Noam Chomsky
Démocratie et marchés dans le nouvel ordre mondial
extrait de « Le pouvoir mis à nu — Réflexions sur la nature humaine et l’ordre social »
Il existe une description conventionnelle de l’ère nouvelle dans laquelle nous entrons et de ce qu’elle promet. Elle a été clairement formulée par Anthony Lake, conseiller à la Sécurité nationale, alors qu’il présentait la doctrine de Clinton en septembre 1993 : « Tout au long de la guerre froide, les démocraties de marché étaient globalement menacées, et nous avons contenu cette menace. Désormais, nous devons étendre le champ de ces démocraties de marché[1] ». Le « nouveau monde » qui s’ouvre à nous offre d’immenses opportunités pour « consolider la victoire de la démocratie et des marchés ouverts », ajoutait-il un an plus tard.
La question va bien au-delà de la guerre froide, précise Lake. La « vérité immuable » est que cette défense de la liberté et de la justice contre le fascisme et le communisme n’a été qu’un moment de notre histoire, tout entière consacrée à la construction d’« une société tolérante, où les chefs et les gouvernements existent non pour user et abuser du peuple, mais pour lui assurer libertés et opportunités ». Voilà le « visage que les États-Unis ont toujours montré » à travers leurs actions de part le monde, et « l’idéal » que « nous défendons » aujourd’hui encore. C’est la « vérité immuable de ce monde nouveau » dans lequel nous pouvons poursuivre plus efficacement notre mission historique, défendant, contre les « ennemis » qui subsistent, cette « société tolérante » à laquelle nous sommes toujours dévoués et où, après avoir « contenu », nous « étendons ». Heureusement pour le monde, ce qui fait l’exception historique de notre superpouvoir, c’est que « nous ne cherchons pas à étendre la portée de nos institutions par la force, la subversion ou la répression », mais que nous nous en tenons à la persuasion, à la compassion et aux moyens pacifiques[2].
Naturellement, les commentateurs furent impressionnés par une vision si éclairée de la « politique étrangère ». Ce point de vue domine dans le discours public comme dans le discours savant, de sorte qu’il est inutile de critiquer la déclaration de Lake. Son thème de base a été exprimé de façon plus sommaire par Samuel Huttington, professeur de science politique à Eaton et directeur de l’institutOLIN d’études stratégiques à Harvard, dans le journal savant International Security. Les États-Unis, explique-t-il, doivent maintenir leur « primauté internationale » dans l’intérêt du monde, parce que c’est la seule nation dont « l’identité nationale soit définie par un ensemble de valeurs politiques et économiques universelles », à savoir : « liberté, démocratie, égalité, propriété privée et marchés. La promotion de la démocratie, des droits de l’homme et des marchés est au centre de la politique américaine (sic), bien plus que dans n’importe quel autre pays ».
Comme il s’agit d’une définition professée par la science politique, nous pouvons nous épargner l’ennuyeuse recherche d’une confirmation empirique. Sage décision. Une enquête montrerait rapidement que la description conventionnelle présentée par Lake se révèle douteuse, voire fausse, dans tous les cas décisifs, sauf un : il a raison de nous presser de regarder l’histoire pour découvrir les « vérités immuables » qui émergent de la structure institutionnelle, et de prendre au sérieux le fait que, dans un avenir probable, celle-ci demeurera pour l’essentiel inchangée et libre d’opérer sans trop de contraintes. Une revue honnête de la question suggère que ce nouveau monde pourrait bien être marqué par la transition entre « contenir « et « étendre « , mais pas tout à fait dans le sens où Lake et le chœur de ses zélateurs entendent nous le faire comprendre. En adoptant, à propos de la guerre froide, une rhétorique légèrement différente, nous voyons s’opérer une évolution entre « contenir la menace » et mener campagne contre les acquis arrachés par tout un siècle d’amers combats.
Nous n’avons pas de place ici pour un examen complet du « visage qu’a toujours montré » le pouvoir américain, mais il peut être utile de se pencher sur quelques cas typiques, instructifs quant aux issues probables.
Tout d’abord, un truisme méthodologique. Si nous voulons connaître les valeurs et les buts des chefs soviétiques, il nous faut regarder ce qu’ils ont fait dans la zone d’influence de leur pouvoir. La même démarche doit être adoptée par tout individu rationnel qui cherche à s’informer sur les valeurs et les buts du pouvoir américain et sur le monde que celui-ci entend construire. Les contours de ce monde ont été parfaitement délimités par l’ambassadeur américain Madeleine Albright, au moment même où Lake se félicitait de notre engagement historique en faveur des principes pacifistes. Au Conseil de sécurité, qui hésitait à adopter une résolution sur l’Irak dictée par les États-Unis, Madeleine Albright apporta l’information suivante : les États-Unis continueront à agir « multilatéralement quand ils le peuvent, et unilatéralement comme ils le doivent ». Autrement dit, jouez vos jeux comme vous l’entendez, mais, dans la réalité, « ce que nous affirmons prévaut » ; doctrine fondamentale, exprimée franchement par le président Bush, alors que bombes et missiles pleuvaient sur l’Irak. Les États-Unis s’autorisent à agir unilatéralement, professait l’ambassadeur Albright, devant le Conseil indécis, parce que « nous considérons [le Moyen-Orient] comme vital pour les intérêts nationaux américains ». Point n’est besoin du soutien d’une quelconque autre autorité[3].
Quoique l’Irak soit un bon exemple pour illustrer les « vérités immuables » du monde réel, la région dans laquelle les États-Unis ont été le plus libre d’agir à leur guise est encore plus riche d’enseignement, tant les buts du pouvoir politique et la vision des « intérêts nationaux » qu’il sert s’y expriment avec la plus grande clarté.
Ce sont les Caraïbes, bien sûr, qui reflètent le plus clairement « l’idéal » visé par le pouvoir américain, de même que les nations satellites d’Europe de l’Est ont révélé les buts et les valeurs du Kremlin. Cette région, qui est la source d’une part non négligeable des richesses de l’Europe, est l’un des pires sites d’horreurs du monde. Elle fut le théâtre de terribles atrocités, dans les années 1980, quand les États-Unis et leurs clients laissèrent ces contrées dévastées (probablement sans espoir de rétablissement), jonchées de milliers de cadavres torturés et mutilés. Les campagnes terroristes, sponsorisées et organisées par Washington, ont été dirigées dans une large mesure contre l’église, qui avait osé adopter « l’option de préférence pour les pauvres » et devait donc recevoir la leçon habituellement réservée à la désobéissance criminelle. Il n’est pas surprenant, dès lors, que la décennie de l’horreur se soit ouverte par l’assassinat d’un archevêque, pour se terminer par le meurtre de six intellectuels jésuites ; l’un et l’autre commis par des forces armées et entraînées par Washington. Les années précédentes, ces forces se sont déchaînées dans toute la région, atteignant un record horrible d’agression et de terreur condamné par la Cour de justice mondiale — condamnation rejetée avec dédain par Washington et par les intellectuels en général. La même appréciation fut réservée au Conseil de sécurité et à l’Assemblée générale des Nations unies, dont les appels au respect du droit international n’étaient que rarement diffusés. Appréciation raisonnable, après tout. Pourquoi, en effet, prêter attention à des gens qui avancent l’idée ridicule que les lois internationales ou les droits de l’homme devraient concerner un pouvoir qui a toujours rejeté « force, subversion et répression », adhérant au principe selon lequel « les chefs et les gouvernements existent non pas pour user et abuser du peuple, mais pour lui assurer libertés et opportunités » ? Une « vérité immuable » avait été fort bien énoncée, deux siècles auparavant, par un homme d’État distingué : « Les grandes âmes se soucient peu des petites morales ».
Un regard vers ce pays nous apprend beaucoup sur nous-mêmes. Mais ces leçons sont mauvaises, et par là même exclues du discours bienséant. Une autre mauvaise leçon, vouée par conséquent au même sort, est que la guerre froide n’a pas grand chose à voir avec ces faits, si ce n’est qu’elle leur sert de prétexte. Les politiques étaient les mêmes avant la révolution bolchevique, et ont continué, sans changement, après 1989. Aucune « menace soviétique » ne planait quand Woodrow Wilson a envahi Haïti (et la République dominicaine), démantelant son système parlementaire parce qu’il refusait d’adopter une constitution « progressiste » qui aurait autorisé les Américains du Nord à prendre possession des terres haïtiennes. Des milliers de paysans furent tués, l’esclavage pratiquement restauré, et une armée terroriste prit en main le pays, devenu plantation américaine, puis, plus tard, plate-forme d’exportation de matériel de montage. Après cette expérience courte et malheureuse de démocratie, la structure traditionnelle du pays étant en cours de restauration grâce à l’aide des États-Unis, Lake exposa la doctrine de Clinton, présentant Haïti comme le meilleur exemple de notre pureté morale. Ailleurs également, ces politiques perdurent, sans grand changement, malgré la chute du mur de Berlin. Au cours des quelques semaines qui suivirent cet événement, Bush envahissait Panamá pour remettre au pouvoir une clique de banquiers européens et de narcotrafiquants, avec les conséquences que l’on peut prévoir pour un pays qui demeure sous occupation militaire, et ce, de l’avis même du gouvernement fantoche porté au pouvoir par les forces américaines.
Il y a beaucoup à dire sur de tels sujets. Mais tournons-nous vers un cas plus révélateur encore, qui illustre également le peu de rapport entre la guerre froide et l’attitude traditionnelle des États-Unis envers la démocratie et les droits de l’homme. Je reviendrai plus tard sur la question des marchés libres.
L’exemple que je propose d’examiner est celui du Brésil, qualifié au début du siècle de « colosse du Sud » ; un pays doté de ressources et d’avantages énormes, qui devrait être l’un des plus riches du monde. « Aucun pays au monde ne mérite plus d’être exploité que le Brésil », observait le Wall Street Journal, il y a soixante dix ans. A ce moment-là, les États-Unis entreprenaient d’évincer leurs principaux ennemis, la France et la Grande-Bretagne, qui ont pourtant traîné dans cette région jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, alors que les États-Unis pouvaient les en chasser et s’approprier le Brésil comme « terrain d’essai pour les méthodes scientifiques de développement industriel », selon les termes d’une monographie scientifique, hautement considérée, sur les relations États-Unis/Brésil, signée de l’historien diplomate Gérard Haines, également historien senior à la CIA. Ce terrain d’essai était une composante d’un projet global, où les États-Unis « prenaient en charge, en dehors de leur intérêt propre, la responsabilité de faire prospérer le système capitaliste mondial » (Haines). Depuis 1945, le « terrain d’essai » a été favorisé par un tutorat très serré de la part des États-Unis. « Et nous pouvons être fiers de ce que nous avons réalisé », écrivait Haines en 1989 ; « la politique américaine au Brésil a été une immense réussite », déterminant « une croissance économique impressionnante, solidement ancrée dans le capitalisme » — un témoignage de nos buts et de nos valeurs.
Le succès est réel. Les investissements et les profits des États-Unis ont connu une hausse rapide et la petite élite locale s’est merveilleusement comportée ; ce fut un « miracle économique « au sens technique du terme. Jusqu’en 1989, le développement du Brésil dépassait de loin celui du Chili — l’actuel bon élève que l’on couvre d’éloges —, le Brésil ayant subi depuis un effondrement, passant du statut de « triomphe de la démocratie de marché « à celui d’illustration de « l’échec de l’étatisme, sinon du marxisme « — transition qui s’insère facilement dans la routine du système doctrinal quand les circonstances le requièrent.
Cependant, au plus fort du miracle économique, une accablante majorité de la population se classait parmi les plus misérables du monde, au point qu’elle aurait regardé l’Europe de l’Est comme un paradis — encore un fait dont on tire de mauvaises leçons et qui, par conséquent, est occulté par une imposante discipline.
L’histoire de la réussite des investisseurs et d’une petite fraction de la population reflète les valeurs des tuteurs et des décideurs. Leur but, ainsi que Haines l’expose, était « d’éliminer toute compétition étrangère » en Amérique latine, de façon à « y maintenir un important marché pour les surplus américains et les investissements privés, à y exploiter les vastes réserves de matières brutes et à en chasser le communisme international ». Cette dernière phrase est un simple rituel ; ainsi que le note Haines, les services de renseignements américains n’ont rien trouvé qui puisse indiquer que le « communisme international » cherche à « s’infiltrer », ni même que cela puisse être envisagé comme une possibilité.
Mais, bien que le « communisme international » ne fût pas un problème, le « communisme », incontestablement, en était un, si l’on comprend ce terme dans le sens technique qu’il revêt dans la culture de l’élite. Ce sens a été explicité avec brio par John Foster Dulles, qui, lors d’une conversation privée avec le président Eisenhower, remarquait tristement que, à travers le monde, les communistes locaux jouissaient d’avantages injustes. Ils sont capables, se plaignait-il, « de faire directement appel aux masses ». Cet appel, ajoutait Dulles, « nous n’avons aucune qualité pour l’imiter ». Et il en donna les raisons : « C’est aux pauvres qu’ils font appel, et ils ont toujours voulu piller les riches ». Il est effectivement difficile pour nous de « faire appel directement aux masses », sur la base du principe selon lequel les riches doivent piller les pauvres — un problème de relations publiques qui reste sans solution.
En ce sens-là, les communistes abondent, et nous devons protéger la « société libérale » contre leurs abus et leurs crimes en assassinant des prêtres, en torturant des syndicalistes, en massacrant des paysans et en poursuivant par d’autres moyens notre vocation gandhienne.
L’origine du problème se situe bien avant qu’on ne dispose du terme « communiste » pour désigner les mécréants. Lors des débats de 1787 sur la Constitution fédérale, James Madison remarquait qu’« en Angleterre, à ce jour, si les élections étaient ouvertes à toutes les classes, les biens des propriétaires fonciers ne seraient plus en sécurité. Une loi agraire serait bientôt mise en place ». Pour se garder d’une telle injustice, « notre gouvernement doit protéger les intérêts indéfectibles du pays contre l’innovation » en établissant des contrôles et des équilibres de façon à « protéger la minorité des nantis contre la majorité »[4]. Il faut un certain talent pour ne pas voir surgir ici la « vérité immuable », à savoir que, depuis lors, ceci constitue « l’intérêt national », et que la « société libérale » reconnaît le droit de défendre ce principe, « unilatéralement comme nous le devons », avec une extrême violence s’il le faut.
La plainte de Dulles se retrouve dans des documents internes. Ainsi, en juillet 1945, pendant que Washington « prenait en charge, en dehors de son intérêt propre, la responsabilité de faire prospérer le système capitaliste mondial », une étude capitale, menée par le département d’État et celui de la Défense, mettait en garde contre « la marée montante, dans le monde entier, du petit peuple qui aspire à des horizons plus larges et plus élevés ». La guerre froide n’est pas sans rapport avec cette inquiétante perspective. L’étude annonçait que, bien que la Russie n’ait donné aucun signe d’engagement criminel, on ne pouvait être sûr qu’elle « n’avait pas flirté avec l’idée d’apporter son soutien au petit peuple ». En fait, le Kremlin rejoignit heureusement les principaux chefs de la mafia, bafouant les aspirations du petit peuple. Mais on ne pouvait être sûr de rien, et l’existence même d’une force « hors de tout contrôle » offrait un dangereux terrain au non-alignement et à l’indépendance — une partie du sens véritable de la guerre froide.
À coup sûr, l’URSS était coupable d’autres crimes. Washington et ses alliés s’inquiétaient sérieusement de voir leurs vassaux impressionnés par le développement soviétique (et chinois), surtout en comparaison des « scénarios de réussite » façon Brésil ; les intellectuels occidentaux, bien disciplinés, n’étaient peut-être pas capables de le voir, mais les paysans du Tiers Monde le pouvaient. L’assistance économique du bloc soviétique, à la lumière des pratiques occidentales, était aussi considérée comme une sérieuse menace. Prenez l’Inde. Sous le joug britannique, elle sombrait dans le déclin et la misère ; elle commença à connaître un certain développement après le départ des Anglais. Dans l’industrie pharmaceutique, les multinationales (à majorité anglaise) faisaient d’énormes profits en s’appuyant sur un monopole de marché. Avec l’aide de l’Organisation mondiale de la santé et de l’Unicef, l’Inde commença à échapper à cette mainmise, mais ce fut finalement grâce la technologie soviétique que la production pharmaceutique put entrer dans le secteur public. Ceci entraîna une baisse radicale du prix des médicaments ; pour certains antibiotiques, la baisse atteignit 70 %, obligeant les multinationales à casser leurs prix. Une fois encore, la malveillance soviétique portait un coup bas à la démocratie de marché, permettant à des millions d’Indiens de réchapper de leurs maladies. Heureusement, avec le départ des criminels et le triomphe du capitalisme, le TNCs put reprendre le contrôle des affaires, grâce au caractère fortement protectionniste du dernier traité du GATT. De sorte que nous pouvons sans doute nous attendre à une forte progression de la mortalité chez les démunis, accompagnée d’un accroissement des profits pour la « minorité de nantis » — ceci dans l’« intérêt final » desquels les démocraties doivent œuvrer[5].
D’après la thèse officiellement répandue, l’Ouest aurait été épouvanté par le stalinisme à cause de ses effroyables atrocités. Ce prétexte ne peut pas être pris au sérieux un instant, pas plus que les déclarations correspondantes à propos des horreurs fascistes. Les moralistes occidentaux n’ont pas éprouvé beaucoup de difficultés à s’accorder avec ceux qui assassinaient et torturaient massivement, de Mussolini et Hitler jusqu’à Suharto et Saddam Hussein. Les crimes terrifiants de Staline importaient peu. Le président Truman aimait et admirait le tyran brutal, le considérant comme « honnête » et « malin comme le diable ». Il pensait que sa mort aurait été « une véritable catastrophe ». Il pouvait « traiter avec » lui, disait-il, du moment que les États-Unis pouvait agir à leur guise 85 % de leur temps ; ce qui se passait à l’intérieur de l’URSS n’était pas son affaire. Les autres dirigeants approuvaient. Aux réunions des trois grands, Winston Churchill loua Staline, ce « grand homme dont la renommée s’est étendue non seulement dans la Russie tout entière, mais encore dans le monde ». Il parla chaleureusement de sa relation « d’amitié et d’intimité » avec cet être estimable. « Mon espoir, dit-il, est dans l’illustre président des États-Unis et dans le maréchal Staline, en qui nous trouverons les champions de la paix ; eux qui, après avoir frappé l’ennemi, nous entraîneront à poursuivre la lutte contre la pauvreté, la confusion, le chaos et l’oppression ». En février 1945, après Yalta, il déclara, dans son cabinet privé, que « le chef Staline était un homme très puissant, en qui il avait toute confiance », et qu’il était important qu’il restât en place. Churchill était particulièrement impressionné par le soutien de Staline à la Grande-Bretagne qui, en Grèce, assassinait la résistance antifasciste dirigée par les communistes. Cet épisode fut l’un des plus brutaux de la campagne mondiale menée par les libérateurs pour restaurer les structures de base et les rapports de pouvoir des ennemis fascistes, dispersant et détruisant une résistance radicalement corrompue par le communisme et incapable de comprendre les droits et les besoins de « la minorité de nantis ».
Pour en revenir au Brésil, l’expérience menée par les États-Unis au début des années 1960 dut se heurter à un problème familier : la démocratie parlementaire. Pour lever l’obstacle, l’administration Kennedy prépara le terrain à un coup d’État militaire, qui allait instituer le règne des tortionnaires et des assassins acquis aux « vérités immuables ». Le Brésil est un pays capital, et le coup eut un effet significatif de dominos. Le fléau de la répression se répandit dans la majeure partie du continent, aidé en cela par les États-Unis. Le but de cette manœuvre a été décrit avec précision par Lars Schoultz, universitaire américain spécialiste des droits de l’homme et de la politique étrangère en Amérique latine : « [Il s’agissait de] détruire définitivement ce qui était perçu comme une menace contre la structure des prérogatives socioéconomiques en excluant la majorité numérique de toute participation politique » Là non plus, la guerre froide n’y était pour rien. L’URSS était plus qu’heureuse de collaborer avec les tueurs les plus dépravés ; encore que, pour des raisons purement cyniques, elle ait quelquefois apporté son aide à ceux qui tentaient de se défendre contre le bras armé de l’Occident, faisant office de force de dissuasion contre le plein exercice de la violence américaine — un des rares cas authentiques d’exercice concret de la dissuasion, qui, pour une raison mystérieuse, perd de son importance dans nombre d’études sérieuses sur la théorie de la dissuasion.
Selon la doctrine officielle, en détruisant le régime parlementaire sur le sol de notre « terrain d’essai » et en y installant un État sécuritaire gouverné par des généraux néonazis, les administrations Kennedy et Johnson, à la pointe du libéralisme américain, « contenaient la menace contre les démocraties de marché ». C’est ainsi que l’affaire fut présentée à l’époque, sans le moindre scrupule. Le coup d’État militaire a été « une grande victoire pour le monde libre », expliquait Lincoln Gordon, ambassadeur de Kennedy devenu par la suite président d’une grande université proche d’ici [la Duke University à New York]. « Ce coup d’État a été entrepris pour préserver et non pour détruire la démocratie brésilienne ». Ce fut « la victoire la plus décisive de la seconde moitié du XXe siècle, en faveur de la liberté » — victoire qui devait « créer un bien meilleur climat pour les investissements privés ». Ainsi réussit-elle à contenir, en un certain sens du terme, une menace contre la démocratie de marché.
Cette conception de la démocratie est largement admise. La population, « qui ne connaît rien à rien et veut se mêler de tout », peut y « être spectatrice », mais elle ne doit pas « participer à l’action », ainsi que le soutient Walter Lippmann dans ses essais progressistes sur la démocratie. À l’autre extrémité du spectre, les dirigistes réactionnaires, de l’espèce reaganienne, lui refusent même le rôle de spectateur : de là leur amour sans précédent pour la censure et les opérations clandestines. La « grande bête » — ainsi qu’Alexander Hamilton nommait cet ennemi public craint et détesté — doit être « domestiquée » ou « mise en cage » si le gouvernement veut protéger « les intérêts immuables du pays ».
Les mêmes « vérités essentielles » s’appliquent à nos vassaux, avec une plus grande force toutefois, puisque les obstacles démocratiques sont bien moindres. Les pratiques qui en résultent sont alors mises en œuvre avec une brutale clarté.
La traditionnelle opposition des États-Unis à la démocratie est compréhensible et même, quelquefois, reconnue très explicitement. Prenez la décennie 1980, quand les États-Unis étaient engagés dans une « croisade pour la démocratie », selon le credo standard, valable surtout en Amérique latine. Certaines des meilleures études sur ce projet — un livre et plusieurs articles — sont dues à Thomas Carothers, qui allie le point de vue d’un historien à celui d’un acteur politique. Carothers était impliqué dans les programmes du département d’État de Reagan destinés à « assister la démocratie » en Amérique latine. Ces programmes étaient « sincères », écrit-il, mais ce fut une série d’échecs — des échecs étrangement systématiques. Là où l’influence américaine était la plus faible, les progrès étaient les plus importants : dans le cône Sud de l’Amérique latine, il y eut de réels progrès, auxquels s’opposèrent les reaganiens, qui finirent par s’en attribuer le mérite lorsqu’il devint impossible d’endiguer la vague. Là où l’influence américaine était la plus forte — en Amérique centrale —, les progrès furent les plus faibles. C’est là, écrit Carothers, que Washington « recherchait invariablement des types de changements démocratiques limités, fonctionnant du haut vers le bas, et n’étant pas susceptible de bouleverser les structures traditionnelles de pouvoirs avec lesquels les États-Unis avaient fait alliance depuis longtemps ». Les États-Unis cherchaient à maintenir « l’ordre établi dans à peu près toutes les sociétés non démocratiques » et à éviter « les changements d’inspiration populiste, susceptibles de renverser l’ordre politique et économique régnant » et d’ouvrir « une voie à gauche ».
En Haïti, le président élu eut la possibilité de revenir dans son pays, mais pas avant qu’une dose suffisante de terreur n’ait été administrée aux organisations populaires, et qu’il ait lui-même accepté un programme économique, dicté par les États-Unis, stipulant que « l’État rénové doit se caler sur une stratégie économique fondée sur l’énergie et sur les initiatives de la société civile, en particulier du secteur privé, national et étranger ». Les investisseurs américains forment le cœur de la société civile haïtienne — qui comprend les très riches commanditaires du coup d’État —, dont sont exclus tant les paysans haïtiens que les habitants des bas quartiers. Ceux-ci ont scandalisé Washington en créant une société civile si vive et si animée qu’elle fut capable d’élire un président et d’entrer dans l’arène publique. Cette déviance par rapport aux normes de tolérance a été contenue de la manière habituelle, avec la complicité des États-Unis ; par exemple, par la décision des administrations Bush et Clinton de permettre à Texaco, au mépris total de l’embargo, d’expédier du pétrole par bateau aux responsables du coup d’État — fait crucial, révélé par Associated Press la veille du débarquement des troupes américaines, mais qui, à ce jour, n’a toujours pas franchi la porte des médias nationaux. L’« État rénové » est maintenant remis sur la voie, et il suit la politique rétablie par celui qui fut le candidat de Washington aux élections « hors contrôle » de 1990, où il avait obtenu 14 % des voix.
Les mêmes « vérités immuables » sont valables pour un pays comme la Colombie, qui rassemble les pires violeurs des droits de l’homme de l’hémisphère Sud et qui — cela ne surprendra aucun familier de l’histoire — reçoit à lui seul la moitié de l’aide militaire totale des États-Unis dans cette partie du monde. La Colombie est saluée chez nous comme une éminente démocratie, alors que le Groupe des droits de l’homme, à forte composante jésuite, qui essaie de fonctionner là-bas malgré la terreur, la décrit comme une « démocra-tature » — terme forgé par Eduardo Galeano pour désigner l’amalgame de formes démocratiques et de terreur totalitaire que génère « la société démocratique » lorsque la démocratie menace de « passer hors de tout contrôle ».
Dans la majeure partie du monde, la démocratie, les marchés et les droits de l’homme font l’objet de sérieuses attaques, y compris dans les démocraties industrielles dominantes — la plus puissante d’entre elles, les États-Unis, dirigeant l’attaque. Contrairement à bien des illusions, les États-Unis n’ont, en réalité, jamais soutenu les marchés libres, et ce depuis leur naissance jusqu’aux années Reagan, où furent mis en place de nouveaux standards de protectionnisme et d’interventionnisme.
L’historien économiste Paul Bairoch signale que « l’école de pensée protectionniste moderne est véritablement née aux États-Unis, [...] contrée mère et bastion du protectionniste moderne ». Les États-Unis n’étaient d’ailleurs pas les seuls en lice. La Grande-Bretagne avait suivi, bien auparavant, le même chemin ; se tournant vers le libre-échange seulement après que cent cinquante ans de protectionnisme lui eurent apporté d’énormes avantages et un « terrain de jeux nivelé » sur lequel elle pouvait miser sans trop encourir de risques. Il n’est pas facile de trouver une exception à cette règle. Les écarts entre pays riches et pays pauvres étaient bien moindres au XVIIIe siècle qu’aujourd’hui. L’une des raisons de l’énorme différence survenue depuis est que les dirigeants du monde n’acceptent pas la discipline de marché qu’ils enfoncent au fond de la gorge de leurs vassaux. Le « mythe » le plus extraordinaire de la science économique, conclut Bairoch après une analyse des données historiques, est que le marché libre a ouvert la voie au développement. Il est difficile, écrit-il, « de trouver un autre cas où les faits contredisent à ce point une théorie dominante ». C’est parce qu’on se limite conventionnellement à une petite catégorie d’effets de marché que l’on minimise considérablement l’importance de l’intervention de l’État en faveur des riches[6].
Pour ne citer qu’un aspect de cet interventionnisme, communément omis dans les analyses à courte vue de l’histoire économique, rappelons que la première révolution industrielle reposait sur le coton à bon marché, de même que l’« âge d’or » d’après 1945 dépendait du pétrole à bon marché. Si le coton n’était pas cher, ce n’était pas un effet des mécanismes de marché, mais plutôt en raison de l’esclavage et de l’élimination de la population locale d’origine — interférence sérieuse avec le fonctionnement du marché qui, pourtant, est considérée comme n’entrant pas dans le champ de la science économique, mais dans celui d’une autre discipline. Si les sciences physiques avaient eu un département consacré aux protons, un autre aux électrons, un troisième à la lumière, etc., chacun s’en tenant à son domaine d’élection, on n’aurait eu aucune chance de comprendre les phénomènes naturels.
L’analyse des données historiques révèle pourtant une cohérence frappante. La Grande-Bretagne a utilisé la force pour empêcher le développement industriel de l’Inde et de l’Égypte, supprimant, en conscience, toute possibilité de compétition. Après la révolution américaine, les premières colonies se détachèrent de la fédération, pour suivre leur propre voie en s’appuyant sur un large protectionnisme et en bénéficiant de subventions pour leur propre révolution industrielle. Depuis la Seconde Guerre mondiale, le système militaro-industriel — y compris la NASA et le département de l’énergie — a été utilisé comme un mécanisme de pompage permettant d’arroser de subventions publiques les secteurs industriels avancés ; c’est une des raisons pour lesquelles ce mécanisme persiste sans grand changement malgré la disparition de la menace communiste. Le budget actuel du Pentagone est plus élevé, en dollars constants, que sous Nixon, et presque équivalent à celui de la guerre froide. Il va vraisemblablement s’accroître encore, sous l’effet de la politique réactionnaire et étatiste, appelée à tort « conservatrice ». Comme toujours, celle-ci fonctionne en grande partie comme une forme de politique industrielle : une subvention, payée par les contribuables, au pouvoir et au capital privé.
C’est en grande partie à travers les dépenses militaires que l’administration Reagan augmenta la part de produit national brut de l’état fédéral, qui dépassa les 35 % en 1983, soit un accroissement de plus d’un tiers par rapport à la décennie précédente. La guerre des étoiles a été vendue au public comme un instrument de « défense », et à la communauté des affaires comme une subvention publique en faveur des hautes technologies. Si le libre marché avait pu réellement fonctionner, il n’y aurait pas d’acier américain, ni d’industrie automobile aujourd’hui. Les reaganiens ont purement et simplement fermé le marché à la compétition japonaise. Le secrétaire des Finances du moment, James Baker, proclama fièrement, devant un public d’hommes d’affaires, que « Reagan a subventionné l’aide à l’importation pour l’industrie américaine, plus que ses prédécesseurs ne l’on fait sur plus d’un demi-siècle ». Il était trop modeste : c’était en réalité plus que tous ses prédécesseurs réunis, puisque les restrictions d’importations ont doublé, atteignant 23 %. Le directeur de l’Institut d’économie internationale de Washington, Fred Bergsten, qui défend réellement le libre-échange, ajouta que l’administration Reagan se spécialisait dans un type d’ » échange contrôlé « — les accords de restriction volontaire d’exportation (VERs) — qui « restreint les échanges et ferme les marchés » au maximum. C’est là « la forme la plus insidieuse du protectionnisme », souligna-t-il, qui « fait monter les prix, réduit la compétition et renforce le comportement de cartel ». Le rapport économique du Congrès de 1994 estime que les mesures protectionnistes reaganiennes ont réduit les importations américaines de produits manufacturés d’à peu près un cinquième.
Dans un contexte où, au fil des décennies, les sociétés industrielles devenaient plus protectionnistes, les reaganiens ont souvent été à l’avant-garde. Les effets sur le Sud ont été dévastateurs. Depuis 1960, les mesures protectionnistes des riches ont été le principal facteur du doublement du fossé, déjà énorme, avec les pays les plus pauvres. Le rapport des Nations unies de 1992 sur le développement estime que de telles mesures ont privé le Sud de 500 milliards de dollars par an, soit à peu près douze fois le montant total de l’« aide » — laquelle, sous différents déguisements, sert en grande partie à promouvoir l’exportation. Cette attitude est « vraiment criminelle » remarque Erskine Childers, distingué diplomate et écrivain irlandais. Citons, pour exemple, le « silencieux génocide » condamné par l’Organisation mondiale de la santé : onze millions d’enfants meurent chaque année parce que les pays riches leur refusent quelques centimes d’aide ; le plus avare de tous étant les États-Unis, même si l’on tient compte du fait que la grande partie de l’« aide » va à l’un des pays les plus riches — le client israélien de Washington. En surestimant largement les dépenses d’aide étrangère, comme ils surestiment la protection sociale, également dérisoire selon les standards internationaux (la protection des riches mise à part), les Américains payent un tribut à leur système de propagande.
La crise sociale et économique générale est communément attribuée à d’inexorables tendances du marché. Les analystes sont alors divisés sur la contribution de différents facteurs, principalement le commerce international et l’automatisation. Il y a un élément de tromperie considérable dans tout cela. D’énormes subventions ainsi que l’intervention de l’État ont toujours été nécessaires, et le sont encore, pour que le commerce apparaisse comme efficient ; sans parler des coûts écologiques, ni des autres « externalités » consignées dans des notes de bas de page. Pour mentionner simplement une de ces légères distorsions du marché, relevons qu’une bonne part du budget du Pentagone a été consacrée à « assurer, à des prix raisonnables, un afflux de pétrole » en provenance du Moyen-Orient, ce qui eut pour effet, observe Phebe Marr, de l’Université de la Défense nationale, de « submerger les réserves des États-Unis » — une contribution à « l’efficience du commerce » à laquelle on prête rarement attention.
Prenons le second facteur, l’automatisation. Dans une certaine mesure, il contribue à l’accroissement des richesses, mais cette mesure n’a pu être atteinte que par des décennies de protectionnisme à l’intérieur du secteur d’État — l’industrie militaire — ainsi que le montre David Noble, dans son important travail. En outre, comme il le note également, le choix de la forme spécifique d’automatisation était plus souvent guidée par un souci de domination et de contrôle que par le profit ou l’efficacité (par exemple, déstabiliser les compétences des ouvriers et les subordonner à la gestion).
Il en va de même sur un plan plus général. Les dirigeants d’entreprises ont informé la presse des affaires que la délocalisation des emplois manufacturiers, même dans des pays où le coût du travail est bien plus élevé, s’inscrit dans une perspective de lutte des classes. « Nous sommes inquiets de n’avoir qu’un seul lieu de fabrication par produit », expliquait un dirigeant de chez Gillette, « avant tout à cause de problèmes liés au travail ». Si les ouvriers de Boston se mettent en grève, soulignait-il, Gillette peut approvisionner à la fois ses marchés européens et ses marchés américains, à partir de son usine de Berlin et, ce faisant, peut briser la grève. Il est donc tout simplement raisonnable que Gillette emploie, à l’extérieur, plus de trois fois plus d’ouvriers qu’aux États-Unis, cela indépendamment des coûts et de l’efficacité économique. De même, Caterpillar, qui essaie en ce moment de détruire les derniers vestiges du syndicalisme, poursuit, selon les propos rapportés par le correspondant d’affaires James Tyson, « une stratégie visant à intimider les ouvriers américains et à leur faire accepter leur état de soumission ». Cette stratégie comprend « la fabrication à moindre coût à l’étranger » et « s’appuie sur des importations provenant des usines du Brésil, du Japon et d’Europe ». Elle est facilitée par des profits qui montent en flèche (la politique sociale n’étant calculée que pour enrichir les nantis), par l’embauche de « temporaires « et de « personnels de remplacement permanents « (en violation des standards internationaux du travail), enfin par la complicité d’un État criminel qui refuse de renforcer les lois du travail — position élevée au rang de principe par les reaganiens, ainsi que Business Week le montre dans un épais dossier[7].
La signification réelle du « conservatisme de marché libre » apparaît lorsqu’on regarde de plus près de quoi sont faits l’enthousiasme et la passion militante de ceux qui ne veulent plus « avoir le gouvernement sur le dos » et souhaitent qu’on donne libre cours aux lois du marché. Le président de la Chambre des représentants, Newt Gingrich, en est peut-être le plus frappant exemple. C’est un élu du comté géorgien de Cobb, choisi par le New York Times pour illustrer, en couverture, la marée montante du « conservatisme » et du mépris pour l’« État-providence ». Le titre disait : « Le conservatisme fleurit dans les galeries marchandes pour privilégiés » de cette riche banlieue d’Atlanta, soigneusement isolée de toute contamination urbaine, afin que ses habitants puissent jouir du fruit de leurs « valeurs entrepreneuriales », dans un « monde idyllique à la Norman Rockwell[8], avec des ordinateurs à fibre optique et des avions à réaction » (c’est ainsi que Gingrich décrivait très fièrement son district[9]).
Il y a une petite note de bas de page, cependant. Le comté de Cobb reçoit plus de subventions fédérales qu’aucun autre comté de banlieue de tout le pays, à deux intéressantes exceptions près : Arlington en Virginie (qui, en réalité, fait partie du gouvernement fédéral) et le siège de Floride du Kennedy Space Center (autre composante du système de subventions publiques au capital privé). Si on se place en dehors du système fédéral lui-même, le comté de Cobb est en tête des extorsions de fonds des contribuables. Dans ce comté, la plupart des emplois (très bien payés, comme il se doit) sont obtenus sur fond des deniers publics (en récompense « des ordinateurs à fibre optique et des avions à réaction » du monde à la Norman Rockwell). D’une manière générale, on peut remonter en grande partie à la même source, en ce qui concerne les richesses de la région d’Atlanta. Pendant ce temps, les louanges aux miracles du marché baignent ce paradis « où le conservatisme fleurit ».
Le « contrat pour l’Amérique », de Gingrich, est un exemple très clair de la double face du « libre marché » : protection de l’État et subventions publiques pour les riches, discipline de marché pour les pauvres. Ce contrat appelle à « des restrictions dans les dépenses sociales », en matière de remboursement des soins de santé pour les pauvres et les personnes âgées et de programme d’aide aux enfants. Il réclame aussi l’accroissement de la protection pour les riches, de façon classique, par le biais des allègements fiscaux et des subventions. Dans la première catégorie sont compris, entre autres, l’accroissement des exemptions de taxes pour les affaires et l’augmentation des parts de gains dans le capital. Dans la seconde catégorie, on trouve les subventions pour les usines et les équipements, et des règles plus favorables à la dépression et à un amortissement rapide du capital investi. Tout cela a pour effet de disloquer le dispositif régulateur destiné à protéger le peuple et les générations futures, tout en « renforçant notre défense nationale » afin que nous puissions mieux « maintenir notre crédibilité à travers le monde » — de manière à ce que toute personne ayant des idées bizarres, comme les prêtres ou les syndicalistes paysans d’Amérique latine, comprenne que « ce que nous disons se réalise ».
L’expression « défense nationale » est une mauvaise plaisanterie, qui devrait friser le ridicule chez les gens qui ont encore un peu de respect pour eux-mêmes. Les États-Unis n’ont à affronter aucune menace, mais dépensent beaucoup en matière de « défense » (autant que tout le reste du monde). Les dépenses militaires, cependant, ne sont pas une plaisanterie. à part assurer une forme particulière de « stabilité » dans la gestion des « intérêts permanents » de ceux qui sont concernés, le Pentagone est utile pour pourvoir aux besoins de Gingrich et de ses riches électeurs, afin qu’ils puissent continuer de fulminer contre l’État-providence, qui déverse les fonds publics dans leurs poches.
Le « contrat pour l’Amérique » est remarquablement cynique. Ainsi, les propositions visant à stimuler les affaires, à augmenter les parts de gains dans le capital et, plus généralement, toutes les mesures de protection pour les riches apparaissent sous le titre « Mesure d’augmentation des salaires et de création d’emplois ». Ce paragraphe inclut en effet une disposition visant des mesures « de création d’emplois et d’augmentation des salaires des ouvriers », avec ce commentaire : « sans fondement ». Mais peu importe, dans le nouveau discours contemporain, le mot « emplois » est compris comme signifiant « profits » ; donc il s’agit bien de propositions de « création d’emplois ».
Cette configuration rhétorique ne souffre pratiquement aucune exception. Pendant que nous nous rencontrons, Clinton se prépare à aller au sommet économique Asie-Pacifique, à Djakarta, où il a peu à dire sur la conquête du Timor oriental, qui a atteint le stade du génocide grâce à une abondante aide militaire américaine, ni sur le fait que les salaires indonésiens sont la moitié des salaires chinois, tandis que les travailleurs qui essaient de former des syndicats sont tués ou jetés en prison. Mais il parlera sans doute des thèmes sur lesquels il a insisté au dernier sommet APEC à Seattle, où il présentait sa « grande vision de l’avenir du marché libre », attirant les acclamations d’un public subjugué. Il avait choisi de faire sa déclaration dans un hangar de l’entreprise Boeing, présentant cette grande réussite des valeurs entrepreneuriales comme le meilleur exemple de la vision du grand marché libre. Ce choix a une signification : Boeing est le plus grand exportateur du pays, l’aviation civile montre la voie dans les exportations de produits manufacturés, et l’industrie du tourisme, fondée sur l’aviation, comptabilise à peu près un tiers des excédents américains en matière de services.
Seuls quelques faits étaient oubliés par le chœur enthousiaste. Avant la Seconde Guerre mondiale, Boeing ne réalisait pratiquement aucun profit. Il s’est enrichi pendant la guerre, grâce à un énorme accroissement des investissements, plus de 90 % venant du gouvernement fédéral. Les profits ont également fait un bond lorsque Boeing, faisant son devoir patriotique, a multiplié son réseau par cinq et même davantage. Sa « phénoménale histoire financière », dans les années suivantes, était également fondée sur les largesses du contribuable, ainsi que le montre Frank Kofsky dans son étude sur le système du Pentagone juste après la guerre, « permettant aux propriétaires des compagnies d’aviation de recueillir des profits fantastiques avec un minimum d’investissement de leur part ».
Après la guerre, le monde des affaires reconnut que « l’industrie aéronautique ne pouvait fonctionner de façon satisfaisante dans une véritable économie de libre entreprise, compétitive et non subventionnée » et que « le gouvernement était son seul sauveur possible « (Fortune, Business Week ). Le système du Pentagone fut revivifié par ce rôle de « sauveur », soutenant et développant l’industrie, et la plus grande partie de l’économie avec. La guerre froide fournit alors le prétexte qui manquait. Le premier secrétaire de l’Armée de l’air, Stuart Symington, exposa clairement les choses en janvier 1948 : « Il ne faut pas parler de subventions ; il faut parler de sécurité. » En tant que représentant de l’industrie à Washington, Symington demandait régulièrement le versement, au budget militaire, de fonds suffisants pour « répondre aux besoins de l’industrie aéronautique », la majeure partie allant à Boeing.
Ainsi l’histoire continue. Au début des années 1980, rapporte le Wall Street Journal, Boeing réalisait « la majorité de ses profits » sur les affaires militaires ; après un déclin entre 1989 et 1991, sa division espace et défense connut un « magnifique tournant ». L’une des raisons en fut l’augmentation des ventes de matériel militaires à l’étranger, les États-Unis devenant le premier vendeur d’armes, avec près des trois quarts du marché du Tiers Monde, grâce à l’intervention massive du gouvernement et à l’octroi de subventions publiques permettant d’aplanir le chemin. En ce qui concerne les profits du marché civil, une estimation convenable de leurs montants ferait ressortir la part due aux technologies à usage mixte (civil et militaire) et aux autres contributions du secteur public (difficiles à quantifier avec précision, mais sans doute très substantielles).
L’idée que l’industrie ne pouvait survivre dans une économie de libre entreprise a été comprise bien au-delà de l’aéronautique. La question en vigueur, après la guerre, était de savoir quelle forme devaient prendre les subventions publiques. Les dirigeants du monde des affaires avaient compris que les dépenses sociales pouvaient stimuler l’économie, mais ils leur préféraient les dépenses militaires, pour des raisons liées au pouvoir et aux privilèges, et non à la « rationalité économique ». En 1948, la presse d’affaires considérait « les dépenses de la guerre froide » de Trumann comme une « formule magique pour des temps de bonheur quasi éternels » (Steel). De telles subventions publiques pouvaient « maintenir une tendance générale à la hausse », commentait Business Week, si les Russes continuaient de coopérer en affichant une apparence suffisamment menaçante. En 1949, les rédacteurs notaient tristement que, « bien sûr, « les partisans de la paix » proposée par Staline avaient été écartés par Washington », mais qu’ils étaient inquiets que son « offensive de paix » puisse néanmoins interférer avec « l’allure toujours croissante des dépenses militaires ». Le Magazine of Wall Street voyait les dépenses militaires comme un moyen d’injecter « une force nouvelle dans toute l’économie » ; quelques années plus tard, le même magazine trouvait « évident que les économies étrangères dépendent désormais, au même titre que la nôtre, de l’augmentation durable des dépenses militaires dans ce pays ».
Le système militaro-industriel possède de nombreux avantages par rapport aux autres formes d’intervention de l’état dans l’économie. Il fait supporter au contribuable une grande part des coûts, tout en garantissant un marché aux excédents de production. De façon non moins significative, il n’a pas les effets secondaires indésirables liés aux dépenses sociales. Outre les désagréables effets de la redistribution des profits, de telles dépenses tendent à interférer avec les privilèges des dirigeants d’entreprise : une production socialement utile peut diminuer les gains privés, tandis qu’une production de gaspillage, subventionnée par l’État (armes, hommes sur la lune, etc.), est un cadeau pour les propriétaires et les dirigeants d’entreprise à qui vont rapidement profiter les retombées commerciales. Les dépenses sociales peuvent également stimuler l’intérêt et la participation des citoyens aux affaires publiques, renforçant ainsi la menace démocratique. Pour ces raisons, expliquait Business Week en 1949, « il y a une énorme différence sociale et économique entre l’amorçage militaire de la pompe et son amorçage par la protection sociale », le premier étant bien préférable. Et cela demeure ainsi, notamment dans le comté de Cobb et les autres places fortes de la doctrine libérale et des valeurs entrepreneuriales.
Les principaux facteurs qui ont conduit à l’actuelle crise économique générale sont assez bien connus. Il y a la globalisation de la production, qui a offert au monde des affaires la perspective tentante de remettre en cause les victoires acquises par les travailleurs, en faveur des droits de l’homme. La presse d’affaires a franchement averti « les travailleurs dorlotés de l’Ouest » qu’ils devraient abandonner leur « luxueux train de vie » et les « rigidités du marché » telles que la sécurité de l’emploi, les pensions, la santé, la sécurité sur les lieux de travail et autres absurdités dépassées. Les économistes ont fait ressortir la difficulté d’estimer le flux des emplois. La menace suffit pour forcer les travailleurs à accepter une baisse des salaires, un alourdissement des horaires, la réduction de leurs indemnités et de leur sécurité, et d’autres « inflexibilités » du même genre. La fin de la guerre froide a placé de nouvelles armes dans les mains des maîtres, comme le rapporte la presse d’affaires, avec une allégresse non contenue. General Motors et VolksWagen peuvent transférer leurs moyens de production vers le Tiers Monde rétabli à l’Est, où ils peuvent recruter des ouvriers pour une part minime du coût des « travailleurs dorlotés de l’Ouest », tout en bénéficiant de protections de haut niveau et d’autres agréments, que « les marchés libres qui existent réellement » procurent aux riches. Et pendant que le revenu moyen des familles continue de décroître, le magazine Fortune se réjouit des « éblouissants » profits réalisés par les cinq cents premières fortunes. La réalité de « l’ère maigre et misérable » est que le pays est inondé de capital, mais celui-ci reste entre de bonnes mains. Les inégalités sont revenues à leur niveau d’avant la Seconde Guerre mondiale, encore que l’Amérique latine atteigne le pire record du monde, grâce à notre généreuse tutelle.
Un second facteur de la catastrophe actuelle du capitalisme d’État, qui a laissé près d’un tiers de la population mondiale sans pratiquement aucun moyen de subsistance, est l’énorme explosion de capital financier dérégulé (près de mille milliards de dollars qui se déplacent chaque jour) qui suivit le démantèlement des accords de Bretton Woods, il y a vingt ans. La constitution du capital financier en a été radicalement changée. Avant que le système ne soit démantelé par Richard Nixon, environ 90 % du capital impliqué dans les échanges internationaux allait aux investissements et au commerce, et seulement 10 % à la spéculation. Depuis 1990, le schéma s’est inversé, et un rapport de l’UNCTAD, daté de 1994, estime que 95 % sont maintenant utilisés pour la spéculation. En 1978, quand ces effets étaient déjà manifestes, le lauréat du prix Nobel, l’économiste James Tobin, suggéra, dans son discours d’investiture à la présidence de l’American Economic Association, que des taxes soient imposées pour ralentir le flot des spéculations qui allait conduire le monde à une économie de faible croissance, de bas salaires et de profits élevés. Actuellement, ce point est largement reconnu ; une étude dirigée par Paul Volcker, qui fût à la tête de la Réserve fédérale, attribue à peu près pour moitié à l’accroissement de la spéculation le ralentissement de la croissance observé depuis le début des années 1970.
D’une manière générale, le monde est conduit par une politique d’État délibérément corporatiste vers une sorte de modèle du Tiers Monde comprenant des secteurs de grande richesse, une grosse masse de misère et une vaste population d’inutiles, privée de tout droit, parce qu’elle ne contribue en rien à la création de richesse, seule valeur humaine reconnue.
Cette population excédentaire doit être maintenue dans l’ignorance, mais également contrôlée. Ce problème est traité d’une manière très directe dans les territoires du Tiers Monde qui ont longtemps vécu sous la tutelle de l’Ouest et qui n’en reflètent que plus clairement les valeurs directrices : les dispositifs préférés comprennent la terreur à grande échelle, les escadrons de la mort, le « nettoyage social » et autres méthodes qui ont fait la preuve de leur efficacité. Chez nous, la méthode favorite a été d’enfermer les populations superflues dans des ghettos urbains qui ressemblent de plus en plus à des camps de concentration. Ou bien, si cela échoue, dans des prisons qui sont le pendant, dans les sociétés riches, des escadrons de la mort que nous entraînons et soutenons sur notre propre sol. Sous les reaganiens, fervents libéraux, le nombre des détenus a presque triplé, laissant nos principaux concurrents, l’Afrique du Sud et la Russie, loin derrière nous — encore que la Russie, ayant commencé à saisir les valeurs de ses tuteurs américains, vienne juste de nous rattraper.
La « guerre de la drogue », largement frauduleuse, a servi de dispositif principal pour emprisonner les populations indésirables. Les nouveaux projets de loi sur le crime, avec leurs procédures de jugement plus expéditives, devraient faciliter les opérations. Les importantes dépenses nouvellement consenties pour les prisons sont également bien accueillies ; comme un nouveau stimulus keynésien pour l’économie. « Des affaires qui rapportent », écrit le Wall Street Journal, reconnaissant là une nouvelle façon d’exploiter le public, propre à l’ère « conservatrice ». Parmi les bénéficiaires de cette politique figurent l’industrie du bâtiment, les cabinets d’avocats d’affaires, les complexes de prisons privées, « les plus grands noms de la finance » (tels Goldman Sachs, Prudential et autres), qui « rivalisent entre eux pour garantir la construction des prisons en émettant des titres financiers aux revenus non imposables », enfin, plus que tout autre, « les entreprises de défense » (Westinghouse, etc.), qui « flairent un nouveau filon pour leurs affaires » dans les systèmes high-tech de surveillance et de contrôle, d’un type que Big Brother aurait admiré[10].
Il n’est pas surprenant de constater que le contrat de Gingrich, « pour l’Amérique », appelle à étendre cette guerre contre les pauvres. La campagne vise en priorité les Noirs. L’étroite corrélation race-classe rend le procédé simplement plus aisé. Les hommes noirs sont considérés comme une population criminelle, conclut le criminologiste William Chambliss, d’après de nombreuses études, incluant une observation directe effectuée par des étudiants et par les services de la faculté dans le cadre d’un projet commun avec la police de Washington. Mais ce n’est pas tout à fait exact : les criminels sont censés avoir des droits constitutionnels, or, comme le montrent cette étude et bien d’autres, ce n’est pas le cas des communautés visées, qui sont traitées comme une population sous occupation militaire.
Engendrer la peur et la haine est, bien sûr, une méthode classique de contrôle des populations, que celles-ci soient noires, juives, homosexuelles, championnes de l’aide sociale, ou diabolisées d’une quelconque autre façon. C’est l’argument essentiel de ce que Chambliss appelle l’« industrie du contrôle de la délinquance ». Non pas que la délinquance ne représente pas une menace réelle pour la sécurité et la survie — elle en est une, et depuis longtemps. Mais les causes n’en sont pas visées, et elle est plutôt utilisée comme une méthode, parmi d’autres, de contrôle des populations.
Ces dernières semaines, des journaux importants ont porté leur attention sur de nouveaux ouvrages relatifs à la baisse générale du QI et de la réussite scolaire. Dans sa revue des livres, le New York Times a consacré à cette question un article de fond, d’une longueur inhabituelle, confié à son journaliste scientifique Malcom Browne. Celui-ci commence par déclarer que les gouvernements et les sociétés qui ignorent les problèmes soulevés par ces ouvrages « le font à leur propre péril ». L’étude de l’Unicef, sur ces questions, n’est pas mentionnée et je n’en ai pas vu de recension ailleurs non plus.
Quel est donc ce problème que nous ignorerions à notre propre péril ? Il apparaît comme assez limité : le QI serait peut-être en partie hérité et, plus inquiétant, lié à la race ; avec cet autre problème que les Noirs, se reproduisant comme des lapins, souilleraient le capital génétique de la nation. Peut-être les mères noires n’élèvent-elles pas leurs enfants comme il se doit parce qu’ils évoluent dans l’environnement chaleureux mais imprévisible de l’Afrique, suggère l’auteur d’un des livres passés en revue. Voilà de la science dure, qu’il serait coupable d’ignorer. Le fait, par exemple, que de telles questions soient soulevées dans la ville la plus riche du monde, où 40 % des enfants vivent en dessous du seuil de pauvreté, sans espoir d’échapper à la misère et au dénuement, aurait-il quelque chose à voir avec le niveau des enfants et leur réussite ? Cette question-là, en revanche, nous pouvons aisément l’ignorer...
Je n’insulterai pas votre intelligence en discutant des mérites scientifiques de ces contributions, l’ayant fait ailleurs, comme beaucoup d’autres.
Ce sont là quelques-unes des formes les plus hideuses du contrôle des populations. Dans leur variante moins nocive, la foule doit être détournée vers des buts inoffensifs grâce à la gigantesque propagande orchestrée et animée par la communauté des affaires (américaine pour moitié), qui consacre un capital et une énergie énormes à convertir les gens en consommateurs atomisés — isolés les uns des autres, sans la moindre idée de ce que pourrait être une vie humaine décente — et en instruments dociles de production (quand ils ont assez de chance pour trouver du travail). Il est crucial que les sentiments humains normaux soient écrasés ; ils ne sont pas compatibles avec une idéologie au service des privilèges et du pouvoir, qui célèbre le profit individuel comme la valeur humaine suprême et refuse au peuple les droits qui excèdent ce qui peut être récupéré par le marché du travail.
Il y a cent soixante-dix ans, très préoccupé par le destin de l’expérience démocratique, Thomas Jefferson a fait une distinction utile entre « aristocrates » et « démocrates ». Les « aristocrates » sont « ceux qui craignent le peuple, se méfient de lui, et souhaitent lui retirer tous les pouvoirs, pour les rassembler entre les mains des classes supérieures ». Les « démocrates », au contraire, « s’identifient au peuple, lui font confiance, le chérissent, et le considèrent comme le dépositaire honnête et sûr de l’intérêt public », même s’il n’est pas toujours « le plus avisé ». Les aristocrates de l’époque étaient les apôtres de l’État capitaliste montant, que Jefferson regardait avec consternation, reconnaissant la contradiction entre la démocratie et le capitalisme, qui est bien plus évidente de nos jours, où d’innombrables tyrannies privées prennent un extraordinaire pouvoir sur chaque aspect de la vie.
Comme par le passé, chacun peut choisir d’être un démocrate, au sens de Jefferson, ou un aristocrate. Le deuxième chemin offre de belles satisfactions : un espace de richesses, de privilèges et de pouvoir, et l’accession aux buts naturellement recherchés. L’autre est un chemin de combats, souvent de défaites, mais aussi de récompenses telles qu’elles ne peuvent être imaginées par ceux qui succombent à ce que la presse de la classe ouvrière, il y a cent cinquante ans, dénonçait comme le « nouvel esprit du temps » : « Gagner, en oubliant tout sauf Soi ».
Le monde d’aujourd’hui est fort éloigné de celui de Thomas Jefferson ou des ouvriers de la moitié du XIXe siècle. Les options qu’il offre n’ont cependant pas fondamentalement changé.
[1] Allusion à la politique de containment, destinée à limiter l’extension du communisme pendant la Guerre du Viêt Nam. (C’est nous qui soulignons.) [Ndt.]
[2] Antony Lake, New York Times , 23 septembre 1994. Pour les références non citées, cf. Deterring Democraty (Verso, 1991), L’An 501 (Ecosociété, Montréal / EPO, Bruxelles, 1995 [1993]) et World Orders, Old and New (Colombia Univ. Press, 1994).
[3] Jules Kagian, Middle East Internationa l, 21 octobre 1994.
[4] Jonathan Elliott Ed., The Debate in the Several State Conventions on the Adoption of Federal Constitution, 1787 , Yates Minutes, 1836, vol. 1, p. 450.
[5] « Frontline « , India , 21 octobre 1994.
[6] Paul Bairoch, Economics and World History , Chicago, 1993.
[7] James Tyson, CSM , 24 janvier 1995 ; Busness Week , 23 mai 1994.
[8] llustrateur du Washington Post. [Ndt.]
[9] Peter Applebome, New York Times , 1er août 1994.
[10] Paulette Thomas, WSJ , 12 mai 1994.