Non Fides
L’Anarchisme contre l’antifascisme
(recueil)
L’Anarchisme contre l’antifascisme
Que faire de l’anti-fascisme ?
Tu es antifasciste, oui ou non ?
L’antifascisme est le pire produit du fascisme
« Clore définitivement la partie contre le fascisme, mais à notre façon »
Quelques attentats antifascistes de la décennie 1923–1933
L’Anarchisme contre l’antifascisme
Depuis 1945 règne dans les pays anciennement fascistes un mythe structurant. Délivrés du joug de l’épisode fasciste de l’Etat, et aussitôt passés à l’épisode démocratique, la condition des habitants de ces pays aurait été radicalement bouleversée. Beaucoup s’en réjouissent encore aujourd’hui, une cinquantaine d’années de pacification sociale plus tard, en témoigne les nombreuses manifestations et commémorations annuelles inscrites au calendrier de tout bon Etat qui se respecte. Les exploités, les indésirables auraient alors miraculeusement changé de condition.
Ce mythe est le mythe de la libération de 45, c’est le mythe antifasciste, nous allons tenter d’en dégager quelques traits.
Il y a dans cette mythologie, comme dans toute mythologie, une illusion qui pourchasse la raison. Les indésirables exterminés, massacrés, torturés à mort sous le régime fasciste et ceux enfermés, exploités, expulsés, contaminés, génétiquement fichés sous le régime démocratique n’ont en fait jamais changé de condition, ils n’ont changé que de conditions de vie.
Chaque régime a eu ses catégories d’indésirables, parfois les mêmes. Chaque groupement humain autoritaire a possédé ses esclaves, ses ennemis, son langage spécifique, ses tendances à la domestication, sa part de servitude volontaire et son arsenal punitif. De la tribu primitive au fascisme, de la démocratie à la tyrannie. Il suffit que le principe d’autorité surgisse pour qu’un contrat plus ou moins forcé, qu’il soit « laxiste » ou entièrement coercitif, soit scellé par ceux qui détiennent le moindre pouvoir et ceux que la faiblesse matérielle et sociale encage aux confins de la domination.
Les conséquences de ce mythe sont multiples et nombreuses, elles sont tellement ancrée depuis les bagnes scolaires jusqu’aux bagnes funèbres que s’en défaire relève d’une déconstruction profonde, et pour beaucoup, douloureuse. Mais essayons tout de même de poser quelques notes sur ce sujet.
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Attaquer dans le but de causer des dégâts au pouvoir et jeter le désordre en son sein pour l’affaiblir tant idéologiquement que matériellement.
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Accentuer les conflictualités pour tracer des lignes de démarcation nettes et belliqueuses entre les partisans de la liberté sans concession et les partisans de la domination et du pouvoir.
Ces deux moyens ont toujours été de façon complémentaire et pour beaucoup d’anarchistes, des cartes à jouer pour assouvir notre faim effrénée de liberté. C’est ce qu’ont fait de nombreux anarchistes des temps pré-démocratiques sous les divers fascismes, de l’Europe (Grèce, Italie, Espagne, Portugal, France…) à L’Amérique Latine (Chili, Argentine, Guatemala…). Avec des moyens plus ou moins radicaux : du sabotage à la diffusion de tracts et de placards muraux, de l’utilisation d’engins explosifs ou incendiaires à l’édition de journaux. Beaucoup se sont élancés à corps perdu dans cette lutte, beaucoup l’ont payé au prix de leur vie ou de leur liberté, ce qui revient au même, et beaucoup d’entre eux sans ne jamais rien attendre d’autre en retour que le triomphe de l’idée anti-autoritaire.
Seulement, ils sont moins nombreux, ceux qui identifièrent leur ennemi irréconciliable avec justesse, ceux pour qui la bête immonde à abattre était le pouvoir, et non le mode de gestion du pouvoir, aussi fasciste soit-il. Peu nombreux aussi ceux qui n’ont pas baissé les armes lorsqu’en face la démocratie venait d’hériter de l’arsenal scientifique, matériel et idéologique du fascisme dans une même continuité de la domination étatique et économique.
Il y en eut qui n’abaissèrent pas les armes après la passation de pouvoir, les récits sont discrets mais nombreux. Belgrado Pedrini[1] est de ceux qui furent « bandits » sous Mussolini, parce qu’ils s’insurgèrent contre l’ordre fasciste, et « criminels » au sortir de la guerre, parce qu’ils refusèrent de s’en remettre aux autorités démocratiques issues de la Résistance. il y en avait qui, malgré le fait qu’ils n’aient pas survécu au fascisme, essayaient déjà d’attirer l’attention sur le fait que l’ennemi véritable était le pouvoir et non le fascisme, comme Severino Di Giovanni, insistant lui, sur le fait que les puissants, fascistes ou non, sont toujours les mêmes :
« Avec eux, il ne pourra jamais y avoir de réconciliation. Au même titre que les phalanges à tête de mort d’aujourd’hui, ils ont hier (oui, eux, les antifascistes d’aujourd’hui, les opposants et réfugiés politiques, ceux qui ont végété dans les marais méphitiques de la période précédente) été des maquereaux, ils ont vécu dans les coulisses du Viminal[2] ou dans les chambres du parlement, appuyant ou soutenant le régime et ses infamies. »[3]
Il leur aura fallu dissiper l’écran de fumée fasciste pour leur permettre d’identifier les jeux de pouvoirs qui derrière le rideau, tiraient les ficelles. Le fascisme est au pouvoir ce que le dialecte est au langage, un simple mode d’expression parmi d’autres, et ces autres sont la dictature, la théocratie, le communisme et la démocratie. C’est la démocratie qui de nos jours, a su se rendre le meilleur mode de gestion politique et social du capitalisme occidental. C’est aussi pour cette raison que le fascisme a fait son temps. Il ne reste de lui qu’une brumeuse nostalgie dans les esprits de quelques imbéciles bien trop isolés et inconstants pour menacer la démocratie ; qu’ils déambulent en costard de politicien ou munis d’une batte de base-ball ne semble rien changer à l’affaire. La démocratie a entériné la défaite des modes de gouvernement omni-coercitifs en occident. Si nous nous foutons de la vie des quelques fascistes d’aujourd’hui, et cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas les combattre eux aussi, nous nous sentons bien plus concernés par la dégénérescence et la récupération d’un antifascisme de lutte contre le pouvoir des années pré-démocratiques par un antifascisme nouveau cru et vidé de tout sens.
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Cet antifascisme là, n’est en fait rien d’autre qu’une scène culturelle, un milieu avec une identité communautaire tel que les années 80/90s ont tant su en produire : Skaters, gothiques, fans de jeux-vidéos, traders, satanistes, technophiles, new-borns, ravers, baby-boomers, véliplanchistes et je ne sais quoi d’autre encore. L’autoproclamé antifascisme est aujourd’hui devenu, comme tous ceux cités avant, un vulgaire mode de consommation collectif et éphémère. L’on est antifasciste quelques années avant de devenir trader ou mécanicien. Parfois on le reste éternellement comme d’autres dédient leurs vies à Michael Jackson, à leur collection de boite d’allumettes ou à leur travail.
Tout d’abord le code vestimentaire, du lacet au caleçon, il y a les marques conseillées et les marques bannies – le plus souvent parce qu’elles sont déjà réservées par la communauté opposée : les néo-fascistes — le gang adverse de celui des néo-antifascistes, vous suivez ? Ensuite il y a le lien social : les fêtes, les bars, squats et salles de concert attitrés, tout autant d’occasions d’éprouver son style et son charisme au devant de l’altérité intra-communautaire. Aussi la musique officielle et les allégeances collectives aux divers outils de la domestication tels que les syndicats ; l’antifasciste va choisir tel ou tel syndicat — celui que son identité communautaire lui suggère — de la même manière qu’un nationaliste corse au supermarché va choisir un fromage corse parmi une centaine d’autres. Puis une bonne dose de mythomanie, de mythologie et de peopolisation à propos des affrontements de rue avec l’ennemi fantasmé tentaculaire afin de justifier l’antifascisme au-delà de son obsolescence manifeste.
Il y en a d’autres encore, de ces éléments qui font que l’antifascisme aujourd’hui n’est plus qu’un simple loisir. Avec la mort du fascisme, on a du maintenir l’anti-fascisme sous respiration artificielle, et avec un acharnement thérapeutique sans barrières, jusqu’à ce que l’on aboutisse à cet avatar dégénéré à la fois de la société de consommation et de la nostalgie d’une lutte offensive contre le pouvoir. Alfredo Bonanno nous raconte, aprés avoir souligné l’importance de la mémoire et de la transmission des anciens qui ont combattu le fascisme les armes à la main :
« Je comprends moins ceux qui un demi-siècle plus tard et n’ayant pas vécu ces expériences (ne se trouvant donc pas prisonniers de ces émotions) empruntent des explications qui n’ont plus aucune raison d’exister et qui ne sont souvent rien de plus qu’un simple écran de fumée derrière lequel se cacher confortablement. Je suis anti-fasciste !, vous jettent-ils à la figure comme une déclaration de guerre, et vous ? »[4]
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Si de nombreux révolutionnaires se tournent vers un futur trop lointain, donc impalpable, les antifascistes eux, sont tournés vers un passé tout aussi impalpable. Vers des émotions qui ont été vécues par nos anciens, les rares survivants de ces temps révolus. Si ils ont tant de choses à raconter, il n’y a pour autant plus aucun antifasciste pour les écouter. C’est que nos anciens sont des ennemis de l’État, anarchistes, qu’ils ne sont donc pas célébrés chaque année par l’État, et sont donc inconnus de tous ceux qui ne s’y sont pas intéressés de façon autonome et individuelle. C’est ainsi que nos antifascistes se tournent vers la mémoire de résistants communistes autoritaires, parfois nationalistes et parfois gaullistes. Ces mêmes résistants qui au lendemain de la guerre ont pris le pouvoir, qui ont persécuté nos compagnons. L’histoire ayant toujours été écrite par les dominants, et la curiosité et l’érudition manquant à l’appel, c’est de cette résistance mythifiée dont se pâment les antifascistes d’aujourd’hui, et nous ne parlons là que de ceux qui se réclament de l’anarchisme.
Mais ils sont nombreux et très peu à la fois, ceux qui se réclament de l’anarchisme dans le mouvement culturel antifasciste ; je m’explique. La scène artistique antifasciste d’aujourd’hui se plait à mélanger les symboles et les icônes. Souvent se trouvent côte à côte des symboles du folklore anarchiste (drapeaux noirs, A cerclés, marins révoltés de Kronstadt et autres figures historiques mis en avant pour leur héroïsme...) et des symboles dont le folklore nous rappelle les massacres et les peines d’emprisonnement anti-anarchistes : Les trois flèches de la S.F.I.O. de Jaurès et de Blum devenue logo officiel des antifascistes, les drapeaux rouges et les visages de Lénine, Mao, parfois Staline et autres bouchers compétiteurs des pires fascistes. Tant de symboles mélangés entre eux, donc vidés de tout sens. La scène culturelle antifasciste joue aujourd’hui le rôle d’un agent de confusion efficace au service de l’affaiblissement de toute clarté révolutionnaire, au service du pillage de la mémoire des anarchistes qui ont combattu le fascisme et qui n’ont pas déposé les armes lorsque la sale gueule de la démocratie pointait son nez.
Voila pourquoi nous ne sommes pas antifascistes. Notre anarchisme est de fait antifasciste puisque le fascisme n’est qu’un énième mode de gestion, certes plus violent, plus spectaculaire et plus identifiable de la domination. Mais l’anarchisme est un courant qui a toujours su identifier ses ennemis : l’Etat et la domination, qu’ils soient fascistes, antifascistes, démocrates ou communistes, ou prétendument anarchistes.[5]
Nous opposons l’anarchisme à l’antifascisme.
Non Fides
Que faire de l’anti-fascisme ?
Le porc-épic n’en sais qu’une, mais une grande. »
(Archiloque)
Le fascisme est un mot à sept lettres qui commence par F.
Les gens aiment jouer avec les mots, qui en dissimulant en partie la réalité, les déchargent de toute réflexion personnelle ou de toute prise de décision. Le symbole agit à notre place en nous fournissant un drapeau et un alibi.
Et placer « anti- » devant le symbole n’équivaut pas à être absolument contre tout ce qui nous dégoûte. Nous nous sentons à l’aise de ce côté-ci, avec le sentiment du devoir accompli. Avoir recours à ce « anti- » nous donne une conscience claire, nous enfermant dans un domaine bien gardé, et très fréquenté.
Pendant ce temps, les choses évoluent. Les années passent, tout comme les relations de pouvoir. De nouveaux patrons prennent la place des vieux et le cercueil tragique du pouvoir passe d’une main à l’autre. Les fascistes d’antan ont observé le jeu démocratique et ont laissé leurs drapeaux et leurs croix gammées à quelques têtes brulées. Et pourquoi pas ? Après tout, nous parlons là d’hommes de pouvoir. Les bavardages vont et viennent, le réalisme politique est éternel. Mais nous, qui ne voulons savoir que peu ou rien de la politique, nous demandons à nous-mêmes, embarrassés, qu’à-t-il bien pu se passer pour que les chemises noires, les fascistes à barres de fer que nous avons combattus avec résolution, disparaissent de la scène ?
Ainsi, comme des poules sans têtes nous cherchons un nouveau bouc émissaire contre lequel nous pouvons lâcher notre prêt-à-haïr, alors que tout autour de nous, tout tend à devenir plus subtil et plus mûr et que le pouvoir nous invite à entrer en dialogue avec lui : Mais marchez vers l’avant je vous prie, en avant, dites ce que vous devez dire, ce n’est pas un problème ! N’oubliez pas, nous vivons en démocratie, chacun a le droit de dire ce qu’il veut. D’autres écoutent, sont d’accord ou ne sont pas d’accord, mais les purs décident du jeu. La majorité gagne et il ne reste plus à la minorité que le droit de continuer à n’être pas d’accord. Tout cela, aussi longtemps que la totalité se réduit à la dialectique du « choisir son camp ».
Si nous devions réduire la question du fascisme à de simples mots, nous serions forcés d’admettre que tout cela n’ait été qu’un jeu, ou peut-être un rêve.
« Mussolini, un honnête homme, un grand politicien. Il a fait des erreurs. Mais qui n’en fait pas ? puis il est devenu hors de contrôle. Il a été trahi. Nous avons tous été trahis. De la mythologie fasciste ? Laisse tomber ! Il n’y a aucun intérêt à penser à de telles reliques du passé. »
« Hitler », se souvient Klausmann, en faisant le portrait sarcastique de la mentalité de Gerhart Hauptmann, le vieux théoricien du réalisme politique :
« Mes chers amis ! ... sans rancune ! Essayons d’être... Non, si vous me permettez, ... permettez moi ... objectif ... Voulez vous que je vous serve un autre verre ? Ce champagne... vraiment exquis — Ce Hitler là, je veux dire ... le champagne aussi, d’ailleurs, quelle grande évolution ... la jeunesse allemande... environ 7 millions de votes ... comme je le dis souvent à mes amis juifs... ces allemands... incroyable nation... vraiment mystérieuse ...des impulsions cosmiques... Goethe ... la saga de la dynamique ... des tendances élémentaires et irrésistibles...> »
Non, que cesse le papotage. Les différences s’atténuent autour d’un verre de bon vin, et tout devient une question d’opinion. Parce que, et c’est là la chose importante, il y a des différences, pas entre le fascisme et l’anti-fascisme, mais entre ceux qui veulent le pouvoir et ceux qui se battent contre le pouvoir et le refusent. Mais quelles sont les bases de ces différences à déchiffrer ?
Peut être en ayant recours à analyse ? Non, je ne pense pas.
Les historiens sont la catégorie la plus utile d’idiots au service du pouvoir. Ils pensent connaitre énormément, mais plus ils étudient furieusement des documents, plus ils ne connaissent rien d’autre. Les documents qui certifient indéniablement ce qui est arrivé procèdent de la volonté de l’individu emprisonné dans la rationalité de l’événement. L’équivalent de la vérité et du fait. Considérer qu’autre chose est possible devient un vague passe-temps littéraire. Si l’historien a la moindre lueur vacillante d’intelligence, il se dirige immédiatement vers la philosophie, s’immergeant dans l’angoisse commune, dans les contes de fées et de châteaux enchantés. En attendant le monde autour de nous se voit emprisonné entre les mains des puissants, et leur culture du livre de révision d’examens est incapable de souligner la différence entre un document et une pomme de terre cuite. Tolstoï écrit dans Guerre et Paix :
« Si la volonté de l’homme était libre, toute l’histoire serait une série d’événements fortuits... Si au lieu de cela il y a une loi dirigeant seule les actions de l’homme, alors le libre arbitre ne peut exister, parce que la volonté de l’homme doit être soumise à ces lois. »
Le fait est que les historiens sont utiles, particulièrement pour nous fournir des éléments confortables, des alibis et des béquilles psychologiques. Quel courage ces Communards de 1871 ! Ils sont morts comme de braves hommes, dos au mur du Père Lachaise ! Et le lecteur est excité et se prépare à mourir aussi si nécessaire, dos au prochain mur des communards. Attendre des forces sociales qu’elles nous mettent dans la condition du mort héroïque nous traverse alors quotidiennement, souvent au seuil de la mort sans même que cette occasion ne se présente. Mais les tendances historiques ne sont pas si exactes. Donnez ou prenez une décennie, nous pourrions manquer cette occasion et nous retrouver les mains vides.
Si vous voulez mesurer l’imbécillité d’un historien, faites lui raisonner sur les choses qui arrivent aujourd’hui plutôt que dans le passé. Cela vous ouvrira l’esprit.
Non, pas d’analyse historique non plus : la discussion peut-être politique ou politico-philosophique, du genre que nous nous sommes habitués à lire ces dernières années. Le fascisme est quelque chose une minute et quelque chose d’autre la minute suivante. La technique nécessaire pour en arriver à cette analyse est vite vue. Prenez le mécanisme hégélien d’affirmation et d’infirmation simultanées, extrayez-en une affirmation pure à propos de ce qui vous vient à l’esprit. Cela ressemble à ce sentiment de déception que l’on a lorsqu’après avoir couru pour attraper un bus, on réalise que le chauffeur, même s’il nous a vu, a accéléré au lieu de s’arrêter.
Bien, dans ce cas on peut démontrer, et je pense qu’Adorno l’a fait, que c’est précisément une vague de frustration inconsciente — causée par la vie qui nous échappe et devient insaisissable — qui déferle en nous, nous donnant envie de tuer le conducteur. Tels sont les mystères de la logique Hégélienne ! Ainsi, le fascisme devient progressivement moins méprisable. Parce qu’à l’intérieur de nous, se cachant dans un coin sombre de notre instinct animal, le rythme du cœur s’excite. Pourtant inconnu de nous-mêmes, un fasciste se cache en nous. Et c’est au nom de ce potentiel fasciste que nous venons à justifier tous les autres. Pas d’extrémistes, bien entendu ! Tant de gens sont-ils morts ?
Plus sérieusement, au nom d’un sens bancal de la justice, des personnes qui étaient pourtant dignes de respect mettent les non-sens de Faurisson en circulation. Mais non, mieux vaut ne pas s’aventurer le long de cette route.
Quand les connaissances sont rares et que le peu de notions que nous avons semblent sautiller sur place dans une mer orageuse, il est facile de devenir la proie d’histoires inventées par ceux qui sont plus intelligents avec les mots que nous le sommes. Dans le but d’éviter une telle éventualité, les Marxistes, gracieux programmeurs d’esprits qu’ils sont, ont entretenu l’idée que le fascisme était l’équivalent de la matraque.
A l’opposé, même des philosophes comme Gentile[6] ont suggéré que la matraque, en agissant sur la volonté, est aussi un moyen moral en ce qu’elle construit la symbiose future entre État et individu dans cette unité supérieure où l’acte individuel devient collectif. Là nous voyons à quel point les Marxistes et les fascistes sont originaires d’un même stock idéologique, avec toutes les conséquences pratiques qui s’ensuivent, camps de concentration inclus. Mais continuons. Non, le fascisme n’est pas juste la matraque, il n’est pas non plus juste Céline, Mishima, Pound[7] ou Cioran. Il n’est pas un seul de ces éléments, ni aucun autre pris individuellement, mais tous, lorsqu’ils sont réunis. Ce n’est pas non plus la rébellion d’un individu isolé qui choisit sa propre lutte personnelle contre toutes les autres, en incluant de temps en temps l’État, et qui pourrait même attirer cette sympathie humaine que nous ressentons pour tous les rebelles, même les plus inconfortables. Non, cela n’est pas le fascisme.
Pour le pouvoir, le fascisme brut comme celui qui a pu exister sous des dictatures à des périodes diverses de l’histoire n’est plus un projet politique praticable. De nouveaux instruments apparaissent aux cotés des nouvelles formes de gestion du pouvoir. Alors laissons cela aux historiens pour qu’ils puissent mâcher autant qu’ils le veulent. Le fascisme est démodé même en tant qu’insulte politique ou accusation. Quand un mot en vient à être instrumentalisé de façon désobligeante par ceux qui sont au pouvoir, nous ne pouvons pas l’ignorer. Et parce que ce mot et le concept lié à ce mot nous dégoûtent, il serait bien de mettre l’un et l’autre loin dans le grenier avec toutes les autres horreurs de l’histoire et l’oublier.
Oublier le mot et le concept, oui, mais surtout pas ce qui s’y dissimule. Nous devons garder celà à l’esprit pour nous préparer à agir. La chasse aux fascistes pourrait en effet être un sport plaisant de nos jours, mais il pourrait aussi représenter ce désir inconscient d’éviter toute analyse plus profonde de l’existant.
Je peux comprendre l’anti-fascisme. Je suis un antifasciste aussi, mais mes raisons ne sont pas semblables à celle des anti-fascistes ! J’en ai entendu par le passé et j’en entend toujours aujourd’hui qui se définissent comme tel.
Pour beaucoup, il fallait combattre le fascisme il y a vingt ans lorsqu’il était au pouvoir en Espagne, au Portugal, en Grèce, au Chili, etc. Mais pourtant, lorsque les nouveaux régimes démocratiques ont pris leurs marques dans ces pays, l’anti-fascisme qui possédait tant de féroces adversaires s’est éteint. C’est là que je me suis rendu compte que l’anti-fascisme de mes vieux camarades de lutte était différent du mien. Pour moi rien n’avait changé. Ce que nous avons fait en Grèce, en Espagne, dans les colonies portugaises et en d’autres endroits pourrait avoir continué même après que les nouveaux États démocratiques aient hérité des succès passés du vieux fascisme.
Mais beaucoup n’étaient pas d’accord.
Il est nécessaire de savoir écouter les vieux camarades qui nous racontent leurs aventures et les tragédies qu’ils ont connu, lorsqu’ils nous parlent de tous ceux qui furent assassinés par les fascistes, de la violence et de tout le reste. Mais, comme disait Tolstoï, encore lui :
« L’individu qui joue un rôle dans des événements historiques n’en comprend jamais vraiment la signification. S’il essaye de la comprendre, il devient un composant stérile. »
Je comprends moins ceux qui un demi-siècle plus tard et n’ayant pas vécu ces expériences (ne se trouvant donc pas prisonniers de ces émotions) empruntent des explications qui n’ont plus aucune raison d’exister et qui ne sont souvent rien de plus qu’un simple écran de fumée derrière lequel se cacher confortablement.
« Je suis anti-fasciste ! », vous jettent-ils à la figure comme une déclaration de guerre, « et vous ? »
Dans un tel cas, ma réponse quasi-spontanée est :
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Non, je ne suis pas un antifasciste. Je ne suis pas un antifasciste de la façon dont vous l’êtes. Je ne suis pas un antifasciste parce que je suis allé combattre les fascistes dans leurs pays pendent que vous restiez au chaud dans votre démocratie. Je ne suis pas un antifasciste parce que j’ai continué à me battre contre la démocratie qui a remplacé ces innombrables versions du fascisme dans ce véritable feuilleton mélodramatique. La démocratie utilise des moyens de répression bien plus modernes, elle est, si cela vous fait plaisir, plus fasciste que les fascistes eux-mêmes. Je ne suis pas un antifasciste parce que j’essaye encore d’identifier ceux qui détiennent le pouvoir aujourd’hui et je ne me laisse pas aveugler par des étiquettes et des symboles ; tandis que vous, vous continuez à vous appeler anti-fascistes uniquement dans le but d’avoir une justification pour parader dans les rues à vous cacher derrière votre banderole « à bas le fascisme ! ». Bien sûr, si j’avais eu plus de huit ans du temps de la « résistance », peut-être aurais-je été moi aussi exalté par tant de jeunes mémoires et d’antiques passions et surement que je n’aurais pas été si lucide. Mais je ne pense pas. Parce que si l’on examine soigneusement les faits, même dans le conglomérat embarrassé et anonyme de l’anti-fascisme des formations politiques, il y en eut qui ne se sont pas conformés, qui sont allés plus loin, ont continué et ont porté leurs convictions bien au-delà du « cessez-le-feu ! ». Parce que la lutte vitale n’est pas seulement contre les fascistes en chemises noires[8] du passé et ceux du présent, mais aussi et fondamentalement contre le pouvoir et tous ses éléments d’appui qui nous oppriment, même lorsqu’il porte la figure laxiste et tolérante de la démocratie.
« Dans ce cas la, vous auriez du le dire plus tôt » pourrait-on me répondre — « vous êtes un antifasciste aussi. »
« Et comment pourrait-il en être autrement ? Vous êtes anarchiste... donc vous êtes anti-fasciste ! Arrêtez de vous couper les cheveux en quatre et de nous emmerder. »
Mais je pense qu’il est utile de faire des distinctions claires, je suis anarchiste et je n’ai jamais aimé les fascistes, ni leur projet. Pour d’autres raisons (mais qui après examen s’avèrent être les mêmes), je n’ai jamais aimé les démocrates, les libéraux, les républicains, les Gaullistes, les travaillistes, les Marxistes, les communistes, les socialistes ou n’importe lequel de ces projets. Contre eux, je n’ai jamais vraiment opposé mon anarchisme mais plutôt ma différence : Tout d’abord mon individualité, ma propre compréhension de la vie, ressentir des émotions, chercher, découvrir, expérimenter et aimer. Je permets seulement l’entrée à ce monde qu’aux idées et aux gens qui m’attirent ; le reste je le garde généralement à bonne distance de moi, poliment, ou autrement.
Je ne me défends pas, j’attaque. Je ne suis pas un pacifiste et je n’attends pas que les choses aillent au-delà du niveau de sécurité limite. J’essaye de prendre l’initiative contre ceux qui pourraient — même potentiellement — constituer un danger pour ma façon de vivre la vie. Et une partie de cette façon de vivre est aussi le besoin et le désir des autres — pas comme des entités métaphysiques, mais comme des autres clairement identifiés, ceux qui ont une affinité avec ma façon d’être et de vivre. Et cette affinité n’est pas quelque chose de statique et gravée à jamais dans la pierre. Il s’agit d’une affinité dynamique qui change et continue à se cultiver et à s’élargir, en révélant encore d’autres personnes et d’autres idées et en tissant un réseau de relation immense et divers, mais où la constance de ma façon d’être et de vivre avec toutes ses variations et évolutions, n’est pas menacée.
J’ai voyagé aux quatre coins du royaume des hommes et je n’ai pas encore trouvé d’endroit précis où satisfaire ma soif pour la connaissance, la diversité, la passion, les rêves : un amant amoureux de l’amour.
Partout j’ai vu d’énormes potentialités se laisser écraser par l’inconvenance, et de maigres capacités fleurir au soleil d’une constance de l’engagement. Mais tant que fleurit l’ouverture vers ce qui est différent,[9] l’affinité est possible ; c’est possible de rêver à un engagement commun, perpétuel et au-delà du contingent, telle est l’approche humaine.
Et plus nous nous éloignons de tout cela, plus les affinités commencent à s’affaiblir et finalement, à disparaître. Et alors nous les retrouvons là, tous ceux qui portent leurs opinions comme des médailles, qui montrent leurs muscles et qui font tout ce qu’ils peuvent pour apparaître fascinants. Et au-delà, la domination du pouvoir, ses lieux et ses hommes, la vitalité obligatoire, la fausse idolâtrie, le feu sans chaleur, le monologue, le bavardage, le tumulte, toutes ces choses qui peuvent être pesées et mesurées demeurent.
C’est tout cela que je souhaite éviter, voici mon anti-fascisme.
Alfredo M. Bonanno
Titre original : Che ne facciamo dell’antifascismo ?, publié dans la revue italienne Anarchismo N°74. Réedité en anglais avec d’autres textes de Bonanno dans le recueil Dissonances en 2000 par Elephant Editions, coll. Work in Progress, à Londres.
Traduction et adaptation en francais par Non Fides, juillet/aout 2009.
Tu es antifasciste, oui ou non ?
Combien de fois m’a t-on posé cette question ? Je ne me souviens plus. Et à chaque fois que j’ai cherché à affronter cette discussion, cela a conduit à mille incompréhensions et équivoques. Le fascisme n’a-t-il pas été l’incarnation du Mal absolu ? Alors il va de soi que l’antifascisme ne peut que représenter le Bien absolu, une vertu à exhiber en public, à afficher en toute occasion. Gare à vous si vous vous montrez distant en sa présence, si vous ne montrez pas la révérence due à son égard, si vous ne transmettez pas la glorieuse tradition, on vous regardera avec suspicion. Refuser d’applaudir devant l’antifascisme est forcément synonyme d’une ambigüité louche, voir pire...
Pourtant, le fait que la rhétorique antifasciste soit arrivée en bout de course devrait paraitre assez clair pour quiconque, surtout aujourd’hui où tout le monde se proclame « antifasciste ».
Tous, y compris l’actuel président de la Chambre (si, lui-même, l’ex-dauphin d’Almirante, ce fusilleur de Partisans). Si si. Mais ceci est l’effet de l’obsolescence des mots et de leur sens : le terme « fasciste » a tellement été utilisé, et on en a tellement abusé, qu’il finit par définir tout et son contraire ; et au final, pratiquement rien. Pourquoi donc utiliser encore et toujours ce terme ?
Avant tout, une précision. Laissons de côté les élucubrations sémantiques. Suis-je antifasciste, oui ou non ? Je suis un ennemi du fascisme, bien sûr. Mais la définition « antifasciste » provoque chez moi un certain agacement. Elle est trop réduite et suffocante. Je pense que l’antifascisme est effectivement une bonne chose, mais de façon très partielle. A peine s’organise-t-il qu’il veut se transformer en totalité, il devient alors une calamité.
Pour m’exprimer plus clairement, j’utiliserai une analogie. Vous croyez en Dieu ? Moi non, je ne crois en aucun être suprême. En cela, je suis hostile à toute religion, quelle qu’elle soit, car elles construisent toutes leur pouvoir sur la prétendue existence de ce Dieu fantasmé. Je suis certainement athée. Et ceci fait de moi en même temps un anti-chrétien, un anti-musulman, un anti-judaïque, etc...
Mais ces derniers traits sont pour moi secondaires, ils m’appartiennent sans me caractériser entièrement. Ils sont, pour l’instant, des descriptions partielles qui, prises isolément, n’expriment pas l’entièreté de mon être. Ils sont les vieilles demi-vérités qui à force d’être répétées, risquent de devenir des mensonges.
Une démonstration ? Mettons que quelque jeune homme occidental m’approche et m’invite à participer à une initiative anti-musulmane. Que devrais-je faire, accepter ? Ne plaisantons pas. Je suis contre l’Islam, certes, mais pas seulement. Je sais trop bien que la lutte contre l’Islam attire des hordes de jeunes croisés en chemises noires ou vertes pour que ce genre de proposition pue immédiatement l’intégrisme catholique. De la même façon, si une jeune orientale m’abordait et m’invitait à une initiative anti-chrétienne, je déclinerais l’offre. Je suis antichrétien, je l’admets, mais pas seulement. Parce que je n’aime pas non plus la compagnie de celui qui fait de la lutte contre l’Eglise sa propre guerre sainte, je répugne trop au fondamentalisme islamique.
Si je devais me définir sur la base des mes idées vis-à-vis de la religion, j’userais uniquement du terme athée. Tout autre définition, pourtant correcte en elle-même, me semblerait trop limitée, trop vague et ambigüe. Aussi parce que chaque initiative antichrétienne, pour m’intéresser, doit manifester clairement son hostilité envers toute religion.
Cela limiterait les occasions de rencontres et les contacts avec d’autres expériences ? J’en suis conscient. Mais de certaines rencontres et contacts je tiens à me préserver...
Bien, prenez ce raisonnement et transposez-le du Règne des Cieux aux États de la Terre. Le résultat est le même. Je suis ennemi du fascisme, mais également ennemi de la démocratie. Entre le bâton et la carotte, entre la tyrannie du nombre et la tyrannie de quelques-uns, je ne vois pas de grandes différences. Pour moi il ne s’agit que de formes particulières que l’Etat peut assumer, selon les circonstances et les exigences, pour imposer sa propre autorité.
Mais celui qui veut se libérer de cette domination parce qu’il considère que toute forme d’autorité est la négation de la liberté, ne peut que les rejeter l’une et l’autre, avec même force et détermination.
Pour cette raison, je n’arrive pas à éprouver une quelconque sympathie pour l’antifascisme, pas plus que pour l’anti-démocratisme. Je me rends compte que le premier attire plus de gens « bien intentionnés », et le second plus de personnes « mal-intentionnées ». Mais les intentions, aussi « bonnes » ou « mauvaises » soient-elles, ne doivent jamais bâillonner l’esprit critique.
L’antifascime reste un réceptacle du démocratisme le plus borné, et que tant de révolutionnaires ont soutenu par le passé.
Et comme cela a été confirmé depuis quelques temps, à part déverser des cris d’alarme à propos des agressions commises par des milices « fascistes », l’antifascisme n’est pas parvenu à exhumer sa vieille rhétorique. Le culte de la charogne n’est pas seulement rentable avec les humains, mais aussi avec les idées. Ignoré tant qu’il n’y avait plus de chemises noires à l’horizon, désormais le drapeau de l’antifascisme est agité pour son pouvoir mobilisateur. Un drapeau est un drapeau, il sert à rassembler autour de lui. L’antifascisme ayant été largement critiqué, même s’il s’avérait le plus efficace numériquement parlant, il faudrait pourtant le ranger au fond d’un placard, ou l’enterrer.
La dignité, la cohérence, l’amour-propre... Autant de très belles choses, pour sûr, mais qui s’en soucie ? Comme le disait avec innocence une vieille canaille d’ex-ministre :
« Il ne faut pas confondre éthique et politique. »
Moi au contraire, entêté que je suis, je continue de penser que la lutte contre le fascisme ne doit pas être noyée dans la marre antifasciste, faite d’eaux si troubles qu’on s’y perdrait à coup sûr. Cela serait non seulement nuisible d’un point de vue théorique, mais sur le long terme, cela le deviendrait également sur le plan pratique une fois l’illusion quantitative évaporée.
Les miliciens qui se sont récemment multipliés dans les rues sont une excroissance, voir un reflet du monde dans lequel nous vivons ; ils en sont peut-être la partie la plus visible et la plus écœurante, mais rien de plus.
Il est nécessaire de s’auto-défendre contre leurs agressions, et de les neutraliser à l’occasion, mais sans pour autant en faire l’ennemi public numéro un. Les mettre sous le feu des projecteurs contribue à attirer l’attention générale et à choquer les bonnes âmes, ça se comprend, mais cela permet aussi de laisser proliférer dans l’ombre tout ce qui précède, entoure et produit ces horreurs.
Je ne pense pas qu’on puisse taire cet aspect, sous prétexte de « proximité ». Si tant de subversifs ne l’ont pas fait lorsque, dans les années 1920/1930, le fascisme régnait et brutalisait le pays tout entier, pourquoi devrions-nous le faire aujourd’hui ?
« Ma tu, sei antifascista si o no ? ». Texte extrait de Machete N°3. Traduit et adapté de l’italien par Non Fides. Extrait de la brochure L’anarchisme contre l’antifascisme.
L’antifascisme est le pire produit du fascisme
La question de l’antifascisme, ces dernières années, est intervenue exclusivement en réaction à de graves attaques considérées comme néo-fascistes. La réponse a pris, au mieux, la forme d’une multitude de déclarations grandiloquentes appelant à la lutte contre ce néo-fascisme.
Le problème, c’est que l’essentiel de ces réactions montrent le lien indéfectible entre l’antifascisme comme idéologie, et son sempiternel bagage rhétorique, mythomane et alarmant.
L’antifascisme, comme d’autres terrains d’action séparés (animalisme, antimilitarisme, antiracisme, antisexisme), sont de fait limités (et limitant) à une réaction antagoniste partielle, et quasiment nuls en ce qui concerne la projectualité.
Chaque effort d’émancipation qui ne se rapporte pas à la subversion intégrale, à l’auto-détermination, est de façon tragique voué à l’échec. La résistance a devant elle un avenir démocratique, donc non-révolutionnaire, et elle n’empêche ni la perte de liberté, ni ce que nous considérons comme des attaques liberticides.
Les attaques néo-fascistes, au même titre que l’exploitation des humains, des animaux et des ressources naturelles, prolifèrent sur le terrain fertile de l’idéologie et de la paix sociale, qui savent si bien s’y adapter.
Le manque de perspectives révolutionnaires nous pousse de plus en plus vers le conformisme du « moins pire possible », et ce même conformisme laisse la voie ouverte à une progression lente et inexorable de la perte de liberté.
Dans cette situation, l’attitude de ceux qui préfèrent être considérés comme des victimes plutôt que comme des partisans de la subversion se distingue dangereusement, car les révolutionnaires sont incompris des « masses », celles-là mêmes qui s’acoquinent tantôt avec les populistes, tantôt avec les victimistes.
Sont antifascistes également ceux qui réécrivent l’histoire des anarchistes morts au combat, en leur collant l’appellation crapuleuse de « communistes ». Antifascistes ceux qui ont voté pour les centres de rétention, pour l’intervention militaire au Kosovo, pour la légalisation des squats, et qui ont fermé les yeux lorsque la répression du juge Marini s’est abattue sur les anarchistes durant l’opération Cervantes.
Le sont encore ceux qui, face à des pratiques d’attaques (ou seulement des pratiques radicales), participent à la délation ; antifascistes, toujours, les esthètes de l’affrontement à coup d’explosifs et de poignards, mais seulement lorsque cela se produit à des milliers de kilomètres de chez eux. Même les pompiers, en somme, sont antifascistes.
Il y a, sur le front antifasciste, de la place pour tous les types d’autoritarisme et de confusion. Pas de quoi s’étonner alors qu’une lutte si partielle tienne uniquement à coup de slogans, de symboles et de folklore.
Les actions coup-de-poing menées par les néo-fascistes sont la partie visible de l’iceberg ; mais sans critique pratique anti-autoritaire, toute réaction à ces violences sera impossible. De la même façon qu’il sera impossible d’attaquer le monde qui produit de telles horreurs sans une critique globale.
Il apparaît clairement qu’agir sur le mode de l’urgence, du particulier, fait le jeu de tous les politiciens qui, soulevant leur propre petit drapeau, visent à limiter et encadrer la révolte, pour maintenir non seulement la paix sociale dans laquelle ils prospèrent, mais également, avec le bon vieux prétexte historique du Front Antifasciste, pour accompagner toute forme de lutte démocratique et institutionnelle, récupérant et étouffant les antagonismes véritables sous le poids mort de l’Unité.
De deux choses l’une : soit l’antifascisme s’inscrit dans une perspective anti-autoritaire, soit il restera une pauvre agitation rituelle.
Des anti-autoritaires effrontés (Turin, 20/7/05)
« Il Peggior prodotto del fascismo e’ l’antifascismo ». Texte émanant d’El Paso occupato (ne’centro ne’sociale... ne’squat) de Turin. Traduit et adapté de l’italien par Non Fides. Extrait de la brochure L’Anarchisme contre l’antifascisme.
« Clore définitivement la partie contre le fascisme, mais à notre façon »
Le 25 avril 1945, à la chute définitive du régime, une extrême allégresse s’est déchaînée dans toutes les formations de partisans parmi ceux qui avaient d’abord mal supporté le fascisme, et qui avaient ensuite risqué leur vie pendant des années sur les montagnes : l’euphorie de ceux qui avaient eu raison de l’ennemi.
Certes, la révolte armée avait créé une situation résolument différente, pour autant à nous anarchistes, la nouvelle période ne nous apparaissait pas comme le paradis sur terre. On peut dire qu’on était passé d’une situation monopartidaire dictatoriale à une autre, plus libérale, qui admettait plusieurs partis au gouvernement. On était passé d’une forme de capitalisme autarcique à une forme de capitalisme international. L’idéologie propagée par le nouveau régime, entre autres par les partis, était décidément cléricale — au sens le plus moyenâgeux du terme.
Le lecteur peut imaginer quel genre de réflexions ont pu faire mes proches et mes compagnons sur cette situation. Je n’exagère pas en disant que les catholiques, à Carrare et dans sa province, ont toujours été une minorité ethnique en voie d’extinction, et qu’on n’a jamais aimé ni pu supporter les prêtres. Cette nouvelle réalité démocratico-cléricale, outre la présence des Américains à la maison, détonnait, ne nous enchantait pas, ne nous plaisait guère.
Nous, anarchistes, avons de toute façon commencé à nous organiser dès le 26 avril : nous avons formé des groupes et réorganisé la Fédération Anarchiste Italienne. Nous sommes passés de la clandestinité à une forme de propagande et de lutte typiques d’un régime à libertés formelles garanties. A partir du 26 avril, avec d’autres compagnons, nous avons décidé de clore définitivement la partie contre le fascisme, mais à notre façon. En fait, après avoir chassé les Allemands, je n’avais nullement l’intention d’oublier tout le reste. Que la révolution se fasse ou non, je ferai la mienne. Je ferai payer aux tyrans, aux affameurs, aux propriétaires, toute la faim, la misère et la désespérance du fascisme. Je voulais les persécuter comme eux nous avaient persécutés. Ma vengeance aurait été mon pardon. Mais les nouveaux patrons n’étaient pas de cet avis : Pietro Nenni par exemple,[10] commissaire aux épurations, ne s’en est pas pris aux gros poissons, aux requins. Il a préféré frapper les jeunes, les sympathisants de village, quelques pauvres crétins qui comptaient pour du beurre. Grâce à cette manœuvre, l’Etat italien se retrouva avec une magistrature et une police à nouveau pleines de cadres fascistes. Le procureur de Gênes savait par exemple très bien que nous, les victimes du fascisme, n’aurions pas pardonné si facilement et si catholiquement aux fascistes et à leurs souteneurs. J’imagine que ce même procureur, rien qu’en lisant mon dossier, avait compris à quel individu il avait à faire. C’est pour cela que j’ai ensuite passé 32 années en prison. Mon crime : avoir lutté contre le fascisme et l’avoir « vaincu ».
J’ai été arrêté par les policiers de la République bourgeoise née de la Résistance au cours d’un guet-apens, en mai 1945 à La Spezia, où j’étais en train de débusquer des fascistes que personne n’avait envie de dénicher. J’étais seul dans l’embuscade qui me fut tendue, mais des compagnons comme Giovanni Zava, qui avaient fait la résistance à Serravezza et dans la région de Pistoia, furent faits prisonniers presque en même temps pour les mêmes raisons. On nous accusait d’avoir participé à la fusillade de 1942, au cours de laquelle un policier avait été tué.
Belgrado Pedrini
Chapitre 6 : L’immédiat après-guerre, extrait de « Nous fûmes les rebelles, nous fûmes les brigands... » de Belgrado Pedrini, éd. Mutines Séditions, 144 p., novembre 2005, pp. 61–63.
Quelques attentats antifascistes de la décennie 1923–1933
Liste d’actions mentionnées en note dans le rapport secret adressé par l’anarchiste Emilio Strafelini en août 1933 à l’Association Internationale des Travailleurs (AIT), par l’intermédiaire du Comité d’émigration de Paris (à l’époque, Emilio se trouvait dans la capitale française). Ces actions, avec d’autres et en plus des tentatives célèbres d’assassiner Mussolini menées par les anarchistes Lucetti, Sbardellotto, Zamboni et Schirru, confirment une fois de plus que la révolte armée contre le fascisme n’a pas commencée le 8 septembre 1943, comme l’historiographie libérale et stalinienne l’ont toujours prétendu. Il y a eu des compagnons qui n’ont attendu aucune consigne d’un parti ni aucune collaboration des troupes alliées pour s’insurger, armes en main, contre le capitalisme en chemise noire.
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Le 3 septembre 1923 à Paris, l’anarchiste Mario Castagna, suite à une agression, tue à coups de revolver le fasciste Gino Jeri.
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En février 1924, série d’attentats en France contre les « case del fascio » [sièges locaux des fascistes mussoliniens] et les consulats.
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Le 20 février 1924 à Paris, l’anarchiste Ernesto Bonomi élimine Nicola Bonservizi, secrétaire des fascistes italiens à l’extérieur.
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En 1926, l’anarchiste Vincenzo Capuana est condamné aux Etats-Unis pour un attentat contre le siège du Corriere d’America dirigé par Luigi Barzini à New York.
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En septembre 1927, attentat contre le comte Nardini, consul fasciste à Paris, l’œuvre de l’anarchiste Di Modugno.
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En août 1928, attentat anarchiste à St Raphaël (France) contre le consul fasciste Di Muro.
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En 1929 meurt près de Paris, suite aux privations et tortures subies en prison, le jeune anarchiste Malaspina, impliqué (et absout pour manque de preuves) dans un atentat explosif contre la « Casa del fascio » de Juan-les-Pins.
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Le 24 octobre à Bruxelles, le socialiste Fernando De Rosa tire un coup de pistolet contre le prince Umberto.
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Dans les années 1930 et 1931, série d’attentats en Italie contre les sièges et représentants fascistes, à Barrafranca, Antignano, d’Asti, Piacenza, Poggio Catino, Varale, Milan, Montevecchio, dans les Pouilles, à Bologne, Turin et Gênes.
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En 1930, un bourreau de la Milice fasciste de Faentino est éliminé. Au cours d’une fusillade qui s’en suit, 9 fascistes sont blessés.
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Le 7 octobre 1930, l’anarchiste Giovanni Cavolcoli tire contre le chef [Podesta] et le secrétaire du parti fasciste de Villasanta (près de Milan).
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Le 2 avril 1931, l’anarchiste Doro Rossoni assassine à Sarzana l’industriel Di Biasi.
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En mai 1931, l’anarchiste Tranquillo Pusteria est arrêté à Arezzo, on lui attribue l’intention de commettre des attentats terroristes ; les quatre autres co-inculpés, tous des travailleurs, fuient en Suisse mais sont reconduits aux autorités fascistes et condamnés pour tentative de massacre, détention d’armes et d’explosifs.
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En 1932, trois anarchistes sont arrêtés à Paris, surpris en train de transporter une valise pleine d’explosifs.
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Toujours en 1932, attentat anarchiste contre le siège marseillais des anciens-combattants.
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En été 1933, série d’attentats explosifs à Livourne, mis en œuvre par des anarchistes et communistes contre la caserne de la Milice et quelques lieux fascistes.
Extrait d’un numéro spécial d’Adesso, que l’on peut lire sur le site de Tout le Monde Dehors.
Notre Antifascisme
Severino Di Giovanni, né à Chieti (Italie) en 1901, émigre à Buenos Aires en 1923 juste après l’arrivée des fascistes au pouvoir dans son pays natal. Sa brève vie sera marquée par une agitation incessante, entre les journaux qu’il animera (Culmine, Anarchia) ou dans lesquels ils publiera (L’Adunata dei Refrattari), les tracts, brochures et livres qu’il s’acharnera à publier, mais aussi toute une série d’expropriations et d’actions diffuses, et sans oublier la tentative de faire évader des complices emprisonnés. Ses attaques explosives viseront en particulier les intérêts italiens (du consulat à des domiciles ou commerces de fascistes installés en Argentine), mais aussi américains lors de la campagne internationale pour tenter d’arracher Sacco et Vanzetti à la chaise électrique. Arrêté le 29 janvier 1931 après avoir tué un dernier flic et blessé un autre dans sa fuite, il sera fusillé trois jours après (son ami et complice argentin, Paulino Scarfò, le sera le lendemain).
Fin 1926/début 1927, date des deux textes de Di Giovanni que nous avons réunis, la question de la lutte armée contre le fascisme italien se posait à bien peu de monde en-dehors des anarchistes et de quelques rares autres révolutionnaires. Rappelons ainsi que le parti communiste italien s’est par exemple opposé aux Arditi del Popolo qui, en 1921/22, ont tenté dans plusieurs villes de résister les armes à la main avec la population à la progression fasciste vers le pouvoir. Quant aux dirigeants socialistes, les mêmes qui avaient contribué à envoyer des milliers de prolétaires au massacre à partir de 1915, ils signaient un accord de non-agression avec leurs homologues fascistes en août 1921 dans le dos de ces mêmes Arditi. Enfin, précisons que dès 1931, Togliatti, dirigeant historique du PCI réfugié à Moscou, défendra au nom de son Parti la thèse de s’infiltrer lentement dans les structures du régime plutôt que de l’affronter, et publiera même en août 1936 son Appel aux fascistes pour leur proposer une alliance.
L’ « armée » antifasciste grossit terriblement. Elle enfle comme un torrent limoneux et trouble qui charrie avec lui tous les débris de la tempête, tous les rebuts du régime dictatorial (Sala, Fasciolo, Bazzi, Rossi, Rocca[11]), ce sombre ramassis d’aventuristes.
Ricciotti Garibaldi, Raimondo Sala et d’autres personnages célèbres plus occultes (dont pourraient aussi faire partie les frères Ezio et Peppino Garibaldi, ne serait-ce que pour ne pas faire mentir cette lignée de traîtres qu’a si bien engendrée le fils du Héros des deux mondes disparu il y a peu de temps[12]) sont en train de nous faire subir la même trahison infâme qu’ils ont si bien drapée d’une chemise rouge.
Qui pourrait en effet nous assurer que n’importe quel ex-fasciste ne reparte pas demain, malgré les mesures ridicules prises par l’infantilisme du Duce, rejoindre les rangs des têtes de mort et se mettre une fois encore au service de l’Iscariote [Mussolini] ? Pourrons-nous un jour redonner notre confiance à un Massimo Rocca,[13] au nom du seul fait qu’il ait écrit les pages les plus accusatrices contre le chef des Chemises Noires ?
Pourrons-nous refaire confiance à tant d’abjection incarnée ? A des hommes nés pour trahir, aussi bien nous que les fascistes ? A des hommes qui ont aidé les sicaires à affûter leurs armes ? Je ne crois pas !
Notre calvaire a été très douloureux, nous avons déjà trop mis notre confiance dans les mains du premier aventurier venu, pour répéter une fois encore les mêmes erreurs et consacrer à nouveau de fausses idoles.
Nous devons repousser au loin tous ces misérables, seulement dignes des plus louches marchés, ces alchimistes de la bonne foi des autres, ces canailles qui nagent encore dans le sang des victimes, un sang qu’ils ont semé en abondance tout au long de la route qu’ils ont parcourue.
Nous devons rester nous-mêmes –sans la Tchéka rouge et sans la Tchéka noire, sans Fasciolo et sans Rossi, et sans les politicailleries pseudo révolutionnaires– être nous-mêmes, anarchistes de foi, anarchistes dans la foi, anarchistes avec la foi. Quant à eux, ils peuvent aussi bien s’être délectés au creuset de toutes les bassesses, s’auto-désigner antifascistes à présent pour avoir une plus grande part d’héritage lorsque le fascisme décédera, que mener à leur tour une autre politique fasciste demain, lorsqu’ils seront enfin assis au poste de commande.
Nous ne pouvons pas les empêcher de se proclamer antifascistes. Qu’ils s’agitent, qu’ils s’embrassent, qu’ils s’aiment et qu’ils s’enlacent, certes, mais entre eux. Sans nous contaminer et sans nous imiter avec ce mot : antifascisme, un mot qui prend pour nous un sens plus révolutionnaire, plus sublime et plus insurrectionnel.
Avec eux –comme avec les fascistes–, il ne pourra jamais y avoir de réconciliation. Au même titre que les phalanges à tête de mort d’aujourd’hui, ils ont hier (oui, eux, les antifascistes d’aujourd’hui, les opposants et réfugiés politiques, ceux qui ont végété dans les marais méphitiques de la période précédente) été des maquereaux, ils ont vécu dans les coulisses du Viminale[14] ou dans les chambres du Parlement, appuyant ou soutenant le régime et ses infamies.
Nous devons rester loin d’eux et, au même titre, refuser tout contact avec n’importe quelle classe d’aventuriers, car ils peuvent d’un moment à l’autre devenir les plus terribles de nos perfides adversaires, les plus abjects des cracheurs de venin qui, comme des serpents, viennent se nicher en notre sein pour nous blesser ensuite de leur morsure mortelle.
Notre dynamisme, une vigueur exubérante, une ténacité sans fin, un héroïsme extrême et un sacrifice qui s’élève au-delà de la gloire sont des bases inexpugnables sur lesquelles nous pouvons compter, sans avoir besoin de rien ni de personne pour livrer la bataille finale que nous avons engagée contre le fascisme.
Donnons à la plèbe –dont nous sommes la partie rebelle– le courage et la confiance, soyons de fer devant nos consciences d’acrates, ne reculons pas d’un pouce sur la base de nos idées, et les plus belles victoires couronneront notre travail d’agitation fébrile. Libres, sans la risée obscène de contacts impurs, demeurant alertes contre le fascisme et contre l’antifascisme occasionnel.
Severino Di Giovanni (Il nostro antifascismo, dans Culmine n°16, 23 décembre 1926)
Comment se battre ?
Il ne faut pas se leurrer sur les potentialités du fascisme : de l’extérieur, il pourra se désagréger au premier choc venu contre un adversaire aguerri, parce qu’une grande partie de ses « héros » rassemble soit des embusqués de la dernière guerre soit des « valeureux » habitués à se battre contre des ennemis désarmés ; mais de l’intérieur, il s’appuie sur une forte structure militaire et policière.
Quant aux grandes masses populaires et prolétaires, elles sont encore trop terrorisées et avilies, elles ressentent encore trop amèrement les trahisons passées et à venir pour pouvoir répondre au premier appel insurrectionnel. Les dernières lois répressives et l’assignation à résidence ont également affaibli davantage encore les résistances actives et intelligentes.
Il en découle que vouloir lancer dès aujourd’hui un assaut frontal est téméraire, et qu’il pourrait se conclure par un de ces massacres que le fascisme rêve d’accomplir afin de consolider son pouvoir.
D’autre part, seule l’action peut servir contre le fascisme. On doit agir pour le vaincre en cherchant les conditions d’un effritement qui rendront à leur tour possibles des mouvements généraux à plus large échelle.
A tous ceux qui veulent harceler l’ennemi jusqu’à l’épuiser, nous suggérons donc, en Italie et ailleurs, une guérilla autonome et en ordre dispersé, composée de petites entités plus difficilement atteignables et identifiables.
Que se forment donc dans les différents milieux et les différents cercles des comités restreints ou des groupes d’action. Il n’est pas dit que chacun doive nécessairement accomplir des actes violents ; que chacun accomplisse en revanche des actions qui offensent l’ennemi en fonction des attitudes, capacités et moyens des membres d’un groupe déterminé, constitué par l’affinité et la confiance réciproque. Que chaque groupe fasse et accomplisse sa part d’actions sans se demander ce que feront les autres groupes.
Tous tendus vers un but unique. Et parce que l’ennemi veille, attentif et insidieux, que chaque comité et groupe d’action connaisse et contrôle ses membres.
Trop de renégats de tous les partis –hier peut-être de bonne foi– ont rejoint le fascisme contre de l’argent, et il est probable que ce dernier tente, à travers des éléments louches, d’organiser des complots et des intrigues pour simuler à son tour l’existence de tels groupes. La plus grande prudence est donc nécessaire.
Il faut aussi prévenir la population qu’il est très probable que le fascisme, en Italie et ailleurs, fasse accomplir des actes bestiaux et néfastes par ses sicaires pour les attribuer ensuite à ses adversaires.
Quant à un accord entre les différents groupes, y compris dans une même ville, nous sommes de l’avis qu’il n’est pas urgent pour le moment. Ce serait imprudent et dangereux, car cela mettrait trop d’éléments à la merci de traîtres éventuels. Si un vaste accord pour une action commune –et certainement pas avec ces éléments ambigus qu’a couvé le fascisme et qui voudraient retourner à ce passé qui fut un père aimant pour le fascisme– doit se réaliser, il mûrira automatiquement et logiquement lorsque les événements mûriront.
A présent, répétons-le, il est souhaitable que les groupes d’action se multiplient sans que l’ennemi puisse se reposer, qu’ils soient prêts à lancer les nécessaires représailles, mais en développant une action autonome.
Et si une telle action déclenche une lutte sans pitié et sans quartier, pas d’effarement. Le fascisme l’a voulu ainsi, cela doit être ainsi, cela le sera !
Severino Di Giovanni
Il nostro antifascismo, dans Culmine n°16, 23 décembre 1926 et extrait de Per una maggior lotta contro il fascismo, dans Culmine n°18, 5 février 1927.
« La guerre entre deux formes d’esclavage »
Italien d’origine, Antoine Gimenez, de son vrai nom Bruno Salvadori (1910–1982), a participé à la guerre d’Espagne dans les rangs de la colonne Durruti. Au début des années 1930, il se réfugie à Marseille. Il adopte une vie de trimardeur qui le mène en Espagne dans les milieux subversifs de Barcelone. La police politique de Mussolini le suivant partout il décide d’acquérir une nouvelle identité : le personnage d’Antonio Gimenez apparaît en 1936. Réfugié à Marseille après la guerre, il y rédige entre 1974 et 1976, ses Souvenirs, qu’il communique à ses amis anarchistes peu avant sa mort en 1982. Ce court extrait conte le retour du front pour quelques jours à Barcelone en Novembre 1936.
A notre passage à Bujaraloz, on nous remit une forte somme d’argent. La solde de trois mois. Dix pesetas par jour pour essayer de nous faire tuer. C’était pas trop mal payé.
J’avais bien entendu dire que pour ne pas effaroucher les gouvernements des pays démocratiques qui pouvaient nous aider en nous vendant des armes, le Comité révolutionnaire avait été obligé de remettre en circulation les pesetas. Mais pour moi, ce fut comme une révélation : la révolution avait échoué.
Comme en Russie, quelques temps après la victoire des masses ouvrières et paysannes, les chefs du Parti Communiste déclarèrent qu’il fallait faire un pas en arrière et rétablir la valeur de la monnaie. Ce premier pas avait été suivi de beaucoup d’autres, et le peuple russe n’avait fait que changer de maitre : Après le tsar père de toutes les Russies, le petit père du peuple : Staline.
Barcelone ne fit qu’augmenter mon amertume : les ramblas regorgeaient de monde, la prostitution régnait en souveraine sur la grande ville. Les miliciens en permission, reconnaissables à la salopette (mono) qu’ils avaient adoptés, remplissaient les rues de leurs chants et de leurs rires sans voir que la cause était trahie, la révolution morte.
Il ne restait plus que la guerre contre le fascisme, la guerre entre deux formes d’esclavage.
Antoine Gimenez (Les fils de la nuit. Souvenirs de la guerre d’Espagne, 1974–1976.)
Petite bibliographie
Belgrado Pedrini, Nous fûmes les rebelles, nous fûmes les brigands... édité par Mutines Séditions, 144 p., novembre 2005. Il est possible de lire ce livre en ligne sur le site de Mutines Séditions : http://mutineseditions.free.fr/r
Antoine Gimenez, Les fils de la nuit. Souvenirs de la guerre d’Espagne, 1974–1976, coédité par l’Insomniaque et Les Gimenologues. Il est possible de lire ce livre en ligne sur le site de l’Insomniaque : http://insomniaqueediteur.org
Dans A Corps Perdu N°2, Revue anarchiste internationale sortie en juillet 2009, on peut lire sur le sujet l’article Radiographie d’un régime. On peut y lire également Notre antifascisme et Comment se battre ?, deux textes de Severino Di Giovanni de décembre 1926 et février 1927. http://www.acorpsperdu.net/
Contre l’antifascisme, contre l’État. Brochure éditée à Grenoble par Petit peuple du cagibi, 2005. Elle regroupe différents textes critiques sur le fascisme, son anti, et l’usage qui en est fait. Si les textes présents dans cette brochure ne partent pas du même point de vue que ceux que vous avez entre vos mains (farouchement anti-marxiste), nous pensons qu’elle présente un intérêt certain pour des communistes libertaires souhaitant dépasser l’antifascisme. Elle est lisible et téléchargeable sur le site infokiosques.net
L’article Fascisme de la misère, misère de l’antifascisme extrait du journal Oiseau Tempête, s’intéresse lui, à l’antifascisme réformiste, une autre forme de l’antifascisme. Il s’attèle à déconstruire le discours derrière les « fronts républicains » contre le fascisme, en prenant l’exemple récent des présidentielles d’avril 2002, durant lesquelles le fasciste Jean-Marie Le Pen arrivait au second tour. Il est lisible en ligne sur le site de la CNT-AIT : http://cnt-ait.info/
Sur ses fonctions de « grand épurateur », voir Hans Woller, I conti con il fascismo. L’epurazione in Italia (1943–1948), il Mulino (Bologne), 1997, pp. 437–511
[1] Condamné à mort par le fascisme, Pedrini se voit libéré en 1944 de la prison de Massa par un groupe de partisans. Condamné de nouveau en 1949, à trente ans de prison cette fois pour avoir abattu, à l’heure où c’était devenu interdit, un policier aux sympathies fascistes avérées et exproprié quelques industriels de Carrare, Milan et La Spezia, anciennement acquis au Duce, il n’en sortira qu’en toute fin de peine, au milieu des années 1970.
[2] Le palais présidentiel italien.
[3] Dans Il nostro antifascismo, extrait de Culmine N°16, 23 décembre 1926.
[4] Dans le texte Che ne facciamo dell’antifascismo ?, publié dans la revue italienne Anarchismo N°74.
[5] Comme en Espagne où les Cenetistes Juan García Oliver et Federica Montseny devinrent ministres de la Justice et de la Santé. Pour eux, la révolution sociale devait être défendue tout en maintenant l’État anti-franquiste.
[6] Giovanni Gentile (Castelvetrano, le 30 mai 1875 — Florence, le 15 avril 1944) était un philosophe italien, idéaliste et néo-hégélien, proche de Benedetto Croce. Il se décrit lui-même comme le « philosophe du fascisme », et a en grande partie rédigé pour Benito Mussolini la Doctrine du fascisme en 1932. Il est également à l’origine de l’idéalisme actuel, un courant philosophique qui entendait se distinguer de l’idéalisme transcendantal de Kant et de l’idéalisme absolu de Hegel.
[7] Ezra Weston Loomis Pound (Hailey, Idaho, États-Unis, 30 octobre 1885 — 1er novembre 1972 à Venise) est un poète, musicien et critique américain qui a fait partie du mouvement moderniste du début des années 1920 et qui est souvent rattaché à la Génération perdue. Pound était le chef de file de plusieurs mouvements littéraires et artistiques comme l’imagisme et le vorticisme. Pound était également un fervent supporter de Benito Mussolini, il fut critiqué pour ses prises de position antisémites. Son engagement aux côtés de Mussolini lui vaut d’être condamné en 1945. Il est reconnu malade et interné jusqu’en 1958.
[8] Les chemises noires, ou Milice Volontaire pour la Sécurité Nationale (MVSN) était la principale milice des fascistes italiens.
[9] La réceptivité à se laisser pénétrer et à pénétrer au point de ne plus craindre l’autre, mais plutôt une conscience de ses propres limites et capacités et donc aussi des limites et des capacités de l’autre.
[10] Pietro Nenni (1891–1981) : Inscrit au Parti socialiste à partir de 1921, il en devient rapidement l’un des dirigeants, devenant rédacteur en chef du journal Avanti !. Il se réfugie en France à l’automne 1926 et promeut un grand parti réformiste italien qui aboutit au Congrès de Paris de 1930, réunifiant les tendances non-communistes. Par la suite partisan d’un front uni avec ces derniers, il signe un « pacte d’unité d’action » en 1934 qui tiendra jusqu’à la fin de la guerre, malgré le pacte germano-soviétique de 1939. Siégeant pour les socialistes dans le Comité de Libération Nationale (CLN), il devient vice-président du Conseil et ministre chargé de la Constitution de juin 1945 à juillet 1946 (gouvernements de gauche Parri, puis de droite De Gasperi), puis ministre des affaires étrangères jusqu’en janvier 1947 (second gouvernement De Gasperi). Il fut aussi Haut Commissaire chargé de l’épuration, de juin 1945 à la suppression de ce poste en février 1946, et rédacteur de la loi (en fait un décret entré en vigueur le 14 novembre 1945) qui porte son nom. Elle eu pour effet de diminuer considérablement l’épuration en cours, confiant par exemple aux administrations publiques la charge de s’épurer elles-mêmes, malgré leurs 23 années de bons et loyaux services passées au service du fascisme.
[11] Il s’agit d’ex-fascistes tous plus détestables les uns que les autres, et qui ont fini en exil suite à des dissensions internes au régime de Mussolini. Raimondo Sala et Massimo Rocca étaient par exemple membres d’Italia Libera (courant monarchiste et nationaliste) avant de devoir s’exiler. Bazzi et Rossi, deux ex-membres du Parti Fasciste, étaient alors en exil à France : leur nom est devenu célèbre lorsqu’ils furent attaqués à Paris en mars 1926 par Mingrino, un ex-député socialiste fondateur des Arditi del Popolo, manipulé par les services fascistes.
[12] Giuseppe Garibaldi (1807–1882) est considéré officiellement comme un des pères de la nation pour sa contribution armée à la réunification de l’Italie. Il est surnommé le « héros des deux Mondes », pour ses combats aussi bien en Amérique du Sud (Brésil, Uruguay, Argentine) qu’en Europe. Son quatrième fils, Riciotti (1847–1924), après avoir combattu à la tête de légions garibaldiennes en France (1870) et en Grèce (1897, 1912), finira par rejoindre le fascisme. L’un des fils de Riciotti, Ezio Garibaldi (1894–1971), rejoint à son tour le fascisme, dont il fut notamment l’ambassadeur à Mexico en 1923/24 puis député de 1924 à 1934. L’autre fils de Riciotti cité ici, Peppino Garibaldi (1879–1950), a été mercenaire pour de nombreuses armées (l’Empire Anglais contre les Boers Afrique du Sud en 1903, Vénézuela, Guyane, Mexique contre le dictateur Diaz en 1910, la France contre les Allemands en 1914/15 puis Italie contre l’Autriche en 1915/18) avant de mener des actions contre Mussolini très confuses en 1922, notamment avec l’appui de responsables Francs-Maçons.
[13] Massimo Rocca (1884–1973) est un bon exemple de ces figures vilipendées par Di Giovanni. Après avoir écrit dans des publications anarchistes, rejoint les socialistes autour du quotidien Avanti !, puis fait le choix de l’entrée en guerre de l’Italie (« interventionisme »), Rocca est ensuite passé du côté du journal fondé par Mussolini (Popolo d’Italia), avant de continuer en devenant un des fondateurs du Mouvement Fasciste (1919) puis du Parti Fasciste (1921). En 1923, il fonde une opposition interne au fascisme, le courant dit « révisioniste », qui s’opposera aux « intransigeants ». En 1924, il est exclu du Parti Fasciste, doit abandonner son mandat de député et se réfugier en France.
[14] Viminale : Palais présidentiel italien.