Murray Bookchin
Vers une technologie libératrice
JAMAIS DEPUIS LA RÉVOLUTION INDUSTRIELLE, les sentiments populaires à l’égard de la technologie n’ont été aussi contradictoires qu’au cours des dernières décennies. Durant les années 1920 et même encore assez tard dans les années 1930, l’opinion publique accueillait en général l’innovation technique avec bienveillance et identifiait les progrès de l’industrie au bien-être humain. À cette époque, il suffisait aux apologistes de l’URSS de présenter Staline comme l’«industrialisateur » de la Russie moderne pour faire pardonner ses méthodes les plus brutales et ses crimes les plus monstrueux. À cette époque également, les critiques les plus efficaces que l’on adressait à la société capitaliste se fondaient sur cette évidence irrécusable qu’était la stagnation économique et technique des États-Unis et de l’Europe occidentale. Pour beaucoup de gens, il semblait y avoir une relation directe et précise entre progrès technique et progrès social ; le mot fétiche d’«industrialisation » faisait accepter les pires abus des plans et des programmes économiques.
Une telle attitude nous paraît aujourd’hui naïve. À l’exception peut-être des savants et des techniciens qui conçoivent les machines, la plupart des gens éprouvent à l’égard de l’innovation technique un sentiment qu’on pourrait qualifier de schizoïde, car partagé entre la terreur de l’extermination nucléaire et l’espoir de l’abondance matérielle, du loisir et de la sécurité. La technologie semble être en conflit avec elle-même. À la bombe s’oppose le réacteur, au missile intercontinental le satellite de télécommunications. La même branche de la technologie se présente à la fois comme l’amie et comme l’ennemie de l’humanité ; et même les sciences traditionnellement tournées vers l’humain, telles que la médecine, occupent une position ambivalente – ainsi qu’en témoignent, d’un côté, les progrès prometteurs de la chimiothérapie et, de l’autre, la menace représentée par les recherches sur la guerre bactériologique.
On n’est donc pas surpris de constater que cette tension entre la peur et l’espoir se résout de plus en plus souvent en faveur de la peur sous la forme d’un rejet indiscriminé de la technologie. Celle-ci apparaît de plus en plus comme un démon, doué d’une vie propre et malfaisante, qui a toutes les chances de mécaniser l’humanité, voire de l’exterminer. Le profond pessimisme que cette attitude engendre est souvent tout aussi simpliste que l’optimisme qui régnait précédemment. Le danger est réel que nous abandonnions toute appréciation sobre de la technologie, que nous tournions le dos à ses aspects libérateurs et, pire encore, que nous nous soumettions de façon fataliste à son utilisation à des fins de destruction. Si nous ne voulons pas être frappés de paralysie par cette nouvelle forme de fatalisme social, il nous faut trouver un équilibre.
Cet article se propose d’examiner trois problèmes. Le premier est de savoir quel est le potentiel libérateur de la technologie moderne, tant sur le plan matériel que sur le plan moral. Ensuite, quelles sont les tendances, s’il en existe, qui transforment la machine dans un sens qui permette son utilisation par une société organique, tournée vers l’être humain. Enfin, quelles sont les techniques et les ressources nouvelles qui se prêtent à un usage écologique, c’est-à-dire tendant à l’équilibre de la nature, au plein développement des régions naturelles et à la formation de communautés organiques et humanistes.
Ce dont il s’agit ici, c’est essentiellement de potentialité. Je ne prétends nullement que la technologie soit nécessairement libératrice ni constamment profitable au développement de l’être humain ; pas plus que je ne crois que les machines et la mentalité technologique nous condamnent à être leurs esclaves, ce qui est apparemment l’opinion de Juenger et d’Ellul42. Ce que je veux montrer, c’est qu’un mode de vie organique dépourvu d’armature technologique serait aussi incapable de fonctionner qu’un être humain dépourvu de squelette. La technologie est le fondement structurel d’une société ; c’est dans le cadre qu’elle définit que viennent s’inscrire l’économie et la plupart des institutions.
Technologie et liberté
L’année 1848 marque un tournant dans l’histoire des révolutions modernes. C’est alors que le marxisme fait son entrée sur la scène idéologique sous la forme du Manifeste du Parti communiste et que le prolétariat représenté par les ouvriers parisiens s’impose pour la première fois comme force politique autonome sur les barricades de juin. Remarquons également qu’en ce milieu de siècle culmine la technologie traditionnelle fondée sur la machine à vapeur inaugurée un siècle et demi plus tôt avec la machine de Newcomen.
Ce qui est frappant dans la convergence de ces repères idéologique, politique et technologique, c’est combien le Manifeste du Parti communiste et les barricades de juin étaient en avance sur leur temps. Dans les années 1840, la Révolution industrielle tournait essentiellement autour de l’industrie textile, de la sidérurgie et des moyens de transport. L’invention de la machine à filer d’Arkwright, de la machine à vapeur de Watt et du métier à tisser mécanique de Cartwright avaient permis de constituer l’usine textile, cependant que diverses innovations majeures dans la sidérurgie permettaient d’alimenter en produits métalliques peu chers et de haute qualité la construction d’usines et de chemins de fer. Mais ces innovations, pour importantes qu’elles fussent, n’étaient pas accompagnées de transformations de la même envergure dans les autres branches de la technologie industrielle. Tout d’abord, la plupart des machines à vapeur ne dépassaient pas quinze chevaux et les meilleurs hauts fourneaux ne produisaient guère plus qu’une centaine de tonnes de fer par semaine – contre les quelque mille tonnes que produisent quotidiennement les hauts fourneaux modernes. Mais surtout, l’innovation technique n’avait pas encore affecté de façon conséquente les autres secteurs de l’économie. Les techniques extractives, par exemple, n’avaient guère changé depuis la Renaissance. Le mineur continuait à attaquer le minerai au pic et à la barre à mine et les systèmes de drainage, de ventilation et d’évacuation ne présentaient pas de perfectionnements importants par rapport aux descriptions classiques d’Agricola écrites trois siècles plus tôt. L’agriculture sortait à peine de son sommeil séculaire. Les cultures vivrières avaient certes gagné en extension, mais l’étude des sols restait exceptionnelle et la moisson se faisait encore presque toujours à la main, bien qu’une moissonneuse mécanique eût été réalisée dès 1822. Les bâtiments, pour massifs et ornés qu’ils fussent, étaient construits essentiellement à la force des bras : la grue et le treuil à main étaient pratiquement les seuls engins mécaniques du chantier. L’acier restait un métal rare : en 1850, il coûtait encore 250 dollars la tonne et il fallut attendre le convertisseur Bessemer pour que les techniques de production d’acier sortent de leur stagnation séculaire. Enfin, et bien que la précision des outils eût accompli de grands progrès, il faut rappeler que les tentatives de Charles Babbage pour construire un ordinateur mécanique complexe se heurtèrent à l’insuffisance des techniques d’usinage de l’époque.
Si j’ai énuméré ces quelques faits marquants de l’évolution technologique, c’est que tant leurs promesses que leurs limitations ont exercé une influence profonde sur la pensée révolutionnaire du XIXe siècle. Les innovations de la technologie textile et sidérurgique ont ouvert de nouveaux horizons à la pensée socialiste et utopique. Il apparut au théoricien révolutionnaire que, pour la première fois dans l’histoire, il pouvait appuyer son rêve de société libérée sur une perspective concrète d’abondance matérielle et de loisirs accrus pour la masse des gens. On put affirmer que le socialisme se fonderait sur l’intérêt et non sur une problématique noblesse d’âme de l’être humain. L’innovation technique avait transformé l’idéal socialiste de vague espérance humanitaire en programme pratique.
Mais cette nouvelle dimension pratique obligea beaucoup de penseurs socialistes, en particulier Marx et Engels, à regarder en face les limitations technologiques de leur époque. Ils furent confrontés à un problème de stratégie : dans toutes les révolutions du passé le développement technologique était en dessous du niveau qui aurait permis aux individus de se libérer du besoin, du travail et de la lutte pour les nécessités matérielles de l’existence. Si élevés et si enthousiasmants qu’aient été les idéaux révolutionnaires, la vaste majorité du peuple, accablé par la pauvreté, avait dû quitter la scène de l’histoire après la révolution pour retourner au travail, remettant la gestion de la société aux mains d’une nouvelle classe oisive d’exploiteurs. En vérité, à un faible niveau de développement technologique, toute tentative pour égaliser la richesse sociale, loin d’éliminer la pauvreté, l’aurait étendue à l’ensemble de la société, recréant ainsi toutes les conditions pour l’appropriation des biens matériels, la définition de nouvelles formes de propriété et finalement un nouveau système de domination de classe. Le développement des forces productrices « est une condition pratique préalable absolument indispensable », écrivaient Marx et Engels en 1846 dans l’Idéologie allemande, « car, sans lui, c’est la pénurie qui deviendrait générale, et avec le besoin, c’est aussi la lutte pour le nécessaire qui recommencerait et l’on retomberait fatalement dans la même vieille gadoue43. »
Toutes les utopies, les théories et les programmes révolutionnaires du début du XIXe siècle ont été confrontés aux problèmes de la nécessité – à savoir, comment répartir le travail et les biens matériels dans des conditions de développement technologique relativement bas. L’emprise que ces problèmes ont exercée sur la pensée révolutionnaire ne peut se comparer qu’à celui du péché originel sur la théologie chrétienne. L’obligation pour les hommes de consacrer une part substantielle de leur temps à un travail pénible et pauvrement rémunéré constitue un postulat essentiel de toute idéologie socialiste, qu’elle soit autoritaire ou libertaire, utopique ou scientifique, marxiste ou anarchiste. Dans la notion marxiste d’économie planifiée transparaît implicitement le fait, incontestable au temps de Marx, que le socialisme porterait encore la tare d’une rareté relative des biens. Les êtres humains devraient planifier – c’est-à-dire restreindre – la répartition des biens et rationaliser – c’est-à-dire intensifier – le travail. Travailler, en régime socialiste, serait une obligation que tout individu normalement constitué aurait à remplir. Cette conception austère est celle de Proudhon lui-même dans Qu’est-ce que la propriété ? quand il écrit : « Oui, la vie est un combat : mais ce combat n’est point de l’homme contre l’homme, il est de l’homme contre la nature, et chacun de nous doit y payer de sa personne44. » Cette rudesse presque biblique de l’accent mis sur la lutte et le devoir donne le ton de la pensée socialiste pendant la Révolution industrielle.
La façon de résoudre le problème de la rareté et du travail – problème millénaire que la première Révolution industrielle n’a fait que perpétuer – a produit dans les idées révolutionnaires le grand clivage entre socialisme et anarchisme. Dans l’éventualité d’une révolution, la liberté resterait circonscrite par la nécessité. Mais comment ce monde de la nécessité serait-il « administré » ? Comment déciderait-on de la répartition des biens et des tâches ? Marx laissait cette responsabilité à un pouvoir étatique, transitoire et « prolétarien » bien sûr, mais néanmoins un organe coercitif et placé au-dessus de la société. Selon Marx, l’État « dépérirait » – au fur et à mesure que la technologie se développerait et élargirait le domaine de la liberté, accordant à l’humanité l’abondance matérielle et le loisir de gérer directement ses affaires. Cet étrange calcul, au terme duquel l’État jouerait le rôle de médiateur entre la nécessité et la liberté, différait très peu politiquement du courant radical de la démocratie bourgeoise du siècle dernier. De l’autre côté, l’espérance anarchiste d’une destruction immédiate de l’État reposait largement sur la croyance en la viabilité des instincts sociaux humains. Bakounine, par exemple, estimait que la coutume suffirait à soumettre les tendances antisociales d’un individu aux valeurs et aux besoins de la collectivité sans que la société doive utiliser la contrainte. Kropotkine, dont l’influence en ce qui concerne les spéculations de cet ordre fut plus importante parmi les anarchistes, invoquait le penchant humain à l’entraide – instinct essentiellement social – comme garant de la solidarité dans la communauté anarchiste. Il avait tiré cette notion de son étude de l’évolution animale et sociale.
Le fait est, cependant, que dans les deux cas – marxisme ou anarchisme – la réponse au problème de la rareté et du travail est bourrée d’ambigüités. Le royaume de la nécessité affirmait brutalement sa présence : la théorie et la spéculation seules étaient impuissantes à conjurer le spectre de la misère matérielle. Les marxistes pouvaient bien espérer administrer la nécessité par le moyen de l’État, et les anarchistes l’assumer grâce à des communautés libres, mais étant donné les limites du développement technologique au siècle passé, en dernière analyse les deux écoles s’en remettaient à un acte de foi pour régler le problème de la misère et du travail. Les anarchistes étaient en droit d’avancer contre les marxistes que tout État transitoire, si révolutionnaire que soit sa rhétorique et si démocratique que soit sa structure, se perpétuerait de lui-même ; il tendrait à devenir une fin en soi et à conserver les conditions matérielles et sociales qu’il était précisément censé éliminer. Pour qu’un État « dépérisse » (c’est-à-dire pour qu’il œuvre à sa propre disparition), ses chefs et ses bureaucrates devraient être dotés de qualités morales surhumaines. En retour, les marxistes pouvaient invoquer l’histoire pour montrer que la coutume et les penchants mutualistes n’ont jamais été des barrières efficaces contre les pressions du besoin matériel, les assauts de la propriété ou le développement de l’exploitation et de la domination de classe. En conséquence, ils rejetaient l’anarchisme en le traitant de doctrine morale, simple avatar de la mystique de l’homme naturel et de ses vertus sociales innées.
Le problème de la misère et du travail – du royaume de la nécessité – ne fut jamais résolu de façon satisfaisante par l’un ou l’autre de ces deux corps de doctrine. Il reste cependant au crédit des anarchistes d’avoir maintenu sans compromis leur idéal élevé de la liberté – idéal de l’organisation spontanée, de la communauté et de l’abolition de toute autorité –, bien que cet idéal reste une vision de l’avenir de l’humanité, du temps où la technologie aurait éliminé totalement le règne de la nécessité. Le marxisme, lui, n’a cessé de compromettre son idéal de liberté, le mitigeant douloureusement de phases de transition et de manœuvres politiques, jusqu’à n’être plus aujourd’hui qu’une idéologie du pouvoir brut, de l’efficacité pragmatique et de la centralisation de la société, à peine discernable des idéologies du capitalisme moderne d’État45.
Rétrospectivement, on s’étonne de voir combien de temps le problème de la misère et du travail a étendu son ombre sur la théorie révolutionnaire. En l’espace de neuf décennies seulement – entre 1850 et 1940 – la société occidentale a inventé, traversé et dépassé deux âges essentiels de l’histoire technologique : l’âge paléotechnique du charbon et de l’acier et l’âge néotechnique de l’énergie électrique, des produits chimiques de synthèse et des moteurs à combustion interne. Paradoxalement, ces deux étapes de la technologie ont paru mettre en évidence l’importance du travail dans la société. À mesure que le nombre d’ouvriers d’industrie augmentait par rapport aux autres classes sociales, le travail – plus précisément le travail productif et pénible46 – acquérait un rang de plus en plus élevé dans la pensée révolutionnaire. Durant cette période, la propagande socialiste prit souvent les accents d’un hymne au travail. Non seulement le travail « ennoblissait », mais on célébrait les ouvriers comme les seuls individus utiles dans la société. On leur prêtait une sorte d’intuition supérieure qui faisait d’eux les arbitres de la philosophie, de l’art et de l’organisation sociale. Cette éthique puritaine du travail qui était celle de la gauche ne s’estompa pas avec le temps ; elle connut même un regain de vigueur dans les années 1930. À cette époque, le chômage de masse fit de l’emploi et de l’organisation sociale de la force de travail les thèmes centraux de la propagande socialiste. Le message socialiste, au lieu de mettre l’accent sur l’émancipation de l’être humain à l’égard du travail, dépeignait la société idéale comme une ruche bourdonnante d’activité industrielle, avec du travail en abondance pour tous. Les communistes donnaient la Russie comme exemple d’un pays où tout individu normalement constitué avait un emploi et où la main-d’œuvre manquait constamment. Aussi surprenant que cela nous paraisse, il n’y a guère qu’une génération, le socialisme était assimilé à une société entièrement vouée au travail et la liberté, à la sécurité matérielle garantie par le plein emploi. Le monde de la nécessité avait insidieusement envahi et corrompu l’idéal de la liberté.
Si les conceptions socialistes de la génération qui nous a précédés nous paraissent aujourd’hui anachroniques, ce n’est pas que nous ayons accompli un progrès théorique. Les trois dernières décennies et tout particulièrement la fin des années 1950 marquent un tournant dans le développement technologique, une véritable révolution qui rend caduques toutes les valeurs, les théories politiques et les perspectives de société nourries par l’humanité depuis le début des temps historiques. Après des millénaires de progression dans la souffrance, les pays du monde occidental – et potentiellement tous les autres – voient se dessiner la possibilité d’une ère d’abondance matérielle et de suppression presque totale du travail, la plupart des biens nécessaires à la vie étant produits par des machines. Comme nous le verrons, une nouvelle technologie est apparue qui permettrait de remplacer le règne de la nécessité par le règne de la liberté. Pour des millions d’Américains et d’Européens, c’est là un fait si évident qu’il ne requiert ni explications compliquées ni exégèse théorique. Cette révolution technologique et les perspectives qu’elle ouvre à la société tout entière sont le fondement réel des modes de vie radicalement nouveaux qui se répandent parmi la jeunesse actuelle en même temps que, très rapidement, elle se dégage des valeurs de ses aînés et des traditions immémoriales qui plaçaient le travail au centre de tout. Même la revendication récente d’un revenu annuel garanti reflète, quoique bien faiblement, la nouvelle réalité qui imprègne la mentalité des jeunes. Grâce à l’apparition de la technologie cybernétique, un nombre sans cesse croissant de jeunes se mettent à croire fermement à la possibilité d’une vie débarrassée des peines du travail.
Le vrai problème qui se pose à nous aujourd’hui n’est pas de savoir si cette technologie nouvelle peut subvenir à nos besoins dans une société sans travail, mais si elle peut nous aider à créer une société humaine, si elle peut contribuer à la définition de relations entièrement nouvelles entre les être humains. La revendication d’un revenu annuel garanti s’inspire encore de ce qu’il y a de quantitatif dans les promesses de la technologie – la possibilité de satisfaire les besoins matériels sans se tuer au travail. Cette approche quantitative est déjà en retard par rapport au développement technologique, dont la promesse nouvelle est d’ordre qualitatif – celle de modes de vie décentralisés et communautaires, ce que je choisis d’appeler les formes écologiques d’association humaine47.
Les questions que je pose diffèrent totalement de celles que suscitent habituellement la technologie moderne : celle-ci ouvre-t-elle une nouvelle dimension de la liberté humaine ? Peut-elle non seulement libérer l’être humain du besoin et du travail mais aussi le conduire vers une forme de communauté libre, harmonieuse et équilibrée – une écocommunauté qui permettrait le total déploiement de ses potentialités ? Peut-elle, enfin, amener l’humanité par-delà le royaume de la liberté, dans celui de la vie et du désir ?
Les potentialités de la technologie moderne
Je vais essayer de répondre à ces questions en mettant en évidence un trait nouveau de la technologie moderne. Pour la première fois dans l’histoire, le champ de la technologie est absolument ouvert. Ses possibilités de développement, c’est-à-dire de création de machines pouvant remplacer la main-d’œuvre, sont pratiquement illimitées. Elle est passée du domaine de l’invention à celui du design, de la découverte fortuite à l’innovation systématique.
Le sens de ce progrès qualitatif a été formulé, avec une remarquable désinvolture d’ailleurs, par Vannevar Bush, ex-directeur de l’Office de la recherche et du développement scientifiques :
Supposons qu’il y a cinquante ans quelqu’un ait proposé la réalisation d’un appareil permettant à une automobile de suivre automatiquement, et même si son conducteur s’endormait, une ligne blanche tracée au milieu de la route. On se serait moqué de lui et son idée aurait été qualifiée d’absurde. Voilà ce qui se serait passé il y a cinquante ans. Mais supposons que quelqu’un propose un semblable appareil aujourd’hui et soit prêt à en payer le prix, laissant de côté la question de son utilité véritable. Un nombre illimité de firmes se déclareraient en mesure de passer un contrat pour la construction d’un tel dispositif. Celui-ci ne requerrait aucune réelle invention. Pour des milliers de jeunes gens, ce serait un jeu de le dessiner. Il leur suffirait de sortir de leur placard quelques cellules photoélectriques, lampes thermoïoniques, servomécanismes et relais pour construire, au besoin, un prototype expérimental – et ça marcherait. Ce que je veux montrer, c’est que l’existence d’une masse de gadgets à la fois versatiles, sûrs et bon marché ainsi que de gens parfaitement au fait de leurs modes étranges de fonctionnement fait de la réalisation d’appareils automatiques presque une routine sans problème. Il ne s’agit plus de savoir si on peut les construire, mais si ça en vaut la peine48.
Bush met ici en évidence les deux caractéristiques majeures de ce qu’on appelle la « seconde révolution industrielle » : à savoir, d’une part, l’énormité du potentiel de la technologie moderne et, d’autre part, le fait que seules des questions de coût et non des facteurs humains lui imposent des limitations. Je ne vais pas m’appesantir sur le fait que le facteur coût, autrement dit la recherche du profit, inhibe l’application des innovations technologiques. Il est bien connu que, dans un bon nombre de branches de l’économie, il est plus avantageux d’utiliser la main-d’œuvre que les machines49. Il me paraît plus important d’examiner les transformations qui ont fait reculer presque à l’infini les limites de la technologie et de traiter d’un certain nombre d’applications pratiques qui ont profondément modifié le rôle de la main-d’œuvre dans l’industrie et l’agriculture.
Le facteur le plus visible qui a conduit à la nouvelle technologie, c’est la mise en œuvre de plus en plus systématique de l’abstraction scientifique, des mathématiques et des méthodes analytiques pour résoudre les problèmes les plus pragmatiques de l’industrie. C’est là un phénomène relativement récent. Traditionnellement, la spéculation et la généralisation étaient des activités très nettement séparées de ce qui touchait à la technique. Cette coupure reflétait celle qui existait entre classes oisives et classes productives dans les sociétés antique et médiévale. Mis à part les travaux inspirés de quelques rares individus, la science appliquée n’eut guère d’existence propre avant la Renaissance et ne commença à s’épanouir qu’aux XVIIIe et XIXe siècles.
Les hommes qui incarnent l’application de la science à la technique ne sont pas les bricoleurs inventifs comme Edison, mais plutôt des chercheurs aux préoccupations universelles tels que Faraday, dont la démarche systématique aboutit à un apport de connaissances nouvelles à la fois sur le plan des principes scientifiques et sur celui de la technique. Cette synthèse, jadis œuvre d’un génie solitaire, est à présent réalisée par une équipe anonyme. Bien que le travail en équipe présente des avantages évidents, il souffre aussi de tous les maux des organes bureaucratiques qui se traduisent par la médiocrité et le manque d’imagination dans le traitement des problèmes.
Un second facteur, moins évident celui-là, est lié à la croissance industrielle. Celle-ci n’a pas eu seulement un impact technologique et a abouti à bien davantage que le simple remplacement des humains par des machines. L’un des moyens les plus efficaces d’accroître la production aura été la réorganisation continuelle du travail, l’extension et la complexification de la division du travail. L’ironie de l’histoire a voulu que l’impitoyable parcellisation des tâches, leur fragmentation en séries d’opérations intolérablement infimes et la simplification féroce du processus de travail préfigurent et préparent la machine qui recomposera en une seule opération mécanique toutes les tâches séparées d’un grand nombre d’ouvriers. Historiquement, il serait difficile de comprendre l’apparition de la production industrielle de masse et le remplacement croissant de l’ouvrier par la machine sans suivre l’évolution du processus de travail depuis le stade de l’artisanat où un travailleur hautement qualifié effectue des opérations diverses et nombreuses, en passant par le purgatoire de l’usine où ces tâches sont fractionnées et réparties entre une multitude d’ouvriers non qualifiés ou semi-qualifiés, jusqu’à l’usine hautement mécanisée où un grand nombre de ces opérations sont confiées à des machines conduites par quelques opérateurs et enfin à l’unité de production automatique et cybernétique qui remplace ces opérateurs par des techniciens qui supervisent l’ensemble et par du personnel d’entretien hautement qualifié.
Autre transformation importante : la machine qui, à ses débuts, était une extension du système musculaire de l’être humain tend à devenir une extension de son système nerveux. Autrefois, outils et machines accroissaient le pouvoir musculaire de l’être humain sur les matières premières et les forces naturelles. Les dispositifs mécaniques et les moteurs mis au point aux XVIIIe et XIXe siècles ne remplaçaient pas les muscles, ils amplifiaient leur efficacité. Bien que les machines aient permis un accroissement colossal de la production, elles requéraient toujours pour pouvoir fonctionner la force physique et le cerveau humain, même lorsqu’il s’agissait d’opérations tout à fait routinières. Le progrès technique se mesurait strictement en termes de productivité du travail : un individu utilisant telle machine produisait autant que cinq, dix, cinquante ou cent personnes avant l’introduction de cette machine. Le marteau-pilon de Nasmyth, présenté au public en 1851, était capable de façonner des poutrelles de fer en quelques coups, soit l’équivalent de plusieurs heures de travail à la main. Mais il exigeait encore la force musculaire et l’intelligence d’une demi-douzaine d’individus en bonne condition physique pour introduire, maintenir et retirer les pièces de métal. Peu à peu, l’invention d’appareils de manutention permit de réduire le nombre des servants, mais ceux-ci, en tant que conducteurs de machines, continuaient à représenter une partie indispensable du processus productif.
La réalisation de machines entièrement automatiques capables d’accomplir les opérations complexes de la fabrication en série implique la mise en œuvre réussie de trois principes technologiques au moins : elles doivent comporter un mécanisme incorporé de correction de leurs propres erreurs ; des organes sensoriels qui remplacent la vue, l’ouïe et le toucher de l’ouvrier ; et enfin des dispositifs qui tiennent lieu de jugement, d’adresse et de mémoire. Il est en outre nécessaire de maîtriser parfaitement l’application de ces divers types de dispositifs aux conditions de fonctionnement qui sont celles de la production industrielle ; enfin, leur utilisation effective présuppose que l’on sache adapter les machines existantes ou en inventer de nouvelles pour tout ce qui est de la manutention, de l’assemblage, de l’emballage et du transport des produits finis ou semi-finis.
L’utilisation dans l’industrie de mécanismes autorégulateurs n’est pas nouvelle. Le régulateur à boule de James Watt, inventé en 1788 pour contrôler automatiquement la machine à vapeur, est l’un des premiers exemples de dispositifs de ce type. Ce régulateur, fixé à la soupape de la machine, consiste en deux boules de métal montées librement sur un axe qui tourne plus ou moins vite selon la vitesse de la machine. Si celle-ci se met à marcher trop vite, la force centrifuge repousse les boules qui referment la soupape ; inversement, si la soupape ne laisse pas entrer suffisamment de vapeur pour que la machine tourne à la cadence souhaitée, les boules retombent à l’intérieur, provoquant l’ouverture de la soupape. On retrouve le même principe dans les thermostats qui équipent les appareils de chauffage.
Ces deux dispositifs illustrent ce qu’on appelle aujourd’hui le « principe de rétroaction » (feedback principle). Dans l’appareillage électronique moderne, le fait qu’une machine s’écarte de sa norme de fonctionnement produit des signaux électriques que l’appareil de contrôle utilise pour corriger cet écart. Pour cela, il amplifie ces signaux et les renvoie à d’autres mécanismes qui eux agissent sur la machine. C’est ce qu’on appelle un système clos, par opposition au système ouvert – un interrupteur à main ou le levier qui actionne un ventilateur électrique – dans lequel l’organe de contrôle agit sans tenir compte de la fonction de l’appareil. L’interrupteur allume ou éteint la lumière, qu’il fasse jour ou nuit ; le ventilateur tourne à la même vitesse, qu’il fasse frais ou chaud dans la pièce. Il est automatique au sens courant du terme, mais il n’est pas autorégulateur.
Une étape importante du développement des mécanismes autorégulateurs a été la découverte d’appareils sensoriels : thermocouples, cellules photoélectriques, appareils à rayons X, cameras de télévision et transmetteurs radars. Utilisés ensemble ou isolément, ils confèrent aux machines un degré stupéfiant d’autonomie. Même sans ordinateur, ces instruments permettent au personnel d’effectuer de loin des opérations très risquées en les contrôlant à distance. Ils permettent également de transformer des systèmes ouverts en systèmes clos, élargissant ainsi le domaine des tâches automatisées. Par exemple, une lampe électrique reliée à une horloge constitue un système ouvert relativement simple ; son fonctionnement dépend entièrement de facteurs mécaniques. Reliée à une cellule photoélectrique qui l’éteint à l’approche du jour, cette lampe donnera un éclairage adapté aux variations quotidiennes du début et de la fin du jour. Son fonctionnement est désormais asservi à sa fonction.
L’ordinateur ouvre une dimension totalement nouvelle des systèmes de contrôle industriels. L’ordinateur est en mesure d’effectuer toutes les tâches routinières qui encombraient l’esprit du travailleur à la génération précédente. L’ordinateur digital moderne est en quelque sorte un calculateur électronique capable d’opérer des opérations arithmétiques bien plus rapidement que l’esprit humain. C’est un facteur crucial : la rapidité avec laquelle l’ordinateur agit, cette incommensurable supériorité quantitative sur le cerveau humain pour ce qui est du calcul, a une signification qualitative profonde. Grâce à sa rapidité et à sa mémoire capable de stocker des millions de bits d’information (et son usage de l’arithmétique binaire), l’ordinateur est capable d’effectuer des opérations assimilables à un grand nombre d’opérations logiques les plus complexes de l’esprit humain. On peut discuter pour savoir si l’«intelligence » de l’ordinateur est ou sera un jour capable de création et d’innovation (il faut dire que la technologie des ordinateurs connaît presque annuellement des bouleversements radicaux), mais ce qui est certain, c’est qu’il peut prendre en charge toutes les tâches intellectuelles fastidieuses et dépourvues de créativité qui incombaient jusqu’ici à des personnes dans l’industrie, la science, l’ingénierie, la documentation et les transports. L’homme moderne, en effet, a produit un « esprit » électronique pour coordonner, produire et évaluer la plupart de ses opérations industrielles routinières. Utilisés adéquatement à l’intérieur de la fonction pour laquelle ils ont été conçus, les ordinateurs sont plus rapides et plus efficaces que l’humain lui-même.
Quelle est la signification concrète de cette nouvelle révolution industrielle ? Quelles sont ses implications immédiates et prévisibles pour le travail ? Nous essaierons de répondre à ces questions en examinant l’exemple de l’usine de moteurs automobiles Ford à Cleveland, qui nous permettra d’évaluer le potentiel libérateur de la nouvelle technologie pour l’ensemble de l’industrie de transformation. Avant l’introduction de la cybernétique dans l’industrie automobile, il fallait dans cette usine environ 300 ouvriers utilisant une vaste gamme d’outils et de machines pour fabriquer un moteur. De la fonderie à l’achèvement de l’usinage, le processus exigeait un très grand nombre d’heures de travail. La mise au point de ce qu’on appelle un complexe « automatisé » a ramené ce nombre à moins de quinze minutes. Des 300 ouvriers qui étaient nécessaires à l’origine, il ne resta plus qu’une poignée de contrôleurs qui surveillent les tableaux de contrôle automatique. Ultérieurement, l’ensemble fut couplé à un ordinateur et transformé ainsi en un système cybernétique clos. L’ordinateur contrôle la totalité de l’usinage grâce à une impulsion électronique de trois dix-millionièmes de seconde.
Mais ce système est déjà dépassé. « Les ordinateurs de la génération suivante, écrit Alice Mary Hilton, fonctionnent mille fois plus vite, soit sur une période de trois dix-milliardièmes de seconde. Des vitesses de l’ordre du millionième ou du milliardième de seconde ne sont pas vraiment intelligibles par nos cerveaux limités. Mais ce que nous pouvons assurément saisir, c’est que le progrès a été de un à mille en un an ou deux. On peut traiter mille fois plus d’information ; ou encore autant d’information en mille fois moins de temps. Un travail de plus de seize heures s’accomplit en une minute ! Et sans aucune intervention humaine ! Un tel dispositif peut contrôler non seulement une chaîne de montage mais la totalité d’un processus de transformation industrielle50 ! »
Il n’y a aucune raison pour que les principes techniques qui régissent la cybernétique de la fabrication de moteurs automobiles ne puissent pas s’appliquer à pratiquement n’importe quel domaine de la fabrication en série – de l’industrie métallurgique à l’industrie alimentaire, de l’électronique à la fabrication des jouets, de la préfabrication des ponts à celle des maisons. L’automatisation est d’ores et déjà introduite totalement ou partiellement dans un grand nombre de phases de la production d’acier, dans la fabrication des outils et des matrices, des équipements électroniques, dans la chimie industrielle. Ce qui retarde l’automatisation complète de toutes les phases de l’industrie moderne, c’est l’énormité du coût du remplacement du matériel existant par le matériel nouveau et plus sophistiqué, mais c’est aussi le conservatisme inné d’un grand nombre de grosses firmes. C’est enfin, ainsi que je l’ai déjà relevé, qu’il reste meilleur marché, pour maintes industries, d’utiliser la main-d’œuvre plutôt que les machines.
Il est évident que chaque industrie a ses problèmes particuliers et l’application à telle usine d’une technologie qui supprime le travail rencontrerait sans aucun doute une foule de difficultés spécifiques très ardues à résoudre. Dans bien des industries, cela pourrait impliquer un remodelage du produit et de l’agencement spatial de l’usine. Mais tirer argument de ces difficultés pour décréter que l’automatisation complète est inapplicable à telle ou telle industrie serait aussi aventuré que cela l’était il y a 80 ans d’affirmer que le vol était impossible parce que les hélices ne tourneraient jamais assez vite. Il n’y a pratiquement aucune industrie qui ne puisse être complètement automatisée si on est prêt à repenser le produit, l’usine et les méthodes de fabrication et de manutention. En réalité, s’il est difficile de prévoir quand, où et comment une industrie donnée sera automatisée, ce n’est pas tant du fait des problèmes exceptionnels qu’on peut s’attendre à rencontrer que des bonds gigantesques qu’accomplit en quelques années la technologie moderne. Si l’on fait le point de la mise en œuvre de l’automatisation à un moment donné, on doit savoir qu’il est provisoire. Toute description de la situation d’une industrie pour ce qui est de l’automatisation est dépassée avant même d’être écrite.
Il y a pourtant une branche de l’économie où tout progrès technique vaut d’être décrit, car c’est là que le travail fait le plus violence aux humains. Si l’on peut juger du niveau moral d’une société par le sort qu’elle réserve aux femmes, on peut juger de sa sensibilité à l’égard de la souffrance humaine par les conditions de travail qui prévalent dans les industries de matières premières, et en particulier dans les mines et les carrières. Dans le monde antique, on réservait souvent la mine à la main-d’œuvre pénale, aux criminels les plus endurcis, aux esclaves les plus intraitables et aux prisonniers de guerre les plus honnis. La mine est la concrétisation quotidienne du mythe de l’enfer ; un monde abrutissant, sinistre, mort, où le travail ne peut être que mécanique.
Les champs, les forêts, les cours d’eau et les océans forment un milieu vivant. La mine est le cadre des minerais, des minéraux, des métaux. […] En déchiquetant et en creusant le contenu de la terre le mineur ne voit pas la forme des choses, il ne voit que la matière brute et jusqu’à ce qu’il arrive à son filon, elle n’est qu’un obstacle qu’il brise avec obstination et envoie à la surface. Si le mineur voit des formes sur les murs de sa caverne, quand la flamme de sa bougie vacille, ce ne sont que les déformations monstrueuses de son pic ou de son bras qui lui font peur. Le jour a été aboli et le rythme de la nature brisé. La production continue de jour et de nuit, est apparue ici pour la première fois. Le mineur doit travailler à la lumière artificielle, même lorsque le soleil brille à l’extérieur. Dans les veines les plus profondes, il doit travailler avec la ventilation artificielle : triomphe du « milieu conditionné »51.
La suppression de l’exploitation minière comme domaine d’activité humaine symboliserait à elle seule le triomphe d’une technologie libératrice. Qu’il soit déjà possible au moment où j’écris de citer un cas où cela a été réalisé augure des possibilités de nous libérer du travail que porte avec elle la technologie de notre temps. Le « mineur continu » a été le premier pas décisif dans cette direction. Cette haveuse gigantesque munie de lames de trois mètres de long découpe huit tonnes de charbon à la minute sur le front de taille. C’est grâce à cette machine, combinée avec des convoyeuses mobiles, des foreuses mécaniques et le boulonnage des toits, que la main-d’œuvre employée dans les mines de la Virginie-Occidentale, par exemple, a pu être réduite au tiers de ce qu’elle était en 1948 tandis que le rendement individuel doublait presque. À ce stade, cependant, la mine de charbon avait encore besoin de mineurs pour mettre en place les machines et les faire fonctionner. Les plus récents progrès de la technologie évincent complètement le mineur en remplaçant le servant de la machine par des appareils à radar.
L’adjonction de tels appareils sensoriels à des machines automatiques permettrait non seulement d’éliminer l’ouvrier des grandes mines à haut rendement dont l’économie a besoin, mais aussi des secteurs de l’agriculture qui fonctionnent sur le modèle de l’industrie moderne. Bien que l’industrialisation et la mécanisation de l’agriculture soient hautement contestables (je reviendrai là-dessus plus loin), c’est un fait que, si la société en décide ainsi, elle peut automatiser de larges secteurs de l’agriculture industrielle, depuis le ramassage du coton jusqu’à la récolte du riz. Des appareils sensoriels de guidage automatique ou des caméras de télévision pour le contrôle à distance permettraient de faire fonctionner n’importe quelle machine, que ce soit une pelleteuse géante dans une mine à ciel ouvert ou une moissonneuse dans les Grandes Plaines. À supposer même qu’il y ait besoin d’une intervention humaine, l’effort nécessaire à l’ouvrier chargé de surveiller ces appareils et ces machines à partir d’un poste sûr et confortable serait minime.
Le jour approche – il est aisé de le prévoir – où une économie rationnellement organisée serait à même de fabriquer automatiquement de petites usines « prêtes à l’emploi », ne requérant aucun travail humain. Les pièces seraient produites de sorte que la plupart des tâches d’entretien soient réduites au simple geste de retirer d’une machine un élément défectueux pour le remplacer par un autre – un geste aussi simple que de prendre et de replacer un plateau dans un libre-service. Enfin, ce serait des machines qui fabriqueraient et répareraient elles-mêmes les machines subvenant aux besoins d’une production industrielle d’un niveau si élevé. Une telle technologie, si elle était tout entière orientée vers la satisfaction des besoins humains et libérée de toute considération de profit ou de perte, permettrait d’éliminer les tourments de la misère et de l’effort – cet impôt levé sous forme de frustration, de souffrances et d’inhumanité par une société fondée sur la rareté et le travail.
Les possibilités créées par l’application de la cybernétique à la technologie ne se limiteraient pas à la satisfaction des besoins matériels humains. Nous aurions aussi la liberté nécessaire pour nous demander comment la machine, l’usine et la mine pourraient servir à promouvoir la solidarité humaine, à établir une relation équilibrée avec la nature et une communauté véritablement organique, une « écocommunauté ». Notre technologie nouvelle reposerait-elle sur la même division du travail à l’échelle nationale que celle qui existe aujourd’hui ? L’organisation industrielle du type courant – qui n’est qu’une extension des formes engendrées par la Révolution industrielle – entraîne la centralisation. Assurément, un système de gestion ouvrière établi sur la base de l’usine et de la communauté locale pourrait contribuer largement à l’élimination de cette caractéristique.
Mais il faut se demander aussi si la technologie nouvelle ne se prêterait pas à un système de production à petite échelle, à base régionale, et structurée matériellement à l’échelle humaine. Dans un tel modèle d’organisation industrielle, toutes les décisions économiques sont entre les mains de la communauté locale. Dans l’exacte mesure où la production matérielle est ainsi décentralisée et placée à l’échelon local, s’affirme la primauté de la communauté sur les institutions nationales – à supposer que de telles institutions nationales gardent une envergure significative. Dans ces conditions, c’est à l’assemblée populaire de la communauté locale, fonctionnant sur le mode de la démocratie directe, qu’échoit la gestion totale de la vie sociale. Il s’agit de savoir si la société future s’organisera en fonction de la technologie ou si la technologie est maintenant suffisamment souple pour pouvoir être organisée en fonction de la société. Pour répondre à cette question, nous devons examiner plus à fond certains traits de la technologie nouvelle.
Nouvelle technologie et échelle humaine
En 1945, J. Presper Eckert Jr. et John W. Mauchly, de l’Université de Pennsylvanie, révélaient au public ENIAC, le premier ordinateur digital entièrement conçu selon les principes de l’électronique. Commandé pour résoudre des problèmes de balistique, ENIAC était le fruit de près de trois ans de travaux de conception et de construction. L’engin était énorme. Il pesait plus de trente tonnes, contenait 18 800 tubes à vide ainsi qu’un demi-million de connexions qu’Eckert et Mauchly ont mis deux ans et demi à souder, un immense réseau de résistances et des kilomètres de fil. Un puissant climatiseur était nécessaire pour refroidir les composants électroniques de l’ordinateur. Celui-ci tombait souvent en panne ou bien avait un comportement aberrant, d’où un temps considérable passé en entretien et réparations. Et pourtant, selon tous les critères antérieurs de la technologie des ordinateurs, ENIAC était une merveille de l’électronique. Il pouvait effectuer 5 000 opérations à la seconde, avec une impulsion de 100 000 périodes à la seconde. Aucune des calculatrices mécaniques ou électro-mécaniques en usage à l’époque ne pouvait approcher une telle vitesse de calcul.
Quelque vingt ans plus tard, la Computer Control Company de Framingham, au Massachusetts, mettait en vente le DDP-124. Il s’agissait d’un petit ordinateur compact, ressemblant à s’y méprendre à une radio de chevet. Avec sa machine à écrire et sa mémoire électronique, l’ensemble tient sur un bureau standard. Le DDP-124 effectue plus de 285 000 opérations à la seconde. Sa mémoire interne peut s’étendre à 33 000 mots – alors que la « mémoire » d’ENIAC, reposant sur des circuits pré-établis, était dépourvue de la souplesse des ordinateurs actuels. Les impulsions sur lesquelles fonctionne le DDP-124 atteignent 1,75 milliard à la seconde. Il n’a aucun besoin d’un système de refroidissement, il est totalement sûr et pose très peu de problèmes d’entretien. Son prix de revient représente une infime fraction de celui de l’ENIAC.
Pourtant, il n’y a entre les deux ordinateurs qu’une différence de degré et non de nature. Mis à part leurs systèmes de mémoire, ce sont deux ordinateurs digitaux, fonctionnant selon les mêmes principes électroniques. L’ENIAC comportait essentiellement des éléments électroniques traditionnels (tubes à vide, résistances, etc.) et des kilomètres de fil, alors que le DDP-124 est constitué de micro-circuits. Avec ces micro-circuits, on peut faire tenir sur une surface égale à une fraction d’un centimètre carré l’équivalent des principaux composants électroniques de l’ENIAC.
Parallèlement à la miniaturisation des composants d’ordinateurs, les formes traditionnelles de la technologie connaissent des perfectionnements remarquables, dans le sens d’une complexité croissante et d’une réduction continuelle de la taille des machines. C’est ainsi, par exemple, qu’on est déjà parvenu à des résultats sensationnels pour ce qui est de la taille des installations de laminage à chaud continu. Ces usines sont parmi les plus vastes et les plus coûteuses de l’industrie moderne. Il s’agit, en quelque sorte, d’une machine unique longue de près de 800 mètres et capable de transformer une plaque d’acier de 10 tonnes, de 20 centimètres d’épaisseur et de 140 de large, en une fine feuille de métal de deux millimètres d’épaisseur. Une telle installation comprenant fours, bobineuses, laminoirs, concasseuses à scories et bâtiments peut coûter des dizaines de millions de dollars et occuper une vingtaine d’hectares. Elle produit 300 tonnes de feuilles d’acier à l’heure. Pour être exploité efficacement, ce laminoir continu doit être couplé avec de grandes batteries de fours à coke, des fours à sole, des trains à bloom, etc. Les surfaces occupées par de tels équipements peuvent atteindre des kilomètres carrés. Un complexe métallurgique de cette dimension s’inscrit dans une division du travail à l’échelle nationale, il doit être relié à des sources de matières premières hautement concentrées (situées généralement à une grande distance) et à de vastes marchés nationaux et internationaux. Même si on l’automatise totalement, ses exigences de fonctionnement et de gestion dépassent de très loin les capacités d’une petite communauté décentralisée. Le type de gestion qu’il impose engendre une organisation sociale centralisée.
Heureusement, nous avons à présent des solutions de rechange – à beaucoup d’égards plus efficaces – à ce complexe métallurgique moderne. On peut remplacer les hauts fourneaux et les fours à sole par toute une gamme de fours électriques, en général de dimensions relativement réduites qui produisent de la fonte et de l’acier de bonne qualité. Ils fonctionnent non seulement au coke mais aussi à l’anthracite, au charbon de bois et même au lignite. Ou bien on peut recourir au procédé HyL qui utilise du gaz naturel pour transformer des fournées de minerai très concentré en fer spongieux, ou encore au procédé Wiberg qui fait agir du charbon de bois, de l’oxyde de carbone et de l’hydrogène. En tout cas, il est à présent possible de se passer de fours à coke, de hauts fourneaux, de fours à sole et même peut-être d’agents réducteurs solides.
Mais l’une des étapes les plus importantes qui permettent d’envisager de ramener le complexe métallurgique à des dimensions compatibles avec celles d’une communauté locale, c’est la mise au point par Tadeusz Sendzimir de l’usine planétaire, qui réduit le train de laminage continu à chaud à un poste planétaire simple et à un petit poste de finition. Des barres d’acier chauffé, épaisses de six centimètres, passent à travers deux couples de petits rouleaux entraîneurs chauffés et à travers un train de laminoirs montés, ainsi que deux cylindres d’appui, dans deux cages circulaires. En faisant tourner les cages et les cylindres d’appui à des vitesses différentes, on obtient comme résultat que les laminoirs tournent dans deux directions. La plaque d’acier est ainsi soumise à une pression extraordinaire qui l’amène à une épaisseur de deux millimètres et demi. Il s’agit là d’un véritable coup de génie technique : ce jeu de petits laminoirs avec ses deux cages circulaires remplace les quatre énormes postes de dégrossissage et les six postes de finissage du train de laminage à chaud continu.
La méthode Sendzimir exige beaucoup moins d’espace que l’autre méthode. De plus, si l’on utilise la fonte continue, on peut se passer des grandes et coûteuses usines de laminage pour la production des plaques d’acier. Dans le futur, un complexe sidérurgique qui combinerait fours électriques, fonte continue, laminage selon le procédé Sendzimir et réduction continue à froid n’occuperait qu’une petite partie de la superficie requise par une installation conventionnelle. Il serait parfaitement capable de satisfaire les besoins en acier de plusieurs collectivités de dimensions raisonnables et cela en consommant peu de combustible.
L’ensemble que je viens de décrire n’est pas conçu pour répondre à la demande d’un pays entier. Au contraire, il est destiné à satisfaire les besoins en acier de petites ou moyennes collectivités et de pays industriellement peu développés. La plupart des fours électriques produisent de 100 à 250 tonnes de fonte par jour contre 3 000 tonnes pour un grand haut fourneau. Une usine planétaire donne seulement une centaine de tonnes d’acier laminé à l’heure, soit, en gros, le tiers de la production d’un train de laminoirs continu à chaud. Pourtant, c’est cette capacité réduite de notre hypothétique complexe qui constitue une de ses caractéristiques les plus séduisantes. De plus, l’acier produit par un tel complexe étant plus durable, la communauté aurait besoin de renouveler moins souvent son stock d’objets en acier. Enfin, étant donné que ce complexe de dimensions réduites ne consommerait que des quantités relativement petites de minerai, de combustible et d’agents réducteurs, de nombreuses collectivités pourraient se contenter des sources locales de matières premières. Ainsi, les sources les plus concentrées et qui occupent actuellement une place en quelque sorte centrale seraient gardées en réserve, les frais de transport seraient réduits et l’indépendance de ces collectivités à l’égard de l’économie centralisée traditionnelle se trouverait renforcée. Ce qui, à première vue, pourrait sembler un éparpillement inefficace et coûteux de l’effort, par rapport à l’implantation de quelques grands complexes sidérurgiques centralisés, s’avérerait à long terme plus efficace en même temps que socialement plus désirable.
La nouvelle technologie n’a pas seulement produit des composants électroniques miniaturisés et des équipements lourds de dimensions réduites, mais aussi des machines hautement polyvalentes. Pendant plus d’un siècle, la conception des machines a tendu vers une spécialisation technique croissante, la mise au point d’engins ne pouvant servir qu’à un seul type d’opérations, contribuant ainsi à la rigoureuse parcellarisation du travail en usine. Les processus de fabrication industrielle étaient entièrement subordonnés au produit. Avec le temps, cette approche étroitement pragmatique, ainsi que le font observer Eric W. Leaver et John J. Brown, « a écarté l’industrie de la ligne de développement rationnel de l’équipement industriel. Cela a conduit à une spécialisation de plus en plus antiéconomique […]. La spécialisation des machines en fonction de l’objet à produire oblige à se débarrasser de la machine lorsque la production de cet objet est abandonnée. Pourtant, l’activité des machines peut se ramener à quelques fonctions fondamentales : façonner, couper, etc. – et ces fonctions analysées correctement peuvent être groupées et mises en œuvre de façon à s’appliquer à n’importe quelle pièce52 ».
Par exemple, idéalement, une perceuse conçue selon les termes de Leaver et Brown serait capable de percer un trou du diamètre d’un fil mince aussi bien qu’un trou laissant passer un tuyau. Autrefois, on considérait que des machines ayant des capacités aussi étendues n’étaient pas rentables. Mais, vers le milieu des années 1950, on en mit au point et on commença à en utiliser un certain nombre. C’est ainsi qu’en 1954 on fabriqua en Suisse pour l’usine Ford de Rivière Rouge à Dearborn, au Michigan, une aléseuse-fraiseuse horizontale qui répondait parfaitement à la définition de Leaver et Brown. Équipée d’un dispositif de réglage optique composé de cinq microscopes, elle perce des trous plus petits que le chas d’une aiguille ou plus gros qu’un poing. Elle est précise au dix millième de pouce (0,0025 mm, NdT).
On ne saurait surestimer l’importance de machines disposant d’une aussi large gamme de possibilités. Elles permettent la fabrication de produits très variés dans une même usine. Une collectivité petite ou moyenne utilisant des machines polyvalentes pourrait pourvoir à une large part de ses besoins en produits industriels sans avoir à supporter la charge d’équipements sous-employés. Cela réduirait le besoin d’usines spécialisées ainsi que les pertes entraînées par les mises au rebut d’outils encore en état de servir. L’effort investi à remanier les machines en fonction des nouveaux produits serait considérablement réduit. Ces remaniements porteraient davantage sur les aspects de dimensionnement que sur la conception d’ensemble. Enfin, les machines polyvalentes sont relativement faciles à automatiser. Les modifications qu’entraînerait leur utilisation dans un ensemble automatisé auraient trait aux circuits électriques et à la programmation plutôt qu’à la forme et à la structure des machines.
Il est certain que les machines étroitement spécialisées continueraient d’exister et d’assurer la production de masse d’un grand nombre de marchandises. Dès à présent, des collectivités décentralisées pourraient employer presque telles quelles un grand nombre des machines automatiques, très spécialisées, actuellement en service. La mise en bouteille ou en boîte, par exemple, est effectuée par des machines automatiques, intégrées et de peu d’encombrement. On peut également envisager que la taille des machines utilisées dans l’industrie textile ainsi que dans le conditionnement des produits chimiques ou alimentaires serait réduite. L’abandon généralisé de l’automobile classique au profit de véhicules électriques – voitures particulières, cars ou camions – permettrait, sans aucun doute, de diminuer considérablement les dimensions des usines qui les construiraient. Beaucoup des équipements centralisés restants pourraient être décentralisés efficacement si leur taille était réduite au minimum et leur exploitation partagée entre plusieurs collectivités.
Je ne prétends pas que toutes les activités économiques humaines puissent être décentralisées totalement, mais assurément, la plupart peuvent être ramenées à l’échelle humaine et du groupe local. Ceci en tout cas est certain : il est en notre pouvoir de transférer le centre du pouvoir économique de l’échelon national à l’échelon local et d’en retirer l’exercice aux instances bureaucratiques pour le confier aux assemblées populaires locales. Ce bouleversement aurait une profonde signification révolutionnaire, car il donnerait un puissant ancrage économique à la souveraineté et à l’autonomie de la collectivité locale.
L’usage écologique de la technologie
J’ai traité jusqu’à présent de la possibilité d’éliminer les souffrances du travail et de l’insécurité matérielle ainsi que la centralisation du pouvoir économique : problèmes qui, s’ils relèvent de l’«utopie », sont du moins concrets. Je voudrais maintenant aborder un problème qui peut paraître tout à fait subjectif mais dont l’importance, néanmoins, s’impose : il s’agit de l’urgence de faire en sorte que la dépendance de l’humain vis-à-vis du monde naturel constitue une part visible et vivante de sa culture.
En réalité, il n’y a là un problème que pour une société ayant atteint un degré élevé d’urbanisation et d’industrialisation. Dans presque toutes les cultures préindustrielles, la relation de l’être humain avec son environnement naturel était clairement définie, viable et sacralisée par tout le poids de la tradition. Les changements de saison, les variations de précipitations, les cycles vitaux des plantes et des bêtes dont dépendaient la nourriture et les vêtements des hommes, les caractères particuliers à la région occupée par le groupe – tout cela était familier et compréhensible et suscitait chez les humains un sentiment de crainte religieuse, de communion avec la nature et, de façon plus pragmatique, de respectueuse dépendance. Un regard en arrière sur les premières civilisations occidentales ne rencontre que de rares exemples de tyrannies assez absolues et impitoyables pour dénier de tels rapports. Les invasions barbares et, plus insidieusement, l’essor des civilisations commerciales ont peut-être ruiné le respect que les cultures agraires portaient à la nature, mais le développement normal des systèmes agricoles, quel qu’ait été le poids de l’exploitation à laquelle ils ont soumis les humains, a rarement eu pour effet la destruction du sol et du sous-sol. Même aux pires périodes d’oppression qu’aient connues dans l’Antiquité l’Égypte et la Mésopotamie, les classes dirigeantes ont toujours veillé à l’entretien des digues et des canaux et se sont efforcées de rationaliser les productions vivrières. Même les anciens Grecs, ayant en partage un pays de montagnes, de forêts et au sol léger gravement endommagé par l’érosion, ont su mettre en valeur une grande partie de leurs terres arables en recourant à l’arboriculture et à la viticulture. Il a fallu attendre le développement de l’agriculture industrielle et des sociétés hautement urbanisées pour que l’environnement naturel soit exploité sans aucun ménagement. Parmi les pires exemples de destruction des sols que nous offre l’Antiquité figurent les énormes exploitations agricoles commerciales utilisant le travail servile en Afrique du Nord et dans la péninsule italienne.
De nos jours, le développement technologique et la croissance des villes ont distendu le lien de l’humain avec la nature jusqu’au point de rupture. L’homme occidental se retrouve confiné dans un milieu urbain en grande partie synthétique, matériellement très éloigné de la terre, et sa relation avec le monde naturel est entièrement médiatisée par des machines. Il n’a que de vagues notions sur la façon dont sont produits la plupart des objets qu’il utilise et ses aliments n’ont plus qu’une ressemblance très lointaine avec les animaux et les plantes dont ils sont tirés. Rangé dans une des cases de son milieu urbain aseptisé – presque asilaire d’aspect et de structure –, l’être humain moderne se voit même refuser le rôle de spectateur des processus agricoles et industriels grâce auxquels il satisfait ses besoins matériels. Il est un pur consommateur, un réceptacle inerte. Il n’est peut-être pas équitable de dire qu’il manque de respect pour l’environnement naturel ; le fait est qu’il n’a guère de notions de ce que l’écologie veut dire ou de ce dont l’environnement a besoin pour que son équilibre soit préservé.
L’équilibre entre l’humain et la nature doit être rétabli. J’ai tenté de montrer dans « Écologie et pensée révolutionnaire » que l’avenir de l’espèce humaine sera gravement compromis si nous ne parvenons pas à rétablir cet équilibre de quelque façon. Je voudrais expliquer comment un usage écologique de la nouvelle technologie pourrait réveiller en l’être humain le sens de sa dépendance à l’égard de l’environnement ; comment, en réintroduisant le monde naturel dans l’expérience humaine, nous pouvons contribuer à l’accomplissement de la plénitude de l’être humain.
Les utopistes classiques ont parfaitement compris que le premier pas dans cette direction serait de mettre fin à l’opposition entre la ville et la campagne. « Il est impossible, écrivait Fourier il y a près d’un siècle et demi, d’organiser une association stable et bien équilibrée sans y inscrire les travaux des champs, ou du moins les jardins, les vergers, les troupeaux, la basse-cour et une grande variété d’espèces tant animales que végétales. » Indigné par les conséquences sociales de la Révolution industrielle, Fourier ajoutait : « Ils ne connaissent pas ce principe dans cette Angleterre qui expérimente avec des artisans et le travail industriel seuls et qui ne sauraient suffire à préserver l’unité sociale53. »
Pourtant, affirmer comme le fait Fourier que le citadin moderne devrait connaître à nouveau les joies des « travaux des champs » peut sembler de l’humour noir. Un retour à l’agriculture paysanne comme du temps de Fourier n’est ni possible ni souhaitable. Charles Gide avait certainement raison quand il faisait remarquer que le travail agricole « n’est pas forcément plus attrayant que le travail d’usine. Ce n’est pas pour rien qu’il a toujours été considéré comme le type même du dur labeur, de la vie de sacrifice54. » Fourier ne répond pas à cette objection lorsqu’il suggère que ses phalanstères cultiveront principalement des fruits et des légumes et non des céréales. Si nous ne pouvions rien envisager d’autre que les techniques d’exploitation du sol qui sont en usage actuellement, la seule solution de rechange à l’agriculture paysanne serait la culture hautement spécialisée et centralisée, dont les techniques reproduisent les méthodes de l’industrie moderne. Bien loin d’avoir atteint un équilibre entre la ville et la campagne, nous nous trouverions devant un environnement synthétique qui aurait totalement absorbé le monde naturel.
Si l’on admet que la terre et la collectivité doivent être matériellement réunies, que la vie de la collectivité doit se dérouler dans un contexte agricole qui rende explicite la dépendance de l’humain vis-à-vis de la nature, nous devons trouver le moyen de réaliser cette transformation sans que la collectivité soit accablée de travail. En bref, le problème est de savoir comment on peut, à la fois, ne pas renoncer à la mécanisation et pratiquer un élevage et une agriculture écologiques à l’échelle humaine.
Un certain nombre des progrès technologiques les plus prometteurs réalisés dans le domaine agricole depuis la Seconde Guerre mondiale peuvent s’adapter aussi bien à une exploitation du sol à petite échelle et selon des formes écologiques qu’à la culture industrielle dans d’immenses domaines capitalistes, qui est devenue dominante ces dernières décennies. Prenons un exemple. L’affouragement du bétail par convoyeurs automatiques est un aspect de la mécanisation rationnelle du travail agricole qui, par l’utilisation de machines classiques, permet d’éliminer les travaux pénibles. On relie par exemple une batterie de silos à un système de convoyeurs et on peut alors, sans autre effort que d’actionner quelques manettes, mélanger divers aliments et les acheminer jusqu’au bétail. Une opération qui demandait une demi-journée de travail de cinq à six hommes maniant la fourche et le seau est effectuée maintenant par une seule personne en quelques minutes. Ce type de mécanisation est intrinsèquement neutre : il peut servir à nourrir d’immenses troupeaux ou seulement quelques centaines de têtes ; les silos peuvent contenir des aliments naturels aussi bien que synthétiques ; de tels engins peuvent être installés dans des élevages diversifiés de taille relativement réduite, ou bien dans de vastes ranchs à bovins, ou encore dans des élevages laitiers de toutes dimensions. En somme, ce procédé d’affouragement peut être mis au service de l’exploitation commerciale la plus abusive comme de l’application la plus sensible des principes écologiques.
Cela vaut pour la plupart des machines agricoles qui ont été conçues ces dernières années, ou qui ont été remaniées pour les rendre plus polyvalentes. Le tracteur moderne, par exemple, est un chef-d’œuvre d’ingéniosité mécanique. Les modèles de jardin, d’une extraordinaire souplesse d’emploi, se prêtent à des tâches très variées ; légers et extrêmement maniables, ils peuvent suivre les contours du terrain le plus difficile sans endommager le sol. Les tracteurs lourds, en particulier ceux utilisés dans les pays chauds, ont fréquemment une cabine climatisée. Ils peuvent être utilisés non seulement pour la traction, mais également, grâce à des accessoires amovibles, pour le forage de trous, le levage d’objets pondéreux ou même la fourniture d’énergie à des élévateurs à grains. On a mis au point des charrues qui s’adaptent à toutes les vicissitudes du labourage. Les modèles les plus poussés sont même dotés d’un système à commande hydraulique qui les soulève ou les abaisse selon le profil du champ. Des plantoirs mécaniques existent pour presque toutes les sortes de semences. Certains plantoirs permettent de pratiquer le « labourage minimum » : ils injectent dans le sol simultanément la semence, l’engrais et le pesticide (évidemment !) ; en rassemblant ainsi en une seule plusieurs opérations différentes, ils réduisent le tassement du sol que produit souvent le passage répété de lourdes machines.
La gamme des engins permettant d’effectuer mécaniquement les récoltes a atteint des proportions vertigineuses. Il en existe pour toutes les sortes de vergers, de plantations de baies, les vignobles, les potagers et les cultures de plein champ. Les installations d’engrangement, de stockage et d’affouragement ont été complètement bouleversées par l’introduction des transporteurs à vis et à bande, des silos hermétiques, des climatiseurs, des évacuateurs automatiques de fumier, etc. Ce sont des machines qui décortiquent les produits récoltés, les nettoient, les mesurent, les congèlent ou les mettent en boîtes, les emballent et les mettent en caisse. Construire des canaux d’irrigation bétonnés n’est plus qu’une simple opération mécanique confiée à une ou deux excavatrices. Quant à la pauvreté d’un sol ou à son mauvais drainage, on y remédie grâce aux machines de terrassement et à des charrues qui pénètrent au-delà de la couche arable.
Certes, une large part de la recherche agronomique est consacrée à la mise au point de produits chimiques nocifs et à l’obtention de productions d’une valeur nutritive douteuse. Mais on peut mettre à son actif d’extraordinaires progrès dans l’enrichissement génétique des végétaux cultivables. Parmi les nouvelles espèces de céréales ou de légumes, nombreuses sont celles qui résistent aux insectes prédateurs, aux maladies et au froid. Bien souvent, ces espèces représentent un net progrès par rapport aux types naturels anciens et elles ont permis d’ouvrir à la culture vivrière de vastes étendues qui y étaient jusque-là réfractaires.
Arrêtons-nous un instant pour considérer comment notre communauté libre pourrait s’intégrer à son environnement naturel. Nous supposerons que cette collectivité ne se sera établie qu’après une minutieuse étude écologique, portant aussi bien sur les ressources atmosphériques et aquatiques du site que sur son climat, ses formations géologiques, ses matières premières, ses sols, sa flore et sa faune naturelles. La démographie du groupe est consciemment limitée à ce que requiert l’équilibre écologique. L’exploitation de la région est entièrement régie par les principes écologiques de façon à maintenir un équilibre entre les êtres humains et l’environnement. Avec ses productions industrielles également bien dosées et diversifiées, cette communauté constitue une unité singulière à l’intérieur de la matrice naturelle ; elle est socialement et esthétiquement en harmonie avec la région qu’elle occupe.
Dans cette communauté, l’agriculture est hautement mécanisée mais elle associe aussi étroitement que possible les cultures, les pâturages et les bois. La diversité de la flore et de la faune est encouragée afin de limiter les dégâts des agents nuisibles ainsi que pour embellir le paysage. La culture à grande échelle n’est pratiquée que lorsqu’elle ne contredit pas les impératifs écologiques locaux. Les cultures vivrières étant nécessairement diverses, l’exploitation se fait par petites unités séparées par des rideaux d’arbres, des haies, des pacages et des prés. En pays vallonné, accidenté ou montagneux, les fortes pentes sont plantées d’arbres pour éviter l’érosion et retenir l’eau. Le sol est analysé arpent par arpent, soigneusement, et n’est utilisé que pour les cultures qui lui conviennent le mieux. Tout est fait pour mêler la ville et la campagne sans sacrifier l’apport spécifique de chacune à l’expérience des êtres humains. C’est l’unité écologique de la région qui détermine les frontières sociales, culturelles et biologiques de la communauté ou de l’ensemble des communautés qui partagent ses ressources. Chaque communauté possède de nombreux jardins potagers et d’agrément, des tonnelles attrayantes, des parcs, des ruisseaux et des mares hébergeant poissons et oiseaux aquatiques. La campagne, qui fournit nourriture et matières premières, forme non seulement les environs immédiats de la communauté, accessibles à pied pour n’importe qui, mais la pénètre également. Bien que ville et campagne conservent chacune leur singularité, que l’on apprécie hautement et que l’on met en valeur, la nature est partout présente dans la ville et celle-ci, en revanche, a comme caressé la nature, y laissant une douce empreinte d’humanité.
Je pense qu’une communauté libre considérera l’agriculture et l’élevage comme une activité aussi pleine de sens et d’agrément que l’artisanat. Ses membres, à même de se décharger des tâches pénibles sur les machines, auront à l’égard de la culture vivrière la même attitude ludique et inventive que bien des gens ont à l’égard du jardinage. L’agriculture retrouvera pleinement sa part dans la vie sociale, comme occasion d’une activité physique agréable et, grâce aux exigences de l’écologie, comme problème intellectuel, scientifique et même esthétique. Les individus réaliseront avec le monde vivant qui les entoure la même fusion organique que le groupe humain avec la région qu’il occupe. Ils retrouveront le sens de l’unité avec la nature qui a existé chez les humains depuis l’origine. La nature et les formes organiques de pensée qu’elle suscite toujours referont partie intégrante de la culture ; elle réapparaîtra avec une nouvelle fraîcheur dans la peinture, la littérature, la philosophie, la danse, l’architecture, l’ameublement et dans les gestes mêmes de la vie quotidienne. Un nouvel animisme imprégnera profondément la culture et le psychisme humain. On n’exploitera plus un pays, mais on l’utilisera aussi pleinement que possible. Cela est essentiel pour que la dépendance d’une collectivité à l’égard de son milieu repose sur une base stable et pour que les êtres humains retrouvent un respect profond et constant envers les besoins du monde naturel, respect qui, pour l’humain, est synonyme de survie et de bien-être. La collectivité fera tout son possible pour trouver sur place de quoi satisfaire ses besoins ; pour utiliser les ressources locales en énergie, minéraux, bois, sol, eau, flore et faune d’une façon à la fois rationnelle et humaniste, respectueuse des principes écologiques. Dans cet esprit, on peut prévoir l’utilisation de techniques nouvelles, actuellement encore en pleine gestation, dont beaucoup se prêteraient merveilleusement à une économie décentralisée. Je pense en particulier aux méthodes permettant d’extraire de la terre, de l’eau ou de l’air des corps très dilués ou même à l’état de traces, à l’énergie solaire, éolienne, hydroélectrique et géothermique, à l’utilisation de pompes à chaleur, de carburants végétaux, de bassins solaires, de convertisseurs thermo-électriques et, peut-être, à la réaction thermo-nucléaire contrôlée.
Il existe une sorte d’archéologie industrielle qui révèle en maintes régions les indices d’une activité économique autrefois florissante et abandonnée depuis longtemps par nos prédécesseurs. Dans la vallée de l’Hudson, la vallée du Rhin, les Appalaches et les Pyrénées, on trouve des vestiges de mines et d’ouvrages métallurgiques hautement perfectionnés, des restes d’industries locales, l’empreinte sur le sol d’exploitations agricoles désertées depuis longtemps – autant de traces de groupes humains dont la prospérité reposait sur les matières premières et les ressources locales. Ces centres ont dépéri lorsque leurs productions se sont trouvées évincées du marché par la grande industrie de dimension nationale utilisant les techniques de la production de masse et les sources concentrées de matières premières. Mais les anciennes ressources sont souvent encore disponibles pour une utilisation sur place ; « sans valeur » dans une société hyper-urbanisée, elles se prêteraient parfaitement à une exploitation par des communautés décentralisées et n’attendent que la mise en œuvre de techniques industrielles adaptées à une production de qualité à petite échelle. Si l’on faisait sérieusement l’inventaire des ressources disponibles dans maintes régions désertées du globe, la possibilité pour des groupes humains de satisfaire sur place un grand nombre de leurs besoins matériels apparaîtrait beaucoup plus réelle qu’on ne l’imagine.
Le développement incessant de la technologie tend à enrichir ces possibilités locales. Voyons, par exemple, comment des ressources apparemment inexploitables ou de qualité médiocre retrouvent une valeur économique grâce au progrès technique. Tout au long du XIXe siècle et au début du XXe, la chaîne du Mesabi dans le Minnesota a fourni aux aciéries étatsuniennes des minerais extrêmement riches qui ont contribué largement au développement rapide de la métallurgie nationale. Le déclin de ces réserves a placé le pays devant le problème de l’extraction de la taconite, minerai de qualité inférieure d’une teneur en fer d’environ 40%. L’extraction par les méthodes courantes en est pratiquement impossible ; il faut une heure à une foreuse (classique) pour entamer la taconite sur une profondeur de trente centimètres. Mais, récemment, l’extraction de la taconite a été rendue possible grâce à la mise au point d’une foreuse par jet de flamme capable de découper le minerai à une vitesse de huit à dix mètres à l’heure. On fore d’abord des trous de mine à la flamme puis on fait sauter le minerai qui est ensuite mis en condition pour son utilisation par l’industrie grâce à des procédés modernes de concassage, de tri et d’agglomération.
On approche vraisemblablement du moment où il sera possible d’extraire du sol, de la mer et d’une large proportion des déchets et effluents gazeux des matières premières extrêmement diffuses ou diluées. Certains des métaux les plus précieux sont en réalité fort communs, mais ils n’existent que sous forme très diluée ou à l’état de traces. Il n’est guère de morceau de sol ou de roche qui ne contienne des traces d’or, de l’uranium en quantités plus notables et plus encore d’autres éléments utiles à l’industrie tels que le magnésium, le zinc, le cuivre et le soufre. Cinq pour cent environ de l’écorce terrestre est constituée de fer. Comment pourrons-nous mobiliser ces ressources ? En principe au moins, la solution réside dans les méthodes d’analyse que les chimistes emploient pour détecter ces éléments. Ainsi que l’explique le chimiste Jacob Rosin, dès lors qu’un élément est décelable en laboratoire, on peut espérer parvenir à l’extraire en quantités suffisantes pour servir à l’industrie.
Depuis plus d’un demi-siècle, la source principale de l’azote commercialisé dans le monde est l’atmosphère. C’est à partir de l’eau de mer que l’on obtient le magnésium, le chlore, le brome et la soude caustique ; le soufre provient des sulfates de chaux et des effluents industriels. On pourrait récupérer pour l’usage industriel de grandes quantités de l’hydrogène libéré par l’électrolyse de l’eau salée et qu’en général les usines de chlore brûlent ou rejettent dans l’atmosphère. De même, le traitement des fumées fournirait d’énormes quantités de carbone (relativement rare dans la nature) que l’on pourrait remettre dans le circuit de l’économie au lieu de le disperser dans l’atmosphère avec d’autres composés gazeux.
L’obstacle auquel se heurte la chimie industrielle pour extraire de la mer et des roches courantes des substances intéressantes est celui du coût de l’énergie exigée. Les deux méthodes qui existent – échange ionique et chromatographie – pourraient être mises au point pour une utilisation industrielle et servir à isoler dans des solutions les substances désirées ; mais la quantité d’énergie requise pour leur mise en œuvre serait excessivement coûteuse en termes de richesses réelles. À moins de découvertes (que rien ne laisse espérer) dans les techniques d’extraction, il est hautement improbable que le problème puisse être résolu en recourant aux sources d’énergie classiques, c’est-à-dire aux combustibles fossiles tels que le charbon et le pétrole.
En réalité, ce n’est pas que nous manquions d’énergie dans l’absolu. C’est que nous commençons à peine à apprendre à capter les sources d’énergie pratiquement illimitées qui existent. L’énergie brute du rayonnement solaire qui atteint la surface de la Terre est évaluée à plus de trois mille fois la consommation annuelle du monde actuel. Une fraction de cette énergie se convertit en vent ou est utilisée par la végétation pour la photosynthèse, mais ce qui reste disponible pour d’autres usages est fabuleux. Le problème est de recueillir cette énergie pour satisfaire une partie de nos besoins. Si on savait, par exemple, capter l’énergie solaire pour le chauffage domestique, de 20 à 30% des ressources énergétiques classiques se trouveraient libérées pour d’autres fins. Et si on pouvait utiliser l’énergie solaire à tout ou partie des travaux culinaires, pour le chauffage de l’eau, pour la fonte des métaux et la production d’électricité, nos besoins en combustibles fossiles se trouveraient ramenés à relativement peu de chose. Les appareils fonctionnant à l’énergie solaire et pouvant assurer presque toutes ces fonctions existent. On sait chauffer les maisons, cuire les aliments, faire bouillir de l’eau, fondre des métaux et alimenter un réseau en électricité à partir de la seule énergie solaire ; mais on ne sait pas faire tout cela avec une efficacité suffisante sous toutes les latitudes du globe et on bute encore sur de nombreux problèmes techniques que seul pourra résoudre un effort de recherche intensif.
À l’heure où j’écris, il a déjà été construit un bon nombre de maisons chauffées – et fort bien – à l’énergie solaire. Aux États-Unis, les plus connues d’entre elles sont les bâtiments expérimentaux du MIT dans le Massachusetts, la maison Lof à Denver et les maisons Thomason à Washington (DC). Le système Thomason, dont le coût en combustible atteint à peine cinq dollars par an, semble être le plus pratique pour le moment. Il consiste à capter la chaleur du soleil sur le toit de la maison et à la transporter, par l’intermédiaire d’eau en circulation, jusqu’au sous-sol où elle est emmagasinée dans un réservoir. Incidemment, cette eau peut également servir à rafraîchir la maison et constitue une réserve d’urgence en cas d’incendie. Ce système est simple et assez bon marché. Situées à Washington, près du 40e parallèle, ces maisons se trouvent ainsi en lisière de la « zone solaire » qui couvre les latitudes de zéro à quarante degrés nord et sud, et qui est la partie du globe où l’utilisation industrielle ou domestique des rayons solaires peut procurer les meilleurs rendements. Que le système Thomason ne requière qu’un appoint minime d’énergie conventionnelle pour assurer le chauffage d’une maison à Washington augure favorablement des possibilités offertes par les régions de même climat ou plus chaudes.
Pour ce qui est des latitudes plus froides, on peut aborder le problème de deux façons : ou bien mettre en œuvre des procédés beaucoup plus complexes, permettant de ramener la consommation de combustibles classiques à peu près à ce qu’elle est dans les maisons Thomason ; ou bien en rester à des procédés simples impliquant un appoint de combustibles classiques pour 10 à 50% des besoins. Comme le fait remarquer Hans Thirring :
L’avantage décisif du chauffage solaire réside dans le fait que les frais de fonctionnement sont nuls, excepté le coût – minime – de l’électricité qui actionne les ventilateurs. Ainsi, pour toute la durée d’existence d’une maison, le prix de son chauffage est égal au simple prix du matériel installé une fois pour toutes. De plus, ce matériel fonctionne automatiquement, sans produire ni fumée, ni suie, ni émanations et élimine tous les travaux de chargement du foyer, d’approvisionnement, de nettoyage, de réparation, etc. L’appoint du chauffage solaire au système énergétique d’un pays contribuerait à l’accroissement de sa richesse et si on équipait de systèmes de chauffage solaire toutes les maisons des régions dont le climat s’y prête, on réaliserait chaque année des millions de livres sterling d’économie de combustible. Telkes, Hottel, Lof, Bliss et les autres chercheurs qui ont ouvert la voie au chauffage solaire ont fait véritablement œuvre de pionniers et leur importance apparaîtra de plus en plus clairement dans l’avenir55.
Actuellement, les applications les plus répandues des systèmes à énergie solaire servent à la cuisson des aliments et au chauffage de l’eau. Des milliers de fourneaux solaires sont employés dans les pays en développement, au Japon et dans les régions chaudes des États-Unis. Un fourneau solaire consiste tout simplement en un réflecteur en forme de parapluie avec une grille sur laquelle on peut faire griller de la viande ou bouillir un litre d’eau en quinze minutes si l’ensoleillement est bon. Sans danger, propre et transportable, un tel fourneau n’exige ni combustible ni allumettes et ne dégage aucune fumée désagréable. Un four solaire portatif peut atteindre des températures supérieures à 200 °C et est encore plus maniable et de dimensions plus réduites qu’un fourneau solaire. Quant aux chauffe-eau solaires, ils sont fort répandus tant dans les maisons individuelles que dans les appartements en immeuble, dans les laveries ou les piscines. On en compte environ 25 000 en Floride et leur vogue gagne la Californie.
Du point de vue du savoir technique, quelques-uns des progrès les plus spectaculaires dans l’emploi de l’énergie solaire ont été réalisés par l’industrie, bien que ces applications soient – au mieux – marginales et en grande partie expérimentales. La plus simple est le four solaire. Le capteur est en général constitué soit d’un miroir parabolique unique, soit, plus couramment, d’un assemblage de très nombreux miroirs paraboliques montés dans un grand bâti. Un héliostat, miroir plus petit, installé horizontalement et qui suit le mouvement du soleil, réfléchit les rayons à l’intérieur du collecteur. Plusieurs centaines de ces fours sont en usage. L’un des plus grands, le four de Félix Trombe, à Mont-Louis, a une puissance de 75 kW et sert principalement à l’expérimentation à haute température. Les rayons solaires ne contenant aucune impureté, ce four peut fondre une cinquantaine de kilos de métal sans entraîner aucune des contaminations chimiques inévitables avec les méthodes classiques. Un four solaire construit par l’intendance de l’armée américaine à Nattick, au Massachusetts, atteint quelque 3 000 °C, soit une température suffisante pour faire fondre des poutrelles d’acier en « I ».
Certes, les fours solaires ont bien des limitations, mais celles-ci ne sont pas insurmontables. Leur efficacité est considérablement réduite par la brume, le brouillard, les nuages et les poussières atmosphériques ainsi que par la masse de matériaux d’origine éolienne qui dévie les appareils et fausse la convergence exacte des rayons. On cherche actuellement à remédier à certains de ces inconvénients à l’aide de toits à glissières, de couvertures pour les miroirs et de constructions protectrices solaires. En fin de compte, il reste que les fours solaires sont propres et efficaces lorsqu’ils sont en bonnes conditions, et qu’ils produisent des métaux d’une qualité extrêmement élevée, inégalable par les procédés classiques en usage actuellement.
Autre domaine prometteur de la recherche en cours, celui de la conversion de l’énergie solaire en électricité. En théorie, une surface d’environ un mètre carré, placée perpendiculairement aux rayons solaires, reçoit une énergie égale à un kilowatt. « Étant donné que dans les zones arides du globe, note Thirring, des millions de mètres carrés de désert sont disponibles pour la production énergétique, on peut calculer que l’implantation de centrales solaires sur 1% seulement de ces superficies représenterait une puissance installée bien supérieure à celle que l’on obtient en additionnant toutes les centrales thermiques et hydroélectriques existant dans le monde56. » Dans la pratique, l’orientation préconisée par Thirring s’est heurtée à des considérations de prix de revient et de marché (la demande d’électricité est très faible dans les pays en développement à climat chaud qui se prêtent le mieux à la réalisation d’un tel projet) et surtout au conservatisme des ingénieurs en matière de production électrique. Ce sont les batteries solaires qui ont bénéficié de l’essentiel des efforts de la recherche, et cela, en grande partie du fait des « programmes spatiaux ».
Les batteries solaires, ou photopiles, fonctionnent sur le principe de l’effet thermo-électrique. Si on réunit des lames d’antimoine et de bismuth, par exemple, pour former une boucle et si on crée une différence de température en chauffant l’un des bouts, on obtient de l’électricité. Les travaux sur les photopiles effectués au cours des dix dernières années ont abouti à des appareils d’un rendement énergétique de 15% et les 20 ou 25% semblent pouvoir être atteints dans un futur proche. (À titre comparatif, l’efficacité du moteur à essence est évaluée à environ 11%.) Groupées en grands panneaux, les photopiles servent déjà à propulser des voitures électriques et des petits bateaux et à alimenter en courant des lignes téléphoniques, des radios, des électrophones, des pendules, des machines à coudre et autres engins. On prévoit que le prix de revient de ces piles pourra être réduit jusqu’au point où elles pourront répondre aux besoins domestiques et même à ceux d’installations industrielles de petite taille.
Enfin, l’énergie solaire peut être utilisée d’une autre façon encore : en emmagasinant la chaleur dans une masse d’eau. Depuis longtemps déjà, des ingénieurs cherchent le moyen de convertir en électricité les différences de températures produites dans la mer par la chaleur du soleil. En théorie, un bassin solaire d’un kilomètre carré et construit selon certaines conditions pourrait fournir annuellement trente millions de kilowatts/heure d’électricité ; ce qui équivaut à la production d’une centrale importante fonctionnant douze heures par jour tout au long de l’année. L’électricité s’obtient sans aucune dépense en combustible et par la seule vertu « d’une étendue d’eau sous le soleil », comme le dit Henry Tabor57. Il suffit de capter la chaleur accumulée au fond du bassin en faisant passer l’eau chaude par un échangeur de chaleur, après quoi, l’eau est renvoyée dans le bassin. Dans un pays chaud, 25 900 kilomètres carrés de bassins utilisés de cette manière produiraient assez d’électricité pour couvrir les besoins de 400 millions d’individus.
Les marées constituent encore une autre source, pratiquement inexploitée, d’énergie électrique. Le procédé consiste à retenir à marée haute les eaux de l’océan dans un bassin naturel – une baie ou une embouchure de fleuve – pour les relâcher à marée basse en les faisant passer par des turbines. Les sites convenables ne manquent pas où les marées ont une amplitude suffisante pour produire de l’électricité en grande quantité. Les Français ont déjà construit à l’embouchure de la Rance, à Saint-Malo, une grande usine marémotrice dont la production attendue est de 544 millions de kilowatts/heure par an, et on planifie d’en ériger une autre dans la baie du Mont-Saint-Michel. En Angleterre, le confluent de la Severn et de la Wye présente pour une telle installation des conditions extrêmement favorables. Un barrage à cet endroit fournirait chaque année autant d’électricité qu’un million de tonnes de charbon. Autre site parfait pour une centrale marémotrice, la baie de Passamaquoddy à la frontière entre le Maine et le Nouveau-Brunswick. En URSS, des sites favorables existent dans la baie de Mezen dans l’Arctique. L’Argentine projette la construction d’un barrage à marée en travers de l’estuaire du fleuve Deseado, près de Puerto Deseado sur la côte atlantique. De nombreuses autres régions littorales se prêteraient à la production d’électricité à partir de la force des marées, mais, la France exceptée, aucun pays ne s’est sérieusement préoccupé d’exploiter cette ressource.
Les différences de température dans la mer ou dans le sol pourraient également fournir d’importantes quantités d’électricité ou de chaleur à usage domestique. Un écart de température de 17 °C n’est pas rare dans les couches superficielles des eaux tropicales ; et le long des côtes sibériennes, on constate en hiver 30 °C d’écart entre l’eau sous la banquise et l’atmosphère. Dans le sol, la température s’accroît avec la profondeur, donnant ainsi des différences de température avec la surface. Des pompes à chaleur permettraient de mettre à profit ces écarts à des fins industrielles ou pour le chauffage domestique grâce à des turbines à vapeur. La pompe à chaleur fonctionne comme un réfrigérateur mécanique : un réfrigérant en circulation entraîne à l’extérieur la chaleur d’un milieu donné, la dissipe, et la récupère ensuite pour relancer le processus. Dans les mois d’hiver, les pompes mettant en circulation le réfrigérant dans un puits peu profond pourraient absorber la chaleur du sous-sol immédiat pour la libérer dans la maison. L’été, on inverserait le processus : la chaleur de la maison serait refoulée dans le sol. Dans une économie hyper-centralisée, reposant entièrement sur l’emploi du charbon, du pétrole ou de l’atome, la pompe à chaleur semble être d’un fonctionnement trop coûteux ; la quantité d’électricité qu’elle consomme rendrait son prix de revient prohibitif. Mais dans une société décentralisée, utilisant l’énergie solaire et éolienne et où le « prix de revient » est subordonné aux besoins humains, la pompe à chaleur serait un appareil de chauffage idéal sous les latitudes tempérées et subarctiques. Elle n’exige pas de cheminées coûteuses, elle ne pollue pas l’atmosphère et supprime toutes les corvées de remplissage et de vidage des chaudières. La mise à profit du soleil, des vents ou des différences de température pour produire de l’électricité ou de la chaleur rendrait parfaitement autonome le chauffage des maisons ou des usines ; aucun apport extérieur ne serait nécessaire et de précieuses ressources en hydrocarbures seraient ainsi épargnées.
J’ai mentionné les vents comme source possible d’énergie. Beaucoup de régions du globe se prêteraient en effet à leur utilisation pour la production à grande échelle d’électricité. Environ un quatorzième de l’énergie solaire qui atteint la surface de la terre est transformée en vent. Une grande partie de celui-ci forme le courant-jet (jet stream), à une altitude de dix à treize mille mètres ; mais une large part de l’énergie éolienne reste disponible à quelques dizaines de mètres au-dessus du sol. Un rapport de l’ONU, cherchant à apprécier en termes de prix de revient l’intérêt de produire de l’électricité à partir du vent, montre qu’en beaucoup de régions des installations éoliennes perfectionnées pourraient fournir de l’électricité à un coût global de deux centimes le kilowatt/heure, soit à peu près celui de l’électricité commercialisée actuellement. Plusieurs génératrices éoliennes ont déjà fonctionné avec succès. La célèbre génératrice de 1 250 kW de Grandpa’s Knob près de Rutland, dans le Vermont, a réussi à alimenter en courant alternatif le réseau de la Central Vermont Public Service Co. ; seul le manque de pièces de rechange durant la Seconde Guerre mondiale a rendu son entretien difficile. Depuis lors, des génératrices plus grandes et d’un meilleur rendement ont été conçues. P. H. Thomas, travaillant pour le compte de la Commission fédérale de l’électricité aux États-Unis, a fait les plans d’une centrale éolienne de 7 500 kW dont le coût initial d’installation serait de 68 dollars le kilowatt. Même avec un prix de revient double, estime Eugene Ayres, « la comparaison avec les installations hydroélectriques semblerait encore à l’avantage des turbines éoliennes puisque les premières reviennent à 300 dollars le kilowatt58 ». L’énergie éolienne représente dans de nombreuses régions du monde un énorme potentiel de production électrique. En Angleterre, par exemple, où trois années ont été consacrées au recensement minutieux des sites qui se prêteraient à l’installation de centrales éoliennes, on a abouti à la conclusion que les turbines à vent les plus récentes permettraient d’obtenir une puissance installée de plusieurs millions de kilowatts, permettant ainsi d’économiser chaque année de deux à quatre millions de tonnes de charbon.
Il ne faut cependant pas se faire d’illusions à propos de l’extraction de substances minérales très diluées, à propos de l’énergie du soleil ou des vents ou des pompes à chaleur. À l’exception peut-être de l’énergie des marées ou de l’exploitation des matières premières d’origine marine, ces ressources ne sauraient fournir à l’être humain les quantités massives de matières premières et d’énergie qu’exigent des populations extrêmement concentrées et une industrie hyper-centralisée. Les quantités d’énergie que peuvent produire appareils solaires, turbines éoliennes ou pompes à chaleur sont limitées. Leur emploi conjugué et sur un plan local suffirait largement aux besoins de petites collectivités, mais on n’est pas près de voir de telles installations capables d’alimenter en électricité des villes telles que New York, Londres ou Paris.
Pourtant, cette limitation en dimensions pourrait être profondément bénéfique d’un point de vue écologique. Le soleil, le vent et la terre sont des réalités d’expérience auxquelles, depuis des temps immémoriaux, l’être humain a toujours voué une sorte d’attachement sensuel et de respect. Ce sont ces éléments premiers qui ont engendré chez lui la conscience de sa dépendance à l’égard du milieu naturel, sentiment qui a puissamment réfréné ses activités destructrices. La révolution industrielle et l’urbanisation du monde qui l’a accompagnée ont obscurci l’expérience humaine du rôle de la nature : le soleil s’est trouvé caché derrière un écran de fumée, le vent arrêté dans sa course par des constructions énormes, le sol souillé par la prolifération urbaine. La dépendance vitale de l’être humain à l’égard du monde naturel a cessé d’être perceptible ; elle a pris un caractère théorique, devenant matière à livres savants, à monographies, conférences et expériences en laboratoire. Certes, cette approche théorique nous a fourni quelques aperçus (au mieux, partiels) sur le monde naturel ; mais sa sécheresse même nous coupe de la nature, et ne nous apporte ni la conscience de l’unité que nous formons avec elle ni la satisfaction du besoin que nos sens ont d’elle. C’est une part de nous-mêmes que nous avons ainsi perdue, celle qui fait de nous des êtres sensibles. Nous nous sommes exclus de la nature. Notre cadre de vie, nos techniques sont devenus totalement inanimés, univers parfaitement inorganique dans lequel l’être humain et sa pensée deviennent également inanimés.
Réintroduire le soleil, le vent, la terre – en fait, les fondements de la vie – dans la technologie, dans les procédés dont se sert l’être humain pour survivre, réactiverait de façon révolutionnaire les liens de l’humain et de la nature. Rétablir cette dépendance de telle sorte que chaque groupe humain prenne à travers elle conscience de la singularité de chaque région – qu’il prenne conscience non seulement de sa dépendance en général à l’égard de la nature, mais de la façon dont cette dépendance se manifeste spécifiquement dans telle région ayant telle et telle qualité – conférerait à ce renouvellement un caractère véritablement écologique. On verrait se former un véritable système écologique, un réseau délicatement tissé de richesses locales, recevant continuellement les apports de la science et de l’art. À mesure que se développerait un authentique sens de la localité, chaque ressource trouverait sa place dans un équilibre stable, fusion organique d’éléments naturels, sociaux et technologiques. L’art, assimilant la technologie, redeviendrait un art social, expression de la communauté en tant que totalité vivante. Le groupe serait à même de reconsidérer ses dimensions, le rythme de la vie les modes de travail, l’architecture, les moyens de transport et de communication pour les ramener à l’échelle humaine. La voiture électrique, silencieuse, propre, pas trop rapide, pourrait assurer pour l’essentiel les transports urbains à la place de l’automobile bruyante, polluante et dangereuse, et des monorails pourraient relier entre elles les communautés, ce qui permettrait de réduire le nombre d’autoroutes qui défigurent le paysage. L’artisanat retrouverait sa dignité et complèterait la production industrielle ; il pourrait devenir une sorte d’activité artistique inscrite dans le quotidien. Le goût de la qualité, j’en suis sûr, remplacerait les critères purement quantitatifs qui dominent la production d’aujourd’hui ; le respect pour la durabilité des produits et la conservation de matériaux remplacerait les mesquins critères de boutiquier qui ont abouti à l’«obsolescence incorporée »59 et à la consommation effrénée. Une telle collectivité pourrait devenir comme le moule artistiquement façonné de l’existence, une source inspirante de culture et, pour l’individu, le foyer d’une solidarité humaine inépuisable.
Une technologie au service de la vie
Ce que la révolution future exigera en premier lieu de la technologie, c’est qu’elle produise une surabondance de biens avec un minimum de travail ; cela afin de permettre au peuple révolutionnaire de se consacrer à l’activité sociale, de demeurer en révolution permanente. Jusqu’à présent, toutes les révolutions sociales ont échoué parce que le fracas des machines couvrait les appels du tocsin. Les tâches triviales, mornes, de production des moyens de survie empoisonnaient les rêves de liberté et d’abondance. Un regard sur les dures réalités de l’histoire nous montre que tant que la révolution a continué à signifier pour le peuple sacrifices et privations, elle n’a pas pu empêcher le pouvoir de retomber aux mains des « professionnels » de la politique, des médiocres de Thermidor. Les Girondins libéraux l’ont bien compris quand, cherchant à étouffer l’ardeur révolutionnaire des assemblées populaires parisiennes – les Sections de 1793 –, ils décrétèrent que les réunions devraient se terminer à dix heures du soir, soit avant que les ouvriers rentrent de leur travail. Le décret s’est révélé inefficace mais il visait juste. Au fond, la tragédie des révolutions passées, c’est que, tôt ou tard, les assemblées ont fermé leurs portes « à dix heures du soir ». La fonction la plus essentielle de la technologie moderne doit être de maintenir les portes de la révolution ouvertes à jamais !
Il y a près d’un demi-siècle, alors que théoriciens sociaux-démocrates et communistes bavardaient sur l’idéal du « travail pour tous », les dadaïstes, ces merveilleux déments, réclamaient le chômage pour tous. Le temps n’a en rien affaibli le sens de cette revendication. Au contraire, il lui a donné une forme et un contenu concrets. Dès lors que le travail est réduit à son strict minimum ou disparaît entièrement, les problèmes de la survie cèdent la place à ceux de la vraie vie et la technologie elle-même, de servante des besoins immédiats de l’être humain, se transforme en partenaire de sa créativité.
Regardons cela de plus près. On a beaucoup écrit sur la technologie comme extension de l’humain. Cette expression est trompeuse, si elle désigne toute la technologie en bloc. Elle est valable essentiellement pour l’artisanat traditionnel et peut-être pour les premiers stades du machinisme. L’artisan domine son outil ; son travail, ses goûts artistiques et sa personnalité sont les éléments déterminants du processus productif. Son travail n’est pas une simple dépense d’énergie ; c’est aussi l’ouvrage personnel d’un individu qui met toute sa sensibilité dans le façonnage et la décoration d’un objet qui devra servir à d’autres personnes. C’est l’artisan qui conduit son outil et non l’inverse. Quel que soit le rapport aliéné qui risque d’apparaître entre l’artisan et son produit, il se trouve immédiatement surmonté, ainsi que le fait remarquer Friedrich Wilhelmsen, « par un jugement artistique – un jugement sur l’objet à fabriquer60 ». L’outil accroît les pouvoirs de l’artisan en tant qu’être humain ; il le met en mesure d’exercer son talent et de transmettre sa personnalité à la matière brute.
Le développement de la machine tend à rompre le rapport intime entre l’être humain et les moyens de production. La machine réduit l’ouvrier à un ensemble de gestes prédéterminés sur lesquels il n’exerce aucun pouvoir. Elle se manifeste désormais comme une force étrangère – à la fois séparée des moyens de survie et en même temps indissolublement liée à leur production. La technologie n’est plus une « extension de l’être humain », mais une puissance qui le domine et gouverne sa vie selon les desseins de la bureaucratie industrielle ; car il ne s’agit pas de personnes mais d’une bureaucratie, d’une machine sociale. La production en série, en devenant le mode dominant de production, fait de l’être humain une extension de la machine, et cela non seulement à l’égard des mécaniques à l’œuvre dans la production mais aussi à l’égard des mécaniques sociales à l’œuvre dans le fonctionnement de la société. L’être humain cesse ainsi d’être sa propre fin. La loi de fer « produire pour produire » impose à l’individu une personnalité de plus en plus passive dont l’aboutissement est l’être humain-consommateur, entité économique dont les goûts, les valeurs et les pensées sont fabriqués par des « équipes » bureaucratiques. Standardisé par les machines, l’être humain est devenu une machine.
L’homme-machine, c’est l’idéal bureaucratique61. Mais cet idéal est sans arrêt bafoué par la renaissance de ce qui est vivant, par la réémergence de la jeunesse et par les contradictions qui secouent la bureaucratie. Pour chaque génération le processus d’assimilation doit être recommencé, et chaque fois la résistance est violente. Engorgée de gens médiocres, la bureaucratie fait continuellement des « erreurs ». Ses réactions sont toujours en retard par rapport aux situations nouvelles ; insensible, elle est en proie à l’inertie et est toujours ballottée au gré des situations. Dans toute brèche dans la machine bureaucratique s’engouffrent les forces de la vie.
Mais comment combler ce qui sépare les hommes vivants des machines mortes sans sacrifier ni les êtres humains ni les machines ? Comment transformer la technologie au service de la survie en technologie au service de la vie ? Il n’y a évidemment aucune réponse définitive à ces questions. Les humains libres pourront choisir entre une vaste gamme de solutions, et toutes seront peut-être le résultat d’inventions technologiques imprévisibles. Ils choisiront peut-être une société hyper-technologique, reléguant les machines automatisées dans les sous-sols de l’histoire, où elles resteraient entièrement coupées de la vie sociale, de la collectivité et de la créativité. Presque cachées, les machines travailleraient pour l’être humain. On verrait des collectivités libres postées à la sortie de la chaîne industrielle automatisée avec des caddies pour ramener les marchandises à la maison. La séparation entre l’humain et la machine ne serait pas comblée, elle serait seulement ignorée.
Je crois que cela ne résoudrait rien. Ce serait nous couper d’une expérience vitale, du stimulant de l’activité productrice, et du stimulant qu’est la machine. La technologie peut jouer un rôle très important dans le développement de la personnalité humaine. Comme le dit Lewis Mumford : tout art a son côté technique qui exige l’autotransformation de la spontanéité en un ordre exprimé, le besoin de rester en contact avec le monde objectif pendant les moments de subjectivité les plus sublimes et les plus extasiés.
À mon avis, une société libérée ne cherchera pas à nier la technologie : précisément parce qu’étant libre elle pourra trouver un équilibre. Elle voudra peut-être assimiler la machine à la création artisanale. Je veux dire par là qu’ayant enlevé à la production sa pénibilité, la machine permettrait à l’être humain d’en faire une création artistique. Dès lors, la machine participera de la créativité humaine. Pourquoi ne pas utiliser des machines automatisées et cybernétisées de telle façon qu’elles assument l’extraction, la préparation et le transport des matières premières puis le dégrossissage des produits et laissent aux membres de la communauté les derniers stades de la fabrication impliquant habileté manuelle et sens artistique. La plupart des pierres dont sont faites les cathédrales ont été soigneusement taillées et appareillées de façon à faciliter leur assemblage – travail ingrat et répétitif qui s’effectue aujourd’hui vite et sans effort grâce à des machines. Les moellons mis en place, les artisans intervenaient ; au travail pénible succédait la création. Dans une communauté libérée, la combinaison de la machine et de l’outil artisanal pourrait atteindre un degré de sophistication et d’interdépendance créatrice inégalable. La vision de William Morris d’un retour à l’artisanat serait débarrassée de ses pointes nostalgiques. On serait vraiment fondé à parler d’un progrès qualitatif de la technique, d’une technologie au service de la vie.
Ayant acquis un respect vivifiant pour son milieu naturel et ses ressources, la collectivité libre, décentralisée, donnera une nouvelle définition du mot « besoin ». Le « royaume de la nécessité » de Marx, au lieu de s’étendre sans arrêt, tendra à se réduire ; les besoins seront humanisés et relativisés par un sens élevé de la vie et de la créativité. La qualité et la beauté remplaceront l’obsession actuelle de la quantité et de la standardisation, la recherche de la durabilité remplacera celle de l’obsolescence ; au lieu de la valse saisonnière des styles, on appréciera les objets que l’on soigne et à travers lesquels on goûte la sensibilité singulière d’un artiste ou d’une génération. Affranchis de la manipulation bureaucratique, les êtres humains pourront redécouvrir le charme d’une vie matérielle simple, désencombrée, et comprendre à nouveau ce que signifient des objets qui existent pour l’être humain par opposition avec ces objets qu’on nous impose. Les rites répugnants du marchandage et de l’accumulation céderont devant ces actes chargés de sens que sont le faire et le donner. Les choses cesseront d’être les prothèses indispensables au soutien d’un moi misérable et aux relations entre des personnalités avortées ; elles refléteront des individualités autonomes, créatrices, en plein essor.
Une technologie au service de la vie peut jouer un rôle décisif dans l’association entre plusieurs collectivités ; elle peut servir de nerf à la notion de confédération. Le danger d’une division nationale du travail et de la centralisation industrielle, c’est que la technologie commence à dépasser l’échelle humaine, devienne de plus en plus incompréhensible et se prête donc à la manipulation bureaucratique. À partir du moment où une collectivité délaisse le contrôle véritablement matériel de la technologie et de l’économie, les institutions centrales acquièrent le pouvoir de disposer de la vie de chacun et deviennent coercitives. Une technologie au service de l’humain doit avoir sa base dans la collectivité locale et être à la mesure de la collectivité locale et régionale. À ce niveau, le partage des usines et des ressources peut contribuer à la solidarité entre différentes collectivités ; elle peut leur permettre de se confédérer non seulement sur la base d’intérêts intellectuels et culturels communs, mais aussi sur la base de besoins matériels communs. S’il s’appuie sur les ressources et les caractéristiques uniques de chaque région, un équilibre peut être trouvé entre l’autarcie, le confédéralisme industriel et une division nationale du travail.
La société est-elle si « complexe » que l’idée d’une technologie décentralisée au service de la vie soit incompatible avec une civilisation industrielle évoluée ? À cette question, je réponds catégoriquement non. Une large part de la « complexité » de la société actuelle provient du mode de gestion paperassière, manipulatrice et gaspilleuse de l’entreprise capitaliste. Le petit bourgeois est saisi d’une terreur sacrée devant les systèmes de classement mis au point par la bourgeoisie, devant les rangées de placards remplis de factures, de livres de comptes, de statistiques, de formulaires fiscaux et de dossiers. Il reste médusé par la « compétence » des chefs d’entreprise, des ingénieurs, des stylistes, des opérateurs financiers et de tous ceux qui fabriquent le consensus du marché. Il est totalement mystifié par l’État – sa police, ses tribunaux, ses prisons, ses bureaux administratifs, ses secrétariats, par l’édifice morbide et pestilentiel de la coercition, du pouvoir et de la domination. La société moderne est en effet vouée à une incroyable complexité si nous acceptons ses prémisses : la propriété, la « production pour la production », la concurrence, l’accumulation capitaliste, l’exploitation, la finance, la centralisation, la coercition, la bureaucratie et la domination de l’humain par l’humain. À chacun de ces termes se rattachent des institutions qui en sont la pratique, avec leurs bureaux, leurs millions d’employés, leurs tonnes de papier, leurs machines à écrire, leurs téléphones, leurs rangées interminables de fichiers. Comme dans les romans de Kafka, ces objets sont bien réels mais curieusement nébuleux.
L’économie, elle, a plus de réalité et parle davantage à l’esprit et aux sens, mais elle devient inextricable dès lors qu’on admet qu’il doit exister mille formes différentes de boutons, une gamme infinie de couleurs et de qualités de tissus pour donner l’illusion de l’invention et de la nouveauté, des salles de bains débordant de cosmétiques et de médicaments, des cuisines encombrées de gadgets stupides. Si, de cet abominable amoncellement de détritus, on décide de sauver un ou deux objets utiles et bien faits et si l’on élimine l’économie monétaire, le pouvoir étatique, le système du crédit, la paperasserie et la police qui ne servent qu’à maintenir la société en état de besoin forcé, d’insécurité et de soumission, le fonctionnement de la société ne deviendrait pas seulement assez humain, mais assez simple.
Il ne s’agit pas de minimiser ce fait que l’existence d’un seul mètre de fil électrique de bonne qualité exige une mine de cuivre avec tout son équipement, une usine d’isolant, une fonderie et une tréfilerie, un réseau de transport, etc. – et pour chacune de ces choses, d’autres mines, d’autres usines, d’autres ateliers, etc. On ne trouve pas partout des mines de cuivre, surtout du type de celles qui se prêtent aux méthodes actuelles d’exploitation. En revanche, on pourrait récupérer suffisamment de cuivre et d’autres métaux utiles dans les rebuts de la société moderne pour pourvoir aux besoins des générations futures. Mais admettons que le cuivre tombe dans la vaste catégorie des biens dont l’approvisionnement exige un réseau national de répartition. La division du travail que nous connaissons actuellement répond-elle pour autant à un besoin ? Nullement. Tout d’abord, le cuivre pourrait, comme d’autres produits, être réparti entre les communautés libres, pour qu’elles en assurent l’exploitation ou qu’elles en fassent usage. Et cela n’exige absolument pas l’intermédiaire d’institutions bureaucratiques centralisées. Ensuite, et cela est plus important encore, la communauté établie dans une région riche en cuivre ne serait pas simplement une communauté de mineurs. L’exploitation du cuivre ne serait que l’une de ses nombreuses activités économiques, intégrées en un ensemble harmonieux, équilibré, organique. La même chose vaudrait pour les communautés implantées dans des régions particulièrement favorables à certaines cultures vivrières, ou pour celles qui disposent de ressources rares et qui n’ont de valeur que pour la société globale. Chaque communauté tendrait à l’autarcie sur le plan local ou régional. Elle s’efforcerait d’atteindre la complétude économique parce que c’est cette complétude qui engendre des individus complets, capables de vivre en symbiose avec leur milieu naturel. Même si une portion substantielle de l’économie devait tomber sous le coup d’une division nationale du travail, le poids social de l’économie n’en reposerait pas moins sur les communautés locales. Et s’il n’existe pas de distorsion entre celles-ci, il n’y a pas de raison pour qu’une partie de l’humanité soit sacrifiée aux intérêts de l’ensemble.
La solidarité et la sympathie continuent bien d’exister entre les êtres humains. Mille comportements en offrent la preuve. Cela ne nous étonne pas qu’un adulte risque sa vie pour sauver un enfant, que des mineurs prennent des risques mortels pour essayer de délivrer des camarades emmurés par un éboulement ou que des soldats bravent un feu nourri pour ramener à l’abri un camarade blessé. Ce qui nous choque plutôt, c’est qu’une jeune femme puisse être assassinée à coups de poignard en plein quartier résidentiel de New York sans que ses appels au secours obtiennent la moindre réponse.
Pourtant, cette société n’offre aucun fondement à la solidarité. Celle-ci n’existe qu’en dépit de la société, contre toutes ses réalités. Comment imaginer le comportement humain si ses qualités profondes trouvaient à s’exprimer pleinement, si l’individu pouvait respecter, aimer même, la société ? Nous sommes les rejetons d’une histoire violente, sanglante, ignoble, les produits finis de la domination de l’humain par l’humain. Il se peut que nous ne sachions pas mettre un terme à cette domination. Le futur nous conduira peut-être, nous et notre triste civilisation, dans un « crépuscule des dieux » (Götterdämmerung) wagnérien. Ce serait si idiot ! Mais il se peut aussi que nous parvenions à mettre fin à la domination de l’humain par l’humain. Il se peut que nous brisions la chaîne qui nous lie au passé. Ne serait-ce pas le comble de l’absurdité et de l’impudence que de juger du comportement des générations futures d’après des critères que nous honnissons aujourd’hui ? Demain, les hommes enfin libérés n’auront plus aucune raison de faire preuve de cupidité, et une communauté ne s’efforcera pas d’en dominer d’autres sous le prétexte qu’elle dispose du monopole du cuivre ; les spécialistes en informatique n’auront pas pour ambition de réduire en esclavage les mécaniciens ; et plus personne ne ressentira le besoin d’écrire des romans à l’eau de rose représentant des vierges fragiles et tuberculeuses. On ne peut en revanche que demander une chose aux êtres libres à venir : de nous pardonner d’avoir mis si longtemps et d’avoir eu tant de peine à sortir de notre condition. Avec Brecht, demandons-leur de ne pas trop nous en vouloir et de se rendre compte que nous avons vécu au plus profond d’un enfer social.
Mais alors, ils sauront certainement quoi penser sans qu’on ait à le leur dire.
New York
Mai 1965