels et parfois aux armes à feu, ils réussirent à récupérer une partie de leur territoire aux propriétaires terriens et aux compagnies internationales, forestières, minières ou énergétiques qui les occupent. Sur les terres récupérées, ils pratiquent leur culture et leur agriculture collective traditionnelle, (re)mettant en pratique des relations sociales libératrices.

Dans toutes les victoires présumées de la non-violence, ses partisans ne revendiquent jamais un changement fondamental dans les relations sociales, un changement au niveau économique, ou une avancée claire et généralisée vers la fin de la spoliation du capitalisme ou de la domination du gouvernement. Ceux d’entre nous qui favorisent la pluralité des tactiques peuvent revendiquer une telle transformation sociale. Il n’y a pas eu de victoire finale. Tant que le capitalisme et l’État continueront d’exister, aucun de nous ne sera libre. Mais, dans un certain nombre de batailles importantes, nous avons renforcé notre lutte pour la liberté, libéré temporairement un espace du contrôle de l’État et mis en pratique des relations sociales communautaires ou horizontales. Ces batailles constituent des leçons importantes que nous devons intégrer dans notre mémoire collective.

Comme tant de révolutions furent perverties dans le passé, soyons lucides. La liberté ne consiste pas à obtenir un nouveau dirigeant ou une nouvelle classe dirigeante. La liberté ne consiste pas à obtenir un nouveau système de gouvernement ou d’organisation, aussi idéal soit-il. La liberté n’est pas un état définitif et parfait qu’on doit faire accepter à tout le monde. La liberté est un processus sans fin. La liberté est la capacité de façonner notre propre vie, de concert avec nos pairs et notre environnement. Dans un monde libre, toute organisation sociale naît de la base grâce aux efforts de ceux qui la formulent, et aucune organisation n’est permanente, car chaque génération successive doit pouvoir changer et renouveler son environnement.

Beaucoup d’anarchistes parlent la révolution comme d’une rupture avec l’ordre actuel. Une révolution qui impose un ordre nouveau efface tout ce qu’elle a gagné. La révolution doit être un pas vers une société en révolte permanente, qui n’accepte aucun maitre et qui se recrée constamment, non pas comme un corps homogène, mais comme une collectivité unie par des qui liens d’entraide, d’association volontaire, de conflits harmonieux.

Certains avancent que le changement de monde doit se faire par une évolution graduelle ou une victoire progressive. Je pense que ce point de vue est profondément erroné. Les systèmes complexes passent d’un état stable un autre par des changements soudains. L’harmonie dans la nature n’est pas un état de paix immuable, mais un champ de changements et de conflits se maintenant dans une tension dynamique. Les idéaux de mutualité et d’auto-organisation ou d’autosubsistance de l’ancienne vision de l’harmonie restent valables, en revanche les idéaux d’invariabilité et de paix ne le sont pas. Il s’avère que le conflit est une bonne chose, et la destruction, comme Bakounine le souligna il y a un siècle et demi, est une force créatrice.

L’évolution n’est pas non plus graduelle, mais c’est un processus marqué par des périodes de placidité qui connaissent des changements soudains. Lorsque le système complexe en question est une société dans laquelle une immense quantité de pouvoir est concentrée entre les mains d’un très petit nombre de personnes et que les structures dirigeantes essaient de supprimer ou de neutraliser toutes les forces qui menace l’équilibre qu’elles imposent, il y a fort à parier que tout changement réel surviendra d’une manière soudaine, radical et violente ; tandis que tout ce qui semble relever d’une victoire progressive, un pas dans la bonne direction, est simplement une réforme ayant déjà été intégrée par le système dirigeant sans perturber son équilibre.

Bien sûr, les forces qui causeront la rupture auront pris des centaines d’années à se mettre en place. Ce moment visiblement identifiable peut aller et venir en quelques années seulement, mais nous ne développerons la force de surmonter les structures de pouvoir actuelles et la sagesse de créer un monde meilleur qu’à travers une vie de lutte. Ensuite, après avoir détruit ces structures de pouvoir, il faudra des générations pour décontaminer la planète (grâce au capitalisme, certains endroits ne seront jamais décontaminés), pour désapprendre les comportements autoritaires, racistes et patriarcaux, pour guérir des millénaires de traumatismes accumulés et pour apprendre à prendre soin de soi à partir d’un riche tissu de relations, aussi bien avec les autres êtres humains qu’avec la Terre elle-même.

La théorie de la rupture implique entre autres de reconnaître que les choses, avant de s’améliorer, vont empirer ; donc même si la révolution est une proposition à long terme, le fait de placer nos espoirs dans un changement progressif est illusoire. Actuellement, les capitalistes prennent en otage tous les pays de la planète, et ils jouent toujours (avec nos vies) là où les chances sont les meilleures. Tout pays connaissant une forte lutte populaire est un pays où les capitalistes font face à des risques plus élevés et à des profits plus faibles. L’une des raisons pour lesquelles la Grèce n’a pas connu un développement capitaliste aussi intense, en mesure de corrompre sa population avec l’abondance consumériste futile régnant en Allemagne ou en Italie, est que les luttes sociales y sont restées fortes et que de grands investissements fixes en capital y étaient trop risqués.

Si nous commençons à lutter efficacement contre le contrôle que les riches exercent sur nos vies et contre l’aliénation, la pollution et l’exploitation qu’ils nous infligent, ne seront récompensés par la pauvreté, car la fuite des capitaux conduit les investisseurs là où les gens sont plus faciles à dominer.

C’est précisément parce que les États ne sont pas aussi flexibles et mobiles que le capital qu’ils sont si impitoyables dans leur répression des luttes sociales. Comme le territoire et le peuple sont les deux seules choses que l’État possède et gouverne, il sera condamné s’il les laisse se libérer. Pour cette raison, des luttes plus fortes signifient aussi une répression plus forte, où la police, voire l’armée, tentent de nous intimider, de nous emprisonner, de nous torturer ou de nous massacrer pour nous faire obéir. C’est une autre cause d’aggravation des choses avant qu’elles ne s’améliorent.

Pour renverser la structure de pourvoir existante, non seulement nous devons être assez forts pour la menacer, ce qui s’est rarement produit au cours des vingt dernières années, mais nous devons être assez fort pour survivre à la famine que le capitalisme nous infligera et pour surmonter la brutalité que l’État déchainera contre nous.

La guerre civile espagnole fournit une histoire révolutionnaire inestimable. En juillet 1936, le général Francisco Franco déclencha un coup d’État militaire dans l’intention d’imposer un gouvernement fasciste pour annihiler les mouvements révolutionnaires qui secouaient le pays. Or, l’armée fut arrêtée net dans la moitié du pays environ, ce qui entraina l’effondrement du pouvoir de l’État dans certaines régions, ainsi que le déclanchement d’une révolution et une guerre civile qui prit fin par la victoire fasciste en 1939. Comment cela se produisit-il ?

La plupart des travailleurs rebelles étaient associés à la confédération ouvrière anarchiste de la CNT, qui comptait plus d’un million de membres. Ils s’étaient armés au cours des années précédentes et avaient appris à utiliser ces armes lors de braquages de banques, d’escarmouches avec la police et d’actes d’autodéfense contre des nervis et des jaunes. Grâce à cette expérience, dans de nombreuses régions du pays, ils purent battre les militaires lors de combats ouverts. Même si, dans des endroits comme Barcelone, les combats avaient pris fin et que la révolution avait battu son plein en quelques jours, il est important de noter que les anarchistes y avaient renforcé leur capacité à combattre l’État pendant des décennies, survivant aux insurrections ratées de 1934 et 1909, traversant des années de dictature, de répression, de clandestinité. La révolution fut donc à la fois abrupte et progressive.

Dans certaines parties de l’Espagne, ce furent des unités de police et de l’armée restées fidèles au gouvernement élu qui stoppèrent le coup d’État, tandis que dans d’autres régions – principalement en Catalogne, à Valence, en Aragon et dans les Asturies – ce furent des prolétaires armés. Dans ces régions, les classes populaires collectivisèrent la terre et les usines et organisèrent des milices volontaires et non hiérarchisées pour combattre les fascistes. Ils avaient créé ce que beaucoup voyaient comme le début d’un monde nouveau, un monde étranger et opposé à l’exploitation du capitalisme. Dans des villes comme Barcelone, les travailleurs remirent la ville d’aplomb quelques jours après la fin des combats. Les travailleurs collectivisèrent leurs lieux de travail – des tramways aux usines, en passant par les hôtels, les flottes de pêche et les hôpitaux –, ils chassèrent les patrons et commencèrent à organiser la production eux-mêmes, augmentant les salaires et les avantages sociaux, abaissant les prix des services publics, comme le transport, en formant des délégations pour acheter les matériaux et organiser leur distribution. Dans toute la Catalogne, le syndicat des travailleurs médicaux, principalement anarchiste, mis en place plusieurs nouveaux hôpitaux et centre de santé et fournit des soins médicaux à tout le monde, y compris aux petits villages que le système de santé capitaliste n’avait jamais pris la peine de desservir.

Dans les campagnes de Catalogne, de Valence, d’Aragon et de Castille, les paysans collectivisèrent la terre, chassant les propriétaires terriens et les prêtres, et abolissant l’argent. Parfois, ils organisaient la distribution de nourriture et d’autres produits à l’aide de bons d’achat, fournissant à chaque famille ce qui lui était nécessaire tout en envoyant de la nourriture aux milices ouvrières du front, et, dans de nombreux cas, ils créaient des communautés où les gens pouvaient aller au dépôt et prendre librement ce dont ils avaient besoin, en le notant dans un carnet pour en garder une trace.

Dans la lutte pour la libération de leurs villages, les paysans tuèrent bon nombre de prêtres et de propriétaires terriens. Certains détracteurs utilisent ce fait pour les décrire comme des autoritaires. Mais ces exécutions doivent être contextualisées. A l’époque, l’église catholique constituait une partie importante de la structure dirigeante, et il n’était pas rare que les prêtres agissent comme des tireurs isolés et qu’ils ouvrissent le feu sur les ouvriers ou les paysans depuis le clocher de l’église (c’est exactement ce qui provoqua l’incendie des églises à Barcelone pendant la « Semaine tragique » de 1909). De plus, durant les insurrections ouvrières et paysannes, entre 1932 et 1934, à Casa Viejas, Figols et dans les Asturies, les paysans proclamèrent simplement le communisme libertaire ; ils brûlèrent les titres fonciers et informèrent les prêtres et les propriétaires qu’ils seraient les bienvenues pour travailler la terre aux côtés des autres et qu’ils pourraient vivre en paix, sans toutefois garder leur pouvoir. Lorsque les militaires arrivèrent et réprimèrent brutalement les communes, ce furent ces mêmes prêtres et propriétaires terriens qui donnèrent aux militaires les noms de dizaines de paysans radicaux, ce qui conduisit à leur exécution. En tuant les prêtres et les propriétaires terriens les plus fascistes lors du soulèvement de 1936, les paysans firent ce qu’il fallait.

Un autre exemple justifie le choix stratégique de ceux qui prirent les armes en 1936. Deux des villes comptant le plus de travailleurs anarchistes étaient Barcelone et Saragosse. À Barcelone, les anarchistes étaient armés et avaient déjà fait le choix de l’insurrection. À Saragosse, les anarchistes étaient généralement désarmés et favorisaient une stratégie d’organisation syndicale pour créer un syndicat plus large qui pourrait obtenir progressivement des améliorations. À Barcelone, les anarchistes battirent l’armée et furent mesure de mener une révolution. À Saragosse, les fascistes triomphèrent dans les premiers jours du coup d’État et alignèrent tous les radicaux et les travailleurs rebelles devant le peloton d’exécution. En quelques mois, il n’y avait plus d’anarchistes à Saragosse[151].

Là où les ouvriers et les paysans avaient des armes et savaient s’en servir, ils furent capables de saisir l’espace et commencer à créer un nouveau monde. Seulement, ils n’eurent pas assez confiance en eux-mêmes pour mener leur révolution à terme. Il y eut un grand débat parmi les anarchistes sur la façon de vaincre la menace fasciste et de soutenir la révolution. Malheureusement, ceux qui soutenaient un front commun antifasciste avec les partis politiques de gauche remportèrent le débat. Prenant la révolution russe comme exemple, ils voulaient éviter de devenir autoritaire comme les bolchéviques. Conscient d’être la force la plus puissante en Catalogne et en Aragon, mais ayant peur de créer une « dictature anarchiste », ils décidèrent délibérément de ne pas aller de l’avant avec leur vision d’une révolution anarchiste. Ce dont ils ne se rendaient pas compte, c’était que la révolution avait été menée spontanément par des paysans et des ouvriers qui s’organisaient pour satisfaire leurs propres besoins, et que les anarchistes avaient déjà fait leur part en vainquant les forces armées du gouvernement. Il ne leur restait plus qu’à empêcher la révolution d’être récupérée par les révolutionnaires autoritaires. Cependant, plus les délégués de la CNT traitaient avec les partis politiques pour organiser une défense commune contre les fascistes, plus ils en venaient à voir la révolution sous l’angle du pouvoir politique. Avec le temps, ils s’éloignaient de la base et commençaient à freiner la révolution au nom de l’unité antifasciste et de la nécessité de gagner la guerre[152]. D’autres anarchistes firent de leur mieux pour changer cette ligne de conduite, mais les plus radicaux furent tués ou réprimée par l’État reconstitué. Ironiquement, le désir des délégués de la CNT d’éviter de devenir comme les bolchéviques les transformèrent en compères des staliniens[153].

Bien qu’au début, le Parti communiste ne fût pas très puissant au sein du mouvement ouvrier, il devint rapidement la force dominante contrôlant le gouvernement républicain en coulisses. Comme l’URSS était presque le seul pays à envoyer des armes au camp antifasciste, elle pouvait dicter sa politique à Madrid. Les fascistes avaient le soutien généreux de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste, ainsi que l’aide clandestine de la Grande-Bretagne, tandis que tous les autres pays restaient neutres, désireux de voir la menace anarchiste anéantie en Espagne. Mais les staliniens voulaient aussi détruire cette menace révolutionnaire, tout comme ils l’avaient détruite en Russie. Par ailleurs, il est important de noter qu’ils ne voulaient pas forcément que les fascistes perdent, ils voulaient surtout prolonger le conflit pour pouvoir conclure un accord avec l’Allemagne : le pacte de non-agression nazi-soviétique. En conséquence, le soutien soviétique était au mieux tiède. Ils n’envoyèrent des avions et des chars qu’en échange de réserves d’or espagnoles, et organisèrent les Brigades internationales plus pour se doter d’un moyen sournois de tuer les trotskistes, les communistes conseillistes et les socialistes dissidents, et pour supprimer les communes anarchistes, que pour combattre efficacement les fascistes. Ils instaurèrent également des unités de police secrète et mirent hors la loi les milices de travailleurs volontaires, lesquelles constituaient une autre menace pour l’autorité de l’État.

Finalement, la révolution anarchiste fut écrasée par la répression stalinienne et la bureaucratie de la CNT avant que les troupes fascistes ne parvinssent enfin à soumettre tout le pays. Mais, dans la mesure où elle s’était épanouie, cette révolution est encore aujourd’hui un exemple inspirant de libération et d’auto-organisation, et donne un certain nombre de leçons sur les stratégies révolutionnaires.

L’un des problèmes mentionnés par George Orwell dans son Hommage à la Catalogne était la difficulté d’obtenir un soutient international pour la révolution en Espagne. Les staliniens étaient le principal obstacle à ce soutien. Ils contrôlaient les Brigades internationales pour infiltrer les volontaires, soutenir leurs propres zones d’influence et écraser les communes et les collectifs dans les zones anarchistes. Leur propagande internationale était peut-être encore plus néfaste. Par l’intermédiaire des partis communistes et des syndicats affiliés dans d’autres pays, ils faisaient de la désinformation sur la révolution espagnole, accusant expressément les anarchistes d’être des provocateurs fascistes, une calomnie qu’ils modifiaient et entretenaient au fil des ans et que les partisans de la non-violence reprirent récemment à leur compte.

Les Pays-Bas étaient l’un des rares pays où le communisme n’était pas devenu la tendance dominante au sein du mouvement anticapitaliste après la prise de contrôle bolchévique de la révolution russe. Comme l’Espagne, les Pays-Bas avaient un mouvement ouvrier anticapitaliste florissant dans lequel les anarchistes étaient peut-être le courant le plus actif et le plus dynamique. S’il y avait un pays dont le prolétariat était prêt à donner aux anarchistes espagnols l’aide nécessaire pour surmonter la répression stalinienne, laquelle finit par étouffer la révolution et donner la victoire aux fascistes[154], c’étaient les Pays-Bas. Cependant, après les horreurs de la Première Guerre mondiale, le mouvement anarchiste néerlandais avait pris une direction résolument différente de celle de ses camarades espagnols. L’antimilitarisme était devenu le principal centre d’intérêt, voire l’obsession, des anarchistes néerlandais, qui commirent l’erreur théorique et stratégique de confondre antimilitarisme et non-violence. Les anarchistes catalans n’étaient pas si bêtes. Lors de ce qui commença comme une grève générale de protestation contre le recrutement pour la deuxième campagne de Melilla dans la guerre du Rif, une guerre coloniale que l’armée espagnole menait au Maroc, les anarchistes de Barcelone lancèrent une véritable insurrection qui prit le contrôle de la ville pendant une semaine en 1909. L’antimilitarisme est encore plus efficace s’il est combatif.

Malheureusement, les anarchistes néerlandais étaient obsédés par la guerre qu’ils considéraient comme la pire caractéristique du capitalisme, et ils étaient arrivés à la conclusion simpliste que, pour s’opposer à la guerre capitaliste, ils devaient utiliser la non-violence. Leur interprétation de la révolution russe suivit cette direction : la révolution fut corrompue non pas parce qu’elle avait été prise en main par un parti autoritaire, mais parce qu’elle était militariste, et parce que les camarades avaient tenté de renverser l’État par la force.

Par conséquent, lorsque leurs camarades espagnoles prirent les armes pour arrêter les fascistes, les anarchistes néerlandais les regardèrent se faire massacrer, publiant à l’occasion des critiques des moyens militaristes déployés. Dans l’ensemble, ils ne faisaient aucune distinction entre une guerre entre États et une guerre de libération de l’État, ni entre les milices volontaires – où les officiers, qui n’avaient aucun privilège particulier, étaient choisis et révoqués par les troupes – et l’armée professionnelle imposée par les staliniens. C’était peut-être dû à un manque d’informations, mais ils ne faisaient pas la différence entre les caractéristiques liées à la révolution russe comme l’Armée rouge autoritaire ou la police secrète meurtrière des bolchéviques, et celles des zones libérées anarchistes en Ukraine, à Kronstadt et en Sibérie où il n’y eut ni pogrom, ni goulag, ni chambres de torture, et où les gens combattaient sur la base du volontariat.

Le mouvement anarchiste néerlandais, l’un des plus important d’Europe, n’alla pas combattre le fascisme en Espagne. Puisque l’Allemagne et l’Italie utilisaient l’Espagne comme terrain d’entrainement, la victoire de Franco servit de feu vert à la guerre dans le reste du continent. L’antimilitarisme néerlandais était impuissant à l’arrêter. Les radicaux qui, grâce à leur passé non-violent, allaient constituer le « maquis » néerlandais, étaient nettement moins efficaces. Ls Alliés utilisèrent avec succès la Seconde Guerre mondiale pour éradiquer les mouvements anticapitalistes à travers l’Europe, massacrant dans certains cas des partisans radicaux à la fin de la guerre (peut-être, et c’est un futur sujet d’étude, suivaient-ils directement l’exemple donné par Staline en Espagne). Partout sur le continent, la guerre fut suivie de décennies de paix sociale au cours desquelles les mouvements révolutionnaires étaient absents, tandis que les capitalistes augmentèrent leur pouvoir et leur richesse de manière exponentielle. Le mouvement anarchiste néerlandais s’effondra et le courant antimilitariste, autrefois immense, abandonna progressivement tousses principes révolutionnaires et ses critiques sociales, adoptant une politique réformiste et tombant dans l’oubli, comme, semble-t-il, les autres mouvements non-violents[155].

D’autres expériences de révolution anarchiste furent similaires : dans la province de Shinmin, en Mandchourie, elle prospéra pendant quelques années et fut finalement écrasée au début de la Seconde Guerre mondiale par les forces combinées des impérialistes japonais, de l’Union soviétique et des maoïstes, bien que les seules sources détaillées soient en coréen ; il y eut aussi des zones libérées défendues par des partisans anarchistes en Ukraine et en Sibérie centrale qui durèrent plusieurs années pendant la révolution russe.

Les exemples actuels de libération de l’espace et de pas vers une révolution sont moins grandioses, mais ils sont beaucoup plus utiles dans la situation présente.

Lors de l’insurrection de décembre 2008 en Grèce, des centaines de milliers de personnes descendirent dans la rue, attaquèrent la police, incendièrent des banques et des postes de police, et occupèrent ou détruisirent des bâtiments du gouvernement. Au cours des mois suivants, la réalité changea dans de nombreuses villes. Des groupes de voisins s’organisèrent en assemblée et commencèrent à s’entraider face aux difficultés économiques, ou bien ils s’emparèrent de parkings et les transformèrent en jardins potagers sans demander la permission à personne. Des syndicats de base autonomes saccagèrent les bureaux de leurs patrons et les forcèrent à payer leurs arriérés de salaires ou à améliorer leurs conditions de travail. Les étudiants empêchèrent la mise en applications de lois répressives ou de mesures d’austérité dans les universités. Des artistes occupèrent des théâtres commerciaux et des anarchistes s’emparèrent de bâtiments abandonnés pour créer de nouveaux centres sociaux. Des communautés rurales s’opposèrent à des décharges d’ordures, des barrages et à d’autres projets de développement.

Tous ces moments où le statu quo fut interrompu et où de nouvelles relations sociales furent mises en pratique était le résultat direct de la prise d’un espace. La capacité des gens ordinaires à s’emparer d’un espace dépendait entièrement de leur capacité à vaincre la police dans une confrontation ouverte et à arracher à l’État le contrôle des rues. Le gouvernement grec avait la capacité militaire de réprimer chacune de ces expériences de liberté en 2009 et 2010, mais il ne l’employa pas, car cela aurait risqué de déclencher une nouvelle série d’affrontements et d’émeutes qui auraient encore plus sapé son autorité et réduit les profits de ses bailleurs de fonds. La possibilité que nous avons de créer un nouveau monde repose sur notre capacité à nous battre.

Un exemple similaire se présenta dans un tout autre contexte : à Oaxaca, au Mexique. Lorsque le 14 juin 200-, la police tenta d’écraser une grève d’enseignants qui occupaient le centre de la ville d’Oaxaca depuis plusieurs semaines, la majeure partie de la société oaxaquénienne riposte : enseignants, étudiants, travailleurs et indigènes. Ils se défendirent avec des lance-pierres, des puissants feux d’artifices, des pierres, des cocktails Molotov et des barricades. Selon un schéma commun, les militants pour la paix et les aspirants dirigeants du mouvement essayèrent de décrire le mouvement comme étant non-violent, mais, comme en Égypte, toute affirmation de non-violence émanant des rangs de la rébellion signifiait simplement qu’ils n’avaient pas d’autres armes que celles-ci. Cependant, ils les utilisèrent avec détermination et bravoure, repoussant la police et les paramilitaires, et occupant une grande partie de l’État d’Oaxaca pendant six mois. Dans cet espace occupé, ils créèrent des assemblées et des collectifs, remirent en question la commercialisation de la culture autochtone, surmontèrent la dynamique patriarcale qui aurait relégué les femmes au rang de participantes de deuxième ordre et créèrent tout un microcosme d’auto-organisation. Leur capacité à y parvenir était inextricablement liée à leur décision de riposter coup pour coup à la police et de tenir les rues, même après que plus d’une douzaine de personnes avaient été tuées à balles réelles. Lorsque le gouvernement mexicain envoya l’armée, des aspirants leaders du mouvement ayant créé une bureaucratie au sein de l’APPO – L’assemblée Populaire des Peuples d’Oaxaca – appelèrent à la non-violence et réussirent à rependre la peur, convainquant les gens qu’ils ne pouvaient gagner et qu’ils devaient démanteler les barricades. Pourtant, tout ce que les gens avaient accompli au cours de ce semestre était dû à leur capacité à saisir et défendre l’espace[156].

À une échelle beaucoup plus réduite (et pour cette raison peut-être plus inspirante pour les personnes ayant peu de chances de connaitre là où elles vivent une insurrection comme en Grèce ou à Oaxaca), nous avons l’exemple des centres sociaux squattés en Europe. Dans ces centres sociaux, les anticapitalistes peuvent tenir des réunions, des débats des projections-débats, des repas, des spectacles, des concerts et des fêtes, ou créer des bibliothèques, des fab labs, des ateliers, des magasins gratuits, des gymnases, des groupes d’autodéfense, des centres de médecine et de thérapie non conventionnelles, des jardins, des ateliers de réparation de bicyclettes. Ces lieux sont animés par un esprit de solidarité mutuelle et d’entraide plutôt que par un désir de profit et d’aliénation. Que ce soit à Berlin, Amsterdam, Turin ou Barcelone, ces centres sociaux ont préservé leur autonomie et défié la régulation étatique grâce à leur tradition d’autodéfense, luttant contre les tentatives d’expulsion ou d’institutionnalisation de l’État. En 1986 et 1987, à Hambourg, de grandes émeutes éclatèrent lorsque le gouvernement annonça son intention d’expulser les squats de la Hafenstrasse, et des partisans anonymes du squat incendièrent même plusieurs grands magasins (la nuit, quand ils étaient fermés), causant des millions de dollars de dégâts. L’image de la ville fut si dégradée que le maire démissionna.

En 1996, lorsque la police de Barcelone expulsa le squat du Cine Princesa, les squatters se livrèrent à une émeute pendant des heures dans le centre-ville, forçant les autorités à réfléchir à deux fois avant d’expulser les futurs squats. Une résistance essentiellement non-violente centrée sur des tactiques de formation de chaînes humaines empêcha l’expulsion du squat rural Can Masdeu de Barcelone en 2002, sans oublier les sympathisants anonymes qui saccagèrent plusieurs commerces dans le centre-ville dont un McDonald’s[157]. Les années suivantes, la police apprit rapidement à contourner les tactiques non-violentes de chaines humaines, lesquelles n’ont été efficaces en aucune autre occasion, et ne constituent pas non plus une menace sérieuse pour les autorités, contrairement aux émeutes. Dans toute l’Europe, les tactiques de défense non-violentes se sont rependues depuis la fin des années 1990, tandis que la résistance violente a progressivement disparu. Dans cette nouvelle situation, les gouvernements municipaux sont en mesure d’expulser ou de règlementer les squats à leur guise. Avec la non-violence comme alliée, les squatters sont sans défense sur tous les plans, sauf symbolique.

La propagation du capitalisme dans le monde a été accomplie par une symphonie d’opérations fondamentalement militaires. Le fonctionnement huilé du capitalisme exige l’occupation effective du territoire par la police. Tout se résume au fait que, pour être exploités et gouvernés, nous devons être privés de tout. Le processus de déprivation a pris des centaines d’années, mais il se réalise de manière toujours plus intensive. Par la force des armes et en laissant des cadavres derrière lui, l’État a enclos les terres communales, privatisé les forêts et l’eau, professionnalisé les savoir-faire traditionnels comme la guérison, la maïeutique ou l’enseignement dans des institutions exclusives et puni les praticiens non autorisés. Il a affirmé son contrôle des espaces publics et limité la façon dont nous pouvons les utiliser ; il a criminalisé les réseaux autonomes d’échange et imposé des règlementations favorisant la grande industrie et rendant presque impossibles l’autosuffisance alimentaire et les activités artisanales.

Les citoyens d’une démocratie prospère doivent être entravés par les œillères de l’avoir, sans avoir de prise réelle et directe sur leur environnement ou avoir le contrôle de quoi que ce soit. Les seules activités autorisées sont à l’achat et a la vente. Le paysage urbain est entièrement dédié à la consommation. Les villes sont de plus en plus souvent conçues sans lieu de rencontre ni espace public, et même ce qui est public appartient à l’État. Le fait d’essayer de changer seulement la surface de cet ensemble soigneusement agencé est puni comme du vandalisme. L’acquisition d’un droit l égal sur n’importe quel espace ne peut se faire que par l’achat – tout est réduit au statut de propriété – et même alors, ceux qui peuvent se le permettre doivent en faire un usage économiquement productif, suivant la logique accumulative du capitalisme et de la propriété privée, car les gouvernements perçoivent des impôts sur la propriété. Souvent, cette taxation est calculée spécifiquement pour remettre en circulation des biens « improductifs » sur le marché[158].

La seule façon de changer ce monde, isolé par des couches de protection invisibles, comme gelé dans un verre, c’est de casser quelque chose.

Par ailleurs, la seule façon d’ouvrir l’espace pour créer quelque chose de totalement nouveau et durable est de s’emparer de cet espace, de perturber le contrôle des agents de l’ordre public et de défoncer l’asphalte.

Il convient également de noter avec quelle souplesse le capitalisme est capable de prendre le contrôle d’initiatives qui cherchent à offrir autre chose que le capitalisme. Celui-ci s’assure que rien ne soit gratuit, mais il y a toujours beaucoup d’options pour louer ou acheter. Les gens peuvent encourager n’importe quel type de mode de vie différent, pourvu que ce mode de vie paie un loyer. Tous les moyens qui nous sont présentés pour nous rassembler, pour construire une communauté, pour créer, partager et communiquer, doivent s’appuyer sur la logique de l’accumulation, et, à un moment donné, passer par l’activité d’achat et de vente.

La nourriture locale, les mouvements de contre-culture comme le punk et le hip-hop, l’environnementalisme, ou même l’idée du centre social ou de la foire du livre anarchiste, tout cela peut devenir la dernière mode de consommation tolérée ou même encouragée par le capitalisme. La nourriture locale devient une autre niche de marché à des prix gonflés ; le punk et le hip-hop, absorbés par les grandes maisons de disques, donnent naissance à de grandes entreprises qui vendent les accessoires de mode tandis que la musique perd son contenu politique ; les organisations écologistes commencent tranquillement à appliquer le facteur développement comme critère principal, remplaçant la question « Comment peut-on sauver cette forêt ? » par « Comment pouvons-nous sauver une partie de cette forêt tout en permettant aux entreprises qui ont investi de continuer à faire des profits ? » Les centres sociaux ou les foires du livre cessent de s’orienter vers l’ouverture d’un espace de partage d’idées et de conversations sur la lutte et réduisent toutes leurs opérations à la question centrale du paiement du loyer, une énigme à laquelle on répond habituellement par la vente de produits.

Quand les partisans d’une lutte, engagés dans des actes créatifs – ceux dont le capitalisme peut prendre le contrôle et tirer profit –, embrassent de tout cœur les parties destructrices de la lutte, ils créent une force qui ne peut être facilement récupérée. La négation du système actuel, l’engagement visant à détruire ce qui nous opprime et le fait d’attaquer le pouvoir permettent à tous ces actes créatifs, qui pourraient autrement être de simples choix de vie ou même des initiatives entrepreneuriales, de conserver leur potentiel révolutionnaire.

En somme, la pratique combative, c’est-à-dire le recours au sabotage, la capacité d’autodéfense, la capacité à faire face aux forces de l’ordre et la détermination à attaquer les structures de pouvoir existantes, permet aux personnes en lutte de saisir l’espace dans lequel les graines d’un nouveau monde peuvent commencer à prendre racine et aide à empêcher que ces expériences de liberté soient récupérées par le système dominant.

La nécessité de créer de nouvelles relations sociales a aussi une dimension immédiate qui ne peut être résolue dans une utopie future. Nous ne luttons pas contre le système actuel parce que nous espérons être un jour récompensés par un monde meilleur. L’État est si puissant qu’il est fort possible que nous ne gagnions jamais, que la civilisation capitaliste rende la planète inhabitable ou que les nouvelles technologies rendent impossible la révolte ou même la simple transgression. Ou, moins drastiquement, que nous continuions à échouer dans nos révoltes et que nous devions supporter ce misérable système pour toujours.

Sans créer de faux espoirs, je pense qu’il est important de lutter pour gagner, mais beaucoup plus immédiat que la question de l’avenir est le fait que nous sommes nombreux à lutter pour notre vie, que cette lutte relève de la survie et qu’aucune vie digne d’être vécue ne peut être menée en complicité avec une société qui vole tout ce qui nous appartient et nous donne seulement la possibilité de participer à notre propre domination.

De nombreuses personnes que le système cherche à victimiser ont maintenant besoin d’autodéfense, et la non-violence n’est qu’un obstacle à la satisfaction de ce besoin. Gene Sharp et beaucoup d’autres partisans de la non-violence sont silencieux quant à la nécessité de l’autodéfense. Lorsqu’ils sont mis sous pression, ils balancent généralement une citation de Gandhi ou Martin Luther King ; néanmoins, il devient clair que la légitime défense et la solidarité avec ceux qui se défendent de la brutalité de la police raciste ou d’une société patriarcale ne figurent pas en bonne place dans leur vision du combat.

Nous avons déjà examiné la vague croissante de réactions combatives aux meurtres commis par la police aux États-Unis. Alors que je termine ce chapitre, une nouvelle émeute contre la police s’est produite à Atlanta, une ville qui compte plus que sa part de meurtres policiers, mais qui, de mémoire récente, a connu peu de ripostes collectives. Une manifestation contre la police, organisée dans un quartier du centre d’Atlanta, et qui est la cible d’une forte gentrification, s’est terminée avec des habitats attaquant et chassant les policiers en voiture. Ce qui est révélateur, c’est que les réponses à la protestation ont été fortement divisées. Les habitants à revenu élevé ont condamné la protestation et continué à travailler avec la police pour transformer le quartier selon leurs goûts, alors que les habitants de longue date des immeubles à faible revenu ont plus souvent soutenu la manifestation et y ont participé dans de nombreux cas.

La riposte coup pour coup à la police a créé un outil collectif d’autodéfense contre les meurtres qui se produisent généralement en toute impunité, qui sont imputés à la victime et rapidement oubliés. Ce n’est pas par erreur que les émeutes pour Oscar Grant ont amené l’État de Californie à arrêter, pour la première fois de son histoire, un flic en service pour meurtre.

L’autodéfense est également un élément important dans la lutte contre le patriarcat. À Barcelone, où j’habite, l’une des principales activités des féministes radicales est l’organisation de cours d’autodéfense pour les femmes et les lesbiennes. Les compétences acquises peuvent être utilisées dans des affrontements avec la police ou avec des fascistes, dans des actions contre des personnes au sein des mouvements sociaux ayant commis des agressions sans en avoir pris la responsabilité, ou dans la défense contre des agresseurs dans la rue ou lors d’une fête. Ce sont des situations réelles et fréquentes dans la vie de bon nombre de nos camarades qui sont des femmes, des lesbiennes, des trans ou des queers. La connaissance de l’autodéfense ouvre la possibilité de solutions individuelles, où une seule personne peut chasser ou repousser un agresseur sans avoir à attendre une réponse collective ; elle élargit aussi l’éventail des réponses collectives, car un grand groupe incapable de se défendre n’est pas d’une grande aide dans certaines situations.

L’un des projets prioritaires des camarades féministes de Barcelone fut la publication de la revue Putas e insumisas (« Putes et insoumises »), finalement publié en 2013. Les textes qui étaient rassemblés portaient tout sur l’usage de la violence par les femmes, un sujet tabou et souvent invisible. Ils présentent de nombreuses histoires de femmes qui ont tué des hommes violents ou, dans un cas, celle d’une femme qui a aidé des dizaines d’autres femmes de son village à empoisonner leur mari et à obtenir une relative liberté du statut de veuve. Ce projet de publication fut mené parce qu’il semblait important de récupérer les capacités de lutte volées et effacées par une historiographie patriarcale. Il met également l’accent sur la monopolisation actuelle de la violence par un État patriarcal, en montrant comment les femmes qui ont tué leurs agresseurs sont plus sévèrement punies par le système judiciaire que les hommes qui les maltraitent, et plus sévèrement que ceux qui tuent pour d’autres motifs. La leçon est claire : la société patriarcale veut que les femmes soient des victimes passives qui acceptent la violence qui leur est faite et qui dépendent des institutions dominantes comme la police ou les organisations caritatives pour les protéger. Elles ne doivent pas prendre en charge par elles-mêmes les problèmes d’autodéfense, de vengeance ou de soin.

Aux États-Unis, le réseau Bash Back[159] ! répandit la pratique de l’autodéfense et de la vengeance queer[160]. L’une des principales cibles de Bash Back ! et d’autres actions queers similaires fut la réappropriation énergique de la Gay Pride. A l’origine, la Gay Pride était une commémoration des émeutes de Stonewall, une série d’affrontements en 1969 durant lesquels des homosexuels, des trans, des lesbiennes et des gais s’étaient battu avec les flics. Cependant, elle fut pacifiée et transformée en un événement commercialisé pour essayer de vendre une nouvelle normalité et l’intégration des gays de classe moyenne qui pouvaient se permettre de payer. En réponse, lors de l’action appelée « Queers Fucking Queers » à Seattle en 2011, des queers radicaux organisèrent une soirée dansante illégale, attaquèrent la police, saccagèrent une banque et un magasin American Apparel, endommagèrent une brasserie en plein air yuppie et discréditèrent l’idée que les queers et trans pouvaient être intégrés pacifiquement dans une société patriarcale et capitaliste, achetés par le mariage légal et le service militaire.

« Ce qui a commencé comme une soirée dansante s’est rapidement transformé en une présence conflictuelle de queers bagarreurs anti-Pride. L’absence de musique n’avait guère d’importance, il était visible qu’un grand nombre de personnes présentes avaient plutôt envie d’être bruyantes et provocantes dans la rue. Être dehors et se sentir fier, comme la Pride était censée, à l’instar de Stonewall, défendre cette fierté. Indépendamment de l’agent d’assimilation de la communauté yuppie LGBT au capitalisme, ce soir, il a été une fois de plus clair qu’il y a toujours celles et ceux qui ne se soumettront jamais au rêve d’intégration et de « tolérance » de la classe dominante[161]. »

Parmi les autres actions radicales des queers, mentionnons les perturbations de méga-églises homophobes, le tabassage de membres de confréries étudiantes transphobes, la distribution de pistolets Taser parmi les jeunes queers et transgenres, et même l’attaque des voitures et des maisons d’hommes ayant tué en toute impunité des personnes trans[162].

Certains critiques ont essayé de suggérer que de tels actes sont une aberration, ou même que ceux qui les ont commis n’étaient pas vraiment queers, ou essentiellement des hommes blancs. Pour cela, ils ont dû ignorer bon nombre des histoires les plus intenses et les plus dangereuses de résistance contre le patriarcat et se concentrer uniquement sur des manifestations ou des actions spécifiques ouvertement « politiques ».

Et me semble que c’est précisément dans les cercles blancs, des classes supérieures et moyennes, que l’on trouve le moins d’exemples d’autodéfense et d’action directe contre le patriarcat. Les campus des universités de l’Ivy League, par exemple, sont des paradis de la culture du viol. Beaucoup de confréries étudiantes se vantent ouvertement des viols qui y sont commis de manière systématique. Certaines universités prônent le viol dans leurs chansons de combat ; dans d’autres cas, vous pouvez entendre les mecs des confréries se vanter de leurs exploits alors qu’ils sont assis sur leur porche le dimanche matin, avec des gobelets rouges Solo éparpillés sur la pelouse. Dans n’importe quelle ville accueillant une université d’élite ou même de deuxième ordre, la plupart des étudiants savent dans quelles maisons de confrérie les femmes sont souvent droguées et violées. De plus, la maison d’une confrérie étudiante est une cible relativement facile à attaquer. Ses fenêtres peuvent être brisées ou elle peut être incendiée (avec ou sans ses membres à l’intérieur), ce qui comporte beaucoup moins de risques que l’attaque d’un proxénète ou d’un poste de police. Pourtant, je connais beaucoup plus d’exemples de proxénète ou de flics qui se font descendre par des travailleurs et travailleuses de la rue qu’ils essayaient d’agresser que de maisons de confrérie attaquées. L’attaque de novembre 2014 contre la maison Phi Kappa Psi de l’Université de Virginie a contribué à sensibiliser l’opinion et à ajouter de la gravité à la dénonciation par le magazine Rolling Stones de la culture du viol à l’université, et à ce jour, personne n’a été arrêté, mais l’action directe dans ce contexte est beaucoup plus l’exception que la règle.

Les rébellions violentes et les actes de vengeance sont depuis longtemps un élément essentiel dans la lutte contre le patriarcat, bien que les féministes de la classe moyenne supérieure puissent parfois se faire les complices de l’effacement de ces histoires. L’État et la non-violence trouvent un autre terrain d’entente pour les passer sous silence. Les récupérer, les diffuser et les célébrer est une partie importante de la lutte d’aujourd’hui. Cela permet aux gens qui grandissent dans un système oppressif de savoir ce dont ils sont capables, de savoir qu’ils ne sont pas des victimes et que des gens comme eux ont lutté héroïquement dans le passé. Il est également important pour ceux d’entre nous qui grandissent en étant privilégiés par le patriarcat de connaître ces histoires. De telles rébellion nous aident à recentrer notre analyse pour reconnaître l’importance des systèmes de domination et des luttes que nous sommes formés à négliger ; elles nous aident à comprendre l’oppression et les luttes vécues par nos sœurs, mères, filles, amies et camarades ; et elles montrent clairement que les femmes, les personnes trans et queers n’ont pas besoin de la protection de ceux d’entre nous qui ont été élevés comme des hommes.

Le patriarcat mobilise toute une série de violences physiques, psychologiques, sociales et structurelles contre les enfants et les femmes, et plus encore contre ceux qui refusent les rôles binaires qu’il impose. Mais les privilèges qu’il accorde aux hommes ou à ceux qui acceptent leur rôle sont empoisonnés. Il ne nous donne pas la possibilité de développer une relation saine avec les autres ou avec nous-mêmes. Nous avons tous des raisons de lutter contre le patriarcat.

J’ai dédié Comment la non-violence protège l’État à une amie et camarade, Sue Daniels. Sue était une féministe, une anarchiste et une écologiste qui apportait beaucoup d’énergie, d’intelligence et de dévouement aux luttes auxquelles elle participait. Au moment où je terminais le livre, Sue fut tuée par un ex-partenaire. J’avais beaucoup parlé de non-violence et de résistance avec elle, et elle m’avait aidé avec des sources et des idées pour le livre. Elle inspira une partie du chapitre sur la non-violence et le patriarcat, en particulier en mettant l’accent sur l’autodéfense féministe, sur le fait de ne pas dépendre des hommes ou des structures collectives pour se protéger de la violence patriarcale. L’un de mes espoirs avec ces deux livres et d’encourager plus de gens à apprendre à se défendre, à briser le monopole de la violence partagé par la police et le patriarcat. Ma capacité à le faire limitée, car je suis socialisé dans la catégorie des personnes autorisées à se défendre dans une société patriarcale (du moins dans certaines situations). Néanmoins, je pense qu’il est vital de partager l’histoire des personnes qui luttent contre l’oppression dans des circonstances sociales très différentes, et de créer une solidarité significative avec ces luttes, tout en cherchant nos propres moyens d’attaquer les structures nous privilégient et nous oppriment simultanément.

Nous ne nous battons pas pour des abstractions. Nous luttons pour nos vies. Pour certains d’entre nous, il s’agit de lutter contre la misère, la pression psychologique, la destruction de notre environnement, l’empoisonnement de nos corps, l’exploitation et l’aliénation de notre environnement qui rendent la vie indigne d’être vécue. Pour d’autres, à des degrés divers, il s’agit d’une bataille contre des forces qui pourraient à tout moment les anéantir.

Pour nous protéger dans nos luttes, pour saisir les espaces où nous pouvons commencer à créer un nouveau monde, pour détruire les structures qui nous tuent et pour briser les barrières qui nous ont séparés de notre monde, nous avons besoin de toutes les tactiques qui ne mènent pas la création de nouvelles prisons. En ripostant coup pour coup, nous commençons déjà à subvertir les relations sociales de domination. La non-violence est inadaptée à la lutte qui nous attend.


Chapitre 10 : UNE PLURALITÉ DE MÉTHODES

Rejeter la non-violence ne signifie pas qu’il faille courir à l’extrême opposé de l‘élaboration d’une pratique révolutionnaire axée autour du concept de violence. Une telle pratique pourrait s’avérer intéressante et utile, surtout si l’on considère la violence comme une transgression, qui choque et perturbe en brisant les normes de la société sur le plan symbolique et matériel. Néanmoins, les contraires ont tendances à reproduire la même logique ; pour fonctionner comme des contraires, ils doivent exister selon le même paradigme.

Les avantages d’une pluralité de tactiques

Le concept de pluralité des tactiques implique plusieurs idées que la non-violence, en tant que concept plus simpliste et moins développé, est incapable de reconnaître. La non-violence pose un ensemble de limites sur un mouvement social entier. Cette présomption découle d’une abstraction immature dans laquelle la lutte est définie, limitée et contrôlable, tel un échiquier sur lequel on peut déplacer toutes les pièces d’un seul côté.

La pensée autoritaire, qui est la plus immature, tant sur le plan éthique que conceptuel, exige la simplification d’une réalité complexe. Les États créent des armées en partie pour supprimer les complexités d’un monde chaotique, et de nombreux partisans de la non-violence utilisent le moralisme et la force répressive des médias et de la police pour supprimer les éléments d’un mouvement social qui ne cadrent pas avec leur grande stratégie.

Le concept de pluralité des tactiques constitue une extension qualitative de la pensée. C’est, au moins potentiellement, la reconnaissance que le conflit social n’est pas un échiquier sur lequel on peut contrôler ou même voir toutes les pièces, mais le constat d’un espace illimité, souvent opaque, avec d’innombrables acteurs dont les désirs ne sont pas toujours compatibles, parsemés sur un terrain en lui-même dynamique et mouvant.

Vu que le concept a été créé pour les mobilisations attirant les gens qui allaient utiliser des tactiques très différentes, parfois incompatibles, il s’est développé principalement comme un cadre pratique, mais limité, afin de planifier un espace de protestation protéiforme où les bloqueurs non-violents, les marcheurs pacifiques et les saboteurs du Black Bloc peuvent tous descendre dans la rue et causer le maximum de désordres sans se marcher sur les pieds. En résumé, ce concept a permis aux gens de choisir leur forme de participation.

La pluralité des tactiques a fait ses preuves à maintes reprises pour atteindre cet objectif. En s’accordant sur des zones dédiées à différentes tactiques, les organisateurs d’une manifestation coordonnent des situations où des dizaines de milliers de personnes peuvent entourer le site d’un sommet lors duquel les dirigeants du monde entier essaient de décider de notre avenir. Ils peuvent le bloquer ou le perturber par l’utilisation simultanée de marches pacifiques, de sit-in, de chaines humaines et de tripodes, de barricades, d’émeutes dans les quartiers commerciaux voisins dans le but de disperser les forces de sécurité, et de combats de rue avec les flics. Je soupçonne que c’est la raison pour laquelle des partisans de la non-violence comme Rebecca Solnit l’ont dénoncée comme un outil pour les émeutiers irresponsables et violents, sans se référer à la chronologie historique (Gleneagles, Heiligendamn, Saint Paul, Vancouver, Toronto, etc.) : car une pluralité de tactiques appliquée de manière efficace ébranle la non-violence en réfutant ses prétentions à la suprématie et permet aux activistes pacifiques de mener des actions en harmonie avec d’autres formes très différentes de protestation. Les expériences d’harmonie ou de mutualité dans diverses manifestations prouvent que nous n’avons pas besoin de la protection de la non-violence parce que nous pouvons créer un équilibre bénéfique entre les différentes méthodes. Le succès d’une pluralité de tactiques a forcé les partisans de la non-violence à choisir entre participer à une lutte plus large ou exercer un contrôle sur une lutte plus petite et moins efficace. Les plus bruyants et les plus actifs ont massivement choisi cette dernière opération.

À de nombreuses occasions, les manifestations organisées autour d’une pluralité de tactiques ont été couronnées de succès, les gens respectant les différentes zones de protestation. Mais, après coup, les porte-parole des groupes non-violents ont dénoncé les autres manifestants dans les médias, les tenant responsables des brutalités policières, comme s’il était parfaitement logique que les policiers frappent des manifestants pacifiques simplement parce que, plus loin dans un autre quartier et quelques heures plus tôt, des gens ont cassé des vitrines. Ce comportement démontre d’autres caractéristiques essentielles de la non-violence : les tendances à rechercher la sécurité plutôt qu’à accepter le danger, à justifier les répressions de l’État plutôt qu’à s’y opposer, et à avaler la croyance démocratique qu’on peut éviter la répression en évitant la violence, qu’on peut faire une révolution sans aucune conséquence négative. C’est ironique quand on pense que les deux figures de proue dont les partisans de la non-violence exploitent systématiquement l’image et dont ils censurent lourdement la philosophie ont fini toutes deux par mourir pour leurs efforts. Mais on l’a déjà dit : la non-violence est une idée délirante.

Les limites d’une pluralité de tactiques

Aussi ridicules soient-elles, ces réponses pacifistes démontrent les limites d’une pluralité de tactiques. Pour réaliser pleinement son potentiel, le cadre de la manifestation doit se transformer en un concept de lutte qui suppose une pluralité de méthodes. Nous ne pouvons nous permettre de n’avoir ce débat qu’une seule fois par an, lorsque nous nous réunissons pour des manifestations massives, parce qu’alors non seulement nous le réduisons à une simple question de tactique, mais en plus nous réduisons le champ de la lutte à des manifestations formelles et les acteurs en lutte aux individus et aux groupes qui s’y consacrent.

Bien qu’il y ait de la place pour la non-violence dans un cadre de tactiques plurielles, une compréhension plus approfondie de la lutte exige que la non-violence soit démantelée. Une lutte sociale libératrice ne peut pas être organisée sur la base d’une stratégie ou d’une philosophie unique, parce que les personnes subordonnées à l’État ont des histoires différentes, des possibilités différentes, des besoins différents et des désirs différents. Puisqu’une solution unitaire, une utopie universelle, est impossible (et, si l’on se fie à l’histoire, ces utopies constituent dans la pratique la pire des dictatures), de la même manière, une lutte unitaire est impossible.

Bien qu’un cadre de tactiques plurielles laisse plus de place au débat que la non-violence, il tend néanmoins à limiter la discussion dans un esprit de pluralisme relativiste. C’est parce qu’il a été créé presque exclusivement comme un cadre de manifestation. Dans une manifestation de masse, de nombreuses personnes se rassemblent, notamment des pacifistes, des anarchistes, des socialistes, des progressistes, des libertariens, des cinglés ; il y a souvent une forte présence institutionnelle sous la forme d’ONG et de partis politiques. Créée spécifiquement pour servir de médiatrice d’un tel espace, toute philosophie de pluralité tactique serait incapable de remettre en cause le centralisme ou le pluralisme d’un tel espace. Mais un conflit social est beaucoup plus vaste que les manifestations qu’il génère, et tous ceux qui défilent ensemble ne sont pas du même côté d’un conflit social donné.

Le danger de la centralisation

La formation de l’État fut un mouvement millénaire vers la centralisation. Nous devons briser cette centralisation pour ouvrir l’espace et permettre à mille mondes différents de fleurir. Bien que l’idéal antiautoritaire ait longtemps été ridiculisé par l’élite et ses scientifiques appointés, personne ne peut plus nier que les solutions les plus intelligentes sont celles formulées par les acteurs locaux en fonction des conditions locales, qui ont accès à une longue histoire et à des expériences contrastées dans d’autres lieux. Cela ressemble à la vision anarchiste d’un monde fédéré ou interconnecté dans lequel aucune structure n’a de pouvoir sur l’individu ou sur les associations et communautés libres créées par des individus libres, ainsi qu’à la vision de nombreux groupes indigènes d’un monde habité par de nombreux peuples différents, chacun ayant sa propre culture unique, intimement liée à son environnement naturel.

La non-violence et la gauche sont toutes deux des ennemies de cette vision de la liberté. La non-violence parce qu’elle efface les histoires de lutte qui sont une partie essentielle de ce que nous sommes, parce qu’elle ne reconnait pas le besoin d’autodéfense d’un individu ou d’une communauté, et parce qu’elle impose une forme unitaire et universelle de la lutte. La gauche parce qu’elle assimile la liberté à un nouveau type d’État, ignorant commodément le fait qu’aucun État révolutionnaire, aucun gouvernement progressiste au cours de l’histoire n’a accédé au pouvoir sans tuer ou emprisonner ses opposants. Des gouvernements socialistes, de la Russie au Nicaragua, ont emprisonné ou tué des dissidents et accéléré le processus de génocide des peuples autochtones, tandis que des gouvernements démocratiques ont simplement poursuivi la guerre contre les pauvres, qui leur avait été transmise par leurs prédécesseurs monarchiques. Après la révolution américaine, le gouvernement des États-Unis fit un bond en avant en éliminant les petits paysans endettés lors de la révolte de Shays et en subventionnant une frénésie d’expansion génocidaire vers l’ouest. Pour cette raison, la plupart des nations autochtones en contact avec les treize colonies restèrent à l’écart de la guerre ou combattirent aux côtés des Britanniques.

Quiconque prétend créer un meilleur gouvernement veut en fin de compte le pouvoir, et le pouvoir exercé par le gouvernement est le même pouvoir d’auto-organisation qui nous a été volé, à tous, précisément pour que le gouvernement puisse instituer ses solutions unitaires, ses idées brillantes dont nous devons être convaincus ou qu’ils nous forcent à accepter. La société sera toujours conflictuelle, et les conflits peuvent – devraient – être salutaires, mais la société sous gouvernement est divisée par un antagonisme irréconciliable, car l’existence des dirigeants est fondée sur la dépossession de tous les autres.

Dans un avenir prévisible, nous partagerons des espaces de lutte avec les défenseurs de la non-violence et les partisans de gouvernements prétendument meilleurs. Après tout, l’État subventionne et récompense directement ces deux postures. Tout en critiquant leurs croyances, nous ne pouvons pas envisager une lutte sans eux, ni sans les nombreuses autres personnes différentes de nous (tout comme certains lecteurs, qui pourraient être d’accord avec ces arguments de base, seront en désaccord sur bien d’autres points ; nous ne formons jamais un « nous » homogène). Nous devons trouver les moyens d’entrer en relation avec d’autres personnes en lutte.

Néanmoins, accepter les autres ne doit pas signifier qu’on accepte les institutions pour lesquelles ils travaillent. Dans l’effort d’ouverture, nous ne devons jamais rester aveugles à certaines des leçons les plus claires des défaites passées. Dans tous les espaces de lutte, il est crucial de diffuser le rejet des partis politiques, des ONG, des syndicats[163] et des institutions du même genre. L’une des plus grandes réalisations du mouvement antimondialisation, du mouvement d’occupation des places en Espagne ou du mouvement Occupy aux États-Unis a été le rejet des partis politiques. De telles organisations ne méritent aucune confiance. Cependant, parfois, les gens travaillent dans une ONG ou un syndicat tout en participant aussi à la lutte en tant qu’individus autonomes. Lors de l’occupation des places de Barcelone, les militants de nombreux partis de gauche participaient, mais les élus ou les candidats n’étaient pas les bienvenus. Dans les assemblées de quartier, de nombreux participants étaient membres des deux principaux syndicats ayant approuvé les mesures d’austérité, mais ils étaient souvent des membres de la base et critiquaient la direction du syndicat.

La non-violence en tant que philosophie absolue n’a pas sa place dans une lutte diversifiée, car elle est incapable de respecter la nature pluraliste de la libération. Pourtant, les gens qui favorisent personnellement les tactiques pacifiques, et même ceux dont la conception de la révolution consiste à travailler pour la paix, ceux qui ont pour philosophie de ne pas faire de mal, devraient être respectés dans le cadre de la lutte. La base du respect est la reconnaissance de l’autonomie des autres : ils se battront pour la liberté à leur manière, indépendamment de nos préférences. Nous critiquons ceux que nous respectons, parce que nous supposons qu’ils sont assez mûrs pour accepter la critique, mais le but de la critique n’est pas de les convertir ou de les rendre comme nous. Je pourrais critiquer les révolutionnaires pacifiques pour avoir sous-estimé le rôle de la confrontation et de la destruction dans une révolution, mais le but de cette critique est d’apprendre collectivement du conflit entre nos différences, et non de les transformer en anarchistes du Black Bloc.

La non-violence viole les exigences minimales de respect, parce qu’elle cherche à éliminer l’autre et parce que ses partisans collaborent fréquemment avec la police et les médias pour criminaliser ceux d’entre nous qui sont considérés comme « violents ». Mais ceux qui veulent être pacifiques n’ont pas à imposer leur méthodologie à l’ensemble d’un mouvement.

Beaucoup d’activités, beaucoup de visions

Dans cette lutte protéiforme que chacun d’entre nous comprend d’une manière différente, tout un éventail d’activités est nécessaire. Retrouver notre lien avec la terre, publier et diffuser nos idées, débattre, s’informer sur le monde et les conflits se déroulant dans différents lieux, saboter des projets de développement qui nuisent à notre environnement et à nous-mêmes, prendre soin des bébés, des malades et des personnes âgées, nous nourrir et nous soigner, apprendre l’autodéfense, nous instruire, fournir vêtements et abris, soutenir les prisonniers, gérer des centres sociaux, des presses, des sites internet et des stations de radio, créer une culture libertaire, apprendre comment partager et échanger sans la logique de l’accumulation, désapprendre les rôles qui nous ont été imposés, prendre des espaces et les défendre, être capable de combattre les flics dans la rue, mettre un terme à l’économie, attaquer les structures de domination, arrêter les expulsions, organiser des cliniques et des ateliers, mettre en place des maisons sures et des itinéraires clandestins, récupérer notre histoire, imaginer d’autres mondes, apprendre à utiliser les armes et les outils du sabotage, développer les capacités a subvertir ou affronter les militaires quand le gouvernement décide que la répression démocratique ne suffit plus. La liste est longue.

Peu importe laquelle de ces activités est « violente » ou « non-violente ». Il est important que chaque personne soit faite pour certaines d’entre elles et pas pour d’autres, en fonction de son tempérament, de ses capacités, de ses expériences et de ses idées sur la révolution. Dans ma vision de la révolution, toutes ces activités sont nécessaires. En accordant plus d’importance à certaines d’entre elles qu’à d’autres, les personnes qui fétichisent les tactiques illégales et combatives passent à coté de la richesse de la lutte et des moyens par lesquels elle se régénère. Elles reproduisent la dynamique dans laquelle les pacifistes s’isolent et puisent leur argumentation pour justifier leur propre supériorité, car les opposés se reproduisent toujours mutuellement.

À ce stade, mon argumentation se situe à mi-chemin entre ma vision personnelle de la lutte et le cadre global dans lequel ma vision et bien d’autres visions peuvent s’inscrire. Le cadre général se veut un substitut à la non-violence absolue, à l’unité coercitive du parti politique de gauche ou à la version simpliste d’une pluralité de tactiques.

Ma propre vision est une vision anarchiste, dans laquelle nous luttons pour détruire l’État, le capitalisme et le patriarcat, pour créer un monde décentralisé et hétérogène d’individus libres et de communautés s’organisant elles-mêmes. Je ne veux pas que tout le monde soit anarchiste, mais je crois qu’un regard honnête sur l’histoire et sur le monde d’aujourd’hui montre amplement que les États sont intrinsèquement agressifs, colonisateurs et donc destructeurs de la liberté de leurs sujets et qu’ils représentent une menace pour la liberté de leurs voisins ; que la liberté est une proposition collective, et, tant que qui que ce soit est en prison, aucun de nous n’est libre ; et que, contrairement au moralisme chrétien et au rationalisme scientifique, nous sommes des créatures de la Terre et, ce que nous faisons à notre Terre, c’est à nous que nous le faisons. La conclusion naturelle de ces croyances est la conviction que nous ne serons pas libres tant que les États existeront et que l’ordre industriel écocidaire actuel continuera de fonctionner. Il n'est pas nécessaire d’être anarchiste pour lutter en faveur de cette vision de la révolution, mais, jusqu’à présent, les seuls mouvements qui ont reconnu l’incompatibilité de ces deux structures imbriquées avec leur liberté et leur bien-être, et qui ont mis en pratique cette reconnaissance, ont été les anarchistes, ainsi que certaines luttes indigènes, les mouvements de paysans et d’agriculteurs non institutionnalisés dans certain pays, et diverses luttes anti-industrielles en Afrique.

Cependant, la liberté n’est pas une destination ni un état parfait. De nombreux révolutionnaires se définissent sur la base d’une affinité commune. Ils croient que si un anarchiste veut un monde sans État et qu’un socialiste veut un monde avec un État, alors ils n’ont vraiment rien en commun et ne devraient pas travailler ensemble dans le présent parce qu’ils seront ennemis à l’avenir. Cette logique impeccable nous représente comme des corps en mouvement le long d’une ligne droite se dirigeant vers un point éloigné. A l’heure actuelle, les coïncidences géométriques nous ont rapprochés, mais une mesure précise prouve que nos lignes ne font que diverger, et la distance deviendra un gouffre intenable à brève échéance. L’histoire semble confirmer cette logique : chaque fois que des socialistes ont pris le pouvoir, ils ont liquidé les révolutionnaires hétérodoxes, ils n’ont donc pas dû être de véritables alliés. Mais allons un peu plus loin dans cette logique. Ce n’est pas parce que deux personnes se disent anarchistes qu’elles veulent la même chose. L’une peut vouloir que les travailleurs s’autoorganisent sur leur lieu de travail, tandis que l’autre peut s’opposer à l’institution du travail et au système industriel lui-même. La même divergence peut apparaître entre deux progressistes : quelle est leur position sur la Palestine ? Sont-ils en faveur des barrages hydroélectriques ou des parcs éoliens ? Ainsi, les anarchistes se sont divisés en différentes tendances, disons, anarcho-syndicalistes et anarchistes verts, et les progressistes se sont divisés entre différentes organisations et partis politiques. Pourtant, même à l’intérieur de ces petits groupes, il y a encore des différences majeures, occultées seulement par la mise à distance de toute abstraction avec laquelle ils ne sont pas d’accord.

Une autre analyse de la lutte ne nous définit pas en fonction de nos objectifs, comme si nous étions des individus souverains, séparés, se déplaçant de manière inébranlable dans l’espace. Cette analyse différente accorde de l’importance au fait que nous habitons le même terrain de lutte dans le présent. La liberté, la révolution, ne sont pas des destinations futures ou des États perfectionnés, elles sont une pratique d’engagement constant avec le monde.

Chacun d’entre nous change se crée en grande partie par ses relations avec les autres. Je dirais que la lutte la plus efficace pour la libération est celle où nous créons une complémentarité – des cycles de soutien mutuel – entre toutes les diverses activités énumérées ci-dessus. Il s’agit de trouver des moyens pour que nos forces et nos faiblesses, ainsi que nos différentes pratiques, se complètent les unes les autres et permettent à chaque personne ou à chaque courant de mieux lutter à sa façon. Cependant, je reconnais que beaucoup d’autres personnes qui sont dans la rue à mes côtés ne pensent pas que le fait de renouer avec la terre, de prendre soin des personnes âgées, de casser des banques ou de faire du théâtre de rue a quelque chose à voir avec la révolution. Un progressiste pourrait croire que le gouvernement actuel devrait organiser des cliniques pour nous. Un socialiste pourrait ne pas avoir de critiques à l’égard des hôpitaux et de la médecine occidentale, et imaginer un gouvernement de travailleurs avec des hôpitaux plus grands, avec plus de machines et des médicaments moins chers. Un nihiliste pourrait soutenir que le projet de créer nos propres soins de santé autoorganisés alors que les structures de domination n’ont pas été détruites sera récupéré. Mais le fait est qu’aucun d’entre ne peut nier l’existence d’une complémentarité entre nos différentes luttes, qu’elle soit symbiotique ou contre-productive.

Rejeter les institutions qui gèrent les conflits

La société est fondamentalement chaotique. Nous ne pouvons et ne devons pas tout contrôler. Le reconnaître permet d’essayer de formuler notre lutte d’une manière qui soit complétée par tous les autres courants divers et changeants qui sont aussi dans la rue. Cela n’est peut être facilité que si nous rejetons la participation des nombreuses institutions qui fonctionnent pour contrôler, manipuler et récupérer les conflits sociaux : les partis politiques, les médias, les ONG, les syndicats et la police. Bien sûr, nous ne pouvons pas empêcher ces institutions d’être présentes. Tant qu’elles existeront, nous aurons des contacts directs ou indirects avec elles. Cependant, si nous sommes conscients et francs sur leur rôle, nous pouvons bloquer leur participation en tant qu’institutions et encourager leurs membres à déserter. La clé du succès réside peut-être dans la différenciation précise entre une institution et une personne. Comme un parti politique ou une ONG peut avoir le même point de vue qu’un individu, il devient difficile de traiter avec ces institutions au niveau des idées. C’est une perte de temps de débattre avec une institution, mais c’est souvent nécessaire avec des individus, même si leurs idées et nous paraissent absurdes.

Une institution est une structure capable de discipliner une personne pour qu’elle agisse au nom des intérêts institutionnels plutôt que personnels. Les institutions sont composées de personnes, mais elles n’en sont en aucun cas la somme. Comme toute personne de bon sens le sait, on ne peut jamais faire confiance à un politicien. Ce n’est pas parce que les politiciens sont génétiquement déficients ou inhumains (bien que les pires personnes aient tendance à être attirés par le pouvoir inhérent au rôle de politicien ou de flic, à côté de quelques personnes ayant des idées très naïves sur la façon de changer le monde), mais parce que le représentant d’une institution joue un rôle mécanique. Les membres d’une institution ont renoncé à leur propre jugement pour reproduire la logique de l’institution, qui est fondamentalement l’extension de son propre pouvoir. Le type de pouvoir exercé par un policier est très différent de celui exercé par une ONG, seulement, ce n’est pas un hasard si, d’une ville à l’autre, la police brutalise systématiquement les gens ou si les ONG vendent systématiquement les pauvres et la faune qu’elles s’engagent pourtant à protéger[164]. Les gens sont utilisés par les institutions pour lesquelles ils travaillent, tout comme les ouvriers d’usine deviennent de simples auxiliaires de leurs machines.

Le problème se complique lorsque nous reconnaissons que nous avons tous été influencés par les discours des institutions. Nous avons presque tous eu plus de conversation avec la télévision qu’avec de vraies personnes. Dans le cas de la télévision, il est évident que l’échange est à sens unique, mais c’est également toujours à sens unique lorsque nous entrons en dialogue avec une institution. Un politicien peut sourire et hocher la tête quand nous exprimons nos doléances, mais nous ferions aussi bien de peindre un visage souriant sur la radio que de nous assoir et parler avec un politicien. Lorsque nous nous adressons à une institution, nous ne parlons pas avec de vraies personnes, mais plutôt avec des représentants humains qui nous donnent cette illusion. Ce n’est que lorsque nous adoptons la logique du pouvoir que nous avons une chance de dialoguer. Cependant, à ce moment-là, nous avons abandonné la lutte et nous avons été absorbés par l’institution, que ce soit en concluant des accords avec des politiciens, en faisant des chèques aux ONG, en saucissonnant nos protestations en petites phrases choc ou en laissant la police aider à planifier notre parcours de manifestation.

Comme notre pensée a été fortement conditionnée par l’autorité, comme la liberté est une possibilité toujours présente et que même ceux qui travaillent pour des institutions puissantes peuvent se mutiner, il est impossible de tracer une ligne claire entre celui qui agit comme une personne réelle et celui qui agit au nom d’une machine à visage humain. Beaucoup d’entre nous font le travail de l’État sans jamais être payés, alors qu’un flic n’est jamais vraiment en repos et qu’un politicien ne cesse jamais de faire campagne. Pour commencer, il est beaucoup sûr de faire confiance aux personnes sans pouvoir : par exemple, les membres de la base d’un syndicat ou les membres d’un parti qui ne se sont jamais présentés aux élections. Quiconque a déjà occupé un emploi ou été à l’école a reçu autant d’endoctrinement et aussi peu de récompenses qu’eux.

En dépassant cela, en reconnaissant qu’il n’y a pas de lignes claires, nous pouvons créer un climat de lutte beaucoup plus sain, exprimer simplement notre rejet de ces institutions et les considérer avec suspicion et hostilité. Des débats doivent avoir lieu sur la charité, l’autodéfense, les médias, les protestations spectaculaires, la représentation, la prise de décision et le genre de monde que nous voulons. Ils seraient beaucoup plus cohérents et utiles à nos luttes s’ils pouvaient se dérouler dans un espace où les logiques institutionnelles n’ont pas le dessus, et où nous pourrions commencer à identifier et à articuler nos propres désirs et croyances indépendamment des intérêts et discours institutionnels.

Ces débats nous affecteront et nos pratiques changeront avec l’expérience. Certains d’entre nous se rapprocheront, d’autres s’éloigneront les uns des autres. Aucun d’entre nous ne se dirige vers une destination stable. Ce qui nous rassemble n’est pas un but ou une philosophie commune, mais le fait que, d’une manière ou d’une autre, nous partageons un lien avec les conflits sociaux qui nous font sortir dans la rue.

Notre place dans un conflit social

Plus nous pourrons élargir l’espace de respect mutuel et de solidarité, plus notre force collective et notre potentiel de complémentarité intelligente seront grands. Dans cette optique il existe au moins trois cercles de lutte, chacun d’eux étant plus grand que le suivant et l’englobant. Premièrement, il y a le cercle chaotique et incontrôlable de tous ceux qui participent d’une manière ou d’une autre à un conflit social, et qui sont trop nombreux pour les connaitre tous, trop divers pour participer à une même conversation. Deuxièmement, le cercle de ceux qui se reconnaissent mutuellement et qui ont créé un champ de respect mutuel, qui se sont mis d’accord sur le principe de solidarité, afin de créer la possibilité minimale, et non la nécessité, de travailler ensemble (ce second cercle est parfois appelé un « mouvement », bien que les deux concepts ne se recoupent pas toujours). Et troisièmement, le cercle d’amis et de camarades qui s’influencent mutuellement et quotidiennement, qui partagent, sinon les mêmes idées, du moins les termes du débat, et qui ont créé la possibilité d’organiser des projets ensemble ou de déterminer collectivement leurs pratiques de lutte.

Ce n’est que dans ce troisième cercle qu’un individu a la possibilité d’influencer directement les méthodes utilisées par les autres. À l’échelle d’un mouvement, ou au-delà, à l’échelle immense d’un conflit social entier, nous n’avons aucun moyen direct d’influencer la façon dont les autres luttent. Nous n’avons que la méthode antiautoritaire consistant pour chacun à articuler sa propre méthode et à espérer que les autres s’en inspirent, en leur faisant confiance pour tirer leurs propres leçons et grandir de manière indépendante ; ou nous avons la méthode autoritaire consistant à compter sur les institutions du pouvoir, comme les médias ou la police, pour discipliner ceux avec lesquels nous sommes en désaccord, ou pour créer une institution comme un parti politique capable de prendre le contrôle de tout un mouvement et de faire disparaitre l’existence du conflit social en dehors de ce mouvement. La solidarité et même le simple respect ne sont possibles que si nous nous engageons dans la première méthode. Cela implique de renoncer à l’ambition de contrôler un mouvement entier, comme si nous jouions aux échecs et avions toutes les pièces en main.

Mais en l’absence de contrôle et en acceptant l’indépendance de tous les autres acteurs, comment nous situons-nous par rapport à un ensemble plus large ? Comment pouvons-nous employer une pluralité de méthodes pour accroitre notre force et notre efficacité, compte tenu des grandes distances à parcourir ?

Une réponse complète dépendrait de la raison pour laquelle chaque personne en particulier est en train de lutter. Mais nous pouvons explorer quelques zones difficiles et trouver les éléments permettant au cadre actuel de pluralité des tactiques de s’étendre à une véritable pluralité de méthodes complémentaires.

La décentralisation de la lutte

Un premier pas consiste à reconnaitre qu’il n’y a pas d’espace central, pas d’assemblée à laquelle tout le monde en lutte puisse être présent, et pas de réunion qui puisse décider des réponses appropriées à une infinité de situations. Ce point remet en question l’idée même que prendre démocratiquement des décisions pour les mouvements sociaux, tant que la démocratie implique la centralisation, telle qu’elle est pratiquée historiquement par ses principaux défenseurs.

Par exemple, lors des manifestations contre l’OMC à Seattle en 1999, il y avait un ensemble de lignes directrices sur la non-violence. Mais qui s’est mis d’accord sur ces lignes directrices ? Ce sont les syndicats et le DAN (réseau d’action directe), un groupe de militants, qui ont effectué une grande partie de la préparation préalable aux manifestations. En quoi leur décision peut-elle être légitimement imposée aux manifestants qui n’ont jamais participé à la discussion ? De nombreuses personnes ne faisant pas partie du DAN se sont également préparées pour les manifestations de Seattle. Sont-elles autorisées à prendre des décisions uniquement si elles forment une organisation formelle ? Les seules décisions valables sont-elles celles prises en séance publique ? Qu’en est-il des gens qui n’ont pas eu le temps de se rendre à Seattle ou de participer aux réunions un mois à l’avance ? Renoncent-ils à leur pouvoir décisionnel parce qu’ils ont un emploi à plein temps ?

Et si les décisions prises par une majorité de manifestants (ce qui n’était pas le cas à Seattle), cela signifie-t-il que les minorités ne sont pas autorisées à agir indépendamment ? Et s’il s’agit de majorités, qui fait le recensement ? Quelle est la population totale ? Si un petit groupe commence à organiser une manifestation – et les actions ne sont jamais lancées que par des minorités, les majorités n’apparaissant qu’après coup – ce n’est pas important qu’il attire plus de personnes partageant les mêmes idées que de personnes avec lesquelles il est en désaccord ? Si la plupart des gens ne viennent pas à l’assemblée parce qu’ils doivent être au travail ou qu’ils ne sont pas d’accord avec l’appel au rassemblement, qui constitue la majorité : ceux qui gagnent le vote, ou ceux qui ne se présentent jamais à l’assemblée ? Est-ce une coïncidence si la majorité est presque toujours décidée par un petit groupe qui se présente le premier sur la scène ? Quant au syndicat, que signifie « le syndicat à décider » la non-violence ? Un syndicat est-il une personne ? Que signifie le fait qu’une grande partie de la marche syndicale a défié les forces de l’ordre, qu’elle est venue au centre-ville et s’est jointe au Black Bloc pour l’émeute ? Ne fait-elle plus partie du syndicat, puisque « le syndicat a décidé d’être non-violent » ? Si, lors d’une réunion, une personne est d’accord sur la non-violence, et qu’au moment où la police décide de l’attaquer elle fait le choix de riposter, est-ce qu’elle est antidémocratique ? Quelle décision est la plus valable : celle prise durant une réunion formelle ou celle prise dans une situation réelle ? Si des représentants syndicaux sont élus, que le président du syndicat a des pouvoirs exécutifs et qu’un groupe d’activistes utilise le consensus, de quel genre de décision relève l’accord entre le syndicat et le groupe d’activistes : représentatif, autocratique ou directement démocratique ?

Toutes ces questions montrent que les prétentions démocratiques entourant la prise de décision ne sont qu’une farce. La démocratie est un mécanisme permettant de prendre des décisions qui semblent plus légitimes, et non de prendre de meilleures décisions ou des décisions plus justes.

Toutes les formes de prise de décision unitaire, qu’elles soient démocratiques ou autocratiques, visent à forcer les gens à respecter les décisions avec lesquelles ils sont en désaccord. Une monarchie le fait en apprenant aux gens à respecter le souverain plus qu’ils ne se respectent eux-mêmes. Une démocratie le fait en apprenant aux gens à considérer les décisions de groupe comme leurs propres décisions (après tout, nous sommes tous le Peuple, et le Peuple a décidé). Les gouvernements démocratiques et autocratiques ont des forces policières et des forces militaires pour ceux qui ne respectent pas les décisions qu’ils sont censés accepter. Les mouvements sociaux directement démocratiques n’ont pas ces appareils répressifs, mais ils ont le mouvoir moral de l’exclusion. Ceux qui contreviennent aux décisions (y compris les décisions auxquelles ils n’ont jamais participé) sont dépeints comme des outsiders violents qui manquent de respect, mettent en danger, voire oppriment les manifestants légitimes. Comme nous l’avons déjà dit, c’est exactement ce que les militants non-violents du DAN, tels que Rebecca et David Solnit, firent à ceux qui se soulevèrent à Seattle. Ils firent passer le Black Bloc pour des outsiders autoritaires passant outre le processus démocratique, simplement parce que ces derniers avaient pris leurs propres décisions, souvent par consensus, mais dans des espaces séparés. Par ailleurs, ils ignorèrent le grand nombre de syndicalistes ayant désobéi à leurs dirigeants et rejoint l’émeute, ou au moins adopté une position plus agressive, car leur présence discréditait totalement le discours non-violent.

Organiser plutôt que préparer une manifestation

La centralisation, qu’elle soit démocratique ou autre, va à l’encontre d’une lutte libre, horizontale et diversifiée. Un cadre qui reconnaît la pluralité des méthodes vise à surmonter à la fois l’autoritarisme de la non-violence et la tyrannie du parti politique ou de la structure décisionnelle centrale. Il vise aussi à éviter de confondre un mouvement avec l’ensemble d’un conflit social et à dépasser l’espace limité des manifestations formelles. Dans tous ces aspects, il dépasse le cadre de la pluralité des tactiques. Cependant, comme les grandes manifestations sont l’espace dans lequel nous nous réunissons le plus souvent avec ceux qui utilisent des méthodes différentes, il est nécessaire de discuter de certaines idées qui sont cruciales pour créer des manifestations parfaitement horizontales, dans lesquelles les participants se complètent les uns les autres dans un esprit de solidarité.

Personne n’est propriétaire d’une manifestation. Il arrive souvent qu’un groupe spécifique formule l’appel au rassemblement et qu’il consacre beaucoup de travail à l’organisation de la manifestation. Mais si nous acceptons leur récit en tant qu’organisateurs de la manifestation, il s’ensuit logiquement que tous les autres ne sont que des moutons, des chiffres qu’on s’attend à voir sortir et qui répondent aux idées préconçues des organisateurs sur la forme que devrait avoir la manifestation. S’ils ne font pas partie des organisateurs, ils n’ont pas leur mot à dire sur la manifestation.

Nous devrions plutôt parler de la préparation de la manifestation. Le groupe qui fait l’appel au rassemblement se charge d’inviter plus de gens à participer et de faciliter leur implication, mais il ne dicte pas la forme que devrait prendre cette participation. La préparation consiste à faire passer le mot au sujet de la manifestation par le biais d’affiches, d’annonces sur Internet et à la radio, du bouche-à-oreille, de graffitis ou par tout autre moyen approprié, à publier un appel expliquant pourquoi la manifestation est nécessaire (ce qui n’est pas la raison pour laquelle tout ceux qui viennent participent, mais celle pour laquelle ce groupe a décidé de consacrer son énergie à préparer la manifestation). On peut aussi penser à fournir éventuellement des repas et un hébergement aux manifestants venant d’une autre ville, à organiser les soins médicaux et l’aide juridique pour les manifestants blessés vous et arrêtés, à diffuser des cartes et des informations locales parmi ceux qui ne connaissent pas la région. La préparation consiste aussi à identifier des cibles possibles de la manifestation, des quartiers importants tel que ceux qui subissent une gentrification, ceux qui sont souvent la cible de violences policières, ceux qui ont une longue histoire de lutte, ceux où les élites locales vivent, ceux qui regroupent le monde de la finance, etc. Ils peuvent aussi préparer un parcours de marche, que les autres manifestants ne sont pas obligés de suivre, mais ils pourront aussi bien le faire s’ils n’ont pas de meilleur plan.

En considérant ces activités comme une simple préparation de la manifestation, nous refusons à une clique quelconque le droit de revendiquer la propriété d’une manifestation en tant qu’ « organisatrice ». Car tous ceux qui se rendent à une manifestation se sont préparés d’une manière ou d’une autre, que ce soit de façon minimale ou approfondie. Ceux qui ont commencé à se préparer les premiers sont engagés dans la même activité que les autres ; leurs plans et leurs décisions ne sont pas plus importants que ceux des autres. Certains groupes d’affinités consacrent beaucoup d’efforts à la préparation d’un plan action pour une manifestation. Les plans d’actions illégales ne peuvent généralement pas être partagés avec de grands groupes de personnes ou lors de réunions publiques, mais cela ne les rend pas moins légitime que d’autres. Les plans fait par ceux qui n’étaient pas présents lors de l’appel initial ne sont pas moins légitimes par le simple fait qu’ils sont arrivés plus tard dans le processus.

Respecter ceux avec lesquels nous protestons

Si nous acceptons qu’une manifestation n’appartienne pas ses organisateurs, nous devons également réfléchir davantage la manière d’interagir avec les autres manifestants. L’idée d’organiser une manifestation, dans la façon dont elle est menée habituellement, utilise une logique infantilisante : il faut dire aux autres manifestants comment et où protester, ce qu’ils peuvent et ce qu’ils ne peuvent pas faire. Comme le dit Bayard Rustin, l’un des chefs organisateurs de Martin Luther King : « Vous commencez à organiser une manifestation de masse avec un présupposé détestable : vous supposez que tout ceux qui viennent ont la mentalité d’un enfant de trois ans[165]. » Le rejet de cette logique exige une plus grande maturité de la part de chacun, ce qui implique non seulement de prendre nos propres décisions sur la façon de protester, mais aussi de réfléchir à la manière dont ces décisions affectent les autres. Il y a un certain nombre d’erreurs, commises par les gens utilisant des tactiques combatives ou dangereuses, qui nuisent au respect mutuel et à la solidarité.

L’une de ces erreurs consiste à faire du grabuge dans un endroit qui ne vous est pas familier. Dans toute situation de protestation impliquant des personnes venant de l’extérieur de la ville, les locaux devraient faire de leur mieux pour faire connaître aux gens de l’extérieur les particularités des différents quartiers, tandis que les gens de l’extérieur devraient se tourner vers les locaux pour savoir comment agir et quels sont les objectifs légitimes. Un quartier d’affaires, cependant, à la différence d’un quartier résidentiel, est rempli d’institutions et d’entreprises qui causent des problèmes dans les quartiers de tout le monde. C’est toujours franc-jeu de le choisir pour cible, parce que tout un chacun a de bonnes raisons de l’attaquer.

Cependant, le fait d’accuser des fauteurs de troubles extérieurs a plus souvent été un mensonge diffusé par les médias, la police et les militants non-violents qu’un véritable problème. La plupart des grandes manifestations qui ont donné lieu à des émeutes ces dernières années, du moins en Amérique du Nord, ont été organisées en partie par des habitants locaux et ont bénéficié d’une forte participation locale. Au Royaume-Uni, les principales manifestations étudiantes ayant entraîné des émeutes à Londres avaient peut-être impliqué une majorité de gens de l’extérieur de la ville, mais ils étaient venus et avaient saccagé le siège du parti au pouvoir, entre autres bâtiments, précisément parce que le gouvernement, qui étend son autorité sur tout le pays et prend des décisions faisant du mal aux étudiants venant d’aussi loin que York, est situé à Londres. Si quelqu’un ne veut pas de protestation bruyante « dans sa ville », il ne doit pas accepter « dans sa ville » des institutions gouvernementales qui bousillent la vie des gens dans des coins reculés du monde. Se déplacer pour attaquer l’institution qui vous fait du mal sur votre territoire est parfaitement légitime.

Nous devrions également examiner la construction du quartier, et à qui il appartient. Si une association de quartier dénonce une émeute comme l’œuvre d’agitateurs extérieurs ou comme une honte pour le quartier, faut-il automatiquement la croire ? De nombreuses associations de quartiers sont dirigées par des propriétaires d’entreprises ou d’autres membres de l’élite locale. Si seulement dix personnes font partie de l’association de quartier, tandis que vingt jeunes locaux et une centaine de gens venus d’ailleurs participent à l’émeute, l’association est-elle légitime ? Je connais plusieurs cas de « section locale » de grandes organisations nationales, comme la NAACP[166], qui ne comptent qu’une ou deux personnes. Si la police tue un Noir à Oakland, qu’ensuite plusieurs dizaines de ses amis et voisins, soutenus par une centaine de personnes de Berkeley et de San Francisco, se livrent à une émeute, tandis que sa famille, la NAACP et une centaine de militants eux aussi de l’extérieur d’Oakland dénonce les émeutes, pour qui prenons-nous parti[167] ? La NAACP se présente comme l’organisation qui représente tous les Noirs aux États-Unis. Les blancs ont-ils le droit d’être en désaccord avec sa politique sans être racistes ? Là où nos actions recoupent la dynamique de la race et les différences entre les personnes les plus affectées et les moins affectées, nous devons être sensibles, humbles et ouverts à la critique. Mais si notre cadre d’action nous encourage à ne pas prendre de risques et à éviter d’être traités de racistes en ne faisant rien, alors nous avons un sérieux problème.

Un problème connexe se pose lorsqu’une question concerne plus certaines personnes que d’autres. Lors d’une manifestation contre les mesures d’austérité, toute personne touchée par l’austérité (presque toute la société) peut devenir protagoniste. Puisque l’austérité ne touche pas de tout le monde de la même manière, personne ne devrait décider comment les autres peuvent participer. Lors d’une manifestation étudiante, les étudiants ainsi que ceux qui sont exclus du statut d’étudiant notamment en raison de facteurs économiques devraient être en mesure de prendre l’initiative. Mais, par exemple, lors d’une manifestation de solidarité indigène, les personnes qui ne sont pas indigènes devraient probablement se laisser guider par celles qui le sont au lieu d’imposer leurs propres rythmes ou méthodes. Chaque fois que des gens d’une lutte distincte font appel à d’autres personnes pour obtenir de l’aide, cela relève de la courtoisie de base que de les écouter pour savoir quel genre d’aide ils veulent et à quoi cela devrait ressembler. Ils devraient à leur tour traiter ceux qui les soutiennent avec respect et solidarité plutôt que comme des moutons ou des ressources à exploiter, sinon le soutien ne durera probablement pas longtemps. Par ailleurs, ceux qui n'agissent qu'en tant que partisans ou alliés dans les luttes des autres devraient se demander ce qu’ils font exactement dans la rue, si le système les traite assez bien pour qu’ils n’aient aucune raison personnelle de lutter.

Parfois, des manifestations ou des actions de solidarité sont organisées pour ceux qui sont loin. Lors du soulèvement en Turquie au printemps 2013, j’ai pris part à une manifestation de solidarité qui avait été convoquée dans une petite ville des États-Unis. Un certain nombre d’immigrés turcs figuraient parmi ceux qui avaient organisé la manifestation. Plusieurs d’entre eux essayèrent d’imposer un discours unificateur, affirmant que le soulèvement en Turquie concernait la démocratie et les droits humain. Ils utilisèrent également le drapeau national turc comme symbole de cette lutte. Ils tentèrent de guider la manifestation sur un chemin beaucoup plus paisible que celui habituellement emprunté dans cette ville, en marchant sur le trottoir plutôt que sur la chaussée, par exemple. Un certain nombre d’anarchistes y participèrent. Quelques-uns parmi eux, qui avaient des amis et des camarades d’Istanbul impliqués dans l'occupation de la place Taksim dès le début, critiquèrent gentiment l’utilisation du drapeau turc comme symbole de la lutte et chantèrent des slogans critiques envers le capitalisme, la police et toutes les formes de gouvernement. Il était choquant, quoique malheureusement peu surprenant, de voir avec quelle facilité l’identité nationale était utilisée pour inclure les uns, aux idées légitimes, et exclure les autres, aux idées illégitimes. Par le simple fait d’être né turc, un manifestant pouvait prétendre représenter un mouvement auquel il n’avait jamais participé, alors qu’une personne d’une autre identité ethnique qui avait des amis ayant contribué à faire de l’occupation et de la lutte une réalité pouvait être qualifiée d’outsider illégitime quand elle essayait de promouvoir le même discours que ses camarades à Istanbul.

Il était tout aussi triste et peu surprenant de voir une personne de gauche et blanche revendiquer le rôle d’allié des manifestants turcs afin d’imposer sa propre politique réformiste. À un certain moment, cette personne déclara que « tous les Turcs » présents lors de la manifestation étaient d’accord pour dire que le drapeau était un symbole approprié, que le mouvement ne concernait que les droits humains et la démocratie, et que les anarchistes n’y avaient donc pas leur place. En d’autres termes, les discours et les idées très présents et influents dans le soulèvement en Turquie doivent être réduits au silence dans une manifestation solidaire aux États-Unis, par respect pour le peuple turc. Pourtant, dans ce cas comme dans bien d’autres, la suite révéla une réalité différente : de nombreux Turcs présents n’étaient pas d’accord avec l’utilisation du drapeau, et beaucoup d’entre eux reprirent les slogans anticapitalistes. Même si l’on accepte la validité incontestable du consensus supposé du peuple turc à une manifestation donnée, la logique est douteuse. Elle met les Turcs en avant comme porte-parole de toutes les affaires de leur pays, quelle que soient leurs connaissances, leurs expériences, leur classe sociale ou une centaine d’autres facteurs réels. Les inévitables désaccords entre un Turc et un autre doivent être réduits au silence afin de projeter l’image d’une position ou d’une croyance essentiellement turque. Cette opération peut être effectuée par une personne de ce groupe identitaire ou par un non-Turc affirmant être un allié, mais la position unifiée que cette personne prétendra soutenir de façon neutre sera toujours une projection de ses idées préconçues.

La solidarité avec une lutte en Turquie ne nécessite pas de fabriquer une position turque essentielle et homogène à soutenir. Cela veut dire qu’il faut s’identifier correctement par rapport à cette lutte et s’engager à défendre les idées pour lesquelles les gens se battent. Et les idées doivent être prises au sérieux. Si certaines personnes, que ce soit aux États-Unis ou en Turquie, prétendent que les habitants d’Istanbul luttent pour la démocratie les droits humains, nous devrions les prendre au mot plutôt que de soutenir un romantisme néfaste. Les gens qui déclenchèrent le soulèvement en occupant la place Taksim étaient des contrevenants à la loi et des criminels ne respectant pas la procédure régulière qui est la pierre angulaire de la démocratie. Ils ne tentèrent pas d’élire de nouveaux représentants ni même d’organiser un référendum populaire sur le parc. Une petite minorité de radicaux avaient agi directement au mépris de la loi et l'avait occupé. D’autres personnes furent inspirées et les rejoignirent, mais il n'existe aucun droit humain écrit qui garantit l’existence d’un parc à un endroit donné, qui nie la prérogative de l’État de construire des centres commerciaux sur des parcs, ou qui permet aux gens de désobéir aux ordres de dispersion de la police. Aucun texte ratifié sur les droits humains, où que ce soit dans le monde, n'interdit à la police d'évacuer un bidonville ou d'empêcher les gens de dormir dans un parc, et aucun gouvernement démocratique au monde ne refuse à ses forces de police le droit d’utiliser des armes moins meurtrières, comme les gaz lacrymogènes, contre une foule érigeant des barricades dans la rue.

Que cela plaise ou non, les minorités radicales d’Istanbul inspirèrent les gens d’un bout à l’autre de la ville, puis du pays, puis du monde entier, précisément parce qu’elles plaçaient leurs propres croyances au-dessus de la loi et des règles établies d’un gouvernement démocratique. Ceux qui tentent de traduire cela en une lutte pour les droits humains seraient probablement parmi les premiers à nous dénoncer si nous portions des masques, construisions des barricades et luttions pour défendre les espaces verts dans nos propres quartiers. Quand de telles personnes reprennent le slogan « La place Taksim est partout », intentionnellement ou non, elles disent un mensonge. Le fait qu’elles doivent cacher le caractère criminel des occupants de Taksim avec de belles paroles montre qu’elles trahissent déjà la lutte en plaçant les valeurs étatiques de légalité et de démocratie au-dessus des valeurs d’action directe et d’anticapitalisme, lesquelles sont au cœur même du soulèvement.

Les manifestations contre la guerre tentent souvent d’établir une solidarité avec des personnes éloignées en l’absence totale de relations personnelles. Le type d’actions qui peuvent être entreprises dépend des conditions locales et du type d’actions employées dans la lutte avec laquelle on est solidaire. Par exemple, il serait un peu étrange, voire irrespectueux, de mettre le feu à une banque en solidarité avec le mouvement pour un Tibet libre, car ce mouvement est majoritairement pacifiste. À l’autre extrême, il était tout à fait inapproprié que des militants pour la paix dénoncent le sabotage de centres de recrutement ou tentent d’appliquer des principes de non-violence lors du mouvement contre la guerre en solidarité avec l’Irak, puisque les Irakiens eux-mêmes ne résistaient pas de façon non-violente.

Bien sûr, nous choisissons de nous solidariser avec certains éléments d’une lutte, et jamais avec une lutte entière ; il n’y a donc aucune raison pour qu’un groupe de pacifistes aux États-Unis ne se solidarise pas avec un groupe relativement petit de pacifistes en Irak, plutôt qu’avec les groupes de résistance armée plus importants, tout comme certains anarchistes avaient essayé de construire une solidarité avec les quelques milices antiautoritaires ou anticapitalistes actives en Irak. Si nous ne trouvons aucun élément dans une lutte lointaine avec lequel nous nous sentons en affinité, nous pouvons et devons agir pour mettre fin à la guerre (ou à toute autre situation, comme la spoliation de leurs terres). Dans ce cas, il ne s’agit plus de construire une relation de solidarité, mais simplement d’attaquer ce qui rend la guerre possible : le soutien de l’opinion publique, selon de nombreux partisans de la non-violence (à tort, comme le montre l’histoire) ; ou le recrutement militaire et les infrastructures de production et de livraison d’armes, selon d’autres (ce qui est un peu plus juste, mais il semble que, au siècle dernier, une grande puissance ne soit parvenue à mettre fin à une guerre d’occupation avant de la gagner que grâce à une résistance armée efficace et à une révolte de ses propres troupes, deux éléments intimement liés).

Pour éviter toute d’interprétation erronée et absurde de cet argument, je tiens à préciser que ce n’est pas parce que les Irakiens utilisèrent des bombes le long des routes que tous ceux qui voulaient les soutenir auraient dû faire de même. Premièrement, les personnes qui n’ont pas la capacité d’utiliser des tactiques hautement illégales et dangereuses sans se faire arrêter ou tuer immédiatement ne devraient probablement pas les utiliser.

Deuxièmement, nous ne devrions jamais utiliser les tactiques avec lesquelles nous sommes en désaccord sur le plan éthique, comme celles qui pourraient tuer des passants innocents. Je dois toutefois faire remarquer qu’une invasion militaire crée une nouvelle situation dans laquelle la mort des non-combattants est inévitable. Cela peut sembler faire deux poids, deux mesures, mais je pense qu’il y a une différence réelle et importante entre l’état d’esprit de quelqu’un qui pourrait décider d’accepter des dommages collatéraux dans un moment de paix sociale – ce qui peut se justifier par un calcul morale froid, mais non par la réalité émotionnelle de la situation – et de celui qui accepte le risque de tuer des spectateurs dans une situation difficile de guerre ouverte. Et dans cette deuxième situation, il y a une véritable différence entre ceux qui mettent des bombes au milieu d’un marché pour créer de l’instabilité et ceux qui ciblent les soldats d’occupation avec des explosifs, tuant parfois aussi des passants.

Troisièmement, le terrain psychologique et sociale sur lequel nous agissons, c’est-à-dire ce que nos actions communiquent aux autres et comment elles vont retentir sur les événements ou les influencer, doit toujours avoir la plus grande importance dans l’élaboration des actions les plus intelligentes.

Ne pas nuire aux autres manifestants

Mettre les autres en danger par nos actions constitue une autre façon de briser le minimum de respect mutuel et de solidarité. L’exemple le plus évident est le fait de lancer des objets et de frapper d’autres manifestants. C’est embarrassant que cela se soit déjà produit, et qu’il soit nécessaire de souligner à quel point il est facile de pratiquer l’art du lancer avant d’aller à une manifestation, ou qu’ont peut éviter de lancer des objets durs lorsque la police et les manifestants sont mélangés. Bien sûr, dans une mêlée au corps-à-corps avec la police, il est plus logique que les gens les plus éloignés fassent des lancers pendant que ceux qui sont en première ligne la tiennent ou essaient de repousser les flics. Cependant, avant de ramasser une pierre, une bouteille ou une bombe de peinture, les personnes qui veulent lancer des objets doivent s’assurer qu’elles peuvent faire mouche sans frapper personne au premier rang.

D’autres plaintes surgissent lorsque des manifestants combatifs se servent d’une foule comme abri pour déclencher une émeute ou lorsqu’ils créent une situation conflictuelle dans un endroit où les gens ne peuvent s’échapper facilement, ou autour de jeunes enfants et d’autres personnes qui sont plus vulnérable à la brutalité policière. Toutefois, cette préoccupation est complexe. Il y a eu des occasions où des manifestants ont eu recours à d’autres personne sans se soucier de leurs désirs ou de leur bien-être, simplement parce qu’ils avaient besoin d’une foule passive pour mettre en œuvre leur tactique, ce qui constitue une violation de la solidarité. Cependant, tout aussi souvent, si ce n’est plus, il y a eu des cas où des manifestants sont restés dans les parages au début des émeutes, ravis par le bruit des éclats de verre et de la lueur des feux, mais plus tard, après leur arrestation, ils ont accusé les émeutiers de les avoir mis en danger. Bien que cela arrive, il est relativement rare qu’une émeute surgisse de nulle part, sans que rien n’indique qu’elle est sur le point de commencer et qu’elle s’intensifie progressivement (surtout quand tant d’émeutiers viennent préparés, masqués et en chantant leur colère).

Certains pacificateurs vont au-delà du problème de la mise en danger physique d’autres manifestants et dénoncent ceux qui exposent d’autres manifestants aux risques d’arrestation. Bien qu’il soit possible pour une personne de faire quelque chose qui provoque directement et immédiatement l’arrestation d’une autre personne, en général cette accusation est absurde. Les gens qui « ne peuvent pas risquer d’être arrêtés », comme le dit la rhétorique, ne devraient pas participer à des manifestations. La police arrête parfois un groupe entier de manifestants, un millier en même temps, ou elle arrête des gens en fonction de leur apparence, ou parce qu’ils étaient au mauvais endroit au mauvais moment. Parfois, il y a des arrestations même lors de manifestations où rien n’a été détruit. En ouvrant la bouche et en critiquant l’ordre existant, vous risquez d’être arrêté. De plus, le fait de se comporter en bons et ou en mauvais manifestants ne détermine pas comment la police agit. La police fait ce qu’elle choisit de faire, et parfois cela implique des arrestations. Elle a déjà décidé de sa stratégie de répression avant qu’une manifestation ne commence. Durant les manifestations contre la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA) à Miami en 2003, la stratégie de la police consistait à terroriser les manifestants des semaines à l’avance, ce qui incluait des arrestations arbitraires et de la torture. Lors de plusieurs manifestations à Washington et à New York, la police avait mis en place une stratégie d’arrestations préventives et massives. A San Francisco, la police opta parfois pour un usage intensif d’armes de projectiles moins meurtriers, et d’autres fois pour la désescalade. Au Royaume-Uni, pendant plusieurs années, la stratégie policière la plus courante avait été la surveillance agressive de proximité pour dissuader les infractions à la loi.

La police peut changer sa stratégie à mi-parcours si la première ne fonctionne pas pour maintenir l’ordre, mais nous ne pouvons jamais contrôler si elle décide ou non de procéder à des arrestations et de taper sur les gens, et prétendre le contraire est malhonnête. Tenir pour responsables ceux qui agissent contre la répression n’est rien de plus qu’une autre façon de justifier la répression et de naturaliser le sale boulot de la police.

Quant à l’accusation visant les émeutiers qui se réfugient dans la foule, il faut mettre les choses en perspective. Idéalement, ceux qui se révoltent et ceux qui veulent marcher ou s’asseoir pacifiquement devraient avoir suffisamment de distance entre eux pour ne pas s’affronter, et je ne connais aucun cas où les partisans de la non-violence ont accepté un cadre des tactiques plurielles et où les manifestants qui voulaient en découdre ont amené l’émeute dans ce qui était censé être la zone pacifique. Cependant, quand les choses se compliquent et que vous fuyez les flics, vous devez parfois vous réfugier dans la foule. En réalité, c’est à ça que servent les foules. Des gens qui sont de l’autre côté de la loi depuis des siècles le savent bien. C’est pourquoi, jusqu’à tout récemment, les quartiers ouvriers les zones rurales étaient de si bons endroits pour se cacher. Lisser toutes les rides de l’espace urbain et rural, le rendre plus quadrillé ou transparent, ont toujours été une caractéristique majeure de l’urbanisation étatiste. Les villes modernes sont conçues pour empêcher la formation de foules. Pendant les manifestations, la non-violence est nécessaire pour faire de ces foules des espaces hostiles aux contrevenants à la loi. Si nous laissons cela se produire, nous trahirons l’histoire de la lutte des peuples opprimés et marginalisés, et nous prendrons le parti de leurs oppresseurs, ceux qui s’autoproclament forces de l’ordre.

Il y a bien pire, et c’est une rupture plus importante de la solidarité : refuser l’asile un autre manifestant, ce qui revient à collaborer avec la police et l’aider à faire une arrestation, mais cette collaboration est devenue courante. Les organisateurs de la manifestation mettent souvent en place des « cordons de sécurité » et une police de la paix dont la fonction spécifique est d’empêcher les mauvais manifestants d’entrer dans la foule, même lorsque les policiers sont sur leurs talons. C’est une chose d’essayer d’empêcher quelqu’un de lancer des pierres de l’intérieur d’une foule – autoritaire dans certaines situations, raisonnable dans d’autres –, mais c’en est une autre de refuser toute protection à quelqu’un qui fuit les flics.

Ce dont nous avons besoin, ce sont de foules qui soutiennent les manifestants combatifs. Si nous acceptons sans critique les préférences des gens maintenant, en soumettant le choix des tactiques acceptables à un vote unique, la lutte n’avancera jamais, parce que la plupart des gens qui commencent tout juste à participer à des mouvements sociaux n’acceptent pas les tactiques les plus fortement criminalisées par le gouvernement et les médias. Ils ne peuvent donc pas changer de préférence ou se faire leur propre opinion avant d’avoir été en contact avec ces tactiques, avant d’avoir vu à quoi elles ressemblent et comment ils les ressentent en pratique. Cela ne peut se produire que si d’autres utilisent ces tactiques malgré la désapprobation de la majorité.

Violations non-violentes du respect et de la solidarité

De l’autre côté de la ligne, il y a beaucoup de choses que les manifestants pacifiques font et qui constituent une violation absolue du respect et de la solidarité. Nous ne devrions même pas avoir mentionner le fait de moucharder, bien que la transmission d’informations aux policiers soit malheureusement considérée comme acceptable par de nombreuses personnes parlant de changer le monde ou de remettre en question le système. Nous ne pouvons probablement pas changer les dispositions d’esprit des lèche-culs au point de penser que la dénonciation est acceptable, mais, parmi nous, nous devons faire en sorte que l’ostracisme des mouchards et de tous ceux qui justifient cette pratique devienne courant.

La pratique pacifiste courante qui consiste à arracher les masques de ceux qui tentent de protéger leur identité est une forme de dénonciation : cela revient à divulguer l’identité d’un camarade à la police et à l’exposer à la prison, surtout depuis que le simple fait de se masquer, de tenter de se protéger de la surveillance gouvernementale, est devenu est illégal dans la plupart des pays où la surveillance pendant les manifestations est courante. Puisque le fait d’exposer quelqu’un à la prison est beaucoup plus violent qu’un coup de poing au visage (dont les effets passent généralement après quelques heures ou quelques jours, alors que la prison peut marquer quelqu’un à vie), on devrait rendre la pareille à toute personne qui en démasque une autre.

L’autre gros problème, ce sont les caméras. Tout le monde doit se rendre compte qu’on met en danger les autres manifestants en filmant tout. Nous devrions également faire entendre que si tout le monde a une caméra, nous ne serions rien d’autre que des spectateurs passifs, et nous transformerions notre propre protestation en un simple spectacle. Une caméra la main, c’est une pierre de moins, une pancarte de moins, un drapeau de moins, une bombe de peinture de moins, ou une pile de tracts de moins, et par conséquent, un manifestant actif de moins. Si la question de la spectacularisation est importante, celle de la sécurité est fondamentale. Filmer une manifestation expose toute personne choisissant des méthodes conflictuelles à des risques d’arrestation et d’emprisonnement. C’est un manque majeur de respect mutuel et de solidarité. Mais le fait de filmer et de photographier met tout le monde en danger. La police n’est pas là uniquement pour arrêter les contrevenants. Elle est là pour s’assurer que nos mouvements échouent. Les policiers surveillent et conservent des dossiers sur toutes les personnes qui, selon eux, pourraient constituer une menace pour l’autorité.

Dans de nombreux pays, des gouvernements démocratiques sont remplacés par des dictatures, lesquelles utilisent les listes d’ennemis de l’État que les gouvernements démocratiques avaient déjà constituées. Par ailleurs, les immigrants mis sous surveillance dans les pays démocratiques sont déportés et font face à des conséquences encore plus graves dans leur pays d’origine. Quant aux gouvernements démocratiques, puisque les nouvelles technologies leur donnent rapidement une capacité de surveillance totale, ils ne se retiennent pas. Il est significatif, étant donné que Facebook est devenu l’un des principaux outils des autorités policières pour recueillir des données sur les mouvements sociaux, que la plupart des gens qui prennent des photos ne vont les télécharger que sur leurs stupides pages Facebook.

Nombreux sont ceux qui pensent qu’il est nécessaire d’utiliser les caméras pour lutter contre la brutalité policière ou pour mettre en place une contre-information, notamment avec les médias indépendants. Pourtant une caméra est bien plus dangereuse pour les manifestants qu’un cocktail Molotov. Personne ne devrait s’en servir lors d’une manifestation sans savoir ce qu’il fait. Les collectifs de Copwatch, les groupes d’aide juridique, les militants d’Indymedia et d’autres groupes de contre-information ont commencé à organiser des ateliers sur la façon de filmer sans permettre la surveillance policière, de modifier les images pour effacer les caractéristiques d’identification des gens, de choisir le moment pour mettre les visages des manifestants sur Internet, de savoir comment stocker, télécharger et supprimer des images en toute sécurité. Tant que tout cela n’est pas acquis, il ne faudrait pas filmer ou photographier pendant les manifestations. Ceux qui filment doivent s’identifier pour que les autres sachent qu’ils ne sont pas des flics ou des journalistes de médias de masse. Toute personne ayant une caméra ou un appareil photo devrait être priée de le ranger ou de partir. Bien sûr, nous ne pouvons pas empêcher les spectateurs de filmer ou de prendre des photos et, en fin de compte, chacun doit prendre la responsabilité de protéger sa propre identité s’il le souhaite. Cependant, si nous pouvions décourager l’usage de caméras dans la manifestation elle-même, nous aurions un environnement propice à une pluralité de tactiques – ou simplement à une manifestation active et non spectaculaire – et beaucoup moins favorable à la surveillance policière.

Par ailleurs, le fait de planifier le parcours de la manifestation en coopération avec la police ou de demander l’autorisation de manifester est également une violation de la solidarité dont beaucoup d’activistes à non-violents n’ont pas conscience. Après avoir échoué à contrôler efficacement les révoltes sociales dans les années 1960 et 1970, les théoriciens de la police mirent en place la police de proximité. Le double objectif était de se donner un visage amical et d’avoir d’autres moyens pour recueillir des renseignements à l’intérieur des quartiers, développer la coopération avec les organisateurs de manifestations et répandre l’illusion d’un intérêt commun d’ordre public entre flics et manifestants. Mais si les bons manifestant font équipe avec les flics, c’est pour isoler et criminaliser davantage les prétendus mauvais manifestants. Planifier le parcours de la marche avec la police, et même leur indiquer le parcours à l’avance, sont une autre façon d’imposer le pacifisme à tous les manifestants, parce que la police fera tout son possible pour garder les manifestants encerclés et pour protéger les symboles du pouvoir comme les banques. Les opposants à la destruction des biens et aux émeutes devraient prendre de cela en compte lorsqu’ils disent que la violence est ce que « l’État veut ».

Le fait de demander une autorisation de manifester permet à l’État de nous retirer une énorme partie de nos possibilités de résistance. Ceux qui demandent des autorisations légitiment l’idée qu’il faut obtenir la permission de descendre dans la rue, ils renforcent l’idée que l’espace ouvert appartient à l’État (ce qu’il essaie de faire respecter depuis des siècles, tuant d’innombrables personnes pour faire valoir ses prétentions). Ils donnent à la police plus de moyens pour réprimer ceux qui se défendent, en l’occurrence en indiquant le nom des personnes demandant l’autorisation, lesquelles sont exposées à des poursuites pénales en cas d’émeute et subissent une pression pour que les manifestantes fassent leur propre police.

Chaque fois que c’est possible, nous devrions descendre dans la rue illégalement et sans autorisation. C’est vrai pour ceux qui choisissent d’être pacifiques autant que pour ceux qui choisissent d’être combatifs, parce qu’à long terme, le fait d’accorder à l’État le pouvoir de nous donner la permission ou de planifier nos itinéraires de manifestation affecte la capacité de chacun à protester.

Afin de permettre aux gens de manifester à des niveaux différents de confrontation et de risque, les anarchistes et les activistes utilisant un cadre de tactiques plurielles ont proposé d’établir des zones de manifestation distinctes. Par exemple, une zone verte pour les manifestations de masse, une zone de jaune pour les blocages non-violents et une zone rouge pour les tactiques de confrontation. Cette pratique a bien fonctionné à plusieurs occasions. Même si elle permet à la police de savoir comment se préparer à prévenir les troubles, d’immenses foules utilisant une pluralité de méthodes et de plans d’attaque ont réussi à déjouer les forces de police plus lentes et plus hiérarchisées et à paralyser une ville. Mais elle comporte aussi un certain nombre de faiblesses. Elle limite considérablement la spontanéité et la capacité des manifestants à réagir à des situations imprévues. Elle instaure aussi essentiellement une ségrégation entre les personnes ayant des pratiques différentes, les empêchant de se confronter et de changer le statu quo dans lequel le Black Bloc et les manifestants non-violents d’action directe sont de petites minorités à côté d’une majorité isolée de manifestants passifs qui suivent, comme des moutons, toute organisation ayant le plus gros budget ou les meilleurs contacts avec les médias et la police pour organiser ce qu’ils présenteront comme la marche principale.

Malheureusement, tant que la non-violence comme philosophie exclusive et absolue conservera sa crédibilité, il sera impossible de surmonter ces faiblesses et de développer une complémentarité mature et efficace. Ceux qui préfèrent utiliser des méthodes pacifiques doivent accepter le fait que la confrontation, le sabotage, les attaques et l’illégalité ont toujours fait partie de la lutte. Les rebelles sociaux combatifs peuvent aider à répandre cette idée en ne dénigrant pas avec arrogance les méthodes des autres et en ne les considérant pas comme simple soutien ou un auxiliaire des méthodes combatives qui leur semblent plus importantes.

Des tactiques pacifiques et combatives conjointes

Si nous pouvons soutenir les formes de participation des uns et des autres dans la lutte, nous pouvons ouvrir des possibilités totalement nouvelles. Les gens en avaient clairement assez de la non-violence lors de la grève générale à Barcelone du 29 mars 2012, c’est-à-dire moins d’un an après que le mouvement Democracia Real Ya l’eut imposée aux luttes sociales en cours. Quand la marche anarchiste et anarcho-syndicaliste descendit la rue chic Pau Claris de Gràcia à la place de Catalunya, en plein centre de la ville, les gens dans la foule se déchaînèrent et mirent le feu à presque toutes les banques et les boutiques de luxe qu’ils rencontraient. Sur la place de Catalunya, la police attaqua et dispersa la marche, mais elle se retrouva rapidement mêlée à une foule de plusieurs dizaines de milliers de jeunes et de moins jeunes, d’immigrés et de gens du cru, de socialistes, d’anarchistes, de progressistes et autres, tous ceux qui n’avaient pas fini de protester mais qui refusaient de rejoindre la manifestation de masse des grands syndicats défilant dans les parages. Durant un certain temps, la foule fut paisible, mais insoumise. Puis les jeunes commencèrent à brûler des poubelles et à attaquer la police à un bout de la place, où elle protégeait un grand centre commercial. Lorsque la police retira, la foule se précipita en avant et l’émeute recommença pour de bon. Ils incendièrent un Starbucks, une banque et le centre commercial, et se battirent pendant des heures avec acharnement contre la police.

Auparavant, à Barcelone, les émeutes avaient peut-être impliqué quelques centaines de personnes et duré jusqu’à l’arrivée de la police. Cette fois -ci, plusieurs milliers de personnes participèrent directement et tirent bon. Les flics ne parvenaient pas à les repousser (il leur fallut quelques heures pour regagner la zone qu’ils avaient perdu et pour reprendre ensuite la partie supérieure de la place). A cause des dizaines de milliers de personnes qui remplissaient la place, ils ne pouvaient pas les encadrer ou les encercler. Cette manifestation montre la caractéristique la plus significative de l’émeute. Si l’on détourne un instant l’attention des personnes en première ligne, on constate que la foule contenait un large éventail de potentialités et de manières de participer. Au milieu de la place, il y avait des personnes âgées et des familles avec des enfants, et plus près du haut de la place, il y avait celles qui encourageaient les émeutiers et huaient les flics, celles qui aidaient à enlever les gens blessés par les balles en caoutchouc, celles qui aidaient à ramasser des pierres et des projectiles, et celles qui engueulaient les pacifistes tentant de protéger les banques ou de prendre des gens en photo.

L’émeute fournit un modèle pour une forme d’action plus forte disposant d’une place pour tout le monde, à condition que chacun accepte la légitimité des autres types de participation et rejette les tentatives de la police visant à nous dicter comment prendre le contrôle la rue. Ceux qui le veulent peuvent riposter contre les banques, les grandes entreprises et la police pour tous les torts qu’elles nous causent. Lorsqu’ils ne voient pas les autres manifestants de façon antagoniste, mais comme des camarades, ils sont beaucoup plus susceptibles d’agir avec respect, de ne pas les mettre en danger ni de se mettre en danger eux-mêmes et de protéger la foule de la police. À l’autre extrémité de la foule, les militants pacifiques pourraient essayer de retenir la police ou bloquer un carrefour par un sit-in. Les activistes des médias indépendants pourraient également filmer, avec l’accord des participants. Au milieu, les gens pourraient chanter, danser, encourager les émeutiers et les militants, repeindre les rues, protéger les enfants, les personnes âgées et soigner les blessés. Ceux qui voudraient être plus conflictuels pourraient apporter des pierres aux émeutiers, préparer des cocktails Molotov, ou expulser les journalistes essayant de filmer les émeutiers.

Telle une hydre à têtes multiples, cette foule serait infiniment plus forte qu’une marche non-violente disciplinée ou un groupe d’émeutiers isolé des autres. Surtout lorsque les participants cultivent le sens du respect mutuel et de la collectivité, la foule jouit de l’avantage unique d’être « pancentrique » : chaque point de la foule est son centre, chaque forme de participation est essentielle. Ceux qui repeignent les rues ne sont pas là simplement pour soutenir les émeutiers ou les manifestants non-violents, mais parce que c’est leur façon de contribuer à la lutte. Les enfants ne sont pas là simplement comme des appendices de leurs parents, des personnes à charge ayant besoin de protection, mais parce qu’il est important pour nous tous qu’ils participent à la lutte. De même, ceux qui se livrent à l’émeute ou bloquent les rues ne sont pas seulement les protagonistes d’une bataille héroïque, ils sont aussi au service de la foule, prêts à prendre des risques pour défendre l’ensemble des gens.

Humeurs de lutte

Le fait d’imposer la non-violence bloque également une autre voie possible dans le développement d’une pluralité de méthodes. Toutes les manifestations ne devraient pas être pacifiques, mais toutes ne devraient pas non plus tourner à l’émeute. Nous avons besoin d’un moyen commun pour reconnaître et exprimer les humeurs changeantes de la lutte. Nous devons développer une intelligence collective pour savoir quand le moment est venu d’attaquer, d’occuper de terrain, de crier et faire du bruit, ou quand simplement être présents. Parfois, nous devons descendre dans la rue pour célébrer, d’autres fois pour faire le deuil. Parfois pour attaquer et détruire, d’autres fois pour danser, défoncer l’asphalte et planter un jardin.

Cependant, les partisans de la non-violence ont injecté une hiérarchie implicite dans les conversations mettant en conflit deux envies d’action différentes. On entend souvent dire que des manifestants combatifs ont « ruiné » une manifestation. Cela renforce l’idée que la manifestation appartient aux participants pacifiques supposés légitimes, et que les illégaux sont une force extérieure, étrangère. C’est logique des médias, de la police et de la répression. Dans le cadre d’une pluralité de méthodes, des personnes très différentes peuvent travailler ensemble, mais pas si certaines d’entre elles croient être propriétaires des espaces communs, dictent à d’autres comment elles doivent participer et renforcent le discours du gouvernement sur les éléments extérieurs violents. Ce discours a toujours été utilisé pour justifier et introduire des méthodes de contrôle plus sévères impliquant de taper, arrêter, déporter, torturer, tuer et espionner – pas seulement les prétendus mauvais manifestants, mais tous.

Et si ceux d’entre nous qui favorisent les tactiques combatives commençaient à dénoncer les manifestants pacifiques pour avoir « ruiné notre émeute » ? Et si nous essayions de mettre les gens mal à l’aise, de les faire se sentir déplacés ou même criminels s’ils se présentaient à « notre » manifestation et ne prenaient pas aussi une pierre ou une bombe de peinture ? Le fait que cela ne se soit jamais produit montre qu’il ne s’agit pas d’un conflit symétrique entre de parties. Au contraire, ceux qui favorisent la non-violence ont souvent fondé leur pratique sur un manque total de respect envers les autres et une tentative de domination de l’ensemble d’un mouvement. Il ne s’agit pas d’une situation où tout le monde a simplement besoin de s’entendre. La non-violence telle qu’elle existe actuellement doit être démantelée pour que les luttes sociales progressent.

Les gens qui font des choix différents ne ruinent pas les espaces communs de protestation. Le critère important est de savoir si les actions d’un manifestant nuisent à un autre au sein de cet espace. Les manifestants qui filment et prennent constamment des photos font du mal et mettent en danger les autres. Mais ceux qui s’habillent tout en noir et qui attaquent une banque se sont clairement différenciés des autres. Si, à proximité, il y a des manifestants qui souhaitent rester pacifiques, ils ne les mettent pas en danger. Devant un tel saccage, n’importe quel observateur peut voir qui y participe et qui ne le fais pas, particulièrement quand tous ceux qui sont impliqués sont habillés en noir et portent des masques. La police n’a absolument aucune raison valable d’attaquer des manifestants pacifiques lorsque les participants masqués brisent des vitrines. Ce sont les partisans de la non-violence qui inventent une telle excuse, qui dénoncent les autres manifestants et justifient implicitement les actions policières au lieu de les dénoncer. S’ils ont des critiques à formuler à l’égard d’autres manifestants, ils devraient le faire dans des conversations directes ou des évaluations écrites publiées dans les journaux ou sur les sites Internet liés au mouvement. Le fait d’alimenter les dénonciations des médias et de délégitimer ceux avec lesquels ils sont censés vouloir débattre est inexcusable.

Il est possible pour des personnes aux méthodes différentes de lutter ensemble dans un esprit de respect et de solidarité, d’équilibrer différentes activités et humeurs de lutte, mais pas si certaines d’entre elles considèrent la police comme leur amie et les partisans de l’action illégale comme leurs ennemis.

Vu que la police, les médias et les pacifistes nous ont enlevé notre capacité à riposter coup pour coup, c’est cette capacité que nous ne devons récupérer en priorité. Ce n’est que lorsque nous saurons comment nous battre que nous pourrons décider en toute connaissance de cause du moment approprié pour le faire. Le fait de prétendre que les manifestations pacifiques et les manifestations combatives se déroulent actuellement sur un pied d’égalité, surtout quand tant de pressions institutionnelles encouragent constamment les premières et punissent les secondes, ne permet absolument pas de gagner en puissance. Nous devons récupérer les outils de résistance qui nous ont été volés pour pouvoir parler d’équilibre et employer une réelle pluralité des méthodes.

En attendant, nous ne pouvons tout simplement pas faire confiance à ceux qui tentent toujours de criminaliser ou d’interdire d’autres méthodes de lutte lorsqu’ils nous disent : « Ce n’est pas le moment. »

La centralisation des mouvements

Les précédentes indications traitent des moyens de développer une complémentarité respectueuse en manifestation. Toutefois, une lutte est bien plus qu’une manifestation, pour laquelle il n’y a pas d’assemblée pouvant inclure tout le monde – et c’est encore plus vrai pour un gouvernement entier. Au sein d’une lutte, il n’y a pas non plus moyen de prendre des décisions pouvant s’appliquer à tout le monde, ou même de connaître tous les participants.

Par conséquent, l’un des meilleurs moyens permettant la pluralité respectueuse des méthodes sur le terrain plus large de la lutte est la création d’une assemblée ou d’une organisation qui tente de représenter et de prendre des décisions pour un mouvement entier. Il est souvent nécessaire de créer des assemblées ou des organisations comme espaces de rencontre, de débat, de coordination ou de planification. Cependant, il n’y a pas d’assemblée à laquelle tout le monde peut participer, ni de mode organisationnel acceptable ou inclusif pour tous. Les défenseurs de telles structures doivent toujours garder à l’esprit que celles-ci ne constituent pas le mouvement tout entier, mais seulement une partie de celui-ci. Certains militants ont la grossière manie d’essayer d’être les porte-parole de l’ensemble du mouvement. Heureusement, une méfiance généralisée à l’égard des dirigeants les empêche de faire trop de mal, mais cela vaut la peine de répéter qu’il est irrespectueux et non solidaire de parler au nom de ceux qui sont parfaitement capables de parler pour eux-mêmes, car cela reviendrait à remplacer une pluralité de voix, de perspectives et d’expériences de lutte par une voix unique.

Le fait de chercher à imposer des décisions supposément légitimes à l’ensemble d’un mouvement ne marginalise pas seulement les diverses formes de lutte, elle ouvre aussi la porte à la prise en charge du mouvement par les dirigeants d’une organisation spécifique. Malheureusement, après tant de temps, il y a encore de nombreuses sectes trotskistes, staliniennes et maoïstes qui attendent l’émergence du mouvement massif qu’elles pourront diriger. La prise de contrôle des mouvements prolétariens est une partie explicite de leur stratégie. Beaucoup de sectes ont même des astuces sophistiquées pour y parvenir, comme le fait de cacher leur vraie politique et d’utiliser la rhétorique populiste pour obtenir plus de soutien. Elles créent également des groupes paravents qu’elles contrôlent et utilisent pour donner l’apparence d’une majorité, et organisent des débats écrits d’avance pour manipuler une réunion, parvenant ainsi à un compromis prédéterminé grâce à des membres du groupe qui prétendent en être étrangers et qui avancent des arguments opposés. Aux États-Unis, entre 2001 et 2003, le mouvement contre la guerre fut largement contrôlé par une secte stalinienne et son groupe paravent, ANSWER, qui créa ensuite un autre paravent ayant organisé les plus grandes manifestations du mouvement.

Ce n’est pas seulement une habitude des sectes marxistes. Le groupe progressiste Democracia Real Ya utilisa certains de ces stratagèmes durant le mouvement d’occupation des places en Espagne en 2011. Ce qui est frappant, c’est que tous les groupes crypto-autoritaires qui se déclarent en faveur du rejet populaire des partis politiques et de la direction hiérarchique, mais qui ne cherchent secrètement que le pouvoir, coïncident tous dans leur soutien à des structures centrales. Après la fin de l’occupation des places en Espagne, tous les groupes autoritaires consacrent leur énergie à construire de nouvelles structures pour les remplacer, par exemple en essayant de forcer les assemblées de quartier à accepter la direction de l’organe central de coordination qu’ils avaient créé. S’il n’y a pas de structure centrale pouvant prendre des décisions pour l’ensemble du mouvement, il n’y a pour eux rien à contrôler et à diriger.

Imposer une structure décisionnelle à l’ensemble d’un mouvement est dangereux pour une autre raison. Parfois, ceux qui veulent pacifier la lutte proposeront que le recours à des tactiques violentes soit soumis au vote d’une assemblée ouverte, comme si c’était une façon équitable de prendre la décision. Mais il n’y a pas de parité entre le soutien des tactiques pacifiques et légales et celui des tactiques combatives et illégales. Vu que la police est largement en faveur de la non-violence, voter ou discuter des tactiques illégales dans une assemblée ouverte n’est pas sûr. Dans certains pays, dont les États-Unis et le Canada, même le fait de lever la main pour voter en faveur d’un plan illégal peut vous mettre en prison. Pour parler des certaines actions risquées, des réunions secrètes sont absolument nécessaires. Cependant, la rhétorique démocratique superficielle entrave une fois de plus le débat. Les partisans de la non-violence, qui disent souvent de ces réunions qu’elles sont « opaques » et « irresponsables », emploient là des critiques visant à l’origine le manque de transparence du gouvernement, afin d’orienter le processus de décision vers les assemblées générales publiques où ils savent qu’ils ont l’avantage. Il s’agit d’une manipulation de la rhétorique et d’une capitalisation méprisable de la violence policière. Les gouvernements prennent des décisions pour nous tous. Le plus gros problème, contrairement à ce que disent les progressistes, c’est qu’ils volent notre pouvoir d’auto-organisation. Que leurs décisions concernant nos vies soient prises de manière opaque ou transparente, les gouvernements font toujours quelque chose que nous devrions faire pour nous-mêmes. En revanche, un groupe d’action qui planifie une opération lors de réunions secrètes ne prend pas de décisions pour qui que ce soit d’autre, mais seulement pour lui-même. Dire qu’un groupe d’affinité ne devrait pas pouvoir se réunir seul, c’est comme prétendre que les femmes, les queers, les personnes de couleur ou quiconque ne devrait pas avoir leur propre espace de rencontre. Cela revient à dire que les gens en général ne devraient pas avoir le droit de s’associer librement ou de s’organiser en dehors de l’assemblée centrale, ou que ces espaces devraient être subordonnés à cette assemblée centrale et qu’ils devraient lui demander sa permission pour toutes leurs initiatives.

Traditions de lutte

Toutes les décisions ne sont pas prises dans un espace spécifique en un seul instant. Certaines sont prises au fil des générations. Les quelques traditions de lutte qui nous ont été transmises sont inestimables : les fêtes traditionnelles, comme le 1er mai, ou les traditions de résistance comme la grève. Elles nous racontent tout ce qui nous a été volé, d’où nous venons, comment nous en sommes arrivés là et comment nous avons gagné le peu que nous avons.

Ces traditions peuvent aussi être des guides utiles sur la façon d’agir. Mais les récupérateurs de la lutte cherchent toujours à en effacer le sens. Jusqu’à tout récemment, le 1er mai était presque oublié aux États-Unis, le pays d’origine de l’expression moderne de ce jour de révolte, au XIXe siècle[168]. Dans les social-démocraties d’Europe et d’ailleurs, cette tradition fut transformée en fête officielle, parrainée par le gouvernement, et devint une fête du travail. Pourtant, le 1er mai n’est pas une célébration du travail salarié, c’est une célébration des travailleurs et de notre résistance ; elle commémore l’immense grève générale de 1886, ainsi que la répression des anarchistes ayant participé à son organisation et la condamnation à mort de cinq d’entre eux. Le 1er mai est un jour de révolte. Personne n’a le droit de nous dire de le célébrer pacifiquement et légalement.

Récemment, alors que les grèves ont repris dans des pays où elles avaient en grande partie disparu, les syndicats bureaucratiques légalisés, ainsi que les médias et les partisans de la non-violence, nous disent que pour participer à une grève, nous devons être pacifiques et respecter la loi. Néanmoins, une grève n’est pas une activité pacifique. C’est plus qu’un arrêt de travail ou un boycott. Les premières grèves ont été punies par la mort, et, depuis lors, elles ont souvent eu de graves conséquences. Il y a une raison à cela. Le but d’une grève n’est pas seulement de ne pas aller travailler, c’est de fermer l’entreprise, de former un piquet de grève pour empêcher quelqu’un d’autre d’aller travailler, de rosser tout briseur de grève qui tenterait de passer (car un briseur de grève est un opportuniste piétinant votre lutte afin de voler votre gagne-pain), et de saboter l’entreprise jusqu’à ce qu’elle cède. Par ailleurs, la grève générale va encore plus loin, puisque son but est de paralyser la ville, voire le pays tout entier s’il s’agit d’une grève nationale. Entraver la circulation, bloquer le commerce, faire fermer toutes les usines, les magasins, les lieux de consommation, les autoroutes, les ports, couper l’électricité, arrêter les flots de touristes, mettre en place des barricades enflammées et donner une raclée à la police si elle tente de rétablir l’ordre.

Une grève n’est ni pacifique ni démocratique. Toute personne ayant un problème avec ça peut être pacifique et démocratique autant qu’elle veut, mais elle devra renoncer à ses pauses café, s’est pauses cigarettes et ses pauses pipi. Elle devra dire adieu à ses congés maladie et à ses congés payés, renoncer à ses indemnités de départ, à ses heures supplémentaires, à ses Workers comp[169] et à ses prestations de retraite et de maladies. Elle devra travailler volontairement douze heures par jour six ou sept jours par semaine, travailler de nuit ou les jours fériés au même salaire, et travailler sans équipement de protection. Beaucoup de lecteurs aux États-Unis penseront, en détaillant cette liste, qu’ils ne bénéficient pas de la plupart de ces avantages. C’est parce que la grève comme outil de résistance a été perdue, parce qu’il il y a eu très peu de grèves aux États-Unis depuis 1950 et encore moins depuis les années 1970, parce que plus personne ne méprise les jaunes, ni ne se souvient de ce que ce mot signifie, et parce que les travailleurs américains, dans l’ensemble, sont fiers de se faire à exploiter, abuser, duper et humilier sans jamais se défendre, ou, comme ils pourraient dire : « on n’a pas peur de travailler comme en France[170]. »

N’importe lequel d’entre nous qui vend sa force de travail pour survivre, ou qui en a besoin, mais ne trouve pas de travail, a le droit de faire grève et a une raison pour restaurer cet outil précieux. De même, les queers ont droit à la Gay pride et ont une raison de renverser les tables des entreprises faisant du marketing opportuniste sur les fêtes de la fierté, car celles-ci sont une commémoration des émeutes de Stonewall ; sans compter que les choses pour lesquelles de nombreux émeutiers se battirent en 1969 n’ont toujours pas été obtenues.

Toutes les traditions ne sont pas combatives. La tradition anticapitaliste de l’athénée, l’ancêtre à bien des égards du centre social, est un lieu d’éducation, de débat et de rencontre. Le cabaret, qui est une tradition dans plusieurs pays, consacre un temps pour l’art libérateur et les performances repoussant les limites. La veillée et un autre type de rassemblement au caractère pacifique. Quelqu’un allant à une veillée aux chandelles avec des feux d’artifice a manifestement mal compris le caractère historique de cette tradition, ou bien il essaie intentionnellement de manquer de respect à ceux qui l’organisent. La marche funèbre, pour la mort d’un camarade de la lutte, peut-être une occasion solennelle ou combative. Cela devrait probablement dépendre du genre d’activités auquel la personne décédée se livrait de son vivant, de la façon dont elle est morte et de ce que ses amis et sa famille veulent. Ces facteurs peuvent toutefois indiquer des directions différentes. Après un meurtre commis par la police, les médias trouveront toujours un membre de la famille qui dit vouloir que la réponse soit pacifique. Mais, sincèrement, combien d’entre nous veulent que nos parents dictent nos funérailles et nos épitaphes[171] ? Souvent, lorsque les parents appellent à la paix, les émeutes sont déclenchées par des amis de la victime, et, pour la plupart d’entre nous, ce sont nos amis qui ne connaissent le mieux. Mais, même dans ce cas, l’assassinat d’un rebelle social par l’État nous concerne tous, de sorte que nous avons tous un intérêt à riposter.

Ce dernier cas montre que la tradition au sens libertaire à n’est pas un guide défini, puisque nous n’acceptons pas les traditions coercitives ou inflexible dans notre lutte pour la liberté. Les désirs d’un groupe hétérogène entrent souvent en conflit lorsqu’il s’agit de décider comment réagir. Néanmoins, le conflit est beaucoup plus susceptible d’être enrichissant qu’épuisant pour les gens qui essaient d’adapter les traditions de lutte au lieu de les piétiner, que ce soit en pacifiant le 1er mai ou en détruisant une banque pendant une veillée aux chandelles.

De l’affinité à la complémentarité

Une fois que nous acceptons qu’une lutte à des humeurs différentes, nous pouvons créer des espaces pour des formes distinctes de lutte au restaurant et en approfondissant ces traditions de résistance. Cela ne fonctionnera pas si les gens prêts à la confrontation ne vont jamais aux veillées et si les pacifistes ne vont jamais aux manifestations bruyantes ou aux célébrations du 1er mai. Certaines des divisions qui nous séparent ont beaucoup de sens. Dans une lutte, il y aura toujours des gens dont nous trouvons la politique méprisable, et souvent avec raison. Mais, si les seules personnes que nous respections étaient celles avec lesquelles nous partageons une affinité parfaite, cela en dirait long sur nos propres faiblesses. Nous pouvons créer de nouvelles possibilités de lutte si nous trouvons des amis de l’autre côté des lignes typiques de démarcation (comme violent/non-violent), et dont nous respectons au moins partiellement la vision. De telles connexions nous permettent de construire un ensemble plus solide, un animal collectif avec ses moments de contemplation, de création et de destruction.

Comme je l’ai écrit plus haut, les tactiques destructrices de notre répertoire donnent un sens à toutes les autres activités vitales pour la lutte. Elles montrent clairement que nous n’essayons pas de construire une simple alternative, de mener une vie paisible avec notre jardin bio et notre coopérative pendant que le monde part en vrille. Elles montrent que nous comprenons que le capitalisme est capable de récupérer toutes les initiatives non conformistes et que nous devons le détruire avant qu’il ne nous détruise. Elles montrent que nous ne ferons aucun compromis avec le système actuel parce qu’il est contraire à notre bonheur et à notre survie et que nous voulons l’éliminer pour de bon. Un collectif de gardes d’enfants, une fresque murale, un concert, un jardin communautaire, un atelier de menuiserie – tous ces projets prennent un tout nouveau sens lorsqu’ils englobent des parties conflictuelles de la lutte, au lieu de s’en éloigner comme les médias et la police les presseront constamment de faire. On peut le faire esthétiquement –les artistes pouvant peindre des fresques des prisonniers et des personnes mortes dans la lutte, l’atelier et le centre social pouvant accrocher des affiches d’émeutes – et aussi matériellement – tous ces projets pouvant constituer une communauté autonome, une infrastructure de soutien mutuel qui permettent aux gens de survivre et de se soutenir tout en combattant le système.

Lutter ensemble contre la répression

Puisque l’État fait son maximum pour criminaliser les tactiques combatives, et que la démocratie est parvenue à nous voler l’histoire de nos révoltes et la connaissance des méthodes utilisées, l’une des priorités de notre lutte doit être de reconquérir les aptitudes à l’attaque. Autrefois, les opprimés et les exploités savaient comment craquer l’infrastructure du pouvoir. Ils pouvaient prendre n’importe quelle machine servant à l’État ou aux patrons, et la faire cesser de fonctionner. Le sabotage est un art et un élément essentiel de notre histoire et de notre culture que nous avons perdu. On doit le récupérer.

Cependant, aux États-Unis en particulier, le gouvernement a réussi à criminaliser la plupart des formes de sabotage un degré extrême. Même les actions typiques comme les incendies criminels ou les boycotts agressifs sont maintenant punies comme du terrorisme. L’anarchiste Marius Mason, dont nous avons parlé au chapitre 8, purge une peine de vingt-deux ans pour l’incendie criminel d’un laboratoire de génie génétique et de matériel d’exploitation forestière. Plusieurs militants des droits des animaux ont eu six ans de prison pour « terrorisme animaliste[172] », parce qu’ils avaient animé un site Internet encourageant le boycott agressif d’une entreprise d’expérimentations animales particulièrement scandaleuses.

Ce recours à la politiques antiterroriste est d’autant plus absurde que les grandes compagnies mettent régulièrement les petites entreprises en faillite, avec la pleine protection de la loi, dans le cadre de leur expansion, et que les propriétaires d’immeubles et de taudis mettent régulièrement le feu à leurs propres bâtiments pour obtenir l’argent des assurances. En fait, l’une des rares raisons pour lesquelles de nombreuses villes ont encore besoin de pompiers est qu’il faut financer et protéger le public contre cette forme de fraude d’élite à l’assurance, car peu de bâtiments modernes prennent feu par accident.

Le terrorisme, c’est ce que les États font aux personnes qui s’opposent à eux, et c’est également une stratégie discursive utilisée pour dénigrer et réprimer certaines formes de résistance. Dans les deux sens, c’est un instrument des États. Parfois, c’est une stratégie de l’opprimé afin de terrifier la bourgeoisie et augmenter le coût de la répression (dans le cas du terrorisme anarchiste il y a cent ans) ou de punir les États dominants et augmenter le coût de l’occupation néocoloniale (dans les cas modernes). Mais cette acceptation a aujourd’hui peu de liens avec le mouvement anticapitalistes. D’après notre expérience, le terrorisme est un épouvantail agité pour nous réprimer.

Si nous osons défier l’autorité, que nous devons résister à la politique anti-terroriste et à toute autre tentative de créer de nouvelles lois ou de nouveaux pouvoirs policiers qui facilitent la répression. Ce sont des manœuvres politiques utilisées par les gouvernements pour changer la donne en leur faveur. À de nombreuses reprises, lorsque les gens se sont mis en colère à propos de l’extension des pouvoirs de la police, les gouvernements ont retiré les mesures proposées pour éviter de susciter une résistance plus féroce.

Il faut s’attendre à ce que les personnes dont la méthode de lutte ne comporte pas de risques importants d’arrestation et d’emprisonnement ne consacrent pas beaucoup d’énergie au soutien des détenus. Nous devons pourtant tous réagir à l’extension des pouvoirs de la police et à l’introduction de nouvelles mesures de répression. Bien qu’elles soient toujours présentées comme des réponses aux désobéissants et aux violents, toute mesure répressive est une attaque contre la lutte dans son ensemble. Le recours aux lois antiterroristes en est une parfaite illustration. Tout d’abord, le gouvernement avait obtenu un large consensus social pour créer et utiliser de tels lois contre Al-Qaida. Puis ils commencèrent à les utiliser contre les écologistes et les anarchistes radicaux pour des actes simples, quoique puissants, de destruction de biens. L’incendie criminel devint un délit terroriste. Par la suite, le gouvernement commença à les utiliser dans un certain nombre de cas visant très largement à piéger des anarchistes impliqués dans de grands mouvements sociaux comme celui d’Occupy. Et ça ne s’arrête pas là. Le 15 mai 2013, alors qu’on finalisait la première édition de cet ouvrage, la police espagnole, pionnière dans l’utilisation politique de la lutte anti-terroriste, arrêta cinq anarchistes pour des propos incendiaires sur Facebook. A peu près la même époque, aux États-Unis, un jeune rappeur en herbe de dix-huit ans fut arrêté pour un commentaire sur Facebook mentionnant le récent attentat à la bombe du marathon de Boston.

Le problème avec les lois antiterroristes ne se pose pas quand elles commencent à être utilisées contre des activistes politiques censés être légitimes. Le problème commence au moment même où le gouvernement tente d’accroître ses pouvoirs. Nous pouvons abhorrer les actions de ceux qui font exploser des bombes dans la foule, mais cela n’a aucun sens que cette horreur nous amène à demander la protection du gouvernement. L’État n’est pas notre ami et il n’est pas là pour nous protéger. C’est le renard qui garde le poulailler, et nous sommes les poules. Si Al-Qaida mérite d’être condamnée pour avoir délibérément tué des gens au hasard, l’État le mérite un million de fois plus. Le FBI n’eut guère à donner d’explications lorsque, pendant un interrogatoire, il exécuta Ibragim Todashev, un ami de l’un des auteurs de l’attentat du marathon de Boston. Tous les jours de la semaine, et dans ce pays comme dans d’autres, la police et les militaires tuent des gens, mais, contrairement aux combattants d’Al-Qaida, ils le font dans une position de force et de lâcheté plutôt que par faiblesse et dans une situation de risque absolu.

Les gouvernements justifient toujours les nouveaux pouvoirs répressifs en nous disant qu’ils seront utilisés contre les terroristes, les violeurs, les agresseurs d’enfants ou les trafiquants de drogue. Et enfin le compte ils les utilisent toujours contre nous tous. Nous devons trouver nos propres formes d’autodéfense contre les fondamentalistes religieux et contre ceux qui pourraient faire du mal dans nos communautés. Avoir une position cohérente contre la répression fait partie de cette légitime défense.

La répression a un autre effet sur ceux qui peuvent ne pas se croire directement visés. Plus nos possibilités de résistance sont limitées, plus notre lutte s’affaiblit et moins nos choix sont significatifs. Certains militants pacifiques pensent qu’il est plus courageux de tendre l’autre joue ou de descendre dans la rue sans porter de masque. Cependant, si le port du masque est criminalisé et que toute forme de riposte est sévèrement punie – si le fait de tendre la joue est la seule chose que tout le monde peut faire –, alors tout le monde est concerné, pas seulement les plus combatifs, car ne pas porter de masques et tendre l’autre joue ne seront plus des choix de conscience. Tous les lâches, à la fin, finiront par aller à visage découvert et tendre l’autre joue parce que Big Brother ne leur donne pas d’autre option.

Comment les pacifistes peuvent tirer profit de la violence

Nous n’avons pas affaire à deux options égales. Bien que les personnes et les méthodes pacifiques aient un rôle à jouer, elles doivent aussi subir une transformation pour surmonter leur pacification. Beaucoup de ceux ayant adopté la non-violence jusqu’à présent peuvent constater qu’ils l’ont fait par faiblesse et non par un engagement profond en faveur d’une conception pacifiste.

Combiner et juxtaposer différentes méthodes de lutte est nécessaire pour ce processus d’apprentissage. Les personnes pacifiées peuvent surmonter leu peur de se défendre. Et si celles qui sont vraiment engagées dans le pacifisme ont raison de dire que certains d’entre nous fétichisent la violence, alors elles nous inspireront par leur exemple. Si elles ne parviennent pas à être inspirantes, elles réviseront peut-être leurs hypothèses. Dans tous les cas, un tel résultat n’est possible que si elles ne collaborent pas avec les flics et les médias et si elles n’utilisent pas d’autres méthodes sournoises pour nous réduire au silence, nous exclure ou nous réprimer.

Même ceux qui croient ne pas aimer la violence profitent de l’espace plus dynamique qui se créé lorsqu’une pluralité de tactiques est mise en œuvre. Si l’on met de côté les ONG cyniques qui affluent lors des manifestations où il y aura de toute évidence des émeutes, et qui monopolisent ensuite l’attention des médias – puisqu’elles sont incapables de faire quoi que ce soit d’assez intéressant pour attirer l’attention par elles-mêmes –, il y a le sentiment de triomphe, la rupture du statu quo qui se produit quand les gens ripostent coup pour coup.

Les deux grèves générales minoritaires qui eurent lieu à Barcelone ces dernières années illustrent bien cet avantage. Le 27 janvier 2011, puis le 31 octobre 2012, les petits syndicats anticapitalistes et anarchistes organisèrent des grèves générales sans le soutien des grands. Certes, moins de gens quittèrent le travail pour descendre dans la rue, mais ceux qui le firent avaient des objectifs plus radicaux. Lors de la première grève, les syndicats anarcho-syndicalistes, entre autres, n’essayèrent pas de dissuader les activités combatives ; et, outre les arrêts de travail et les manifestations principales, il y eut des barrages de pneus enflammés, des actes de sabotage et des attaques contre les banques. Par ailleurs, l’ambiance dans les rues qui était empreinte de force et de célébration se poursuivit durant d’autres actions, dans le cadre d’un rythme accéléré de révoltes au cours des mois suivants. Le 31 octobre, cependant, les syndicats tentèrent de pacifier la grève. Ils avaient cédé à la pression de l’État de pas permettre les émeutes. En conséquence, dans l’ensemble, les anticapitalistes les plus combatifs ne participèrent pas, et la journée fut paisible. C’était un échec total, même du point de vue des syndicats et des manifestants pacifiques. Il y eut moins de participations, l’évènement passa presque inaperçu et cela eut un effet démoralisant pour les journées d’action suivantes.

La vérité, c’est qu’une pluralité de méthodes fonctionna mieux pour toutes les personnes impliquées.

Espaces séparés

Bien que tout cela – la résistance à la répression, l’organisation de grèves, la prise de contrôle des rues, l’organisation de manifestations et notre maintien dans la lutte jour après jour – fonctionne mieux lorsque nous les faisons collectivement avec de multiples formes de participation, cet idéal est encore loin. Beaucoup de gens n’acceptent toujours pas les méthodes combatives de lutte, ou ils n’apprécient que leurs propres contributions, pendant que les visions superficielles et sirupeuse de la révolution continuent à prédominer.

En attendant, il peut être préférable de prendre de l’espace et de travailler séparément. Après tout, laisser enter les pacifistes mène souvent à la pacification d’une lutte. Dans les années 1990, l’État chilien voulait construire un barrage hydroélectrique dans l’Alto Biobío, une région fluviale du Wallmapu, sur les territoires mapuches. Les habitants indigènes commencèrent à résister au barrage d’une manière qui leur est traditionnelle, en établissant des liens entre communautés et en utilisant l’action directe et le sabotage, « frappant le capitalisme là où ça fait mal[173] ». Afin de travailler avec d’autres groupes, les Mapuches invitèrent les écologistes chiliens à résister au barrage avec eux. Cependant, les écologistes apportèrent leurs tendances ONGistes, leur non-violence et une attitude colonialiste chilienne laissant entendre qu’ils en savaient plus que les peuples indigènes qui vivaient là depuis des millénaires. Ils apportèrent également leurs ressources supérieures, leur argent et leur savoir faire médiatique, ce qui leur permit de prendre le contrôle du mouvement et de décourager les pratiques traditionnelles de résistance. Ils attirèrent l’attention des médias, obtinrent le soutien des vedettes du rock et transformèrent deux femmes locales en célébrités et symboles de la lutte, les emmenant en tournée à travers l’Amérique du Sud et l’Europe. Ils accomplirent presque tout, sauf l’arrêt de la construction du barrage. Une partie de leur méthode consistait également à décourager toute action directe illégale et à détourner l’attention des prisonniers de la lutte. Bien que les mapuches eussent déjà mis en déroute de grands projets de développement, cette fois-ci, ils avaient les mains liées grâce à leurs alliés non-violents. Le barrage fut construit, entrainant l’inondation d’une importante vallée fluviale et la perte irrémédiable de terres et de communautés.

Agir séparément peut s’avérer nécessaire, tout en gardant les voies de communication ouvertes pour permettre de travailler ensemble à l’avenir, dans le cas où nous surmonterions les limites qui rendent actuellement ce travail collectif peu réaliste. Toutefois, le fait de ne pas travailler ensemble n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Nos pratiques ne doivent pas constamment faire l’objet de consensus et de compromis. Le développement de l’action pacifique ne peut dépendre de la participation de ceux qui veulent attaquer et détruire les structures de domination. De même, les anarchistes combatifs et dans l’illégalité ne peuvent pas attendre que les autres rattrapent leur retard avant de développer certaines pratiques de sabotage. L’unité est un cheval de Troie pour la centralisation et la domination. Les avantages du travail en commun dans des coalitions plus larges ne deviennent réels que si chacun d’entre nous a un périmètre autonome, une méthode de lutte répondant à nos besoins uniques. La seule forme d’organisation libre est la coordination entre individus et groupes libres. Si nous ne pouvons pas développer notre propre pratique avec ceux qui nous sont les plus proches, nous ne développerons jamais collectivement une pratique appropriée.

Parfois, il y a des divergences irréconciliables entre différentes personnes en lutte. Par exemple, il est difficile de trouver un terrain d’entente entre ceux qui croient que la révolution est un processus antagoniste et conflictuel dans lequel certaines structures ou classes sociales doivent être renversées, ceux qui croient que la révolution doit se produire comme une évolution graduelle et progressive, et ceux qui croient que ce doit être un acte millénaire de rétablissement de la paix et de réconciliation. Face à de tels écarts infranchissables, s’il n’est pas possible pour les différentes parties de s’ignorer mutuellement, il est nécessaire d’établir quelques bases minimum. Les personnes pacifiques ne devraient jamais aider la police à arrêter ou à surveiller les personnes combatives, lesquelles devraient s’assurer de ne jamais faire quoi que ce soit qui blesse physiquement les pacifistes, et, enfin, personne ne devrait empêcher d’autres d’agir.

Nous avons encore beaucoup de chemin à parcourir, mais la révolution n’est pas une proposition à court terme. C’est une chose à laquelle nous consacrons notre vie, parce que nous nous engageons à la fois à vivre différemment et à défendre une lutte qui se poursuivra sur plusieurs générations.

La non-violence comme méthodologie exclusive s’imposant à l’ensemble du terrain social est un obstacle à la révolution et un outil entre les mais de l’État. Mais il y a d’innombrables activités qui composent la lutte, et d’innombrables stratégies pour les formuler et les coordonner. Il y a vraiment une place pour tout le monde. Cependant, toutes les pratiques ne sont pas valables. Celles qui tentent d’imposer l’homogénéité au nom de l’unité violent le sens de la solidarité et du respect mutuel nécessaires à la coexistence de divers courants de lutte. Il y a beaucoup d’autres pièges qui peuvent entraver la croissance des connexions entre nous. Mais nous apprendrons par l’expérience. Dans de nombreux endroits, nos luttes sont devenues plus fortes et plus sages au cours des dernières années. Si nous poursuivons nos débats, si nous tirons les leçons de nos erreurs et de nos différences, si nous osons agir, nous pourrions parvenir à surmonter les difficultés des années à venir.


Traduction : Fausto Giudice - Publié en 2019 par les Éditions LIBRE www.editionslibre.org

ANNEXES

Annexe 1 : Commentaires sur Comment la non-violence protège l’État

Le présent ouvrage s’inscrit en quelque sorte dans la continuité de Comment la non-violence protège l’État, écrit en 2004, publié en 2005, puis augmenté en 2006 et réédité l’année suivante. Alors que le débat sur la non-violence reprenait de plus belle dans le monde anglophone en raison des émeutes contre la police, du mouvement Occupy aux États-Unis, du mouvement étudiant et des émeutes de Tottenham au Royaume-Uni, j’ai pensé le mettre à jour et rééditer à cette occasion.

Comment la non-violence protège l’État est assez simple. Il commence en contestant le récit non-violent officiel et ses revendications de victoire du mouvement des droits civiques, du mouvement indépendantiste en Inde, du mouvement antiguerre pendant l’occupation américaine du Vietnam et du mouvement antinucléaire. Dans tous ces cas, le schéma est clair : les partisans de la non-violence présentent des mouvements hétérogènes, souvent combatifs, comme étant non-violents, et font d’une victoire partielle ou d’une réussite importante mais limitée, une victoire ultime en annonçant, à l’unissons avec l’État, une fin heureuse à un mouvement qui était en fait encore en lutte (et en cachant bien sûr le rôle important des éléments non pacifistes dans l’obtention des gains, quels qu’ils soient).

Le chapitre suivant examine l’utilité de la non-violence pour le colonialisme et pour la répression, ainsi que la prise de contrôle des mouvements de libération. Il étudie aussi le paternalisme et le racisme des progressistes blancs qui utilisent la non-violence pour contrôler les mouvements des personnes de couleur. Le chapitre « La non-violence est étatiste » examine l’autoritarisme de la pratique non-violente ainsi que la manière dont la non-violence a répondu aux besoins de l’État de pacifier et de récupérer des luttes sociales, et comment, en conséquence, le gouvernement et les médias encouragent la non-violence. Le chapitre suivant, « La non-violence est patriarcale », explore l’impératif, pour une société patriarcale, de pacifier les opprimés et raconte des histoires de révoltes des personnes trans, de queers et de femmes, dans le but de contrer le silence sur cette réalité.

Le cinquième chapitre explore les principaux types de stratégies que la non-violence propose pour changer le monde et tenter d’expliquer qu’elles mènent toutes à des impasses, comme le démontrent de multiples exemples historiques. L’avant-dernier chapitre met en lumière les contradictions, les manipulations et les inexactitudes des arguments les plus courants en faveur de la non-violence, des clichés comme « la violence n’engendre que plus de violence », qui sont contredits par l’histoire. Enfin, le dernier chapitre émet quelques suggestions sur les formes de luttes utilisant une pluralité de tactiques.

Finalement, j’ai décidé qu’il valait mieux écrire un nouveau livre plutôt que d’essayer de réviser le précédent. Comment la non-violence protège l’État a été écrit dans le contexte d’un mouvement antimondialisation en déclin, avec une présence anarchiste croissante et une participation importante des pacifistes de type plus classiques. C’était avant l’apparition des pacifistes de Twitter, avant que Gene Sharp n’ait été crédité de tant de victoires, et avant que la forme prise alors par la non-violence n’ait disparu, perdant toute ressemblance avec ce qu’elle avait été à l’époque des Plowshares et de la désobéissance civile. J’ai également utilisé un cadre analytique et une terminologie avec lesquels je ne suis plus d’accord. En fin de compte, le livre est un produit de son époque.

Je veux saisir l’occasion de ce nouveau livre pour répondre à quelques critiques adressées au livre précédent.

Premièrement, les critiques externes. Certains commentateurs n’étaient intéressés que par la diffamation du livre. Il y avait ceux qui employaient la vieille caricature des anarchistes lanceurs de bombes. Un critique a affirmé que le livre préconise le terrorisme, citant un passage où je soutien qu’un attentat à la bombe d’Al-Qaida à Madrid a fait plus pour mettre fin à l’implication de l’Espagne dans l’invasion de l’Irak qu’un million de personnes manifestant pacifiquement, et omettant la partie où je déclare explicitement que ces attentats ne constituent pas un modèle pour une action révolutionnaire, car le fait de s’en prendre froidement à des personnes innocentes est fondamentalement autoritaire.

L’auteur d’une note de lecture, dans Left Turn, a objecté que je n’avais pas défini la « révolution » comme le Che l’aurait fait, et a ensuite fait un certain nombre d’allégations fallacieuses sur ce que je disais dans le livre[174].

Pour passer aux critiques plus sérieuses, certains ont contesté le compte du livre qui est souvent dur dans son traitement des activistes à non-violents. La question du ton est importante. D’une part, je trouve qu’il est essentiel d’éviter une politesse académique dans ce genre de débat, comme si nous parlions de concepts abstraits et non de questions de vie ou de mort. Je pense que, face à l’hypocrisie, à la manipulation, au mensonge, à la collaboration avec les autorités, a la lâcheté déguisée en sophistication, l’indignation n’est pas seulement admissible elle est nécessaire. Il est à noter que ceux qui s’opposaient au ton n’ont généralement pas essayé de montrer que j’avais tort d’affirmer l’hypocrisie et la collaboration des pacifistes, comme s’ils pouvaient être autorisés à faire n’importe quoi, mais que le reste entre nous ne peut se fâcher contre ça. Certains d’entre eux, je crois, ont apporté de l’eau au moulin de la non-violence et en ont bu aussi.

D’autre part, la solidarité exige un certain respect. Partout où la dureté de ma critique était injuste et constituait un manque de respect pour les gens qui se consacrent véritablement à la lutte pour un monde meilleur, j’avais tort. Espérons que ceux qui ont perçu un manque de respect pourront comprendre les raisons pour lesquelles beaucoup d’entre nous sont en colère à ce sujet, et que nous pourrons développer une communication plus solidaire des deux côtés.

Une critique de The New Compass reproche à mon livre un « parti pris anarchiste […] si écrasant tout au long de l’œuvre que la critique de limitée dans sa capacité à relancer un débat important, semblant parfois être à peine plus qu’une polémique interne aux cercles anarchistes[175] ». C’est un autre défaut que j’ai essayé de corriger dans le présent livre. Le terme « parti pris » ne mérite aucune de ses connotations négatives, car tout texte reflète le point de vue de celui qui l’écrit. En tant qu’anarchiste, j’écris sur la lutte non pas comme quelqu’un prétendant être un observateur objectif, mais comme un participant. Mes expériences et réflexions viennent d’un point de vue anarchiste, ce qui peut être choquant ou agaçant pour ceux qui ne lisent généralement que des ouvrages dont le parti pris est progressiste ou capitaliste. Je ne veux pas cacher d’où je viens, mais je veux aussi communiquer avec des gens ne partageant pas mes croyances, et je sais quel point il peut être énervant de lire un traité imprégné de nombrilisme et de références internes à un groupe. J’espère avoir trouvé un meilleur équilibre avec le présent livre.

Milan Rai, rédacteur en chef de Peace News, a publié une critique du livre et d’une de mes et présentations orales[176]. Sa note de lecture est réfléchie, mais elle est loin d’aller droit au but. Mentionnant un commentaire qu’il a fait lors d’un débat, après la présentation, il dit :

« Quand j’ai pris la parole, j’ai commencé par dire qu’en tant que rédacteur en chef de Peace News (consacré à la révolution non-violente), j’étais manifestement « trompé », « implicitement étatiste dans ma pensée », est un peu trop privilégié en tant que personne de couleur pour avoir une opinion valable sur les questions de violence et de non-violence. »

Je trouve un que sournois le fait qu’il ne mentionne pas ma réponse : dans mon livre, j’affirme explicitement que j’adresse ces critiques à la non-violence dans son ensemble et non à tous ses partisans et adhérents (en fait, je fais tout mon possible pour ne pas mentionner des personnes que je respecte et que mes critiques ne ciblent pas) ; et que mes critiques du racisme visent explicitement certaines personnes blanches utilisant la non-violence d’une manière paternaliste.

Milan Rai affirme : « si vous voulez comparer des stratégies, vous devez vous assurer qu’elles ont les mêmes objectifs (sinon vous ne pouvez pas les comparer). » Si c’était vrai, toute comparaison stratégique entre les révolutionnaires non-violents et les autres révolutionnaires serait impossible, car leur vision du monde est clairement divergente ; par conséquent, ils veulent des choses différentes. Milan Rai par de la stratégie comme d’un chemin vers une destination déterminée, mais c’est un point de vue avec lequel je suis de plus en plus en désaccord. Le point de comparaison que j’utilise est l’idée même de révolution. Dans le mouvement anti-mondialisation de l’époque et dans d’autres conflits sociaux d’aujourd’hui, on trouve un grand nombre de gens qui croient en la révolution, bien qu’ils la comprennent de façons bien différentes. Comme je l’ai précisé dans ce livre, tout le monde veut des choses différentes, même si on utilise parfois la même terminologie. Je n’ai pas été en mesure d’établir cette distinction assez clairement dans le premier livre afin d’éviter tout malentendu, mais j’ai fait remarquer que de nombreuses personnes de camps opposés dans le débat avaient le même objectif de révolution. Cela permet une comparaison précisément parce qu’elles ont des idées différentes à propos de ce que signifie la révolution. Ces idées se reflètent dans leur stratégie et vice versa. Lorsqu’elles échouent ou rencontrent des difficultés en utilisant une stratégie, l’expérience peut changer leurs objectifs et leur compréhension de ce qu’est la révolution. Il ne s’agit pas de destinations fixes et distinctes, mais de pratiques flottantes qui changent les unes par rapport aux autres. Pour cette raison, il est préférable d’utiliser le concept flexible et flottant de similarité des désirs au lieu de la notion fixe et analytique plus simple d’objectifs similaires.

Même si l’essentiel de mon livre était une comparaison de l’efficacité de différentes stratégies ayant des objectifs similaires (par exemple, dans les manifestations anti-mondialisation, dans le mouvement des droits civiques, dans le mouvement pour mettre fin à la guerre au Vietnam, dans le mouvement anti guerre contemporain, et bien d’autres exemples), Milan Rai affirme pourtant que la seule comparaison que j’ai faite était celle entre l’Industrial Workers of the World (IWW[177]) et les immigrants anarchistes italiens dans les années 1910 et 1920. Son affirmation n’est pas fondée, mais fort commode de son point de vue, parce qu’il ignore les comparaisons directes servant de mise en accusation sévères des affirmations non-violentes, comme l’échec de la campagne d’Albany de Martin Luther King en contraste avec le succès de celle de Birmingham après les émeutes qui y ont éclaté. Milan Rai ne peut pas répondre de cet échec de la non-violence, alors il l’ignore.

Il présente un autre argument problématique lorsqu’il discute de la seule comparaison qu’il daigne reconnaître :

« Ce que l’argumentation de Gelderloos ne saisit pas, c’est si l’usage de la force meurtrière par les groupes italiens a augmenté la répression de l’ère de la Red Scare au-delà de ce qu’elle aurait été autrement. Je suppose (sans enquête historique) que le sens commun des mouvements sociaux occidentaux est que la violence a augmenté la répression et que les attentats à la bombe seraient susceptibles d’intensifier la répression aujourd’hui. »

Comme je le souligne dans Comment la non-violence protège l’État, la répression augmente toujours lorsqu’un mouvement devient plus grand, plus fort ou plus efficace, ce que révèlent également les épisodes historiques de non-violence. Par ailleurs, comme le montre l’exemple cité, la décision de l’IWW de renoncer au sabotage et à la confrontation violente ne fit pas diminuer la répression gouvernementale. Au contraire, et le gouvernement profita de l’affaiblissement de l’IWW pour accroître la répression.

L’histoire récente nous fournit un exemple plus clair. Si l’on prend les pays de l’Union européenne – une entité présentant de grandes similitudes socio-économiques entre ces membres, mais composée de gouvernements distincts pour chaque membre – la plupart des gens conviendraient qu’au cours des deux dernières décennies, les pays où les mouvements radicaux les plus puissants ont utilisé des tactiques combatives pourraient être la Grèce, l’Espagne et la France. Personne ne pourrait sérieusement proposer les Pays-Bas et le Royaume-Uni, où les luttes antagonistes ont connu une certaine accalmie, et qui ont une forte proportion de pacifistes.

Si l’augmentation des mesures répressives et la mise en œuvre de techniques de contrôle social plus sophistiquées et plus efficace était notre deuxième variable, les résultats iraient dans l’autre sens. La Grèce et l’Espagne, bien que toutes deux aient connu un progrès inquiétant des techniques de contrôle social, comme la plupart des pays, ne figureraient pas sur cette liste. En Grèce, des luttes anarchistes et anticapitalistes efficaces, utilisant beaucoup de violence, ont entravé et parfois même paralysé la capacité du gouvernement à mettre en œuvre de nouvelles stratégies de répression ou de nouvelles techniques de surveillance. La France pourrait figurer sur la liste, mes pas en tête. Le top serait indiscutablement réservé aux pays qui ont été les plus pacifiques : les Pays-Bas, le Royaume-Uni est peut-être l’Allemagne (qui a connu une disparition partielle de ses mouvements sociaux conflictuel – en dehors de Berlin – et qui compte une forte proportion de militants pacifistes). Les Pays-Bas et le Royaume-Uni peuvent tous deux être considérés comme des sociétés de surveillance absolue, dans lesquelles tous les habitants sont suivis grâce à un système de renseignement intégré englobant notamment les caméras, les cartes bancaires, les transports publics et la collecte des ordures.

Bien que les luttes armées ou dangereuses puissent sans aucun doute inciter un gouvernement à redoubler ses efforts de répression, ce à quoi tous les révolutionnaires devront faire face[178], voilà ce que nous pouvons en général affirmer : quand il s’agit de répression, les gouvernements sont proactifs, et non réactifs, et, en temps de paix sociale ou face à une résistance sociale pacifique, ils intensifient leurs techniques de contrôle social plus largement que quand ils font face à une résistance combative. En d’autres termes, la non-violence accélère la répression au niveau systémique. Lorsque les gens commencent à commettre des attentats et à se livrer à des actes violents, le gouvernement est souvent forcé de procéder à des arrestations ou de riposter d’une manière ou d’une autre. Mais, au niveau plus profond de la réingénierie sociale à des fins de contrôle social, la non-violence crée un climat beaucoup plus favorable au progrès qualitatif de la répression. Cette affirmation, née de l’histoire, découle également d’une évaluation réaliste du caractère proactif de l’État. Cependant, les partisans de la non-violence comme Milan Rai rendent service à l’État en le présentant comme une institution neutre qui ne réprime qu’en réponse à notre activité. Le « sens commun » qu’il évoque est la vision que le citoyen obéissant a de l’État.

Milan Rai résume mon livre avec une distorsion grossière :

« Ainsi, l’éducation, les institutions non étatiques, etc., sont inutiles si vous vous engagez en faveur de la non-violence ; elles sont très efficaces si vous posez des bombes et tirez, et absolument nécessaires même si vous n’êtes pas en train de poser des bombes ou de tirer en ce moment, à condition que vous soyez en théorie engagé à utiliser ces tactiques chaque fois que le besoin s’en fait sentir. »

De manière démagogique, il retombe dans la caricature du terroriste violent, parlant de « bombes et de tirs » bien que je mentionne une longue liste d’autres tactiques dans le livre. Le titre dramatique de sa note de lecture, « Une stratégie pour poseurs de bombes », est ridiculement manipulatrice et frôle la criminalisation des personnes avec lesquelles il est en désaccord. Au Royaume-Uni, en 2008, traiter quelqu’un de « poseur de bombe », c’est en fait le signaler à la police et encourager le public à réagir par la peur.

Milan Rai affirme que je soutiens que l’éducation et la construction d’un monde différent du capitalisme sont « inutiles ». C’est faux, mais il le répète plusieurs fois, ce qui est toujours une bonne tactique pour qu’il reste quelque chose d’un mensonge. Puis, comme s’il révélait une logique hypocrite et deux poids, deux mesures, il écrit : « Mais, attendez, l’éducation n’est pas totalement inutile » et affirme que, selon moi, tout ce qui ne s’accompagne pas de bombe serait inutile. L’argument qu’il déforme ici est que les activités de création et d’éducation sont toutes extrêmement importantes pour une lutte révolutionnaire, mais si elles ne s’accompagnent pas d’une capacité à se défendre contre la répression gouvernementale, à détruire les structures dirigeantes et à saboter le système existant, l’éducation et la construction d’un différend ne mèneront qu’à une impasse, incapables de révolution. J’argumente précisément sur ce point, avec de multiples références historiques pour montrer comment cette impasse se produit, et pour montrer que la non-violence est incapable d’atteindre le niveau d’autodéfense et de sabotage nécessaire. Mais Milan Rai ignore tout cela.

S’il y a une explication de bonne foi toutes ses distorsions, c’est peut-être le ton inopportun du livre qu’il l’a choqué et qui lui a fait imaginer une proposition de lutte agressive et terroriste au lieu de celle que je faisais. Il était évidemment choqué que j’ose parler d’attentats à la bombe, même si mon but était de discuter librement de toutes les tactiques possibles sans l’atmosphère de choc et de panique morale[179] que les partisans de la non-violence ont contribué à créer. Il n’a pas noté, comme pour beaucoup d’autres arguments dans le livre, que je ne préconise jamais les attentats à la bombe, et quand je parle de bombes qui tuent des passants, je les critique explicitement.

Milan Rai conclut d’une meilleure façon. Parlant du débat qui a suivi ma présentation, il note que de nombreuses personnes dans l’auditoire avaient des doutes pratiques quant à l’utilisation efficace d’une pluralité des tactiques, et affirme ensuite qu’il appartiendra aux défenseurs de la non-violence de montrer la voie en proposant et en démontrant une action non-violente efficace. Il a raison sur les deux points : les pratiques combatives et les luttes anticapitalistes au Royaume-Uni étaient en effet dans une impasse en raison d’une répression efficace ; et si la non-violence devait regagner le soutien qu’elle a perdu au fil des ans, elle devrait en fait promouvoir une pratique efficace ou au moins inspirante. Au cours des années qui ont suivi ce débat, les événements ont clairement montré que les luttes combatives ont de nouveau trouver le moyen d’aller de l’avant, tandis que ceux qui pratiquent la non-violence sont toujours enlisés dans les mêmes faiblesses.

Outre les critiques publiées, j’ai également reçu de nombreux commentaires sur le texte. L’une des plus courante, venant de partisans de la non-violence, et que j’ai mis dans le même sac le pacifisme et la non-violence et que je les ai battus tous les deux avec le même bâton, pour ainsi dire. Je voudrais préciser que je les battais en fait avec beaucoup de bâtons différents.

Comment la non-violence protège l’État n’était pas une réaction concertée à une pratique cohérente de la non-violence, mais à toute tentative d’imposer la non-violence à une lutte sociale. Il traite de nombres discours et pratiques différentes à la fois. La cohérence de cette approche réside dans la rue, où ceux d’entre nous qui se battent pour lever les limites imposées à nos luttes doivent faire face à une véritable avalanche d’arguments et de réactions – venant d’institutions puissantes et de l’entourage – qui sont tous centrés sur la valeur de la non-violence.

Du point de vue de n’importe quel militant pacifiste ou non-violent, le livre peut très bien être considéré comme injuste, car il bombarde de nombreuses critiques à l’égard d’un concept de non-violence qu’on ne partage pas forcément, et de nombreuses réponses à des positions qu’on peut n’avoir jamais prises. Je ne peux que réaffirmer que chaque argument, cliché, raisonnement, discours, tactique, stratégie et posture que je tente de discréditer sont ceux que j’ai personnellement rencontrés dans un mouvement social. Même si certains militants non-violents peuvent ne pas s’identifier à la plupart des positions critiquées, je vous garantis qu’il y a quelque chose dans le livre pour chaque personne s’opposant à l’utilisation de la « violence ».

Il est vrai que les divers courants de la non-violence et de pacifisme ont des façons très différentes de comprendre la révolution, et que j’aurais pu prendre chacune de ces vues comme un tout distinct plutôt que de les critiquer toutes ensemble. Cependant, j’ai l’impression que les partisans plus bruyants de ces courants ne voient pas à quel point leurs discours sont mélangés dans la rue, comment les termes changent de sens d’un militant à l’autre et comment l’activiste non-violent typique mélange souvent les théories et stratégies issues de multiples courants. Il est peut-être vrai que le pacifisme et la non-violence sont des choses très distinctes, mais même les théoriciens ne sont pas clairs sur la différence. Gene Sharp et Mark Kurlansky, par exemple, qui préconisent tous deux la non-violence et non le pacifisme, ont pourtant des conceptions très différentes de la non-violence.

Comme je l’ai dit dans le livre lui-même, la cible de mes critiques était auto-sélectives, un ensemble divers de groupes et d’individus unis autour d’un engagement commun envers la non-violence, malgré des interprétations différentes de ce concept. Il est traditionnel pour les écrivains et les théoriciens de privilégier le discours dans sa forme pure, tel qu’il découle des écrits des autres écrivains et théoriciens. Mais les arguments qu’ils développent dans leurs textes sont créés dans la rue, pas dans les livres. Si notre motivation pour débattre est celle de ses participants à une lutte et non de taxonomistes d’idées, notre conversation doit avoir lieu dans ce champ chaotique où les discours se heurtent, se brisent et se réalignent. Bien qu’il ait pu décevoir certains partisans dévoués de l’un ou l’autre courant non-violent ou pacifiste, mon but en écrivant ce livre n’était pas de critiquer une œuvre spécifique mais de briser l’emprise qu’un ramassis de formes de non-violence exerçait sur des mouvements pour un changement social.

De plus, pour répondre brièvement sur ce point, c’est très ironique de critiquer mon incapacité à utiliser les étiquettes de non-violence et de pacifisme selon leur propre définition, alors qu’ils nous qualifient régulièrement de violents, ce qui s’éloigne encore plus de la terminologie que nous avons choisie, et souvent sur un ton visant à nous criminaliser.

J’ai moi-même un certain nombre de critique à formuler su Comment la non-violence protège l’État. Tout d’abord, il y a une question de terminologie plutôt superficielle. Au moment où j’écrivais ce livre, un certain nombre d’anarchistes publiaient des critiques d’une certaine pratique qu’ils appelaient « activisme ». Certaines de ces critiques jetaient le bébé avec l’eau du bain, mais elles étaient toutes très utiles. La pratique qu’il exorcisaient était moribonde. Pour eux, l’activisme impliquait de faire pour faire, c’était une activité mécanique menée par des spécialistes autoproclamés qui divisent le conflit social en question distinctes mais reliées entre elles, chacun avec son propre groupe prêt à l’emploi ou sa propre forme de protestation à la fois destinée a appliquer un pansement sur le problème et attirer de nouveaux membres pour permettre une croissance organisationnelle qui nous rapprocherait, d’une manière ou d’une autre, de la révolution. Cette pratique avait un manque d’orientation vers le conflit social, ainsi qu’une tendance à réduire la stratégie à un niveau tactique ou à l’échelle d’une campagne, et à réduire l’analyse à une liste de « -isme » à bannir. Cette pratique avait une compatibilité beaucoup plus grande avec le monde des universités et des ONG (beaucoup ayant ensuite travaillé pour ces dernières après leur études) qu’avec un monde antagoniste, de confrontation, de répression, d’insurrection.

J’ai écrit le livre dans le langage de l’activisme principalement parce que beaucoup d’entre nous partageaient ces mêmes critiques mais ne les assimilaient pas au terme « activisme ». Il était un peu injuste de la part des critiques de redéfinir l’activisme comme un ensemble spécifique des pratiques qu’ils n’aimaient pas, alors que le terme n’avait jamais été clairement défini auparavant et que beaucoup de personnes l’identifient à de nombreuses pratiques diverses. C’est une tendance malheureuse que de réduire une critique nuancée à une persécution des termes. Mais le fait est que l’ « activisme » et un terme laid, et une étiquette appropriée pour une pratique qui n’existe plus. Espérons qu’il disparaîtra graduellement, non pas parce qu’il n’est plus à la mode, mais parce que les gens ont assimilé sa critique.

Pour désigner les personnes et les pratiques contraires à la non-violence, j’avais choisi le terme « militant ». Un terme assez laid, et jusqu’à ce que le livre soit traduit en espagnol, j’ignorais que le mot était à l’origine appliqué aux membres actifs des syndicats et des organisations politiques, quelle que soit leur position sur la violence. Dans le présent livre, j’ai choisi les termes « combatifs », « illégal » et « conflictuel » pour tenter de dénoter une pratique fondamentalement antagoniste et prête à assumer la confrontation sans la réduire à ses éléments violents, comme le ferait un observateur moraliste.

Parallèlement au langage activiste, j’ai utilisé dans le livre précédent un cadre anti-oppression qui divisait le pouvoir en patriarcat, suprématie blanche, État et capitalisme en tant que systèmes distincts d’oppression. D’une part, je pense que ce cadre a permis d’éviter l’erreur traditionnelle de subordonner toute hiérarchie sociale à la hiérarchie de classe et de réduire toutes formes d’oppression à son aspect économique. Cela a également permis d’analyser la relation complexe entre la violence et la dynamique pouvoir social et le pacte protéiforme entre la non-violence et l’autorité. Néanmoins, un tel cadre peut aussi alimenter le jeu consistant à établir qui est le plus opprimé et le plus privilégié, en qualifiant les opposants de racistes ou de sexistes et en discréditant une idée en la classant comme privilégiée, de la même façon que les marxistes vulgaires qualifient de « petit-bourgeois[180] » tout ce avec quoi ils ne sont pas d’accord. Je pense que de nombreux partisans de la non-violence ont de sérieux problèmes avec les attitudes colonialistes et paternalistes ou avec la victimisation de groupes historiquement opprimées, et la plupart des critiques spécifiques que j’ai relayer proviennent de ces camarades. Cependant, je pense que c’est un problème de fond qui doit être abordé avec patience. En utilisant des étiquettes comme « raciste » pour les Blancs qui, de manière sincère mais inefficace, veulent se débarrasser du racisme, j’ai peut-être alimenté la dynamique qui le bride la pensée critique. Cette dynamique encourage également les gens d’un côté à ostraciser ou à disqualifier, et ceux de l’autre côté à rechercher leurs propres insultes et termes pour disqualifier et riposter. Toute personne directement visée par un système d’oppression comme colonialisme ou le patriarcat devrait appliquer des termes tels que « raciste » ou « sexiste » comme bon lui semble, mais ceux d’entre nous qui ont été privilégiés par ces systèmes devraient probablement être plus patients, persévérants et humble dans la critique de leurs pairs.

Je tiens également à signaler dans ce livre à une lacune dans l’éventail des références historiques. Cette erreur reflète une faiblesse d’une grande partie du mouvement anarchiste de l’époque – à la fois dans les livres que les éditeurs anarchistes ont choisi d’imprimer et dans les histoires sur lesquelles nous autres avons choisi de nous exciter. En parlant de certaines luttes, je me suis concentré sur les groupes armés qui se considéraient comme l’avant-garde, vus de manière romantique. D’autres groupes participèrent à ces mêmes luttes, ainsi que des personnes qui n’agissaient pas au nom d’une organisation. Par exemple, les violents conflits sociaux des années 1960 et 1970 sont réduits au Weather Underground et au Black Panther Party aux États-Unis ou aux Brigades rouges en Italie. Ainsi, une situation complexe est réduite symbole d’une seule organisation. Les erreurs de cette organisation, et même son manque de pertinence, quand c’est le cas, sont effacées et l’occasion de tirer des leçons stratégiques est perdue.

L’une des leçons stratégiques à tirer serait d’émettre une critique des pratiques de lutte armée développées après la Seconde Guerre mondiale, principalement par des groupes marxistes, bien qu’elles eussent été aussi influencées au départ par des anarchistes espagnols en exil luttant contre le régime franquiste. Afin de défaire toute la diabolisation de la résistance violente que la non-violence a accomplie, et parce que je ne voulais pas à imposer un nouveau cadre éthique ne découlant pas directement des expériences d’une lutte concrète, j’ai souvent parlé d’activité combatives et d’actions armées de manière froide et hors contexte, sapant ma propre argumentation en me rapprochant de la caricature du révolutionnaire violent que la non-violence et les médias propagent. Pour éviter de limiter le concept de pluralité des tactiques par une proposition spécifique sur la manière dont les gens devraient lutter, j’ai fini par dépeindre la lutte armée comme le contrepoint à la non-violence, alors que les possibilités de résistance sont et devraient être illimitées.

Au moment où j’ai écrit ce livre, je n’avais pas accès à des sources plus approfondie qui examinaient ces conflits historiques depuis la perspective du conflit lui-même. Beaucoup d’anarchistes de l’époque reproduisaient les hagiographies de gauche, confondant la lutte avec l’organisation qui tentait de la maîtriser. Heureusement, il semble que nous soyons en train de corriger cette tendance, même si les récits romantiques et avant-gardistes semblent encore battre des records de vente.

Je souhaite corriger un dernier point. L’auteur d’une note de lecture a fait valoir que l’IWW, dans les années 1910 et 1920, était composée en grande partie d’immigrés. J’avais fait remarquer que les anarchistes autonomes (les membres du Grupo Autónomo, que j’avais qualifiés à tort d’anarchistes « galléanistes » alors que leur activité était antérieure à la présence de Luigi Galleani, leur théoricien le plus connu) avaient mieux survécu à la répression gouvernementale que leurs contemporains de l’IWW, grâce au fait (et non malgré) que les anarchistes autonomes avaient une pratique illégale et clandestine alors que les membres de l’IWW se dirigèrent, face à la répression, vers des moyens toujours plus pacifiques. Dans le contexte de cet argument, j’ai affirmé que les premiers étaient presque tous des immigrés italiens, et donc plus vulnérables à la répression. Ce point est inexact pour la raison même mentionnée par l’auteur de la note de lecture : la base immigrée de l’IWW. Cependant, je pense que l’articulation de l’argument est toujours d’actualité. Pour commencer, de nombreux membres de l’IWW étaient germaniques et scandinaves, c’est-à-dire qu’ils se situaient beaucoup plus haut dans la hiérarchie raciale à l’époque que les Italiens, et qu’ils n’étaient pas vulnérables à la « xénophobie WASP » que j’ai spécifiquement mentionnée. Deuxièmement, et plus important encore, il est évident qu’en adoptant des moyens plus pacifiques et en renonçant au sabotage, l’IWW ne parvint pas à se sauver de la répression et réussit seulement à se pacifier elle-même. Elle renonça à sa position antagonique et donc à l’esprit même de sa critique du capitalisme. En quelques années, l’organisation disparut quasiment.

Dans le même ordre d’idées, nous pouvons voir comment, à peu près à la même époque, la CNT en Espagne ne put survivre en tant qu’organisation ouvrière anticapitaliste fonctionnelle qu’en recourant à des pratiques clandestines comprenant notamment des hold-up pour alimenter le fonds de grève, des actions armées pour intimider les patrons, des exécutions en représailles de flics et d’hommes de main ayant tué des travailleurs, ainsi que du sabotage. Non seulement la CNT résista aux tentatives visant à l’écraser, mais elle devint l’organisation ouvrière la plus forte du pays, provoquant rapidement une situation révolutionnaire. La CNT réussit là où l’IWW avait échoué. Leur point de vue sur la confrontation était au cœur de cette différence[181].

Il y a d’autres choses que je changerais au sujet de Comment la non-violence protège l’État, mais c’est là que réside la contradiction fondamentale de l’écriture. On ne s’arrête jamais de penser, alors qu’un livre doit à un moment donné partir à l’impression.

La réflexion sur ces sujets a beaucoup évolué au cours des huit dernières années, reflétant de grands changements dans nos luttes. Le mouvement anti-mondialisation, qui a servi autrefois de cadre à de nombreux débats sur la non-violence et la pluralité des tactiques, a disparu ou est devenu méconnaissable. Les anarchistes ont fait irruption sur la scène dans de nombreux pays, entraînant une augmentation de la répression gouvernementale et forçant les médias changer de vitesse, passant à notre égard de l’ignorance à la tentative d’apprivoisement. L’anticapitalisme et ses alternatives plus mielleuses, comme l’anti-néolibéralisme ou « les 99% », sont redevenus des phénomènes populaires. Des politiciens, d’Obama à Morales, ont encore une fois capturé et trahi les espoirs des gens, montrant que l’amnésie est toujours du côté de ceux qui gouvernent, et la mémoire du côté de ceux qui se révoltent. Beaucoup de personnes commencent à participer aux luttes sociales pour la première fois. Par ailleurs, la non-violence a été résolument redéfinie comme un changement de régime pragmatique ou un réformisme privilégiant la sécurité plutôt que le sacrifice, et cherchant à s’accommoder et à collaborer avec des institutions d’élite comme la police et les médias. Ces caractéristiques, qui ont marqué la non-violence au cours du XXe siècle, n'ont jamais été aussi clairement prédominantes.

Comment la non-violence protège l’État était une tentative de débattre d’une position qui, dans mon entourage à l’époque, avait une mainmise sur la discussion des méthodes de lutte. Le présent livre, bien que le projet soit le même, a un objectif différent. Le débat entre la non-violence et la pluralité des tactiques n’est plus d’actualité. Les défenseurs de la non-violence l’ont abandonné. Leur pratique a échoué dans la rue. Ils n’ont pas répondu aux critiques sérieuses qui leur ont été adressées, ni même changé les clichés qu’ils utilisent au lieu d’argumenter sur des faits. Mais ils ont sombré à un niveau encore plus bas, attaquant, balançant ou répandant de fausses accusations contre leurs opposants idéologiques de façon courante. De plus, ils se sont alliés plus étroitement avec la police, les médias, les ONG et les gouvernements dans une tentative désespérée de gagner une plus grande partie de la foule qui commence à protester et parfois même à agir concrètement contre ce qui l’opprime. Les meilleurs d’entre eux ont tourné le dos au débat sans utiliser aucun de ces stratagèmes méprisables, en menant une lutte non-violente par simple convenance personnelle, mais, pour autant, ils n’ont pas fermement dénoncé la violence et la collaboration des autres pacifistes.

De l’autre côté de la ligne, ceux qui sont en faveur d’une pluralité de tactiques ont avancé dans leur débat, imprégnés de plusieurs années intenses de révoltes, de mouvements et de théories nouvelles, de sorte que le terme « pluralité des tactiques » semble maintenant, de manière embarrassante, périmé. Cependant, il y a un fossé entre ceux qui ont été impliqués dans ce débat et les expériences dont il se nourrit, formés par la société à penser que le seule rebelle légitime est un rebelle docile, et dont l’expérience de la rue montre que non seulement la non-violence est indigne et sans intérêt, mais qu’elle est totalement inadéquate pour réaliser ce dont ils rêvent.

Le but de ce livre est de présenter à ceux qui ont commencé à remettre en question la non-violence les expériences et les histoires collectives que la non-violence, de concert avec l’État, voudrait leur cacher. L’objectif est aussi d’articuler le rôle systématique que joue la non-violence dans la défense du pouvoir, et de contribuer au débat sur la façon de participer à une lutte qui inclura toujours une myriade de perspectives, de désirs et de méthodes, dans un mélange défiant toute tentative d’homogénéisation.

Annexe 2 : Matériel sur la non-violence et la pluralité des tactiques

« Solidarité et respect »

Déclaration rédigée pour les manifestations contre le G20 à Toronto (2010)

Préambule

Nous nous sommes rassemblé-e-s en solidarité et respect, avec l’espoir qu’ensemble nous puissions créer un mouvement dont la somme est plus grande que les parties.

Les objectifs de nos luttes sont similaires. Nous voulons un monde exempt du capitalisme, du sexisme, du classisme, du racisme, du colonialisme, de l’homo/lesbo/bi/trans-phobie, des destructions environnementales, de l’âgisme et de la discrimination fondée sur la capacité.


Nous croyons qu’il est important de discuter ouvertement et honnêtement. Nous sommes confiant-e-s que notre mouvement est assez fort et mature pour accepter les différences d’opinions. Nous croyons que la construction d’un monde socialement juste passe par l’utilisation de plusieurs tactiques, de beaucoup de créativité et d’approches multiples. C’est ce qui nous permet de travailler ensemble, même lorsque nous sommes en désaccord.

Nous travaillons ensemble en solidarité et respect. Cela ne signifie pas nécessairement que nous approuvions ce que chacun-e d’entre nous fait, ou que nous soyons toujours du même avis. Malgré cela, nous écouterons les opinions de tous-toutes, nous discuterons ouvertement et honnêtement de nos différences, nous serons d’accord pour ne pas nous entendre lorsque nécessaire et nous nous soutiendrons les un-e-s les autres lorsque nous serons attaqué-e-s.

Nous comprenons que les besoins de chacun-e diffèrent lorsqu’il s’agit de sécurité. Alors que certaines personnes ont besoin de se trouver dans la rue sans que les actions de quelqu’un-e d’autre ne les mettent en danger, certaines autres peuvent trouver important de savoir que si elles sont arrêtées, elles auront le soutien nécessaire, quelles que soient les accusations portées contre elles par l’état. Nous savons que la meilleure façon de travailler est d’écouter toutes les opinions avec respect et de tenter de se comprendre, même si nous ne sommes pas toujours en accord.

Relations avec les médias


Nous ne ferons pas le travail de l’État. Nous ne l’aiderons pas à diviser notre mouvement, à utiliser nos gens comme boucs émissaires ou à attaquer nos organisations.


Nous croyons que dans notre mouvement, les journalistes (surtout provenant des médias alternatifs et/ou couvrant le mouvement) ont un rôle à jouer dans la discussion. En écrivant respectueusement, honnêtement, en réfléchissant à ce qu’ils-elles disent et aux conséquences de leurs mots, ils-elles favorisent les discussions et débats que nous devons avoir si nous voulons par-
venir à construire un monde meilleur.

C’est en gardant ces idées en tête que nous avons décidé de suivre les principes suivants (inspirés des Principes de St-Paul). Ces principes tentent de délimiter une façon de travailler ensemble en tant qu’organisateurs-trices :

1. Notre solidarité est basée sur le respect de notre diversité politique. En
tant qu’individus et groupes, nous pouvons décider de nous engager dans une diversité de tactiques et plans d’actions, mais sommes déterminé-e-s à traiter les autres avec respect ;

2. Nous réalisons que les débats et critiques honnêtes sont nécessaires pour aider à clarifier nos idées et à faire évoluer nos mouvements. Mais nous réalisons aussi que nos détracteurs vont tenter de nous diviser en attisant et exagérant nos différences tactiques, stratégiques, personnelles et politiques. Pour des raisons de clarté politique et de respect mutuel, nous parlerons de nos propres motivations politiques et de nos choix tactiques et laisserons les autres groupes et individu-e-s parler pour eux-elles-mêmes. Nous rejetterons toute accusation arbitraire de violence, toute campagne de peur et toute autre démarche favorisant des divisions inutiles au sein de nos mouvements ;

3. Lors de la planification de nos actions tactiques, nous prendrons soin de maintenir les séparations temporelles et physiques nécessaires entre deux tactiques divergentes. Nous laisserons à chacun-e l’espace d’organisation nécessaire pour exprimer ses façons de voir et ses tactiques. Nous ferons de notre mieux pour communiquer nos choix de tactiques lorsque possible ;

4. Nous nous opposons à toute forme de répression étatique des dissident-e-s, que ce soit par la surveillance, l’infiltration, la perturbation ou la violence. Nous nous entendons pour ne pas collaborer avec les autorités et les forces de police dans leur répression des activistes et des autres. Nous nous opposons aux propositions qui ne servent qu’à placer les manifestations dans des zones hautement restreintes de soi-disant « liberté de parole » et nous appuierons tous-toutes ceux-celles qui seront arrêté-e-s ;

5. Nous travaillerons au développement d’un sentiment de respect pour la communauté que nous partageons, pour nos voisin-e-s et surtout les pauvres, les travailleurs-euses, immigrant-e-s et tous-toutes ceux-celles qui sont marginalisé-e-s par la société ainsi que leur propriété privée. Nous travaillerons aussi à la promotion du respect des autochtones et du sol sur lequel nous nous organisons.

Une blessure faite à l’un-e de nous est une blessure faite à tous-toutes !

« Lignes directrices sur la non-violence »

Les vétérans pour la paix

1. Nous utiliserons notre colère contre l’injustice comme une force positive et non-violente pour le changement.

2. Nous ne porterons aucune sorte d’armes.

3. Nous ne vandaliserons ni ne détruirons des biens.

4. Nous ne consommerons ni ne transporterons d’alcool ou de drogues illégales.

5. Nous n’effectuerons pas de démarches menaçantes.

6. Nous n’insulterons pas, ne jurerons pas et n’attaquerons pas les autres.

7. Nous protégerons des insultes et des attaques ceux qui s’opposent ou ne sont pas d’accord avec nous.

8. Nous n’attaquerons pas, verbalement ou physiquement, ceux qui s’opposent ou sont en désaccord avec nous, même s’ils nous attaquent.

9. Notre attitude, telle que véhiculée par nos paroles, nos symboles et nos actions, sera faite d’ouverture, d’amitié et de respect envers toutes les personnes que nous rencontrerons, y compris envers les policiers, les militaires, les membres de la communauté en général et tous les manifestants.

10. En tant que membre d’une action non violente, nous suivrons les directives des coordinateurs désignés.

11. Si une personne est en désaccord sérieux avec les organisateurs de l’action, elle se retirera de l’action.


Notes extraites d’une histoire du Comité de coordination non-violent des étudiants (SNCC)

À partir de 1960, le Student Nonviolent Coordinatiing Commitee fut l’une des organisations les plus importantes du mouvement des droits civiques aux États-Unis, responsable, entre autres, de certains des plus emblématiques sit-in dans les restaurants ségrégués. L’histoire réelle de cette organisation est rarement citée par ceux qui prétendent qu’elle est un exemple de réussite, ce qui renforce certaines des principales critiques formulées à maintes reprises à l’égard de la non-violence. Le SNCC renonça progressivement à la violence : sa stratégie non-violente s’était appuyée sur les médias de la classe dirigeante et sur le soutien des membres de la structure du pouvoir. Cependant, la structure du pouvoir blanc apprit rapidement à éviter d’utiliser les actes visibles de répression et de contestation morale sur lesquels la stratégie non-violente repose. Cette leçon historique date d’un demi-siècle, mais les défenseurs de la non-violence l’évitent en gommant les faits. Ce qui suit est un extrait de l’histoire des expériences su SNCC[182].

la déclaration d'intention initiale de la SNCC établissait la non-violence comme la philosophie directrice de l’organisation. Cependant, les choses ne furent jamais aussi simples. Au début, pendant la période du mouvement des sit-in, l’action non-violente était strictement mise en pratique, en particulier lors des manifestations publiques, car elle était la clé du succès du mouvement.

Pour obtenir le soutien des Blancs et des Noirs à l’extérieur du mouvement, les sit-in devaient créer une nette impression de supériorité morale. L’une des meilleures façons d’y parvenir était de faire face à la dure violence de l’homme blanc par le pacifisme. Certains membres étendirent cette philosophie à leur vie quotidienne, croyant que le simple fait de porter une arme à feu pour se défendre était un acte hostile.

La philosophie de la non-violence devint plus fragile lorsque la SNCC commença à s’organiser de façon communautaire dans le Sud et qu’il dut faire face à des menaces continuelles de violence et potentiellement mortelle de la part de Blancs. À de nombreuses reprises, les bureaux du SNCC essuyèrent des rafales de balles ou furent incendiés par des hommes blancs locaux. En 1963, Bob Moses et Jimmy Travis, deux travailleurs de la SNCC qui tentaient d’encourager les électeurs noirs à s’inscrire sur les listes électorales, furent la cible de tirs alors qu’ils étaient au volant de leur voiture près de Greenwood, au Mississippi. Jimmy Travis fut touché et failli mourir.

La plupart des travailleurs du SNCC furent tabassés et jetés en prison au moins une fois au cours de leurs activités au sein de l’organisation. En conséquence, une fois que les directives strictement non-violentes avaient été assouplies, les membres furent officieusement autorisés à porter des armes à feu pour se défendre. Toutefois, ce principe était toujours respecté publiquement, car il demeurait un moyen efficace de protestation. Finalement, comme les Blancs commençaient à comprendre la tactique, la non-violence devint moins puissante. Les Blancs se rendaient compte que leurs réponses pacifiques du SNCC à l’oppression violente visaient essentiellement à obtenir du soutien à leur cause.

S’il n’y avait plus de violence publique contre laquelle se dresser, le message du SNCC serait affaibli. Les manifestants n’étaient donc plus tabassés publiquement. Au lieu de cela, ils étaient attaqués et agressés à huit clos, là où les journalistes de presse et les caméras de télévision n’étaient pas présents. Comme le voulaient les Blancs du Sud, l’oppression discrète et violente commença à détruire l’image de martyr que le SNCC avait soigneusement construite par des protestations non-violentes. Pendant ce temps, le SNCC cessa de parrainer des séminaires réguliers sur la non-violence, et ne les poursuivit que rarement jusqu’en 1964.

Peu de temps après, les émeutes de Harlem eurent lieu. Cette première émeute raciale urbaine amena dans le débat public la question de la violence déclenchée par les Noirs. De telles actions n’étaient plus considérées comme contre-productives. Cet évènement, et finalement la montée du pouvoir noir, conduisirent à la chute de la non-violence au sein du SNCC.


Communiqué du collectif ACME

Collectif ACME (4 décembre 1999)

Communiqué d’une section du Black Bloc du 30 novembre à Seattle

Ces observations et analyses, qui ne représentent que celles du collectif ACME, ne doivent pas être interprétées comme représentatives du reste du Black Bloc du 30 novembre 1999 à Seattle ou de tout autre personne ayant participé à une émeute ou à la destruction de biens ce jour là.

Le 30 novembre 1999, des groupes d’individus formés en black blocs ont attaqué plusieurs grandes compagnies qu’ils avaient prises pour cibles dans le centre-ville de Seattle. On retrouvait parmi celles-ci (pour n’en nommer que quelques-unes) : Fidelity Investment (actionnaire majoritaire d’Occidental Petroleum, le fléau de la tribu U’wa en Colombie) ; Bank of America, US Bankcorp, Key Bank et Washington Mutual Bank (institutions financières qui jouent un rôle clé dans l’accroissement de la répression organisée par les grandes compagnies) ; Old Navy, Banana Republic et GAP (entreprises de la famille Fisher qui ont saccagé les forêts du nord-ouest des États-Unis et réduit en esclavage les travailleurs des ateliers de misère) ; Nike Town et Levi’s (dont les produits trop chers sont fabriqués dans les ateliers de misère) ; McDonald’s (colporteur esclavagiste de fast-food et responsable de massacres d’animaux et de la destruction des forêts tropicales transformées en pâturage) ; Starbucks (colporteur d’une drogue récoltée à des salaires de famine par des fermiers obligés au cours du processus de détruire leurs propres forêts) ; WarnerBros (cartel de média) et Planet Hollywood (parce que c’est Planet Hollywood).


Cette activité dura plus de cinq heures et consista à défoncer des devantures et à fracasser des portes et des vitrines. Des frondes, des distributeurs de journaux, des marteaux, des pinces-monseigneurs et des pieds-de-biche furent utilisés de façon stratégique pour accéder aux biens des entreprises multinationales (l’un des trois Starbucks et Nike Town furent pillés) et pour les détruire. Des œufs remplis d’encre, des ampoules de peinture et des canettes de peinture en aérosol furent aussi utilisés.


Le black bloc était un rassemblement librement organisé de groupes d’affinité et d’individus. Ils se répandirent dans le centre-ville commercial, attirés par les boutiques mal protégées aux enseignes symboliques et stimulés par la vue des policiers en formation. Contrairement à la grande majorité des manifestants arrosés de poivre de Cayenne, de gaz lacrymogène et atteints par des balles de caoutchouc à plusieurs reprises, la plupart des membres de notre section du black bloc ne subirent pas de blessures sérieuses parce qu’ils évitaient d’affronter la police et se déplaçaient constamment. Notre esprit de corps et de solidarité était impressionnant : nous sommes restés entre nous, en rangs serrés et en surveillant mutuellement nos arrières. Ceux qui étaient attaqués par les bandits fédéraux étaient libérés par des membres du black bloc qui réagirent rapidement et de façon organisée.

La police de la paix


Malheureusement, la présence et l’entêtement de la « police de la paix » étaient très dérangeants. À pas moins de six occasions, de soi-disant militants « non violents » ont attaqué des individus qui s’en prenaient à la propriété des entreprises multinationales. Quelques-uns de ces militants soi-disant non violents allèrent même jusqu’à se tenir devant le supermarché Nike Town pour le protéger contre le black bloc qu’ils repoussèrent. De fait, ces soi-disant « gardiens de la paix » représentèrent une menace bien plus grande pour les membres du black bloc que les « gardiens de la paix » en uniforme accrédités par l’État et notoirement violents (des policiers en civil se sont même servis de la couverture des militants policiers de la paix pour prendre en embuscade ceux qui voulaient s’attaquer à la propriété des multinationales).


Riposte au black bloc


La riposte au black bloc a mis en lumière les luttes intestines au sein de la communauté des « militants non violents » ainsi que certaines de leurs contradictions. Premièrement, notons l’hypocrisie de ces militants « non violents » qui s’en sont pris violemment aux manifestants masqués et vêtus de noir (plusieurs s’étant fait harceler même s’ils n’avaient pas touché à la propriété des entreprises). Notons, de plus, le racisme de ces militants privilégiés qui peuvent se permettre d’ignorer la violence que subit, au nom des droits de la propriété privée, la nature et la plus grande partie de la société. Plusieurs des membres les plus opprimés de la communauté de Seattle se sont mobilisés parce qu’ils ont été inspirés par les saccages de vitrines, résultat qui n’aurait pu être obtenu aussi facilement par le défilé de n’importe quels costumes de tortues de mer ou de marionnettes géantes (sans vouloir minimiser l’effet de ce genre d’actions dans d’autres communautés).



Dix mythes à propos du black bloc


Voici quelques réflexions qui permettront de dissiper les mythes à propos du black bloc du 30 novembre :


1. « C’est une bande d’anarchistes de la petite ville d’Eugene. » Bien que quelques-uns peuvent être des anarchistes d’Eugene, nous sommes venus d’un peu partout aux États-Unis, y compris de Seattle. De toute façon, la plupart d’entre nous sommes parfaitement au courant des enjeux locaux de Seattle (par exemple, l’occupation récente du centre-ville par quelques-unes des multinationales les plus infâmes).


2. « Ce sont tous des disciples de John Zerzan. » Un ramassis de rumeurs a circulé selon lesquelles nous étions des disciples de John Zerzan, un auteur anarcho-primitiviste qui prêche la destruction de la propriété. Bien que quelques-uns d’entre nous peuvent apprécier ses écrits et ses analyses, il n’est en aucune manière notre chef ni directement, ni indirectement, ni philosophiquement, ni autrement.


3. « Le squat public est le quartier général des anarchistes qui ont détruit des propriétés le 30 novembre. » En fait, la plupart des squatters de la « zone autonome » sont des résidents de Seattle qui ont passé presque tout leur temps dans le squat depuis son ouverture le 28 novembre. Bien qu’ils puissent se connaître, les deux groupes ne se recoupent pas et on ne peut certainement pas dire que le squat est le quartier général de ceux qui ont détruit la propriété des entreprises.


4. « Ils ont envenimé la situation le 30 novembre et ils ont provoqué l’utilisation des gaz lacrymogènes sur des manifestants passifs et non violents. » Pour répondre à cette accusation, il suffit de noter que l’utilisation de gaz lacrymogènes et de poivre de Cayenne et les tirs de balles de caoutchouc contre les manifestants ont débuté (à notre connaissance) avant même que les black blocs commencent à détruire la propriété. De plus, il faut éviter d’établir une relation de cause à effet entre la répression policière et quelque mode de protestation que ce soit, qu’elle soit accompagnée ou non de destruction de la propriété. La police est chargée de protéger les intérêts de la clique des riches et on ne peut imputer la violence à ceux et celles qui protestent contre ces privilégiés et leurs intérêts.


5. La critique inverse : « Ils ont réagi à la répression de la police. » Bien que cela représente une image un peu plus positive du black bloc, elle n’en est pas moins fausse. Nous refusons d’être faussement représentés comme une force purement
réactionnaire. Bien que certains puissent ne pas saisir la logique du black bloc, il s’agit dans tous les cas d’une logique proactive.


6. « C’est une bande de garçons adolescents en colère. » Cette affirmation est totalement fausse, sans compter qu’elle révèle une inquiétante propension à discriminer selon le sexe et l’âge. La destruction de la propriété n’est pas le fait de machos bourrés de testostérone qui se défoulent et qui incitent à la violence. Ce n’est pas non plus le résultat d’une colère déplacée et réactionnaire. Il s’agit plutôt d’une action directe qui prend pour cible les intérêts des grandes corporations de façon spécifique et stratégique.


7. « Ils veulent seulement se battre. » Cette affirmation est totalement absurde, mais permet de passer sous silence l’âpreté avec laquelle les « gardiens de la paix » nous combattent. De tous les groupes engagés dans l’action directe, le black bloc est probablement celui qui avait le moins intérêt à se battre avec les autorités et nous n’avions certainement aucun intérêt à nous battre avec les autres manifestants anti-OMC (malgré de profonds désaccords au sujet des tactiques).

8. « C’est une bande d’émeutiers chaotiques, désorganisés et opportunistes. » Bien que plusieurs d’entre nous puissions passer des jours à discuter au sujet du sens à donner à l’adjectif « chaotique », nous n’étions certainement pas désorganisés. L’organisation était peut-être fluide et dynamique, mais elle était serrée. En ce qui concerne l’épithète « opportuniste », il est difficile d’imaginer qui, parmi les milliers de personnes présentes à Seattle, n’a pas profitée de l’opportunité offerte pour faire avancer sa cause. La question se pose alors à savoir si nous avons ou non contribué à créer cette opportunité, et la plupart d’entre nous y ont très certainement contribué (ce qui nous amène au prochain mythe).

9. « Ils ne connaissent pas les véritables enjeux » ou « ce ne sont pas des militants impliqués dans l’organisation ». Bien que nous pouvons ne pas être des militants professionnels, nous avons tous travaillé en vue de cette convergence à Seattle pendant plusieurs mois. Certains d’entre nous ont travaillé dans leur ville et d’autres se sont rendus à Seattle plusieurs mois à l’avance. Nous avons certainement été responsables de la venue de plusieurs centaines de manifestants sont descendus dans les rues le 30 novembre, et seulement une très petite minorité d’entre eux avait un lien quelconque avec le black bloc. La plupart d’entre nous ont étudié les effets de l’économie mondialisée, de la manipulation génétique, de l’extraction des ressources naturelles, des politiques de transport, des pratiques du travail, de l’élimination de l’autonomie des autochtones, des droits des animaux et des droits de la personne, et nous militons dans ces domaines depuis plusieurs années. Nous ne sommes ni mal informés ni inexpérimentés.

10. « Les anarchistes masqués entretiennent le secret et sont antidémocratiques parce qu’ils veulent cacher leur identité. » Abordons cette question de face (avec ou sans masque) : nous ne vivons pas présentement en démocratie. Nous tenons à vous rappeler, au cas où les événements de cette semaine n’ont pas suffi à vous ouvrir les yeux, que nous vivons dans un État policier. Les gens nous disent que si nous étions persuadés d’avoir raison, nous ne nous cacherions pas derrière un foulard ou une cagoule. On prétend que « la vérité finira par triompher ». Bien que cela constitue un but fort louable, cela ne colle pas du tout à la réalité
présente. Ceux qui représentent le plus grand danger pour les intérêts du Capital et de l’État seront persécutés. Quelques pacifistes souhaiteraient que nous acceptions ces persécutions dans la joie. Nous ne sommes pas si moroses. D’autres nous disent que c’est un sacrifice qui en vaut la peine. La persécution est notre lot quotidien et inévitable et nous chérissons les quelques libertés dont nous disposons : nous ne croyons pas que nous avons le privilège d’accepter la persécution comme un sacrifice. Accepter l’emprisonnement comme une forme de gloire trahit une mentalité de privilégiés du « premier monde ». Nous croyons que l’attaque de la propriété privée est nécessaire si nous voulons rebâtir un monde utile, salubre et agréable à vivre pour tous et toutes. Et ceci en dépit du fait que l’attaque à la propriété privée se traduit dans ce pays par des accusations criminelles pour toute destruction de propriété de plus de 250 dollars.

Les motivations du black bloc


Puisque nos masques ne peuvent être transparents, le but premier de ce communiqué est de rendre les motivations du black bloc plus transparentes et de percer l’aura de mystère qui l’entoure.



À propos de la violence contre la propriété


Nous prétendons que la destruction de la propriété n’est pas une action violente à moins qu’elle ne détruise des vies ou provoque des souffrances. D’après cette définition, la propriété privée — particulièrement celle des entreprises multinationales privées — est en elle-même infiniment plus violente que n’importe quelle action menée contre elle. On doit distinguer entre propriété privée et propriété personnelle. Cette dernière est fondée sur l’utilité, alors que la première s’appuie sur le commerce. La prémisse de la propriété personnelle implique que chacun d’entre nous possède ce dont il ou elle a besoin. La prémisse de la propriété privée implique que chacun d’entre nous a quelque chose dont quelqu’un d’autre a besoin ou veut avoir. Dans une société fondée sur les droits de la propriété privée, ceux qui sont en mesure de posséder de plus en plus ce dont les autres ont besoin ou veulent avoir exercent un plus grand pouvoir et donc un plus grand contrôle — généralement pour accroître leurs profits — sur ce que les autres pensent désirer ou avoir besoin. Les partisans du « libre-échange » souhaitent pousser cette doctrine jusqu’à sa conclusion logique : un réseau de quelques industries monopolistiques qui exerceraient un contrôle absolu sur la vie de tous. Les partisans du « commerce équitable » voudraient voir ce processus atténué par des règlements gouvernementaux votés pour imposer quelques normes humanitaires de base. En tant qu’anarchistes, nous condamnons les deux attitudes. La propriété privée — et par extension le capitalisme — est violente et répressive en soi et ne peut être réformée ou atténuée. Tant que le pouvoir est concentré entre les mains de quelques dirigeants d’entreprises ou détourné vers un appareil régulateur destiné à atténuer les désastres créés par ces derniers, personne ne pourra être aussi libre ou aussi puissant qu’il le serait dans une société sans hiérarchie. Quand nous brisons une vitrine, notre but est de détruire le mince vernis de légitimité dont se parent les droits de la propriété privée. En même temps, nous exorcisons cet ensemble de relations sociales violentes et destructrices qui s’incarne presque partout autour de nous. En « détruisant » la propriété privée, nous convertissons sa valeur d’échange limitée en une valeur d’utilité accrue. Une vitrine de magasin devient un passage qui laisse pénétrer un peu d’air frais dans l’atmosphère oppressante d’un commerce (au moins jusqu’à ce que la police décide de gazer aux lacrymogènes une barricade voisine). Une boîte distributrice de journaux devient un outil pour libérer ce genre de passage ou constituer une petite barricade pour revendiquer un espace public ou encore pour servir de poste d’observation lorsque l’on se tient dessus. Une grosse poubelle sur roulettes peut servir de source de chaleur et de lumière ou encore d’obstacle à une émeute de policiers en phalange. La façade d’un édifice devient un tableau d’affichage pour inscrire des idées pour un monde meilleur. Après le 30 novembre, beaucoup de gens ne regarderont plus jamais la vitrine d’un magasin ou un marteau de la même façon. On a multiplié par mille les utilisations potentielles de l’espace urbain. Le nombre de vitrines brisées n’est rien en comparaison des tabous renversés — tabous créés par l’hégémonie des corporations et destinés à maintenir nos œillères pour nous dissimuler à la fois tout le potentiel d’une société débarrassée d’elles ainsi que les violences commises au nom des droits de la propriété privée. Les vitrines cassées peuvent être placardées (en gaspillant un peu plus nos forêts) et remplacées éventuellement. Mais avec un peu de chance, ce renversement des tabous se poursuivra encore longtemps.


Contre le Capital et l’État,

Le collectif ACME.

« Révolte paysanne ! »

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[1] Mon précédent ouvrage comment la non-violence protège l’État en apporte une documentation. En résumé, les organisations non-violentes avaient prédit, après ces immenses manifestations mondiales, que leurs méthodes pacifiques empêcheraient la guerre. Ce fut un échec. Par la suite, de nombreuses personnes qui croyaient en la non-violence désertèrent par dépit, tandis que d’autres se mirent à râler contre l’injonction à la non-violence, son caractère autoglorificateur, son refus d’exprimer une rage justifiée par rapport aux meurtres de masse et celui de cautionner le sabotage de l’effort de guerre. Le mouvement antiguerre implosa et disparut très rapidement.

[2] En Espagne, des leaders étudiants autoproclamés empêchèrent une discussion portant sur la pluralité des tactiques et expulsèrent les étudiants qui tentaient de se masquer ou de pratiquer l’autodéfense durant les manifestations. Ils organisèrent une série d’immenses manifestations et d’occupations d’universités en réponse à la privatisation de l’éducation supérieure, et après la plus importante d’entre elles, strictement non-violente, le mouvement disparut rapidement (puis réapparut trois ans plus tard sous la forme d’une grève et d’émeutes). Après la liquidation des occupations d’université à Barcelone, une partie des étudiants recourut à l’action directe et à ses méthodes de lutte combatives pour mettre en place une « université libre » en occupant un bâtiment vide au centre de la ville. Cet espace d’auto-organisation et d ‘éducation populaire ne fut gagné que parce que certains étudiants décidèrent d’utiliser de telles tactiques. Grâce à cette expérience illégale, le mouvement étudiant perdura, et les leaders autoproclamés n’en faisaient plus partie lorsqu’il refit surface en 2012

[3] Tous ces arguments sont expliqués et étudiés en détail dans Comment la non-violence protège l’État.

[4] Un site internet, violentanarchists.wordpress.com, présente des dizaines d’exemples à travers le monde montrant que ces rumeurs, ces accusations, formulées sans aucune preuve, sont promues par les médias de masse, et comment elles entraînent parfois l’arrestation des manifestants visés.

[5] Source : http://crimethinc.com/blog/2012/09/17/post-debate-debrief-video-and-libretto CrimeInc. est un collectif de rebelles, un réseau décentralisé dédié à l’action collective anonyme, NdT.

[6] No One is Illegal est un réseau international de groupes antiracistes, Ndt.

[7] « Ten Points on the Black Bloc » : la transcription du discours de Harsha Walia est sur http://theanarchistlibrary.org/harsha-walia-10-points-on-the-black-bloc , et la vidéo du débat se trouve sur YouTube.

[8] Fifth Estate est un périodique américain, à l'origine édité à Détroit, dans le Michigan, mais maintenant produit dans de nombreux endroits. Son collectif éditorial propose différents thèmes pour les articles mais partage généralement un point de vue antiautoritaire et une approche orientée vers une action de changement non-dogmatique. Le titre, qui signifie en français le cinquième pouvoir, implique que la revue est une alternative au quatrième pouvoir (la presse écrite traditionnelle).

[9] Indymedia est une plateforme américaine de médias alternatifs qui supporte environ 175 médias internet autonomes dans une soixantaine de pays, avec pour objectif d'assurer la liberté de créer et de diffuser de l'information, en publication ouverte avec une modération a posteriori.

[10] Il ne s’agit pas du tout d’un argument bidon : la non-violence est majoritairement promue non pas comme l’idée selon laquelle nous devrions parfois user de tactiques pacifiques, mais comme l’idée selon laquelle un mouvement doit être entièrement non-violent. « Un engagement de 99 % envers la non-violence ne suffit pas », disent certains. Ce concept suppose intrinsèquement une division de toutes les actions en fonction de la catégorie « violence », une croyance selon laquelle les actions non-violentes seraient supérieures aux actions violentes, et que ces dernières, même minoritaires, auraient pour effet de corrompre ou de polluer tout mouvement dans lequel elles s’inscrivent. Défendre la non-violence, ce n’est pas simplement préférer la paix, c’est souscrire à une police pacificatrice et tenter de déterminer l’ensemble du déroulement du mouvement.

[11] Ce détail est extrêmement significatif, car il montre que si une chose est légale, c’est à dire normalisé par l’État, elle est moins susceptible d’être considérée comme violente : aux États-Unis, porter une arme à feu en public est légal, alors qu’en Europe et en Amérique du Sud, cela ne l’est généralement pas.

[12] Dans Comment la non-violence protège l’État, je présente des données issues de manuels de police, des notes de services du FBI, d’expertises militaires en contre insurrection et d’études de la police qui montrent comment l’État s’évertue à convaincre les mouvements sociaux d’être non-violent et qui prennent bien acte du fait qu’un mouvement populaire non-violent constitue une moindre menace par rapport à un mouvement populaire armé. Un exemple récent illustre bien cela : après la grève générale de 29 mars 2012 en Espagne ayant entraîné d’importantes émeutes en Catalogne (voir le cas n°24 du chapitre 3 ainsi que le chapitre 6), le ministre de l’Intérieur catalan, Felip Puig (responsable de la police et de l’ordre public) fut accusé par les médias d’avoir perdu le contrôle de l’ordre public. Conformément au plan de répression du gouvernement, il réagit en faisant pression sur les organisations qui planifiaient les manifestations et les grèves pour qu’elles endossent la responsabilité de la sécurité et du maintien de l’ordre. Il criminalisa aussi le port du masque, incita les « citoyens » à ne pas rester à côté des émeutiers (de nombreux manifestants qui ne participaient pas directement aux affrontements demeuraient tout près des émeutiers, empêchant la police de contre-attaquer), et mit en place un site internet de dénonciation où les manifestants pouvaient révéler l’identité des émeutiers pris en photo.

[13] L’entreprise qui fabrique des produits respectueux de l’environnement ou des travailleurs contribuent tout de même directement à l’exploitation et à l’écocide, puisque tout simplement la marchandisation ne respecte ni l’environnement ni les humains. La plupart du temps l’entreprise qui propose des produits écologiques ou équitables fabrique en même temps d’autres produits dont le caractère violent est plus manifeste. Les rares entreprises commercialisant seulement des produits respectueux de l’environnement et des travailleurs génèrent des profits qui alimentent de toute manière le système économique et qui permettent de financer toutes sortes d’activités.

[14] Concernant ce qu’on appelle la démocratie, voir le chapitre 5, « Non-violence contre dictature ». NdÉ

[15] L’ouvrage Pacifism as Pathology, de Ward Churchill et Michael Ryan, rend compte de nombreux exemples de la tendance à accuser les victimes de la répression ou à affirmer que la répression est justifiée.

[16] Comme le mouvement dit « 15-M » n’était ni exclusivement non-violent ni unifié derrière un populisme progressiste, j’utilise l’étiquette, attribuée par les médias, d’ « Indignados » uniquement pour faire référence à ceux qui se voyaient comme des citoyens pacifiques indignés par la direction que prenait leur gouvernement. Au sein de ce mouvement, ils étaient nombreux à se situer au-delà de l’indignation et à espérer une révolution.

[17] « Jardinage de guérilla », NdT.

[18] La « panique morale », expression née aux États-Unis en 1972, n’a pas d’équivalent en français. Elle désigne un sentiment de peur qui se répand au sein de la population face à de nouveaux phénomènes sociaux perçus comme dangereux pour la société. NdT.

[19] Chris Ealham, Anarchism and the City : Revolution and Counterrevolution in Barcelona, 1898-1937, AK Press, 2010.

[20] Ces deux textes anonymes (non traduits en français) sont sur le site internet theanarchistlibrary.org

[21] Quelques partisans de la non-violence semblent admettre que la « violence » est seulement moins efficace, mais ils n’ont aucun exemple historique à montrer, aucun fondement pour étayer et affirmer l’efficacité de la non-violence. Si on les interpelle en citant l’exemple d’une révolution violente qui a renversé un gouvernement, ils se montreront presque toujours dubitatifs, taxant la révolution en question d’autoritarisme, qualitatif qu’ils attribuent volontiers aux méthodes employées par les révolutionnaires pour atteindre leur but.

[22] Voir en particulier le chapitre 1 de Comment la non-violence protège l’État pour des arguments détaillés sur la manière dont le mouvement afro-américain des droits civiques, le mouvement pour l’indépendance de l’Inde et d’autres victoires supposément non-violentes n’ont en fait pas atteint leurs objectifs à long terme.

[23] Pour aller plus loin sur la question de l’insurrection, voir Kristian Williams, Our Enemies in Blue : Police and Power in America (South End Press, 2004) ou Comment la non-violence protège l’État.

[24] Lors de l’impression de l’édition originale de ce livre, d’importants soulèvements eurent lieu en Turquie et au Brésil. Dans les deux pays, une collusion de la police, des politiciens et des médias encourageaient une protestation pacifique, contrairement à l’argument pacifiste affirmant que les autorités « veulent que nous soyons violents ». Dans le cas de la Turquie, les médias firent une promotion agressive de la protestation plutôt absurde d’Erdem Gündüz, surnommé « l’homme debout », dans le but affiché d’orienter les aspirants manifestants vers des formes d’opposition inoffensives, symboliques, théâtrales ou divertissantes. Tandis que la police et les politiciens criminalisaient les protestations violentes, les mêmes politiciens avec le soutien des médias encourageaient les actions non-violentes. Comme le ministre turc des Affaires étrangères, Ahmet Davutoğlu, le déclara au journal The Guardian, « les manifestations pacifiques reflètent notre réussite à développer l’engagement et le débat démocratiques ». Les protestations pacifiques permettent aux gouvernements de masquer leurs abus, tout en leur donnant la possibilité d’orienter la rage populaire vers le terrain du débat civique dont ils ont le plein contrôle. Comme le conclut Ahmet Davutoğlu, « les élections sont le seul moyen de changer un gouvernement élu démocratiquement ». Une protestation protéiforme qui s’attaque directement aux problèmes de la sphère publique, du mercantilisme, de l’auto-organisation, de la surveillance, du maintien de l’ordre, etc., devrait donc tout réduire à des questions électorales qu’un parti politique prétendra régler pour eux. Les manifestants qui ne respectent pas les règles du jeu politique seront diabolisés par les médias et les politiciens, et même par leurs camarades de lutte. C’est ainsi que le président brésilien procéda quand des émeutiers mirent allègrement le feu au Parlement à Rio (gagnant ainsi d’importantes réformes contre les politiciens qui tentaient de les acheter, ce qui, au passage, réfute encore une fois la thèse chère aux partisans de la non-violence selon laquelle « la violence ne marche pas ») : il encouragea le dialogue, applaudit les manifestants pacifiques et condamna les violents, censés être des éléments étrangers et extérieurs au mouvement dont ils étaient pourtant, pour beaucoup d’entre eux, à l’origine. Combattre l’État sans compromis, en employant la force, est le prolongement logique du mot d’ordre « pas de revendications, pas de dialogue avec l’autorité » qui a imprégné les mouvements sociaux, du mouvement antimondialisation à Occupy. Le message est clair, pour nos oppresseurs comme pour nous-mêmes : aucun accord ne sera conclu avec le pouvoir. Mais cette idée représente une menace pour ceux qui, en tant que représentants de mouvements non-violents, veulent obtenir une place à la table des négociations.

[25] Le mouvement pour l’indépendance de l’Inde n’était pas exclusivement non-violent ; les groupes armés et combatifs du mouvement furent déterminants dans l’expulsion de Britanniques. Bien que celle-ci fût un succès important, la victoire était loin d’être complète. Par ailleurs, les Britanniques collaborèrent avec les factions non-violentes, prêtes au dialogue, ce qui leur permit d’isoler et de réprimer les courants radicaux « violents » et d’orchestrer une transition par étapes favorable à leurs intérêts. Ils placèrent Nehru, disciple de Gandhi, au pouvoir. Ainsi, il ne s’agit pas d’une réelle victoire, mais d’une victoire partielle qui fût entièrement récupérée au sein du système capitaliste. Les éléments combatifs du mouvement jouèrent un rôle majeur en imposant un certain changement, tandis que la partie non-violente contribua à la récupération du mouvement.

[26] Pour en savoir plus sur les révoltes d’esclaves et les mouvements anticapitalistes en Haïti, en Jamaïque, au Surinam et ailleurs, lire le texte de Russel « Maroon » Shoatz, L’hydre et le Dragon, publié en 2012. À propos de la révolution russe de 1917, on peut lire le récit majeur fait par Voline, La révolution inconnue (1947), réédité en français par Libertalia en 2017. Les ouvrages The Anarchist Collectives, dirigé par Sam Dolgoff, et Espagne libertaire (1936-1939), l’œuvre de la révolution espagnole de Gaston Leval offrent tous les deux des récits détaillés des collectifs anarchistes en Aragon et ailleurs.

[27] Entre-temps, la liste des conflits qu’elles ont étudiés a été publiée ; elle est disponible en cherchant « NAVCO Data Project » sur un moteur de recherche. À son sujet, vous pouvez lire l’article intitulé « Non, il ne suffit pas que 3,5 % d’une population se mobilise pour que la non-violence triomphe » sur le site www.partage-le.com. NdÉ

[28] Citations de Maria J. Stephan et Erica Chenoweth, « Why Civil Resistance works :The Strategic Logic of Nonviolent Resistance », International Security, Vol.33, n°1, été 2008, note n°41.

[29] Selon la « théorie des inférences correspondantes » de 1965, citée par les deux chercheuses, un observateur a déduit les motivations d’un individu à partir des choix que celui-ci fait. Pas un mot sur la portée très réduite de l’étude, car limitée à l’individu, lorsqu’elles la présentent comme la preuve d’un argument géopolitique. Ironiquement, il se trouve que d’autres recherches ont montré, au sujet de cette théorie, que les observateurs négligeaient ou sous-estimaient souvent les facteurs socio-économiques et institutionnels pouvant restreindre les choix d’une personne.

[30] Maria J. Stephan et Erica Chenoweth, Op. Cit., p.13

[31] Ibid., p. 42.

[32] Ibid., p.20.

[33] C’est elle qui souligne.

[34] Erica Chenoweth, au sujet d’une analyse de suivi du même ensemble de données (avec Kurt Schock), dans « Armed Wing in Syria : To What Effect ? », Rational Insurgent, 10 octobre 2011. https://rationalinsurgent.wordpress.com/2011/10/10/armed-wing-in-syria-to-what-effect .

[35] Les personnes désespérément attachées au concept de la démocratie peuvent voir les choses de la manière suivante : voter pour ses dirigeants constitue bien sur un changement par rapport au fait de les légitimer par un quelconque rituel ordonné par la loi. Cependant, ce changement n’a aucune portée sur la lutte pour la liberté, tout comme un t-shirt bleu est évidemment différent d’un t-shirt rouge, mais il ne rend pas plus libre celui qui le porte. Tant qu’on aura des dirigeants au-dessus de soi (et des patrons, des créanciers, des propriétaires, des bureaucrates), on ne sera pas libre. C’est la différence entre le fait de changer le processus par lequel les dirigeants sont légitimés, et le fait de lutter pour échapper autant que possible à leur contrôle ; ou, d’un point de vue moins libertaire et sur une pente plus glissante, le fait de les contraindre à nous concéder quelque avantage qui diminue leurs profits et la pression économique exercée sur nous.

[36] Cité dans Warrior Publicatios, qui est édité « sur le territoire occupé des Salishes du littoral de la côte nord-ouest de la ‘‘Colombie britannique’’ ». Son but est de « promouvoir la culture guerrière, l’esprit combatif et les mouvements de résistance ». voir le site warriorpublications.wordpress.com

[37] Chris Hayes s’est exprimé sur la chaîne de télévision MSNBC le 25 novembre 2012. Le journaliste tente de démontrer la supériorité inhérente de la non-violence par un raisonnement fondé sur la peur, typique des classes moyennes. Usant sans vergogne d’une logique fallacieuse dont seul un journaliste professionnel est capable, il attribue aux Palestiniens de Cisjordanie des méthodes non-violentes (si les journalistes fondaient leur autorité sur la crédibilité factuelle, Chris Hayes l’aurait perdue à ce stade, la résistance palestinienne en Cisjordanie étant tout sauf non-violente) et aux Palestiniens de la bande de Gaza des méthodes violentes. Il affirme ensuite que la qualité de vie est meilleure en Cisjordanie qu’à Gaza, et que, par conséquent, les gens sont davantage susceptibles d’atteindre un niveau de vie de classe moyenne (il laisse cette partie de l’argumentation implicite) s’ils demeurent non-violents. Sur ce point, Chris Hayes confond cause et effet. La bande de Gaza est tout simplement le plus grand camp de concentration en plein air du monde. Les résidents ont peu ou pas de possibilités d’actions non-violentes. Si les habitants de Gaza sont connus pour leurs méthodes combatives, c’est parce que la non-violence est impensable dans un camp de concentration. Quelle que soit la qualité de vie des Palestiniens de Cisjordanie, ils n’en demeurent pas moins qu’ils se sont défendus au fil des ans en recourant à diverses tactiques. La leçon est claire : la non-violence est inefficace, ce qui explique pourquoi les puissants veulent que nous y limitions.

[38] James Clark, « The day world said ‘‘No’’ to war : looking back on February 15, 2003 », Rabble, 15 février 2003 : rabble.ca

[39] On peut lire des entretiens avec des insurgés et des personnes investies dans les nouvelles formes de lutte dans l’ouvrage We are an Image from the Future. The Greek Revolt of December 2008, dirigé par A.G. Schwarz, Tasos Sagris et Void Network, AK Press 2010.

[40] Ce lien est affirmé par le média Free Malaysia Today, « An Uprising for a Better Malaysia », 15 janvier 2013

[41] Lina Sinjab, « Syria Conflict : from Peaceful Protest to Civil War », BBC, 5 mars 2013 : http://www.bbc.co.uk/nexs/world-middle-east-21797661 . Il faut lire cet article avec le plus grand scepticisme car la BBC ainsi que d’autres médias occidentaux encouragent clairement un changement de régime en Syrie. Toutefois, depuis mars 2013, la rébellion est largement autonome vis-à-vis de l’intervention de l’OTAN. Quant à l’exactitude des propos cités plus haut, l’histoire a abondamment montré que la solidarité se développait aussi bien en situation de catastrophe naturelle que lors des soulèvements populaires.

[42] Dan Roberts, « ISIS Jihadists and Assad regime enjoy ‘‘symbiotic’’ relationship says John Kerry », The Guardian, 17 novembre 2014 : https://www.theguardian.com/world/2014/nov/17/john-kerry-isis-bashar-assad-symbiotic

[43] Partout sauf aux États-Unis, le mot « libertaire » désigne l’anarchisme.

[44] « While the Iron is Hot : Student Strike and Social Revolt in Québec, Spring 2012 », CrimethInc., 14 août 2012 : http://www.crimethinc.com/blog/2012/08/14/the--2012-strike-in-quebec-full-report

[45] Andrew Gavin Marshall « Ten Things You Should Know About the Quebec Student Movement », counterpunch, 23 mai 2012.

[46] Ali Bektaş, « This is Only the Beginning », publication anonyme, octobre 2013, p. 25.

[47] Ibid, p. 12

[48] Peter Gelderloos, « The Battle of Burgos: In Spain, a Fight Against Gentrification Underscores aGrowning Conflict », counterpunch, 24 Janvier 2014 : http://www.counterpunch.org/2014/01/24/the-battle-of-burgos

[49] En français dans le texte, NdT.

[50] Toutes les citations sur le Rojava sont tirées de l’article de Zaher Baher, « Theexperiment of West Kurdistan (Syrian Kurdistan) has proved that people can make changes », Libcom, 26 août 2014.

[51] Bien que largement surpassés par les milliers d’articles et de spots en faveur d’une protestation pacifique, quelques articles, notamment dans Time et Rolling Stone, exprimèrent une sympathie limitée pour les émeutiers. Comme je l’ai écrit dans l’article « Learning from Ferguson : A world Without Police » (counterpunch, 19 décembre 2014), pour les médias, accepter la légitimité des émeutes ne devint concevable qu’au moment où de plus en plus de gens commençaient à prendre des armes pour protester et tirer sur la police.

[52] Par exemple, de nombreux Mapuches en lutte rejettent le cadre marxiste qui considère les peuples indigènes comme des paysans ou des membres de la classe ouvrière internationale. Comme certains l’ont dit, « nous ne sommes pas pauvres, nous sommes une société à part ». Pour les Mapuches, accepter l’identité ouvrière et le récit du progrès fondamental de la gauche leur aurait déjà fait perdre leur lutte, car l’identité et le cadre politique coloniaux auraient supplanté l’identité indigène.

[53] Dans comment la non-violence protège l’État, j’explique pourquoi ce point de vue est erroné, mais en termes simples, il suffit de dire que la violence de l’État est unilatérale. La police tire sur des gens et les torture non pas parce qu’on lui a jeté des pierres, mais parce que c’est son travail. Les politiciens gouvernent et prennent des décisions qui tuent des milliers de personnes non pas parce qu’ils ont été battus dans leur enfance, mais parce que les institutions du pouvoir fabriquent leurs propres intérêts et les imposent à ce qui pourrait laquelle est en contradiction avec la logique du capital (tout doit être réduit à sa valeur monétaire abstraite, les relations et les êtres sont traités et exploités pour maximiser leur potentiel à produire une plus grande valeur). Cependant, l’idée de collectivisation met l’accent sur un groupe d’individus autonomes qui interagissent avec les biens communs de différentes manières, tant qu’ils ne les privatisent pas ou ne les détruisent pas, alors que la commune met l’accent sur la coopération et l’élaboration de la mutualité et des relations partagées dans l’interaction du groupe avec ces communs. être considéré comme des intérêts humains ou biologiques. Les cycles de violence n’expliquent pas l’oppression. L’État est pyramidal et cumulatif, et non cyclique.

[54] De manière très générale, le collectif et la commune subsistent tous deux dans la logique des communs (nous faisons partie d’un réseau interconnecté, et rien de nécessaire à notre survie et à notre bonheur ne doit être enclos ou privatisé),

[55] Les finalistes pourraient être Gênes, Québec ou Heiligendamm, dont aucun n’était particulièrement non-violent.

[56] Voir David Solnit, « the Battle for Reality », Yes magazine, 30 juillet 2008 : http://www.yesmagazine.org/issues/purple-america/the-battle-for-reality. L’autre ironie, dans ce même article, est que David Solnit reconnaît que 52 % des Américains interrogés étaient favorables aux manifestations de Seattle. Il prétend que c’est « malgré » les représentations médiatiques, mais il n’a aucune base pour soutenir que le soutien populaire n’a pas été d’une certaine manière causée par les images de personnes brisant les symboles de la richesse et du pouvoir. Après tout, ces images, diffusées par les médias et accompagnées d’un ton désobligeant ou effrayant, constituaient les seules informations dont la plupart des gens disposaient sur les manifestations. Par ailleurs, quel que soit le jeu des majorités, on peut constater qu’il y a beaucoup de gens plus susceptibles de sympathiser avec une lutte s’ils voient des personnes prendre des risques et se défendre que s’ils voient porter des marionnettes géantes ou se déguiser en tortues. Cela soulève la question de savoir qui nous préférerions avoir notre côté : ceux qui veulent se défendre ou ceux qui veulent juste du théâtre ? Quoi qu’il en soit, les partisans de la non-violence n’ont qu’une fois de plus pas pu étayer l’affirmation selon laquelle « la violence aliène les gens ».

[57] « Réseau d’action directe », NdT.

[58] Cette citation et la suivante proviennent d’un ami qui participa personnellement à la préparation des manifestations de Seattle.

[59] Kingdome était un stade couvert omnisports se trouvant à Seattle, avant d’être démoli en 2000. NdÉ.

[60] Nonviolent direct action, NdT.

[61] Lord de la manifestation de novembre 2001 contre l’École des Amériques, j’ai entendu les organisateurs de la manifestation parler d’un plan d’action plus créatif visant à provoquer des arrestations et à attirer l’attention des médias. Plus tard le même jour, une grande réunion de consensus composée de nombreux groupes d’affinité de tout le pays et animé par David Solnit formula par hasard ce même plan d’action, comme si c’était sa propre idée. Le groupe d’affinité auquel je participais se retira du processus, en partie parce que l’idée ne nous intéressait pas et en partie parce que l’animation de la réunion était manipulée. À quelques reprises, par exemple, David Solnit évita un débat qui s’éloignait de l’action décidée à l’avance, en disant des choses comme : « Nous sommes coincés sur cette question, alors laissons ça de côté pour le moment et revenons-y après. » Naturellement, la conversation fut amenée vers sa destination imposée et le point de débat ne fut jamais repris.

[62] Gene Sharp, From Dictatorship to Demcracy. A Conceptual Framework for Libération, The New Press, 2012 (1994 pour la première édition). En français : De la dictature à la démocratie. Un cadre conceptuel pour la libération, L’Harmattan, 2009.

[63] Philip Bowring, « Filipino Democracy Needs Stronger Institutions », The International Herald Tribune, 22 janvier 2001.

[64] Sam Walton est le fondateur de la chaîne des hypermarchés Wallmart, NdT.

[65] Pour une bonne histoire de ce mariage, voir Giovanni Arrighi, The Long 20th Century, Verso, 1994.

[66] Afin de ne pas sortir l’argument de son contexte, permettez-moi de répéter que les tactiques susceptibles d’être qualifiées de violentes ne sont pas un facteur pertinent au sein d’un mouvement qui ne vise qu’une réforme politique, selon tous les critères précédemment énumérés. Pour obtenir l’occupation de l’espace, l’autodéfense ou l’interruption d’un récit social dominant, les tactiques plus énergiques sont souvent plus efficaces. Les manifestants kirghizes furent uniques en leur genre en ce sens qu’ils prirent d’assaut les bâtiments du gouvernement et chassèrent physiquement le parti au pouvoir, alors que les manifestants pacifiques en Ukraine ne pouvaient que pousser le parti au pouvoir à accepter de se retirer. Cependant, afin d’éviter de donner la priorité aux tactiques puissantes au détriment des tactiques pacifiques, nous devons insister sur le fait que lorsque les tactiques puissantes peuvent être efficacement associées à des tactiques créatives et non combatives, les mouvements sont plus efficaces à long terme pour soutenir la lutte, survivre à la répression et élaborer des relations sociales révolutionnaires.

[67] La sécurité nationale, pour sa part, est un terrain discursif où une onction systématique du gouvernement – le maintien de son propre pouvoir – doit être mise en œuvre comme un exercice constant d’exceptionnalité dans lequel les activités prévisibles et répétitives de l’État doivent se dérouler comme si elles étaient improvisées. L’idée commune selon laquelle les libertés civiles sont inviolables sauf en cas de sécurité national est à peu près aussi absurde qu’un accord entre naufragés sur une île déserte selon lequel il serait strictement interdit de se manger les uns les autres, sauf en cas de faim. Un gouvernement doit veiller quotidiennement au maintien de son propre pouvoir : il a donc des raisons de suspendre quotidiennement les libertés civiles.

[68] Juste avant l’impression de ce livre, Coca Cola a annoncé l’ouverture d’une nouvelle usine d’embouteillage en Birmanie. C’est le progrès.

[69] En 1961, la célèbre expérience de Stanley Milgram démontra comment les gens suivaient les ordres d’une figure d’autorité qui allaient à l’encontre de leur conscience, même si cela impliquait de devoir torturer et tuer. Les résultats de l’étude furent reproduits à de nombreuses reprises. Dans la plupart de ces expériences, le degré de séparation entre les actions et les conséquences est beaucoup plus grand. Il n’y a pas un seul patron et une seule victime de l’autre côté de la porte, mais plusieurs niveaux d’autorité à qui l’on peut faire porter le chapeau, et les conséquences se déroulent habituellement hors de vue et hors de l’esprit.

[70] Des partisans de la non-violence comme Mark Kurlansky citeront l’effondrement des pays du pacte de Varsovie comme l’exemple d’un changement de conscience institutionnel. Ils ne mentionneront pas comment, dans le monde entier, le capitalisme en développement avait tendance à faire pression sur l’élite pour qu’elle adoptât des formes de gouvernement plus libérales tant que les mouvements rebelles n’étaient pas hors de contrôle. De plus, ils ne mentionneront pas comment l’élite des pays du pacte de Varsovie resta au pouvoir pour la plupart et bénéficia largement de son « changement de conscience », de sorte que dans des pays comme la Roumanie, la police secrète organisa une fausse insurrection populaire pour justifier ce changement de formes gouvernementales. Enfin, ils ne mentionneront pas la défaite décisive de l’URSS en Afghanistan, facteur crucial et bien plus immédiat que la résistance tchèque pacifique en 1968. J’y reviendrai plus en détail dans le chapitre 8.

[71] Les lecteurs intéressés par une description plus approfondie de la résistance des GI au Vietnam peuvent consulter Comment la non-violence protège l’État ; et Matthew Rinaldi, Olive-Drab Rebels : Subversion of the US Armed Forces in the Vietnam War, Antagonism Press, 2003.

[72] Anonyme, Down : Reflections on Prison Resistance in Indiana, 2012, p.10-11 et 13 : https://zinelibrary.files.wordpress.com/2016/02/down_impo.pdf

[73] Voir Jamie Bissonnette, When the Prisoners Ran Walpole : A True Story in the Movement for Prison Abolition, South End Press, 2007. Bien que Jamie Bissonnette ne critique pas directement les partisans extérieurs, dont certains ont collaboré à la rédaction du livre, tous les faits et contradictions qui appuient cette critique sont évidents dans ces pages.

[74] Le fait que certaines règles de base ne soient jamais mises sur la table pour discussion est un trait commun à toute gouvernance démocratique, qu’il s’agisse du régime de la propriété privée, du principe des décisions unitaires à la majorité, de la souveraineté territoriale fondée sur le génocide ou, en l’occurrence, de la constitution d’un mouvement réformiste non-violent qui n’aille pas au-delà d’une opposition loyale.

[75] Les médias en général encouragent la non-violence, bien qu’ils diffusent aussi habituellement des images de manifestations violentes. Même si cette pratique sert souvent à répandre des formes combatives de protestation parmi les plus marginalisés, l’objectif des médias n’est pas d’« encourager à la violence » comme certains le prétendent. Au contraire, ils commentent toujours avec désapprobation les images de violence de la classe inferieure, en les publiant sur un ton destiné à former les spectateurs à percevoir cette violence avec la même peur ou le même mépris que ce que les membres de la classe supérieure ressentent. Ce fait est confirmé par de nombreuses anecdotes : le fait que les médias de Barcelone occultèrent les images des émeutes du 1er mai 2011 et de la grève générale du 209 mars 2012 (voir « The Rose of Fire Has Returned ! ») ; ou que plusieurs jours après l’insurrection de décembre 2008, les médias grecs commencèrent à censurer les images des émeutes ou montrèrent seulement celles qui renforçaient le discours dominant : des immigrés pillant, des étudiants protestants légalement. Les médias essaient de récupérer des images de rébellion violente, tout en reconnaissant qu’elles sont dangereuses. En Angleterre, Levi’s retira une importante campagne publicitaire qui tentait de capitaliser sur l’image de émeutiers – les privant de leur signification, en tant que force rebelle et les transformant en symbole sexy destiné à inspirer la consommation – lorsque de véritables émeutes éclatèrent à Tottenham et s’étendirent au reste du pays (Natasha Lennard, « The selling of ’’Anarchy’’ », Salon, 10 janvier 2012 : http://www.salon.com/2012/01/10/the_selling_of_occupy_wall_street).

[76] Anonyme, « Puntales y promesas », Aversion, n°12, décembre 2014. « Personne ne nous représente » était l’un des slogans les plus populaires du mouvement 15-M lorsqu’il y avait encore une large participation. Les partisans de divers partis politiques de base au sein du mouvement essayèrent constamment de le changer en « ils ne nous représentent pas », suggérant que de meilleurs politiciens pourraient le faire. Au moment où la plupart des gens quittaient le mouvement du 15-M, où les radicaux s’installaient sur le long terme, reconnaissant la difficulté de la révolution, et où beaucoup d’autres cherchaient de nouvelles solutions rapides, Podemos et d’autres initiatives similaires virent le jour pour essayer d’organiser et capitaliser la dissidence.

[77] En 2013, NdT.

[78] Curieusement, si les dirigeants avaient planifié une telle action et l’avaient qualifiée de sit-in, elle aurait été non-violente, mais si c’est une foule qui décide spontanément de prendre la rue pour protester, l’action serait rapidement diabolisée et considérée comme violente. Se pourrait-il que la violence soit en réalité la liberté d’action ?

[79] Voir l’article « Fire Extinguishers and Fire Starters : Anarchist Interventions in the #SpanishRevolution”, CrimethInc., 8 juin 2011 : http://www.crimethinc.com/texts/recentfeatures/barc.php

[80] Accord de libre-échange nord-américain entre les États-Unis, le Mexique et le Canada, entré en vigueur le 1er janvier 1994, NdT.

[81] Anonyme, « Police Murder in Portland, anarchists respond with vengeance”, Anarchist News, 23 mars 2010 : http://portland.indymedia.org/en/2010/03/397973.shtml

[82] Citation de « Burning the Bridges They Are Building : Anarchist Strategies Against the Police”, The Anarchist Library, 2011 : https://theanarchistlibrary.org/library/anonymous-burning-the-bridges-they-are-building-anarchist-strategies-against-the-police-in-the

[83] Ibid.

[84] Forces spéciales de police, équivalent du RAID ou du GIGN ; « swat » signifie écraser, NdT.

[85] Kristian Williams, Our Enemies in Blue : Police and Power in America, op. cit.

[86] Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas moyen d’améliorer les choses à court terme. La tactique de Cop Watch, par exemple, qui consiste à surveiller et a filmé la police lorsqu’elle arrête, fouillé ou harcèle les gens, et à encourager les autres à ne pas consentir aux fouilles ou à ne pas répondre aux questions de la police, est une forme d’action directe compliquant la tâche des policiers qui embête les gens. Cependant, certains groupes de Cop Watch participent à des mouvements de réforme de la police, alors qu’ils devraient diffuser une critique plus profonde de sa fonction dans la société. Cette critique aide un plus grand nombre de personnes à agir, tandis que le cours réformiste oriente l’action vers des canaux politiques auxquels les activistes et les politiciens professionnels ayant une formation universitaire sont à peu près les seuls à avoir un accès direct.

[87] « Grève », NdT.

[88] Citations de « One Protester Tackled by Another Over Smashed Whole Foods Window”, KQED, 3 novembre 2011 :[[http://blogs.kqed.org/2011/11/03/video-one-protester-tackled-by-another-over-smashed-whole-foods-windo][blogs.kqed.orgw]]

[89] Paul Lewis, Jeevan Vasagar, Rachel Williams, Matthew Taylor, “Students protest over fees turn violent”, The Guardian, 10 novembre 2010.

[90] “The other face of the student protest”, Metro, 25 novembre 2010.

[91] Ibid.

[92] Concernant les différentes zones dans les manifestations, pouvoir le chapitre 10 sur la pluralité des méthodes. NdÉ.

[93] Harsha Walia et son discours précédemment cité « Ten points on the black Bloc ».

[94] En français, « Pas dans mon jardin », NdT.

[95] Pour être clair, le camp non-violent a eu recours à toute une série de manipulations pour contrôler ces débats, et c’est en réponse à l’un de ces débats manipulés en 2004 que j’ai écrit Comment la non-violence protège l’État, mais, à cette époque au moins, ils affrontaient les débats avec ceux qui avaient des idées opposées.

[96] Ashen Ruins, « Against the Corpse Machine : Defining a Post-Leftist Anarchist Critique of Violence », The Anarchist Library, 2002 : http://theanarchistlibrary.org/library/ashen-ruins-against-the-corpse-machine-defining-a-post-leftist-anarchist-critique-of-violence

[97] En français, la « peur rouge », NdT.

[98] Voir https://violentanarchists.wordpress.com

[99] Voir la publication anonyme « We Are All Oscar Grant ( ?), Atttacking White Power in Rebellions and Beyond », in Unfinished Acts, edition révisée, 2012 : https://unfinishedacts.noblogs.org/we-are-all-oscar-grant

[100] Extrait du pamphlet hautement recommandé de Croatoan, « Who Is Oakland : Anti-Oppression Activism, the Politics of Safety, and State Co-optation », sur le site internet Escalating Identity, 30 avril 2012 : https://escalatingidentity.wordpress.com/2012/04/30/who-is-oakland-anti-oppression-politics-deconolization-and-the-state

[101] Jasper Bernes et Joshua Clover, « History and the Sphinx : of Riots and Uprisings », LA Times Review of Books, 24 septembre 2012 : https://lareviewofbooks.org/article/history-and-the-sphinx-of-riots-and-uprisings

[102] « What They Mean When They Say Peace : a few thoughts on the riots in Ferguson, MO », tract anonyme distribué en 2014.

[103] Un an plus tôt, il y eut une importante vague de manifestations et émeutes après que l’adolescent jésus « Chuy » Huerta fut tué par balle à l’arrière d’un véhicule de police de Durham. La gauche locale essaya également de pacifier et de contrôler ces manifestations, mais, en raison de son manque d’intégration dans la communauté latine, elle échoua.

[104] Il y en a certainement d’autres qui méritent d’être mentionnés, comme George Lakey, Helen Woodson ou Roy Bourgeois, mais il m’est impossible de dresser une liste exhaustive.

[105] Nabil Fahmy, « This revolution actually serves Israel as well », 17 avril 2011 : http://www.arabawy.org/2011/04/17/fm-nabil-fahmy-this-revolution-actually-serves-israel-as-well

[106] Gene Sharp, From Dictatorship to Democracy : A Conceptual Framework for Liberation, op. Cit., P. 121. En français : De la dictature à la démocratie. Un cadre conceptuel pour la libération, L’Harmattan, 2009. Les citations correspondent à ‘édition anglophone, NdÉ.

[107] Ibid, p. 57.

[108] Ibid. p. 12.

[109] Ibid. p. 81.

[110] Ibid.

[111] Ibid. p. 49.

[112] Ibid.

[113] Pour les lecteurs peu familiers avec ce terme, c’est l’idée, véhiculée par de nombreux anarchistes, que le capitalisme et l’État constituent une guerre souvent invisible qui est constamment menée contre nous tous. Ce point de vue est corroboré par la nature agressive du capitalisme et par le fait que les gouvernements démocratiques ont systématiquement recours à des stratégies de police anti-insurrectionnelles. En d’autres termes, la guerre sociale est menée contre nous, que nous ripostions ou non. La paix sociale est l’illusion de la paix qui règne quand les gens de ripostent pas et quand ils acceptent l’idée que la classe dirigeante prend leurs intérêts à cœur.

[114] Elle fut la première maire homosexuelle élue le 23 avril 2019, NdT

[115] Citation tirée du site internet In Defense of the Black Bloc, 2 janvier 2013 : https://violentanarchists.wordpress.com/2013/01/02/tampa-police-chief. L’original cite un article du Tampa Bay Times qui loue la cheffe de la police pour son travail avec les manifestants, réussissant à empêcher toute interruption de la convention.

[116] En 1971, Lyndon Johnson avait dit ceci à Richard Nixon qui voulait se débarrasser de John Edgar Hoover, le directeur du FBI : « Je préfère l’avoir dans la tente en train de pisser à l’extérieur, qu’à l’extérieur en train de pisser à l’intérieur ». NdT. La citation de Bob Geldof est tirée de l’article « Bob Geldof condemns lame and ineffective anti-poverty campaigners », The Guardian, 2 avril 2010 : http://www.guardian.co.uk/music/2010/apr/02/bob-geldof-anti-poverty-campaigners-starsuckers

[117] Bien que je ne sois pas d’accord avec tous les cadres, définitions ou bases de argumentation de John Zerzan, je pense qu’il est révélateur que les détracteurs du courant dominant ou de gauche le discréditent presque toujours, soit en le présentant comme un extrémiste fou, sans jamais citer son argumentation en détail, soit en faisant valoir que sa vision primitive implique une réduction massive et abrute de la population, mais sans jamais considérer ses arguments contre la civilisation industrielle.

[118] Don Gato, « To Be Fair, He Is a Journalist : A Short Response to Chris Hedges on the Black Bloc », Revolution By the Book (the AK Press blog), 7 fevrier 2012 : http://deets.feedreader.com/revolutionbythebook.akpress.org

[119] « Throwing Out the Master’s Tools and Building a Better House : Thoughts on the Importance of Nonviolence in the Occupy Revolution », Common Dreams, 14 novembre 2011

[120] Dans Comment la non-violence protège l’État, je cite également des documents du FBI et de la police qui ont fait l’objet de fuites et qui traitent de leurs stratégies pour décourager ou neutraliser la violence et encourager la non-violence.

[121] Je ne sais pas si elle participa à quelque moment que ce soit à Occupy Oakland, bien que je puisse dire avec certitude qu’elle n’était pas une participante constante et qu’elle écrit, comme Chris Hedges, comme une spectatrice distante et souvent ignorante.

[122] Pour ceux qui ont raté le chapitre précédent, NIMBY est un acronyme pour « Not In My BackYard » (« pas dans mon jardin »)

[123] Ensuite, il y a la question de signer de notre nom des textes comme celui-ci. Dans le temps, les anarchistes écrivaient habituellement sous leur propre nom, à moins qu’il y eût un risque sérieux de se faire arrêter pour cela, ce qui n’arrive plus tant que ça. L’expression ouverte des idées pouvant mener à l’emprisonnement est une autre forme de défi et de propagande qu’Alfredo Bonnano a utilisée aussi bien récemment que dans les années 1980. Le recours à l’anonymat pour restreindre la quantité d’informations que le gouvernement possède sur nous, même lorsqu’il n’y a pas de risque d’emprisonnement immédiat, est une bonne idée, mais un livre anonyme comporte des aspects pratiques qui ne sont pas simples. À moins de produire des milliers d’exemplaires reliés à la main, peu d’auteurs peuvent protéger leur identité à long terme, surtout s’ils traitent avec un éditeur officiel, ont internet sur leur ordinateur ou utilisent le courriel pour envoyer le manuscrit. Les communistes anti-autoritaires arrêtés à Tarnac, en France, dans le cadre d’une importante opération antiterroriste, furent accusés d’être les auteurs d’une importante action de sabotage et d’un livre anonyme et insurrectionnel. L’anonymat même du livre permit au gouvernement de le présenter plus facilement comme un texte criminel, alors que les auteurs utilisèrent une campagne de publicité complétement en désaccord avec les méthodes opaques et clandestines qu’ils préconisaient, afin de se sortir de la machination policière. En fin de compte, les pairs et le gouvernement finissent par savoir qui est l’auteur, et le texte ne reste anonyme que pour une personne qui le découvre par hasard et peut vouloir trouver d’autres écrits du même auteur. L’un des avantages réels de l’anonymat est la protection qu’il offre contre ceux qui voudraient obtenir le statut d’auteur ou de dirigeant au sein du mouvement. Ce mécanisme n’empêche pas que les auteurs anonymes qui se placent au centre d’une clique de gens assez cool pour être au courant (dans ce cas l’anonymat amplifie le statut de l’auteur, car la connaissance de sa paternité devient une denrée rare), mais il empêche l’émergence de personnalités publiques, celles qui tentent de se faire les porte-parole du mouvement, comme un Daniel Cohn-bendit ou un David Graeber. Un mécanisme plus direct consiste simplement à aborder avec méfiance les personnalités publiques et les révolutionnaires de haut niveau, à toujours attaquer les leaders autoproclamés ou les cultes de la personnalité et à valoriser d’autres types d’activités que l’écriture d’une lutte.

[124] Entre la première et la deuxième édition de ce livre, le 8 janvier 2015 pour être précis, Eric McDavid fut libéré à l’improviste après avoir purgé neuf des vingt ans de prison auxquels il avait été condamner après que ses avocats eurent prouvés que le procureur avait dissimulé des preuves importantes pendant son procès. Si tous les éléments de preuves avaient été disponibles, il aurait pu être accusé et condamner à une peine maximale de cinq ans. Bien qu’il ne soit plus en prison, ce livre lui est toujours dédié parce que son cas demeure pertinent pour la liberté de tous, parce qu’on peut espérer que le FBI, le procureur, le juge et l’informateur paieront un jour les neuf années qui lui furent volées, et parce que la sortie de prison est un long processus qui demande autant de soutien et de solidarité que lorsqu’on y est.

[125] Que j’utilise cette expression espiègle pour désigner un attentat à la bombe qui n’a fait de mal à personne et qui a été spécialement conçu pour provoquer seulement des dégâts matériels.

[126] Ryan Harvey, « Are We Addicted to Rioting ? », Pitsburgh Indymedia, 2009.

[127] La « Peur verte » qui fait référence à la Red Scare, la « Peur rouge » dans les années 1920, NdT.

[128] « Retour de flamme », NdT.

[129] CrimethInc.Ex-Workers Collective, « Greenscared ? Preliminary Lessons of the Green Scare », Rolling Thunder, n°5, 2008.

[130] Lorsque j’ai été arrêté pendant une manifestation contre la guerre en 2001, le juge fédéral m’infligea une peine maximale de six mois parce que j’étais anarchiste, parce que j’avais souligné qu’il était hypocrite et le fait que son autorité était fondée exclusivement sur la coercition étatique, et parce que je répondais à ses leçons de morale triviales. Le fait d’infliger la peine d’emprisonnement maximale pour un délit d’intrusion sans antécédents judiciaires est sans précédent, à moins de reconnaître la nature politiquement vindicative du système juridique dans son ensemble. Comme la plupart des juges, il avait le niveau psychologique d’une brute de maternelle qui détruit votre projet scientifique s’il est meilleur que le sien, ou d’un ami qui casse le jouet que vous lui avez prêté après une dispute, sauf qu’un juge a un pouvoir immense sur la vie des gens. Typiquement, l’État trouvera les spécimens les plus immatures, les plus pédants et les plus pathologiques pour lui servir de fonctionnaires. Les pacifistes ont raison lorsqu’ils disent que nos ennemis sont aussi humains, mais nous devrions être honnêtes sur le fait que ceux qui sont au pouvoir sont les membres les plus minables de l’espèce. En fin de compte, notre ennemi est un système qui récompense le comportement crapuleux. Si jamais nous détruisons ce système, les gens qui sont actuellement au sommet seront inoffensifs, parce que personne ne voudra rien avoir à faire avec eux.

[131] Alison Flood, « Eco-terrorist sentenced to read Malcolm Gladwell », The Guardian, 29 janvier 2014.

[132] Marxiste sikh du Penjab, pendu par les Britanniques en 1931, à vingt-trois ans. Voir également le chapitre 1 de Comment la non-violence protège l’État, NdT.

[133] Mark Kurlansky, Nonviolence : The History of a Dangerous Idea, vintage Books, 2007, p.64.

[134] Loi de déportation de soixante mille indiens au-delà du Mississippi, adoptée en 1830, NdT.

[135] Mark Kurlansky, op.cit., P. 65.

[136] Ibid, p. 71.

[137] Ibid., p. 70-71.

[138] Ibid., p. 135.

[139] Ibid., p. 131-132.

[140] Ibid., p. 136.

[141] Ibid., p. 130.

[142] Ibid., p. 133.

[143] Ibid., p. 135.

[144] Non traduit en français, NdT.

[145] Mark Kurlansky, op. cit., p. 134.

[146] Ibid., p. 136.

[147] Prisons politiques soviétiques, NdT.

[148] Les « socs de charrue », NdT.

[149] Les « Bâtisseurs de paix chrétienne », NdT.

[150] Je documente des cas particuliers de paternalisme dans Comment la non-violence protège l’État.

[151] Chez doit cette comparaison à Miguel Amorós, Durruti dans le Labyrinthe, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2007.

[152] Le livre de Miguel Amorós est une grande source d’information sur ces critiques. En anglais, on peut lire le livre concis de Stuart Christie,We, the Anarchists ! A Study of the Iberian Anarchist Federation 1927-1937, AK Press, 2009.

[153] Voir Agustín Guillamón, The Friends of Durruti Group 1937-1939, AK Press, 2001. L’article en question a été traduit en français : « Le groupe franco-espagnol Les amis de Durruti », La Lettre Internationale n°10, novembre 2008 : https://bataillesocialiste.files.wordpress.com/2010/09/groupe-franco-espagnol-des-amis-de-durruti-corr-10-10-2010.pdf

[154] Cela ne veut pas dire qu’avec la bonne stratégie, une victoire anarchiste aurait été assurée en Espagne. Étant donné que les fascistes avaient le plein appui de deux pays puissants, il est possible que leur cause fût condamnée. Cependant, avec plus de soutien extérieur, ils auraient eu de meilleures chances.

[155] Cette histoire n’a été publiée qu’en néerlandais. Ma source est l’excellent livre d’Elly Kloosterman, De Nederlandse anarchisten en de Spaanse Burgeroorlog. Hoe de Nerderlandse anarchistische beweging uitteenviel door de gewelddadige strijd in Spanje tussen 1936 en 1939, Uitgeverij De Pook, 1979 (« Les anarchistes néerlandais et la guerre civile espagnole. Comment s’effondra le mouvement anarchiste néerlandais à travers la lutte violente en Espagne entre 1936 et 1939 »). Il mériterait d’être traduit.

[156] Pour en savoir plus sur la rébellion d’Oaxaca, voir Diana Denham et le collectif C. A . S. A. (dir.), Teaching Rebellion : Stories from the Grassroots Mobilization in Oaxaca, PM Press, 2008. C’est une série d’entretiens qui donne la parole à des participants, surtout des chrétiens, des artistes, des ONG qui pourraient être plus acceptables pour un large public états-unien. Le livre peut être critiqué pour avoir négligé les conflits très riches existant au sein de la rébellion elle-même, pour avoir présenter sans critique (dans un cadre relativiste d’une trame de voix) certaines tentatives pour faire passer le mouvement comme non-violent, et pour négliger les formes plus combatives de la rébellion. Néanmoins, le livre donne un très bon aperçu de l’aspect créatif de la rébellion, et un lecteur sensé qui ne s’intéresse pas au fait de picorer devra conclure que l’autodéfense joua un rôle central dan rébellion. Un entretien décrit les groupes qui se formèrent pour protéger l’occupation et détaille les batailles menées contre les paramilitaires, et un autre entretien souligne le caractère central des barricades. Bien que le conflit soit généralement négligé, une interview discute des tentatives des politiciens du mouvement pour prendre le pouvoir dans l’APPO et bureaucratiser le mouvement, et de ce que certains antiautoritaires firent pour résister.

[157] Pour en savoir plus sur le mouvement autonome et la bataille pour les squats en Allemagne et en Italie, voir Georges Katsiaficas, The Subversion of Politics : European Autonomous Social Movements and the Decolonization of Everyday Life, AK Press, 2006. Pour les Pays-Bas, voir Adilkno, Cracking the Movement : Squatting Beyond the Media, Autonomedia, 1997. Pour une brève évaluation du mouvement des squats à Barcelone, voir Pedrito Liebre, « La calle desde el tejado : valoración de la okupacion en Barcelona como medida en una lucha anarquista », 2009 : https://es.scribd.com/document/225762284/La-Calle-Desde-El-Tejado-Valoracion-de-La-Okupacion-en-Barcelona-Como-Medida-en-La-Lucha-Anarquista-Pedrito-Liebre

[158] Pour prendre le cas de la Grèce, après toute une vie de travail, de nombreuses personnes de la classe ouvrière possédaient leur propre maison qu’elles ont transmise à leurs enfants. Le gouvernement a délibérément imposé une taxe annuelle sur le logement que de nombreux propriétaires n’avaient pas les moyens de payer. Sans le chantage qui consiste à forcer les gens à payer un tiers ou la moitié de leur salaire pour avoir le droit de vivre dans leur propre maison, le capitalisme ne peut fonctionner. Les économistes et les banquiers n’aiment pas l’idée que les gens soient propriétaires de leur propre maison et qu’ils n’aient pas à payer de loyer ou de prêts immobiliers. La nouvelle taxe, recommandée par les économistes et les banquiers, a fait perdre leur maison à de nombreux Grecs, les obligeant à contracter des hypothèques ou à commencer à payer un loyer. Dans le langage de ceux d’en haut, c’était « la relance de l’économie ». C’est ce que fait le gouvernement quand les gens ne sont pas assez productifs. Nous devrions le dire clairement : quand les gens ne sont pas productifs du tout, le gouvernement déclare la propriété nulle, envahit et donne la terre et les ressources à ceux qui vont l’utiliser selon une logique capitaliste. Les fondateurs des États-Unis justifièrent le vol de terres autochtones par l’argument que les peuples autochtones n’avaient pas utilisé ces terres à des fins productives et qu’elles ne constituaient donc pas une propriété. Une tactique similaire fut utilisée lorsque la dictature de Pinochet, qui fut conseillé par des économistes formés aux États-Unis, céda des terres publiques à des sociétés forestières dans les années 1970. Dans la philosophie fondatrice de John Locke, la propriété naît lorsque l’on y mélange le travail (des serfs) pour la rendre productive. Telle est la nature de la propriété sous le capitalisme.

[159] « Coup pour coup ! », NdT

[160] Voir Fray Baroque et Tegan Eanelli (dir.), Queer Ultraviolence : Bash Back ! Anthology, Ardent Press, 2012.

[161] « Queers Fucking Queers Gets Wild in the Streets”, Puget Sound Anarchists, 26 juin 2011.

[162] Le 16 mai 2010, des « Masked Queers » brisèrent les vitres et jetèrent des torches dans la maison d’un homme de Milwaukee qui avait assassiné Dana Larkin, une femme trans. De 2008 à 2010, une série d’actions est menée en mémoire de Duanna Johnson, une femme trans tuée par la police à Memphis. Les actions incluaient l’accrochage d’une banderole, l’envoi d’un cercueil au domicile du policier qui la tua, et la crevaison des pneus de sa voiture et d’une autre voiture de police. Fray Baroque et Tegan Eanelli, op. cit.

[163] Il convient de faire la distinction entre un syndicat, qui est essentiellement un système pyramidal, une mafia ou une branche des partis politiques de gauche (ou parfois les trois), et les syndicats de base créés sur le lieu de travail, qui n’ont pas de permanents salariés ne travaillant pas et qui ne sont pas subventionnés par le gouvernement.

[164] Pour une vision claire de la complicité des associations environnementales avec les industries qui détruisent l’environnement qu’elles prétendent pourtant protéger, voir le documentaire de Franklin López de 2011, End :civ. Resist or Die.

[165] E. Tani & Kae Sera, False Nationalism, False Internationalism, A Seeds Beneath the Snow Publication, 1985, p. 106.

[166] Association nationale pour la promotion des gens de couleur, NdT.

[167] Ce n’était pas exactement le cas pendant les émeutes pour Oscar Grant, bien que ce cas de figure hypothétique s’inspire bien entendu de cette situation ainsi que s’une situation similaire après le meurtre de John T. Williams par la police à Seattle (voir le chapitre 7).

[168] Le 1er mai, en tant que jour de résistance, a en effet des racines plus anciennes dans les cérémonies païennes du printemps, partiellement récupérées par le catholicisme, est dans la première fête antiféodale et anticapitaliste du world Turned Upside Down (« le monde sans dessus-dessous », au XVIIe siècle, NdT). Quant à la grève générale du 1er mai 1886, elle est souvent décrite comme une grève pour la journée de travail de huit heures. C’est vrai, mais c’est aussi trompeur. Etant donné le caractère embryonnaire de l’organisation syndicale et le pouvoir relatif des patrons à l’époque, même une telle revendication réformiste, formulée par des groupes comme les Chevaliers du travail, pouvait sembler révolutionnaire. Pour leur part, les anarchistes, qui furent les principaux organisateurs de la grève, en particulier à Chicago, avaient adhéré à une stratégie visant l’abolition du travail salarié et le renversement du capitalisme, une vision que de nombreux autres travailleurs partageaient.

[169] Pour les lecteurs qui ne sont pas américains, la Workers comp mentionnée plus haut et une indemnisation ou un paiement obligatoire en cas d’accident de travail.

[170] Citation d’un sidérurgiste, larbin à perpétuité de l’Indiana, après que les patrons l’eurent complètement bousillé, et qu’il entendit parler d’une grève combative d’ouvriers français.

[171] En fait, lorsque les parents de Michael Brown, le jeune tué à Fergusson, appelèrent à des manifestations pacifiques, les pacifistes obéirent et accusèrent les émeutiers (principalement les amis et voisins de Michael) d’être irrespectueux. Mais, après l’acquittement du flic et meurtrier, les parents appelèrent à des émeutes et à des incendies criminels, ils appelèrent à lutter. Néanmoins, les pacifistes ne changèrent pas leur tactique, démontrant clairement que leur prétendu respect pour les parents n’était rien de plus que de l’hypocrisie intéressée.

[172] « Animal enterprise terrorism »

[173] Ce sont les mots d’un participant à la lutte

[174] Entre autres exemples de désinformation, le critique, Dan Horowitz de Garcia, membre de « l’organisation de cadres » Bring the Ruckus (« faites du grabuge »), prétend à tort que je n’explique pas pourquoi je mets dans le même panier le pacifisme et la non-violence et que je ne distingue pas le mode de vie d’une méthode de lutte. Il affirme aussi que j’ai écrit que le mouvement pour les droits civils n’a rien gagné, que j’ai présenté ce mouvement comme homogène, et que je ne fais qu’une seule référence au Black Panther Party. Il déforme complètement tout le chapitre sur le patriarcat en se servant d’une seule phrase volontairement mal interprétée, tout en omettant de mentionner le contenu du reste du chapitre. Il fait une curieuse distinction, déclarant qu’un phénomène social ne devrait pas être appelé mouvement s’il ne gagne pas, et déforme également d’autres arguments. Ma réponse (mai 2008) et sa critique (novembre 2007) sont tous deux disponibles ici : http://www.leftturn.org/author-response-review-how-nonviolence-protects-state

[175] Michael Speitel, « Review : How Nonviolence Protects the State », 4 février 2011 : http://new-compass.net/news/review-how-nonviolence-protects-state

[176] « Strategy for Bombers – a talk by Peter Gelderloos », 2 fevrier 2008.

[177] Syndicat libertaire fondée en 1905 en rupture avec le réformisme de l’AFL et qui comptait cent mille membres actifs au moment de son apogée en 1923. Toujours actif, il est organié sur une base territoriale et non par branches, NdT.

[178] À cet égard, une analyse plus approfondie de la manière dont les groupes armés anticapitalistes en Allemagne en Italie, dans les années 1960 et 1970, échouèrent à résister à la répression serait extrêmement utile, même si une telle analyse ne pourrait probablement pas émerger d’un cadre non-violent.

[179] Voir la note p. 9 du chapitre 1.

[180] En français dans le texte, NdT.

[181] On pourrait aussi mentionner la Fora (Fédération ouvrière régionale) en Argentine, qui est similaire à la CNT, mais beaucoup moins combative. D’une manière générale, la Fora ne fut pas en mesure de résister à la répression gouvernementale et paramilitaire, ce qui affaiblit de façon disproportionnée l’aile anarchiste de l’organisation, facilitant sa prise de contrôle ultérieure par des groupes réformistes et autoritaires.

[182] Source : http://www.ibiblio.org/sncc/nonviolence.html