J. L.
Sur l’idée maudite de destin
Contre la vision déterministe de la vie sous tous ses angles
Notre existence est pour sa majorité conditionnée par quelques poignées de gens puissants – par ceux qui décident comment on va se procurer les moyens de vie et de survie, comment on va vivre ensemble, qui va aller où (ou qui n’ira nulle part), etc – et pendant que la vie se déroule comme malgré nous, on se trouve obligé de trouver un peu de sens quant à cette existence à peine saisissable. On se produit une image, une idée plus ou moins floue de la vie qui ne fait qu’offrir ses périls et merveilles, alors que nous, on ne peut que s’attendre au mieux.
On a l’habitude de penser que cette image, cette idée à peine précise de son existence propre, n’est qu’une affaire personnelle n’ayant aucune place dans les considérations quant à comment changer l’état de fait dans lequel on se trouve. Il y a tant de façons de s’imaginer sa vie, et tant mieux, se dit-on, c’est une différence à partager – une des choses qui, quand elles adviennent, rendent la vie quelque peu plus intéressante. C’est vrai qu’il y a des individus qui nous rendent muets par leur façon de voir ce monde, par fascination ou par horreur. Comme c’est intéressant pour moi, qui ait grandi dans un environnement plat, d’entendre parler les gens de la montagne pour qui le monde ne sera jamais le même que pour moi, autant de montagnes que je ne puis monter. Comme c’est aberrant d’entendre parler les gens qui ont vécu la guerre, qui n’auront jamais la même vision du monde que moi. Cette diversité est certes enrichissante, mais il n’y a pas que cela. On oublie une chose.
On oublie que l’idée qu’on se donne de sa vie agit sur notre manière de vivre. Si on pense la vie, par exemple, comme faite de quatre composants – l’éveil, le sommeil, la bouffe et le sexe – on ne fera qu’aspirer à cela. Si, par contre, on y rajoutait l’amour, la vie d’avant, faite de ces quatre composants, apparaîtrait comme manquante de quelque chose d’important. Sans amour, elle ne serait plus « pleine », comme on dit, et on partirait (ou au moins on voudrait partir) à sa recherche. C’est pour cette raison qu’on est souvent révoltés par les philosophes qui tâchent de déterminer les composantes de l’être, de la vie, de l’existence, de l’univers même – parce que dès qu’on les énumère, on ne peut pas éviter de soustraire quelque chose d’autre, de l’éliminer de l’horizon des aspirations possibles. Cela parce que l’horizon en question est infini, infini qualitativement, et donc irréductible. Eux les philosophes, dans leur poursuite de la vérité, essaient de nous donner une image aplatie de la vie, ils nous enseignent ses composantes, énumèrent ce qui la fait. Et dans leur position de sages ils nous fournissent le cadre selon lequel nous devrions mener nos vies.
Dans un monde où très peu de nos vies est dans nos propres mains, où on vit ensemble selon des règles qu’on ne décide pas, où l’on ne décide pas vraiment non plus de où, quand et comment nous travaillons, où nous sommes contraints à vivre dans un territoire délimité par d’autres, on apprend à ne désirer que ce qui se présente à nous. Ainsi on se pense plus libre qu’un autre lorsqu’on a plus de choix que lui. Par manque d’une meilleure conception de la liberté, on regarde autour, on observe ce qu’il y a à l’horizon et après avoir constaté qu’on a plus de choix qu’un autre, on se console : moi, je suis plus libre, Dieu merci. Certains font tout ce qu’ils peuvent pour épuiser cette liste quantifiable de choix. Il faut essayer tout, disent-ils, il faut épuiser la marge de manœuvre : consommer tout ce qu’il y a à consommer, baiser avec tous ceux avec qui on peut baiser, aller partout où on peut aller. Tout cela afin d’apprendre à se réconcilier avec le sort qui nous est réservé par ceux qui déterminent les conditions de notre existence. Les choses nous adviennent, dit-on, certaines d’entre elles sont aimables, d’autres non, mais c’est ça notre destin, et il faut en faire l’expérience pour rendre vivable notre sort.
Bakounine avait raison de dire que l’idée maudite de divinité réapparaîtra tant qu’il y aura l’État. On a été trop rapides à qualifier ce constat d’obsolète quand les maîtres européens ont cessé de prétendre représenter les cieux. Car le véritable danger de la religion ne demeure pas dans tel ou tel individu qui tire la légitimité de son pouvoir du domaine du sacré. Le véritable danger de tout ce qu’il y a de religieux, c’est la disposition à se soumettre à ce qui nous dépasse, y compris les conditions de notre existence, bâties par d’autres. Comment ? Par l’idée que ces dernières sont l’œuvre d’une volonté extérieure : le Dieu tout-puissant, l’ordre naturel des choses ou bien l’être en tant que tel, dans lequel tout un chacun doit retrouver son équilibre. Les choses sont ainsi, mais non parce que des gens l’ont décidé. À partir du moment où cette idée est acceptée, le fait que je vende mon temps pour trois fois rien à ceux et celles qui habitent les palais, le fait que je crève en taule, jeté dedans par ceux et celles qui écrivent les lois et prononcent les jugements, le fait que je respire de l’air empoisonné, et tant d’autres choses horribles qui « adviennent » dans ce monde, tout cela est l’œuvre non pas des gens qui détiennent le pouvoir de décider, mais d’un tout-puissant, de la nature, de l’ordre des choses. Parce que dans cette abstraction de la vie, les responsables, ceux qui prennent les décisions, eux aussi n’ont qu’une liste limitée de choix, et eux aussi, font de leur mieux pour améliorer les choses. Que faire, par exemple, du fait que les ressources alimentaires dans cette planète sont limitées, sinon faire avec ce qui existe déjà : l’exploitation profonde, la recherche scientifique, les mesures technologiques, etc. Tout en oubliant que si une considérable partie de ce monde manque de nourriture, c’est parce que ces mêmes ressources étaient et sont continuellement détruites par le biais de ces prétendues solutions, et plus précisément par les gens qui les effectuent. Le déplacement de la responsabilité bien terrienne vers nulle part, voilà ce que j’appelle l’idée maudite du destin.
Toutefois, il faudrait le dire, ce que j’appelle l’idée de destin n’est pas caractéristique de telle ou telle religion, mais de la pensée religieuse en tant que telle. On le trouve chez les paysans pieux, pour qui il y aura de quoi manger « si Dieu le veux », mais aussi dans la jeunesse bien connectée aux flots du capital. On peut s’apercevoir assez aisément que plus le monde du travail devient incertain, plus l’expérience de cette insécurité devient spirituelle pour les gens concernés. La notion vague de la nécessité de s’harmoniser avec l’état des choses, l’énoncé que le bonheur ne fait que nous advenir (ou pire – qu’il faut apprendre à être heureux sans bouger le petit doigt) et que si on est foutu à la porte dès que quelqu’un de plus rentable se présente, c’est qu’« il en est ainsi » – toutes ces pestes se propagent le mieux chez les auto-entrepreneurs, les intermittents, les petits commerçants de tout poil, bref, les gens qui vivent sous la menace d’apprendre the hard way que leurs châteaux sont effectivement faits de sable. L’avantage de la religion, de tout spiritualisme, du mysticisme, du zen, du taoïsme, c’est que l’image abstraite qu’on se donne de sa propre existence continue à tenir même lorsque tout pète.
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Mais ce serait une erreur de placer l’idée du destin seulement dans le domaine du religieux. Pour certains, et cela depuis des siècles, le rationnel de la science s’oppose fermement à l’irrationnel du religieux, et prend quasi-naturellement le rôle d’une lumière contre les ombres. Mais l’idée maudite est bien présente dans la pensée scientifique et ses chapelles, quoique quelque peu déguisée. Elle pointe son nez dans ses explications déterministes de notre comportement, et c’est là que convergent la science et la religion : en présentant deux manifestations d’une même notion du destin, deux façons de nous tenir en rang.
Car où qu’on regarde, de la génétique jusqu’aux sciences cognitives, on trouve la même présomption que les actions et les décisions des humains ne sont que déterminées neurochimiquement, physiquement, génétiquement ou même de façon computationnelle. Selon tel ou tel gène donné, on se comportera de telle ou telle autre manière. Selon la proportion de sérotonine on se sentira ainsi. Selon tel ou tel input on produira tel ou tel output. Il devrait aller sans dire que ces correspondances entre les modèles formels et l’expérimentation, qui se présentent comme des grandes découvertes de l’esprit scientifique, ne sont pas plus que cela : des correspondances, qui, d’ailleurs, présentent maints soucis méthodologiques. Et pourtant, tout cela n’empêche pas d’entendre régulièrement qu’un scientifique a « découvert » le gène de l’amour, ou que les populations du Maghreb s’insurgent selon un algorithme emprunté à la mécanique des fluides.
Mais ce qui nous concerne ici, ce ne sont pas les problèmes de la méthode. Il vaut mieux parler de la motivation derrière ces « faits divers » : la motivation à découvrir, ou plutôt à « démontrer » que la voie est battue d’avance et que même le désir de révolte, ou le désir amoureux, suit un destin – cette fois étudiable en détail. La marge d’erreur dans la méthode devient ici la marge de manœuvre pour ceux et celles qui, encore une fois, doivent vivre une vie dont l’image est fournie par les autres. Tout cela pour dire une chose : ce que vous appelez votre liberté n’est qu’un résidu de ce qui est déterminé d’avance. Étant donné que ce résidu diminue avec la précision de ce qu’on sait, l’espace qui nous reste peut bien devenir quelque peu claustrophobe dans l’avenir proche.
Quelques esprits plus enclins à la pensée scientifique remarqueront que ce n’est pas aussi simple que ça. La réalité au sein du milieu scientifique est bien plus compliquée et dévorée par tout genre de conflits et contradictions. Je peux vous accorder ce reproche. Au final, je ne suis pas un scientifique et je sais très peu de la pratique de la recherche. Mais celle-ci est une affaire de spécialistes ! Je vous rappelle quand-même que pour ceux et celles d’entre nous qui ont très peu de temps pour étudier la structure cellulaire (et nous sommes la majorité absolue, soit du fait de préoccupations liées à notre survie, soit par la préférence d’autres types de questionnements) on n’a que deux choix en la matière : être d’accord avec les spécialistes ou ignorer la question entièrement.
Tout comme la théologie, la recherche scientifique est beaucoup plus nuancée que ses applications terriennes. Il doit bien y avoir une théologie qui serait capable d’expliquer que l’idée de destin n’est pas contraire à l’initiative individuelle. Qui diable sait, dans la logique paracohérente [1] on peut dire « oui » et « non » en même temps. Quoiqu’il soit vrai qu’afin de critiquer quelque chose, il faudrait avoir une idée de son fonctionnement, mais étudier la matière en détail pour être capable de la critiquer ne résout point le problème, et cela pour deux bonnes raisons : d’abord, dans des conditions d’exploitation généralisée il y aura toujours un abîme insurmontable entre les experts qui détiennent l’autorité sur le sujet et les autres qui ne peuvent qu’écouter ces derniers et simplifier ; et, deuxièmement, ce qui me concerne, c’est l’application matérielle de ce qui sort des chapelles religieuses et scientifiques. Ce sont les ravages militaires, impensables un siècle auparavant, le contrôle social toujours plus précis, l’élimination de l’autonomie par l’implantation de cultures transgéniques dans les champs et des automates dans les usines, l’aliénation technologique dans notre capacité à partager nos vies avec les autres… Mais aussi l’idée qu’on se donne de ce que comportent nos vies. Les spécialistes de la pensée scientifique peuvent bien nous rétorquer que la question est plus nuancée que ça, que la science ne prescrit pas, qu’elle décrit seulement, et qu’après avoir étudié la matière en détail tout paraîtra moins obscur. Mais ce qui sort de leurs laboratoires, c’est le constat que notre bonheur, notre tristesse, nos passions et nos désirs ne sont que des produits de ce qu’ils ont trouvé en nous regardant à travers leur loupe. Vous ne le savez pas, mais la nature, elle vous travaille. Comment peut-on être libres sous l’ombre d’une telle « connaissance » ?
Dans les sciences, le déterminisme règne, mais surtout en tant que présupposé. La question n’est pas celle de savoir si nos capacités sont déterminées à l’avance, mais qui détermine nos capacités. Si on cherche les fantômes, on les trouvera ! Et les fantômes qu’on trouve, bien que beaucoup peuvent prouver qu’ils n’existent pas, agissent sur nos vies par leur volonté propre. C’est ainsi que la science, pour ceux et celles qui ne la pratiquent pas, reste une superstition grâce à laquelle on donne plus de confiance à ses constats souvent mal-foutus qu’à sa propre capacité de décider de sa propre vie ; autrement dit, grâce à laquelle on s’adonne encore une fois au flot du destin qui nous est étranger.
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C’est ainsi que revient l’idée maudite de la divinité dont parlait Bakounine. Elle reviendra tant que nos vies seront volées par les règles du monde marchand, tant qu’il y aura de l’autorité pour déterminer notre sort malgré nous. Et tant que toute la recherche de l’harmonie, d’une place tranquille dans le monde qui nous dépasse, ne sera qu’une manière de se réconcilier avec l’observation que tout glisse entre nos mains.
Dans la tradition révolutionnaire (ou plutôt dans ce qu’il en reste…), nos anciens ne se sont guère décidés quant à l’importance de cette idée qu’on se donne de notre propre existence, malgré la volonté déclarée à voix haute de la changer fondamentalement. Marx lui-même est extrêmement ambigu sur ce point-là : d’un côté il n’y a que les conditions matérielles de l’existence du prolétariat qui le pousse vers l’affrontement avec la bourgeoisie, tout comme la gravité pousse vers l’abîme ; de l’autre, on exige de ce prolétariat la conscience de classe, qui malgré qu’elle doive se produire quasi-naturellement, le distingue si nettement du lumpenproletariat.
À mon avis, la contradiction n’est pas résolue chez Marx, probablement parce que pour ce dernier, c’est l’Histoire et non pas l’individu qui est seule capable de les dépasser. Mais il y a peu d’intérêt à s’interroger en marxologie en fossoyant ses cadavres. Notre problème, c’est plutôt qu’on les voit refaire surface par eux-mêmes dans son héritage le plus ambigu où certain(e)s se revendiquent de l’athéisme ou de l’antithéisme (si on voit la différence) tout en défendant les revendications religieuses – et tout cela en même temps ! On veut diffuser des idées, des idées libertaires en l’occurrence, tout en pensant que les idées n’importent pas…
C’est peut-être une coïncidence (ou peut-être pas) que la même ambiguïté se retrouve chez Marx. La critique de la religion, tout en étant « le préalable de toute critique », n’a aucune place réelle dans sa vision de la transformation sociale. Elle se fait comme par elle-même, malgré nous – voilà un autre visage de l’idée maudite du destin. Les individus peuvent être aussi religieux qu’ils le souhaitent, le vent de l’histoire les portera vers l’athéisme…
Moi, j’affirme que la réponse qu’on se donne aux questions de type « qu’est-ce que la vie ? » ou « qu’est-ce que comporte mon existence ? », même les réponses vagues que nous produisons tous à un moment ou à un autre, agissent sur nos désirs, décisions et actions. C’est parfaitement vrai qu’il est beaucoup plus compliqué de s’en prendre à quelque chose d’aussi abstrait que « le sentiment religieux », que, par exemple, à un bâtiment qui lui sert de symbole (tel qu’une église, une mosquée, une synagogue ou un quelconque temple). C’est une bataille contre des fantômes, c’est vrai. Mais des fantômes qui ont des effets bien réels et saisissables, tels que la disposition à se soumettre à l’autorité de ce monde marchand. C’est pour cette raison qu’il est également important de critiquer les idées qui diffusent la servitude volontaire et de s’attaquer à ceux et celles qui veulent propager ce culte de l’impuissance absolue.
Notre destin, c’est l’enfer. Mais il n’est pas dessiné par une volonté anonyme, extra-terrestre, ou laborantine, mais par ceux et celles qui ont des noms et des adresses.
[1] Une logique paracohérente est un système formel qui admet des raisonnements contradictoires.