Titre: L’action directe et autres écrits syndicalistes (1903-1910)
Auteur·e: Pouget Emile
Sujet: syndicalisme
Date: 1903-1910

  ÉMILE POUGET

  L’action directe et autres écrits syndicalistes (1903-1910)

    Emile Pouget, du Père Peinard au meneur syndicaliste

      Pouget militant et propagandiste anarchiste

      L’entre-deux : les années 1897-1901

      Pouget syndicaliste à temps complet

      (1902-1908)

      Dernières activités publiques de Pouget (1909-1914)

      Nature et destinée de la doctrine syndicaliste

    I. Les bases du syndicalisme

      Définition du syndicalisme

      Les luttes ouvrières au XIXe siècle.

Prodromes du syndicalisme

      L’entente pour la vie. Base de l’accord social

      Le groupement de production. Embryon social (Les dérivatifs civiques et démocratiques)

    Le frein patriotique

    Le frein démocratique

      Le droit syndical

      Conclusion

    IL Le syndicat

      L’enfer du salariat

      Comment se libérer ?

      La besogne syndicale

      Appendice Le fonctionnement syndical

    HL Le parti du Travail

      Sa definition

    Sa nécessité

    Son but

      Résumé historique

      Appendice

    IV. L’action directe

      Ce qu’on entend par « action directe »

      Nécessité de l’effort

  Interventions syndicalistes

      Ce qu’est le syndicalisme (préambule)

      Le congrès

      Le cas des Mineurs

    IL La conquête de la journée de huit heures

      La résolution du congrès corporatif de Bourges

      La propagande préliminaire

      Les origines du mouvement pour les huit heures

      Réponse à quelques objections

      La plate-forme des huit heures

    III. Les résultats du mouvement du Premier Mai

    Glossaire

ÉMILE POUGET

L’action directe et autres écrits syndicalistes (1903-1910)

Textes rassemblés et présentés par Miguel Chueca

Émile Pouget

L’action directe ET AUTRES ÉCRITS SYNDICALISTES (1903-1910)

Textes réunis, annotés et présentés par Miguel Chueca

INTRODUCTION

Emile Pouget, du Père Peinard au meneur syndicaliste

Hors de petits milieux militants, on se souvient peu d’Émile Pouget, qui fut pourtant un des plus célèbres pamphlétaires anarchistes de la fin du XIXe siècle puis un des dirigeants du mouvement syndicaliste des premières années du siècle suivant. On sait encore, vaguement, qu’il a été un des plus habiles utilisateurs de la langue argotique avec son Père Peinard, qui demeure un trésor pour tous les amoureux et/ou les spécialistes de la langue verte du Paris populaire de la fin du XIXe siècle. Quant au théoricien syndicaliste, il doit d’avoir été tiré de l’oubli ces dernières années à un certain nombre de faits (séquestrations de patrons, actes de sabotage divers, etc.) qui ont remis à l’ordre du jour une des tactiques de combat prônées par le syndicalisme révolutionnaire français du début du xxe siècle [1] , et attiré l’attention des journalistes ou autres experts de la paix sociale sur un opuscule sur le sabotage, dont Pouget passe, à bon droit, pour avoir été le premier « théoricien » en France [2]. Cependant, malgré l’intérêt épisodique qu’on lui a porté ces dernières années, il faut bien reconnaître qu’il reste à peu près ignoré du grand nombre : l’anarchisme de la fin du XIXe siècle n’a pas très bonne presse et le syndicalisme révolutionnaire du début du siècle suivant n’est guère connu que des quelques spécialistes qui s’intéressent encore au mouvement ouvrier de ce pays. Rien d’étonnant donc à ce que Pouget ait été victime, comme tant d’autres de ses compagnons, de ce lourd manteau d’oubli tombé sur un mouvement qui semble s’être évaporé dès les premières années qui suivirent la Première Guerre mondiale. Des périodes qui séparent en deux la trajectoire militante de Pouget, celle du pamphlétaire anarchiste puis celle du meneur syndicaliste, les textes recueillis ici ne portent témoignage que de la seconde, quand le Père Peinard est devenu « l’éminence grise du prolétariat », l’animateur de La Voix du Peuple, l’organe central de la CGT, et l’auteur de plusieurs écrits qui contiennent l’essentiel de la « sobre doctrine » syndicaliste. Mais il y a une telle unité dans la vie militante de Pouget qu’il est impossible de ne pas évoquer ses premiers engagements si on veut prendre la mesure des suivants.

Pouget militant et propagandiste anarchiste

En vérité, la première vocation de Pouget a été celle du journalisme militant, dont il commença à tâter à partir de la (courte) expérience du Ça ira, un journal anarchiste lancé à Paris en 1888. Cependant, sa première expérience remontait à des années bien antérieures : tout jeune encore [3], Pouget avait déjà fait montre de sa vocation pour le journalisme engagé en créant une publication manuscrite aux idées « avancées » dont, hormis le titre, Le Lycéen républicain, on ne sait à peu près rien, sinon quelle lui occasionna « pensums, retenues et séquestres » [4]. D’après Victor Méric, ces « idées avancées » lui étaient venues de son beau-père Philippe Vergely, employé des Ponts et Chaussées et ardent républicain. En 1871, Vergely l’emmena au procès des communards de Narbonne organisé à Rodez, qui eut un énorme retentissement dans la petite ville et laissa une forte empreinte sur l’esprit du tout jeune Émile. Quelques années plus tard, les hasards de l’existence lui feraient retrouver le principal inculpé de ce procès, Émile Digeon, qui en était du reste sorti acquitté. Quant à l’expérience du Lycéen républicain, elle dut tourner court assez vite : dès 1875, ayant perdu son beau-père, Pouget se vit dans l’obligation d’arrêter ses études. Il choisit alors de quitter sa province natale pour aller chercher de quoi vivre à Paris, où il trouva à s’employer dans un « magasin de nouveauté », probablement le Bon Marché. Quelques années plus tard, en 1879, il fonde le premier syndicat des employés et anime le Bulletin mensuel de la chambre syndicale fédérale des Employés. Son activité syndicale lui ayant coûté son emploi dans la « nouveauté », il quitte ce milieu de travail pour celui de la librairie, plus approprié à ses goûts [5].

De son propre aveu, Pouget se fit anarchiste en lisant La Révolution sociale [6] un journal animé par un brillant publiciste, Émile Gautier, qui se dépense sans compter au début des années 1880, quand l’anarchisme commence à exister en tant que tel. La Révolution sociale, une des premières publications anarchistes françaises [7], en théorie hebdomadaire, aura une durée d’existence des plus limitées : apparue le 12 septembre 1880, elle s’éteint le 18 septembre de l’année suivante, sans avoir jamais réussi à respecter le rythme de parution prévu au tout début, malgré la collaboration de Louise Michel à sa rédaction, à la fin de l’année 1880. En parcourant les numéros de cet « organe anarchiste », qui montre un intérêt certain pour un mouvement ouvrier qui se reconstruit peu à peu après la fin de la Première Internationale et les massacres de la Commune, on comprend mieux ce qui dut y intéresser le jeune Pouget, déjà plus soucieux des luttes ouvrières que d’« un anarchisme purement spéculatif et idéaliste » dont son « sens social » ne pouvait se satisfaire [8].

Selon toute vraisemblance, c’est peu après la sortie de La Révolution sociale que Pouget a dû commencer à fréquenter les petits groupes d’affinité anarchistes — ces cercles d’études sociales comme ils aimaient à s’appeler alors —, quand ils n’étaient que ce « demi-quarteron » dont se gaussaient les amis de Jules Guesde dans leur journal L'Égalité. Il se lie en particulier au petit groupe qui se réunit rue Saint-Martin, chez un marchand de vin appelé Rousseau, et c’est là qu’il retrouve Émile Digeon, déjà vu et admiré en 1871 au palais de justice de Rodez. Revenu en France après un séjour de quelques années à l’étranger, Digeon s’est établi à Paris et, « converti » à l’anarchisme, il fera fonction de « père spirituel » pour le jeune Pouget.

Si on ne dispose que de peu d’informations sur les activités de celui-ci au cours des toutes premières années de son engagement anarchiste, on sait cependant qu’il assista au congrès anarchiste international de Londres (14-21 juillet 1881) au sein d’une délégation française où figuraient Louise Michel, Émile Gautier et un agent provocateur connu sous le nom de Serreaux[9]. Ce congrès, auquel participèrent Kropotkine et Malatesta, est passé à l’histoire pour avoir lancé aux quatre vents le mot d’ordre de la « propagande par le fait » et donné du coup le départ de l’ère des attentats anarchistes, qui devait culminer durant la décennie suivante. Mais d’une manière générale, on ne dispose que de peu d’informations sur les activités de Pouget au cours des toutes premières années de son engagement anarchiste. En revanche, on connaît bien l’événement qui va être la cause de sa première condamnation et de sa première détention. Au début des années 1880, les anarchistes avaient pris l’habitude d’organiser des « meetings d’affamés » dans les quartiers chic de la capitale. C’est ainsi que, le 9 mars 1883, la chambre syndicale des Menuisiers, animée par des libertaires, rassembla entre quinze et vingt mille ouvriers sans travail sur l’esplanade des Invalides. La police, bien vite, mit fin au meeting, mais deux groupes importants de manifestants se formèrent, l’un, rapidement dispersé, prenant le chemin de l’Élysée, et l’autre, avec Louise Michel et Pouget, descendant le boulevard Saint-Germain [10]. Certains manifestants profitèrent de l’occasion pour aller piller quelques boulangeries avant de se heurter aux forces de l’ordre à hauteur de la place Maubert. Pouget et Louise Michel sont arrêtés tous les deux et passent devant la cour d’assises de la Seine les 21, 22 et 23 juin. Pouget doit y répondre, avec la « bonne Louise », de l’accusation d’avoir participé à la manifestation du 9 mars, mais aussi, et surtout, d’« avoir été détenteur d’engins meurtriers et incendiaires agissant par explosion » et d’avoir expédié à des militants anarchistes de province des brochures « invitant les soldats à désobéir à leurs chefs » [11] . À l’issue de ce procès, Louise Michel est condamnée à six ans de réclusion, Pouget à huit ans, une peine qu’il doit purger à la maison d’arrêt de Melun. Il en sortira au bout de trois ans, grâce à l’amnistie dont il bénéficie le 14 janvier 1886.

Ce n’est que deux ans après sa libération, en 1888, qu’il entame sa première véritable expérience de propagandiste avec la collaboration au journal anarchiste Le Ça ira, animé principalement par Constant Martin, un ex-communard venu des rangs du blanquisme. Dans son numéro inaugural, paru le dimanche 27 mai, les animateurs de la revue font part de leur désir de s’adresser en priorité « à la grande foule des prolétaires » et, « sans négliger le côté philosophique des théories anarchistes », de faire du Ça ira un organe particulièrement dévolu à l’agitation, en faisant montre d’un état d’esprit auquel Pouget sera fidèle tout au long de sa vie militante. Le journal, qui ne respectera

pas longtemps sa parution bimensuelle, ne survivra pas au numéro 10, paru le 13 janvier 1889, après quelques mois d’existence. Bien que les articles du journal n’aient pas été signés, il est cependant évident que c’est à Pouget qu’il faut attribuer la rubrique « Faits divers », rédigée dans un style dont il fera, avec son Père Peinard, sa marque de fabrique. Voici, en guise d’exemple, les quelques mots que le rédacteur de cette rubrique consacre au suicide d’un tonnelier : « Y en a qui disent qu’il faut pas avoir de courage pour faire volontairement le grand saut : tarata, c’est des blagues ça. Il faut du nerf et c’est pour ça que les pauvres bougres feraient mieux d’employer leur énergie à autre chose qu’à se détruire. S’ils ont la manie de la distraction, qu’ils détruisent les bourgeois, mille bombes, il n’en manque pas de cette vermine à écrabouiller.[12] »

Comme on le voit, dès cette époque, Pouget est en possession de ce style qui sera la griffe du Père Peinard, dont le premier numéro sort le 24 février 1889. Le contenu même des premiers numéros est encore très proche de sa rubrique du Ça ira, mais il gagnera vite en ambition et, avec La Révolte [13], il va devenir bientôt le principal porte-parole de l’anarchisme militant, à une époque où les organes de presse servent de points de ralliement aux individualités ou aux petits groupes anarchistes. Cette première série, la plus longue de toutes, courra sur 253 numéros hebdomadaires, de 1889 jusqu’au 21 février 1894, quand Pouget doit quitter précipitamment la France au moment du procès dit des Trente III. Le périodique, qui sort d’abord sous un tout petit format, imité de La Lanterne de Rochefort, est écrit à la façon du Père Duchesne, mais dans un style plus prolétarien, le même que Pouget a inauguré dans Le Ça ira. Et, à l’instar de celui-ci, les articles y seront presque toujours anonymes, ce qui a pu faire penser - à tort - qu’ils étaient tous écrits par le seul Émile Pouget [15].

Voici comment le « gniaff [cordonnier] bombardé jour-naleux » justifie la fondation du « caneton » au plus fort du boulangisme : « Si rigolboche que ça paraisse, ça y est, me voilà journaliste ! Comment c’est venu, en quatre mots, le voici : depuis un brin de temps, un tas d’idées me trottaient par la caboche, et ça me turlupinait rudement d’en pas pouvoir accoucher. Voir cette fin de siècle, dégueulasse au possible, où tout est menteries, crapule-ries et brigandages, et assister la bouche close à tout ça : nom de Dieu, je pouvais pas m’y faire ! » Quant à son choix de la langue du peuple, en voici l’explication :

Naturellement, en ma qualité de gniaff, je suis pas tenu à écrire comme les niguedouilles de l’Académie : vous savez, ces quarante cornichons immortels, qui sont en conserve dans un grand bocal, de l’autre côte de la Seine. Ah non alors, que j’écrirai pas comme eux ! Primo, parce que j’en suis pas foutu, et surtout parce que c’est d’un rasant, je vous dis que ça. [...] Les types des ateliers, les gars des usines, tous ceux qui peinent dur et triment fort, me comprendront. [16] »

La verve anarchiste du Père Peinard va s’exercer, de 1889 à 1900, bien qu’avec quelques interruptions, contre tous les représentants de toutes les autorités civiles et militaires, ceux-là mêmes que la couverture de l’hebdomadaire montre fuyant en désordre devant le tire-pied du « gniaff » en colère : « enjuponnés » des cours de justice, « jugeurs » et « avocats bêcheurs » ; « gaffes », « roussins », « sergots », « vaches » et autres « quarts d’œil » ; « cléricochons », « rati-chons », « vobiscum », et toute la « jésuitaille », sans oublier, bien sûr, les « bouffe-galette de l’Aquarium », « réacs pur sang », « opportunards », « radigaleux » et, enfin, the last but not the least, les « socialos à la manque », au premier chef les amis de Jules Guesde, le « Mahomet de Roubaix », la cible permanente de Pouget tout au long de ses années militantes.

Le Père Peinard ne se contente pas d’« astiquer les fesses à tous les jean-foutre », « aux gouvernants et aux capita-los », mais il ouvre ses colonnes aux échos de tous les mouvements de révolte ouvrière qui ont lieu à travers le pays et hors des frontières françaises. Et, dès novembre 1889, il commence à mener campagne pour cette nouvelle idée, apparue peu d’années avant chez les ouvriers du faubourg Saint-Antoine et popularisée par le compagnon Tortelier aux quatre coins du pays : « Oui, nom de Dieu, y a plus que ça aujourd’hui : la grève générale ! [17] » Et deux mois plus tard : « Grève générale. Ça devient de plus en plus à l’ordre du jour, on en parle un peu partout, nom de Dieu. [...] C’est désormais le mot d’ordre du populo en guerre contre les richards. [18] » L’attention portée à la propagande en faveur de la grève générale va de pair avec l’intérêt croissant qu’il manifeste pour l’évolution du mouvement corporatif, tout particulièrement à partir de 1894, quand les limites de la tactique que les libertaires ont suivie jusque-là apparaissent au grand jour.

Par ailleurs, et selon les usages journalistiques en cours à l’époque, la critique sociale s’exerce aussi dans Le Père

Peinard sous forme de feuilletons (plus ou moins) hebdomadaires, de gentilles pochades écrites dans le style de la maison Pouget : Le Musée des horreurs (entre août et octobre 1889) puis Monsieur Dugourdeau à la recherche du meilleur des gouvernements (entre l’automne 1889 et l’été 1890), et enfin un « roman d’anticipation », Les Aventures du Père Peinard (de septembre 1890 à février 1891). En 1893, de janvier à début mai, paraît un nouveau feuilleton, Les 36 malheurs d’un magistrat, une courte farce dont le personnage principal, Monsieur Beauterrier, est « jugeur » au « palais d’injustice » I.

Le séjour de Pouget à Londres, où il est allé pour éviter de comparaître au procès des Trente, l’oblige à interrompre un temps la parution de son hebdomadaire. Cela ne l’empêche pas de publier une série de petites brochures, huit en tout (du 15 septembre 1894 au 15 janvier 1895), qu’il parvient à diffuser en France, au nez et à la barbe des autorités. Comme elles sont écrites dans le style qui lui est habituel, on tend parfois à les considérer comme la « série londonienne » du Père Peinard bien quelles ne paraissent pas sous l’en-tête habituel mais avec un titre différent chaque fois : « Il n’est pas mort ! », « L’ABCD de la révolution », « L’abattoir patriotique », etc. Dans l’une d’entre elles, il affirme que les anarchistes ont eu « le sacré tort de trop se restreindre aux groupes d’affinité », lesquels, poursuit-il, « n’ont pas de racines dans la masse populaire : étant formés par des gars dont les idées et les aspirations sont communes, ils recrutent difficilement de nouveaux adhérents pour le simple motif que, pour désirer y entrer, il faut être un peu au courant des idées qui s’y discutent II », une critique qu’il reprendra en 1903 dans Les Bases du syndicalisme (qu’on lira dans ce volume). Et un peu plus loin, il livre I. D'autres libertaires de l’époque ont publié des romans-feuilletons : c'est le cas de Louise Michel ou de Charles Malato, pour ne rien dire de Michel Zévaco. feuilletoniste de profession.

-

II. Brochure « À roublard, roublard et demi », 1er octobre 1894, p. 5. sa conception de ce que « doit être le turbin de la Syndicale : “Primo, elle doit constamment guigner le patron, empêcher les réductions de salaires et autres crapuleries qu’il rumine. Si les prolos n’étaient pas toujours sur le qui-vive, les singes [les patrons] nous auraient vite réduits à bou-lotter des briques à la sauce aux cailloux. Deuxièmo, outre ce turbin journalier, qui est la popote courante, y a une autre besogne, bougrement chouette : préparer le terrain à la Sociale.” I » La « Charte » d’Amiens formulera sans doute autrement la « double besogne » du syndicat, mais elle n’en dira pas moins la même chose.

Pratiquant une sorte de self-amnesty, Pouget revient en France peu après l’accession au pouvoir de Félix Faure, dont les mesures de grâce ne concernent pourtant pas encore les anarchistes. Il fonde aussitôt — « avec 50 francs en poche », dit un rédacteur de La Revue blanche II — un nouvel hebdomadaire, La Sociale, qui n’est en vérité qu’un avatar du précédent. Le premier numéro de la « nouvelle » publication paraît le 12 mai 1895 et elle ne se distingue guère de la précédente que par la disparition (provisoire) du Père Peinard, dont le nom n’apparaît plus au pied des articles. Pour le reste, rien de changé. En couverture, le journal propose un dessin toutes les semaines et paraît sur quatre pages avant de passer à huit à partir de la mi-octobre 1895. Dans ses premiers numéros, la publication consacre une rubrique régulière aux « oubliés de l’amnistie », tous ces anarchistes qui continuent de croupir dans les prisons malgré les mesures d’amnistie partielle prises au cours des dernières années. Par ailleurs, fidèle à l’orientation de son prédécesseur, la feuille de Pouget est toujours aussi soucieuse d’informer sur les luttes ouvrières, en France et hors du pays. À l’instar du Père Peinard, elle préconise l’entrée I. Ibid.p. 10-11.

-

II. Voir « Des Révolutionnaires ». La Revue blanche. Ier octobre 1898. Dans cet article, Achille Steens dresse le portrait de quelques-uns des anarchistes les plus fameux de l'époque et réserve quelques lignes à Pouget (p. 179-180). des anarchistes dans les syndicats, en vantant l’évolution récente de ces derniers depuis la séparation qui s’est opérée entre, « d’un côté, les politiciens : les guesdistes, les socialos à la sauce allemande » et, de l’autre côté, « les gars plus francs du collier, qui en pinçaient pour la lutte économique [...]. C’est sur la question de la grève générale que la séparation s’est faite... » écrit-il en référence à la scission du congrès de la FNSI à Nantes, en 1894, entre les syndicalistes « purs » et les politiques. Curieusement, le futur secrétaire adjoint de la CGT n’accordera pas une seule ligne de sa publication à la constitution de la Confédération, née à Limoges, en 1895, de la scission opérée au congrès de Nantes ".

À partir de mai 1896, le journal publie, sur plusieurs numéros, une série d’articles qui, recueillis en brochure sous le titre Variations guesdistes, sortent fin juillet, à la veille du congrès de Londres. Citations à l’appui, Pouget y dénonce l’évolution de Guesde et ses partisans, passés en peu de temps de leurs positions insurrectionnalistes originelles à l’acceptation du suffrage universel comme outil de conquête des pouvoirs publics. Par ailleurs, au moment même où s’ouvre le congrès international de Londres, La Sociale paraît avec, en une, sur toute la page, le slogan que Pouget va rendre fameux dans les années à venir : « Le sabottage [sic]. À mauvaise paye... mauvais travail ! III », suivi des réflexions inspirées au Père Peinard par un article d’un journal patronal d’Amiens, qui vient d’affirmer que cette pratique est tout à fait étrangère aux travailleurs français. Enfin, le congrès de Londres donne lieu à de longs comptes rendus rédigés à la fois sous son nom d’emprunt et son nom véritable, qui sont la pièce maîtresse des articles de cette année. On a suffisamment insisté, dans les livres La Fédération nationale de syndicats et groupes corporatifs de France et des colonies est fondée en 1886, sous l’impulsion de la fraction guesdiste.

Il est plus que probable que ce désintérêt se doive à la forte présence des blanquistes au congrès de Limoges, pour lesquels Pouget n’a qu'une estime très limitée.

-

III. La Sociale, 26 juillet-2 août 1896, n° 64.

d’histoire, sur l’importance de ce congrès, qui vit la séparation définitive des anarchistes et des socialistes, pour qu’on ne s’y attarde pas outre mesure. Rappelons tout de même que les premiers avaient pris prétexte d’une ambiguïté dans la résolution appelant à ce congrès pour y assister non pas en tant que représentants des groupes anarchistes mais comme mandataires des chambres syndicales ouvrières admises au congrès sans discrimination aucune I. C’est ainsi que, dûment pourvu d’un certain nombre de mandats syndicaux (dont celui des ouvriers ardoisiers d’Angers-Trélazé II), Pouget reprit le chemin de Londres, au sein d’une forte délégation française où étaient présents tous les principaux militants anarchistes de l’époque, dont Paul Delesalle, Jean Grave, Joseph Tortelier, Fernand Pelloutier III, etc. Leur importance numérique était telle que, avec l’apport des allemanistes, elle représentait à peu près celle des socialistes parlementaires. Les contacts noués pour l’occasion entre les socialistes grève-généralistes du POSR (parti ouvrier socialiste révolutionnaire) d’Allemane et les anarchistes, premiers propagandistes en France de la nouvelle idée ouvrière, n’allaient pas tarder à porter leurs fruits.

-

I. Cette résolution, prise à l'issue du congrès socialiste international de Zurich (1893) disait ceci :« Toutes les chambres syndicales ouvrières seront admises au congrès ; aussi les partis et organisations socialistes qui reconnaissent la nécessité de l’organisation des travailleurs et de l'action politique. » Les anarchistes, hostiles à l’action politique/parlementaire, étaient donc exclus à l'avance du congrès mais ils pouvaient y assister cependant en tant que représentants des chambres syndicales, si on admettait du moins qu'il y avait un point-virgule après « seront admises au congrès ». Une bonne partie du congrès porta donc sur l’interprétation qu’il fallait donner à ce fameux point-virgule (lire, en particulier, Jean Maitron, Paul Delesalle, un anar de la Belle Époque, Fayard, 1985, p. 64-65).

-

II. La Sociale, 2-9 août 1896, n° 65. Dès son apparition, Le Père Peinard avait été lu par les ouvriers des carrières d'ardoises de Trélazé (La Révolte, 19-25 octobre 1889).

-

III. Désireux alors, semble-t-il, de quitter ses activités militantes à la Fédération des Bourses du travail pour le journalisme militant. Pelloutier a signé avec Pouget, peu avant, un « Appel aux camarades » en faveur de la création du quotidien La Clameur (La Sociale, 5-12 avril 1896). Selon Philippe Oriol, Bernard Lazare aurait été partie prenante du projet (Bernard Lazare, Stock, 2003, p. 127).

L’entre-deux : les années 1897-1901

Les dernières années du Père Peinard et l’engagement syndicaliste

À partir de 1897, soit un an après son voyage à Londres, Pouget ne se contente plus de prôner l’action dans les syndicats, mais il commence à s’engager résolument au sein des organismes confédéraux, tout en continuant de mener ses activités de propagandiste anarchiste. En 1897, muni de plusieurs mandats syndicaux il est présent pour la première fois à un congrès de la CGT, celui qui se tient à Toulouse du 20 au 25 septembre. Il s’y illustre surtout par sa participation aux travaux de la commission chargée de traiter du boycottage et du sabotage, où figurent six anarchistes, un « blanquo [blanquiste] et un indépendant » ". C’est Paul Delesalle, présent lui aussi au congrès de Londres, qui se charge de lire le rapport à la tribune. Dans le même temps, Le Père Peinard, qui a repris en octobre 1896 son titre originel après l’interlude de La Sociale, donne une large place à l’événement et Pouget, sous son nom, y entame ces longs comptes rendus des congrès confédéraux dont il se fera une spécialité dans La Voix du Peuple et dans Le Mouvement socialiste quelques années plus tard (on lira dans ce volume celui qu’il consacre au congrès tenu à Bourges en 1904). Le n° 50 du Père Peinard (3-10 octobre 1897) annonce en une, sur toute la page : « Le boycottage et le sabotage acclamés au congrès de Toulouse ! » Dans les pages du journal, sur deux numéros, Pouget livre le récit des travaux du congrès et reproduit la totalité du rapport lu par Delesalle à la tribune. D’après le document publié après le congrès par la commission, et largement diffusé par la CGT, ledit rapport serait dû à trois de ses membres,

I. L'un de ces mandats lui vient de la chambre syndicale des Cordonniers cousu main de Paris, une corporation où existe une forte présence anarchiste. II. Le Père Peinard, 3-10 octobre 1897. n° 50, p. 2.

Pouget, Delesalle et Cumora, mais il est généralement admis qu’il est pour l’essentiel l’œuvre du seul Pouget. Un an plus tard, il intervient derechef sur le sabotage au cours du congrès confédéral de Rennes, dont il rend compte largement dans deux numéros successifs du Père PeinardI.

Au cours de cette même année, Le Père Peinard a pris part à la vaste campagne internationale de protestation contre les agissements du gouvernement espagnol, déclenchée par la publication d’une longue série d’articles de Fernando Tarrida del Mârmol, où celui-ci, intellectuel anarchiste catalan et patriote cubain, reliait les atrocités commises dans les prisons de Montjuich aux batailles indépendantistes de Cuba, de Porto Rico et des Philippines. Le Père Peinard y participe avec l’article « L’inquisition moderne en Espagne », où Pouget énumère, avec force détails, les méthodes de torture utilisées par la police espagnole.

La même année 1898, sollicité par son ami Félix Fénéon, désormais secrétaire de rédaction de La Revue blanche, il donne à cette revue un article sur un sujet qui lui tient toujours à cœur, les fameuses « lois scélérates » qui ont durement frappé le mouvement anarchiste quelques années auparavant : « L’application des lois d’exception de 93 », qui paraît dans le numéro du 15 juillet 1898, fait écho à l’article « Les lois scélérates », publié dans la livraison précédente et signé « un juriste », qui dénonce le risque que ces lois font courir à la démocratie et demande leur abrogation. Dans le numéro du 15 janvier 1899, Pouget donne une suite à son article, constituée de « documents sur l’application des lois d’exception de 1893-1894 » ".

L’année suivante, alors que l’

affaire Dreyfus bac son plein, Pouget, qui, comme de nombreux anarchistes, a abandonné ses premières positions I

[1] pour un soutien actif au camp dreyfusard, participe aux activités d’un Comité de coalition révolutionnaire qui regroupe des libertaires comme Sébastien Faure, Charles Malato, Fernand Pelloutier, l’écrivain Octave Mirbeau - dont les sympathies pour le mouvement anarchiste ne sont pas un secret — et des socialistes « grève-généralistes » tels Aristide Briand et Jean Allemane, qui s’est résolument engagé avec le POSR dans le camp dreyfusard. Cette activité débouche sur la création, sous l’égide de Sébastien Faure, du Journal du Peuple, dont le premier numéro paraît le 6 février 1899. Sébastien Faure entoure de nombreux militants anarchistes pour faire re le quotidien — lequel est financé en sous-main, via nard Lazare, par le Comité de défense contre l’antisémitisme II. Pouget, pour sa part, a suspendu la publication de la seconde série du Père Peinard dès le mois de mai, après la parution de 129 numéros de plus, et il assure le secrétariat de rédaction du quotidien « anarcho-dreyfusard ». Cependant, malgré quelques coups d’éclat, comme la révélation des conditions dans lesquelles est mort le président Félix Faure ou l’organisation de la tapageuse manifestation anarchiste du 20 août 1899 « en faveur de la vérité, du bien-être et de l’émancipation », le journal voit peu à peu ses fonds se tarir. Le 3 décembre 1899, Le Journal du Peuple paraissait pour la dernière fois.

Sitôt disparu ce quotidien, Le Père Peinard entame une troisième série en janvier 1900 mais, probablement très pris par le futur lancement de l’hebdomadaire de la CGT, Pouget met fin à sa parution dès le mois d’avril, après avoir En janvier 1898, il écrivait encore (Le Père Peinard, n° 65, p. 2) que « la question Dreyfus [le] laiss|ait] froid » et dans le numéro suivant il s'adressait ainsi aux libertaires : « Soyons nous-mêmes ! Ni dreyfusiens ni esterhashiens ».

Sur les activités de ce Comité de défense, on lira Bernard Lazare, de Philippe Oriol, op. cic, p. 232-270.

assuré la sortie d’une quinzaine de numéros. Avec cette dernière livraison, datée du 15 au 21 avril 1900, Pouget range une fois pour toutes le tranchet et le tire-pied légendaire du Père Peinard dans la boîte à outils, et abandonne les habits - et la langue - du cordonnier pour endosser ceux du propagandiste et meneur syndicaliste.

Pouget peut s’enorgueillir du travail accompli au cours des dix années passées. Il a pu assurer une parution hebdomadaire régulière à son journal, du moins tant que les autorités lui en ont laissé le loisir : Le Père Peinard- et La Sociale, son avatar de 1895-1896 - aura eu trois séries différentes, et même une quatrième si on y ajoute les huit petites brochures londoniennes, sans compter L'Almanach du Père Peinard — les quatre suppléments annuels parus de 1894 à 1899. En outre, il a confectionné et fait diffuser une trentaine au moins de placards et d’affiches « Le Père Peinard au populo », tirés chacun à plus de vingt mille exemplaires I. Il peut enfin se flatter de la collaboration à ces diverses publications de nombreux artistes de renom, acquis aux idées anarchistes : Maximilien Luce, qui a été sans doute le plus constant de tous, mais aussi Camille Pissarro et son fils Pierre, Signac et quelques autres lui ont donné des illustrations.

Après Le Père Peinard

L’année 1900, l’année de l’Exposition universelle où Paris doit accueillir à la fois le congrès de la CGT, qui a préféré « sauter » celui de 1899, et un nouveau congrès international, marque une nouvelle étape dans le parcours syndicaliste de Pouget. En avril, la presse anarchiste a évoqué l’appel d’un « Comité d’initiative », où il figure aux côtés de Fernand Pelloutier et du Néerlandais Domela Nieuwenhuis, en vue d’organiser un congrès patronné par les socialistes révolutionnaires et les anarchistes. Le congrès, qui aurait dû avoir lieu du 19 au 22 septembre, sera finalement interdit par les autorités, mais ce rendez-vous manqué signe l’éloignement définitif de Pouget du milieu libertaire proprement dit. En 1907, il déclinera, avec Georges Yvetot, l’invitation des organisateurs du congrès anarchiste d’Amsterdam qui auraient souhaité le voir défendre les thèses du syndicalisme français. Et, contrairement à ce même Yvetot, qui donne régulièrement des articles au Libertaire, il cesse aussi toute collaboration aux organes de presse anarchistes.

Le Ier décembre 1900, après la décision prise au congrès confédéral tenu à Paris entre le 10 et le 14 septembre, sort enfin l’hebdomadaire de la CGT, sous un titre, La Voix du Peuple, emprunté à un des journaux animés par Proudhon. Il y a déjà quelques années que les syndicalistes de la CGT, à l’instar de ceux de la Fédération des Bourses I, caressent espoir d’un journal purement ouvrier, quotidien si possible ou, à défaut, hebdomadaire. Ce désir a été exprimé des le IIe congrès de la CGT (Tours, 1896), puis à Toulouse en 1897, et l’année suivante à Rennes. Au congrès de Paris, en 1900, Eugène Guérard a défendu derechef la création d’un « journal syndicaliste révolutionnaire » mais, au vu de l’incapacité des syndicats à assumer alors l’existence d’un quotidien, on a dû se contenter d’un hebdomadaire, qui serait l’embryon du futur quotidien syndicaliste. Pouget fait partie de la commission de quinze membres chargée de réaliser le projet. Rompu à la pratique journalistique, il deviendra bien vite le moteur principal de l’entreprise avant même d’en être nommé le premier responsable.

I. La Fédération nationale des Bourses du travail est fondée en 1892 pour faire pièce à la FNS tenue par la fraction guesdiste. De 1895 à 1901, elle est dirigée par le libertaire Fernand Pelloutier, qui en fait la première organisation syndicale française, d'inspiration nettement révolutionnaire et grève-généraliste.

Pouget syndicaliste à temps complet

(1902-1908)

Secrétaire adjoint de la CGT et directeur de La Voix du Peuple

Peu après le congrès confédéral tenu à Lyon en 1901, le comité confédéral se réunit le 26 novembre pour élire le Bureau confédéral I.

. Victor Griffuelhes, de la fédération des Cuirs et Peaux, qui se présente seul à la candidature, est élu à la fonction de secrétaire général ; Pouget, candidat de la fédération du Sud-Est des Employés, est préféré à Raoul Lenoir, par cinquante-deux voix contre trente C’est de ce moment qu’on date généralement la prédominance du courant révolutionnaire sur le syndicalisme français, le syndicalisme « rouge » s’entend, qui suppose aussi une véritable relance de la Confédération générale du travail, qui n’a fait que vivoter jusque-là, obscurcie par le rayonnement de la Fédération des Bourses.

À partir de 1901 et de son accession à la fonction de secrétaire adjoint de la CGT, Pouget écrit essentiellement dans La Voix du Peuple et, quand il le fait pour d’autres organes — dans Le Mouvement socialiste puis, plus tard, dans la « Tribune syndicale » créée par L'Humanité en 1906, à la veille du congrès d’Amiens —, il s’en tient toujours à des sujets relatifs aux activités de la CGT. Parmi les textes les plus retentissants que Pouget donne à La Voix du Peuple, la palme revient à l’article par lequel, sous le couvert du comité de la grève générale, il répond à un essai de Jaurès où celui-ci s’est essayé à la première critique construite de l’idée de grève générale. Cette « Réponse à Jaurès », qui succède à une première réaction, assez timide, I. Il est composé alors du secrétaire de la CGT, du secrétaire adjoint, chargé de La Voix du Peuple, et du trésorier.

-

II. Précisions tirées du compte rendu officiel du XIIIe congrès national corporatif, p. 46.

d’Eugène Guérard, occupe toute la première page des numéros des 22 et 29 septembre de La Voix du Peuple

Mais aussi bien ne souhaite-t-il pas faire de La Voix du Peuple un organe de débats purement théoriques, il s’en faut. L’extrait suivant, tiré du rapport qu’il présente sur La Voix du Peuple au congrès de Montpellier, donne une idée assez précise de ce que doit être, à ses yeux, le journal syndicaliste : « Les militants qui se font les collaborateurs de La Voix du Peuple ne se rendent pas assez compte que ce ne sont pas des articles plus ou moins théoriques qui donnent de la vie à un journal, mais bien l’exposé des faits, la peinture des milieux, la documentation exacte. » La Voix du Peuple ne peut pas se contenter d’être un simple « organe d’éducation pour les militants », mais doit devenir « une feuille de propagande pour la masse ouvrière », qui fosse « une place plus importante aux faits sociaux, à l’actualité, aux documents » Malgré les limites dont Pouget est très conscient, La Voix du Peuple — qui est lue essentiellement par les animateurs des syndicats et tout particulièrement par les plus « rouges » d’entre eux — fait vivre des débats sur les retraites, sur l’unité ouvrière III,

, publie les réponses à l’enquête sur « la besogne de réorganisation sociale » au lendemain de la grève générale expropriatrice, etc. Par ailleurs, elle soutient toutes les campagnes qu’une CGT batailleuse en diable va mener jusqu’à l’été 1908, dont la lutte contre les bureaux de placement, pour le repos hebdomadaire et la journée de huit heures.

Parmi les plus belles réussites de La Voix du Peuple, Paul Delesalle rappellera ces numéros spéciaux de quatre pages I. Le texte signé par le comité de la grève générale est attribué à Pouget par cet excellent connaisseur du mouvement syndicaliste qu’était Maxime Leroy, l’auteur de La Coutume ouvrière ([Giard et Brière, 1913] rééd. CNT-RP en 2007). En revanche, nous ignorons si c’est aussi à Pouget qu'il faut attribuer la brochure La Grève générale, qui paraît en 1900, signée du même comité, dont l'inspiration est très clairement libertaire.

-

II. Actes du XIIIe congrès corporatif tenu à Montpellier ; 1902, p. 87.

-

III. C'est-à-dire sur la fusion entre la CGT et la Fédération des Bourses du travail, qui s’opère en 1902 au congrès de Montpellier

quelle fait paraître à l’occasion du Premier Mai, ou encore les numéros spéciaux antimilitaristes édités au moment de « l’appel des classes », du « tirage au sort » — puis, après la suppression de ce dernier, du « conseil de révision » -, « ces beaux et inoubliables numéros spéciaux » où le cuisinier en chef de La Voix du Peuple ne faisait que reprendre à son compte les vieilles recettes éprouvées dans les marmites du Père PeinardI

. D’après le rapport présenté par Pouget en 1906, chacun des numéros antimilitaristes a été tiré régulièrement à trente mille exemplaires, alors que les numéros « Premier Mai » de 1905 et 1906 l’ont été, respectivement, à 85 000 et 70 000 exemplaires II

Tous ces numéros sont agrémentés par les grands dessins de première page que donnent Steinlen, Couturier et Maximilien Luce, fidèle collaborateur de Pouget depuis les temps du Père Peinard, puis Jules Grandjouan, qui se charge bientôt de l’illustration de couverture.

Cependant, pour importants qu’ils aient été, aucun des mouvements cités plus haut n’égale, même de loin, la longue campagne en faveur de la conquête de la journée de huit heures, officiellement lancée au congrès de Bourges en 1904, laquelle fut vraiment la grande affaire de la CGT des premières années du siècle. Cette campagne, lancée sur une proposition d’un jeune militant, Raymond Dubéros, est véritablement le plus beau succès qu’on puisse mettre au compte de la CGT d’avant 1914. Après ce grand mouvement, la CGT mènera encore — mais sans Pouget — quelques autres mouvements d’envergure, dont celui du mouvement sur la semaine anglaise hebdomadaire, mais sans retrouver jamais l’inspiration et le souffle dont elle sut faire montre, sous la conduite de Pouget et de Griffuelhes, pendant la période qui va du congrès de Bourges au Ier mai 1906. Delesalle, qui y prit sa part lui aussi, en jugeait dans les termes suivants : « Il faut avoir vécu cette époque aux côtés de Pouget pour savoir quelle science - le mot ne me paraît pas trop fort - de la propagande il déploya alors. Secondé par son alter ego Victor Griffuelhes, pendant près de deux années, ils surent trouver chaque fois du nouveau pour tenir en haleine la masse des travailleurs... [2] [3] »

Nous n’insisterons pas plus qu’il ne faut sur cette campagne, largement évoquée dans la seconde partie de ce volume, entièrement dédiée au mouvement pour les huit heures. Maurice Dommanget en a laissé un excellent commentaire dans ce grand livre d’histoire ouvrière qu’est son Histoire du Premier Mai, où il rend justice à l’action de Pouget. Nous nous bornerons ici à faire remarquer que, si on doit accorder à Dubéros la gloire d’avoir été à l’origine de l’initiative lancée au congrès de Bourges, il faut reconnaître aussi que Pouget en avait formé le projet bien avant, lès le tout début de l’aventure de La Voix du Peuple. Il suf-it de se reporter au texte qu’il fait paraître en 1901 dans le premier numéro spécial dédié au Premier Mai, alors que l’hebdomadaire confédéral a juste six mois d’existence, pour constater que la future campagne des huit heures est déjà là, tout armée, dans sa tête. Après avoir, comme à son habitude, rappelé l’exemple des syndicalistes nord-américains dans la lutte pour la vieille revendication ouvrière, il écrit ce qui suit, en envisageant une campagne de plusieurs années : « Comme firent les Américains, il nous faudra, sans trêve ni répit, organiser des meetings, des réunions, lancer des manifestes, publier des placards, inonder le pays d’étiquettes à coller partout et il faudra que toute cette activité incessante se concentre sur cet objectif unique : À partir du Ier mai 1905, les travailleurs français ne travailleront que huit heures par jour.II »

L’année 1906 est incontestablement le moment culminant de la trajectoire syndicaliste de Pouget et, au-delà, le plus haut point de l’histoire du syndicalisme révolutionnaire français. Elle l’est doublement du reste, avec la culmination de la campagne des huit heures mais aussi avec la tenue du congrès confédéral organisé du 8 au 13 octobre dans la ville d’Amiens, un congrès qui est passé à l’histoire comme le congrès de la « Charte » d’Amiens, le nom donné a posteriori à la déclaration rédigée par le comité confédéral et adoptée le matin du 13 octobre I. L’origine de cette résolution est à chercher dans la proposition faite au nom de la fédération du Textile par Victor Renard, en vue d’établir des relations suivies entre la CGT et le parti socialiste issu de l’unification de l’année précédente. L’inscription de cette proposition à l’ordre du jour du congrès suscita une véritable levée de boucliers de la part des militants ouvriers qui virent dans cette proposition le désir de ramener le mouvement syndicaliste dans le giron du socialisme politique. Leurs craintes étaient d’autant plus fondées que la fédération du Textile était depuis quatre ans aux mains des socialistes de la fraction guesdiste, pour lesquels le mouvement corporatif ne pouvait être autre chose que « l’école primaire du socialisme ». Aussitôt connue cette proposition, Pouget ouvre toutes grandes les colonnes de La Voix du Peuple à un débat qui va occuper les milieux confédéraux du mois d’août jusqu’au congrès lui-même, qui lui réservera une bonne partie de ses séances. Pouget y participe lui-même, avec un premier article intitulé « Encore ! » ", auquel succéderont quelques autres, puis dans la « Tribune syndicale » que L'Humanité a inaugurée le II août 1906, et à laquelle Pouget a accepté de participer, avec d’autres militants connus de la Confédération.

Ces longs débats donneront lieu à la résolution lue par Victor Griffuelhes, au nom du comité confédéral, à la tribune du congrès, le matin du 13 octobre 1906, qui contient l’essentiel de la doctrine du syndicalisme français, en particulier son indépendance statutaire à l’égard de « toute école politique » [4] [5] et sa conception de la double besogne, « quotidienne et d’avenir », du syndicalisme : soit, d’un côté, « l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates » et, de l’autre, la préparation de l’émancipation intégrale par le moyen de la grève générale. Elle rappelle que le syndicat, « aujourd’hui groupe de résistance, sera, dans l’avenir, le groupe de production et de répartition, base de la réorganisation sociale ». Enfin, le texte de la résolution, réaffirmant le principe syndicaliste de l’action directe, déclare que « l’action économique doit s’exercer directement contre le patronat, les organisations confédérées n’ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et es sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre, en toute liberté, la transformation sociale » II. Longtemps après le congrès d’Amiens, Griffuelhes devait se reconnaître l’auteur, avec Pouget, de la fameuse résolution mais, à dire vrai, sa similitude avec nombre de passages des brochures qu’on lira dans la première partie de ce volume dit assez la part que Pouget a dû prendre à sa rédaction. On pourrait y ajouter aussi cette allusion, si souvent commentée, aux « partis et aux sectes », une formule apparue pour la première fois, au cours de la controverse antérieure au congrès d’Amiens, dans un article signé par Pouget dans la « Tribune syndicale » de L'Humanité I.

Les brochures syndicalistes (1903-1908) et autres écrits

Enfin, c’est au cours de ces grandes années que Pouget rédige ses brochures syndicalistes, la trilogie reproduite dans ce recueil (Les Bases du syndicalisme. Le Syndicat et Le Parti du TravailII) puis, en 1908, La Confédération générale du travailIII. où sans négliger les questions doctrinales, il s’efforce de mieux faire connaître les grands principes d’organisation de la confédération ouvrière française.

C’est dans ces ouvrages, ainsi que dans L'Action directe, paru en 1910 (également reproduit dans ce volume), qu’il faut aller chercher l’essentiel de la « doctrine » du syndicalisme « à la manière française », définitivement constituée après la parution de ce dernier ouvrage, qui sera aussi la dernière contribution théorique de Pouget à la doctrine syndicaliste.

On connaît les thèmes principaux de cette doctrine, que la motion d’Amiens contient dans leur presque totalité, et qui doit tout aux seuls théoriciens « organiques » du mouvement ouvrierI : division de la société en deux grandes classes antagonistes, la classe capitaliste et la classe ouvrière ; caractère essentiel du groupement syndical, supérieur aux partis ou aux groupes d’affinité ; double nature du syndicat, qui est à la fois l’outil de la lutte quotidienne pour des améliorations matérielles et l’organe de base de la réorganisation sociale à venir, et du coup, double nature du syndicalisme, à la fois réformiste et révolutionnaire ; revendication de l’action directe comme le seul moyen efficace de la lutte ouvrière, dans ses diverses modalités : soit principalement la grève, le boycott, le label II et le sabotage ; affirmation de la grève générale comme le moyen par excellence de l’émancipation ouvrière. En outre, les brochures de Pouget insistent sur d’autres thèmes essentiels de la doctrine syndicaliste, omis dans la motion d’Amiens : le rôle des minorités agissantes et de la force comme moteurs de histoire. En revanche, l’antimilitarisme confédéral n’apparaît pas dans les quatre brochures reproduites ici, sinon sous la forme de la dénonciation du « frein patriotique », formulée dans Les Bases du syndicalisme.

Dans ces mêmes années, Pouget donne aussi quelques écrits importants au Mouvement socialiste, principalement ses longs comptes rendus des congrès confédéraux de Montpellier (1902) de Bourges (1904) et d’Amiens (1906) IV, qui contiennent d’intéressantes précisions sur [5]

des questions de doctrine, sans oublier les nombreux articles sur le mouvement pour la journée de huit heures. Il convient d’y ajouter aussi son grand essai sur l’histoire de l’idée de grève générale, qui paraît dans le dossier que la revue de Lagardelle dédie, en 1904, au débat sur l’idée-force du syndicalisme, où interviennent tant ses partisans que ses critiques, français ou étrangers I.

Dernières activités publiques de Pouget (1909-1914)

L’

échec de La Révolution ; un ouvrage d’

anticipation : Comment nous ferons la révolution (1909)

Après les événements sanglants du 30 juillet 1908 à Villeneuve-Saint-Georges ", qui valent à Pouget et à quelques-uns des meneurs du syndicalisme un séjour de plusieurs semaines à la maison d’arrêt de Corbeil, Pouget n’écrira pratiquement plus pour La Voix du Peuple, exception faite de l’article « La RP [représentation proportionnelle], espoir des réacteurs » paru — sans signature — pendant sa détention, puis « L’effondrement », de novembre 1908, où il met en évidence la débâcle des arguments donnés par le gouvernement pour justifier les emprisonnements qui ont suivi la journée du 30 juillet et demande la libération des huit militants encore emprisonnés. Il faudra attendra l’année suivante pour qu’il donne encore un article au journal confédéral, « La valeur révolutionnaire du Premier Mai », paru anonymement dans le numéro « Premier Mai », avec lequel les animateurs de La Voix du Peuple ont voulu faire la pige à Louis Niel, qui est encore à ce moment-là secrétaire général de la CGT, auteur de l’article (non signé) « La valeur réformiste du Premier Mai ».

Quelque trois mois auparavant, en février 1909, Pouget, après avoir renoncé à ses fonctions au sein de la CGT, a tenté de réaliser enfin son vieux projet d’un quotidien, qui a accompagné toute son activité propagandiste depuis 1888, un projet qui paraît d’autant plus nécessaire que les socialistes disposent de leur propre journal quotidien depuis le lancement de L'Humanité en avril 1904. Le contexte de la fondation du journal ouvrier n’est pas des plus propices puisqu’il coïncide avec le début de ce qu’on a coutume d’appeler la « crise syndicaliste », laquelle naît au lendemain des événements de Villeneuve-Saint-Georges et se manifeste crûment, une fois lancé le quotidien, par la surprenante accession du réformiste Louis Niel au secrétariat de la confédération ouvrière. Mais, en vérité, le projet de Pouget était en gestation avant les événements de l’été 1908 : selon le rédacteur des Hommes du jour, le premier numéro du quotidien aurait dû paraître en septembre 1908, mais les événements de Draveil-Villeneuve-Saint-Georges en ont décidé autrement. Le « quotidien de lutte sociale » voit enfin le jour en février 1909 sous le nom de La Révolution. L’idée originale de Pouget était de l’intituler Le Cri du peuple, comme la publication de Jules Vallès, mais le propriétaire du titre, qui paraît encore « tous les trois mois à une demi-douzaine d’exemplaires », n’

a pas voulu le céder.

Si les faits de Villeneuve-Saint-Georges et l’arrestation des principaux meneurs de la CGT sont la cause de l’ajournement de la parution du quotidien syndicaliste au début de l’année suivante, le désir de lancer un quotidien, syndicaliste certes mais indépendant de la Confédération, marquait sans doute la volonté de Pouget de s’éloigner des instances de la CGT et des multiples contraintes liées à l’occupation de postes de responsabilité Le premier numéro du quotidien paraît le 4 février 1909 et la liste de ses futurs collaborateurs semble augurer pour lui du plus bel avenir. Les « chroniques sociales et littéraires » annoncent la participation, entre bien d’autres, d’Hubert Lagardelle, de Charles Malato, de Sébastien Faure ainsi que d’Errico Malatesta et de l’ex-militant de la Fédération jurassienne, James Guillaume ; les « chroniques ouvrières » doivent ouvrir leurs colonnes à tous les grands noms du courant syndicaliste révolutionnaire français et, enfin, le « mouvement social et révolutionnaire de l’étranger » promet des articles de Luigi Fabbri, d’Emílio Costa, de Fernando Tarrida del Mármol et d’un autre ex-membre de la Première Internationale, Anselmo Lorenzo : en somme, de toute la fine fleur de l’anarchisme latin. Au cours de sa très brève existence La Révolution va mêler les articles de pure information syndicale/ouvrière et des articles plus théoriques, mais les deux événements qui occuperont le plus d’espace seront l’élection du réformiste Louis Niel au secrétariat de la CGT et la grève des postiers, qui commence à la mi-mars. Cependant, le 28 mars 1909, après cinquante-six numéros, La Révolution annonce l’interruption de sa publication, bien qu’elle soit parvenue déjà à un tirage

I. C’est du moins ce que suggérait Pierre Monatte dans le dernier article qu’il donna à La Révolution prolétarienne peu de temps avant sa mort Dans ces pages, Monatte laissait entendre aussi que Pouget aurait commencé sans doute à éprouver le besoin de se détacher un peu de son alter ego à la CGT, Victor Griffuelhes, une personnalité dont les penchants autoritaires étaient connus de tous. Le texte est recueilli dans La Lutte syndicale, François Maspero, 1976, p. 62-127.

moyen de trente mille exemplaires, dont plus de cinq mille à Paris. Ces chiffres, sans doute honorables, ne permettent pas au quotidien de continuer d’exister, faute d’une suffisante mise de fonds initiale. Monatte, qui pensait que, « au lieu de mourir au bout de quarante jours, La Révolution aurait pu connaître une longue vie », jugeait cependant le journal « mal rédigé » et « mal fagoté », une appréciation qui nous paraît d’une sévérité excessive. « C’était un beau canard, combatif, ardent. Il ne lui manquait que le nerf de la guerre », écrit en revanche Victor Méric I.

Dans les derniers mois de l’année 1909, Pouget fait paraître l’étonnant livre Comment nous ferons la révolu-tion, signé avec l’animateur du syndicat des électriciens parisiens, Émile Pataud — celui que la presse surnomme tantôt le « roi Pataud » ou « le roi de l’ombre » ou encore « l’éteignoir d’étoiles » —, l’homme qui a plongé la Ville Lumière dans l’obscurité deux heures durant en août 1908. Malgré les difficultés dans lesquelles se débat un syndica-sme qui semble battre en retraite, Pouget n’hésite pas à imaginer ce que pourrait être la réalisation du projet révolutionnaire des syndicalistes, la grève générale expropria-trice et violente acclamée dans les congrès ouvriers depuis plus de vingt ans. Le livre suscite des réactions assez fortement négatives, en particulier de Jean Jaurès qui, le 29 novembre, prononce une conférence à la salle des Sociétés Savantes, où il se livre à une étude critique du livre, à laquelle, toujours prêt à dégainer, Pouget répond presque aussitôt dans La Guerre sociale. Plus inattendues — et sans doute plus douloureuses pour lui — sont, en revanche, les critiques qui lui viennent de son propre camp, de Griffuelhes et Lagardelle, qui lui reprochent cette incursion dans le domaine de l’imaginaire.

En 1910, enfin, son retour à la fiction s’opère aussi, sous une autre forme, avec le roman-feuilleton La Calotte

I. Le Soir, 26 juillet 1931. Le texte est reproduit dans le petit volume composé par Paul Delesalle Émile Pouget Ad Memoriam (op. dt, p. 19).

internationale, publié chez J. Ferenczi, un genre auquel il revient après quelques années d’interruption.

Pouget observateur du syndicalisme, de 1910 à 1914, à La Guerre sociale. L’Action directe et Le Sabotage (1910), L’Organisation du surmenage (1914)

Sans vouloir minimiser ce que put représenter pour Pouget l’insuccès de La Révolution — un des plus grands crève-cœurs de sa vie, selon Delesalle —, il n’en reste pas moins que ce que nous savons de sa trajectoire de 1909 à 1914 montre un Pouget qui est tout de même assez loin de ressembler à l’image de ce militant fatigué et malade, se tenant à l’écart du milieu où il s’est immergé pendant un peu plus d’une dizaine d’années, dont nous ont parlé les historiens, à commencer par Jean Maitron I. Pouget a certes abandonné tout rôle actif dans la CGT et, de surcroît, il se tient ostensiblement à l’écart des porte-parole du syndicalisme. Il ne participe pas aux organes du syndicalisme révolutionnaire, ni à La Vie ouvrière de Monatte et de ses amis — pourtant si proches de lui à tant d’égards - ni à La Bataille syndicaliste, le quotidien lancé en février 1911, pour réserver sa prose à un hebdomadaire comme La Guerre sociale, peu prisé des chefs syndicalistes, et même à L’

Humanité, encore qu’il n’y collabore que comme auteur de feuilletons.

En revanche, il n’en continue pas moins de suivre de très près la marche du syndicalisme, de s’intéresser aux luttes ouvrières ou aux évolutions les plus récentes de l’organisation du travail, comme en témoigne la publication, à partir de 1910, de plusieurs brochures syndicalistes aussi

I. L’échec de La Révolution, écrit-il, « blessa Pouget pour toujours. Âgé de cinquante ans, fatigué physiquement et, encore plus, moralement Pouget se retira à Lozère en Seine-et-Oise et. désormais, vécut à l'écart du mouvement, recevant seulement quelques vieux amis » (« Les hommes de la Charte », in 1906. Le congrès de la charte d’Amiens, op. de, p. 75).

importantes que L’Action directe déjà mentionnée, Le Sabotage I, ou encore le petit ouvrage L’Organisation du surmenage (le système Taylor), dont la sortie est annoncée fin 1913. À quelques exceptions près, sa rubrique hebdomadaire à La Guerre sociale, annoncée fin août, porte sur les luttes ouvrières et la vie organique de la CGT.

Pas de tour d’ivoire, donc, pour le Pouget des années immédiatement postérieures à l’échec de La Révolution. Et pas plus de découragement, comme on le lit ici ou là, devant l’évolution supposée de la CGT vers le réformisme, dont l’accession de Louis Niel au poste de secrétaire général ne serait qu’un des signes avant-coureurs. Voilà du reste comment il avait accueilli, dans les colonnes de La Révolution, cette surprenante élection : « La tête de la Confédération est changée. Les réformistes débarquent les révolutionnaires. Est-ce à dire que la CGT va être retournée — telle un gant — et devenir, désormais, réformiste ? Allons donc ! Ceux qui escomptent cette volte-face ne connaissent rien à l’organisation syndicale. [...] Les éléments constituants de la Confédération sont, en majorité révolutionnaires. [...] L’élection de Niel ne changera rien à la mentalité syndicale.II » Son sentiment ne semble pas avoir varié un an plus tard, au moment du congrès confédéral de 1910 à Toulouse, auquel il est allé, à titre d’envoyé spécial de La Guerre sociale, au côté de Miguel Almereyda. Dans l’article intitulé « La poussée confédérale », il se livre à une analyse chiffrée de l’importance respective des deux tendances présentes dans la CGT, d’où il ressort que le courant révolutionnaire est toujours largement majoritaire au sein de la Confédération. Pouget insiste en particulier sur la stagnation voire la baisse des effectifs des I. II. I. Il faut y ajouter les rééditions de quelques brochures plus anciennes comme La Confédération générale du travail, dont paraît une nouvelle édition, mise à jour, cette même année 1910.

-

II. « Victoire ministérielle ! ». La Révolution, n° 25, 25 février 1909, p. I. Rappelons que Niel ne restera en fonction que jusqu a la fin mai 1909.

fédérations réformistes et la hausse des révolutionnaires, dont celle du Bâtiment, qui a plus que doublé ses effectifs en deux ans. Il réitère cette observation deux ans plus tard, en 1912, à l’occasion du congrès du Havre, en relevant que « la poussée confédérale s’effectue toujours dans le sens révolutionnaire I ». Pas d’inquiétude, donc, chez lui, quant à la possibilité de voir les réformistes faire main basse sur la CGT.

Cependant, en dépit de sa conviction relative à la neutralisation des réformistes au sein de la CGT, Pouget ne peut s’empêcher, dès cette année 1912, de porter des jugements de plus en plus amers sur les limites de l’action de la CGT et, plus généralement, sur l’état moral de ses militants. Dans « Bilan de la CGT » ", il note le caractère manifestement défensif de toutes les campagnes quelle a menées au cours des dernières années, contre la loi des retraites, contre la guerre, contre la vie chère, contre les lois scélérates, etc. La CGT, dit-il, n’a conduit qu’une seule « action confédérale offensive » la campagne pour la semaine anglaise, mais il la juge « incolore et terne », bien éloignée de la « période d’action effervescente » de la campagne pour les huit heures. Plus tard, faisant écho à des déclarations de Griffuelhes sur le « malaise » existant au sein de la CGT, il relève « un manque d’étroite camaraderie, d’excellente cordialité, de communion fraternelle entre militants » dans un texte IV où il évoque enfin la question de la « crise syndicaliste », sur laquelle il avait gardé un étonnant silence

jusque-là. Enfin, en septembre 1913, il diagnostique une « défaillance d’idéal » au sein de la Confédération, patente selon lui dans la négligence dont celle-ci fait montre quant à « l’œuvre de préparation révolutionnaire », dans le désintérêt quelle manifeste à propos de « l’échéance fatale : la grève générale révolutionnaire » — la « dernière partie de la besogne » - au profit du seul « travail d’organisation, de consolidation, de renforcement de ses cadres » I. Son désenchantement semble même monter d’un cran l’année suivante, quand il rend compte des affrontements qui déchirent une des fédérations les plus révolutionnaires de la CGT, la Métallurgie, sous l’effet de ce qu’il appelle « la dissolvante campagne de l’anti-fonctionnarisme » syndical, dont est victime un des plus brillants militants syndicalistes de l’époque, Alphonse Merrheim.

Les derniers écrits de Pouget, feuilletoniste à L’Humanité  : de Nico (1913) à L’Emmuré (1916)

En 1913, Pouget, toujours porté sur la fiction, a donné un feuilleton au quotidien de Jaurès, dont le premier épisode paraît le 25 janvier, le jour même où L’Humanité passe à six pages au lieu des quatre de rigueur depuis sa fondation. Le « grand roman inédit » de Pouget, intitulé Nico, paraîtra tous les jours jusqu’au 16 juin 1913. Si le roman, fondé sur les ressorts habituels à ce genre de littérature, n’a rien de très original, en revanche sa publication dans la « nouvelle » Humanité permet au quotidien socialiste de marquer un point face à sa rivale ouvrière, La Bataille syndicaliste, dont les ventes au numéro diminuent dans le même temps que L’Humanité voit les siennes augmenter sensiblement en région parisienne. La collaboration de Pouget à l’organe socialiste ne s’arrêtera d’ailleurs pas là. Annoncé en première page de L’Humanité pendant I. « L'orientation de la CGT ». La Guerre sociale, 3-9 septembre 1913. plusieurs jours, le nouveau récit de Pouget, Fleurette, dont Faction se situe dans le Paris de 1871, commence à paraître en feuilleton à partir du 10 juillet 1914. Mais les lecteurs n’en connaîtront jamais la fin : après le numéro du Ier août, qui s’ouvre sur la nouvelle de l’assassinat de Jaurès, le journal ne paraît plus que sur deux pages et fait cesser la publication du feuilleton de Pouget. Sa carrière comme feuilletoniste n’en est pas finie pour autant : du 14 mai au 16 octobre 1915, le quotidien socialiste publie le « grand roman sur la guerre » de Pouget, Vieille Alsace, que L’

Humanité présente comme « l’épopée sanglante des batailles d’où doivent sortir la liberté des nations et la paix des peuples qui feront de cette guerre gigantesque la dernière des guerres ». Enfin, entre le 14 août et le 8 décembre 1916, L’

Humanité publie L’

Emmuré, un autre « grand roman d’actualité ». C’est le dernier écrit issu, à notre connaissance, de la plume jusque-là intarissable d’Émile Pouget. Il est vrai que le vieux syndicaliste libertaire a fini, hélas, par rendre les armes au cours des années précédentes. Vieille Alsace, qui n’est en vérité rien de plus qu’un feuilleton patriotique, se situe dans le droit fil de son étonnante attitude de l’été 1914, quand il donna à La Guerre sociale, du 7 août au 6 septembre, une rubrique intitulée « La rue », où il faisait sienne la position dite du « patriotisme révolutionnaire » adoptée par le journal de Gustave Hervé.

Nature et destinée de la doctrine syndicaliste

Adhésion inattendue à un « patriotisme révolutionnaire » qui aurait bien fait rire le Père Peinard de naguère, rédaction de romans-feuilletons patriotiques et sentimentaux, on aurait pu rêver d’une fin plus glorieuse pour le vieux Pouget, le « plus connu des théoriciens révolutionnaires » I. Dans la note biographique qu’il rédigea à l’occasion de sa I. L’expression est de Maxime Leroy (La Coutume ouvrière, op. dt, p. 879). mort, Paul Delesalle, son compagnon des temps héroïques, n a pas un mot pour ce dernier épisode de sa trajectoire publique, dont il devait pourtant avoir encore quelque souvenir. Mais encore ne s’agit-il pas ici d’une sorte d’aberration passagère, qu’on pourrait attribuer au désenchantement survenu après un long trajet de plus de trente années, dont certaines ont dû compter double, si on en croit le portrait, dû à Delannoy, qui ornait en 1909 le numéro des Hommes du jour consacré à Pouget, qui montre un homme fatigué et prématurément vieilli. En vérité, c’est toute l’élite syndicaliste, à l’exception du petit noyau groupé autour de Pierre Monatte dans La Vie ouvrière, qui fait faillite à ce moment-là, en acceptant le jeu de l’Union sacrée, contre toutes les décisions de congrès des années précédentes et malgré toute l’énergie dépensée à la lutte antimilitariste. De cette terrible faillite morale - consécutive, il est vrai, à la longue et obscure crise syndicaliste qui suit de peu la grande année 1906 — le syndicalisme « à la manière française » ne pouvait pas sortir indemne. Et de fait, en dépit des efforts de quelques-uns, il apparaît clairement, après 1918, que le ralliement quasi général des syndicalistes révolutionnaires à l’Union sacrée a signé l’arrêt de mort, en France tout au moins, de ce syndicalisme-là. Dès lors, le projet d’un mouvement ouvrier autonome et révolutionnaire cède la place aux héritiers de ses rivaux d’avant guerre, aux vaincus du congrès d’Amiens, réformistes de tout poil et néo-guesdistes du PCF partisans de la subordination du syndicalisme au parti politique d’avant-garde.

Une fois le syndicalisme révolutionnaire disparu, ou presque, du paysage social français, on a pris l’habitude de lui coller tout uniment le qualificatif d’« anarcho-syndicaliste », et un historien comme Édouard Dolléans n’a pas hésité à considérer Pouget comme le « premier de tous les anarcho-syndicalistes, le premier anarcho-syndicaliste ». Et pourtant, ni lui ni aucun de ses amis syndicalistes n ont jamais repris le terme à leur compte.

En vérité, ce sont les propres contempteurs de la doctrine syndicaliste, les guesdistes en tête, qui l’ont considérée, dès le tout début, comme une pure et simple variante de l’anarchisme : Guesde et ses partisans ont affirmé sans cesse que le syndicalisme révolutionnaire n’existait pas, qu’il n’était rien d’autre qu’un « syndicalisme anarchiste », un « anarcho-syndicalisme », un terme qu’ils ont été parmi les premiers à utiliser en France. Quant aux porte-parole du syndicalisme, militants ouvriers ou intellectuels du Mouvement socialiste, ils ont tendu à la considérer comme une théorie nouvelle, différente à la fois du socialisme et de l’anarchisme : c’est la position de Latapie dans son discours du congrès d’Amiens I ou de Lagardelle dans le texte « Syndicalisme et anarchisme » II — qui pouvait en parler d’autant plus à son aise que, à l’instar de tous les intellectuels du Mouvement socialisteIII, il était tout à fait étranger à la tradition libertaire.

La position de Pouget est plus difficile à cerner pour autant que, peu porté sur les débats idéologiques, il n’a pratiquement jamais abordé de front la question des rapports entre l’anarchisme et le syndicalisme, excepté dans un bref passage de son compte rendu du congrès d’Amiens Iv. On serait tenté de croire, à un moment donné, qu’il s’est définitivement « converti » au syndicalisme, en dépassant une fois pour toutes son anarchisme des débuts : avec son accession à des postes de responsabilité au sein de la CGT, il a cessé d’écrire pour les publications des groupes libertaires, de participer à leurs congrès, et même de se revendiquer explicitement comme tel I.

Cependant, il suffit de lire ses écrits syndicalistes pour voir à quel point l’empreinte anarchiste y est forte, implicitement le plus souvent, et très explicitement dans sa référence à la racine historique du syndicalisme, à l’action de ceux que, dans Le Parti du Travail, il nomme les « fédéralistes » ou les « autonomistes » de la Première Internationale, en d’autres mots, la fraction dite « anti-autoritaire » des partisans de Michel Bakounine. En réalité, il n’y a pas chez lui, à proprement parler, de « conversion » au syndicalisme mais plutôt une évolution au fond assez linéaire qui le fait passer d’une sorte d’anarchisme déjà fortement syndicaliste à un syndicalisme imbu d’esprit anarchiste : c’est ce que Delesalle avait sans doute à l’esprit quand il parlait, si justement, de « l’unité morale de sa vie militante ». Tous les points forts de sa doctrine syndicaliste, sans exception aucune, sont déjà là dans sa période précédente : que ce soit l’insistance sur le rôle de la force dans l’histoire ou l’importance accordée à l’action des minorités ; la défense du sabotage et de la grève en tant qu’outils du combat quotidien de la classe ouvrière ou celle de la grève générale comme l’arme suprême de son émancipation ; la critique de la prétendue loi d’airain des salaires ou le distinguo entre les groupes d’affinité et le groupement corporatif, la double nature du syndicat, tout cela apparaît « les fins révolutionnaires poursuivies par les syndicats s'identifient avec l’idéal anarchiste » (te Congrès syndicaliste d'Amiens, op. at, p. 101 -102).

I. Cela étant, dans les débats auxquels il participe, ses opposants continuent de le regarder comme un des représentants les plus autorisés de l’élément libertaire de la Confédération et, contrairement à d’ex-anarchistes assagis comme Louis Niel, jamais Pouget ne renie ses premières convictions.

déjà dans les pages du Père Peinard ou de La Sociale. Quant à sa doctrine syndicaliste, elle est à l’évidence encore très largement imprégnée de l’anarchisme de ses premières années militantes, comme l’atteste, entre autres choses, la provenance de la critique de la théorie du contrat social et de celle du darwinisme social exposée dans Les Bases du syndicalisme. Et on pourrait faire la même démonstration à propos de bien d’autres notions, dont celles de « vie » ou de « volonté », aussi importantes chez lui quelles le sont chez certains théoriciens libertaires, comme le Kropotkine de La Morale anarchiste.

Mais, aussi fortes que soient chez lui les racines libertaires, il est évident que Pouget a vu très tôt dans le syndicalisme — à tort ou à raison — la réalisation pratique de l’anarchisme, sa seule chance historique, et c’est pour cela même qu’il s’est engagé résolument dans la voie syndicaliste, quitte à s’éloigner d’un anarchisme « pur » dans lequel il ne s’était jamais tout à fait reconnu. Dans cette voie, le syndicalisme français a sans aucun doute renoué avec l’inspiration de la fraction anarchiste de la Première Internationale, mais il a fait aussi son miel des enseignements qui lui sont venus du mouvement ouvrier anglais, dont il partage l’aversion pour l’intromission de l’État dans les conflits du travail, et auquel il doit une bonne partie de ses armes de combat, le boycott ou le sabotage, pour ne rien dire de l’arme suprême de l’émancipation ouvrière, la grève générale, un héritage lointain du vieux chartisme de 1830 Ses rivaux et ses ennemis avaient sans doute tout intérêt à dénoncer le syndicalisme d’action directe comme un anarchisme déguisé, mais c’était faire bon marché du souci à la fois profondément révolutionnaire et profondément réformiste du syndicalisme tel que l’entendaient Pouget et les autres meneurs syndicalistes, bien éloignés du « tout ou rien » des purs doctrinaires. Pouget devait bien savoir, et ses compagnons avec lui, que la seule chance de succès du syndicalisme tenait à son aptitude à rassembler les travailleurs bien au-delà du champ d’action des « partis et des sectes » et à les entraîner dans ces grandes actions offensives qui, toutes « réformistes » qu’elles fussent, pouvaient avoir la vertu de faire des ouvriers une classe fière d’elle-même et convaincue de sa capacité à agir par elle-même et pour elle-même. Si le syndicalisme « à la manière française » n’avait été que cette variante de l’anarchisme dénoncée par ses rivaux et ses ennemis, il est bien évident que la CGT n’aurait jamais connu l’extraordinaire élan qui fut le sien au cours des dernières années du siècle dernier, qui la vit décupler ses effectifs et devenir un véritable péril pour les pouvoirs publics et les classes dominantes de l’époque.

Les textes d’Émile Pouget ici reproduits ont été écrits, on l’a vu, entre l’année 1903 pour Les Bases du syndicalisme et 1910 pour L’Action directe. Il nous semble inutile d’insister sur l’intérêt historique qu’ils peuvent présenter, d’autant que le mouvement syndicaliste français, vaincu à peu près définitivement après 1917-1918, n’a survécu que dans la mémoire de petits groupes sans grande influence et des quelques très rares intellectuels qui s’en sont réclamés depuis, à l’instar de Simone Weil ou d’Albert Camus, dans le beau passage qu’il lui a consacré dans L'Homme révoltéI. Sommes-nous condamnés pour autant à un simple exercice de mémoire, ou de nostalgie, qui se donnerait pour seul but de ménager au syndicalisme français d’action I. En particulier dans le passage « La pensée de midi » (Essais. « Bibliothèque de la Pléiade ». Gallimard. 1977, p. 700-704).

directe et aux mouvements apparentés la place qui leur revient dans le « trésor perdu » de la tradition révolutionnaire ou est-il encore raisonnable d’en attendre un appui pour les combats d’aujourd’hui et de croire sérieusement à un possible renouveau des méthodes de lutte et des objectifs qu’ils ont popularisés avant le succès rencontré par le modèle social-démocrate contre lequel ils s’étaient constitués ?

Pour leur part, les historiens du mouvement ouvrier français qui, dans leur presque totalité, n’ont jamais montré la moindre sympathie pour le syndicalisme révolutionnaire, ont déjà répondu par la négative à la question, en voyant dans les mouvements syndicalistes d’action directe le simple reflet de structures économiques encore largement pré-industrielles, appelées à être « naturellement » dépassées par l’évolution du capitalisme moderne, et la disparition subséquente de la figure de l’ouvrier de métier — essentielle dans le syndicalisme des « temps héroïques » — au profit de celle de l’ouvrier-masse des « temps modernes », qui a fourni longtemps la base des organisations social-démocrates. Ce schéma, repris à leur compte par les idéologues des diverses variantes du socialisme politique, a accrédité l’idée que le syndicalisme d’action directe aurait été une sorte de « péché de jeunesse » du mouvement ouvrier ou, dans la version communiste de l’histoire, le « germe » du parti d’avant-garde, dont il n’aurait constitué qu’une maladroite et romantique préfiguration II.

Par ailleurs, en amortissant la lutte des classes, le compromis « fordiste » instauré après la fin de la Seconde Guerre mondiale entre le capital et le travail, matérialisé par la mise sur pied de l’État-providence, a semblé condamner une fois pour toutes le syndicalisme réellement existant à n’être plus qu’un instrument de paix sociale, en ôtant définitivement au mouvement ouvrier toute la « négativité » dont il était chargé encore dans les décennies antérieures à 1945. On voit bien pourtant que nous n en sommes plus là aujourd’hui, à un moment historique où le nouveau modèle de développement des pays capitalistes avancés a fait voler en éclats le compromis passé entre le capital et le travail au cours de la période postérieure à la Seconde Guerre mondiale. Un des principaux effets de ce processus a été d’en finir avec l’homogénéisation qui caractérisait le monde salarial du compromis fordiste, de fragmenter et disperser les classes subalternes en catégories hétérogènes (salariat stable, chômeurs, précaires de toute espèce), en accélérant la déliquescence des solidarités de classe au profit du sauve-qui-peut individuel ou du repli sur des solidarités ethniques, nationales ou religieuses, étrangères à toutes les idées d’émancipation sociale léguées par le mouvement ouvrier d’autrefois. De là s’en est suivi un affaiblissement croissant des organisations de défense des classes dominées, émoussées déjà par des décennies de compromis et de compromission — de « domestication », pour le dire à la façon des syndicalistes de la « Belle Époque » — et entravées dans leur action par leur dépendance à l’égard des subventions publiques et privées, par leur bureaucratisation et leur centralisation extrêmes, par la corruption de certains de leurs responsables, etc., tous phénomènes qui marquent l’épuisement actuel des modes hérités d’organisation syndicale.

Face au retour en arrière programmé par les élites du pouvoir, à la brutalité des politiques néoconservatrices qui ont succédé à la fin du modèle des années dorées du capitalisme, à l’inanité de l’opposition politique d’une

« gauche » idéologiquement désarmée, il serait déraisonnable de penser que le syndicalisme, ou du moins sa partie la plus saine, pourrait se contenter d’être ce sage partenaire social qu’il a été au cours des années prospères et l’accompagnateur docile de la politique des trompeuses « réformes » des élites dirigeantes, et déraisonnable d’imaginer qu’il puisse ne pas retrouver ses vieilles armes d’autrefois I - et pas seulement le sabotage dont usent aujourd’hui des ouvriers désespérés de voir leurs emplois disparaître —, comme les principes qui ont fait la grandeur du syndicalisme des « temps héroïques » et qui en font aujourd’hui encore le seul modèle alternatif existant au modèle dominant durant des décennies

Miguel Chueca

. Paris, juin 2010

Sauf mention contraire, toutes les notes sont de l'éditeur

Les principaux noms cités (indiqués par un astérisque à la première occurrence) font l’objet d'une notice dans le glossaire, p. 277-288.

Première partie

Principes et théories du syndicalisme d’action directe

La première partie de ce volume contient les quatre principales brochures syndicalistes d’Émile Pouget parues entre 1903 et 1910. Rédigées, pour les trois premières (et une bonne part de la quatrième), quand Pouget occupait la fonction de secrétaire adjoint de la CGT, elles contiennent les éléments essentiels de la doctrine du syndicalisme d'action directe, du « syndicalisme à la manière française », telle quelle fut élaborée par les théoriciens « organiques » de la Confédération. C'est cette même doctrine qu'on retrouvera condensée dans la fameuse motion adoptée à l'issue du congrès tenu par la CGT en octobre 1906, la « Charte » d'Amiens, due à la collaboration de Pouget et du secrétaire général de la CGT, Victor Griffuelhes*. Très largement empreints de l'esprit de révolte que les anarchistes amenèrent avec eux dans les syndicats, ces écrits donnent la vue la plus exacte de ce que fut l'inspiration dominante du syndicalisme français des premières années du XXe siècle.

-

I. Les bases du syndicalisme (1903)

-

IL Le syndicat (1904)

-

III. Le parti du Travail (1905)

-

IV. L’action directe (1910)

I. Les bases du syndicalisme

Définition du syndicalisme

Le mot syndicalisme a acquis, ces derniers temps, une signification plus étendue que celle indiquée par l’étymologie. Le sens, tout concret, qu’il avait déjà, persiste ; ce mot continue à qualifier les « partisans de l’organisation syndicale ». Mais, dorénavant, outre cette acception nébuleuse et incolore, qui, avec un peu d’élasticité, pourrait aussi bien étiqueter des syndicalistes jaunes I que des syndicalistes rouges, il a acquis un sens nouveau et très précis.

Le mot syndicalisme est devenu un terme générique, exprimant un « moment » de la conscience ouvrière. De cette épithète se réclament les travailleurs qui, ayant dépouillé les conceptions maladives et décevantes, ont acquis la conviction que les améliorations - quelles soient partielles ou extrêmes — ne peuvent être que la résultante de la force et des vouloirs populaires. Sur les ruines des espoirs moutonniers et des croyances au miracle qui étayent les superstitions - tant en la providence étatiste qu’en la providence divine -, ils ont élaboré une doctrine saine et vraiment humaine qui a ses racines dans une constatation et une interprétation loyales des phénomènes sociaux.

Le syndicaliste est, de toute évidence, un partisan du groupement des travailleurs par syndicats. Seulement, il ne conçoit pas le syndicat comme certains qui rétrécissent son cercle d’action au point de ne laisser pour horizon à ce groupement que la discussion ou la dispute quotidienne avec l’employeur ; et ce, sur des revendications secondaires, momentanées, ne mettant jamais en question le bien ou mal fondé de l’exploitation ouvrière. Il ne conçoit pas, non plus, le syndicat comme d’autres qui ne voient en lui qu’une « école primaire du socialisme[6] » où se forment et se recrutent les militants en vue des efforts tenus pour efficaces — telle la conquête des pouvoirs publics.

Pour le syndicaliste, le syndicat est le groupement par excellence, répondant à tous les besoins, à toutes les aspirations et, par cela même, suffisant à toutes les besognes.

Il est le groupement, tel que l’imaginent les « réformistes » : permettant de batailler au jour le jour, contre le patron, pour des améliorations et des revendications de détail.

Mais, il n’est pas que cela ! Il est aussi le groupement apte à mener à bien l’œuvre d’expropriation capitaliste et de réorganisation sociale[7] que les socialistes, illusionnés de confiance en l’État, escomptent de la prise de possession du pouvoir politique.

Donc, pour le syndicaliste, le syndicat n’est pas une association de circonstance, dont la raison d’être, limitée au milieu actuel, ne se concevrait pas, abstraction faite de ce milieu. Pour lui, le syndicat est le groupement initial et essentiel ; il doit éclore spontanément et se développer dans tous les milieux, et cela, indépendamment de toute théorie préconçue.

En effet, quoi de plus normal, pour les exploités d’une même profession, que de se rapprocher, de s’entendre, de s’unir pour la défense d’intérêts communs et immédiatement tangibles ?

D’autre part, à supposer l’anéantissement de la société capitaliste et l’épanouissement, sur ses ruines, d’une société — communiste ou autreII —, il est bien évident que, même en ce cas, dans ce milieu neuf, le groupement qui s’indiquera comme le plus urgent, le plus indispensable, sera celui qui mettra en contact les hommes s’employant à des travaux et des fonctions identiques ou similaires.

Ainsi, le syndicat - le groupement corporatif - apparaît comme la cellule organique de toute société.

Actuellement, pour le syndicaliste, le syndicat est l’organisme de lutte et de revendications des travailleurs contre leurs maîtres. Dans l’avenir, il sera la base sur laquelle s’érigera la société normale, expurgée d’exploitation et d’oppression.

Les luttes ouvrières au XIXe siècle.

Prodromes du syndicalisme

La conception syndicaliste n’est pas déduite d’un système hypothétique, éclos de toutes pièces en quelque cerveau et que l’expérimentation sociologique ne justifierait pas : elle découle de l’examen historique des faits et de leur interprétation clairvoyante. On peut dire quelle est la résultante et le couronnement de tout un siècle de luttes soutenues par la classe ouvrière contre la bourgeoisie.

Durant tout le XIXe siècle, le prolétariat a fait effort pour dégager son action de celles des partis bourgeois purement politiques. Effort considérable car la bourgeoisie, ayant besoin, pour gouverner sans encombre, de l’assentiment ou de l’indifférence du prolétariat, s’est évertuée non seulement à le combattre et à le massacrer quand il se soulevait contre les exploiteurs, mais aussi à l’assouplir par une éducation roublarde, combinée pour le détourner de il n’adoptât le système communiste (propriété commune des moyens de production et des produits du travail collectif). Quant aux adeptes de Karl Marx, on sait qu’ils se sont d'abord réclamés du communisme, honni par Proudhon et Bakounine. Cependant, à partir des années 1880, seuls les socialistes partisans de l'action politique - en France, les « possibilités » de Paul Brousse* et guesdistes (dits « impossibilistes », par dérision) — se revendiquent encore du « collectivisme ».

l’examen des questions économiques et pour dériver son activité vers les décevants espoirs du démocratisme.

On ne saurait trop insister sur ce point que l’œuvre d’organisation ouvrière autonome a été - et est encore ! -contrariée par toutes les forces d’obscurantisme et de réaction, et aussi par les forces démocratiques qui ne sont, sous un aspect nouveau et hypocrite, que la continuation des vieilles sociétés où une poignée de parasites s’épanouissent, grassement entretenus par le travail forcé de plèbes inconscientes.

La bourgeoisie, par le canal de l’État, dont la fonction (indépendante de la forme) consiste à veiller sur les privilèges capitalistes, s’est employée à cette besogne d’étouffement et de déviation des aspirations de la classe ouvrière. Aussi, au cours de ces tentatives émancipatrices, le prolétariat a-t-il été amené à constater l’identité entre les gouvernements, d’étiquettes variées, qu’il a subis ; il a passé d’un régime à l’autre sans se ressentir des changements de décor que l’Histoire enregistre avec gravité. Tous les gouvernements l’ont traité avec animosité et malveillance. S’il a obtenu d’eux une atténuation de son misérable sort, il l’a dû, non à leurs sentiments de justice ou de pitié, mais à la crainte salutaire qu’il a su leur inspirer. À leur initiative il n’est redevable que de législations draconiennes, de mesures arbitraires, de répressions sauvages.

Ce caractère antagoniste de l’État et de la classe ouvrière domine tout le XIXe siècle. Il acquiert toute sa signification si l’on remarque que des gouvernements, en guise d’os à ronger, ont assez facilement consenti à accorder des droits politiques au peuple, tandis qu’ils se sont montrés intraitables quand il s’est agi de libertés économiques. En ces dernières circonstances, ils n’ont cédé que sous la pression populaire.

Cette différence d’attitude de la part des dirigeants s’explique. À bien voir, la reconnaissance de droits politiques au peuple ne leur porte pas ombrage, attendu que ces babioles ne mettent pas le principe d’autorité en péril et ne sapent pas la base prolétarienne de la société.

Il en va autrement quand il est question de libertés économiques. Celles-ci sont, pour le peuple, un bien réel et elles ne peuvent s’acquérir qu’aux dépens des privilégiés. Il est donc compréhensible que l’État, souteneur du capitalisme, se refuse, jusqu’à toute extrémité, à céder une parcelle d’amélioration économique.

La démonstration de cette lutte permanente de la classe ouvrière contre l’État entraînerait à évoquer le martyrologe du peuple. Il suffira, pour indiquer la véracité et la constance de cet antagonisme, de quelques jalons historiques.

Moins de deux ans après la prise de la Bastille (en juin 1791), la bourgeoisie, par l’organe de son assemblée constituante, dépouillait la classe ouvrière du droit d’association quelle venait à peine de conquérir révolutionnairement I.

Les travailleurs n’avaient vu dans la Révolution que l’aurore de la libération économique. Ils avaient pensé qu’en brûlant les barrières de l’octroi II (12 juillet 1789) ils détruisaient toutes les barrières. Il est bon d’ajouter que, le surlendemain de l’incendie des octrois de Paris, la Bastille fut prise d’assaut, non parce quelle était prison politique, mais parce quelle était un danger pour Paris insurgé, au même titre que le fut, en 1871, le Mont-Valérien.

Les ouvriers, prenant au mot les dithyrambes des pamphlétaires, se croyaient libérés des entraves de l’Ancien

Loi Le Chapelier ; votée le 17 juin 1791 [nda]. En effet la loi Le Chapelier vint annuler un décret pris le 21 août 1790, qui accordait à tous « les citoyens le droit de s’assembler paisiblement et de former entre eux des sociétés libres » (cité in Maxime Leroy, La Coutume ouvrière, Giard et Brière, 1913, réédité en 2007 par les Éditions CNT-RR p. 635). Cette loi interdisait les corporations, le compagnonnage, les coalitions ouvrières et le droit de grève.

L’octroi était une contribution indirecte perçue par les municipalités à l'importation de marchandises sur leur territoire. Le terme désignait aussi l'administration chargée de prélever cette taxe. Elle contrôlait chaque porte de la ville à l’aide de barrières souvent disposées entre des pavillons symétriques. L’octroi ne fut définitivement supprimé qu’en 1943.

Régime. Ils commencèrent donc à s’entendre et à se grouper pour résister à l’exploitation patronale et en vinrent vite à formuler des revendications précises. La bourgeoisie eut tôt fait de leur prouver que la Révolution était seulement politique et pas économique. Elle élabora des lois répressives et, comme les travailleurs manquaient de conscience et d’expérience, comme leur agitation était confuse et encore incohérente, il ne lui fut pas difficile d’enrayer ce mouvement.

On aurait tort de supposer que la loi Le Chapelier fut un « expédient » et que ceux qui la votèrent en ignoraient la portée sociale. Pour nous faire avaler cette interprétation fantaisiste, on objecte que les révolutionnaires de l’époque n’élevèrent contre elle aucune protestation. Leur silence démontre simplement qu’ils ignoraient le côté social de la révolution qu’ils vivaient et n’étaient que de purs démocrates. Il n’y a d’ailleurs pas à s’étonner d’un si considérable manque de clairvoyance de leur part, puisque, aujourd’hui même, nous voyons des hommes se prétendre socialistes et n’être, eux aussi, que de simples démocrates.

D’ailleurs, à preuve que les parlementaires de 1791 savaient ce qu’ils faisaient, c’est que, quelques mois après, en septembre 1791, la Constituante complétait la loi Le Chapelier qui n’interdisait la coalition qu’aux ouvriers industriels, par une loi qui l’interdisait aux ouvriers agricoles.

La Constituante ne fut d’ailleurs pas seule à manifester sa haine de la classe ouvrière. Toutes les assemblées qui suivirent s’efforcèrent de resserrer les entraves attachant l’ouvrier au patron. Bien mieux, trouvant insuffisant d’avoir mis les travailleurs dans l’impossibilité de discuter et de défendre leurs intérêts, les assemblées bourgeoises s’ingénièrent à aggraver encore le malheur des prolétaires en les mettant sous l’absolue dépendance du pouvoir policier.

La Convention elle-même ne se montra pas plus sympathique à la classe ouvrière. En nivôse de l’an II elle légiférait « contre les coalitions entre ouvriers de différentes manufactures, par écrits ou par émissaires, pour provoquer à la cessation du travail ». Cette attitude de la Convention, dont pourtant le révolutionnarisme est tant louangé, nous indique clairement que les opinions politiques n’ont rien à voir avec les intérêts économiques. Ce qui le précise mieux encore, c’est que, malgré le changement des formes gouvernementales - allant du démocratisme de la Convention à l’autocratisme de Napoléon Ier, au monarchisme de Charles X, au constitutionnalisme de Louis-Philippe -, jamais ne s’atténua la sévérité des lois édictées contre les travailleurs.

Sous le Consulat (en l’an XI-1803) fut forgé un nouveau chaînon d’esclavage : le livret I, qui institua la mise en carte de la classe ouvrière. Puis, avec leur science de procéduriers retors et canailles, les jurisconsultes qui élaborèrent le Code dont nous pâtissons encore agencèrent tant et si bien les entraves qui ligotaient et bâillonnaient le prolétariat, que Louis XVIII et Charles X, héritiers de ce bagage, eurent guère à y aggraver.

Cependant, malgré les sévères interdictions légales, les travailleurs s’entendaient, se groupaient et, sous des formes anodines — telles que mutualités —, ils constituaient des syndicats embryonnaires qui organisaient la résistance. Ce fut au point que, les coalitions et les grèves se multipliant, le gouvernement libéral de Louis-Philippe exagéra les pénalités de la loi contre les associations (en 1834). Mais le branle était donné ! Cette recrudescence de la sévérité légale n’entrava pas la poussée ouvrière. Malgré la loi, les sociétés de résistance se multiplièrent et il s’ensuivit une période d’agitations croissantes et de grèves nombreuses.

I. Le livret d’ouvrier était un moyen de contrôle social, apparu en 1781, sous la pression des corporations et de la police. C’était un petit cahier qui identifiait l’ouvrier ; enregistrait ses sorties et ses entrées chez ses maîtres successifs. Tout ouvrier qui voyageait sans ce document était réputé vagabond, et pouvait être arrêté et puni comme tel. Le patron gardait le livret tout le temps que l’ouvrier travaillait chez lui et celui-ci ne pouvait donc pas partir quand il le souhaitait Supprimé sous la Révolution, il fut rétabli par le Consulat en 1803 et resta obligatoire jusqu'en 1890.

La Révolution de 1848 fut l’aboutissement de ce mouvement. Et ce qui montre bien la dominante de la portée économique des journées de février, c’est qu’immédia-tement les questions économiques primèrent toutes les autres. Malheureusement, les groupements corporatifs manquaient d’expérience. Malheureusement aussi, les travailleurs des villes ignoraient les paysans - et réciproquement ! De sorte qu’en 1848 les paysans ne bougèrent pas, ne comprenant pas le mouvement ouvrier, de même qu’en 1852 les ouvriers ne comprirent rien à la tentative de jacquerie paysanne que Napoléon III écrasa Malgré ces causes d’échec — et elles ne furent pas les seules ! —, tout ce qui fut alors acquis d’amélioration fut dû à la force ouvrière : ce furent les volontés ouvrières qu’exprima la Commission du Luxembourg et que le gouvernement provisoire dut enregistrer, sous forme légale

-

I. Pouget tenait beaucoup à cette idée, chère à Kropotkine, de la collaboration nécessaire des paysans à la révolution sociale. Il en parlait déjà dans l'exposé qu’il fit en 1896 à la conférence organisée par les anarchistes et les socialistes extra-parlementaires en marge du congrès socialiste international de Londres : « La question agraire, dit-il alors, est importante car il n’y a de révolutions efficaces que celles qui ont l’appui des paysans. En France, la Révolution de 89-93 a donné des résultats parce que les paysans s’en sont mêlés. Au contraire, 1848. révolution socialiste, a échoué parce que les paysans n'ont pas bougé... » (La Sociale, 9-16 août 1896, p. 4.) Et il revient encore sur cette idée bien plus tard, en 1909, dans les chapitres XIII (« Le branle des paysans ») et XIX (« La terre aux paysans ») de son roman d’anticipation sociale écrit en collaboration avec Émile Pataud, Comment nous ferons la révolution (Librairie J.Tallandier, 1909). Il faut noter cependant que Pouget commet ici une erreur d’interprétation quant à la prétendue « jacquerie » de 1852, qui ne fut en réalité qu’une invention des propagandistes du régime établi après le coup d'

-

État du 2 décembre 1851 de Louis Napoléon Bonaparte. Au moyen d’affabulations délirantes sur les atrocités attribuées aux « bandes socialistes » des campagnes, ils présentèrent la résistance républicaine au coup d’État « comme étant le fait [...] de barbares et de sauvages qui, en plein XIXe siècle, incarneraient une France du retard matériel et spirituel » (Philippe Vigier, La Vie quotidienne en province et à Paris pendant les journées de 1848, Hachette, 1982, p. 331 ).

-

II. La Commission du Luxembourg fut instituée le 28 février 1848 par un décret rendu par le gouvernement provisoire établi au lendemain de la proclamation de la Deuxième République. Sous la présidence de Louis Blanc, le seul socialiste du nouveau gouvernement elle siégea du 1er mars au 16 mai

Aux premières heures de la Révolution, la bourgeoisie apeurée se montra conciliante et - pour sauver le capital -disposée à sacrifier quelques bribes de privilèges. Bientôt rassurée, tant par l’inoculation au peuple du virus politique, sous le spécifique I du suffrage universel, que par l’inconsistance des organisations corporatives, elle se montra d’autant plus féroce que grande avait été sa terreur. Les massacres de juin 1848 furent, pour elle, une première satisfaction. Peu après, en 1849, les représentants du peuple — pour bien marquer qu’ils étaient simplement les représentants de la bourgeoisie — légiféraient contre les coalitions qui demeuraient interdites et punies des peines qu’avait stipulées la loi de 1810.

Seulement, de même que le réactionnarismeII de Louis-Philippe n’avait pas enrayé le mouvement ouvrier, de même furent impuissants à l’enrayer la réaction républicaine ainsi que le gouvernement napoléonien qui lui succéda.

Sans se préoccuper outre mesure de la forme gouvernementale, non plus que de l’interdiction de se coaliser, les groupements corporatifs allaient se développant, en

sur les bancs occupés peu avant au palais du Luxembourg, par les pairs de France. Rassemblant des délégués ouvriers et des représentants des patrons, elle visait à étudier toutes les questions relatives au travail et à œuvrer à leur solution. Marx a ironisé sur cette « synagogue socialiste dont les grands prêtres, Louis Blanc et Albert, avaient pour tâche de découvrir la terre promise, d’annoncer le nouvel évangile et de donner de l'occupation au prolétariat parisien » (Les Luttes de classes en France, Œuvres IV, Politique I, La Pléiade, p. 245). bien qu'il ait reconnu à la Commission « le mérite d’avoir révélé du haut d'une tribune européenne le secret de la révolution du XIXe siècle : l’émancipation du prolétariat » (ibid. p. 248).

-

I. Le mot « spécifique » a ici le sens de « médicament spécifique », autrement dit « un médicament dont les effets contre telle ou telle maladie ont été constatés en thérapeutique mais dont la manière d’agir est inconnue » (Trésor de la langue française).

-

II. Ce mot qui - à notre connaissance - n’est pas répertorié dans les dictionnaires, n'est cependant pas une création personnelle de Pouget On peut le trouver dans des textes de la fin du xixe siècle et son usage est attesté jusqu a nos jours. Dans les écrits du présent recueil, Pouget recourt à d'autres mots forgés selon le même modèle, tel « pondérantisme », qui vaut comme synonyme de « modérantisme », ou « démocratisme » ou encore « politicianisme ».

nombre et en force, tant et si bien que, par leur pression sur les pouvoirs publics, ils arrachaient la sanction légale pour les améliorations et les libertés conquises grâce à leur vigueur révolutionnaire.

C’est ainsi que, par ce que nous appelons aujourd’hui l’action directe, le droit de coalition fut, en 1864, arraché au césarisme I.

Les travailleurs de toutes corporations en étaient venus à se grouper, à se coaliser, à faire grève, sans tenir aucun compte de la loi. Entre tous, les typographes se distinguaient par leur tempérament révolutionnaire et une de leurs grèves fut (en 1862, à Paris) l’incident décisif qui entraîna la reconnaissance du droit de coalition. Le gouvernement — aveugle comme tous ses pareils - s’imagina tuer l’agitation en frappant un grand coup : des arrestations en masse furent opérées ; on emprisonna toute la commission de la grève et aussi les plus actifs parmi les grévistes.

Cet excès d’arbitraire, bien loin de terroriser, surexcita l’opinion publique ; il en résulta un tel courant d’indignation que le gouvernement dut capituler et reconnaître aux travailleurs le droit de coalition. Ce résultat fut uniquement dû à la pression extérieure. Il serait difficile d’en vouloir attribuer le mérite à des députés socialistes... pour l’excellente raison que le Parlement n’en contenait pas.

La conquête du droit de coalition fut un stimulant pour l’organisation syndicale qui, dès lors, devint si rapidement irrésistible que force fut à l’État de faire contre mauvaise fortune bon cœur ; en 1868, la liberté syndicale fut reconnue en fait, par une circulaire impériale où il était dit :

I. Voilà ce que dit Maxime Leroy de cette loi : « La loi du 25 mars 1864 autorisa la coalition, mais d’une façon très restreinte. Seule fut autorisée la coalition temporaire, ou grève. Restaient donc prohibées l’association professionnelle et les réunions corporatives [...] et demeuraient interdites les défenses, prescriptions et amendes contre les ouvriers dissidents, interdits également les comités et les permanences de grève (art. 416 du code pénal). La loi autorisait la cessation collective du travail mais elle refusait aux ouvriers le droit de lui donner une vie collective. » (La Coutume ouvrière, op. cit, p. 636.)

« Pour l’organisation des chambres d’ouvriers en syndicats, l’administration doit laisser aux intéressés eux-mêmes une entière liberté d’appréciation... »

Entre-temps, se développait l’Association internationale des travailleurs qui, définitivement constituée en 1864, après plusieurs tentatives antérieures, infructueuses, rayonnait sur l’Europe occidentale et ouvrait des horizons nouveaux à la classe ouvrière. Horizons qu’allait obscurcir la grande crise de 1871...

Arrêtons ici - afin de n’être pas entraîné trop loin - ce résumé rétrospectif et tirons-en les conclusions logiques :

Il résulte, des jalons historiques que nous venons de poser, qu’à l’aube du régime actuel, en 1791, le gouvernement - en sa qualité de défenseur des privilèges de la classe bourgeoise — nia et refusa tous droits économiques à la classe ouvrière, de façon à faire d’elle une poussière d’individus, sans contact entre eux, et, par cela même, exploitables à merci.

Puis, nous voyons la classe ouvrière émerger de l’état chaotique dans lequel la bourgeoisie voudrait la maintenir ; nous la voyons se grouper sur le terrain économique, abstraction faite de toute préoccupation politique. Nous voyons aussi le gouvernement — quelle que soit son étiquette - tenter d’enrayer la poussée prolétarienne ; puis, n’y pouvant parvenir, se résolvant à sanctionner les améliorations où les libertés acquises par les travailleurs.

Donc, ce qui domine toutes ces agitations et ces chocs sociaux, c’est qu’exploités et exploiteurs, gouvernés et gouvernants ont des intérêts, non seulement distincts, mais opposés, et qu’il y a entre eux lutte de classes, au sens précis du mot.

Plus aussi, il ressort, du rapide exposé ci-dessus, l’explication du mouvement syndicaliste, indemne de toute contamination parlementaire et la justification du groupement des travailleurs, sur le solide terrain économique, base de tout progrès réel.

L’entente pour la vie. Base de l’accord social

La démonstration faite que le mouvement syndicaliste du XXe siècle est, au point de vue historique, la conséquence normale des efforts de la classe ouvrière du xixc siècle, il reste à examiner la valeur de ce mouvement, au double point de vue philosophique et social.

Posons d’abord, en lignes rapides, les prémices : l’homme est un animal sociable. Il ne peut - et n’a jamais pu - vivre isolé dans la nature. Il est impossible de concevoir son existence autrement que groupé en sociétés. Pour si rudimentaires qu’aient pu être les primitifs agglomérats humains, ils ont toujours été des associations.

Il n’est pas vrai, selon que l’enseignait J.-J. Rousseau, théoricien de la servitude démocratique, qu’antérieure-ment à leur réunion en sociétés les hommes aient vécu à « l’état de nature » et n’en aient pu sortir qu’en abdiquant, par « contrat social », une partie de leurs droits naturels I.

Ces billevesées, aujourd’hui démodées, étaient très en faveur à la fin du XVIIIe siècle. C’est elles qui ont inspiré les bourgeois révolutionnaires de 1789-1793 et elles continuent à être le fondement du droit juridique et des institutions qui nous étreignent.

Pour si erronés que soient les sophismes de J.-J. Rousseau, ils ont la supériorité de donner un vernis philosophique au principe d’autorité et d’être l’expression théorique des intérêts de la bourgeoisie. C’est pourquoi celle-ci les a faits siens ; elle n’a eu qu’à les aligner en « Déclaration des droits de l’homme », ainsi qu’en articles du Code, pour se constituer un parfait bréviaire d’exploitation et de domination.

I. On se rappellera que tant Proudhon que Bakounine ont exprimé à maintes reprises leur totale opposition à l’idéologue du « contrat social ». Le premier lui consacre de longues pages de son Idée générale de la révolution ( 1851 ). où il qualifie le contrat rousseauiste de « pacte de haine, monument d’incurable misanthropie », de « coalition des barons de la propriété, du commerce et de l’industrie contre les déshérités du prolétariat ». de « serment de guerre sociale » (p. 137). de « Code de la tyrannie capitaliste et mercantile » (p. 140) et, enfin, de « chef-d'œuvre de jonglerie oratoire » (p. 141 ).

Il n’est pas vrai, non plus, comme le proclament les dar-winistes, que la société soit un perpétuel champ de bataille où la lutte pour l'existence est le seul régulateur entre humains I. Cette théorie, aussi monstrueuse qu’erronée, donne un vernis d’hypocrisie scientifique aux pires exploitations. On explique, par elle, que l’exploiteur est un fort, produit de la sélection naturelle, tandis que l’exploité - un faible — victime des fatalités (naturelles aussi) n’a qu’à végéter ou disparaître, suivant que les forts ont intérêt à l’une de ces deux solutions.

Cette théorie n’a pu prendre corps que grâce à une interprétation, aussi arbitraire qu’erronée, des idées de Darwin. En tout cas, fut-elle exacte, elle ne pourrait s’appliquer qu’entre espèces différentes. Mais, dans une espèce donnée, la guerre est une monstruosité accidentelle. Pour d'autres espèces, vivant en association, non seulement la terre est une monstruosité, mais l'accord est une nécessité inéluctable.

I. Les anarchistes se sont opposés très tôt aux leçons que certains épigones ont voulu tirer des théories de Darwin sur le terrain des sociétés humaines. Bien avant la publication de Mutual Aid (1902) - la traduction en français, L'Entraide, ne paraîtra qu’en 1906 -, Kropotkine s'efforça de mettre en évidence les faiblesses de ces thèses, en particulier dans des articles (non signés) de la revue Le Révolté, dont il était un collaborateur assidu. « On sait que les partisans de la doctrine de Darwin et principalement ses commentateurs français ont prétendu tirer des théories sur l’évolution du célèbre naturaliste anglais un argument en faveur de l'organisation sociale actuelle. En s'emparant de ses théories sur la lutte pour l’existence, ils ont prétendu qu’il était tout naturel que la société fût séparée en deux classes... » (« La révolution et le darwinisme », Le Révolté, 17 mars 1883.) Cependant, si la critique du darwinisme à laquelle se livre ici Pouget est certainement redevable à ces articles de Kropotkine, on peut imaginer qu'elle doit aussi à la brochure Le Darwinisme social (parue chez Derveaux Éditeurs en 1880) du publiciste anarchiste Émile Gautier, l'animateur de la publication La Révolution sociale, qui eut - de l'aveu même de Pouget - une énorme influence sur son évolution intellectuelle. C'est dans cet opuscule qu'il a dû lire les premières critiques du darwinisme transposé sur le terrain politico-social. Gautier y affirmait notamment que « la loi [de Darwin] ne régit plus exclusivement l'humanité et qu’un peuple lui est d'autant moins soumis qu’il est plus civilisé » (Le Darwinisme social, op. cit, p. 37), avant de plaider en conclusion pour son remplacement par « l’aide pour l’existence » (ibid., p. 68).

C’est ce qui s’est produit pour l’animal humain. Si, aux lointains premiers âges, il ne se fut solidarisé avec ses semblables, jamais il n’eût émergé de l’animalité. La sociabilité se pose donc, pour l’homme, non seulement comme la condition expresse du progrès, mais aussi de la vie.

Cette entente pour la vie I, loin de constituer, à l’égard de l’être humain, une diminution d’individualité, a été pour lui le moyen d’accroître et de multiplier son pouvoir de bien-être. L’examen des conditions réelles de vie, dans l’espèce humaine, aboutit donc à la négation des théories mises en circulation par les classes dominantes — théories qui n’ont qu’un objectif : faciliter et justifier l’exploitation et l’oppression des masses populaires.

En effet, quoique avec des nuances théoriques, les deux doctrines (le démocratisme à la Jean-Jacques du XVIIIe siècle et le darwinisme bourgeois du XIXe ) aboutissent à la même conclusion : elles proclament l’esprit de sacrifice et enseignent que « la liberté de chacun a pour limite la liberté d’autrui ».

C’est grâce à elles que l’esprit de sacrifice, qui était démodé et discrédité dans son expression religieuse, a acquis un regain de vogue en devenant un principe social. Ces doctrines serinent que, par cela seul que l’être humain accepte de vivre en société, il sacrifie une part de ses droits naturels. Cette offrande, il l’effectue sur l’autel de l’autorité

I. Pouget a très probablement trouvé cette expression dans le texte précisément intitulé « L’entente pour la vie », paru en 1895 dans Les Temps nouveaux. Voici ce qu'on pouvait lire dans cet extrait du livre L'Homme et sa destinée (Plon/Nourrit, 1895), de Théophile Funck-Brentano, professeur à l'École libre des sciences politiques : « L'entente pour la vie est pour l'humanité le grand principe de force et de progrès.Dès quelle s’arrête,la lutte reprend implacable, sans autre issue que l'extermination, à moins que les combattants, las de la guerre, n’en reviennent à s’accorder. [...] L’entente pour la vie est non seulement le secret de toutes les forces et de tous les progrès de l'humanité, elle est la condition même de son existence. » (« L'entente pour la vie », supplément littéraire des Temps nouveaux, 1895, n° 4, p. I.) En 1909, Louis Niel* reprendra l'expression dans l’opuscule Deux principes de vie sociale : la lutte pour la vie, l’entente pour la vie paru chez Marcel Rivière.

et de la propriété, et, en retour de cet abandon, il acquiert l’espoir de jouir des droits qui ont survécu au sacrifice.

Les peuples modernes, englués par ces métaphysiques -l’une à faciès scientifique et l’autre à masque démocratique -, ont plié l’échine et accepté le sacrifice. Et ils ont tellement été chapitrés et endoctrinés que des citoyens, aujourd’hui encore, qui se targuent d’être émancipés intellectuellement, acceptent comme axiome indiscutable que la liberté de chacun a pour limite la liberté d autrui.

Cette formule menteuse ne résiste pas à l’examen. Elle est rien moins que la proclamation d’un antagonisme constant et perpétuel entre les humains. Si elle était exacte, progrès eût été impossible, car la vie eût été un conti-nuel combat de fauves enragés et, comme la bête humaine n’aurait pu parvenir à satisfaire ses intérêts qu’au détriment de ses semblables, c’eût été la lutte, la guerre, la férocité sans limites.

Or, malgré toutes les théories criminelles qui présentent la société comme un champ de bataille, et les hommes comme ne pouvant vivre qu’au détriment les uns des autres, et en se déchirant et se dévorant journellement, il y a eu progrès et l’idée de solidarité a fleuri quand même. C’est donc que les instincts d’entente sociale priment ceux de la lutte pour la vie.

À cette déduction, on objecte que l’État a été un agent de progrès et que son intervention a été moralisante et pacificatrice. Cette allégation complète les sophismes cités plus haut. « L’ordre », créé par l’État, n’a consisté qu’à comprimer et opprimer — au profit d’une minorité de privilégiés — la grande masse du peuple, rendue plus malléable par la croyance dont on l’a imprégnée et consistant à admettre que l’abdication d’une part de ses « droits naturels » était le premier acte de consentement au « contrat social ».

À la définition bourgeoise de la liberté, qui consacre l’esclavage et la misère, il est nécessaire d’opposer la formule contraire, qui est l’exacte expression de la vérité sociale et qui découle du principe fondamental de « l’accord pour la lutte », à savoir : la liberté de chacun s’accroît au contact de la liberté d’autrui I.

Cette définition, dont l’évidence est inéluctable, explique seule le développement progressif des sociétés humaines. La force expansive du principe d’entente pour la vie a une puissance dynamique supérieure aux forces de division, de répression et d’étouffement des minorités parasitaires. C’est pourquoi les sociétés ont progressé ! C’est pourquoi elles n’ont pas été que des champs de carnage, de ruines et de deuil !

Il est de notre intérêt de nous imprégner de cette notion de liberté, afin de devenir radicalement réfractaires à l’inoculation des sophismes bourgeois ; afin, aussi, de comprendre que, comme le mot de société l’indique, le principe moteur de l’humanité est l’accord pour la lutte, l’association.

Comprenons aussi que la société est l’agglomérat des individus qui la constituent et quelle n’a pas de vie propre et indépendante en dehors d’eux ; par conséquent, il ne peut être question de poursuivre un bonheur social autre que le bonheur individuel des êtres humains composant la société.

Le groupement de production. Embryon social (Les dérivatifs civiques et démocratiques)

L’accord pour la lutte, l’entente pour la vie, étant reconnus comme le pivot social, il s’ensuit que le mode d’agrégation de la société est le groupement, et, pour que l’épanouissement de l’individu ne soit pas contrarié, pour qu’il suive toujours une ligne ascendante, il est nécessaire que la forme de groupement soit en complet rapport avec les fonctions économiques.

I. En l’occurrence, Pouget ne fait que reprendre une des formules les plus connues de Bakounine : « Ma liberté personnelle ainsi confirmée par la liberté de tout le monde s’étend à l’infini. » (Œuvres, I, Stock, 1895, p. 281.)

Ces fonctions se présentent, pour l’être humain, sous deux aspects irréductibles :

I°) consommateur ;

2°) producteur.

On naît consommateur, on devient producteur. Tel est le processus normal.

Consommateur. L’être humain doit pouvoir l’être à sa guise et ne devoir, en cette fonction, relever que de ses besoins, dont la satisfaction se subordonne forcément aux possibilités. La consommation est la mesure du développement social : plus intense elle est pour chacun et plus élevé est le niveau de bien-être.

Il s’en faut que, dans la société actuelle, la consommation soit pratiquée selon ces indications. Bien loin d’être libre, elle est soumise à des prohibitions et des entraves qui ne s’aplanissent que moyennant finances. Or, comme « l’argent » est accaparé par la classe dirigeante, c’est elle qui, grâce aux privilèges dont elle jouit, consomme selon son son plaisir. Par contre, le travailleur qui a rendu consom-ables les produits naturels — et ce, au bénéfice du capi-taliste dont il est le salarié — est mis dans l’impossibilité de sommer à son gré.

Jette iniquité est intolérable. Il est monstrueux que des individus — sauf les enfants, les malades et les vieillards -puissent consommer sans produire. Il est monstrueux aussi que les producteurs réels soient sevrés de la possibilité de consommation.

Quoique la consommation prime la production -puisqu’on consomme bien avant d’être en âge de produire —, dans l’organisation sociale il y a nécessité de renverser les termes et de mettre la production au point de départ.

Le producteur est la base de tout, il remplit la fonction organique essentielle, grâce à laquelle se perpétue la société. II est donc la cellule initiale de la vie économique et c’est son contact et son accord avec les producteurs dont l’action s’accomplit dans le même plan que le sien — c’est-à-dire même industrie, même métier, effort similaire - qui vont révéler le lien de solidarité dont le réseau s’étend à la collectivité humaine.

Cette entente forcée et logique entre producteurs réalise le groupement de production, qui est la pierre angulaire de la société. Nulle autre forme d’agglomération n’a un tel caractère de nécessité ; toutes sont d’essence secondaire. Seul il est primordial et inéluctable et, seul, il apparaît comme le noyau social, le centre de l’activité économique. Mais, pour que la fonction de groupement de production s’accomplisse normalement, il faut qu’il constitue un grandissement de l’individu et qu’il n’aboutisse jamais, et sous aucun prétexte, à une diminution de son autonomie.

Certes, la constatation du rôle primordial que jouent dans la société le producteur et le groupement dont, à ce titre, il est partie intégrante, est relativement nouvelle. L’identité d’intérêts et la communauté d’aspirations entre les producteurs, coordonnés selon leurs besoins, leurs activités professionnelles et leurs tendances, n’ont pas été, à toutes les époques, aussi tangibles que maintenant. La compréhension des phénomènes sociaux était entravée par l’ignorance, sans compter que le développement économique n’avait pas acquis l’acuité qu’il a de nos jours. Une autre cause d’entrave à cette compréhension provenait de la survivance du rôle prépondérant qu’avait joué antérieurement l’agrégat familial. À un moment du devenir de l’humanité — alors quelle n’était guère composée que de peuplades de chasseurs et de pasteurs —, la famille avait, en effet, rempli la fonction de noyau social. Phénomène explicable par ce fait que, en ces lointains âges, la production — tant industrielle qu’agricole — ne dépassait guère le rayon familial ; de sorte que, cet agglomérat suffisant aux besoins rudimentaires, l’échange n’était pas encore venu modifier les conditions d’existence.

Aujourd’hui, ces conditions ont subi une telle transformation qu’il est impossible de considérer la famille comme noyau organique. Cela équivaudrait à légitimer tous les esclavages, car tous découlent, par voie de conséquence, de l’autorité que s’arroge du fait de sa force et de son ancestralité le chef de famille.

D’ailleurs, nul ne songe à cette régression. C’est dans une autre direction que la bourgeoisie, à l’aube de sa Révolution de 1789, tenta d’aiguiller les tendances à la sociabilité du peuple. Voulant de la chair à travail -docile, souple, malléable et dénuée de toute force de résistance -, elle brisa les liens de solidarité réelle de la corporation, sous prétexte de déraciner des privilèges de métier, dont l’Ancien Régime avait favorisé l’éclosion. Puis, pour combler le vide quelle venait de creuser dans les consciences populaires et pour éviter la renaissance de l’idée d’association à base économique qu’elle redoutait, elle manœuvra pour substituer aux liens de solidarité effective, résultant de l’identité des intérêts, les liens fictifs et décevants du civisme et du démocratisme.

La religion qui, jusque-là, avait servi aux puissants de terre à mater et à réfréner les tendances à l’améliora-tion qui impulsaient le peuple, fut remisée à l’arrière-plan. on pas que la bourgeoisie dédaignât la puissance abrutissante de ce « frein », mais elle le tenait pour système démodé et ayant fait son temps. Elle se piqua donc de voltairianisme et, tout en mangeant du curé, elle suggéra à la classe ouvrière des superstitions au moins aussi déprimantes que le christianisme. Souveraineté populaire !... Patrie !... devinrent les idoles à la mode.

Le frein patriotique

Dans la direction civique, la bourgeoisie exalta la sentimentalité patriotique. Les liens idéologiques qui relient les hommes nés, grâce au hasard, entre les frontières variables d’un territoire déterminé, furent prônés comme les plus sacrés. On enseigna, sans rire, que le plus beau jour de la vie d’un patriote est celui où il a le plaisir de se faire égorger pour la patrie.

Ces hâbleries étaient pour illusionner le peuple et l’empêcher de réfléchir sur la valeur philosophique du virus moral qu’on lui inoculait. Grâce au bruit des trompettes, des tambours, des chants guerriers et des rodomontades chauvinardes, on le dressa à défendre ce qu’il n’a pas : le patrimoine. Le patriotisme ne s’explique qu’avec, pour tous les patriotes indistinctement, une part d’avoir social et rien n’est plus absurde qu’un patriote sans patrimoine. C’est pourtant ce que se résout à être le prolétaire qui ne possède pas une motte de la terre du sol national ; il s’ensuit que son patriotisme est un effet sans cause, donc un cas pathologique.

Sous l’Ancien Régime, la carrière militaire était un métier comme un autre (simplement plus barbare) et l’armée - où l’on jouait fort peu de la guitare patriotique — était un salmigondis de mercenaires « marchant » pour la paye. Après la Révolution, on imagina l'impôt du sang, le service obligatoire... pour le peuple. C’était une déduction de l’hypothèse que, désormais, la patrie allait être « la chose de tous » ; or, elle a continué à être « la chose de quelques-uns » et ces « quelques-uns » ont, grâce au nouveau système, résolu le problème de faire protéger leurs privilèges par les autres, les spoliés du patrimoine.

Ici, en effet, apparaît une formidable contradiction. Les liens de nationalité — dont la militarisation est la forme tangible — et qu’on nous dit devoir tendre à la défense d’intérêts communs aboutissent à un résultat diamétralement opposé : à comprimer les aspirations de la classe ouvrière.

Ce n’est pas tant la frontière idéologique, qui parque les peuples en Anglais, Français, Allemands, etc., que surveille l’armée ; c’est principalement la frontière de la richesse afin de maintenir les pauvres parqués dans la misère.

Il en résulte que les sentiments civiques sont au plus haut degré antisociaux ; les accepter pour base sociale serait se vouer à la barbarie.

Le frein démocratique

Dans la direction démocratique, la bourgeoisie s’est montrée aussi machiavélique. Ayant conquis le pouvoir politique, qui lui assurait l’empire économique, elle n’eut garde de briser la mécanique d’oppression qui avait jusque-là fonctionné au profit de l’aristocratie. Elle se borna à recrépir la façade de l’État, de manière à en changer l’aspect et à le faire accepter comme un organe nouveau par le peuple.

Or, dans la société, il n’y a de réel que les fonctions économiques, adéquates aux individus et aux groupements utiles. Par conséquent, toute cristallisation extérieure, toute superfétation politique est une excroissance parasitaire et oppressive, donc nuisible.

Mais, de cela, le peuple n’en avait pas la conscience. Aussi fut-il facile à duper.

La bourgeoisie, dans l’intention d’entraver la floraison de souveraineté économique — réalité en germe dans la liberté d’association qu’elle venait d’étrangler —, dévia le peuple vers le mirage de la souveraineté politique dont les manifestations impuissantes ne pouvaient gêner l’exploitation capitaliste.

La duperie a tellement bien réussi que la notion d’égalité politique, une des plus mystifiantes qu’il soit, a, durant un siècle, servi de calmant aux masses populaires. Il n’est pourtant pas, semble-t-il, besoin de grande clairvoyance pour comprendre que le capitaliste et le prolo, le propriétaire terrien et le pauvre hère, ne sont pas égaux. L’égalité n’est pas réalisée parce que les uns et les autres sont nantis d’un bulletin de vote.

Et la duperie continue ! Elle continue au point qu’au-jourd’hui encore il en est — des meilleurs du peuple — qui ont toujours confiance en ces chimères.

Ceux-là sont victimes d’une logique superficielle ; le prestige des masses populaires qu’ils ont dénombrées et comparées à la faiblesse numérique de la minorité dirigeante leur a fait supputer qu’il suffirait d’éduquer ces masses pour que triomphe le peuple, par le jeu normal des minorités.

Ils n’ont pas vu que le groupement démocratique, avec le suffrage universel pour base, n’est pas un agglomérat homogène et permanent et qu’il est impossible de le coordonner en vue d’une action persistante. Ce groupement rapproche, pour un temps fugace, des citoyens entre lesquels il n’y a pas identité d’intérêts — tels le patron et l’ouvrier - et, quand il les réunit, il ne leur donne à prononcerI que sur des abstractions ou des illusions.

L’incohérence des parlements, leur ignorance des aspirations populaires — et aussi leur impuissance — sont des faits tellement ressassés qu’il est inutile d’y insister. Le résultat n’est pas meilleur lorsqu’on examine les conséquences du suffrage universel dans le rayon municipal. Quelques exemples, brièvement signalés, le démontreront :

Depuis environ un quart de siècle, les municipalités rurales sont, en majeure partie, aux mains des paysans ; les gros propriétaires ne se sont pas opposés à cette conquête, sachant que, grâce aux fatalités du milieu actuel, et grâce aux entraves apportées par le pouvoir central, rien d’efficace ne pourrait être tenté en leur sein.

Dans les régions ouvrières où, sous la poussée socialiste, cette même conquête des municipalités a été réalisée, le bénéfice pour les travailleurs a été mince. Ces municipalités, annihilées par le gouvernement, n’ont pu réaliser leur programme et les déceptions ont suivi ! Puis, autre danger : le prolétariat de ces centres, orienté vers l’effort politique, a déployé toute son énergie en ce sens et il a négligé l’organisation économique. De sorte que les patrons, dont la férocité exploiteuse est sans limites, ont tiré profit de ne pas trouver, pour leur résister, un bloc syndical actif et vigoureux.

Dans le Nord (à Roubaix, Armentières, etc.), les salaires sont effroyablement bas I. Dans les Ardennes, mêmes constatations : là, des syndicats nombreux avaient été constitués, mais, s’étant presque complètement laissés absorber par la politique, ils ont perdu la force de résister au patron.

À toutes ces tares, le démocratisme en ajoute une plus grande, si possible :

Le progrès, tout notre passé historique le démontre, est la conséquence des efforts révolutionnaires des minorités conscientes. Or, le démocratisme organise l’étouffement des minorités au profit des majorités moutonnières et conservatrices.

Donc, le démocratisme, avec son suffrage universel et sa souveraineté politique, aboutit à cimenter l’esclavage économique de la classe ouvrière.

l’œuvre de déviation du mouvement économique tentée par la bourgeoisie ne pouvait être que momentanée. Le groupement corporatif n’est pas le résultat d’une culture artificielle ; il naît et se développe, spontanément et fatalement, dans tous les milieux. On le trouve dans l’Antiquité, comme au Moyen Âge et comme de nos jours. Et partout on constate que son développement a été enrayé par les privilégiés qui, redoutant la puissance d’expansion de ce groupement, prenaient à son égard des mesures prohibitives, sans cependant réussir à l’extirper.

Il n’y a pas à s’étonner que l’association corporative ait une vitalité si intense ; son anéantissement définitif est impossible à réaliser par cela seul que, pour y parvenir, il faudrait anéantir la société elle-même. En effet, le groupe corporatif a ses racines dans le mode de production et il I. Pouget n'a certainement pas choisi cet exemple au hasard, puisque le Nord était alors une terre d’élection du guesdisme, adversaire déclaré du syndicalisme « grève-généraliste » depuis son apparition. Au congrès de la CGT tenu à Amiens en 1906, Merrheim, l’un des porte-parole du courant syndicaliste révolutionnaire, argua des terribles conditions de vie des ouvriers de Roubaix pour tenter de démontrer l’inefficacité de l'action menée par les guesdistes dans le Nord.

en découle normalement. Or, comme l’association pour la production est une nécessité inéluctable, comment pourrait-il être possible que les travailleurs agglomérés pour la production bornassent leur coordination aux contacts et aux relations seulement utiles au patron qui bénéficie de leur exploitation en commun ? Puisque, pour satisfaire aux intérêts capitalistes, on les a constitués en un faisceau économique, il faudrait qu’ils eussent une mentalité de mollusques pour ne pas avoir la jugeote d’outrepasser dans leurs relations entre exploités les limites posées par le patron.

Fatalement, les ouvriers doués d’un tantinet de bon sens devraient être amenés à constater l’antagonisme flagrant qui les pose - eux, producteurs - en ennemis irréductibles de l’employeur ; ils sont les volés, le patron est le voleur.

Donc, entre eux, le désaccord est si radical que seuls des politiciens ou des larbins patronaux peuvent débagoule sur « l’entente entre le capital et le travail ».

En outre, les salariés ne pouvaient pas être longtemps à reconnaître que la rapacité patronale est d’autant plus exigeante que la résistance ouvrière est plus faible. Or, il est de facile constatation que l’isolement des salariés constitue son maximum de faiblesse. Par conséquent, l’agglomération pour la production ayant déjà appris aux exploités à apprécier les bienfaits de l’association, ils n’avaient besoin que de volonté et d’initiative pour créer le groupement de défense prolétarienne, le syndicat.

Ils en apprécièrent bientôt la valeur : la bourgeoisie, qui ne redoute guère le « peuple électeur », était contrainte par le « peuple syndiqué » à reconnaître le droit de coalition et la liberté syndicale.

En raison même de ces premiers résultats, des tentatives réitérées ont été faites pour écarter la classe ouvrière de l’orientation syndicale. Malgré ces manœuvres, le rôle du syndicat s’est clarifié et précisé si bien que, désormais, on peut le définir comme suit.

Dans le milieu actuel, sa mission permanente est de défendre la corporation contre toute diminution de vitalité, c’est-à-dire contre toute réduction de salaires, augmentation de la durée du travail, etc. ; puis, aussi, à la défensive ajoutant l’offensive, il se préoccupe d’accroître la somme de bien-être de la corporation, ce qui ne se peut réaliser que par un empiètement sur les privilèges capitalistes et constitue une sorte d’expropriation partielle.

Outre cette besogne d’incessantes escarmouches, le syndicat se préoccupe de l’œuvre d’émancipation intégrale dont il sera l’agent efficace ; elle consistera à prendre possession les richesses sociales, aujourd’hui accaparées par la bourgeoisie, et à réorganiser la société sur des bases communistes I, de façon qu’avec le minimum d’efforts productifs soit obtenu le maximum de bien-être.

Le droit syndical

Voici le syndicat constitué. Dans une corporation déterminée, une infime minorité d’audacieux ont eu le tempérament de se dresser en face des capitalistes et de créer un groupement de résistance.

Quelle va être l’attitude de cette poignée de militants ? Vont-ils attendre, pour poser leurs revendications, d’avoir rallié à eux, sinon la totalité, du moins la majorité de leurs camarades de la corporation ?

C’est ce qu’ils feraient s’ils transportaient dans le domaine économique les préjugés majoritaires qui sont en honneur dans le domaine politique.

I. Pour le choix du communisme (libertaire) par les anarchistes, lire supra, note II, p. 55. On voit que. malgré les réserves exprimées par les libertaires de la CGT quant aux visées affichées par l'organisation ouvrière, Pouget se déclare ici sans ambages partisan de la formule communiste.

Seulement, comme les nécessités de la lutte sont plus impérieuses que les sophismes démocratiques, la logique de la vie les entraîne à l’action vers des voies nouvelles et contradictoires avec les formules politiciennes dont on les a saturés. Et il n’est pas besoin, pour qu’il en soit ainsi, que ces militants aient une dose considérable de « conscience » ; il suffit que les formules et les abstractions ne les paralysent pas.

On a même vu, en une circonstance grave, le politicien Basly* rendre hommage aux principes syndicalistes et réclamer leur application. Il va sans dire que c’était, chez lui, pure roublardise et qu’il avait escompté de cette manœuvre une déconsidération des tendances révolutionnaires. C’était en 1901, au congrès des mineurs I qui se tint à Lens et où se discutait la question de la grève générale corporative. Pour enrayer le mouvement, Basly proposa de recourir à un référendum et, rompant avec les théories démocratiques, il fit décider que le nombre de non-votants serait ajouté au chiffre de la majorité.

On eût fort étonné ce politicien, qui se croit roublard, en lui expliquant qu’au lieu d’avoir usé d’une finasserie (dont le résultat tourna à sa confusion) il venait d’agir en révolutionnaire et s’était inspiré des théories syndicalistes. En effet, en cette circonstance, Basly dédaigna l’opinion

I. La CGT avait dépêché deux de ses membres (de sa commission de la grève générale) au congrès national de la fédération des Mineurs tenu à Lens en avril 1901, pour appeler les mineurs à une grève générale, en les assurant du concours de nombreux corps de métier à ce mouvement Ils ne furent pas entendus en séance plénière, Basly et ses partisans souhaitant organiser un référendum sur le sujet dans l’espoir de désamorcer le mécontentement grandissant de la profession. Les deux référendums organisés coup sur coup dans les bassins miniers devaient cependant laisser apparaître une large majorité favorable à la grève générale corporative, excepté dans le Nord-Pas-de-Calais, où seuls 18 000 mineurs sur un total de 51 000 inscrits participèrent au premier référendum, I I 000 d’entre eux se prononçant pour la grève et 7 000 contre, des chiffres qu’on peut comparer à ceux de Montceau-les-Mines, où 4 500 mineurs sur 4 651 votèrent le principe de la grève générale. Pour plus de précisions, lire Bruno Mattéi, Rebelle, rebelle. Révoltes et mythes du mineur (1830-1946), Champ Vallon, 1987.

des inconscients et reconnut qu’ils sont des zéros humains qui s’ajoutent à la droite des unités conscientes, des êtres inertes dont les forces latentes n’entrent en branle que sous le choc que leur impriment les énergiques et les audacieux.

Cette manière de voir est la négation des théories démocratiques qui, proclamant l’égalité des droits pour tous les hommes, enseignent que la souveraineté populaire se dégage grâce au suffrage universel. Basly ne s’en rendit pas compte ! Se trouvant dans un milieu économique, il s’imprégna de son atmosphère et oublia, pour un instant, ses théories politiciennes.

Il est, d’ailleurs, utile d’observer que jamais le démocratisme n’a été en vogue dans les groupements corporatifs. Mis en face des nécessités sociales, les militants des syndicats y ont donné la solution que le bon sens indiquait.

leur action a donc précédé la formulation des principes syndicalisme.

Jamais les travailleurs syndiqués n’ont supposé qu’il leur faille d’abord rallier la quasi-unanimité de la corporation, puis procéder à une consultation en règle pour, ensuite, conformer leur action à l’expression de la majorité. Ils se sont groupés, le plus nombreux possible, et ont formulé leurs vouloirs, sans tenir compte des inconscients.

Rien de plus normal ! Nous devons distinguer entre le droit théorique et abstrait que le démocratisme fait luire à nos yeux et entre le droit réel et tangible, qui n’est que la totalisation de nos intérêts et dont la proclamation a pour point de départ un acte de conscience individuelle.

Le droit qu’a tout individu de se dresser contre l’oppression et l’exploitation est imprescriptible. Celui-là serait-il seul contre tous, que son droit de revendication et de révolte resterait intangible. S’il plaît aux foules de courber l’échine sous le joug, de lécher les pieds de leurs maîtres, qu’importe ! L’homme qui abhorre ces platitudes et qui, ne voulant pas les subir, se redresse et se révolte, celui-là a raison contre tous ! Son droit est lumineux, formel, incontestable, et le droit des foules aplaties, tant qu’il se borne à être le droit de l'esclavage, est une quantité négligeable qui ne peut lui être opposée. Pour celles-ci, le droit ne commencera à prendre corps et à être respectable que le jour où, lasses d’obéir et de travailler pour les autres, elles songeront à se révolter.

Par conséquent, chaque fois que se constitue un groupement où se trouvent en contact des hommes conscients, ils n’ont pas à tenir compte de l’apathie de la masse. Il est déjà assez regrettable que les inconscients refusent à user de leurs droits, sans encore leur reconnaître l’étrange privilège d’entraver la proclamation et la réalisation du droit des conscients.

Très naturellement - et sans que la théorie en ait été élaborée a priori —, c’est en s’inspirant de ces idées directrices que se sont constitués, ont agi et agissent toujours les syndicats.

Il en découle que le droit syndical n’a rien en commun avec le droit démocratique.

Celui-ci est l’expression des majorités inconscientes qui font bloc pour étouffer les minorités conscientes ; en vertu du dogme de la souveraineté populaire et, quoique ayant posé comme point de départ que tous les hommes sont frères et égaux, il aboutit à sanctionner l’esclavage économique et à opprimer les hommes d’initiative, de progrès, de science, de liberté.

Le droit syndical est tout l’opposé !

Il part de la souveraineté individuelle, de l’autonomie de l’être humain, et il aboutit à l’entente pour la vie, à la solidarité. De sorte que sa conséquence logique et inéluctable est la réalisation de la liberté et de l’égalité sociales.

On conçoit que, en vertu de leur souveraineté individuelle qui, dans le syndicat, s’est fortifiée au contact de souverainetés identiques, les travailleurs n’attendent pas, pour manifester leur volonté, l’assentiment de la totalité de leur corporation : ils pensent et agissent en son nom, tout comme si leur bloc était réellement composé de cette totalité. Par extension logique, ils sont amenés à penser et à agir comme s’ils étaient la totalité de la classe ouvrière, le peuple en entier.

D’ailleurs, ce qui indique combien les militants syndicalistes sont fondés à se considérer comme synthétisant les aspirations et les vouloirs de tous, c’est que, lorsque les circonstances l’exigent - en cas de conflit avec le patron, par exemple -, les non-syndiqués prennent le chemin du syndicat et viennent spontanément se grouper et batailler à côté des camarades qui, avec patience et énergie, ont préparé l’action.

Les non-syndiqués, les inconscients, n’ont donc pas à s’offusquer de cette sorte de tutelle morale que les « conscients » s’arrogent. Les militants n’éliminent aucune bonne volonté et ceux qui pourraient souffrir d’être tenus pour quantité négligeable n’ont qu’à se soustraire à cette infériorité en sortant de leur isolement, en secouant leur inertie, en venant au syndicat.

Au surplus, les tardigrades seront mal venus à récriminer, car ils profitent des résultats acquis par les camarades conscients et militants, et ils en bénéficient sans avoir eu à pâtir de la lutte.

Cette extension à tous des profits de l’action de quelques-uns prouve la supériorité du droit syndical sur le droit démocratique. Que nous sommes loin des pauvretés bourgeoises qui spécifient que chacun est l’ouvrier de sa destinée. Dans la classe ouvrière, chacun a la conscience qu’en militant pour soi il travaille pour tous et il ne vient à l’idée d’aucun d’y trouver motif à récrimination et à inaction.

Les travailleurs dédaignent les étroitesses et les mesquineries de l’égoïsme bourgeois qui, sous prétexte d’épanouissement individuel, engendre misère et mort, tarit les sources de vie ; convaincus que l’entente pour la vie est la condition de tout progrès social, ils identifient leur intérêt à l’intérêt commun. C’est pourquoi, quand ils agissent, c’est non point en leur nom personnel, mais au nom de la corporation dont ils portent les destinées. Par extension logique, ils ne bornent pas leur activité au cercle corporatif, mais ils l’étendent à la classe ouvrière tout entière et ils posent des revendications générales. Aussi, quand ils arrachent une amélioration au capitalisme, ils entendent que tous en bénéficient — tous -, les non-syndiqués, les inconscients, même les jaunes !

Ce sentiment de large fraternité, cette compréhension si profondément humaine de l’accord social érigent en beauté le syndicalisme. Sa supériorité sur les principes démocratiques, qui n’engendrent que vilenies, luttes fratricides, désaccord social, est indiscutable.

Ainsi, le droit syndical s’indique comme l’expression du droit nouveau, profondément humain, sourdant des consciences populaires et qui, face aux anciens dogmes, prépare la renaissance sociale : l’éclosion d’une société où, au régime oppressif de la loi, sera substitué le régime des libres contrats, consentis par les intéressés et perfectibles ou révocables à leur gré ; où, [substitué] à la production capitaliste, le fédéralisme économique — réalisé par la cohésion des groupements de production — assurera à l’être humain le maximum de bien-être et de liberté.

Conclusion

Il serait plus exact de dire : « Entrée en matière... »

En effet, dans les pages qui précèdent, j’ai essayé de définir les notions directrices du syndicalisme. Le plus important reste à faire :

Montrer la concordance de l’action syndicale avec les théories syndicalistes et, par l’accumulation des faits et des exemples, prouver que — même inconsciemment quelquefois — les syndicats s’inspirent de ces notions.

Montrer ensuite que la mise en application de ces notions directrices a, dans la société actuelle, une considérable répercussion et que, face aux organismes anciens que la décrépitude gagne, se développent les germes de la société nouvelle où l’être humain évoluera sans entraves au sein des groupements autonomes.

Ce sera le sujet des brochures qui vont suivre.

IL Le syndicat

L’enfer du salariat

Quelle situation occupe, dans la société actuelle, le travailleur, le salarié ?

C’est ce qu’on n’enseigne pas à l’école laïque.

Il incombe donc aux intéressés de parfaire eux-mêmes, sur ce sujet, leur instruction, négligée volontairement par les pédagogues bourgeois. Il ne faut d’ailleurs, pour cela, ni grande science ni puissance cérébrale énorme. Il suffit simplement de bon sens.

Les questions sociales ne sont pas matière ardue, absconse et abstraite. Pas n’est besoin d’être grand clerc pour se convaincre que tous les êtres humains doivent avoir l’existence assurée et n’être pas obligés de mener, du berceau à la tombe, une vie de galériens.

Or, un tantinet de clairvoyance et de réflexion amène le travailleur à constater qu’il s’en faut de beaucoup qu’il en soit ainsi. Son sort est à la merci du maître. Jamais il n’a le pain du lendemain assuré. Aujourd’hui, s’il trouve un patron (à l’enrichissement duquel il travaille) qui consente à l’employer, il vivote péniblement ; mais, si ce patron, pour des motifs divers, le congédie, voilà ce travailleur face à face avec la misère... Toutes les angoisses du chômage l’étreignent !

La loi (expression codifiée des « grands » principes de 1789) a — en dérision ? - proclamé le pauvre l’égal du riche. Et voici que ce pauvre, en qualité d’homme libre, trimballe sa carcasse à la recherche d’un exploiteur qui veuille de lui comme esclave volontaire. S’il regimbe, refusant de prostituer ses muscles et son cerveau au bénéfice du bourgeois, il ne se soustrait au salariat que pour se vouer à la misère.

Un tel sort est-il exceptionnel ?

Hélas, non ! C’est le lot de tous les travailleurs, c’est le sort fait au peuple du xxe siècle !

Aussi est-on amené à conclure qu’entre l’existence précaire du salarié moderne et celle des esclaves du monde antique ou des serfs du Moyen Age il n’y a pas de différence essentielle.

Certes, le salarié moderne bénéficie (dans une faible proportion) des progrès scientifiques et industriels qui modifient l’habitat social : il mange dans des assiettes qui eussent paru luxueuses à l’esclave antique ; il s’éclaire au pétrole, à la bougie, au gaz ou à l’électricité, tous modes d’éclairage qui sont fort loin des quinquets fumeux ou des torches de résine du Moyen Âge.

Mais ces merveilles du génie humain — et tant d’autres qu’il est superflu d’énumérer —, si elles peuvent être des condiments du bien-être et du bonheur, n’en constituent pas les éléments essentiels. Pour être heureux, il ne suffit pas de jouir de la vue — ou même de disposer, dans la mesure qu’on a le gousset garni — d’automobiles, de chemins de fer, de télégraphes, de téléphones, etc.

Le bonheur — qui est la sublimation du bien-être -découle d’un équilibre normal entre l’effort productif et la possibilité de consommer, équilibre permettant de jouir de la vie sans contraintes ni inquiétudes. Le bonheur consiste dans la sérénité d’esprit résultant de la certitude de l’existence assurée, dans le présent et l’avenir ; il consiste à n’être sous la subordination de personne - pas plus patron que dirigeant — et à se savoir, moralement comme matériellement, un être autonome, libéré de toutes les entraves et de toutes les servitudes découlant de volontés humaines.

Or, la science, si merveilleux que soient les progrès quelle réalise, ne modifie pas les rapports sociaux qui placent le travailleur sous la dépendance du capitaliste. Ces rapports sont toujours ceux de maître à esclave. Évidemment, au cours des âges, sous la poussée de l’esprit de révolte, ils se sont atténués, au moins dans la forme.

Nominalement, le salarié est un homme libre, alors que l’esclave antique était une marchandise vivante, dont on faisait trafic, et que le serf du Moyen Age était une chose impersonnelle, attachée à la glèbe et subissant les fluctuations du domaine sur lequel il végétait. Mais cette libération, toute fictive et légale, n’a pas dégagé le salarié de son assujettissement économique. En fait, il est à la complète merci du capitalisme. Même, par certains côtés, son sort est plus aléatoire que celui de l’esclave antique : la valeur marchande de ce dernier le faisait apprécier du propriétaire, qui avait intérêt à conserver sa « marchandise » en bon état, pour en éviter la dépréciation.

De nos jours, le capitaliste n’est plus propriétaire du travailleur, il se borne à le louer ; de la sorte, la responsabilité de l’exploiteur est réduite au minimum : il n’a à répondre que des « risques locatifs » et encore, en ce cas -c’est-à-dire en cas d’accident, de brusque rupture de contrat, etc. —, le loueur d’ouvriers trouve dans la loi le moyen d’éluder sa responsabilité. Puis, quand avec l’âge la vigueur productive du salarié baisse, le patron ne subit aucune perte : il congédie cet ouvrier sans valeur, malgré que ce malheureux ait pu, durant longtemps, contribuer à l’édification de sa fortune.

Ainsi, dans la société actuelle, le prolétaire n’a jamais la miche du demain assurée et son labeur esquintant ne le garantit pas des misères qu’il entrevoit : chômage, maladie, vieillesse... Et il n’a pas à s’illusionner ! Il n’a pas à espérer qu’avec de l’ordre, de l’économie, de la résignation

- et autres « vertus » émollientes dont ses éducateurs l’ont saturé — il pourra éviter la malchance qui, résultat d’une organisation sociale défectueuse, frappe indistinctement et aveuglément. En effet, son salaire est tellement insuffisant qu’il l’absorbe au fur et à mesure, pour subvenir à ses besoins ; d’autre part, sa situation est toujours instable, car il est à l’absolue merci de son patron qui, sans scrupules, peut, aujourd’hui pour demain, le jeter à la rue.

Comment se crée le capital

Contrastant avec le sort — incertain, précaire et sans joie — qu’est l’existence du travailleur, celle du capitaliste est tissée de loisirs et de superflu.

Or, la vie heureuse de ce privilégié n’est qu’en apparence le résultat, soit de son effort individuel, soit de son mérite personnel ; en réalité, elle dérive de sa roublardise ou de sa scélératesse dans l’accaparement du capital, à moins que la fortune ne lui soit venue en dormant, par hasard de la naissance ou par voie d’héritage.

L’effort individuel, non plus que le mérite personnel, ne suffisent à expliquer la constitution d’une fortune considérable : l’homme qui se bornerait simplement à accumuler le produit direct de son travail personnel ; qui ne multiplierait pas la maigre richesse ainsi acquise, en la faisant fructifier — c’est-à-dire en l’employant à exploiter ses semblables, soit par le commerce, soit par l’industrie -, celui-là pourrait économiser un mince magot, mais non devenir capitaliste.

Pour devenir capitaliste, il est d’absolue nécessité d’économiser sur le travail d’autrui.

Qu’est donc le capital ?

Du travail accumulé, de la richesse cristallisée.

Mais, iniquité formidable, pour que, par son accumulation, le produit du travail - la richesse—acquière le caractère de capital, il est indispensable que son accumulation soit réalisée par d’autres que ses créateurs.

Les travailleurs, en mettant en œuvre et en transformant, au gré des besoins et des désirs humains, les produits de la nature, créent de la richesse. Si cette richesse restait impersonnelle — sociale —, elle constituerait l’avoir commun et, multipliée et accrue indéfiniment, grâce aux efforts de tous, elle serait la source du bien-être général.

Malheureusement, il n’en est pas encore ainsi !

La richesse — créée par le travail - est, à sa source, canalisée, individualisée et accaparée par les exploiteurs. Elle est ainsi transmuée par eux, à leur profit égoïste, en capital.

Par conséquent, dès son origine, le capital apparaît comme le produit du vol.

Voici le processus : des parasites - soit parce que fripouilles, soit parce que détenteurs d’un peu de « richesse » qu’ils ont économisée sur leur production personnelle — accumulent du « travail » qu’ils escroquent à ses véritables producteurs et, par cette opération frauduleuse, se constituent du capital. Cette « soustraction », ils la réalisent très simplement : s’ils sont industriels, et à supposer qu’ils emploient des ouvriers produisant, chacun et par jour, une valeur de quinze francs, ils garderont dix francs, sous prétexte de frais généraux, rémunération du capital, etc., et ils distribueront en salaire, à l’ouvrier, les cent sous restants ; s’ils sont commerçants, ils vendront huit francs ce qui en vaut trois...

Il n’y a pas de nuances ni de distinguos à établir dans les prélèvements abusifs et criminels qu’opère la minorité parasitaire, au détriment de la masse productive. L’escroquerie sociale se perpètre avec la même intensité dans toutes les branches de l’activité humaine : le propriétaire foncier exploite le paysan qui cultive le sol, tout comme le patron d’usine exploite l’ouvrier, et sont exploiteurs au même titre la kyrielle de mercantis, de commerçants, d’intermédiaires, etc.

Équivalence de la propriété et de l’autorité

Ainsi, d’un scrupuleux examen des conditions économiques, il résulte que la société est divisée en deux classes, aussi distinctes qu’hostiles :

D’un côté, les voleurs : les maîtres, capitalistes et propriétaires.

De l’autre, les volés : les asservis — ouvriers d’usines et d’ateliers, employés, mineurs, paysans.

Mais la société ne se présente pas avec cette simplicité schématique : ici le voleur, là le volé.

En comparaison de la masse des volés, les voleurs sont en nombre infime. Donc, s’ils n’eussent tablé pour la perpétuation de leurs privilèges que sur la force physique ou même le prestige individuel, leur règne eût peu duré. aussi, pour remédier à leur infériorité numérique, ont-ils fait intervenir la ruse : afin de se garantir contre les velléités de révolte de leurs victimes, les voleurs ont cimenté leurs rapines avec des principes : ils se sont réclamés de la propriété, de l’autorité... La propriété qui n’est que l’autorité sur les choses, l'autorité qui n’est que la propriété des êtres humains...

Les brigands sont devenus ainsi des privilégiés et, grâce à l’inconscience et à l’ignorance populaires, ont sanctifié leurs crimes de lèse-humanité.

Comme de juste, la révélation des principes a entraîné l’instauration d’une couche sociale de parasites intermédiaires - les souteneurs — dont la mission a consisté en la proclamation, la justification, la défense des privilèges.

Les souteneurs — privilégiés eux-mêmes — ont, grâce à un imbroglio d’institutions venimeuses, collaboré au maintien des volés sous le joug.

Seulement, aux époques d’ignorance crasse, alors que l’esprit d’examen du peuple n’était pas à redouter, l’imbroglio des institutions parasitaires était peu compliqué ; il s’est développé parallèlement à l’élévation du niveau de la conscience populaire, et c’est ce qui explique pourquoi, de nos jours, le nombre de souteneurs sociaux est plus considérable qu’il ne fut jamais.

D’ailleurs, pour mieux se faire accepter, ces parasites — prêtres, juges, militaires - ont su donner aux institutions au cœur desquelles ils se sont embusqués une apparence d’utilité ; cela, afin d’inciter les naïfs à croire que la vie sociale est intimement liée au fonctionnement de ces rouages de superfétation et d’écrasement. Ainsi a été justifiée, légitimée la servitude humaine : la propriété, l’autorité sont devenues le palladium I de l’asservissement.

Mais il serait oiseux de prétendre établir une primordialité d’apparition dans l’humanité, entre les deux formes de la contrainte humaine que symbolisent les deux « principes ». Aucun n’est antérieur à l’autre, aucun ne découle de l’autre : ils sont adéquats. Aux premiers âges, ils se confondaient l’un dans l’autre et si, dans la suite des temps, il y a eu scissiparité, c’est sous l’influence des phénomènes qui, dans l’humanité, ont entraîné la division du travail. De même que la division du travail se manifestait dans le fonctionnement utile de la société, de même elle s’accomplissait dans les institutions d’asservissement. C’est pourquoi on ne peut concilier la négation de la propriété avec l’affirmation de l’autorité ou, vice-versa, l’affirmation de la propriété avec la négation de l’autorité.

Propriété ! Autorité !... ne sont que la manifestation et l’expression divergente d’un seul et unique « principe » qui se concrète II en la réalisation et la consécration de la servitude humaine. Il n’y a donc là qu’une différence d’angle visuel : vu d’une face, l’esclavage apparaît comme un crime de propriété tandis que, sous une autre face, il se constate comme un crime d'autorité.

-

I. Entité concrète ou abstraite assurant la sauvegarde ou la survie d’une collectivité, d'une institution, d’une valeur (Trésor de la langue française).

-

II. Du verbe « concréter » : rendre concret, aujourd'hui remplacé par « concrétiser ».

Dans la vie, ces « principes » — muselières pour les peuples - se sont concrétés en institutions oppressives dont la façade seule a varié au cours des âges. À l’heure actuelle, malgré toutes les transformations opérées dans le régime de la propriété et les modifications apportées dans l’exercice de l’autorité — transformations et modifications toutes de surface —, la soumission, la contrainte, le travail forcé, la faim, etc., sont le lot des classes ouvrières.

C’est pourquoi l’enfer du salariat est une géhenne lugubre : la grande majorité des êtres humains y végètent, sevrés de bien-être et de liberté. Et dans cette géhenne, malgré la décoration démocratique qui la maquille, fleurissent à foison misère et douleurs.

Comment se libérer ?

Un jour vient où, fatalement, les réflexions ci-dessus obsèdent confusément le travailleur qui, jusque-là, émasculé par les préjugés, dévoyé par l’éducation bourgeoise, est resté bénévolement attelé au joug capitaliste, avec la nonchalante apathie d’un bœuf au labour.

De ce jour, l’instinct de révolte — qui n’est que l’instinct de progrès, rendu explosif par la compression qui entrave son processus logique — transforme le travailleur : il acquiert le sentiment de sa faiblesse ; il constate quelle est le résultat de l’isolement et de l’égoïsme que lui prône la bourgeoisie. Dès lors, le désir lui vient d’entrer en contact avec ses semblables, afin de remédier à son impuissance individuelle, car il se rend compte que sa faiblesse deviendra sa force, sous l’action du groupement et grâce à la pratique de la solidarité.

D’ailleurs, la forme de l’exploitation qu’il subit l’incite au groupement. L’industrie l’a aggloméré à ses semblables dans des ateliers, des usines, des manufactures. Quoi de plus naturel que de s’unir à ses camarades ? Et cet accord inconscient a engendré des révoltes, inconscientes aussi, mais dont le succès relatif a donné essor au groupement corporatif.

Donc, le travailleur, dont la conscience s’éveille, perçoit la nécessité du groupement et, tout naturellement, il prend le chemin du syndicat.

Le groupement essentiel

Le groupe corporatif est, en effet, l’unique centre qui, par sa constitution, réponde aux aspirations qui impulsent le salarié ; il est la seule agrégation d’êtres humains résultant de l’identité absolue des intérêts, puisqu’il a sa raison d’être dans la forme de production, sur laquelle il se modèle et dont il n’est que le prolongement.

Qu’est, en effet, le syndicat ? Une association de travailleurs, unis par le lien corporatif.

Cette coordination corporative peut se manifester, suivant les milieux, tantôt par le lien plus circonscrit du métier ou, dans l’énorme industrialisation du XXe siècle, englober des prolétaires de métiers divers, mais dont l’effort concourt à une œuvre commune.

Cependant, quelle que soit la forme préférée par les militants ou imposée par les circonstances, soit que l’agglomérat syndical se limite au « métier » ou s’étende à « l’industrie », l’identité du but se dégage toujours. Elle est :

I°) Tenir constamment tête à l’exploiteur ; le forcer à respecter les améliorations conquises ; enrayer toute tentative de régression ; puis, aussi, tendre à atténuer l’exploitation en exigeant des améliorations fragmentaires, telles que : diminution des heures de travail, accroissement des salaires, meilleure hygiène, etc., modifications qui, quoiqu’elles ne portent que sur des détails, n’en sont pas moins des atteintes efficaces aux privilèges capitalistes, dont elles sont une atténuation.

2°) Le syndicat tend à préparer une coordination grandissante des rapports de solidarité, de manière à rendre possible, dans le plus bref délai qu’il soit, l’expropriation capitaliste, seule base pouvant servir de point de départ à une transformation intégrale de la société. Ce n’est qu’après cette légitime restitution sociale que pourra être annihilée toute possibilité de parasitisme. Alors seulement, nul n’étant plus astreint à travailler au service d’un autre - le salariat étant aboli —, la production deviendra sociale dans sa destination comme elle l’est dans sa source ; à ce moment, la vie économique étant un réel amalgame d’efforts réciproques, toute exploitation sera, non seulement abolie, mais devenue impossible.

Ainsi, grâce au syndicat, la question sociale se manifeste avec une netteté et une acuité telle que son évidence s’impose aux moins clairvoyants : le groupe corporatif trace, sans équivoque possible, la démarcation entre les salariés et les maîtres. Grâce à lui, la société apparaît telle quelle st : d’un côté, les travailleurs — les volés —, de l’autre les exploiteurs — les voleurs.

Pour cette raison, parce qu’il est l’unique groupement qui mette en pleine et constante lumière l’antagonisme des intérêts et montre la société divisée en deux classes, distinctes et irréconciliables, le syndicat s’indique comme étant le groupement essentiel, l’association par excellence. Aussi, doit-il primer tous les modes d’agglomérats humains ; tous doivent lui être subordonnés car, s’il en est de très utiles, seul, il est indispensable. Se désintéresser du syndicat, consentir à l’ignorer et s’en tenir à l’écart équivaut, pour le travailleur, à se désintéresser de son propre sort. Il est donc logique que viennent affluer à l’association corporative tous ceux qui n’acceptent pas placidement l’exploitation humaine et qui ne se résignent pas à la misère. Il n’y a que là qu’ils puissent se rencontrer et besogner en commun, avec la certitude de ne pas faire d’efforts vains. Au syndicat, en effet, il n’y a pas possibilité d’équivoque : étant donné qu’il y a groupement basé sur l’identité des intérêts, l’utilité est intégrale.

Le groupe d'affinité

Dans cette catégorie des groupements utiles, mais dont l’inéluctabilité ne s’impose pas à tous, peuvent se ranger les groupes d’affinité que, durant longtemps, les diverses écoles sociales et révolutionnaires ont préconisés comme base de groupement et que certains n’ont même pas hésité à proclamer supérieurs au syndicat.

Le groupe d’affinité est un groupement « d’idées », « d’opinions », et non « d’intérêts » ; c’est le cercle social, le groupe d’études, l’Université populaire I, etc.

Il y a, dans ces groupements, cohésion intellectuelle, communion morale, identité d’aspirations, similitudes d’espoirs et de vues d’avenir, etc., mais il y manque la base matérielle qui puisse donner à ces groupements une vitalité durable ; n’étant que la résultante de postulats cérébraux — et non d’intérêts tangibles —, ils risquent de s disloquer lorsque les aspirations qu’ils synthétisent cessent d’être en pleine harmonie ou lorsqu’une réalisation, trop longue à venir, émousse les énergies.

C’est à ces symptômes de désagrégation qu’il faut attribuer la stagnation des groupements d’affinité. Ils peuvent,

I. L'initiative du mouvement des UP (Universités populaires) revint à un exmilitant anarchiste, Georges Deherme, fondateur en janvier 1898 du groupe d'études « La Coopérative des idées pour l’instruction supérieure et l'éducation éthique sociale du peuple », une dénomination inspirée du titre de la revue La Coopération des idées, créée par ce même Deherme en février 1896. Quelque deux ans plus tard, le groupe ouvrit un local au 19. rue Paul-Bert (à Paris I Ie, dans le quartier de la Bastille) et le 9 octobre 1899, la première UP était inaugurée dans le faubourg Saint-Antoine. Charles Guieysse, le remplaçant de Deherme au secrétariat des UP, tenta de remédier à leur vice d’origine : n’avoir « pas été voulues ni jugées spontanément nécessaires par ceux qui devaient en profiter » (Émile Buré, « Les UP », Le Mouvement socialiste, Ier février 1902, n° 77, p. 215), en tentant d’en faine de véritables associations ouvrières. Cependant, malgré des débuts prometteurs - les UP étaient au nombre de 124 en 1901 -, le mouvement commença à péricliter dès les années 1902-1903, le moment même où la presse cessa d'informer sur ses activités. Bien des années plus tard, dans un texte intitulé « Les Universités populaires », le poète et militant syndicaliste révolutionnaire Marcel Martinet s'efforça de tirer la leçon de l'échec du mouvement (Culture prolétarienne, [Librairie du Travail, 1935] Agone, 2004, p. 81 -85).

en périodes de surexcitation sociale, acquérir un développement considérable, mais c’est un phénomène factice car, leur recrutement étant subordonné à l’acceptation par les nouveaux adhérents des théories qui y sont en honneur, il s’ensuit que ce recrutement est difficultueux. Puis, par cela même que, dans ces groupements, tout intérêt matériel y fait défaut, il y a tendance à quintessencier, à se satisfaire en des abstractions et, aussi, à s’isoler de la masse du peuple.

Pour venir au groupe d’affinité, s’y complaire et désirer y retourner, il faut déjà avoir subi une évolution intellectuelle, avoir compris tout l’odieux de la société actuelle et vouloir sa transformation. Le travailleur inconscient qui s’y fourvoie risque de ne pas éprouver de satisfaction aux discussions qui s’y déroulent et dont, encore, il ne saisit pas la portée ; il y a donc chance pour que, faute de l’impulsion d un intérêt tangible, il se désintéresse et ne retourne pas en ce milieu.

L’expérience est là, démontrant la véracité du fait : les groupes d’affinité qui, depuis un quart de siècle, ont pullulé, malgré la propagande intense dont ils ont été le foyer, n ont pas eu une croissance régulière ; leur développement et leur vitalité ont été subordonnés aux activités individuelles au point que, lorsque celles-ci sont ralenties ou ont manqué, le groupe d’affinité s’est assoupi.

Malgré cela, on ne saurait nier que l’œuvre de ces groupements n’ait été féconde ; dans la période écoulée ils ont, en bien des milieux, éveillé les consciences populaires et, par cela même, facilité l’éclosion de groupements d’ordres divers, à commencer par les syndicats.

Aussi cette critique des groupes d’affinité est-elle une simple indication que leur besogne, pour si éminemment bonne quelle soit, n’est pas primordiale ; elle ne saurait dispenser de participer à l’action syndicaliste qui, parce quelle a ses racines dans le terrain économique, est seule qualifiée pour modifier les conditions de travail et préparer et mener à bien la transformation sociale.

Autonomie syndicale

Pour si supérieure à toute autre forme de groupement que soit le syndicat, il ne s’ensuit pas qu’il ait une vie intrinsèque et indépendante de celle que lui communiquent ses adhérents. C’est pourquoi ceux-ci, pour faire acte de syndiqués conscients, se doivent de participer à l’œuvre du syndicat. Et ce serait, de leur part, n’avoir pas la moindre notion de ce qui fait la force de ce groupement que de supposer s’être affirmés parfaits syndiqués en se mettant financièrement en règle avec le syndicat. Certes, il est bon de verser régulièrement ses cotisations, mais ce n’est que la plus mince part de ce que se doit à lui-même - par conséquent, au syndicat — un militant convaincu : il doit, en effet, savoir que la valeur du syndicat est moins le résultat de son encaisse monétaire que la multiplication de l’énergie cohérente de ses adhérents.

L’individu est la cellule constitutive du syndicat. Seulement, il ne se produit pas pour le syndiqué le phénomène dépressif qui se manifeste dans les milieux démocratiques où, le suffrage universel étant en honneur, la tendance est à la compression et à la diminution de la personnalité humaine. Dans un milieu démocratique, l’électeur ne peut user de sa volonté que pour un acte d’abdication : il est appelé à « donner » sa « voix » au candidat qu’il souhaite avoir pour « représentant ».

L’adhésion au syndicat n’implique rien de semblable et le plus pointilleux n’

y pourrait découvrir la moindre atteinte à la personnalité humaine : après, comme avant, le syndiqué est ce qu’il était, après, comme avant, autonome il était, autonome il reste.

En rentrant dans un syndicat, le travailleur se borne à passer un contrat, toujours révocable, avec des camarades qui sont ses égaux en vouloir et en pouvoir et, à aucun moment, les avis qu’il pourra être amené à émettre, les actes auxquels il lui adviendra de participer n’auront les caractères suspensifs ou abdicatifs I de la personnalité qui distinguent et qualifient les votes politiques.

Au syndicat, par exemple, s’agit-il de nommer un conseil syndical, ayant charge de la besogne administrative. Il n’y a pas à comparer cette « sélection » avec une « élection » ; le mode de votation habituellement employé en telle circonstance n’est qu’un procédé pour aboutir à la division du travail et il ne s’accompagne d’aucune délégation d’autorité. Les fonctions du conseil syndical, strictement délimitées, ne sont qu’administratives. Le conseil fait la besogne qui lui incombe, sans jamais neutraliser ses mandats, sans se substituer à eux, ni agir pour eux.

Autant peut s’en dire de toutes les décisions prises au syndicat : toutes se restreignent à un acte défini et particulier, tandis que, dans le domaine démocratique, l’élection implique que l’élu a reçu de son électeur un blanc-seing qui lui permet de décider et d’agir à sa guise, sur tout et pour tout... sans même être entravé par la volonté possiblement contraire de ses mandants dont, en ce cas, l’opposition — si caractéristique quelle soit — est inefficace, tant que court le mandat de leur élu.

Il n’y a donc pas de parallèle possible — et encore moins de confusion — entre l’action syndicale et la participation aux décevantes besognes de la politique.

Dans un syndicat fonctionnant sainement, la personnalité du syndicat rayonne sans froissements. Outre que son autonomie est sauvegardée, ce n’est que dans ce milieu quelle peut atteindre son maximum d’épanouissement.

Certes, il se peut que, dans certains groupements actuels, cette plénitude de vie ne soit pas atteinte. Mais cet arrêt de développement ne doit jamais être pour des travailleurs — quelle que soit leur mentalité — une raison suffisante pour se tenir à l’écart du syndicat. Au contraire ! Il incombe à ceux qui ont conscience de cette infériorité de

Ce terme, construit sur le verbe « abdiquer », appartient au langage juridique : « abdicatif » se dit d'un acte par lequel on renonce à un droit

l’agrégat corporatif, dont ils sont une unité, de contribuer à son évolution organique. Si le syndicat était une institution aux cadres rigides, où devraient forcément s’encastrer les masses ouvrières, une certaine répugnance pourrait se concevoir. Seulement, ce n’est pas le cas, le syndicat est un agrégat vivant ; il est le prolongement constamment modifiable des individualités qui le composent et il se modèle sur la mentalité de ses adhérents. Il incombe donc à ceux-ci de ne pas le laisser stagner, ni s’ankyloser sous l’influence du narcotisme démocratique.

Il serait une grossière erreur de faire remonter la responsabilité de tares pouvant exister dans certains groupements au principe même du syndicat. C’est l’opposé qui est vrai : si les tares se constatent dans les groupements corporatifs, c’est parce que la masse syndiquée, encore imprégnée de démocratisme, a implanté dans le milieu syndical les erreurs politiciennes dont elle a été trop longtemps saturée. Par conséquent, il incombe aux militants clairvoyants qui aperçoivent ces tares, non pas d’en prendre prétexte pour se désintéresser du syndicat et s’en isoler, mais de redoubler de vigueur pour signaler amicalement le danger et s’efforcer de l’annihiler.

D’ailleurs, à ces tares, qui sont des tendances régressives, l’activité syndicale remédie par l’impulsion qui lui est propre : spontanément, par développement normal, s’effectue l’élimination des résidus du démocratisme.

Il est fatal qu’il en soit ainsi, car il n’y a pas possibilité d’accord entre les deux doctrines : syndicalisme et démocratisme sont deux pôles opposés qui s’excluent et se neutralisent. Les exemples abondent, que chacun peut se remémorer : dans tous les groupements économiques où s’est infiltrée la politique, se sont constatés la désintégration et le dépérissement.

C’est que le démocratisme est une superfétation sociale, une excroissance parasitaire et extérieure, tandis que le syndicalisme est la manifestation logique d’un accroissement de vie ; il est une cohérence rationnelle d’êtres humains et c’est pourquoi, au lieu de restreindre leur individualité, il la prolonge et la développe.

Le syndicat, école de volonté

Le « Connais-toi toi-même ! » de Socrate est, au syndicat, complété par la maxime « Fais tes affaires toi-même ! »

Ainsi, le syndicat s’érige comme une école de volonté : son rôle prépondérant résulte du vouloir de ses membres et, s’il est la forme supérieure d’association, c’est parce qu’il est la condensation des forces ouvrières, rendues efficaces par leur action directe, forme sublimée de l’activité consciente des volontés de la classe prolétarienne.

La bourgeoisie a manœuvré pour prêcher la résignation et la patience au peuple en lui faisant espérer que le progrès s’accomplirait par miracle, sans effort de sa part, grâce à l’intervention extérieure de l’État. Ce n’était que la perpétuation, sous une forme moins niaise, des croyances millénaires et religiosâtres I. Or, tandis que les dirigeants tentaient de substituer cette illusion décevante au non moins décevant mirage religieux, les travailleurs réalisaient dans l’ombre, avec une ténacité indomptable et jamais rebutée, l’organisme d’émancipation qu’est le syndicat.

Cet organisme, véritable école de volonté, s’est constitué et développé au cours du XIXc siècle. C’est grâce à lui, grâce à sa constitution économique que les travailleurs ont pu résister à l’inoculation du virus politicien et défier toute tentative de division.

C’est dans la première moitié du XIXe siècle que les groupements corporatifs se constituèrent, malgré l’interdiction

I. Dans son article « Le vocabulaire de l’anticléricalisme en France, de l'Affaire à la Séparation ( 1898-1905) » (Mots, 1982, n° 5. p. 75), le linguiste Jean-Paul Honoré situe l’apparition du mot aux alentours de 1894. Cependant le terme est attesté avant dans la littérature anarchiste : un certain Carteron y recourt dans un article paru quelques années avant (« Anthropomorphisme », Autonomie individuelle, janvier-février 1888, n° 8). Et bien avant encore, en septembre 1867, Jules Vallès l'utilisait déjà dans un article, fort méchant du reste, consacré à Baudelaire : « C'est que, voyez-vous, ce fanfaron d'immoralité, il était au fond un religiosâtre, point un sceptique... »

qui les frappait. La persécution sévissait impitoyable contre tous ceux qui avaient l’audace de se syndiquer, aussi fallut-il s’ingénier pour éviter la répression. Alors, pour se grouper sans trop de risques, les travailleurs masquèrent leurs associations de résistance sous des aspects anodins, tel celui de la mutualité.

Les groupements de charité n’ont jamais porté ombrage à la bourgeoisie, qui sait fort bien qu’étant de simples calmants ils ne peuvent, à aucun titre, constituer un remède au mal de misère. L’espoir en la charité est un cataplasme somnifère tout juste bon à empêcher les exploités de réfléchir sur leur triste sort et d’y chercher une solution. C’est pourquoi les associations mutualistes ont toujours été tolérées, sinon encouragées par les dirigeants.

Les travailleurs surent profiter de la tolérance accordé à ces groupements ; ils se réunirent, sous le prétexte d s’assister en cas de maladie, de se constituer des retraites, etc., mais ils poursuivirent un but plus viril : ils se préoccupèrent d’améliorer leurs conditions d’existence et visèrent à résister aux exigences patronales. Leur tactique ne put réussir à toujours donner le change à l’autorité qui, prévenue par les dénonciations patronales, traqua souvent ces douteuses sociétés de secours mutuels.

Plus tard, quand, à force de s’aguerrir, d’agir par eux-mêmes, les travailleurs se sentirent assez forts pour braver la loi, ils jetèrent le masque mutuelliste et, crânement, ils intitulèrent leurs groupements sociétés de résistance.

Beau titre ! Expressif et clair. Il est à lui tout seul un programme d’action. II prouve combien — malgré que fussent encore embryonnaires les groupes corporatifs — les travailleurs sentaient la nécessité de ne pas marcher à la remorque des politiciens et aussi de ne pas combiner leurs intérêts avec ceux de la bourgeoisie, mais, au contraire, de se dresser en face d’elle et en opposition.

D’instinct, c’était le balbutiement de la lutte de classe dont l’Association internationale des travailleurs allait donner la formule nette et définitive, en proclamant que « l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ».

Cette formule, lumineuse affirmation de la force ouvrière, épurée de toutes les scories du démocratisme, allait servir d’idée directrice à tout le mouvement prolétarien. Elle n’était, d’ailleurs, que l’affirmation au grand jour et catégorique des tendances en germination dans le peuple. Ce qui le démontre surabondamment, c’est la concordance théorique et de tactique entre le mouvement « syndicaliste », jusque-là souterrain et imprécis, et la déclaration initiale de l’internationale.

Après avoir posé en principe que les travailleurs n’ont à compter que sur leurs propres forces, la déclaration de l'Internationale complétait la proclamation d’autonomie nécessaire du prolétariat en indiquant que c’est uniquement par son action directe qu’il peut obtenir des résultats tangibles ; elle ajoutait :

« Considérant :

 » Que l’assujettissement économique du travailleur aux détenteurs de moyens de travail, c’est-à-dire des sources de vie, est la cause première de sa servitude politique, morale et matérielle ;

 » Que l’émancipation économique des travailleurs est conséquemment le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme moyen... I »

Donc l’internationale ne se bornait pas à proclamer avec netteté l’autonomie ouvrière ; elle complétait sa déclaration en affirmant que les agitations politiciennes, les modifications à la forme gouvernementale ne devaient pas Ce passage de la déclaration de l’Association internationale des travailleurs donna lieu à un long débat entre les partisans de Marx et ceux de Bakounine quant à la portée et au sens de ces mots. Certains l’interprétèrent comme une mise en garde adressée à tous ceux qui seraient tentés de collaborer avec les partis politiques de la petite bourgeoisie alors que d'autres y virent la confirmation de la primauté de l'action économique. Marx et ses partisans le concevaient, pour leur part, comme l'affirmation de la nécessité pour les ouvriers d’intervenir sur le terrain politique pour y travailler à leur émancipation économique.

impressionner les travailleurs au point de leur faire oublier les réalités économiques.

Le mouvement syndicaliste actuel n’est que la suite logique de celui de l’Internationale ; la concordance est absolue, et c’est dans le même plan que nous continuons l’œuvre de nos aînés.

Seulement, quand l’Internationale posait ses prémisses, la volonté ouvrière était encore trop peu clairvoyante, la conscience de classe du prolétariat trop peu développée pour que l’orientation économique prédominât sans déviation possible.

La classe ouvrière eut à subir l’influence divergente des politiciens malpropres qui, ne voyant dans le peuple qu’un moyen de parvenir, le louangent, l’hypnotisent et le trahissent.

D’autre part, elle se laissa aussi entraîner par les hommes de loyauté et de désintéressement qui, imbus de démocratisme, attachaient trop d’importance à la superfétation étatiste.

C’est grâce à la double influence de ces éléments que, dans la période actuelle (qui commence à l’hécatombe de 1871) le mouvement syndical végéta longtemps, tiraillé en divers sens. D’un côté, les politiciens crapuleux s’efforçaient de domestiquer les syndicats pour les mettre à la remorque du gouvernement ; de l’autre, les socialistes des diverses écoles s’attachaient à y faire prédominer leurs tendances. Donc, les uns et les autres visaient à transformer les syndicats de « groupements d’intérêts » en « groupements d’affinités ».

Le mouvement syndical avait de trop vigoureuses racines — il est une nécessité inéluctable — pour que ces efforts divergents pussent enrayer son développement. Aujourd’hui, il continue l’œuvre de l’internationale, celles des pionniers des « sociétés de résistance » et des premiers groupements. Certes, les tendances se sont précisées, les théories se sont clarifiées, mais il y a une absolue concordance entre le mouvement syndical du xixe siècle et celui du xxe siècle : l’un découle de l’autre ! Il y a là croissance logique, ascension vers une volonté toujours plus consciente et manifestation de la force de plus en plus coordonnée du prolétariat, qui s’épanouit en une unité grandissante d’aspirations et d’action.

La besogne syndicale

La besogne syndicale a un double objet : elle doit poursuivre, avec une rigueur inlassable, l’amélioration des conditions présentes de la classe ouvrière. Mais, sans se laisser obséder par cette œuvre transitoire, les travailleurs doivent se préoccuper de rendre possible — et prochain -l'acte primordial d’émancipation intégrale : l’expropriation capitaliste I.

La supériorité du syndicat sur les autres modes de cohésion des individus réside en ce fait que l’œuvre d’améliorations partielles et celle, plus décisive, de transformation sociale y sont menées de front et parallèlement. Et c’est justement parce que le syndicat répond à cette double tendance et y fait face sans annihiler aucune initiative, sans étouffer aucune aspiration, sans plus sacrifier le présent à l’avenir que celui-ci au présent. ;. C’est pour tout cela que le syndicat s’érige comme le groupement par excellence.

L'œuvre présente

Dans le présent, l’action syndicale vise la conquête d’améliorations partielles, graduelles, qui, loin d’être un but, ne peuvent être considérées que comme un moyen pour exiger davantage et arracher au capitalisme des améliorations nouvelles.

Le syndicat offre aux patrons une surface de résistance qui est en proportions géométriques de la résistance de ses

I. On retrouvera dans la fameuse « Charte » d'Amiens l'idée de la « double besogne quotidienne et d’avenir » du syndicalisme.

adhérents ; il réfrène les appétits de l’exploiteur ; il lui impose le respect de conditions de travail moins draconiennes que celles résultant du contrat individuel subi par le salarié isolé. À ce contrat léonin, entre le patron cuirassé de capital et le prolétaire dénué de tout, il substitue le contrat collectif.

Alors, en face de l’employeur se dresse le syndicat qui atténue l’odieux du « marché du travail », de l’offre des bras, en enrayant, dans une certaine mesure, les conséquences fâcheuses de l’abondance des sans-travail ; qui impose au capitaliste le respect des travailleurs et aussi, dans une proportion en rapport avec sa force, exige de lui l’abandon de bribes de privilèges.

Cette question des améliorations partielles a servi de prétexte pour tenter d’introduire la discorde dans les organisations corporatives. Les politiciens, qui ne vivent que de la confusion des idées et que chagrine la répulsion croissante qu’ont les syndicats pour leur personnalité et leur dangereuse intervention, ont essayé de transporter dans les milieux économiques les querelles de mots avec lesquelles ils bernent les électeurs. Ils ont cherché à créer des zizanies et à couper les syndicats en deux camps, en classifiant les travailleurs en réformistes et en révolutionnaires. Pour mieux discréditer ces derniers, ils les ont baptisés « les partisans du tout ou rien » et les ont mensongèrement prétendus adversaires des améliorations actuellement possibles.

Ces niaiseries n’ont de supérieur que leur stupidité. Il n’est pas un travailleur, quelle que soit sa mentalité ou ses aspirations, qui, par principe ou par tactique, voudrait s’entêter à travailler dix heures au compte d’un patron, au lieu de huit, tout en gagnant six francs au lieu de sept.

C’est pourtant en mettant en circulation ces idiotes balivernes que les politiciens espèrent éloigner la classe ouvrière de l’organisation économique et la dissuader de faire ses propres affaires et de travailler elle-même à conquérir toujours davantage de bien-être et de liberté. Ils comptent sur le venin de ces calomnies pour désagréger les syndicats en faisant renaître dans leur sein les disputes oiseuses et dissolvantes qui en ont disparu depuis que la politique en a été éliminée.

Ce qui donne une apparence de prétexte à ces manœuvres, c’est que les syndicats, guéris, grâce aux cruelles leçons de l’expérience, des espoirs en l’intervention gouvernementale, ont pour elle une légitime méfiance. Ils savent que l’État, dont la fonction consiste à être le gendarme du capital, a, par nature, tendance à faire pencher la balance du côté patronal. Aussi, quand une réforme leur vient par la voie légale, ils ne se jettent pas dessus avec la voracité d’une grenouille sur le chiffon rouge qui cache l’hameçon, ils l’acceptent avec la prudence qui sied, d’autant plus que cette réforme ne se réalise que si les travailleurs sont assez organisés pour en imposer, par la force, l’application.

Les syndicats se méfient d’autant mieux des cadeaux gouvernementaux qu’ils ont souvent constaté leur nuisance. Ainsi, ils ont en fort piètre estime des « cadeaux », tels que le Conseil supérieur du travailI et les Conseils du travail, institutions inventées uniquement pour contrebalancer et enrayer l’œuvre des groupements corporatifs. De même, ils n’ont garde de s’enthousiasmer pour l’arbitrage Le Conseil supérieur du travail (CST) naquit d'une proposition présentée en janvier 1890 par Gustave Mesureur au nom d’un groupe de députés radicaux et socialistes. Le CST devait être un organisme consultatif, rattaché au ministère du Commerce, puis du Travail, chargé d'émettre des vœux après des débats menés entre des représentants du patronat, des ouvriers ainsi que des experts en économie sociale. Le CST, créé par décret en janvier 1891, regroupait à l'origine quarante-sept membres choisis par le ministère du Commerce, dont douze représentant les ouvriers, quinze les patrons et treize le Parlement. En 1899, Millerand y apporta quelques changements significatifs par décret en portant le total des membres du CST à soixante-six, dont un tiers de représentants patronaux, un tiers d'ouvriers et un tiers de notables (députés, sénateurs, experts dès questions sociales, etc.). Millerand, Jaurès et Briand en firent partie, ainsi que l’économiste Charles Gide. Parmi les représentants ouvriers, on retiendra les noms d’Arthur Lamendin*. Auguste Keufer* et Isidore Finance, de la chambre syndicale des Peintres en bâtiment Le CST fut l’objet des critiques incessantes des représentants du courant révolutionnaire de la CGT.

obligatoire et la réglementation des grèves dont la plus claire conséquence serait d’énerver la capacité de résistance ouvrière. De même encore, la capacité juridique et la commercialité octroyées aux organisations ouvrières ne leur disent rien qui vaille, car ils y voient le désir de leur faire abandonner le terrain de la lutte sociale, pour les entraîner sur le terrain capitaliste où l’antagonisme de la lutte de classes céderait le pas à des chicanes d’argent

Mais, de ce que les syndicats ont une rude méfiance pour la bienveillance du gouvernement à leur égard, il s’en faut qu’ils répugnent à conquérir des améliorations fragmentaires. Seulement, ils les veulent réelles. C’est pourquoi, au lieu de les attendre du bon plaisir du pouvoir, ils les arrachent de haute lutte, par leur action directe.

Si, comme cela arrive, l’amélioration qu’ils exigent est subordonnée à la loi, les syndicats en poursuivent l’obtention par la pression extérieure sur les pouvoirs public et non en essayant de faire pénétrer dans les parlements des députés spécialement mandatés, enfantin petit jeu qui pourrait continuer des siècles sans qu’apparût une majorité favorable à la réforme rêvée.

Lorsque l’amélioration désirée doit être arrachée directement au capitaliste, c’est encore par une vigoureuse pression que les groupements corporatifs manifestent leur volonté. Leurs moyens sont variés, quoique relevant toujours du principe d’action directe : selon les cas, ils usent de la grève, du sabotage, du boycottage, du label II.

-

I. Pouget fait allusion ici à la possibilité pour les syndicats, reconnue par la loi de 1884, d’acquérir et de posséder des biens propres, de prêter, d'emprunter d'ester en justice, etc. Les syndicalistes révolutionnaires voient dans ces possibilités légales données aux syndicats le désir des pouvoirs publics de les voir s'engager, à l'instar des syndicats d'autres pays, dans des oeuvres mutualistes (secours de maladie, de chômage, etc.) au mépris de l'œuvre de résistance à l’exploitation capitaliste.

-

II. Le thème du boycottage et du sabotage (ou « sabottage ») est introduit pour la première fois au sein de la CGT par le libertaire Paul Delesalle, qui, au congrès tenu à Toulouse en juillet 1897, fit lecture d'un rapport sur le sujet probablement rédigé par Pouget. Le texte fut repris peu après sous forme

Mais, quelle que soit l’amélioration conquise, toujours elle doit constituer un amoindrissement des privilèges capitalistes, être une expropriation partielle.

Ainsi, quand on ne se satisfait pas de la logomachie politicienne, quand on analyse les procédés et la valeur de l’action syndicale, s’évanouit le subtil distinguo de « réformiste » et de « révolutionnaire » et on est amené à conclure que les seuls travailleurs réellement réformistes sont les syndicalistes révolutionnaires.

Élaboration de l'avenir

Outre l’œuvre de défense quotidienne, les syndicats ont pour besogne de préparer l’avenir.

Le groupe producteur devra être la cellule de la société nouvelle. Il est impossible de concevoir une transformation sociale réelle sur d’autres bases. Donc, il est indispensable que les producteurs se préparent à la besogne de prise de possession et de réorganisation qui doit leur incomber et que, seuls, ils sont aptes à mener à bien.

de brochure, tirée à cent mille exemplaires. Quelques années plus tard, Pouget oublierait sa fameuse brochure, Le Sabotage, rééditée à plusieurs reprises ces dernières années (aux Mille et une nuits en 2004 et chez Le Flibustier en 2009). On considère habituellement que Pouget a été l'introducteur du sabotage et du boycottage dans le syndicalisme français, des pratiques qu'il aurait découvertes au cours de son séjour forcé en Grande-Bretagne. Cependant, il est très vraisemblable que, avant même de s'exiler à Londres, Pouget ait déjà eu connaissance de ces pratiques par la simple lecture du livre de Pierre Kropotkine, La Conquête du pain, disponible en français dès 1890. Dans le chapitre « Objections » de ce livre, Kropotkine écrivait ceci : « Il fallait voir l'hiver dernier la terreur provoquée parmi les industriels anglais lorsque quelques agitateurs se sont mis à prêcher la théorie du go-canny, "à mauvaise paye, mauvais travail : filez à la douce, ne vous esquintez pas, et gâchez tout ce que vous pourrez !" » (La Conquête du pain, 2e édition,Tresse & Stock Éditeurs. 1892, p. 207 [ouvrage réédité en 2006 aux Éditions du Sextant]).

Le label est une marque (dite « de connaissement ») syndicale apposée sur un produit Selon la définition donnée par la fédération du Livre en 1910, il est « la preuve que le patron emploie des ouvriers syndiqués, qu'il paye le tarif syndical, qu’il respecte la réglementation de l'apprentissage et les lois concernant l'hygiène des ateliers ». La pratique du label est en quelque sorte, l’équivalent en positif du boycott

C’est une révolution sociale et non une révolution politique que nous voulons faire. Ce sont là deux phénomènes distincts et les tactiques qui conduisent à l’une détournent de l’autre.

Pour le but que nous poursuivons, toute dispersion sur le terrain politique est un élément de propagande détourné de son but utile. En effet, à supposer que, grâce à l’agitation parlementaire, une majorité électorale se révélât et qu’il en résultât une prise de possession par un gouvernement socialiste, qu’adviendrait-il ? Ce gouvernement pourrait-il, à coups de décrets et de lois, mener à bien la transformation sociale ? C’est on ne peut plus improbable. Il se produirait ce qu’on a vu à la Commune de 1871 lorsque l’Assemblée révolutionnaire eut décrété que les travailleurs pouvaient prendre possession des ateliers abandonnés par les patrons : comme l’éducation économique des travailleurs n’était malheureusement pas faite, ce décret resta à peu près lettre morte.

On objectera peut-être que l’hypothèse de l’incapacité d’un gouvernement socialiste, en ce qui concerne la transformation sociale, est vraiment pessimiste. Elle n’est cependant que la déduction logique des nécessités de l’agitation politique : sur ce terrain, la visée n’est pas tant d’apprendre à penser aux électeurs que de les entraîner à « bien » voter. La preuve en est dans ce fait que des circonscriptions conquises par les socialistes ont, plus tard, redonné une majorité à des bourgeois. Quels que soient les moyens malpropres employés par les réactionnaires pour obtenir ce résultat, il faut reconnaître qu’il dénote chez les électeurs, qui ont ainsi varié, une conscience socialiste peu développée.

Il est donc absolument nécessaire de se familiariser avec l’œuvre de transformation économique. Cela ne peut se faire qu’au syndicat. Il n’y a que là qu’on puisse examiner dans quelles conditions les travailleurs de la corporation devront opérer, afin :

I°) d’éliminer les capitalistes ;

2°) de réorganiser la production et d’assurer la distribution des produits sur des bases communistes I.

Tant que cette œuvre d’éducation préliminaire ne sera pas assez avancée pour qu’en soit imprégnée une minorité active et assez puissante pour faire échec aux forces de la bourgeoisie, tout espoir d’émancipation intégrale ne pourra prendre corps.

Tant que les travailleurs ne se seront pas assez familiarisés avec la grève généraleII qui s’indique, dans les circonstances actuelles, comme l’unique moyen pour renverser l’ordre capitaliste et gouvernemental, ils devront se résoudre à croupir dans le salariat.

Il importe donc de se bien pénétrer de l’ampleur que devra avoir ce mouvement de grève générale expropriatrice, il faut comprendre qu’il aura pour conséquence de modifier l'orientation de la société, son organisation extérieure, mais encore de changer ses bases du tout au tout.

Les grands rouages de la superfétation gouvernementale, qui semblent aujourd’hui indispensables — les ministères, les administrations — seront abandonnés ; la vie se retirera d’eux, parce que les nouveaux organismes auront pris charge des rares fonctions de coordination sociale qui créaient l’illusion de leur utilité. Ces organismes principaux seront les grandes fédérations corporatives, auxquelles, désormais, incombera le soin de régulariser la production et de satisfaire aux demandes de la consommation.

En outre, dans les centres d’activité ouvrière, la Bourse du travail se substituera à la municipalité et deviendra un foyer communiste, qui éliminera le centre municipal, l’hôtel de ville.

-

I. Lire supra, note II, p. 55.

-

II. Sur le débat suscité par le thème de la grève générale entre syndicalistes et socialistes à la charnière du xixe et du xxe siècle, nous nous permettons de renvoyer les lecteurs au recueil Déposséder les possédants. La grève générale aux « temps héroïques » du syndicalisme révolutionnaire ( 1895-1906), Agone, 2008.

La dominante de cette agrégation sociale nouvelle sera donc une décentralisation économique qui s’épanouira sur les ruines du capitalisme et de la centralisation étatiste et municipale I.

Ces problèmes de réorganisation sociale, il est de toute urgence que le syndicat les étudie. Dans chaque [cas] doit se poser la question : « Que ferions-nous au cas de grève générale ? I » Dans chaque [cas], selon le métier ou l’industrie, la réponse peut varier en ce qui concerne les procédés d’action... mais dans tous s’affirmera l’identité de but : s’éduquer et se préparer pour que la révolution prévue soit féconde.

Et on aurait tort de délaisser cette œuvre de gymnastique tant éducative que spéculative ; il est nécessaire de la poursuivre avec autant de ténacité que la besogne plus terre à terre des améliorations momentanées.

C’est, en effet, de l’équilibre parfait entre ces deux aspects de la besogne syndicale que découle la valeur du groupement corporatif.

-

I. Dans le texte original il est ici mentionné par erreur « décentralisation étatiste et municipale ».

-

II. De fait, les délégués présents au congrès de Lyon de 1901 avaient tenu à porter à l’ordre du jour des débats confédéraux l'étude de la grève générale non pas seulement « au point combatif » mais aussi quant à « l'attitude du prolétariat au lendemain d’un mouvement triomphant de grève générale » (circulaire citée in Maxime Leroy, La Coutume ouvrière, op. cit, p. 539). Le questionnaire était le suivant : « I °) Comment agirait votre syndicat pour se transformer de groupement de lutte en groupement de production ? 2°) Comment opéreriez-vous pour prendre possession de l'outillage afférent ? 3°) Comment concevez-vous le fonctionnement des usines et ateliers réorganisés ? 4°) Si votre syndicat est un groupement de voirie, de transport de produits, de transport de voyageurs, de répartition de produits, comment concevez-vous son fonctionnement ? 5°) Quelles seraient, une fois la réorganisation accomplie, vos relations avec votre fédération de métier ou d’industrie ? 6°) Sur quelles bases s’opérerait la distribution des produits et comment les groupes productifs se procureraient-ils les matières premières ? 7°) Quel rôle joueraient les Bourses du travail dans la société transformée et quelle serait leur besogne au point de vue de la statistique et de la répartition des produits ? » (Ibid., p. 539.) Toutefois, les congressistes décidèrent au dernier jour, de ne pas aborder ces sujets : « la question du droit de grève, menacé par quelques jugements des tribunaux, [...] parut plus urgente et prit place à l’ordre du jour » (ibid, p. 540).

Le syndicat, tel que nous venons de l’analyser, est donc, non un groupement de stagnation, mais un groupement de transformation. S’il se limitait à des œuvres de mutualisme I, s’il n’avait d’autre objectif que de panser les blessures des meurtris de la vie - ce qui est faisable sans saper l’ordre capitaliste -, sa répercussion sociale serait nulle.

Il n’est pas cela ! Avant tout, et surtout, le syndicat est un groupement de lutte ; sa préoccupation constante est de rechercher les causes du mal social, de les étudier, de les combattre, de les annihiler.

Cette besogne combative implique des nécessités inéluctables ; il en est du syndicat comme des individus ; il ne peut se cantonner dans un isolement prétentieux et, pour accroître sa force, il doit entrer en contact avec ses semblables, lier des relations avec les autres syndicats.

D’ailleurs, l’organisation économique de la société oblige le syndicat à cette extension d’action. La corporation n’a rien d’une enceinte fortifiée où il est possible de s'enclore et d’ignorer le reste du monde ; elle est ouverte à tous et si, par étroitesse de vues, une corporation privilégiée ne se préoccupait que d’elle, l’afflux extérieur viendrait rapidement lui rappeler que la solidarité est une condition essentielle de la vie.

Cet indispensable accord entre syndicats se réalise dans les Bourses du travail et par le canal des fédérations I. Sur ce sujet, on se reportera au livre VI, chapitre 6 (« Mutualisme et syndicalisme »), de La Coutume ouvrière (ibid, p. 762-769), le chef-d'œuvre de Maxime Leroy. On y lit ceci, en particulier : « Les Bourses et fédérations françaises ont créé des services qui ont un caractère mutualiste : le Sou du soldat pour les camarades au service ; la caisse de grève, le viaticum, secours de route aux ouvriers sur le trimard ; mais en passant des vieilles sociétés de secours mutuels aux syndicats confédérés, les principes mutualistes se sont singulièrement transformés ; ils servent à lutter contre le patronat Les partisans de la mutualité dans les syndicats ont repris en somme l'ancien mutualisme professionnel, mais en l'engageant complètement, non plus par partie et indirectement dans la lutte spécifique des syndicats. Il ne s’agit plus simplement de se venir en aide les uns aux autres dans un simple esprit de prévoyance, dans tous les cas de détresse, y compris celui de chômage et de vieillesse, mais de lutter contre les causes elles-mêmes de cette détresse. » (Ibid.p. 768-769.)

corporatives. Les conditions et les résultats de cette coordination d’efforts feront le sujet de la prochaine brochure : Le Parti du Travail.

Appendice Le fonctionnement syndical

Aux notions théoriques ci-dessus, il n est pas inutile d’ajouter quelques succinctes indications pratiques, forcément concises :

Comment s’y prendre pour créer un syndicat ?

Rien de plus simple. Les quelques camarades d’initiative qui se réunissent à cette intention rédigent des statuts, le plus concis possible, et en font dépôt à la mairie. Outre cela, une formalité est exigée : déposer à la mairie les noms des administrateurs qui doivent être de nationalité française (on peut réduire, si l’on veut, l’administration à sa plus simple expression : un secrétaire et un trésorier ; mais, la plupart du temps, on la complète par un conseil syndical qui peut être du nombre de membres que l’on veut).

Le syndicat peut aussi se créer en marge du Code, sans se soucier de la loi de 1884 sur les syndicats I. Il suffit de se grouper et de fonctionner en négligeant de déposer les statuts et les noms des administrateurs. Jusqu’à ces dernières années, nombreux étaient les syndicats réfractaires à la loi et, si leur nombre a diminué, c’est parce que les syndicats se sentent assez forts pour n’être en rien entravés par la loi.

Le mode de groupement. — Selon le milieu, le syndicat se constitue par profession ou par industries déterminées. Habituellement, il groupe des travailleurs de la profession et ses similaires. Sous prétexte que la loi n a pas nettement I. Il s'agit de la loi légalisant les syndicats, dite « loi Waldeck-Rousseau », adoptée le 21 mars 1884.

stipulé que les ouvriers d’État ou de municipalités peuvent se syndiquer, des entraves ont été apportées au groupement de ces camarades. Que ceux-ci ne s’émotionnent pas ; qu’ils passent outre à la loi, qu’ils se syndiquent, qu’ils soient forts ! et les autorités respecteront leurs organisations.

Dans les grandes entreprises, telles que Le Creusot, ou dans une énorme exploitation comme les chemins de fer, le syndicat doit coaliser les travailleurs de toutes catégories ; le mode de groupement est, ici, indiqué par la forme du patronat. En effet, il est évident que les exploités de ces grandes entreprises n’auraient guère de force de résistance et de revendications s’ils constituaient des syndicats fragmentaires.

Une question passionne les militants : celle du groupement par métier ou par industrie. Au premier de ces deux odes d’organisation, on peut reprocher de perpétuer l’esprit de corps ; mais, quelles que soient les préférences de chacun, ce qu’on doit éviter, c’est que le syndicat glisse à être un groupement d'opinion. De ce genre, sont les syndicats où domine la « politique » et ceux qualifiés « d’irréguliers de travail » et où convergent des ouvriers de métiers divers. Ces groupements, malgré l’étiquette syndicale, ne sont que des groupes sociaux, où l'affinité prédomine sur {'intérêt. Trop longtemps, la « politique » a été la pierre d’achoppement des syndicats ; aux militants à veiller que les erreurs du passé ne se reproduisent pas.

Quant aux syndicats d’irréguliers, ils groupent des camarades selon leur opinion et ils ouvrent la porte à tous les dangers du passé ; si tous les travailleurs faisaient de même, il n'y aurait plus de syndicats : il n’y aurait que des groupes sociaux. D’autre part, l’action journalière leur échappe trop et, qui plus est, ils ne peuvent spéculer sur l’œuvre expropriatrice que très abstraitement et non du point de vue corporatif.

Les cotisations. — Pour que le syndicat fasse de la propagande, il lui faut des hommes... et aussi de l’argent !

Une cotisation est donc nécessaire. De combien ? Le moins, 50 centimes ; le mieux, 1 franc par mois... Mince dépense d’ailleurs et qu’il est facile de récupérer en rayant quelques verres chez le bistrot I.

Il ne faudrait, cependant, pas s’illusionner au point de croire qu’une caisse syndicale bien garnie peut avoir raison du mauvais vouloir capitaliste. C’est l’exception ! Dans la plupart des cas, les grèves partielles n’aboutissent que grâce à l’appui donné par tous les syndicats. Donc, la meilleure des caisses syndicales est de pratiquer la solidarité, de venir en aide aux camarades en lutte... et ceux qui donnent recevront, quand besoin sera. Par conséquent, la caisse syndicale doit être surtout constituée : i°) pour la propagande ; 2°) pour la solidarité.

Assemblées générales. — Le conseil syndical exécute les décisions de l’assemblée générale du syndicat qui, elle, est toujours souveraine. Tous les syndicats doivent venir aux assemblées ; s’ils négligent d’y assister, ils doivent acquiescer aux décisions prises. Il n’en peut être autrement, sans retomber dans les dangers du démocratisme où les inconscients et les veules entravent les énergiques. Les décisions de l’assemblée générale doivent donc être sans appel, quel que soit le nombre des présents. L’assemblée peut trouver utile, sur une question grave, de consulter par référendum tous les adhérents, mais il faut quelle en décide ainsi. Si c’était le conseil syndical qui, pour ne pas exécuter les décisions prises, organisait, de son bon plaisir, un référendum, il ne ferait rien moins qu’un petit coup d’État syndical : il introduirait, dans l’organisme

I. La remarque de Pouget est très caractéristique des sentiments des militants de tête du syndicalisme sur la question de l’alcoolisme en milieu ouvrier évoquée au cours de certains congrès syndicaux (celui que la CGT tient à Rennes en 1898 la fait figurer en deuxième position de son ordre du jour). Ce n'est évidemment pas par hasard si Eugène Guérard*. une des premières figures de la CGT au tout début du siècle, signa un article intitulé « L'alcool », dès le premier numéro ( 16-23 décembre 1900) de La Voix du Peuple.

syndical, le système politicien qui étouffe les initiatives conscientes sous la masse des majorités aussi compactes que moutonnières.

Le mutualisme. — Des nécessités qui amenèrent autrefois les syndicats à masquer leur action économique sous des aspects mutualistes, il a persisté des tendances. Il y a des syndicats qui font de la mutualité, donnent des secours de maladie, ont des caisses de retraite, etc. Il y a là un danger qui doit tenir les camarades en éveil ; non pas que la mutualité soit mauvaise en elle-même, mais parce quelle pourrait dériver les syndicats de leur action. Le syndicat est un organisme de lutte et il serait à souhaiter que toutes les œuvres à caractère mutualiste ne lui soient pas soudées et quelles soient alimentées par des versements spéciaux.

Autant peut s’en dire de la coopération, de consomma-

on et surtout de production. Si on veut en faire, que ce oit à côté du syndicat. Agir autrement serait risquer de canaliser l’organisation corporative, de la faire dévier de sa direction et atténuerait le caractère d’organisme de lutte sociale qui est sa raison d’être.

HL Le parti du Travail

Sa definition

Le parti du Travail[8] porte en lui-même sa définition : il est le groupement des travailleurs en un bloc homogène ; il est l’organisation autonome de la classe ouvrière en un agrégat ayant pour assises le terrain économique ; il est, par ses origines, par son essence, réfractaire à toute compromission avec les éléments bourgeois.

À la base - cellule du parti du Travail — est le syndicat, et c’est par la mise en contact des syndicats entre eux, c’est par leur solidarisation que se révèle, se manifeste et agit le parti du Travail.

Le syndicat s’affilie, d’un côté, à sa fédération nationale corporative ; de l’autre, à son union départementale.

À leur tour, les organismes fédératifs de ces deux catégories se fédèrent entre eux, et leur cohésion constitue le groupement unificateur des forces et des intérêts ouvriers : la Confédération générale du travail.

Ce fédéralisme, aux cercles concentriques, se pénétrant l’un l’autre, est un merveilleux amplificateur de la puissance ouvrière ; les unités composantes se renforcent mutuellement et la force particulière de chacune est accrue de l’appui de toutes les autres. Le syndicat, isolé, ne disposant que de ses ressources et de sa vigueur, n’aurait qu’une action restreinte : tandis que, du fait de son affiliation au parti du Travail, il se trouve jouir de la force considérable que lui communique, par répercussion, cet organisme solidarisé.

Cette force énorme — incommensurable, parce quelle est sans cesse grandissante — est la conséquence du groupement sur le terrain économique. Il n’y a que sur cette base que se puisse réaliser un organisme aussi vigoureux et n’ayant rien à redouter de l’immixtion d’aucun élément désagrégateur. En effet, la trame de ce groupement étant l’intérêt de classe du prolétariat, toute atténuation de sa force revendicatrice et révolutionnaire est vaine et toute tentative de déviation est d’avance frappée de stérilité.

Le parti du Travail est un parti d’intérêts. Il ignore les opinions des individus qui le constituent ; il ne connaît et ne coordonne que les intérêts — tant matériels que moraux et intellectuels — de la classe ouvrière. Ses rangs sont ouverts à tous les exploités, sans distinction d’opinions politiques ou religieuses.

Oui, le parti du Travail ignore les opinions, quelles quelles soient ! En revanche, il pourchasse l’exploitation humaine sous quelque forme quelle se manifeste.

Un travailleur qui aura des conceptions philosophiques ou politiques baroques — qui croira en un Dieu quelconque ou en l’État — aura sa place à côté de ses camarades, au sein de ce parti. Mais ce qu’on y condamne, en ce parti, c’est l’exploitation des idées théologiques, politiques ou philosophiques ; ce qu’on y réprouve, c’est l’intervention du prêtre ou du politicien qui, l’un et l’autre, vivent de spéculation sur les croyances.

Dans ce parti, tous les exploités y ont leur place, malgré que beaucoup de ceux-ci (dans la société actuelle où tout n’est qu’absurdités et crimes) soient obligés de s’atteler à des besognes inutiles, ou même nuisibles.

L’ouvrier de manufacture d’armes, le constructeur de navires de guerre, etc., font un travail nuisible ; ils sont doublement victimes de la mauvaise organisation sociale, puisque, outre qu’ils sont exploités, ils ont le désavantage de concourir à une œuvre malfaisante. Cependant, leur place est tout indiquée dans le parti du Travail.

Au contraire, l’être nuisible par sa fonction personnelle - tel le mouchard I - est mis au ban. Celui-là est un parasite de l’ordre le plus répugnant : issu de la classe ouvrière, il s’est avili aux plus immondes besognes ; par conséquent, il n’a sa place qu’au sein de la bourgeoisie.

Le parti du Travail se différencie donc de tous les autre partis par cette raison primordiale : c’est que, groupant ceux qui travaillent contre ceux qui vivent d’exploitation humaine, il coordonne des intérêts et non des opinions. Aussi, fatalement, y a-t-il en son sein unité de vues. Il peut y avoir (et il y a !) parmi les éléments qui le composent des tendances plus ou moins modérées, plus ou moins révolutionnaires ; mais ces divergences de détail n’infirment pas et ne dissolvent pas l’unité syndicaliste qui résulte de l’identité des intérêts. Cette puissance d’absorption des divergences individuelles, sous le rayonnement de l’accord qui découle forcément de la communauté d’intérêts, donne au parti du Travail une supériorité de vitalité et d’action et le met à l’abri des tares qui atteignent les partis politiques.

On trouve de précieuses indications sur le rôle des mouchards dans la lutte contre les syndicats ouvriers de l'époque dans le roman de Charles Malato, La Grande Grève, roman social ([Librairie des Publications populaires, [1905] Le Goût de l'être/Encrage, 2009).

Dans tous les partis — hormis celui du Travail -, l’objectif dominant est la « politique », et côte à côte s’y amalgament, suivant la similitude des opinions, des hommes dont les intérêts sont divergents — des exploiteurs et des exploités, et il n’y a pas d’exception ! C’est la caractéristique de tous les partis démocratiques. Tous sont un méli-mélo incohérent d’hommes dont les intérêts sont en opposition.

Cette anomalie n’est pas particulière aux partis démocrates bourgeois. Elle est aussi la tare des partis socialistes qui, une fois engagés sur la pente glissante du parlementarisme, en arrivent à dépouiller les caractères spécifiques du socialisme et à n’être plus que des partis démocratiques, d allure simplement plus accentuée.

De plus en plus nombreuses sont les conversions au socialisme de capitalistes, de patrons, etc., qui accommodent on ne peut mieux leur existence parasitaire avec l’étalage de leurs convictions. Un des motifs qui attirent ces recrues, venues du camp ennemi, c’est la déviation vers le parlementarisme. La théorie de la conquête des pouvoirs publics ayant, sinon complètement éliminé, du moins rejeté à l’arrière-plan les préoccupations révolutionnaires, les appétits se sont éveillés. Et ces transfuges de la bourgeoisie ont escompté les profits de s’afficher socialistes, et ils ont caressé l’espoir d’acquérir ainsi une situation prépondérante. Si bien qu’il en est qui se découvrent « socialistes » comme d’autres se font avocats ou marchands d’alcool. C’est considéré comme une carrière — un excellent moyen de parvenir ?

Le parti du Travail n’a pas à redouter ces dangers. Par cela seul que sa base constitutive est l’intérêt de classe du prolétariat, que son action se manifeste dans le plan économique, il est impossible à des individualités de s’appuyer sur lui, ou de se réclamer de lui, pour la satisfaction d’ambitions personnelles. La contradiction est formelle et irréductible. En effet, l’assouvissement d’ambitions personnelles ne pouvant se réaliser que dans le domaine de la « politique », ceux qui tentent de semblables manœuvres et poursuivent, au sein du parti du Travail, un but particulier et égoïste n’arrivent qu’à un résultat : s’éliminer du bloc ouvrier.

Il se constate le même phénomène que lorsqu’un ouvrier devient patron : malgré que ce « parvenu » puisse rester animé de bonnes intentions et conserver ses aspirations révolutionnaires, il s’élimine normalement des groupements corporatifs — ses intérêts de classe sont devenus différents.

Il en est pareillement du « parvenu » en politique : il cesse vite de militer dans les syndicats et, le plus souvent, une fois arrivé à ses fins, hissé à une situation désirée, il s’élimine volontairement et cesse de militer au sein de l’organisation économique.

Or, si les déviations individuelles sont incompatibles avec la constitution organique du parti du Travail, à plus forte raison est-il hors de toute hypothèse qu’il subisse, dans son ensemble, une déviation qui ne serait rien moins que sa propre négation. Par cela seul que sa base constitutive est l’intérêt de classe du prolétariat, il ne peut, à aucun moment, et d’aucune façon, servir à satisfaire des ambitions.

Il ne peut devenir un parti de « politiciens ». Outre que ce serait retomber dans les errements du passé, qui ont épuisé la classe ouvrière en luttes stériles et en efforts vains pour elle-même (mais non vains et stériles pour ceux à qui elle a consenti à faire la courte échelle !), cette déviation globale équivaudrait à l’affirmation que le prolétariat, délaissant la proie pour l’ombre, dédaignerait de conquérir des améliorations économiques et sociales, pour s’absorber entièrement dans la pourchasse des illusions politiques.

Donc, comme il est inconcevable que la classe ouvrière puisse délaisser ses intérêts, il est inconcevable aussi que le parti du Travail puisse se muer en un parti démocratique.

Sa nécessité

Le parti du Travail est une émanation directe de la société capitaliste ; il est le mode d’agrégation des forces prolétariennes, auquel la classe ouvrière aboutit logiquement dès quelle prend conscience de ses intérêts.

La société actuelle est un composé de deux classes dont les intérêts sont en opposition : la classe ouvrière et la classe bourgeoise ; par conséquent, il est naturel que chacune d’elles se condense à son pôle social — les travailleurs à l’un, les exploiteurs au pôle social opposé.

La condensation de la classe ouvrière constitue le parti du Travail ; il est donc le groupement adéquat à la forme d’exploitation et c’est pourquoi il se révèle spontanément sans qu’une idée préconçue préside à sa coordination.

Il est superflu de s’attarder à démontrer l’existence, au sain de la société, de deux classes sociales antagonistes qui, loin de tendre à se fondre dans un ensemble homogène, ne font qu’accentuer leur discordance. C’est une vérité d’une évidence si patente qu’il est inutile de s’y appesantir.

Cet antagonisme irréductible est la conséquence de l’accaparement, par la classe dominante, de toutes les forces vives de la société — instruments de travail, propriété, richesses de toutes sortes. D’où il s’ensuit que la classe inférieure est obligée, pour vivre, de se soumettre aux conditions que lui imposent les accapareurs.

Cet asservissement au capitaliste du prolétaire qui, en échange de sa force de travail, reçoit un salaire notablement inférieur à la valeur du travail produit par lui, salarié, la bourgeoisie le proclame un phénomène naturel. Elle va même jusqu’à affirmer le salariat immuable - sans être autrement troublée dans ses affirmations par la successive disparition de l’esclavage et du servage qui devrait la mettre en garde contre l’absurdité de prétendre que la propriété (dans la forme qu'elle le détient) fasse seule exception aux lois de la vie, qui sont mouvement et transformation. Cependant, tout en affirmant que les salariés

- en tant que classe - sont voués à l’exploitation éternelle, elle trouve habile de les leurrer de la chimère d’une émancipation individuelle, en faisant luire aux yeux de ses victimes la possibilité de s’évader du salariat et de prendre rang dans la classe capitaliste.

Outre que ces espoirs ont, pour la bourgeoisie, le mérite de faire prendre en patience leur mauvais sort par les exploités, ils neutralisent ou tout au moins ralentissent l’éclosion de la conscience de classe du prolétariat.

L’éducation et l’instruction dont sont gratifiées les jeunes générations n’ont pas d’autre but ; elles sont soumises à une méthode d’émasculation intellectuelle, fondée sur le ressassement des préjugés et assaisonnée de prêches sur la résignation et aussi d’incitations à un égoïsme féroce.

On explique que, dans la société actuelle, chacun a le lit qu’il se fait et la place qu’il mérite ; qu’il s’agit pour « parvenir » d’être travailleur, probe, sobre, intelligent, etc. Ce qu’on ne dit pas, mais qui est sous-entendu, c’est qu’à ces « qualités » il faut en ajouter une autre : il faut être dénué de scrupules et jouer des coudes, sans se préoccuper de ses semblables.

La vie, au point de vue bourgeois, est un combat continuel, engagé entre les humains ; la société est un champ clos où chacun a, en tous, des ennemis.

Dévoyé par ces sophismes, le prolétaire rêve d’abord d’une évasion individuelle du salariat. Puisque le travail mène à tout et que, avec de l’ordre et de la persévérance, on s’enrichit, il s’enrichira ! La richesse n’est d’ailleurs, à ses yeux, que l’indépendance et la liberté conquises, le bien-être assuré. Hélas ! il lui faut abandonner ses rêves. La réalité l’étreint et il doit s’avouer qu’il est matériellement impossible aux travailleurs d’acquérir l’aisance désirée. Pour s’émanciper individuellement, il lui faudrait posséder ses instruments de travail et les moyens de les mettre en œuvre. Or, la production moderne, formidablement industrialisée, exige des mises de fonds si considérables qu’il serait fou à un ouvrier de songer à économiser sur sa paye le pécule nécessaire à l’acquisition d’une usine.

Cette opération ne peut se mener à bien qu’en « économisant », non pas sur la paye d’un seul et unique ouvrier, mais sur le salaire de dizaines et de centaines d’entre eux. Or, il est bien évident que celui qui se livre à cet écrémage d’une part de travail, sur une collectivité d’ouvriers, n’est pas qu’un ouvrier — il est un exploiteur, et la fortune qu’il acquiert est le produit du vol de ses semblables.

Certes, il arrive que des prolétaires émergent de leur classe ; grâce à des circonstances exceptionnellement favorables, des individualités puissantes, sans scrupules sur le choix des procédés, parviennent à se faufiler dans la bourgeoisie. Il en est même qui, d’ouvriers à leur origine (un Carnegie, un Rockefeller, etc.), sont devenus des rois de l’or.

Ces parvenus, la bourgeoisie les a faits siens. Elle les accueille avec d’autant plus de plaisir que, en lui infusant un sang nouveau, ils consolident ses privilèges ; d’autre part, elle les exhibe, en guise d’arguments péremptoires, pour démontrer qu’il est facile aux ouvriers « économes » de s’embourgeoiser.

Il serait naïf aux travailleurs de se laisser affrioler par cette amorce et de satisfaire à l’espoir de pareilles chances. Ce serait se bercer de la même chanson que les bergères de la légende rêvant qu’un prince charmant allait venir les demander en mariage.

Et puis après ?... Quand bien même il serait exact que les mieux doués du prolétariat peuvent s’élever à la fortune, la situation de la masse n’en serait pas modifiée : les travailleurs continueraient à trimer pour leurs exploiteurs, à pâtir matériellement et moralement, sans autre perspective que de se reposer dans la tombe.

Donc, l’évasion individuelle du salariat, qui d’ailleurs implique pour les parvenus la nécessité d’exploiter leurs frères de classe, n’est pas un remède au mal social qui afflige le prolétariat. Ces « évasions » ne peuvent se manifester que sur un plan restreint et elles impliquent uniquement des modifications de situations individuelles, n’influant en rien sur le sort de l’ensemble des travailleurs qui continuent à besogner au profit des maîtres et des dirigeants.

Au surplus, quand bien même serait plus considérable le nombre de ceux qui parviennent à une aisance relative, voire même à la richesse, que n’en disparaîtrait pas pour cela l’antagonisme qui oppose la classe productrice à la classe parasitaire. Tant que les rapports sociaux resteront ce qu’ils sont - rapport de patron à salarié, de dirigeant à dirigé -, le problème se posera et la lutte de classe sera un phénomène inéluctable.

À supposer même que les gémissements des foules écrasées et broyées sur le champ de bataille social parvinssent à troubler la quiétude des satisfaits et que ceux-ci, par esprit charitable ou par roublardise, condescendissent à assurer la vie matérielle aux exploités, la fusion des classe ne serait pas la conséquence de cet interventionnisme et la société ne serait pas pacifiée grâce à ce remède.

On l’a dit souvent : « L’homme ne vit pas que de pain ! » C’est pourquoi la question sociale n’est pas qu’un problème matériel. Il ne nous suffit pas, pour être heureux et satisfaits, d’avoir la « croûte » assurée, nous voulons aussi être libérés de toutes les entraves et de toutes les dominations ; nous voulons être libres, ne dépendre de personne et n’avoir avec nos semblables que des rapports d’égalité, malgré la diversité des capacités, du savoir et des fonctions.

Il s’agit donc de modifier la structure de la société, de sorte qu’il n’y ait plus qu’une catégorie possible, qu’une classe : celle des producteurs. Cette transformation essentielle n’est réalisable que sur une base communiste — le communisme seul pouvant assurer à chaque être humain sa complète autonomie et la plénitude d’épanouissement individuel.

Autrefois, avant que la grande industrie n’ait éliminé l’artisan de son petit atelier — ne l’ait exproprié de son instrument de travail —, l’ouvrier pouvait entrevoir la possibilité de se créer une existence rude, mais indépendante.

Aujourd’hui, dans l’industrie, ce rêve n’est qu’exception-nellement réalisable.

Dans les campagnes, encore, le paysan peut espérer se faire, sur un lopin de terre, une vie relativement libre. Cependant, cette libération tend à devenir de plus en plus difficultueuse (et qui plus est souvent très précaire), à cause de l’accaparement des terres par les riches, de l’accroissement des impôts, de la rapacité des intermédiaires. Et puis, de quelles angoisses est accompagnée la libération du paysan ! Constamment, il a l’appréhension du percepteur, du prêteur d’argent, et il mène une existence sans joie, écrasante d’uniformité, trimant comme un bœuf de labour.

Cette autonomie du paysan et de l’artisan, d’ailleurs conquise au prix de rudes efforts, est une émancipation d’autant plus illusoire que tous deux restent sous la dépendance du capitalisme et que leurs gains sont modiques, en comparaison de la somme de labeur qu’ils s’imposent. Ils sont des hybrides de la société, qui ne peuvent se classer exactement ni dans la bourgeoisie ni dans le salariat ; ils sont une survivance de l’artisannerieI et de la paysannerie ; malgré que leur classification soit imprécise, leurs intérêts sont identiques à ceux de la classe ouvrière. Actuellement, cependant, on ne peut les critiquer de préférer leur sort à celui du salarié ; seulement, ils doivent se dire que leur condition de vie est un vestige du passé et qu’il est de leur intérêt d’aider à la transformation sociale qui se prépare ; ils ont, en effet, fort à gagner à ne pas opposer de résistance à la révolution, mais, au contraire, à participer à son triomphe et à s’adapter aux modes nouveaux de production et de répartition.

Ainsi, il s’avère combien il est illusoire, le leurre d’émancipation individuelle que préconise la bourgeoisie ; des divers modes d’évasion personnelle du salariat qui s’offrent Le mot est attesté dans le Trésor de la langue française. Jaurès l’utilise aussi, bien qu’il l'ecrive « artisanerie », avec un seul « n ».

en hypothèses, aucun n’est susceptible de généralisation et, par conséquent, ne peut être accepté par l’ensemble des travailleurs comme un remède à leur triste sort, puisque aucun n’est apte à assurer, pour tous, une vie libre et aisée.

Donc, si ce leurre d’émergement individuel hors du salariat a été prôné par la bourgeoisie, c’est quelle y a vu un dérivatif pour empêcher la classe ouvrière de s’élever à sa conscience de classe. En éveillant les appétits, en surexcitant les convoitises égoïstes, elle a escompté entretenir indéfiniment au sein du prolétariat l’intestine discorde, de manière que, chacun ne songeant qu’à jouer des coudes, la préoccupation unique soit de se hisser sur le dos des camarades, et que soit réfréné l’esprit de révolte et stérilisées les naturelles tendances à la solidarité.

Mais l’être humain ne pouvait se plier fatidiquement à l’esclavage perpétuel : les germes de discorde et de haine dont, pour sa sécurité, la bourgeoisie attendait la floraison au cœur du peuple sont une ivraie dont le pullulement ne peut étouffer sans fin le développement des instincts de sociabilité, car l'accord pour la vie est, pour la perpétuation de la société humaine, autrement primordial que la féroce « lutte pour l’existence » chère aux exploiteurs.

Par conséquent, malgré les sophismes et les mensonges dont on le saturait, il était fatal que le prolétariat parvienne à prendre conscience de ses intérêts de classe, d’autant que la plus faible lueur d’un raisonnement, même incertain, devait l’amener à constater que le mal social n’est pas inéluctable.

Pourquoi les flagrantes et révoltantes inégalités ? Pourquoi des miséreux manquent-ils de la pitance quotidienne, alors que certains ne savent comment gaspiller leur superflu ? Pourquoi des hommes, pour un travail infernal, ne reçoivent-ils qu’un salaire insuffisant, alors que des parasites regorgent de bien-être et de luxe ?

Pourquoi cela ? La production, tant agricole qu’industrielle, est-elle insuffisante pour parer aux besoins de tous ?

Non pas ! Tout homme qui s’emploie à une besogne utile produit, au cours de la période de validité de sa vie, plus qu’il n’est nécessaire pour faire face largement à sa consommation (nourriture, vêtement, habitat, etc.) ; en cette période il produit, en outre, assez pour rembourser à la communauté les avances quelle a faites pour l’élever jusqu’à l’âge viril et il produit suffisamment aussi pour s’assurer à lui-même de quoi vivre, alors que, la vieillesse venue, il ne pourra plus travailler.

Or, si l’existence de chacun n’est pas assurée, tant pour le présent que pour l’avenir, du fait de cette intensité de production personnelle, c’est que cette richesse n’est pas utilisée à garantir la vie à ses ayants droit naturels, c’est quelle est détournée de sa destination sociale par la classe capitaliste et canalisée à son principal profit.

Que le niveau de la production, tant agricole qu’industrielle, soit assez élevé pour qu’il puisse être fait face aux besoins de tous, c’est ce qui est désormais hors de toute contestation.

Au point de vue industriel, la possibilité de production est, grâce à l’énorme perfectionnement de l’outillage, à peu près indéfinie ; c’est tellement vrai que, malgré la prudence des industriels qui s’efforcent chacun de limiter la production de « leurs » ouvriers aux demandes du marché commercial, la pléthore se manifeste souvent, sous forme de crises de surproduction. Les plus durement atteints, en ces circonstances, sont les travailleurs : ils subissent la douloureuse répercussion de ces crises, car, pour rétablir l’équilibre, les exploiteurs n’entrevoient d’autre solution que de ralentir la production, ce qui intensifie le chômage et crée, pour la classe ouvrière, davantage de misère.

Au point de vue agricole, le tableau est aussi sombre : on ne cultive pas pour avoir des récoltes prodigieuses et créer ainsi de la nourriture en abondance ; on cultive en espoir d’une vente rémunératrice. Or, comme les prix de vente baissent les années de grande récolte et qu’alors, au contraire, la main-d’œuvre a tendance à enchérir, les cultivateurs préfèrent à une récolte prodigieuse une récolte passable, car celle-ci est d’un écoulement plus facile et plus avantageux.

Voilà donc la situation générale : l’abondance des produits de toute sorte est plus redoutée que désirée et il y a tendance à les raréfier, afin de les vendre plus cher. Les besoins de la masse humaine n’entrent jamais en ligne de compte dans les soucis des capitalistes qui président à la production ; on a le spectacle monstrueux de populations entières manquant du strict nécessaire - et trop souvent mourant littéralement de faim - alors qu’il y a, en suffisance, de quoi les alimenter, les vêtir, les loger.

Une iniquité aussi criante condamne, sans qu’il soit besoin de plus amples justifications, l’organisation sociale qui l’engendre. Il est de toute nécessité de bouleverser ce système de répartition monstrueuse qui attribue presque tout à une minorité dirigeante, exploiteuse et parasitaire et peu, ou rien, à la majorité, créatrice des richesses. Or étant donné le degré de développement industriel et scientifique, cette solution n’apparaîtrait réalisable que grâce une transformation : au régime d’exploitation qui met en commun les forces humaines, pour les faire produire au profit de l’accapareur des forces naturelles et des instruments de travail, il faut substituer un régime de solidarité mettant en commun les forces naturelles et les instruments de travail, pour les faire produire au bénéfice de tous.

Cette transformation est une inéluctable fatalité et l’heure de sa réalisation se rapproche au fur et à mesure que la classe ouvrière prend mieux conscience de ses intérêts de classe. Mais cette œuvre de réorganisation sociale ne peut s’élaborer et se mener à bien que dans un milieu indemne de toute contamination bourgeoise. Cette fonction de matrice de la société nouvelle est donc dévolue légitimement au parti du Travail, le seul organisme qui, en vertu de sa constitution même, élimine de son sein toutes les scories sociales.

Par conséquent, la condensation de la classe ouvrière en un bloc distinct de tous les partis - ayant une tactique propre et des moyens d’action adéquats - n’est pas un phénomène éphémère ; il est une nécessité inhérente au milieu actuel, car ce n’est que dans un tel parti - qui implique l’homogénéité parfaite, l’identité absolue des intérêts - qu’il y a pour elle groupement normal

Partout ailleurs, dans tout autre groupement, peuvent s’infiltrer des éléments de la classe possédante, l’ambition des individus peut y avoir une répercussion néfaste. C’est pourquoi aucun n’a et ne peut avoir l’unité de vues, d’action et de but qu’a, automatiquement, le parti de classe du prolétariat ; c’est pourquoi aussi nul n’est aussi nettement qualifié pour poursuivre et mener à bien l’œuvre de révolution, d’expropriation et de réorganisation sociales.

Son but

Le parti du Travail est le parti de l’avenir. Dans la société harmonique dont l’aurore pointe, il n’y aura de place que pour le Travail ; les parasites de tous ordres en seront fatalement éliminés. Il est donc naturel que le parti du Travail, qui est le creuset où s’élaborent les combinaisons sociales des demains espérés, se constitue en dehors de tous les partis existants. C’est d’autant plus normal qu’il se distingue d’eux non seulement par sa forme de cohésion, mais aussi par le but qu’il poursuit et par les méthodes d’action qu’il préconise et pratique.

Tandis que tous les autres partis ont pour objectif le maintien ou le déplacement du personnel gouvernemental — qu’ils escomptent être ou devoir être favorable à leurs appétits, à leurs ambitions ou simplement à leur coterie -, le parti du Travail néglige cette besogne extérieure et toute de façade et poursuit la transformation intime et extérieure des éléments sociaux ; il travaille à modifier les mentalités, les formes de groupement, les rapports économiques.

Le but qu’il poursuit est l’émancipation intégrale des travailleurs. En faisant sienne la formule de l’Association internationale des travailleurs, dont il est l’héritier logique, il pose pour inéluctable que cette émancipation sera l’œuvre propre de la classe ouvrière, sans immixtion d’éléments extérieurs ou hétérogènes. Il est évident que, pour n’être pas illusoire, cette émancipation devra impliquer l’élimination de la classe bourgeoise et la destruction complète de ses privilèges.

C’est dire que le parti du Travail poursuit la transformation radicale du régime social.

L’examen des phénomènes économiques démontre que cette transformation devra s’accomplir par la neutralisation de la propriété individuelle et l’efflorescence d’un régime communiste, afin que soient substitués aux rapports actuels entre individus — qui sont ceux de salarié à capitaliste, de dirigé à dirigeant - des rapports d’égalité et de liberté.

Il n’y aura, en effet, intégralité d’émancipation que • disparaissent les exploiteurs et les dirigeants et si table rase est faite de toutes les institutions capitalistes et étatiste Une telle besogne ne peut être menée à bien pacifiquement, et encore moins légalement ! L’histoire nous apprend que jamais les privilégiés n’ont sacrifié leurs privilèges sans y être contraints et forcés par leurs victimes révoltées. Il est improbable que la bourgeoisie ait une exceptionnelle grandeur d’âme et abdique de bon gré... Il sera nécessaire de recourir à la force qui, comme l’a dit Karl Marx, est « l’accoucheuse des sociétés »

I. « Quelques-unes de ces méthodes [d'accumulation primitive] reposent sur l'emploi de la force brutale, mais toutes sans exception exploitent le pouvoir de l’État... afin de précipiter violemment le passage de l'ordre économique féodal à l'ordre économique capitaliste et d'abréger les phases de transition. Et en effet, la Force est l'accoucheuse de toute vieille société en travail. » (Le Capital, chap. XXX, La Pléiade, Œuvres I, Économie I, p. 1213.) On notera la présence de la même formule dans le texte « La grève générale révolutionnaire », la réponse du comité de la grève générale de la CGT (probablement rédigée par Pouget lui-même), en septembre 1901. à la toute récente charge de Jean Jaurès contre l'idée directrice du syndicalisme (les deux textes sont reproduits in Déposséder les possédants, op. cit). Enfin, la formule est présente dans un article (anonyme) de la publication libertaire

Donc le parti du Travail est un parti de révolution.

Seulement, il ne considère pas la révolution comme un cataclysme futur, qu’il faille espérer patiemment du jeu fatal des événements. Cette attente, en pose hiératique, de la catastrophe finale ne serait que la transposition et la continuation, dans un plan matérialiste, des vieux rêves millénaires.

La révolution est une œuvre de tous les instants, d’aujourd’hui comme de demain : elle est une action continuelle, une bataille de tous les jours, sans trêve ni répit, contre les forces d’oppression et d’exploitation. Est révolté et fait acte de révolutionnaire celui qui, n’admettant pas la légitimité de la société actuelle, travaille à sa ruine.

C’est à cette incessante besogne de révolution que sont attelés les travailleurs, au sein de leurs syndicats. Ils se considèrent comme étant en insurrection permanente contre la société capitaliste et ils réchauffent et développent en elle-même l’embryon d’une société où le Travail sera tout.

Cependant, malgré cette attitude constamment subversive, ils subissent les exigences du régime bourgeois ; mais, tout en se pliant aux nécessités de l’heure présente, ils ne s’adaptent pas aux formes du légalisme et ne le consacrent pas de leur acquiescement, même quand il s’affuble d’oripeaux réformateurs. Leurs efforts révolutionnaires tendent à conquérir sur la bourgeoisie des améliorations parcellaires, qu’ils ne tiennent jamais pour définitives. Aussi, quelle que soit l’amélioration qu’ils arrachent, pour si importante quelle puisse paraître, ils la proclament toujours insuffisante et, dès qu’ils s’en reconnaissent la force, ils s’empressent d’exiger davantage.

Ces luttes, constamment renouvelées, qui sont un harcèlement incessant des exploiteurs, outre quelles sapent

Le Ça ira (24 juin 1888, n° 3, p. 2), à laquelle participa Pouget, où elle est attribuée à un « théoricien allemand ». Il est vraisemblable que Pouget ait tiré la phrase non de Marx lui-même mais de l'anarchiste français Charles Malato, qui la cite sous sa forme tronquée à la page 139 de sa Philosophie de l’anarchie (1688-1897), parue chez R-V. Stock en 1897.

et désagrègent les institutions capitalistes, outre quelles aguerrissent et fortifient la classe ouvrière, ont un autre avantage.

C’est cette attitude de permanente insurrection contre l’adaptation définitive aux conditions actuelles qui marque le caractère révolutionnaire du parti du Travail.

On se trompe quand on suppose que la violence est toujours la caractéristique d’un acte révolutionnaire ; un tel acte peut aussi se manifester sous des apparences fort modérées et n’ayant rien de la brutalité démolisseuse que nos adversaires donnent comme le signe essentiel du révolutionnarisme.

Il ne faut pas oublier, en effet, que, dans la plupart des circonstances, l’acte en soi n’a aucun caractère défini ; celui-ci ne lui est donné que par l’analyse des mobiles qui l’ont incité. C’est pourquoi les mêmes actes peuvent, selon les cas, être déclarés bons ou mauvais, justes ou injustes, révolutionnaires ou réformistes. Exemple : tuer un homme au coin d’un boulevard est un crime ; en tuer par l’opération de la guillotine est, au point de vue bourgeois, un acte de justice ; tuer un despote est un acte glorifié par certains, honni par d’autres... Et cependant, en fait, ces divers actes sont identiques : suppression d’une vie humaine !

Donc, par déduction, le révolutionnarisme de la classe ouvrière peut se manifester par des actes très anodins, de même que son esprit réformiste pourrait se souligner par des actes excessivement violents. C’est d’ailleurs ce qui se constate aux États-Unis : les grèves y sont souvent marquées par des actes de violence (exécution de renégats, attentats à la dynamite, etc.), qui ne sont pas le signe d’un état d’âme révolutionnaire, car le résultat visé par ces grévistes se limite à des améliorations qui ne portent pas atteinte au principe d’exploitation : la société actuelle leur paraît supportable et ils ne songent pas à supprimer le salariat.

Par conséquent, ce qui spécifie le caractère révolutionnaire du parti du Travail, c’est que, sans jamais négliger de batailler pour l’obtention d’une amélioration de détail, il poursuit la transformation de la société capitaliste en une société harmonique.

Les améliorations, conquises au jour le jour, ne sont donc que des étapes, sur la route de l’émancipation humaine ; le bénéfice immédiat et matériel quelles procurent se double d’un avantage moral considérable : elles renforcent l’ardeur de la classe ouvrière, exaltent son désir de mieux-être et l’excitent à exiger des modifications plus accentuées.

Seulement, la plus dangereuse des illusions serait de limiter l’action syndicale à l’obtention de ces améliorations parcellaires ; ce serait s’enliser dans un réformisme morbide. Pour si importantes que puissent être ces conquêtes, elles sont insuffisantes : elles ne sont que des expropriations partielles des privilèges de la bourgeoisie ; par conséquent, elles ne modifient pas les rapports du travail et du capital. Pour si superbes qu’on imagine ces améliorations, elles laissent le travailleur sous le régime du salariat ; il n’en continue pas moins à être sous la dépendance du maître ! Or c’est la libération complète qu’il faut à la classe ouvrière : c’est l’expropriation générale de la bourgeoisie.

Cet acte décisif, couronnement des luttes antérieures, implique la ruine totale des privilèges, et, si des conflits précédents ont pu revêtir une allure pacifique, il est impossible de supposer que ce choc suprême se produise sans conflagration révolutionnaire.

Résumé historique

Le parti du Travail a pour expression organique la Confédération générale du travail, qui fut fondée à Limoges, au cours du congrès des syndicats qui s’y tint en 1895. Mais, si l’on veut rechercher sa gestation et sa filiation, il faut remonter plus haut : en ligne directe, le parti du Travail émane de l’Association internationale des travailleurs, dont il est le prolongement historique.

Durant tout le xixc siècle, les travailleurs luttèrent avec une ténacité inlassable pour briser les entraves mises par la bourgeoisie à leurs désirs de groupement ; d’instinct, ils constituaient des groupements de classe, évidemment embryonnaires, sous le couvert de sociétés de mutualité ou sous forme de sociétés de résistance. Quand, enfin, l’Association internationale des travailleurs fut constituée, le prolétariat fut secoué d’un frisson d’espoir ; ses aspirations, jusque-là imprécises, prenaient corps et l’avenir lui apparaissait moins sombre.

De fait, dans ses « considérants », l’internationale formulait le programme du parti du Travail ; elle proclamait :

« Que l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ; [...]

 » Que l’assujettissement du travailleur au capital est la source de toute servitude : politique, morale et matérielle [...]

 » Que, pour cette raison, l’émancipation économique es le grand but auquel doit être subordonné tout mouvement politique.

 » Que tous les efforts faits jusqu’ici ont échoué, faute de solidarité entre les ouvriers des diverses professions dans chaque pays, et d’une union fraternelle entre les travailleurs des diverses contrées... »

La corrélation de théorie et de tactique est formelle ; il n’y a de différenciation que dans le mode de groupement, qui désormais est le groupe d’intérêts — le syndicat —, alors que dans l’internationale l’entente générale s’établissait par le groupe d’affinité — la section —, où affluaient des éléments hétérogènes. Mais il faut observer que cette différence dans le mode de groupement était plutôt une conséquence des conditions dans lesquelles la lutte sociale s’engageait sous le Second Empire ; on aurait donc tort d’y voir une dérogation au principe de la lutte des classes, d’autant que les « considérants » ci-dessus notent l’importance que les internationaux attachaient au groupement professionnel.

Mais, bientôt, deux camps allaient se former au sein de l’internationale : d’un côté, les centralistes, les autoritaires, avec Karl Marx, qui, selon la formule donnée par son disciple, Eccarius*, préconisaient « la conquête du pouvoir politique pour faire des lois au profit des ouvriers » ; et, de l’autre, les fédéralistes, les autonomistes qui, fidèles à l’esprit de l’internationale, combattaient cette tendance « au nom de cette révolution sociale que nous poursuivons et dont le programme est : émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes, en dehors de toute autorité directrice, cette autorité fût-elle élue et consentie par les travailleurs » I.

Et les autonomistes ajoutaient : « La société future ne doit être rien autre chose [sic] que l’universalisation que l’internationale se sera donnée. Nous devons donc avoir soin de rapprocher le plus possible cette organisation de notre idéal. Comment voudrait-on qu’une société égalitaire et libre sortît d’une organisation autoritaire ? C’est impossible. L’Internationale, embryon de la future société humaine, est tenue d’être, dès maintenant, l’image fidèle de nos principes de liberté et de fédération et de rejeter de son sein tout principe tendant à l’autorité et à la dictature. »

Ces principes d’autonomie et de fédéralisme, le parti du Travail les a faits siens.

Renaissance syndicale

Après les événements de 1870-1871, après l’effroyable hécatombe qui suivit l’écrasement de la Commune, la bourgeoisie, soûle du sang versé, crut avoir étouffé à jamais, dans la classe ouvrière, toute velléité de revendication. Elle oubliait que l’esprit de révolte est une conséquence d’un

I. Cette citation, ainsi que la suivante, est extraite de la circulaire adressée par le congrès de la Fédération jurassienne qui se tint à Sonviller (Suisse), le 12 novembre 1871. Au nombre des signataires était Jules Guesde qui, depuis... [nda]

milieu social mauvais et non le résultat d’une prédication subversive et que, fatalement, il renaîtrait tant que le milieu serait favorable à son développement.

Les syndicats avaient grandi, les dernières années du règne de Napoléon III, au point d’oser se constituer en fédération et, quoique cet organisme rudimentaire ne reliât que les syndicats parisiens, son action de propagande et de solidarité rayonna sur la province. Ces syndicats fédérés étaient, en même temps, affiliés à l’internationale ; ils participèrent aux événements insurrectionnels et, la tourmente passée, ceux qui n’avaient pas complètement sombré durent se tenir cois.

En 1872, un précurseur de la Jaunisse, Barberet* I, crut l’heure propice, les révolutionnaires étant écrasés ou dispersés, pour fédérer les rares syndicats épars et les orienter dans les voies de la sagesse. Vingt-cinq syndicats répondirent à son appel, mais l’ordre moral avait une telle frousse des organisations ouvrières qu’il interdisait le Cercle de l’union syndicale. S’il ne fut pas pris de mesures directes contre les syndicats, c’est que leur isolement et leur faiblesse rassuraient le gouvernement ; ils continuèrent à vivoter, en marge du Code, seulement tolérés.

Dès lors, jusqu’en 1876, l’activité syndicale se manifesta par des délégations aux expositions de Vienne (1873), de Philadelphie (1876), délégations qui créaient entre les groupements un lien momentané dont, si réacteur qu’il fut, pouvait difficilement s’offusquer le gouvernement.

L’audace venant, on songea à organiser un congrès ouvrier ; il se tint à Paris en 1876, et les délégués de soixante-dix syndicats parisiens et ceux de trente-sept villes (mandatés par un ou plusieurs groupements corporatifs) y participèrent. Ces chiffres indiquent la vigueur renaissante

I. En récompense de ses tentatives de domestication ouvrière, ce Barberet fut nommé (vers 1880) grand manitou mutuelliste au ministère de l'intérieur, [nda] La jaunisse est bien sûr l'affection qui frappe les « jaunes », les ouvriers « inconscients ».

du mouvement syndical ; déjà un an avant, en 1875, une statistique, plutôt au-dessous de la vérité, fixait à cent trente-cinq le nombre des syndicats existants, tant à Paris qu’en province, preuve manifeste que les travailleurs n attendirent pas, pour créer des syndicats, que la loi de 1884 leur en ait donné la permission. Cette loi ne fit qu’enregistrer un fait accompli : la bourgeoisie, ne pouvant enrayer l’essor syndical, fit contre mauvaise fortune bon cœur en lui reconnaissant une existence légale.

À ce premier congrès de 1876, Barberet pontifia ; cependant, des protestations s’élevèrent contre sa présence et, dès lors, s’indiqua que les véritables organisations ouvrières, soucieuses de leur dignité et de leur autonomie, ne condescendraient jamais à se laisser domestiquer.

À cette époque, était faible la démarcation entre les organisations politiques et les groupements corporatifs : groupes d’études sociales et syndicats propagandaient de concert, participaient aux congrès ouvriers, et ce, avec d’autant plus d’accord que les préoccupations politiciennes étaient reléguées à l’arrière-plan. Le mouvement était nettement antiparlementaire : tous les révolutionnaires faisaient bloc pour enrayer l’enlisement barberettiste.

Ce danger évité — et il le fut définitivement aux congrès de Marseille (1879) et du Havre (1880) —, diverses tendances se dessinèrent. Tout d’abord s’accomplit une première coupure entre les anti-étatistes, partisans irréductibles de l’antiparlementarisme (les anarchistes) et ceux qui, avec l’estampille de Karl Marx, mettant en circulation le « Programme minimum », se réclamèrent du titre de collectivistes et se lancèrent dans l’arène parlementaire, hypnotisés par l’espoir en la prise de possession du pouvoir. Cette scission initiale était rationnelle, car elle découlait d’une orientation différente. Il devenait évident que la marche parallèle n’était plus possible entre les éléments qui subordonnaient tout à la conquête des pouvoirs publics et ceux qui gardaient leurs espoirs en l’action révolutionnaire.

Mais, si cette séparation s’expliquait par une divergence de principes, autant ne peut s’en dire des scissions qui suivirent ; elles ne furent que la conséquence de regrettables, mais fatales compétitions électorales. Le désir de capter promptement une majorité de suffrages incita à des atténuations de programme ; les intransigeants, fidèles au « Programme minimum », furent appelés guesdistes, du nom de leur leader Jules Guesde, et ceux-ci qualifièrent de possibilistes ceux qui se réclamaient plus particulièrement de Paul Brousse et de Joffrin*.

C’est au congrès de Saint-Étienne, en 1882, que la séparation s’effectua ; les guesdistes s’y trouvèrent en minorité et, après de tumultueuses séances, ils se retirèrent pour tenir un congrès à Roanne.

Quelques années plus tard, en 1890, une nouvelle scission vint accroître l’éparpillement des éléments ouvriers ; elle s’opéra chez les possibilistes, au congrès de Châtellerault : les modérés devinrent les suiveurs de Brousse (les broussistes), tandis que les éléments révolutionnaires, qui sympathisaient avec Allemane*, étaient qualifiés d’allemanistes.

Ces discordes intestines avaient un résultat d’autant plus néfaste que les groupements syndicaux faisaient partie intégrante des diverses sectes I en lutte et, tout naturellement, se réclamaient de telle ou telle école, suivant les préférences des militants qui étaient à leur tête. Il résultait de cet état de choses une compréhensible faiblesse des Ce mot est bien plus fréquent dans le langage politique de l'époque que ne le dit, par exemple, René Mouriaux dans 1906. Le congrès de la Charte d'Amiens (Éditions de l’institut CGT d’histoire sociale, 1983. p. 86). Et ce. bien avant son utilisation dans une formule connue de la « Charte » d’Amiens qu'on nous permettra de rappeler : « En ce qui concerne les organisations, le congrès déclare qu'afin que le syndicalisme atteigne son maximum d'effet, l’action économique doit s’exercer directement contre le patronat, les organisations confédérées n’ayant pas. en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre, en toute liberté, la transformation sociale. » Les anarchistes, en particulier, usaient régulièrement du mot « secte » pour désigner la faction politique dirigée par Jules Guesde.

syndicats : les travailleurs plus ou moins conscients sen tenaient trop à l’écart - et aussi ceux qui se réclamaient d’une secte différente de celle dominant dans le syndicat de leur corporation. Les organisations corporatives, anémiées par l’esprit politicien, étaient donc réduites à n’avoir guère plus d’influence que les groupes d’études sociales, avec lesquels elles se trouvaient en contact lors de la tenue des congrès ouvriers.

Vers l'autonomie

Les situations fausses n’ont qu’un temps. Les syndicats se fortifièrent. Ils sont un mode trop nécessaire, puisqu’ils sont le groupement essentiel, pour que leur fussent radicalement préjudiciables les compétitions politiciennes, auxquelles ils servaient de champ clos.

Les syndicats grandirent et, en se développant, en prenant conscience de leur raison d’être et de la mission qui leur incombe, ils songèrent à se dégager des tutelles politiques. La première manifestation de cette orientation fut l’organisation d’un congrès, qui se tint à Lyon en 1886, et auquel pouvaient seuls participer des délégués de syndicats ; la principale question posée fut la création d’une fédération reliant les syndicats.

Le gouvernement crut que cet éloignement des syndicats des irritantes et discordantes préoccupations politiciennes allait servir ses projets de domestication ouvrière et, dans l’espoir d’une renaissance du barberettisme, il favorisa ce congrès de ses subventions.

Cruelle fut sa déception ! L’examen de la loi de 1884 sur les syndicats professionnels fut la pierre de touche de l’opinion du congrès. Cette loi, dont la mise en pratique était toute récente, fut sérieusement analysée. Il fut établi que les syndicats n’avaient nullement attendu sa promulgation pour se développer, quelle n’avait pas accéléré leur croissance et qu’elle se justifiait uniquement par un désir de préservation capitaliste et l’arrière-pensée d’arriver, grâce à elle, à canaliser le mouvement corporatif.

Ensuite, il fut décidé la constitution d’une Fédération nationale des syndicats pour dresser, sur le terrain de la lutte de classe, en face de la puissante organisation bourgeoise, les groupements corporatifs, à titre défensif et offensifI.

Mais les ravages de la politique, pour considérables qu’ils fussent, n’étaient pas encore, dans l’esprit de tous, tellement patents pour qu’on songeât à en rendre le retour impossible. Aucune mesure prophylactique ne fut prise, aussi le parti syndical, qui tendait à se constituer en dehors des écoles socialistes, continua à être tiraillé par elles et les syndicats leur restèrent inféodés. Cependant, malgré que l’atmosphère de la Fédération des syndicats fut encore chargée de miasmes politiciens, les idées particulières au syndicalisme y germaient et y prenaient corps. C’est ainsi que, à son troisième congrès tenu à Bordeaux, en 1888, le principe de la grève générale fut voté une autre motion, adoptée aussi, engageait « les travailleurs à se séparer des politiciens... et à organiser solide ment les chambres syndicales qui [...] constitueront seules la grande armée des revendications sociales ». C’est ainsi, encore, que le congrès suivant (Calais, 1890) engageait les travailleurs, au lendemain du Ier mai 1891, à « se rendre à l’usine comme de coutume et à s’en aller, après huit heures de présence, que le patron le veuille ou ne le veuille pas ».

I. La FNS (Fédération nationale des syndicats et des groupes corporatifs) fut fondée à Lyon, au cours du congrès tenu entre le 11 et le 16 octobre 1886. Elle regroupait des éléments modérés et des socialistes révolutionnaires, possibilistes et guesdistes, ces derniers dirigeant de fait les destinées de la nouvelle organisation au cours des années suivantes. Significativement les congrès de la FNS se tiendraient dans des villes où la fraction guesdiste comptait de puissants groupes : Calais, Montluçon, Bordeaux, etc. Bien que considérant le syndicat comme « l'ecole primaire du socialisme », les guesdistes y voyaient néanmoins un riche vivier de recrutement pour le parti ouvrier.

Ces tendances d’action économique allaient se développer, malgré l’opposition faite par l’école socialiste (les guesdistes), alors en majorité à la Fédération des syndicats : on le vit bien au congrès de Marseille, en 1892 ; malgré la pression des guesdistes, l’efficacité de la grève générale était à nouveau affirmée, en même temps qu’était proclamée l’inanité de l’intervention des pouvoirs publics.

Une tare, résultant de la prédominance donnée aux préoccupations politiciennes par la Fédération des syndicats, rendait impossible l’adaptation de cet organisme aux besoins du syndicalisme se manifestant de plus en plus nettement : elle groupait les syndicats seulement par unités, de sorte qu’ils restaient isolés dans cet amalgame (qui n’avait de fédératif que le nom) et elle ne s’était pas préoccupée de nouer entre les unités syndicales les relations indispensables, au double point de vue local et corporatif. Or, comme < la fonction crée l’organe », il était fatal que se réalisât un groupement adéquat aux besoins des syndicats.

Déjà s’étaient créées des Bourses du travail I, coordonnant dans le rayon local les forces syndicales ; déjà, aussi, s’étaient créées des fédérations corporatives, reliant les mêmes syndicats de même profession, d’un bout de la France à l’autre. Mais ces organismes vivaient, sinon isolés, du moins sans rapports réguliers.

En 1892, la création de la Fédération des Bourses du travail répondit à une moitié du desideratum syndical ; quoique ne groupant que les Bourses du travail ou unions locales de professions diverses, elle acquit rapidement une influence considérable. Et cela parce quelle sut répondre aux aspirations d’union économique, abstraction faite des opinions politiques ". Ces tendances à la cohésion

-

I. Là-dessus, on lira avec le plus grand profit l'Histoire des Bourses du travail ([1902] Phénix Éditions, 2001) de Fernand Pelloutier, secrétaire de la Fédération des Bourses de 1895 à 1901, l’année de sa mort

-

II. Il n’en reste pas moins que Pelloutier lui-même releva l'influence des factions socialistes (allemanistes, blanquistes, broussistes) opposées aux guesdistes dans la fondation de la FBT : « L’idée de fédérer ces Bourses du travail économique se précisèrent au congrès des syndicats organisé par la Fédération des Bourses et qui se tint à Paris, en juillet 1893. La résolution suivante, qui y fut adoptée, pose définitivement et avec netteté le statut fondamental de l'organisme de classe qu’allait être la Confédération générale du travail :

« Tous les syndicats ouvriers devront, dans le plus bref délai :

i°) Adhérer à leur fédération de métier ou en créer une s’il n'en existe pas ; se former en fédération locale ou Bourse du travail, puis ces fédérations et Bourses du travail devront se constituer en fédération nationale ;

2°) Les fédérations nationales de métier, une fois formées, devront s’entendre avec les fédérations des autres pays et constituer des fédérations internationales. »

Par esprit de conciliation, ce congrès émit le vœu que la Fédération des Bourses du travail et la Fédération des syndicats se fondissent en une seule organisation. C’est au congrès de Nantes, en 1894, que devait être tentée cette fusion ; mais, au lieu du rapprochement souhaité, il y eut scission définitive. Il n’en pouvait être autrement ; l’orientation des tendances en présence imposait ce divorce. La question de la grève générale fut la pierre de touche : un large débat prouva le désaccord théorique et tactique entre l’action politico-parlementaire et l’action économique ; le vote qui le sanctionna donna la victoire à ceux qui allaient devenir les syndicalistes : soixante-sept voix se prononcèrent pour la grève générale et trente-sept contre.

Ce fut l’effritement de la Fédération des syndicats et le congrès le comprit si bien qu’il décidait la constitution d’un Conseil national ouvrier, qui végéta un an, jusqu’au congrès de Limoges, en 1895.

[...] vint à quelques membres de la Bourse de Paris, qui, adhérents à des groupes socialistes rivaux du parti ouvrier français et mécontents de ce que la Fédération des syndicats fût entre les mains de ce parti, souhaitaient la création d'une association concurrente... » (Ibid., p. I 13-1 14.)

Essor économique

La rupture du congrès de Nantes a une portée plus considérable que le simple divorce avec les éléments politiciens ; elle entraîne la rupture définitive avec le régime capitaliste. La classe ouvrière va se forger des organismes autonomes qui vont être, dans le présent, des organismes de lutte et qui, dans l’avenir, recèleront assez de force révolutionnaire pour se dresser en face des institutions politiques et administratives de la bourgeoisie et les détruire ou les absorber, selon que besoin sera.

Au congrès de Limoges, la création de la Confédération générale du travail n’alla pas sans résistances. L’article premier du statut confédéral posait le principe qui allait vivifier les groupements corporatifs : les éléments constituant la Confédération devront se tenir en dehors de toutes les écoles politiques. Il souleva de passionnées discussions. Malgré tout, il fut adopté à une énorme majorité : sur

15o voix exprimées, 124 se prononcèrent pour et seulement 14 contre.

Les partisans de la prédominance de l’action politique proposaient que, seule, la Confédération fut tenue de rester à l’écart de la politique ; quant aux syndicats, ils eussent eu la faculté d’en faire ou non. Cette thèse fut repoussée. Cependant, dans la pratique, trop de fois, c’est celle qui fut suivie. Le congrès avait posé un principe indicatif d’orientation, mais nul ne pouvait — et ne songea — à en imposer autoritairement le respect. Ces choses relèvent du degré de conscience des travailleurs.

L’important était d’affirmer la nécessité du groupement sur le terrain économique, avec élimination de toute préoccupation politicienne. Quant à la germination et au développement de ce principe, ce n’était plus qu’une affaire de temps et d’initiative des militants.

Durant les cinq années qui suivirent, la CGT demeura à l’état embryonnaire. Son action fut presque nulle et sa plus grande somme d’activité se dépensa pour souligner un regrettable antagonisme surgi entre elle et la Fédération des Bourses du travail. Cette dernière organisation, qui était alors autonome, concentrait toute la vie révolutionnaire des syndicats, tandis que végétait péniblement la CGT qui, à ce moment-là, n’englobait que les fédérations corporatives.

En ce laps de temps, l’impulsion et l’orientation furent données à la Confédération par les éléments qui, depuis, se sont particulièrement classifiés sous l’étiquette réformiste I. Comme les politiciens ne pouvaient accaparer cet organisme, ils le dédaignèrent ; certains de leurs disciples y furent pourtant majorité, mais, gênés par la décision du congrès de Limoges, ils ne purent faire de la politique pure et, d’autre part, manquant de foi en la valeur de l’action économique, ils ne firent rien pour que se développât la Confédération.

Ce n’est qu’après le congrès corporatif qui se tint à Paris, en 1900, alors qu’eut été créé l’organe confédéral (La Voix du Peuple), alors que les éléments révolutionnaires affluèrent et prédominèrent à la Confédération, que, sous cette double influence, cet organisme sortit de son état de larve.

Dès lors, son essor alla grandissant. En 1900, à l’ouverture du congrès de Paris, elle groupait seulement seize fédérations nationales et cinq organisations diverses ; or, en septembre 1904, à l’ouverture du congrès de Bourges, elle groupait cinquante-trois fédérations corporatives ou syndicats nationaux II et une quinzaine de syndicats isolés.

-

I. Les animateurs de cette « première » CGT, qui ne fait guère que vivoter de 1895 à 1901 -1902, étaient principalement la fédération du Livre, dirigée par Auguste Keufec et le syndicat des Chemins de fer (dit syndicat Guérard. du nom de son dirigeant Eugène Guérard, un ex-allemaniste devenu, au fil du temps, un véritable bonze syndical).

-

II. Les fédérations corporatives sont constituées par des syndicats de la même industrie ou de professions similaires. Dans sa brochure La Confédération générale du travail ([Marcel Rivière, 1908] Éditions CNT-RP 1997), Pouget distingue soigneusement les fédérations à base essentiellement fédéraliste, où la règle est l’autonomie des syndicats, des fédérations centralistes, administrées par un comité central nommé pour plusieurs années, à l'image de la fédération du Livre, le type même de ce genre d'organisation. L’autre mode de groupement est le syndicat national, dont les sections de base D’autre part, sous l’impulsion des éléments révolutionnaires, il se créait, entre la Fédération des Bourses du travail et la CGT, une sorte d'unité morale, précieuse pour la lutte et préludant à ce qu’on a appelé depuis « l’unité ouvrière ». Cette unité, le congrès de Montpellier, en 1902, la proclamait nécessaire et la réalisait par la soudure, en un seul organisme, de la Fédération des Bourses du travail et de la Fédération des fédérations nationales corporatives, qui avait été jusque-là la Confédération.

Ainsi, à neuf ans de distance, était organiquement réalisée la motion adoptée, en 1893, par le congrès des syndicats qui se tint à Paris.

Depuis le congrès de Montpellier, la Confédération générale du travail, dont la structure organique semble être fixée - sauf légères modifications de détail dont la nécessité peut venir —, a eu un grandissement normal : elle est désormais une force avec laquelle doit compter la société bourgeoise ; elle se dresse, face au capital et face à l’État, avec la volonté, non seulement d’amoindrir leur nuisance, mais de préparer et de réaliser leur ruine définitive.

En le rapide coup d’œil historique qui précède, nous avons vu les groupements corporatifs en travail pour se constituer en un organisme libéré de toutes les tutelles et apte aux besognes révolutionnaires qu’ils poursuivent. Mieux que des affirmations doctrinales, cet examen panoramique révèle la puissance du parti du Travail et montre que l’orientation économique des syndicats n’est pas un phénomène momentané, mais bien la conséquence logique du développement de la conscience ouvrière.

Le programme du parti nouveau est concis ; l’article premier des statuts de la Confédération le résume :

n'ont qu'une autonomie très relative : « Cette forme d'agrégation syndicale, écrit-il, peut être tenue pour spéciale aux travailleurs relevant de l’État ou de grandes compagnies. » (Ibid, p. 152.) Le plus représentatif de ces syndicats nationaux est alors le syndicat des Travailleurs du chemin de fer

« La CGT groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat.I. »

Cette brève pétition de principe contient toute l’essence de la doctrine syndicaliste ; elle en est la précise définition. Quant aux autres articles des statuts de la CGT, ils sont 1 expression du moment et, par conséquent, sujets à modification comme tout organisme vivant. Il n’y a pas à les considérer comme un cadre indéfectible, mais comme la forme de cohésion des masses ouvrières la mieux appropriée aux nécessités de la lutte présente. Ce n’est pas son cadre statutaire qui érige en puissance le parti du Travail ; sa force résulte des individus qui en sont les unités composantes et de 1 intensité de l’esprit de révolte qui les anime.

Ce qui différencie le syndicalisme des diverses écoles socialistes - et fait sa supériorité —, c’est sa sobriété doctrinale. Dans les syndicats, on philosophe peu. On fait mieux : on agit ! Là, sur le champ neutre qu’est le terrain économique ', les éléments qui affluent, imprégnés des enseignements de telle ou telle école (philosophique, politique, religieuse, etc.), perdent au frottement leur rugosité particulière, pour ne

-

I. On voit que la « neutralité » politique revendiquée par le syndicalisme « à la manière française » est une obligation statutaire de la CGT de I'époque. Cette déclaration fut ratifiée en 1906 à l'issue du congrès d'Amiens par la résolution présentée par Griffuelhes au nom du comité confédéral, déclarant que « le Congrès affirme l’entière liberté pour le syndiqué de participer en dehors du groupement corporatif à telles formes de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander en réciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu’il professe au dehors ».

-

II. Ici encore, il faut lire les éclairantes pages que Maxime Leroy dédia à cette question dans La Coutume ouvrière (op. cit, livre I, chap. 7. « Obligation syndicale à la neutralité politique », p. 319-361 ). Ce compagnon de route du syndicalisme révolutionnaire d'avant 1914 y écrivait notamment que « la règle de la neutralité politique apparaît [...] comme une règle de combat la règle constitutive de l'autonomie de la classe ouvrière en instance de révolution. Indifférents, hostiles à la politique bourgeoise, les ouvriers recherchent définissent et pratiquent un "art de gouverner" propre, spécifique à leurs intérêts : c’est "l’action directe".Vis-à-vis de l’État, l'indifférence politique des ouvriers est négative ; vis-à-vis d'eux-mêmes, elle est active et positive » (ibid., p. 321 -322).

conserver que les principes communs à tous : la volonté d’amélioration et d’émancipation intégrale. Et c’est pourquoi — sans établir aucune barrière doctrinale, sans formuler aucun credo - le syndicalisme apparaît comme la quintessence pratique des diverses doctrines sociales.

Car ce n’est pas qu’en théorie que le parti du Travail a figure à part ; sa tactique et ses méthodes d’action lui sont propres et, loin de s’inspirer de l’idée démocratique, elles en sont la négation. Mais tactique et méthodes d’action sont si naturelles que les travailleurs, même les plus saturés de démocratisme, dès qu’ils sont entrés dans les organisations corporatives, y subissent l’influence du milieu et agissent comme tous les camarades, en syndicalistes.

Les méthodes d’action syndicale ne sont pas l’expression du consentement des majorités se manifestant par le procédé empirique du suffrage universel : elles s’inspirent des moyens grâce auxquels, dans la nature, se manifeste et se développe la vie, en ses nombreuses formes et aspects. De même que la vie est d’abord apparue par un point, une cellule ; de même qu’au cours du temps c’est toujours une cellule qui est élément de fermentation, de transformation ; de même, dans le milieu syndicaliste, le branle est donné par les minorités conscientes qui, par leur exemple, par leur élan (et non par injonctions autoritaires) attirent dans leur rayonnement et entraînent à l’action la masse plus frigide.

Ce procédé tactique, c’est l’action directe en action ! D’elle découlent tous les modes de l’action syndicale. Grèves, boycottage, sabotage, etc., ne sont que des modalités de l’action directe.

Appendice

L’organisme confédéral. — Le réseau de l’organisation confédérale qui relie entre eux les syndicats est aussi simple que possible, étant donné les nécessités de propagande et de lutte auxquelles il est indispensable de faire face.

La CGT est formée de deux sections : celle des fédérations corporatives et celle des Bourses du travail I.

Par l’affiliation à la Bourse du travail (ou union locale de syndicats), les syndicats de corporations diverses se facilitent la propagande, dans le rayon d’une ville ou d’une région déterminée ; besogne qui leur serait difficile, sinon impossible de mener à bien, s’ils s’enlisaient dans un isolement pernicieux. Cette œuvre, principalement éducative, consiste en la constitution de syndicats nouveaux et le développement de la conscience des syndiqués, de manière à englober dans l’orbite syndicale la plus grande masse possible de travailleurs. Pour cela, la Bourse crée des bibliothèques, ouvre des cours, aide à la propagande antimilitariste en accueillant les jeunes soldats encasernés dans son rayon, donne des renseignements judiciaires, etc.

L’affiliation à la fédération nationale corporative répond plutôt aux nécessités de combativité et de résistance. Ces fédérations groupent les syndicats d’une même profession ou d’une industrie et elles rayonnent sur toute la France, ce qui fait d’elles de vigoureux groupements de lutte ; qu’il arrive un conflit sur un point et toute la solidarité de la masse fait contrepoids pour vaincre le patronat. De la sorte, la force particulière d’un syndicat se trouve multipliée par l’appui moral et matériel des syndicats fédérés de toute la France.

I. Au congrès de Paris (décembre 1918), la révision des statuts faisait disparaître la Fédération des Bourses du travail, remplacée par la section des unions départementales, ainsi qu'en atteste l'article 2 des statuts de la CGT :

« Article 2. - La Confédération générale du travail est constituée par :

1°) les fédérations nationales d’industries ;

2°) les unions départementales de syndicats divers. »

Et modifiait ainsi la constitution du comité confédéral :

« Article 9. - Le comité national est formé par la réunion des délégués des fédérations et des unions départementales. Il se réunit trois fois chaque année, en mars, juillet et novembre, et extraordinairement sur convocation de la CA et du bureau. Il est l'exécuteur des décisions des congrès nationaux. Il intervient dans tous les événements de la vie ouvrière et se prononce sur les points d’ordre général. » [nda, édition de 1922]

Seulement, si les Bourses du travail restaient isolées les unes des autres et si les fédérations corporatives faisaient pareillement, la cohésion ouvrière, arrêtée à un degré intermédiaire, ne pourrait jamais acquérir une force d’ensemble, attendu que les organismes locaux seraient bornés par l’horizon de leur région, et les organismes nationaux par les frontières de leur corporation. Pour s’élever à une puissance supérieure, ces organismes divers se fédèrent entre eux et suivant leur nature : fédérations corporatives avec fédérations corporatives et Bourses du travail entre elles.

C’est à ce palier de l’organisme syndical que surgit la Confédération générale du travail : elle est constituée par ces deux sections, celle des fédérations corporatives et celle des Bourses du travail. Chacune de ces branches fédérales a, au sommet, un comité constitué par des délégués de chaque organisation adhérente ; ces délégués sont toujours révocables ; par conséquent, ils restent en contact permanent avec le groupement qui les mandate, celui-ci pouvant, à tout moment, les remplacer.

La section des fédérations et la section fédérale des Bourses du travail sont, l’une et l’autre, des organismes autonomes.

Enfin, dernier palier, est le comité confédéral national ; il est formé par la réunion des délégués des deux sections et, de lui, relèvent les propagandes d’ordre absolument général qui intéressent l’ensemble de la classe ouvrière. Ainsi, pour citer des exemples des besognes qui lui incombent, il suffira de noter que, lorsqu’il fut question de mener la campagne d’agitation contre les bureaux de placement et aussi celle pour la journée de huit heures, des commissions spéciales, nommées par lui, eurent charge de faire le nécessaire.

Tel est, dans ses grandes lignes, l’organisme confédéral : il n’est pas un organisme de direction, mais bien de coordination et d’amplification de l’action révolutionnaire de la classe ouvrière ; il est donc tout le contraire des organismes démocratiques qui, par leur centralisation et leur autoritarisme, étouffent la vitalité des unités composantes. Dans la CGT, il y a cohésion et non centralisation ; il y a impulsion et non direction ; le fédéralisme y est partout ; à chaque degré, les organismes divers - depuis l’individu, le syndicat, la fédération ou la Bourse du travail, jusqu’aux sections confédérales — sont tous autonomes. C’est cela qui fait la puissance rayonnante de la CGT : l’impulsion ne vient pas d’en haut, elle part d’un point quelconque et ses vibrations se transmettent en s’amplifiant à la masse confédérale.

Les congrès. — La CGT organise, tous les deux ans, un congrès national auquel ne participent que des délégués des syndicats affiliés. Le congrès est l’équivalent de ce qu’est, pour un syndicat, l’assemblée générale : grâce à ces réunions, les éléments syndicaux entrent en contact et il se produit une fermentation utile ; les courants d’opinion se dégagent, l’orientation se précise.

Solidarité internationale. - L’action du parti du Travail n’est pas limitée aux frontières artificielles : la plupart des fédérations corporatives sont affiliées à une fédération internationale qui relie les diverses organisations nationales et étend ses ramifications partout. D’autre part, la Confédération est affiliée à la Fédération syndicale internationale, dont le siège est à Amsterdam, qui met en contact les « confédérations » de tous les pays. Ainsi se constitue et se développe un réseau vivant qui matérialise, plus fortement que jamais, l’Association internationale des travailleurs.

IV. L’action directe

Ce qu’on entend par « action directe »

L’action directe est la symbolisation du syndicalisme agissant. Cette formule est représentative de la bataille livrée à l’exploitation et à l’oppression. Elle proclame, avec une netteté quelle porte en soi, le sens et l’orientation de l’effort de la classe ouvrière dans l’assaut livré par elle, et sans répit, au capitalisme.

L’action directe est une notion d’une telle clarté, d’une si évidente limpidité, quelle se définit et s’explique par son propre énoncé. Elle signifie que la classe ouvrière, en réaction constante contre le milieu actuel, n’attend rien des hommes, des puissances ou des forces extérieures à elle, mais quelle crée ses propres conditions de lutte et puise en soi ses moyens d’action. Elle signifie que, contre la société actuelle qui ne connaît que le citoyen, se dresse désormais le producteur. Celui-ci ayant reconnu qu’un agrégat social est modelé sur son système de production, entend s’attaquer directement au mode de production capitaliste pour le transformer, en éliminer le patron et conquérir ainsi sa souveraineté à l’atelier — condition essentielle pour jouir de la liberté réelle.

Négation du démocratisme

L’action directe implique donc que la classe ouvrière se réclame des notions de liberté et d’autonomie au lieu de plier sous le principe d’autorité. Or, c’est grâce au principe d’autorité, pivot du monde moderne - dont le démocratisme est l’expression dernière — que l’être humain, enchaîné par mille liens, tant moraux que matériels, est châtré de toute possibilité de volonté et d’initiative.

De cette négation du démocratisme, mensonger et hypocrite, et forme ultime de cristallisation de l’autorité, découle toute la méthode syndicaliste. L’action directe apparaît ainsi comme n’étant rien autre que la matérialisation du principe de liberté, sa réalisation dans les masses : non plus en formules abstraites, vagues et nébuleuses, mais en notions claires et pratiques, génératrices de la combativité qu’exigent les nécessités de l’heure ; c’est la ruine de l’esprit de soumission et de résignation, qui aveulit les individus, fait deux des esclaves volontaires, et c’est la floraison de l’esprit de révolte, élément fécondant des sociétés humaines.

Cette rupture fondamentale et complète, entre la société capitaliste et le monde ouvrier, que synthétise l’action directe, l’Association internationale des travailleurs l’avait exprimée dans sa devise : « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. » Et elle avait contribué à faire de cette rupture une réalité en attachant une importance primordiale aux groupements économiques. Mais confuse encore était la prépondérance quelle leur attribuait. Cependant, elle avait pressenti que l’œuvre de transformation sociale doit se commencer par la base et que les modifications politiques ne sont qu’une conséquence des changements apportés au régime de la production. C’est pourquoi elle exaltait l’action des groupements corporatifs et, naturellement, elle légitimait le procédé de manifestation de leur vitalité et de leur influence, adéquat à leur organisme, et qui n’est autre que l’action directe.

L’action directe est, en effet, fonction normale des syndicats, caractère essentiel de leur constitution ; il serait d’une absurdité criante que de tels groupements se bornassent à agglutiner les salariés pour les mieux adapter au sort auquel les a condamnés la société bourgeoise, à produire pour autrui. Il est bien évident que, dans le syndicat, s’agglomèrent pour leur self-defense, pour lutter personnellement et directement, des individus sans idées sociales bien nettes. L’identité des intérêts les y attire ; ils y viennent d’instinct. Là, en ce foyer de vie, se fait un travail de fermentation, d’élaboration, d’éducation : le syndicat élève à la conscience des travailleurs encore aveuglés par les préjugés que leur inculque la classe dirigeante ; il fait éclater à leurs yeux l’impérieuse nécessité de la lutte, de la révolte ; il les prépare aux batailles sociales par la cohésion des efforts communs. D’un tel enseignement, il se dégage que chacun doit agir, sans s’en rapporter jamais sur autrui du soin de besogner pour soi. Et c’est en cette gymnastique d’imprégnation en l’individu de sa valeur propre, et l’exaltation de cette valeur, que réside la puissance fécondante de l’action directe. Elle bande le ressort humain, elle trempe les caractères, elle affine les énergies. Elle apprend à avoir confiance en soi ! À ne s’en rapporter qu’à soi ! À être maître de soi ! À agir soi-même !

Or, si on lui compare les méthodes en usage dans les groupements et formations démocratiques, on constate quelles n’ont rien de commun avec cette tendance constante à davantage de conscience, non plus qu’avec cette adaptation à l’action qui est l’atmosphère des groupements économiques. Et il n’y a pas à supposer que les méthodes en vigueur dans ceux-ci puissent se transvaser dans ceux-là. Ailleurs que sur le terrain économique, l’action directe est une formule vide de sens, car elle est contradictoire avec le fonctionnement des agrégats démocratiques dont le mécanisme obligé est le système représentatif qui implique, à la base, l’inaction des individus. Il s’agit d’avoir confiance aux représentants ! De s’en rapporter à eux ! De compter sur eux ! De les laisser agir !

Le caractère d’action autonome et personnelle de la classe ouvrière, que synthétise l’action directe, est précisé et accentué par sa manifestation sur le plan économique où toutes les équivoques s’effritent, où il ne peut y avoir de malentendus, où tout effort est utile. Sur ce plan, se dissocient les combinaisons artificielles du démocratisme qui amalgament des individus dont les intérêts sociaux sont antagoniques. Ici, l’ennemi est visible. L’exploiteur, l’oppresseur ne peuvent espérer se dérober sous les masques trompeurs, ou illusionner en s’affublant d’oripeaux idéologiques : ennemis de classe ils sont, et tels ils apparaissent franchement, brutalement ! Ici, la lutte s’engage face à face et tous les coups portent. Tout effort aboutit à un résultat tangible, perceptible : il se traduit immédiatement par une diminution de l’autorité patronale , par le relâchement des entraves qui enserrent l’ouvrier à l’atelier, par un mieux-être relatif. Et c’est pourquoi, logiquement, s’évoque l’impérieuse nécessité de l’entente entre frères de classe, pour aller côte à côte à la bataille, faisant ensemble front contre l’ennemi commun.

Aussi est-il naturel que, dès qu’un groupement corporatif est constitué, on puisse inférer de sa naissance que, consciemment ou inconsciemment, les travailleurs qui s’y agglomèrent se préparent à faire eux-mêmes leurs affaires ; qu’ils ont la volonté de se dresser contre leurs maîtres et n’escomptent de résultats que de leurs propres forces ; qu’ils entendent agir directement, sans intermédiaires, sans se reposer sur autrui du soin de mener à bien les besognes nécessaires.

L’action directe, c’est donc purement l’action syndicale, indemne de tout alliage, franche de toutes les impuretés, sans aucun des tampons qui amortissent les chocs entre les belligérants, sans aucune des déviations qui altèrent le sens et la portée de la lutte : c’est l’action syndicale, sans compromissions capitalistes, sans les acoquinades[9] avec les patrons que rêvent les thuriféraires de la « paix sociale » ; c’est l’action syndicale sans accointances gouvernementales, sans intrusion dans le débat de « personnes interposées ».

Exaltation de l’individu

L’action directe, c’est la libération des foules humaines, jusqu’ici façonnées à l’acceptation des croyances imposées, c’est leur montée vers l’examen, vers la conscience. C’est l’appel à tous pour participer à l’œuvre commune : chacun est invité à ne plus être un zéro humain, à ne plus attendre d’en haut ou de l’extérieur son salut ; chacun est incité à mettre la main à la pâte, à ne plus subir passivement les fatalités sociales. L’action directe clôt le cycle des miracles - miracles du ciel, miracles de l’État - et en opposition aux espoirs en les « providences », de quelque espèce que ce soit, elle proclame la mise en pratique de la maxime : le salut est en nous !

Cette incomparable puissance rayonnante de l’action directe, des hommes d’opinions et de tempéraments divers l’ont reconnue, rendant ainsi hommage à cette méthode dont la féconde valeur sociale est incontestable.

C’est Keufer qui, en juin 1902, au sujet de la situation syndicale des ouvriers verriers, alors précaires, leurs organisations étant disloquées, écrivait :

« Nous ne serions pas surpris que la politique ne soit pas étrangère à ces divisions, car trop souvent, dans les mêlées sociales, beaucoup de camarades croient à l’efficacité de l’intervention des hommes politiques dans la défense de leurs intérêts économiques.

 » Nous pensons, au contraire, que les travailleurs, socialement organisés dans les syndicats et fédérations de métier ou d’industrie, acquerront une plus grande force et une autorité suffisante pour traiter avec les industriels en cas de conflits, d’une façon directe et sans autre concours que celui de la classe ouvrière qui ne lui fera pas défaut. Il faut que le prolétariat fasse ses affaires lui-même... »

C’est Marcel Sembat* qui, au Parlement, s’exprime comme suit :

« L’action directe ? Mais c’est tout simplement de grouper les travailleurs en syndicats et en fédérations ouvrières pour arriver ainsi, au lieu de tout attendre de l’État, de la Chambre, au lieu de tendre perpétuellement sa casquette au Parlement pour qu’il y jette dédaigneusement un sou de temps en temps, à ce que les travailleurs se groupent, se concertent.

 » Entente des travailleurs entre eux, action directe sur le patronat, pression sur le législateur pour l’obliger quand son intervention est nécessaire, à s’occuper des ouvriers...

 » “Nous savons, disent les syndiqués, que les mœurs précèdent la loi, et nous voulons créer les mœurs par avance afin que la loi s’applique plus aisément si on nous la donne ou pour qu’on soit obligé de la voter si on nous fait trop attendre !” Car ils veulent aussi — ils ne le dissimulent pas — forcer à l’occasion la main du législateur.

 » Nous, législateurs, n’avons-nous jamais besoin que l’on nous force la main ? Nous occupons-nous toujours des maux et des abus ? N’est-il pas utile que ceux qui souffrent de ces maux, qui sont lésés par ces abus protestent et s’agitent pour attirer l’attention sur eux et imposent même le remède ou la réforme qui sont devenus nécessaires ?

 » Voilà pourquoi, Messieurs, on aurait tort d’essayer de vous indisposer contre ces hommes qui prêchent l’action directe ; s’ils essaient de se passer le plus possible des députés, ne leur en sachez pas mauvais gré...

 » Il y en a suffisamment qui ne se passent pas assez de vous pour que vous soyez satisfaits de voir des ouvriers tâcher de grouper leur classe syndicalement, en organisations économiques, et faire le plus possible leur besogne eux-mêmes... »

C’est Vandervelde*[10] écrivant dans Le Peuple de Bruxelles : « Pour arracher au capitalisme un os dans lequel il y ait quelque moelle, point ne suffit que la classe ouvrière donne mandat à ses représentants de lutter en son lieu et place.

 » Nous le lui avons dit maintes fois, mais nous ne saurions le lui dire assez, et c’est la grande part de vérité qui se trouve dans la théorie de l’action directe, on n’obtient pas de réformes sérieuses par personnes interposées...

 » Or, s’il est permis de faire un reproche à cette classe ouvrière belge qui, laissée par ses exploiteurs et ses maîtres dans l’ignorance et la misère, a donné, depuis vingt ans, tant de preuves de vaillance et d’esprit de sacrifice, c’est, peut-être, d’avoir trop compté sur l’action politique et sur l’action coopérative, qui exigeaient le moindre effort ; c’est de n’avoir pas assez fait pour l’action syndicale ; c’est d’avoir un peu trop cédé à cette illusion dangereuse que le jour où elle aurait des mandataires à la Chambre, les réformes lui tomberaient comme des alouettes rôties dans la bouche... [11] »

Ainsi de l’avis des hommes cités ci-dessus, et aussi de notre avis à nous, l’action directe développe le sentiment de la personnalité humaine, en même temps que l’esprit d’initiative. En opposition à la veulerie démocratique, qui se satisfait des moutonniers et des suiveurs, elle secoue la torpeur des individus et les élève à la conscience. Elle n’enrégimente pas et n’immatricule pas les travailleurs. Au contraire ! Elle éveille en eux le sens de leur valeur et de leur force, et les groupements qu’ils constituent en s’inspirant d’elle sont des agglomérats vivants et vibrants où, sous le poids de sa simple pesanteur, de son immobilité inconsciente, le nombre ne fait pas la loi à la valeur. Les hommes d’initiative n’y sont pas étouffés et les minorités, qui sont - et ont toujours été - l’élément de progrès, peuvent s’y épanouir sans entraves, et, par leur effort de propagande, y accomplir l’œuvre de coordination qui précède l’action.

L’action directe a, par conséquent, une valeur éducative sans pareille : elle apprend à réfléchir, à décider, à agir. Elle se caractérise par la culture de l’autonomie, l’exaltation de l’individualité, l’impulsion d’initiative dont elle est le ferment. Et cette surabondance de vitalité, d’expansion du « moi », n’est en rien contradictoire avec la solidarité économique qui lie les travailleurs entre eux, car loin d’être oppositionnelle à leurs intérêts communs, elle les concilie et les renforce : l’indépendance et l’activité de l’individu ne peuvent s’épanouir en splendeur et en intensité qu’en plongeant leurs racines dans le sol fécond de la solidaire entente.

L’action directe dégage donc l’être humain de la gangue de passivité et de non-vouloir, en laquelle tend à le confiner et l’immobiliser le démocratisme. Elle lui enseigne à vouloir, au lieu de se borner à obéir, à faire acte de souveraineté, au lieu d’en déléguer sa parcelle. De ce fait, elle change l’axe d’orientation sociale, en sorte que les énergies humaines, au lieu de s’épuiser en une inactivité pernicieuse et déprimante, trouvent dans une expansion légitime l’aliment nécessaire à leur continuel développement.

Éducation expropriatrice

Il y a une cinquantaine d’années, dans la période dix-huit cent quarante-huitarde, alors que les républicains avaient encore des convictions, ils avouaient combien était illusoire, mensonger et impuissant le système représentatif et ils cherchaient le moyen d’obvier à ses tares. Rittinghausen*, trop hypnotisé par les superfétations politiques qu’il supposait indispensables au progrès humain, crut avoir trouvé la solution dans la « représentation directe »1. Proudhon, au contraire, pressentant le syndicalisme, évoquait le fédéralisme économique qui se prépare et qui dépasse, de toute la supériorité de la vie, les concepts inféconds de tout le politicianisme : le fédéralisme économique, qui est en gestation dans les organisations ouvrières, implique la résorption par les éléments corporatifs des quelques fonction utiles grâce auxquelles l’État illusionne sur sa raison d’être et, en même temps, l’élimination de ses fonctions nuisibles, compressives et répressives, grâce auxquelles se perpétue la société capitaliste.

Mais, pour que cette floraison sociale soit possible, il faut qu’un travail préparatoire ait, au sein de la société actuelle, coordonné les éléments qui auront fonction de la réaliser. C’est à cela que s’emploie la classe ouvrière. De même que c’est par la base que se construit un édifice, de même c’est par la base que s’accomplit cette besogne interne qui est, simultanément, œuvre de désagrégation

I. Dans la quatrième étude (« Du principe d’autorité ») de son Idée générale de la révolution au XIXe siècle (1851), Proudhon s’en était pris à « MM. Rittinghausen et Considérant, et [...] Ledru-Rollin », défenseurs des notions de « législation directe » et de « gouvernement direct », où il ne voyait, pour sa part, que des « restaurations de l'autorité, entreprises en concurrence de l'anarchie » (p. 124). C'est de là que Pouget a dû tirer cette référence à un auteur qui ne devait plus guère être lu au début du XXe siècle mais dont les allemanistes se revendiquaient encore quelques années auparavant. à l’instar de Maurice Chamay, auteur de Législation directe et parlementarisme (Bibliothèque socialiste, 1895), un ouvrage dont Pouget avait rendu compte dans le n° 8 de La Sociale (30 juin-6 juillet 1895).

des éléments du vieux monde et œuvre de gestation de la réédification nouvelle. Il ne s’agit plus de s’emparer de l’État, non plus que de modifier ses rouages ou changer son personnel ; il s’agit de transformer le mécanisme de la production en éliminant le patron de l’atelier, de l’usine, et en substituant à la production à son profit la production en commun et au bénéfice de tous... ce qui a pour conséquence logique la ruine de l’État.

Cette œuvre d’expropriation est commencée : pied à pied, elle se poursuit par les luttes quotidiennes contre le maître actuel de la production, le capitaliste ; ses privilèges sont sapés et amoindris, la légitimité de sa fonction directrice et maîtresse est niée, la dîme qu’il prélève sur la production de chacun, sous prétexte de rémunération du capital, est tenue pour vol. Aussi, petit à petit, est-il refoulé hors de l’atelier, en attendant qu’il en soit chassé définitivement et radicalement.

Tout cela — cette besogne intérieure qui va s’amplifiant et s’intensifiant chaque jour —, c’est l’action directe en épanouissement. Et quand la classe ouvrière, ayant grandi en force et en conscience, sera apte à l’œuvre de prise de possession et y procédera, ce sera encore de l’action directe !

Lorsque l’expropriation capitaliste sera en voie de réalisation, alors que les actionnaires des compagnies de chemins de fer verront leurs titres — « parchemins » de l’aristocratie financière — tombés à zéro ; alors que la séquelle parasitaire des directeurs et autres magnats du rail ne sera plus entretenue à rien faire, les trains continueront à rouler... Et cela, parce que les travailleurs des chemins de fer seront intervenus directement : leur syndicat, de groupement de combat, s’étant mué en groupement de production, aura désormais la charge de l’exploitation, non plus en vue de profits personnels, pas même simplement et étroitement corporatifs, mais pour le bien commun.

Ce qui se sera fait dans les chemins de fer, pareillement se fera dans toutes les branches de la production.

Mais pour mener à bien cette œuvre de liquidation du vieux monde d’exploitation, il faut que la classe ouvrière se soit familiarisée avec les conditions de réalisation du milieu nouveau, quelle ait acquis la capacité et la volonté de le réaliser elle-même ; il faut quelle ne table, pour faire face aux difficultés qui surgiront, que sur son effort direct, sur les compétences quelle puisera en elle, et non sur la grâce des « personnes interposées », d’hommes providentiels, d’évêques nouveau style, auquel cas l’exploitation ne serait pas extirpée et se continuerait sur un mode différent.

La révolution est œuvre d'action quotidienne

11 s’agit donc, pour préparer la voie, d’opposer aux conceptions déprimantes, aux formules mortes, représentative d’un passé qui persiste, des notions qui nous aiguillent vers les indispensables matérialisations de volonté. Or, ces notions nouvelles ne peuvent découler que de la mise en œuvre systématique des méthodes d’action directe. C’est, en effet, du profond courant d’autonomie et de solidarité humaine, intensifié par la pratique de l’action, que jaillit et prend corps l’idée de substituer au désordre social actuel une organisation où il n’y ait place que pour le travail et où chacun aura libre épanouissement de sa personnalité et de ses facultés.

Cette œuvre préparatoire de l’avenir n’est, grâce à faction directe, nullement contradictoire avec la lutte quotidienne. La supériorité tactique de faction directe est justement son incomparable plasticité : les organisations que vivifie sa pratique n’ont garde de se confiner dans l’attente, en pose hiératique, de la transformation sociale. Elles vivent l’heure qui passe avec toute la combativité possible, ne sacrifiant ni le présent à l’avenir, ni l’avenir au présent. Aussi résulte-t-il de cette aptitude à faire face simultanément aux nécessités du moment et à celles du devenir et de cette concordance entre la double besogne à mener de front que l’idéal poursuivi, loin d’être obscurci ou négligé, se trouve, par ce fait même, clarifié, précisé, mieux entrevu.

Et c’est pourquoi il est aussi stupide que mensonger de qualifier de « partisans du tout ou rien » les révolutionnaires qu’inspirent les méthodes de l’action directe. Certes, ils sont partisans de tout arracher à la bourgeoisie ! Mais, en attendant d’être assez forts pour accomplir cette besogne d’expropriation générale, ils ne restent pas inactifs et ne négligent aucune occasion de conquérir des améliorations parcellaires qui, réalisées par une diminution des privilèges capitalistes, constituent une sorte d’expropriation partielle et ouvrent la voie à des revendications de plus grande amplitude.

Il apparaît donc que l’action directe est la nette et pure concrétion de l’esprit de révolte : elle matérialise la lutte de classe, quelle fait passer du domaine de la théorie et de l’abstraction, dans le domaine de la pratique et de la réalisation. En conséquence, l’action directe, c’est la lutte de classe vécue au jour le jour, c’est l’assaut permanent contre le capitalisme.

Et c’est pour cela quelle est tant honnie par les politiciens — sigisbées[12] d’un genre spécial —, qui s’étaient constitués les « représentants », les « évêques » de la démocratie. Or, si la classe ouvrière, dédaignant la démocratie, la dépasse et cherche sa voie au-delà, sur le terrain économique, que deviendront les « personnes interposées » qui s’érigeaient en avocats du prolétariat ? Et c’est pour cela qu’elle est encore plus honnie et réprouvée par la bourgeoisie ! Celle-ci voit sa ruine rudement accélérée par le fait que la classe ouvrière, puisant dans l’action directe une force et une exaltation grandissantes, rompant définitivement avec le passé et se constituant, par ses moyens propres, une mentalité nouvelle, est en passe de réaliser le milieu nouveau.

Nécessité de l’effort

Il peut sembler paradoxal qu il soit besoin d’exalter la nécessité de l’effort, tant la lutte contre les obstacles de tout ordre qui s’opposent à l’expansion humaine est normale.

Hors de l’action, en effet, qu’y a-t-il, sinon inertie, veulerie, acceptation passive de la servitude ? En période de dépression, d’inertie, les hommes s’abaissent au rang des bêtes de somme, ils sont des esclaves trimant sans espoir ; leurs cerveaux restent inféconds, sans vibrations, sans idées ; l’horizon est fermé ; l’avenir ne se suppose pas, ne se voit pas meilleur que le présent.

Mais, vienne l’action ! Les torpeurs se secouent, les cerveaux ankylosés fonctionnent et une énergie rayonnante transforme et féconde les masses humaines.

C’est que l’action est le sel de la vie... Ou, plus simplement et plus exactement, elle est la vie même ! Vivre, c’est agir... Agir, c’est vivre !

Le miracle catastrophique

Ce sont là des constatations banales ! Et, cependant, il est nécessaire d’y insister, de glorifier l’effort, parce qu’un enseignement déprimant a saturé la génération qui passe, l’a imprégnée de formules débilitantes. L’inutilité de l’effort a été érigée en théorie et on a prêché que toute réalisation découlerait du jeu fatal des événements : la catastrophe, annonçait-on, se produirait automatiquement, lorsque, par un processus fatidique, les institutions capitalistes seraient parvenues à un maximum de tension. Alors, d’elles-mêmes, elles éclateraient ! L’effort de l’homme dans le plan économique était proclamé superflu, son action contre le milieu compressif dont il pâtit était affirmée inopérante. On ne lui laissait qu’un espoir : infiltrer des siens dans les parlements bourgeois et attendre l’inévitable déclenchement catastrophique.

On nous apprenait que celui-ci se produirait à son heure, mécaniquement, fatalement : la concentration capitaliste s’accomplissant par le jeu des lois immanentes de la production capitaliste elle-même, le nombre de potentats du capital, usurpateurs et monopolisateurs allait toujours diminuant... si bien qu’un jour viendrait où, grâce à la conquête du pouvoir politique, les élus du peuple exproprieraient à coups de lois et de décrets la poignée des grands barons du capital.

Dangereuse et déprimante illusion que cette attente passive en la venue du messie-révolution ! En combien d’ans ou de siècles seront conquis les pouvoirs publics ? Et puis, à les supposer conquis, à ce moment le nombre des magnats du capital aura-t-il tant diminué ? En admettant même que la trustification[13] ait absorbé la bourgeoisie moyenne, s’en suivra-t-il que celle-ci aura été rejetée dans le prolétariat ? Ne lui aurait-on pas, plutôt, fait une place dans les trusts et le nombre des parasites vivant sans produire ne se trouvera-t-il pas au moins égal à ce qu’il est aujourd’hui ? Si oui, n’est-il pas à supposer que les bénéficiaires de la vieille société résisteront aux lois et décrets d’expropriation ?

Autant de problèmes qui se posent et devant lesquels la classe ouvrière se trouverait impuissante, ne sachant que faire, si elle avait eu le tort de continuer à s’hypnotiser dans l’espoir d’une révolution survenant sans effort direct de sa part.

La prétendue « loi d'airain »

En même temps qu’on nous leurrait avec cette croyance messianique en la révolution, pour nous déprimer davantage, pour mieux nous persuader qu’il n’y avait rien à tenter, rien à faire ; pour nous plonger plus complètement dans la crasse de l’inaction, on nous endoctrinait avec la « loi d'airain des salaires » On nous apprenait qu’en vertu de cette inéluctable formule (due surtout à Ferdinand Lassalle*), dans la société actuelle tout effort est perdu, toute action vaine, car les répercussions économiques ont tôt fait de rétablir le niveau de misère au-dessus duquel ne peut émerger le prolétariat.

En vertu de cette loi d'airain - dont on faisait alors la pierre angulaire du socialisme -, il était proclamé que « le salaire moyen ne saurait normalement dépasser le taux strictement nécessaire à la vie de l’ouvrierII ». Et on disait : « Ce taux est réglé par l’unique pression capitaliste et celle-ci peut même le faire descendre au-dessous du minimum nécessaire à la subsistance de l’ouvrier... La seule règle du taux des salaires est l’abondance ou la rareté de la main-d’œuvre... »

Pour preuve de l’inexorable fonctionnement de cette loi des salaires, on comparait l’ouvrier à une marchandise : si, au marché, il y a abondance de pommes de terre, elles sont à bon compte ; s’il y a rareté, elles renchérissent... De même en est-il de l’ouvrier, affirmait-on ; son salaire varie avec l’abondance ou la pénurie de la chair à travail !

Contre l’enchaînement logique de ce raisonnement absurde, nulle objection ne s’élève ; aussi, la loi des salaires peut-elle être tenue pour exacte... tant que l’ouvrier consent à être une marchandise ! tant que, pareil à un sac de pommes de terre, il reste passif, inerte et subit les fluctuations du marché, tant qu’il courbe l’échine, endure toutes les avanies patronales... la loi des salaires fonctionne.

Mais il en va autrement dès qu’une lueur de conscience anime l’ouvrier-pomme de terre. Quand, au lieu de se confire en inertie, veulerie, résignation et passivité, l’ouvrier prend conscience de sa valeur humaine, s’imprègne d’esprit de révolte ; quand il vibre, énergique, volontaire, actif ; quand, au lieu de rester sottement accolé à ses semblables (telle une pomme de terre à côté de ses pareilles), il entre en contact avec eux, réagir sur eux, de même qu’ils réagissent sur lui, quand le bloc ouvrier se vivifie, s’anime... alors, le ridicule équilibre de la loi des salaires est rompu.

Un facteur nouveau : la volonté ouvrière !

Un élément nouveau apparaît sur le marché du travail : la volonté ouvrière. Et cet élément, inconnu quand il s’agit de fixer le prix d’un boisseau de pommes de terre, influe sur la fixation du salaire ; son action peut être plus ou moins grande, suivant le degré de tension de la force ouvrière, qui est une résultante de l’accord des volontés individuelles vibrant à l’unisson — mais, forte ou faible, elle est incontestable.

La cohésion ouvrière dresse alors, contre la puissance capitaliste, une force capable de lui résister. L’inégalité des deux adversaires — incontestable quand l’exploiteur n’avait en face de lui qu’un ouvrier isolé — s’atténue proportionnellement au degré de cohérence atteint par le bloc ouvrier. La résistance prolétarienne, latente ou aiguë, est désormais de tous les jours ; les conflits entre le travail et le capital s’avivent, grandissent en acuité. Le travail ne sort pas toujours victorieux de ces luttes partielles ; cependant, même quand il est battu, il y a encore profit pour les ouvriers en lutte : leur résistance a entravé la compression patronale et, souvent même, a obligé le patron à concéder une partie des réclamations formulées. En ce cas, se vérifie le caractère de haute solidarité du syndicalisme : du résultat de la lutte bénéficient des faux frères, des inconscients, et les grévistes se satisfont de la joie morale d’avoir combattu pour le mieux-être général.

Que la cohésion ouvrière fasse hausser les salaires, les théoriciens de la « loi d’airain » le concèdent d’assez bonne grâce. Les faits sont tellement tangibles qu’il leur serait difficile d’y apporter une sérieuse dénégation. Mais ils objectent que, parallèlement à l’accroissement des salaires, se manifeste un renchérissement du coût de la vie, de telle sorte que la puissance de consommation de l’ouvrier ne s’accroît pas et que le bénéfice de son plus haut salaire se trouve, de ce fait, annulé.

Il y a des circonstances où cette répercussion se constate ; mais cette montée du coût de la vie, en rapport direct avec la montée du salaire, n’a pas une constance telle quelle puisse s’ériger en principe. D’ailleurs, quand ce renchérissement se produit, il est — dans la plupart des cas — la preuve que le travailleur, après avoir lutté, en qualité de producteur, contre son patron, a négligé de se défendre en qualité de consommateur. Très souvent, c’est la passivité de l’acheteur à l’égard du commerçant, du locataire à l’égard du propriétaire, etc., qui permet aux propriétaires, commerçants, etc., de récupérer par des augmentations sur l’ouvrier, en tant que consommateur, le bénéfice des améliorations qu’il a acquises en tant que producteur.

Au surplus, l’irréfutable démonstration que le taux du salaire n’a pas pour inéluctable conséquence un renchérissement parallèle de la vie est faite dans les pays à courtes journées et à hauts salaires : la vie y est moins coûteuse et moins restreinte que dans les pays à longues journées et à bas salaires.

Le salaire et le coût de la vie

En Angleterre, aux États-Unis, en Australie, la durée quotidienne du travail est souvent de huit heures (neuf heures au plus), le repos hebdomadaire y est pratiqué, les salaires y sont plus élevés que chez nous. Malgré cela, la vie y est plus facile. D’abord, du fait qu’en six jours de travail ou, mieux, en cinq et demi (le travail étant suspendu, dans la plupart des cas, l’après-midi du samedi) l’ouvrier gagne pour se suffire pendant les sept jours de la semaine ; ensuite, parce qu’en règle générale le coût des choses nécessaires à l’existence y est moindre qu’en France, ou tout au moins à meilleur compte, relativement au taux des salairesi.

Ces constatations infirment la « loi d’airain ». Elles l’infirment d’autant mieux qu’il est impossible de prétendre que les hauts salaires des pays en question sont la simple conséquence d’une pénurie de bras. Aux États-Unis et aussi en Australie, tout comme en Angleterre, le chômage sévit âprement. Il est donc évident que si, en ces pays, les conditions de travail sont meilleures c’est qu’il entre dans leur établissement un facteur autre que l’abondance ou la rareté de bras : la volonté ouvrière ! Ces conditions meilleures sont le résultat de l’effort ouvrier, de la volonté prolétarienne se refusant à accepter une vie végétative et limitée, et c’est par la lutte contre le capital quelles ont été conquises. Cependant, les batailles économiques qui ont

I. Sur le dire d'observateurs superficiels, bien des personnes acceptent sans contrôle et répètent de même que « la vie est chère » aux pays cités ci-dessus. Ce qui est exact, c’est que les objets de luxe y sont très coûteux ; la vie de « relations » y est très onéreuse ; par contre, tout ce qui est de première nécessité y est à bon compte. D’ailleurs, ne sait-on pas que des Etats-Unis, par exemple, nous arrivent du blé, des fruits, des conserves, des produits manufacturés, etc., qui (malgré la majoration que leur fait subir le coût du transport et aussi malgré les droits de douane) viennent concurrencer, sur notre marché, les produits similaires ? Il est donc bien évident que ces produits ne se vendent pas, aux États-Unis, à des prix supérieurs... Bien d’autres faits probants seraient à évoquer Le cadre d'une brochure ne le permet pas. [nda]

amélioré ces conditions, pour violentes quelles aient été, n’ont pas créé une situation révolutionnaire ; elles n’ont pas dressé, face à face, en ennemis, le travail contre le capital. Les travailleurs n’y ont pas, au moins dans l’ensemble, acquis leur conscience de classe ; leurs aspirations ont, jusqu’ici, été trop limitées à une meilleure adaptation au sein de la société actuelle. Mais les temps changent ! Cette conscience de classe qui leur manquait, Anglais, Yankees, etc., sont en passe de l’acquérir.

Si de l’examen des pays à hauts salaires et courtes journées on passe à l’examen de nos régions paysannes où, sûrs de trouver une population ignorante et docile, nombre d’industriels installent leurs usines, le phénomène contraire se constate : les salaires y sont très bas et les conditions de travail excessives. C’est que, ici, la volonté ouvrière étant en léthargie, la pression capitaliste détermine seule les conditions de travail ; l’ouvrier s’ignorant et ne connaissant pas sa force est encore réduit à l’état de « marchandise », de sorte que la prétendue « loi des salaires » fonctionne contre lui, sans aucun contrepoids. Mais qu’une flamme de révolte vienne vivifier cet exploité et la situation sera modifiée ! Il va suffire que la poussière humaine, qu’a été jusque-là la masse prolétarienne, se coagule en un bloc syndical pour que la pression patronale soit neutralisée par une force — faible et inhabile aux débuts, mais qui grandira vite en puissance et en conscience.

Ainsi, il se vérifie, à la lumière des faits, combien est illusoire et mensongère cette prétendue loi des salaires. « Loi d’airain », on l’a baptisée ? Allons donc ! Elle n est même pas une loi de caoutchouc !

Le malheur est que plus graves qu’une simple erreur de raisonnement ont été les conséquences de l’infiltration dans le monde ouvrier de cette formule fatidique. Que de souffrances et de déceptions elle a engendré ! Trop longtemps, hélas, la classe ouvrière a paressé et somnolé sur ce décevant oreiller. C’était un enchaînement logique : la théorie de l’inutilité de l’effort engendrait l’inaction. Puisque était proclamée la stérilité de l’acte, l’inanité de la lutte, l’impossibilité d’une amélioration immédiate, toute velléité de révolte était étouffée. En effet, à quoi bon combattre, si l’effort est d’avance reconnu vain et infructueux ; si l’on sait courir à un échec ? Puisque dans la bataille ne doivent se récolter que des horions - sans espoir d’un léger profit -, ne vaut-il pas mieux rester tranquille ?

Et c’est la thèse qui domina ! La classe ouvrière s’accommoda d’une apathie qui faisait le jeu de la bourgeoisie. Aussi, lorsque, sous la pression des circonstances, les ouvriers étaient acculés à un conflit, la lutte n’était acceptée qu’à regret ; on en vint à tenir la grève pour un mal qu’on subissait, faute de pouvoir l’éviter, et auquel on se résignait, sans espoir que de son issue favorable puisse sortir une amélioration réelleI.

L'excès du mal n'est pas ferment de révolte !

Parallèlement à cette croyance néfaste en l’impossibilité de briser le cercle de fer de la « loi des salaires », et comme une déduction excessive, tant de cette « loi » que de la confiance en la venue fatale de la révolution, par le jeu normal des événements, sans intervention de l’effort des travailleurs, certains se réjouissaient s’ils constataient le grandissement de la « paupérisation », l’accroissement de la misère, de l’arbitraire patronal, de l’oppression gouvernementale, etc. À entendre ces pauvres raisonneurs, de l’excès de mal devait jaillir la révolution ! Donc, toute

I. Maxime Leroy rappelle que les grèves furent d'abord « combattues comme néfastes » et « dénoncées comme un mal [mais] comme un mal inéluctable » (La Coutume ouvrière, op. cit, p. 638) : on connaît du reste l'opposition constante de Proudhon à la pratique des grèves, un point de vue durement critiqué par Marx dans sa conclusion de Misère de la philosophie (chap. 6, « Les grèves et les coalitions des ouvriers »). Le même Maxime Leroy fait remarquer que les grèves « n’ont passé au premier rang des préoccupations ouvrières que sous l’influence des syndicats » (La Coutume ouvrière, op. cit, p. 637).

recrudescence de misères, de calamités, etc., leur semblait un bien, rapprochait de l’heure fatidique.

Erreur folle ! Absurdité ! L’abondance de maux - quelle que soit leur espèce - n’a d’autre résultat que de déprimer ceux qui en pâtissent. Il est d’ailleurs facile de s’en rendre compte. Au lieu de se payer de phrases, il suffit de regarder et d’observer autour de soi.

Quelles sont les corporations où l’activité syndicale est la plus accentuée ? Ce sont celles où, la durée du travail n’étant pas exagérée, les camarades peuvent, leur besogne finie, vivre une vie de relation, aller aux réunions, s’occuper des affaires communes ; ce sont celles où le salaire n’est pas réduit à une modicité telle que tout prélèvement pour une cotisation, un abonnement à un journal, l’achat d’un livre équivaut à la suppression d’une miche sur la table. Au contraire, dans les métiers où la durée et l’intensité du travail sont excessives, quand l’ouvrier sort du bagne patronal, il est « tué » physiquement et cérébralement ; alors, il n’a que le désir — avant de rentrer chez lui, pour manger et dormir — d’avaler quelques gorgées d’alcool, afin de se secouer, se remonter, se donner un coup de fouet. Il ne songe pas à aller au syndicat, à fréquenter les réunions — il n’y peut pas songer, tant son corps est moulu de fatigue, tant son cerveau déprimé est inapte à fonctionner.

De même, de quel effort est capable le malheureux dégringolé dans la misère endémique, le loqueteux que le manque de travail et les privations ont éliminé ? Peut-être, dans un soubresaut de rage, esquissera-t-il un geste de révolte... mais ce sera un geste sans récidive ! La misère l’a vidé de toute volonté, de tout esprit de révolte.

Ces constatations — qu’il est loisible à chacun de vérifier et de multiplier — sont l’infirmation de cette étrange théorie que l’excès de misère et d’oppression est un ferment de révolution. Le contraire est seul exact, seul vrai ! L’être faible, dont le sort est précaire, qui a une vie restreinte, qui est matériellement et moralement esclave, n’osera regimber sous l’exploitation ; par crainte du pire, il se recroquevillera, ne tentera aucun mouvement, aucun effort, et croupira dans sa situation douloureuse. Il en va autrement de celui qui par la lutte s’est fait homme, qui, ayant une vie moins étroite, a l’esprit plus ouvert, et qui, ayant regardé son exploiteur en face, se sait son égal.

C’est pourquoi les améliorations partielles n’ont pas pour résultat d’endormir les travailleurs ; au contraire, elles sont pour eux un réconfort et un excitant à réclamer et exiger davantage. Le mieux-être, qui est toujours une conséquence de la manifestation de la force prolétarienne - soit que les intéressés l’arrachent de haute lutte, soit que la bourgeoisie juge prudent et habile, pour atténuer les chocs quelle prévoie ou redoute, de faire des concessions -, a pour résultat d’élever la dignité et la conscience de la classe ouvrière, et aussi — et surtout ! — d’accroître et d’accentuer sa combativité. En émergeant de la misère - physiologique et intellectuelle -, la classe ouvrière s’affine ; elle acquiert une sensibilité plus grande, ressent davantage l’exploitation quelle subit et a d’autant plus la volonté de s’en libérer ; elle acquiert aussi une vision plus nette de l’opposition irréductible qu’il y a entre ses intérêts et ceux de la classe capitaliste.

Mais, pour si importantes qu’on les suppose, les améliorations de détail ne peuvent suppléer à la révolution, en faire l’économie : l’expropriation capitaliste reste nécessaire pour que soit réalisable la libération complète.

En effet, à supposer qu’on parvienne à comprimer fortement les bénéfices du capital, à annihiler en partie le rôle néfaste de l’État, il est improbable que cette compression puisse atteindre à zéro. Les rapports n’auraient pas changé pour cela : il y aurait encore, d’un côté, des salariés, des gouvernés, de l’autre, des patrons, des dirigeants.

Il est évident que les conquêtes partielles (pour si importantes qu’on les suppose et quand bien même elles rogneraient fort les privilèges) n’ont pas pour conséquence de modifier les rapports économiques, qui sont ceux de patron à ouvrier, de dirigeant à dirigé. Donc, persiste la subordination du travailleur, à l’égard du capital et à l’égard de l’État. Donc, il s’ensuit que le problème social reste entier et que la « barricade » qui sépare les producteurs des parasites vivant d’eux n’est pas déplacée, encore moins aplanie.

Pour si courte que puisse devenir la durée du travail, pour si haute que soit la paye, pour si « confortable » que soit l’usine au point de vue hygiène, etc., tant que subsisteront les rapports de salariant à salarié, de gouvernant à gouverné, il y aura deux classes. Donc, fatalement, choc entre ces deux classes, lutte de l’une contre l’autre. Et ce combat gagnera en acuité et en étendue, au fur et à mesure que la classe exploitée et opprimée, grandissant en force et en conscience, aura une notion plus exacte de sa valeur sociale : par conséquent, au fur et à mesure quelle s’élèvera, quelle s’éduquera, quelle s’améliorera, c’est avec toujours davantage d’énergie quelle sapera les privilèges de la classe antagoniste et parasitaire.

Et ce, jusqu’au déclenchement général ! Jusqu’au jour où la classe ouvrière, après avoir préparé en son sein la rupture finale, après s’être aguerrie par de continuelles et de plus en plus fréquentes escarmouches contre son ennemi de classe, sera assez puissante pour donner l’assaut décisif... Et ce sera l’action directe portée à son maximum : la grève générale !

Ainsi, en résumé, l’examen précis des phénomènes sociaux nous permet de nous inscrire en faux contre la théorie fataliste qui proclame l’inutilité de l’effort et contre la tendance à supposer que le mieux puisse sortir d’un excès de mal. Au contraire, d’une vision nette de ces phénomènes, se dégage la notion d’un processus d’action grandissante : nous constatons que les reculades de la bourgeoisie, les conquêtes parcellaires réalisées sur elle accentuent l’esprit de révolte ; et nous constatons aussi que, de même que la vie engendre la vie, l’action engendre l’action.

Force et violence[14]

L’action directe, manifestation de la force et de la volonté ouvrière, se matérialise, suivant les circonstances et le milieu, par des actes qui peuvent être très anodins, comme aussi ils peuvent être très violents. C’est une question de nécessité, simplement.

Il n’y a donc pas de forme spécifique de l’action directe. Certains, très superficiellement informés, l’expliquent par un abattage copieux de carreaux. Se satisfaire d’une semblable définition — réjouissante pour les vitriers - serait considérer cet épanouissement de la force prolétarienne sous un angle vraiment étroit ; ce serait ramener l’action directe à un geste plus ou moins impulsif, et ce serait négliger d’elle ce qui fait sa haute valeur, ce serait oublier quelle st l’expression symbolique de la révolte ouvrière.

L’action directe, c’est la force ouvrière en travail créa-teur : c’est la force accouchant du droit nouveau - faisant le droit social !

La force est l’origine de tout mouvement, de toute action et, nécessairement, elle en est le couronnement. La vie est l’épanouissement de la force et, hors de la force, il n’y a que néant. Hors d’elle, rien ne se manifeste, rien ne se matérialise.

Pour mieux nous leurrer et nous tenir sous leur joug, nos ennemis de classe nous ont seriné que la justice immanente n’a que faire de la force. Billevesées d’exploiteurs du peuple ! Sans la force, la justice n'est que duperies et mensonges. De cela, le douloureux martyrologe des peuples au cours des siècles en est le témoignage : malgré que leurs causes Rissent justes, la force, au service des puissances religieuses et des maîtres séculiers, a écrasé, broyé les peuples ; et cela, au nom d’une prétendue justice qui n’était qu’une injustice monstrueuse. Et ce martyrologe continue !

Minorité contre minorité

Les masses ouvrières sont toujours exploitées et opprimées par une minorité parasitaire qui, si elle ne disposait que de ses forces propres, ne pourrait maintenir sa domination un jour, une heure ! Cette minorité puise sa puissance dans le consentement inconscient de ses victimes : ce sont celles-ci - sources de toute force - qui, en se sacrifiant pour la classe qui vit d’elles, créent et perpétuent le capital, soutiennent l’État.

Or, pas plus aujourd’hui qu’hier, il ne peut suffire, pour abattre cette minorité, de disséquer les mensonges sociaux qui lui servent de principes, de dévoiler son iniquité, d’étaler ses crimes. Contre la force brutale, l’idée réduite à ses seuls moyens de persuasion est vaincue d’avance. C’est que l’idée, la pensée, tant belle soit-elle, n’est que bulle de savon si elle ne s’étaye pas sur la force, si elle n’est pas fécondée par elle.

Donc, pour que cesse l’inconscient sacrifice des majorités à une minorité jouisseuse et scélérate, que faut-il ?

Qu’il se constitue une force, capable de contrebalancer celle que la classe possédante et dirigeante tire de la veulerie et de l’ignorance populaires. Cette force, il appartient aux travailleurs conscients de la matérialiser : le problème consiste, pour ceux qui ont la volonté de se soustraire au joug que les majorités se créent, à réagir contre tant de passivité et à se rechercher, à s’entendre, se mettre d’accord.

Cette nécessaire besogne de cohésion révolutionnaire se réalise au sein de l’organisation syndicale : là, se constitue et se développe une minorité grandissante qui vise à acquérir assez de puissance pour contrebalancer d’abord, et annihiler ensuite, les forces d’exploitation et d’oppression.

Cette puissance, toute de propagande et d’action, œuvre d’abord pour éclairer les malheureux qui, en se faisant les défenseurs de la classe bourgeoise, continuent l’écœurante épopée des esclaves, arrimés par leurs maîtres pour combattre les révoltés libérateurs. Sur cette besogne préparatoire, on ne saurait concentrer trop d’efforts. Il faut, en effet, bien se pénétrer de la puissance de compression que constitue le militarisme. Contre le peuple sans armes se dressent en permanence ses propres fils supérieurement armés. Or, les preuves historiques abondent montrant que tous les soulèvements populaires qui n’ont pas bénéficié, soit de la neutralité, soit de l’appui du peuple en capote qu’est l’armée ont échoué. C’est donc à paralyser cette force inconsciente, prêtée aux dirigeants par une partie de classe ouvrière, qu’il faut tendre continuellement.

Ce résultat obtenu, il restera encore à briser la force propre à la minorité parasitaire — qu’on aurait grand tort de tenir pour négligeable.

Telle est, dans ses grandes lignes, la besogne qui incombe aux travailleurs conscients.

La violence inéluctable

Quant à prévoir dans quelles conditions et à quel moment s’effectuera le choc décisif entre les forces du passé et celles de l’avenir, c’est du domaine de l’hypothèse. Ce qu’on peut certifier, c’est que des tiraillements, des heurts, des contacts plus ou moins brusques l’auront précédé et préparé. Et ce qu’on peut affirmer aussi, c’est que les forces du passé ne se résoudront pas à abdiquer et se soumettre. Or, c’est justement cette résistance aveugle au progrès inéluctable qui a, trop souvent dans le passé, marqué de brutalités et de violences la réalisation des progrès sociaux. Et on ne saurait trop le souligner : la responsabilité de ces violences n’incombe pas aux hommes d’avenir. Pour que le peuple se décide à la révolte catégorique, il faut que la nécessité l’y accule ; il ne s’y résout que lorsque toute une série d’expériences lui ont prouvé l’impossibilité d’évoluer par les voies pacifiques et — même en ces circonstances — sa violence n’est que la réplique, bénigne et humaine, aux violences excessives et barbares de ses maîtres.

Si le peuple avait des instincts violents, il ne subirait pas vingt-quatre heures de plus la vie de misères, de privations, de dur labeur — panachée de scélératesses et de crimes — qui est l’existence à laquelle l’oblige une minorité parasitaire et exploiteuse. Pas n’est besoin, à ce propos, de recourir à des explications philosophiques, de démontrer que les hommes naissent « ni bons ni mauvais » et qu’ils deviennent l’un ou l’autre, suivant le milieu et les circonstances. La question se résout par l’observation quotidienne : il est indubitable que le peuple, sentimental et d’humeur douce, n’a rien de la violence endémique qui caractérise les classes dirigeantes et qui est le ciment de leur domination - la légalité n’étant que la couche légère d’un badigeonnage d’hypocrisie, destiné à masquer cette foncière violence.

Le peuple, déprimé par l’éducation qu’on lui inculque, saturé de préjugés, est obligé de faire un considérable effort pour s’élever à la conscience. Or, même quand il y est parvenu, loin de se laisser emporter par une légitime colère, il obéit au principe du moindre effort ; il cherche et suit la voie qui lui paraît la plus courte et la moins hérissée de difficultés. Il en est de lui comme des eaux qui, suivant la pente, vont à l’océan, ici paisibles, là grondantes, selon quelles rencontrent peu ou prou d’obstacles. Certes, il va à la révolution, malgré les entraves que les privilégiés accumulent sur sa route ; mais il y va avec des soubresauts et des hésitations qui sont la conséquence de son humeur paisible et de son désir d’éviter les solutions extrêmes. Aussi, lorsque la force populaire, brisant les obstacles qui s’opposent à elle, passe en ouragan révolutionnaire sur les vieilles sociétés, c’est qu’on ne lui a pas laissé d’autre moyen d’expansion. II est, en effet, incontestable que si cette force eût pu s’épanouir sans encombre, en vertu du principe du moindre effort, elle ne se fut pas extériorisée en actions violentes et se fût manifestée pacifiquement, majestueuse et calme. Le fleuve qui, dans une lenteur olympienne et irrésistible, roule paisiblement vers la mer, n est-il pas formé des mêmes molécules liquides qui, coulant en torrents au travers de vallées encaissées, emportaient furieusement les obstacles qui s’opposaient à leur cours ? Ainsi en est-il de la force populaire.

Illusion des palliatifs

Mais, de ce que le peuple ne recourt pas à la force par plaisir, il serait dangereux d’espérer suppléer à ce recours en usant de palliatifs d’essence parlementaire et démocratique. Il n’y a donc pas de mécanisme de votation - ni le référendum[15] ni tout autre procédé qui prétendrait dégager la dominante des desiderata populaires - grâce auquel on puisse escompter faire l’économie des mouvements révolutionnaires.

Se bercer de semblables illusions, ce serait retomber dans les douloureuses expériences du passé, alors que les vertus miraculeuses attribuées au suffrage universel concentraient 1 espoir général. Certes, il est plus commode de croire à la toute-puissance du suffrage universel, ou même du référendum, que de voir la réalité des choses ; cela dispense d’agir — mais, par contre, cela ne rapproche pas de la libération économique.

En dernière analyse, il faut toujours en revenir à l’aboutissant inéluctable : le recours à la force !

Cependant, de ce qu’un quelconque procédé de votation, de référendum, etc., est inapte à révéler l’étendue et l’intensité de la conscience révolutionnaire, de même qu’à suppléer au recours de la force, il n’en faut pas conclure contre leur valeur relative. Le référendum, par exemple, peut avoir son utilité. En certaines circonstances, rien de mieux que d’y recourir. Par lui, il est commode - pour des cas posés avec précision et netteté - de dégager l’orientation de la pensée ouvrière. D’ailleurs, les organisations syndicales savent en user, quand besoin est (aussi bien celles qui, ne s’étant pas encore complètement dégagées de l’emprise capitaliste, se réclament de l’interventionnisme étatiste que celles qui sont nettement révolutionnaires). Et ce, depuis longtemps ! Ni les unes ni les autres, n’ont attendu pour cela qu’on prétende l’ériger en système et qu’on cherche à faire de lui un dérivatif à l’action directe.

Il est donc absurde d’arguer que le référendum s’oppose à la méthode révolutionnaire - de même le serait-il de prétendre qu’il est son complément inéluctable. Il est un mécanisme du calcul des quantités, insuffisant pour la mesure des qualités. C’est pourquoi il serait imprudent d’escompter qu’il puisse être un levier capable d’ébranler les bases de la société capitaliste. Sa pratique - même si elle s’accentue — ne suppléera pas aux initiatives nécessaires et à la vigueur indispensable, lorsque sonneront les heures psychologiques.

Il est enfantin de parler de référendum, quand il s’agit d’action révolutionnaire — telle la prise de la Bastille 1... Si, au 14 juillet 1789, les gardes françaises n’étaient pas passées au peuple, si une minorité consciente n eût pas donné l’assaut à la forteresse... si on eût voulu, au préalable, préjuger du sort de l’odieuse prison par un référendum, il est probable quelle boucherait encore l’entrée du faubourg Antoine1.

L’hypothèse émise à propos de la prise de la Bastille peut s’appliquer à tous les événements révolutionnaires : qu’on les soumette à l’épreuve d’un référendum hypothétique et on déduira des conclusions semblables.

Non ! Il n’y a pas de panacée suffragiste ou référendiste qui puisse suppléer au recours de la force révolutionnaire. Mais il faut nettement préciser la question : ce recours à la force n’implique pas l’inconscience de la masse. Au contraire ! Et il est d’autant plus efficace que celle-ci est douée d’une conscience plus éclairée.

Pour que la révolution économique que la société capitaliste porte dans ses flancs éclose enfin et aboutisse à des réalisations ; pour que des mouvements de recul et de féroce réaction soient impossibles, il faut que ceux qui besognent à la grande œuvre sachent ce qu’ils veulent et cornent ils le veulent. Il faut qu’ils soient des êtres conscients non des impulsés ! Or, la force numérique, ne nous y méprenons pas, n’est vraiment efficace — au point de vue révolutionnaire — que si elle est fécondée par l’initiative des individus, leur spontanéité. Par elle-même, elle n’est rien autre qu’un amoncellement d’hommes sans volonté, qu’on pourrait comparer à un amas de matière inerte subissant les impulsions qui lui sont transmises du dehors.

Ainsi, il s’avère que l’action directe, tout en proclamant inéluctable l’emploi de la force, prépare la ruine des régimes de force et de violence, pour y substituer une société de conscience et de concorde. Et cela, parce qu’elle est la vulgarisation, dans la vieille société d’autoritarisme et d’exploitation, des notions créatrices qui libèrent l’être humain : développement de l’individu, culture de la volonté, entraînement à l’action.

Aussi est-on amené à conclure que l’action directe, outre sa valeur de fécondation sociale, porte en soi une valeur de fécondation morale, car elle affine et élève ceux quelle imprègne, les dégage de la gangue de passivité et les excite à s’irradier en force et en beauté.

Seconde partie

Interventions syndicalistes

Les articles ici reproduits ont pour thème la principale des campagnes lancées par la CGT du temps où Pouget y occupait le poste de secrétaire adjoint : la campagne pour la journée de huit heures, depuis son lancement au congrès tenu à Bourges en 1904 04 jusqu'à son point culminant au mai 1906. Tous ces textes proviennent de la revue Le Mouvement socialiste, fondée et dirigée par Hubert Lagardelle, qui en fit, de 1904 à 1910 environ, le porte-parole intellectuel du syndicalisme révolutionnaire, ouvrant régulièrement ses colonnes à nombre de ses animateurs, dont Griffuelhes, Delesalle, Yvetot et Pouget, qui se fit une spécialité des comptes rendus des congrès confédéraux.

-

I. Les débats du congrès [de Bourges] (1904)

-

IL La conquête de la journée de huit heures (1905)

-

III. Les résultats du mouvement du Premier Mai (1906)

I. Les débats du congrès (Le Mouvement socialiste, n° 142, Ier novembre 1904)

Ce qu’est le syndicalisme (préambule)

Révolutionnaires et réformistes

Les organisations syndicales prennent, dans la vie de la société, une place de jour en jour plus considérable. Il suffit, pour s’en convaincre, de constater avec quelle attention sont suivies, dans tous les milieux, leurs manifestations. Alors qu’il y a quelques années les congrès de la Confédération générale du travail passaient inaperçus, aujourd’hui ils préoccupent l’opinion publique. Ce symptôme, un peu superficiel, n’est pas le seul indice de la puissance acquise par les corporations ouvrières ; un signe de leur force indubitable est la constatation de leur développement, développement qui ne se manifeste pas que par un accroissement numérique, mais, ce qui est mieux, par une augmentation de conscience.

Entre toutes les manifestations de la vie syndicale, la plus importante de ces temps derniers a été le congrès corporatif qui s’est tenu à Bourges, du 12 au 17 septembre : plus de 1 200 organisations y avaient mandaté 400 délégués.

C’est le plus important congrès corporatif qui se soit tenu en France. Et cette importance s’accroissait encore de l’intérêt présenté par les questions à l’ordre du jour. Toutes convergeaient autour de l’interrogation suivante : quel est le courant qui répond le mieux aux aspirations ouvrières, est-ce le courant « réformiste » ou le courant « révolutionnaire » ?

Or, suivant que le congrès allait se prononcer en un sens ou en l’autre, l’orientation de la Confédération générale du travail allait s’en trouver modifiée.

Tout d’abord, il est nécessaire d’indiquer ce qu’ont d’impropre ces deux étiquettes - quitte à les utiliser pour une plus rapide compréhension, puisqu’elles sont devenues monnaie courante, mais sans y attacher leur sens étymologique rigoureux.

Il serait inexact de supposer que ceux qui se réclament de l’étiquette « révolutionnaire » sont obstinément opposés à toute amélioration présente et de détail. C’est si peu vrai que, très souvent, ils affirment être les seuls réellement réformistes : seulement, ce qu’ils combattent, c’est la canalisation du mouvement dans les voies légalitaires, c’est le système qui érige en principe la conciliation avec le patronat et qui aboutit aux commissions mixtes, aux arbitrages, à la réglementation des grèves, aux « conseils du travail » avec, pour couronnement, le « Conseil supérieur du travail ». Les révolutionnaires poursuivent des fins révolutionnaires, et tous leurs actes, même ceux qui, jugés isolément, pourraient ne pas revêtir de caractère nettement défini, s’inspirent de cette préoccupation : ils posent en principe que toute amélioration de détail, pour n’être pas un leurre, doit comporter une réduction des privilèges capitalistes.

C’est cette tension constante vers des fins révolutionnaires qui les distingue des « réformistes ». Ceux-ci n’ont rien d’homogène : ils sont un amalgame et de légalitaires et de partisans du principe de la conciliation à outrance. Plus que tous autres, ces derniers sont un danger pour la classe ouvrière : surtout préoccupés du moment présent, ils préfèrent la pacification à la lutte et ne s’aperçoivent pas des répercussions désastreuses que, même dans un avenir proche, réserve aux travailleurs leur tactique de continuel effacement.

Cette rapide définition des uns et des autres indique ce qu’ont d’inexact les deux étiquettes « réformistes » et « révolutionnaires ». Nous ne les utiliserons donc que pour noter les deux tendances d’un mot rapide qui évite les périphrases.

Fort nombreux étaient ceux - surtout dans les sphères politiciennes - prétendant que le courant révolutionnaire qui, ces dernières années, a dominé à la Confédération générale du travail était absolument factice, sans consistance, sans racines, et dû simplement à l’action de quelques individualités.

On parlait couramment des « dirigeants » du comité confédéral, et on laissait entendre qu’une poignée de militants exerçaient à la Confédération générale du travail une sorte de dictature occulte1.

Ceux qui colportaient ces enfantillages peuvent s’avouer aujourd’hui combien grossière était leur illusion.

Les résolutions prises au congrès de Bourges ont été d’une netteté caractéristique : après des débats d’une ampleur considérable, plus des deux tiers des organisations représentées se sont, à diverses reprises, prononcées en faveur de la méthode révolutionnaire. Aucune équivoque n’a pu subsister, et c’est cela qui accroît l’importance de ce congrès : c’est là que, pour la première fois, il a été donné au syndicalisme, négateur de la société actuelle, à ses théories et à ses modes d’action, une sanction catégorique. Aussi, la répercussion de ces assises ouvrières sera énorme, et il n’est pas présomptueux d’affirmer que jaillit d’elles, définitivement constitué, ce parti du Travail jusqu’alors contenu en puissance dans les organisations ouvrières.

I. Rappelons que Pouget a été élu secrétaire adjoint de la CGT, chargé de La Voix du Peuple, le 20 novembre 1901, peu après le congrès de Paris, une fonction qu'il abandonnera en 1909.

Coup d'œil rétrospectif

Dix ans se sont écoulés depuis qu’en 1894, au congrès corporatif de Nantes, s'effectuait, à propos de la grève générale, le divorce entre le socialisme parlementaire plus préoccupé des fins politiques et les syndicats qui, déjà, mettaient au premier plan la question économique.

Au cours de ces dix années, la classe ouvrière s’est forgé un organisme de lutte avec lequel la société capitaliste est obligée de compter. C’est à Limoges, au cours du congrès qui s’y tint en 1895, que fut créé cet organisme, sous le titre : la Confédération générale du travail.

Durant les cinq années qui suivirent, la Confédération générale du travail demeura à l’état embryonnaire. Son action fut presque nulle et sa plus grande somme d’activité se dépensa pour souligner un regrettable antagonisme surgi entre elle et la Fédération des Bourses du travail. Cette dernière organisation concentrait alors toute la vie révolutionnaire des syndicats, tandis que végétait péniblement la Confédération générale du travail ; il faut dire que l’orientation était donnée à celle-ci par les éléments qui, depuis, sont plus particulièrement classifiés sous l’étiquette « réformiste ».

Ce n’est qu’après le congrès corporatif qui se tint à Paris en 19001, alors qu’eut été créée La Voix du Peuple, alors que les éléments révolutionnaires eurent prédominé à la Confédération générale du travail, que, sous cette double influence, cet organisme sortit de son état de larve. En même temps s’éteignaient les tiraillements entre elle et la Fédération des Bourses du travail, de sorte qu’une « unité » morale, précieuse pour la lutte, préluda à ce qu’on a appelé depuis « l’unité ouvrière ». Cette « unité », le congrès de Montpellier, en 1902, la proclamait nécessaire et il la

I. Ce congrès, le cinquième de la CGT se tint du 10 au 14 septembre. Les délégués y nommèrent une commission de quinze membres chargée de mettre sur pied l'organe hebdomadaire de la CGT Le premier numéro de La Voix du Peuple allait paraître fin décembre (semaine du 16 au 23 décembre 1900). réalisait par la soudure de ces deux organismes en un seul qui, désormais, allait constituer Factuelle Confédération générale du travail.

Que l’influence prépondérante des éléments révolutionnaires ait été d’un heureux effet pour l’essor de la Confédération, il suffira d’une petite statistique pour le démontrer :

En 1900, au moment où s’ouvrait le congrès de Paris, la Confédération générale du travail ne groupait que seize fédérations nationales corporatives et cinq organisations diverses ou syndicats isolés. Il est bon de rappeler que jusqu’au congrès de Lyon (en 1901) les syndicats n’eurent pas besoin d’être confédérés pour participer aux congrès corporatifs1.

En septembre 1904, à la veille du congrès de Bourges, la Confédération générale du travail groupait cinquante-trois fédérations nationales corporatives ou syndicats nationaux, plus une quinzaine de syndicats isolés, le tout formant un effectif de plus de 1 800 syndicats.

Ainsi, en quatre années, la puissance de la Confédération se trouve plus que triplée ! Et qu’on n’objecte pas que cette poussée rapide est peut-être due simplement à la croissance normale du mouvement syndical. Cette hypothèse est infirmée par ce fait caractéristique que les fédérations nouvelles sont, pour la plupart, à tendances révolutionnaires, et qu’en outre un certain nombre d’entre elles ont été constituées grâce à l’initiative du comité confédéral. Au surplus, constatation plus probante encore : un examen rapide de la croissance des fédérations révèle que, presque seules, ont grandi celles à tendances révolutionnaires, tandis que sont restées à peu près stationnaires celles de tendances plus pondérées.

À ne considérer que les deux organisations pouvant être tenues comme étant aux deux pôles du mouvement ouvrier

I. Pouget explique un peu plus loin ce que signifie concrètement « être confédéré » à cette époque.

— la fédération du Livre et celle de la Métallurgie[16] -, on constate que : celle-ci accusait, en juillet 1902, III syndicats et 148 en juillet 1904 ; au contraire, la fédération du Livre en accusait 161 en juillet 1902 et 159 en juillet 1904.

Seules, entre les organisations qui s’inspirent de la méthode du Livre, la fédération des Mécaniciens et celles des Employés ont accru leur effectif. En le même espace de deux ans, les Mécaniciens ont passé de vingt syndicats à quarante-deux et les Employés de vingt-huit à trente-six. Mais, en ce qui touche cette dernière fédération, il est à observer qu’au congrès de Bourges près de la moitié de ses syndicats (vingt-quatre contre vingt-cinq) se sont prononcés pour la tendance révolutionnaire.

L'organisme confédéral

Le réseau de l’organisation confédérale qui relie entre eux les syndicats semble, de prime abord, assez compliqué ; en réalité, il est aussi simple que possible, étant donné les nécessités de propagande et de lutte auxquelles il est indispensable de faire face.

La Confédération générale du travail est formée de deux sections : celle des fédérations corporatives et celle des Bourses du travail. Ces deux branches répondent à des besognes de propagande aussi indispensables l’une que l’autre.

Par affiliation à la Bourse du travail (ou union locale de syndicats), les syndicats de corporations diverses se facilitent la propagande dans le rayon d’une ville ou d’une région déterminée ; besogne qu’il leur serait difficile, sinon impossible, de mener à bien s’ils s’enlisaient dans un isolement pernicieux. Cette œuvre, principalement éducative, consiste en la constitution de syndicats nouveaux et au développement de la conscience des syndiqués, de manière à englober dans l’orbite syndicale la plus grande masse possible de travailleurs. Pour cela, la Bourse crée des bibliothèques, ouvre des cours, aide à la propagande antimilitariste en accueillant les jeunes soldats encasernés dans son rayon, donne des renseignements judiciaires, etc.

L’affiliation à la Fédération nationale corporative répond plutôt aux nécessités de combativité et de résistance. Ces fédérations groupent les syndicats d’une même profession ou d’une industrie et elles rayonnent sur toute la France, ce qui fait d’elles de vigoureux groupements de lutte ; qu’il arrive un conflit sur un point et toute la solidarité de la masse fédérale fait contrepoids pour vaincre le patronat. De la sorte, la force particulière d’un syndicat se trouve multipliée par l’appui moral et matériel de syndicats fédérés de toute la France.

Seulement, si les Bourses du travail restaient isolées les unes des autres et si les fédérations corporatives faisaient pareillement, la cohésion ouvrière, arrêtée à un degré intermédiaire, ne pourrait jamais acquérir une force d’ensemble, attendu que les organismes locaux seraient bornés par l’horizon de leur région et les organismes nationaux, par les frontières de leur corporation. Pour s’élever à une puissance supérieure, ces organes divers se fédèrent entre eux et suivent leur nature : fédérations avec fédérations et Bourses du travail entre elles.

C’est à ce palier de l’organisme syndical que surgit la Confédération générale du travail : elle est constituée par ces deux sections, celle des fédérations corporatives et celle des Bourses du travail. Chacune de ces branches fédérales a, au sommet, un comité constitué par des délégués de chaque organisation adhérente ; ces délégués sont toujours révocables, par conséquent ils restent en contact permanent avec le groupement qui les mandate.

Les « réformistes » eussent voulu enlever, au moins à la section fédérale des Bourses du travail, ce caractère fédératif ; ils préconisaient la nomination, par voie plébiscitaire, d’un comité central de trente-cinq membres, élus au scrutin de liste par toutes les Bourses du travail. Si cette innovation eût été prise en considération, un coup de pioche était donné dans cet agrégat fédéraliste et on préparait la voie à un mécanisme centralisateur qui eût été néfaste au syndicalisme. Mais, sans discussion, le congrès de Bourges a mis de côté cette proposition d’esprit réactionnaire.

Donc le fédéralisme de la Confédération générale du travail est resté intact. Et, tout comme les autres organismes corporatifs, les deux comités — le comité de la section des Bourses et le comité de la section des fédérations - sont autonomes ; ils décident des propagandes qui relèvent d’eux, exercent la solidarité suivant leur rayon d’action et y font face avec les ressources que leur procurent les cotisations particulières que l’un et l’autre perçoivent.

Enfin, dernier palier, est le comité confédéral ; il est formé par la réunion des délégués des deux sections, et relèvent de lui les propagandes d’ordre absolument général qui intéressent l’ensemble de la classe ouvrière. Ainsi, pour citer un exemple des besognes qui lui incombent, il suffira de noter que, lorsqu’il fut question de faire la campagne d’agitation contre les bureaux de placement1, ce fût une commission spéciale, nommée par lui, qui eut charge de la mener à bien. Le comité confédéral n’a pas de ressources propres et à ses dépenses contribuent, en parties égales, les deux sections.

Le congrès de Montpellier, en « unifiant », ainsi qu’il vient d’être décrit, la Confédération générale du travail, avait

I. Les bureaux de placement payants, encore très nombreux au début du xxe siècle (il y en avait trois cents à Paris en 1900), avaient de fait une existence séculaire. Principalement destinés, à l’origine, au placement des domestiques, ils étendirent leurs services à d'autres professions, garçons de café, boulangers, bouchers, etc. Il y eut un fort mouvement d’agitation contre eux à partir de 1886, en particulier chez les garçons de cafés parisiens : deux de ces bureaux furent victimes d'attentats à la dynamite.

stipulé que nul syndicat ne pourrait être considéré comme réellement confédéré s’il ne remplissait la double condition d’affiliation à sa Bourse du travail et à sa fédération nationale. Comme de juste, exception est faite pour les syndicats des régions où n’existe pas de Bourse du travail ou d’union locale.

C’est cette double stipulation, strictement observée au congrès de Bourges, qui a rendu la vérification des mandats laborieuse au point quelle a absorbé deux jours pleins.

Il faut remarquer que, pour la première fois, le nouvel organisme confédéral subissait l’épreuve d’un congrès, c’est ce qui explique les lenteurs de cette besogne préliminaire ; lenteurs qui seront sûrement évitées aux congrès prochains.

Au cours de cette longue vérification des mandats, le congrès s’est montré d’une rigueur excessive : les quelques syndicats qui avaient envoyé des délégués, sans cependant avoir pu remplir la double condition d’affiliation à leur Bourse du travail et à leur fédération, n’ont pas été admis à participer au congrès, malgré les excuses valables qu’ils ont fournies.

Il ne faudrait cependant pas voir dans cette mesure inexorable un fétichisme exagéré des statuts confédéraux. Les militants ne les considèrent pas comme une loi inviolable et ils s’inspirent plus de leur esprit que de la lettre ; seulement, en la circonstance, ils ont décidé sous l’empire d’une préoccupation qui leur tient à cœur depuis deux ans : ils veulent faire pénétrer dans l’esprit de tous que l’adhésion simultanée — ce qu’on a appelé « la double obligation » — aux organismes des deux sections confédérales est une nécessité inéluctable.

Donc, le congrès, en n’admettant pas les syndicats « boiteux », ne s’est pas prononcé ainsi « parce que c’est les statuts », mais parce qu’il a voulu affirmer qu’un syndicat est un organisme incomplet s’il ne remplit qu’une des deux clauses, et qu’il manque ainsi à une partie des fonctions de propagande et de solidarité qui lui incombent. Et il s’est montré d’autant plus impitoyable que la question de la double affiliation se posait pour la première fois, et ce, afin d’en bien affirmer l’inéluctable nécessité.

Le parti du Travail

Le but poursuivi par la Confédération générale du travail est nettement défini par l’article premier de ses statuts :

Elle groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat.

Cette brève position de principe peut être considérée comme contenant toute l’essence de la doctrine syndicaliste. Et, justement, ce qui différencie le mouvement ouvrier des diverses écoles socialistes - et fait sa supériorité -, c’est sa sobriété doctrinale. C’est à cela que peut être attribuée sa grande plasticité, grâce à laquelle des travailleurs aux opinions politiques très nettes et même divergentes se coudoient en ses groupements et y militent en concorde.

Dans les syndicats, on philosophe peu. On fait mieux : on agit.

Cela explique pourquoi, dans les groupes corporatifs, affluent des éléments venus de toutes les écoles sociales.

Là, sur ce champ neutre qu’est le terrain économique, ces éléments perdent au frottement leurs rugosités particulières, pour ne conserver que les principes communs à tous : la volonté d’amélioration et d’émancipation intégrale. Là se réalise une vivante « unité » que d’autres ont infructueusement voulu créer dans le plan politique. Là marchent d’accord, sans aucune arrière-pensée, des hommes qui, dans les milieux politiques, se retrouvent adversaires.

Ce phénomène s’explique par ce fait que, les organisations syndicales étant des foyers d’action réelle et efficace, sous l’influence bienfaisante de cette action s’éteignent, ou au moins s’assoupissent, les oppositions d’écoles. Et ce, d’autant mieux que ces oppositions résultent peu de divergences de principes et davantage de « distinguos » établis sur des conceptions abstraites ou des rivalités politiciennes.

À un autre point de vue encore, on peut considérer le syndicalisme comme unifiant des idées sociales, en les dégageant de toutes les superstructures qui leur donnent une couleur particulariste. Ses conceptions théoriques sont, dans leurs grandes lignes, celles qui inspirèrent l’Association internationale des travailleurs : aussi est-ce à bon droit qu’il s’affirme son continuateur, avec les différences de détail et d’organisation que comporte le milieu.

Il n’est donc pas présomptueux d’affirmer que le syndicalisme est la quintessence des diverses doctrines sociales, après élimination de tout ce qu’elles peuvent avoir d’étroit et de trop systématique.

Ainsi, se constitue, en partant du simple pour aboutir au composé, en venant de l’inconscience pour s’élever à la conscience, ce parti du Travail qui, tout en poursuivant les fins révolutionnaires que proclame l’article organique de la CGT, ne néglige pas les contingences actuelles et, en outre, n’établit aucune barrière doctrinale, ne pose aucun credo qui puisse offusquer un travailleur ou lui déplaire et, ainsi, l’écarter des organisations corporatives.

On objectera que cette unification de la classe ouvrière, en marche vers son émancipation, n’est pas aussi complète qu’il serait à souhaiter, puisqu’il se produit des résistances, et qu’à la CGT - comme dans les partis politiques - il existe deux camps : celui des « réformistes » et celui des « révolutionnaires ».

Encore qu’il est facile d’observer que, dans toute agglomération humaine, cette formation de deux pôles est un phénomène constant, ce qui n’implique pas division ou scission, d’autres arguments détruisent l’objection. À bien voir, les « réformistes » n’ont pas une tactique nette ; ils sont plutôt une hybridation de conservatisme et de syndicalisme. En effet, ils déclarent accepter l’article organique de la CGT, qui pose comme but la suppression du patronat1,

I. Lire supra, note II, p. 55. et il leur arrive trop souvent d’agir en contradiction avec ce principe ; il leur arrive aussi de s’emboîter dans la légalité bourgeoise, ce qui est tout aussi contradictoire. Mais ces manifestations régressives, par le fait quelles ne s’accrochent à aucun principe, ne mettent pas en péril l’unité ouvrière et on peut être certain que, sous la pression des événements, force sera à ces éléments d’accentuer le mouvement et d’évoluer avec le bloc syndical.

D’ailleurs, l’exactitude de cette appréciation s’est vérifiée à bien des reprises, au cours du congrès de Bourges ; il est arrivé souvent aux « réformistes » de s’affirmer en communion d’idées et de tactique avec les « révolutionnaires » ; certains même semblaient désirer qu’on ne les cataloguât pas avec les « réformistes ». Au contraire, du côté des « révolutionnaires », il n’y avait nulle ambiguïté et c’est avec netteté et précision qu’ils affirmaient leurs aspirations.

Donc, il serait inexact de chercher à établir un parallèle entre les partis politiques qui sont morcelés et divisés suivant les objectifs particuliers qu’ils poursuivent, et les éléments corporatifs qui, unifiés par la Confédération générale du travail, ont un but commun et restent fatalement cohérents, malgré que se constatent des tendances diverses.

Les méthodes d’action

Il ne reste, pour compléter cette esquisse de l’organisme confédéral, qu’à exposer brièvement les méthodes d’action qui particularisent le mouvement syndicaliste et lui donnent figure à part.

Disons d’abord que ces méthodes ne s’inspirent pas de l’idée démocratique vulgaire. En effet, quoique évoluant dans un milieu imprégné de démocratisme, les militants syndicalistes dépouillent, dans les organisations corporatives, ce qu’ils peuvent avoir de préjugés démocratiques. Et ceci ne s’applique pas qu’aux seuls révolutionnaires, puisque, à Bourges, le secrétaire de la fédération du Livre, Keufer lui-même, était amené à s’affirmer dégagé de toute illusion démocratique.

Les méthodes d’action syndicale ne sont donc pas l’expression du consentement d’une majorité, dégagée par le procédé du suffrage universel. Il n’en pourrait d’ailleurs pas être ainsi, dans la plupart des circonstances, car il est rare que le syndicalisme englobe la presque totalité des travailleurs : trop souvent, il ne groupe qu’une minorité. Or, si le système démocratique était pratiqué dans les organisations ouvrières, le non-vouloir de la majorité inconsciente et non syndiquée paralyserait toute action. Mais la minorité entend ne pas abdiquer ses revendications et ses aspirations devant l’inertie d’une masse qui se complaît dans l’esclavage économique. Par conséquent, il y a pour elle obligation inexorable à agir sans tenir compte de la masse réfractaire, et ce, sous peine d’être forcée à plier l’échine avec la même souplesse que les inconscients.

Au surplus, cette masse amorphe et majoritarde[17] serait bien mal venue à récriminer. La première, elle bénéficie de l’action de la minorité ; c’est elle qui a tout le profit des victoires remportées sur le patronat. Au contraire, les militants sont souvent les victimes de la bataille ; les patrons les pourchassent, les mettent à l’index et les affament, heureux encore si les gouvernants, bons gendarmes du capital, ne les traquent pas et ne les embastillent pas.

L’action syndicale, aussi infime que soit la minorité militante, n’a donc jamais une visée individuelle et particulariste ; toujours elle est une manifestation de solidarité et l’ensemble des travailleurs intéressés à l’action, quoique n’y participant en rien, est appelé à bénéficier des résultats acquis.

Et nul n’a motif à récriminer contre une telle méthode, pas même les inconscients, que les militants n’ont guère considérés que comme des zéros humains, n’ayant que la valeur numérique qu’un zéro ajoute à un nombre s’il est placé à sa droite. Pourquoi récrimineraient-ils ? Le syndicat n’est pas un groupement fermé et, loin de vouloir se passer de leur concours, les militants s’efforcent de les y amener.

Ainsi apparaît l’énorme différence de méthode qui distingue le syndicalisme du démocratisme : celui-ci, par le mécanisme du suffrage universel, donne la direction aux inconscients, aux tardigrades (ou mieux, à leurs représentants), et étouffe les minorités qui portent en elles l’avenir. La méthode syndicaliste, elle, donne un résultat diamétralement opposé : il n’est pas tenu compte de la masse qui refuse de vouloir et seuls les conscients sont appelés à décider et à agir.

Le plus typique des exemples à citer pour montrer combien la méthode d’action syndicale imprègne le mouvement corporatif - et est pratiquée même par les moins syndicalistes d’esprit — est le référendum des mineurs, effectué en avril 1901, sur l’opportunité de la grève générale de la corporation 1. Au congrès de Lens, où fut décidé ce référendum, il fut convenu que les abstentionnistes seraient considérés comme étant de l’avis de la majorité. Or, il est à noter que cette décision, qui s’inspirait de la pure méthode syndicaliste, fut adoptée, non sur la proposition d’un de ses fervents, mais sur l’avis du citoyen Basly, un démocrate ! Il n’y a pas à s’étonner ; il y a tout simplement à constater que le courant économique a une force d’entraînement qui brise les résistances individuelles et oblige les plus adversaires de sa méthode à l’accepter.

Ce n’est d’ailleurs pas un fait isolé ; le moindre examen des tactiques de résistance et d’attaque, en vigueur dans les organisations corporatives, permet de reconnaître que toutes s’inspirent de la méthode syndicaliste.

La grève, qui est le mode d’action le plus élémentaire, est une manifestation de révolte d’une minorité. Certes, il peut se faire - et cela se constate de plus en plus - qu’une majorité de travailleurs intéressés, parfois même la presque unanimité, prenne[18] [19] l’initiative de la cessation du travail. C’est un signe d’accroissement de la conscience ouvrière, qui n’infirme en rien le principe de la grève.

Les gouvernants comprennent fort bien que la grève porte en soi ce caractère révolutionnaire et ils en redoutent les dangers ; c’est pourquoi ils cherchent à l’énerver en lui inoculant le virus démocratique et en acoquinant les travailleurs avec les patrons, grâce au système de la « collaboration » des classes.

Le projet d’arbitrage obligatoire et de réglementation des grèves, imaginé par Millerand, sous l’inspiration du clairvoyant et âpre défenseur des privilèges bourgeois que fut Waldeck-Rousseau, s’inspire des pures théories démocratiques. Mais l’accueil, dans les milieux ouvriers, a été plutôt froid ! Et c’est avec le même dédain qu’on a accueilli les institutions mixtes où l’on veut accoler en une collaboration continuelle les travailleurs et les exploiteurs ; l’échec lamentable des « conseils du travail » n’est pas pour encourager dans cette voie les châtreurs du mouvement syndicaliste.

L’idée de grève est restée intacte : le conflit économique qu’est la grève est une lutte entre deux éléments ayant des intérêts opposés, et il apparaît de plus en plus au prolétariat qu’il n’y a à ces conflits d’autre solution que celle résultant du choc des deux forces en présence.

Autant que la grève, les divers modes d’action syndicale contre le patronat sont les manifestations de la volonté des minorités conscientes.

Qu'est le sabotage II, sinon un moyen d’action à la portée des travailleurs qui, se sentant entourés de camarades sans ressort, veulent, quoique trop peu nombreux pour résister par la lutte ouverte, tenir en échec l’exploiteur ?

Le boycottage et le label-qui sont la contrepartie l’un de l’autre — dérivent des mêmes principes et sont, eux aussi, d’essence révolutionnaire.

Le boycottage est l’appel à la solidarité, formulé par une minorité qui désire que soit mis à l’index l’ennemi quelle désigne.

Quant au label, dont l’action moins brutale peut paraître inspirée d’intentions plus pacifiques, il ne fait pas exception et, comme les moyens précédents, il est un appel à la solidarité, émanant toujours d’une minorité. Il est l’invitation faite par une corporation (ou mieux, par l’élément actif de cette corporation) à la masse ouvrière, afin quelle utilise, sans qu’il lui en coûte rien de plus qu’une pensée de solidarité, sa force de consommation en faveur des camarades de la corporation indiquée. Et ce, de façon très simple : en se fournissant chez les commerçants et industriels que la « marque syndicale » recommande comme respectant les conditions syndicales.

Après avoir constaté que les moyens de résistance quotidienne, de lutte partielle contre le patronat sont adéquats aux théories syndicalistes, il est superflu d’insister pour démontrer que l’idée de grève générale a une identique origine. Les lecteurs du Mouvement socialiste n’ont qu’à se reporter aux derniers numéros : dans l’« Enquête sur la grève générale[20] » est exposée, sur ce point, l’opinion dominante chez les syndicalistes révolutionnaires.

Maintenant que, dans les pages qui précèdent, j’ai exposé, quoique incomplètement, le fonctionnement de la Confédération générale du travail, les théories et les méthodes de l’action syndicaliste, abordons les débats du congrès.

Le congrès

La physionomie du congrès

L’ordre du jour, excessivement chargé, comprenait une quinzaine de questions ayant trait aux diverses faces du mouvement corporatif. C’était beaucoup trop. Et, cependant, c’était peu si l’on tient compte du mode de composition des ordres du jour des congrès corporatifs. Tout syndicat confédéré peut, de sa propre initiative, faire porter à l’ordre du jour la ou les questions qu’il juge utile de soumettre à la discussion. Le comité confédéral n’a pas la faculté de faire un choix et de procéder à une besogne d’élimination. Par conséquent, au lieu de trouver sut chargées de questions nos assises ouvrières, on peut, au contraire, voir là une marque de la réserve dont ont fait preuve les syndicats.

En fait, sur la quinzaine de points qui s’offraient à la discussion, de l’avis de tous, allaient se trouver au premier plan ceux intéressant les « deux méthodes » [21] ; quant aux autres, par la force des choses, ils allaient être négligés, vu le manque de temps. C’est ce qui s’est produit.

On pourrait même considérer que le congrès a donné plus qu’on ne prévoyait. Après avoir déblayé le terrain, par la solution de l’irritant problème des « réformistes » et des « révolutionnaires », il a eu le temps d’affirmer, de très nette façon, ses tendances en décidant d’une action générale avec, pour plate-forme, la journée de huit heures.

Voilà pour la physionomie morale du congrès. Quant à sa physionomie matérielle, elle n’était pas seulement caractérisée par le nombre considérable de délégués et de syndicats représentés, mais encore par la constitution particulière de cette représentation.

L’effort considérable tenté par les « réformistes », dans l’espoir de changer l’orientation de la CGT, n’avait chance d’aboutir qu’en obtenant une majorité au sein du congrès. C’est pourquoi on a vu, à Bourges, 128 sections de la fédération du Livre, alors qu’au congrès de Montpellier une trentaine à peine avaient envoyé des mandats et qu’à celui de Lyon leur chiffre se limitait à une dizaine. Faut-il déduire de cette poussée considérable que, par un phénomène heureux, les sections du Livre, jusqu’ici peu agissantes, se sont trouvées prises d’une fièvre d’action intense ? On peut douter que cette explication soit la vraie. Il est des sections du Livre qui ne comptent qu’un nombre infime de syndiqués, et si l’on ajoute que la plus importante de ses sections -celle de Paris — n’a pas été consultée pour l’envoi d’un délégué au congrès1, on reconnaîtra que cette mobilisation était due à d’autres motifs qu’à un accroissement de vitalité.

Un autre fait, à peu près de même ordre, était le nombre considérable de sections du syndicat national des Chemins de fer participant au congrès, soit quarante-six. Aux congrès antérieurs, rares étaient les sections y venant et le syndicat des Chemins de fer tenait à y participer, en tant que « syndicat national », afin de bien se distinguer des fédérations.

Mais, au-dessus de ces symptômes qui révélaient des préoccupations d’ordre secondaire, un fait qui donne au congrès une physionomie toute spéciale a été l’entrée en ligne des Travailleurs de la terre. Déjà, au congrès de Montpellier, quelques délégués paysans se remarquaient au milieu des délégations ouvrières. À Bourges, le bloc paysan s’est trouvé énormément accru : trente syndicats agricoles du Midi et plus de quarante syndicats de bûcherons du Centre, sans compter quelques syndicats de jardiniers, représentaient la paysannerie.

C’est là un phénomène dont la portée est grosse de conséquence pour l’avenir. Jusqu’ici, les masses rurales étaient restées, à de rares exceptions près, réfractaires à la propagande socialiste qui, malgré des tentatives réitérées, n’avait pu les entamer. Et voici que ces masses s’ébranlent ! Elles entrent en mouvement sous l’influence de la propagande syndicaliste qui se trouve avoir réussi à amener à la vie sociale les masses paysannes que la bourgeoisie proclamait le rempart du conservatisme. C’est là, pour les théories syndicalistes, un signe patent de leur valeur fécondante.

Il est à noter, en outre, que ces syndicats ruraux, comme la plupart des syndicats de création récente, sont animés d’un ardent esprit révolutionnaire. Ils en ont donné des preuves : les travailleurs agricoles du Midi, au cours des grèves récentes ; les bûcherons, lors de leur mouvement revendicatif, grâce auquel, ces derniers temps, ils ont obtenu une considérable augmentation de salaire.

Ce qui, d’autre part, indique combien la conscience syndicale est développée chez ces camarades terriens, c’est la décision qu’ils prirent en une réunion particulière à laquelle assistaient tous les délégués paysans.

Il faut savoir que le congrès ne se limitait pas aux séances proprement dites et que, hors séance, il avait son prolongement en des réunions qui rassemblaient telle ou telle catégorie de délégués.

À l’une de ces réunions, les délégués de la paysannerie jetèrent les bases d’une Entente terrienne qui unira en un vaste faisceau toutes les diverses fédérations paysannes.

Le « Livre » mis en cause

Lorsque, après deux jours d’énervantes discussions, fut achevée la trop longue vérification des mandats, le camarade Keufer, secrétaire de la fédération du Livre - et qu’on n’avait pas vu depuis une huitaine d’années dans un congrès corporatif -, ouvrit la discussion sur les rapports présentés par le comité confédéral. De suite, élargissant le débat, il pose la question des « deux méthodes ».

Il critique le comité confédéral de n’avoir pas respecté la lettre des statuts confédéraux et, en outre, d’en avoir négligé l’esprit en ne tendant pas à réaliser l’unité réelle, l’unité morale.

Le comité a violé la lettre des statuts en accueillant isolément des syndicats de mineurs et, après avoir écarté la fédération des mineurs, en aidant à constituer une fédération rivale. Puis encore, en admettant le syndicat national des Correcteurs, malgré qu’il soit reconnu que les correcteurs font partie intégrante du Livre.

Les griefs moraux que relève Keufer sont plus spécieux encore : il pose la fédération du Livre en victime des « dirigeants » du comité confédéral... Il précise ses récriminations : des militants, envoyés par le comité confédéral propagander en province, ont daubé méchamment sur le Livre. Il cite des coupables : Yvetot à Dijon, Beausoleil* à Rennes.

Et pourquoi s’en prend-on au Livre, dont Keufer proclame la pureté d’intention ? Parce qu’il s’inspire d’une méthode plus raisonnée que l’action directe, parce qu’il n’a nulle confiance en la grève générale, parce qu’il n’attend rien de la révolution.

Après bien d’autres critiques du même ordre, Keufer instruit le procès de l’organe de la Confédération générale du travail, La Voix du Peuple : il lui reproche ses tendances et aussi d’avoir pris à partie les fédérations modérées.

La cause de tout le mal, Keufer l’entrevoit dans l’infiltration anarchiste et, conclut-il, pour ne pas accroître les tiraillements, dans un esprit de conciliation, il dépose un ordre du jour invitant le comité confédéral à rester fidèle aux statuts.

C’était, sous des formes voilées, un blâme formel infligé au comité qui, il ne faut pas l’oublier, est constitué par des délégués choisis par les fédérations et toujours révocables par elles. Un tel ordre du jour eût signifié, s’il eût été adopté, que non seulement le comité confédéral, mais encore les organismes fédératifs étaient en désaccord avec les éléments constituants de la Confédération générale du travail : avec les syndicats.

Mais voici que l’attaque de Keufer a pour sa fédération des conséquences imprévues : le débat dévie brusquement et, de l’offensive, l’agresseur est acculé à la défensive. C’est la réédition de l’histoire de la paille et de la poutre.

La démonstration est faite que Keufer a tort de poser le Livre en victime : il est prouvé que Beausoleil à Rennes et Yvetot à Dijon n’ont pas tenu le langage qui leur est reproché, il est prouvé, par contre, que les délégués du Livre ne sont pas chiches en médisances ; il est démontré aussi que les critiques adressées à La Voix du Peuple se trompent d’adresse et doivent être formulées et amplifiées contre l’organe de la fédération du Livre, La Typographie française.

Et voici Villeval*, du syndicat national des Correcteurs, qui élève le débat et, avec une grande abondance de documentation, met en lumière que le Livre ne s’inspire pas des principes fondamentaux de la Confédération générale du travail, qui proclament que le syndicalisme a des fins révolutionnaires ; au lieu d’avoir pour objectif constant la suppression du salariat, le Livre poursuit une œuvre de temporisation et d’entente avec le capital. Tout préoccupé de l’œuvre du moment, il sacrifie tout à la pacification. Or, conclut Villeval, ici, au congrès, les différences corporatives s’effacent et il faut nous élever à la recherche de la solution de la question sociale.

Villeval s’explique pour le cas spécial du syndicat national des Correcteurs, qui est l’équivalent d’une fédération de métier. Pourquoi le Livre s’élève-t-il contre son affiliation à la Confédération générale du travail, alors qu’il approuve l’admission d’autres fédérations de métier ? Et puis, cette organisation n’est pas une anomalie aussi criante qu’il est dit, puisque, en Allemagne, dont on nous vante le degré d’organisation, il existe un syndicat national des Correcteurs.

Après Villeval, la tactique de la fédération du Livre continue à être passée au crible. Il est signalé un procédé mesquin pour éviter l’éveil de l’esprit de réflexion chez les typographes de province : on leur laisse ignorer les débats des assemblées de leurs camarades de Paris, parce qu’y domine la note révolutionnaire ; les comptes rendus en sont publiés en un supplément de la Typographie et distribués aux seuls adhérents parisiens. Autre fait grave noté à l’actif d’un syndicat typographique : son secrétaire, préoccupé par-dessus tout d’éviter le moindre conflit, s’est entremis pour faire accepter à une catégorie d’ouvriers une diminution de salaire, et ce malgré les protestations de ceux-ci qui eurent le tort de regimber et auxquels il fut d’ailleurs déclaré : « Si vous n’acceptez pas, on ne vous reconnaîtra pas grévistes. »

Ainsi, par l’amoncellement des faits s’éclaircissaient le malaise et le malentendu que signalait et que regrettait le camarade Guérard. Et Pouget était bien fondé à lui répondre : ce malaise, ce malentendu viennent, non du désaccord entre « réformistes » et « révolutionnaires », mais de ce que certains n’acceptent que du bout des lèvres les principes de la Confédération générale du travail et ne tendent qu’à réaliser l’accord avec le patronat. Qu’on en vienne à poursuivre nettement le but final d’expropriation capitaliste et on réalisera l’unité morale tant prônée !

Ce débat public, engagé sur la tactique de la fédération du Livre - et qui avait le tort d’être trop particulier —, aura cependant des conséquences heureuses : il aura ouvert des horizons à bien des délégués, tant typographiques que d’autres corporations, et la véritable cohésion ouvrière, faite de pensées et de tendances communes, ne pourra que s’en trouver davantage fortifiée.

Le cas des Mineurs

L’un des arguments des réformistes contre le comité confédéral était l’attitude observée par lui à l’égard des Mineurs : on l’accusait d’avoir admis seulement les organisations minières dont les aspirations concordaient avec les siennes et de n’avoir pas accepté la vieille fédération des Mineurs.

Ce sont les reproches que formulent le citoyen Boyanique*, de la Verrerie ouvrière d’Albi1, et Hardy*, des Maréchaux, dont les allures grandiloquentes ont le don de dérider le congrès : de l’avis de ce dernier, Garnery*, qui fut envoyé l’an dernier, par le comité confédéral, au congrès de la vieille fédération, à Carmaux, pour tenter le rapprochement entre les deux tronçons du prolétariat minier, eût mieux fait de rester chez lui.

À ces critiques, Merzet*, délégué de Montceau-les-Mines, répond d’abord :

I. La Verrerie ouvrière d’Albi, dite la VOA, fut créée par les ouvriers verriers de Carmaux, avec le soutien du député socialiste Jean Jaurès. Soutenue par de nombreuses organisations ouvrières (politiques, syndicales, coopératives), elle fut inaugurée en octobre 1896 et commença son activité au Ier janvier 1897. Maxime Leroy rappelle, dans La Coutume ouvrière (op. cit, p. 701 ), que la Verrerie n’était pas à proprement parler une coopérative puisque les propriétaires des actions n'étaient pas ses propres travailleurs mais des organisations ouvrières. Tout au long de sa vie militante, Pouget a souvent évoqué les problèmes rencontrés par la VOA. Il lui consacre encore plusieurs articles en 1914 dans La Guerre sociale et c'est encore sur ce sujet qu’il rédige ce qui sera son dernier écrit « social » connu : intitulé « À la Verrerie ouvrière », il paraît dans le numéro de La Guerre sociale du 22 au 28 juillet, juste avant la déclaration de guerre.

Il fait l’historique des divisions du prolétariat minier et, avec documents à l’appui, il en rejette la responsabilité sur Cotte*, Basly et Lamendin. Il rappelle que c’est après le congrès des Mineurs tenu à Alais [Aies], en avril 1902, que s’effectua la scission et qu'elle fut motivée par les manœuvres des hommes néfastes à la corporation des mineurs qui voulaient éviter la grève générale, décidée par deux référendums. On est donc mal venu de prétendre que le comité confédéral a une part de responsabilité dans cette scission, attendu qu’à ce moment il n’avait aucune relation avec la fédération des Mineurs. Antérieurement, celle-ci (au congrès de Lens de 1901) avait refusé de prendre en considération une proposition du syndicat de Montceau d’adhérer à la Confédération générale du travail.

Merzet ajoute que la grève d’octobre 1902 mit le comble à la désagrégation de cette fédération ; le mouvement fut lancé avec une étrange précipitation et, peu après, sous l'influence de Basly et de Lamendin, les mineurs du Pas-de-Calais, qui avaient donné le branle pour la cessation du travail, reprenaient le chemin de la mine, abandonnant les camarades des autres bassins.

Entre-temps, le syndicat de Montceau-les-Mines et celui de Decazeville avaient adhéré isolément à la Confédération générale du travail et d’autres syndicats avaient, plus tard, demandé leur adhésion. Après seulement, la fédération des Mineurs se décida, elle aussi, à demander à se confédérér.

C’est alors que le comité confédéral fit, sans succès, une tentative de fusion. Le dernier incident de ces pourparlers se déroula au congrès de Carmaux où les délégués dissidents furent mal accueillis et où Garnery, délégué de la Confédération générale du travail comme médiateur, ne fut même pas admis.

Ces explications de Merzet, Garnery les confirme, ainsi que Pouget, qui fait remarquer que la demande d’adhésion de la fédération des Mineurs se produisit seulement lorsqu’un certain nombre de syndicats l’eurent abandonnée pour adhérer isolément à la Confédération.

Griffuelhes ajoute ensuite que le comité confédéral n’a pas pris, à l’égard des mineurs, une décision exceptionnelle : les mesures qu’il a prises, les concernant, il les a prises également vis-à-vis des travailleurs municipaux qui, eux aussi, étaient coupés en deux tronçons, et son intervention a eu l’heureux résultat de ramener l’union dans la corporation, et s’il n’en a pas été pareillement en ce qui concerne les mineurs, la faute n’en est pas à lui.

Cette déclaration, que soulignèrent les approbations du congrès, fut confirmée par le délégué du syndicat des Cantonniers de Lyon.

Approbation des actes du comité

Avec le camarade Guérard, qui lui aussi prend à partie le comité confédéral, les critiques sont moins terre à terre qu’avec Keufer : il élargit le cadre de la discussion et a soin de se dégager légèrement de Keufer, dont le modérantisme ne le satisfait pas.

La thèse de Guérard consiste à démontrer que le comité confédéral a fait œuvre politique, et ce, de deux façons :

— Premièrement, grâce à l’influence d’une personnalité qu’il ne nomme pas — et qui, au portrait esquissé, peut être Griffuelhes —, à qui il reproche d’être l’homme d’un parti politique et d’avoir fait de l’antiministérialisme pur.

— Deuxièmement, parce que, à la veille des élections municipales de mai 1904, le comité confédéral a fait œuvre politique en lançant une affiche pour engager les électeurs à ne pas voter, affiche qui semble avoir été l’œuvre des anarchistes du comité.

Sur ce thème légèrement contradictoire — car la politique blanquiste[22] et la « politique » anarchiste ne semblent guère faites pour vibrer à l’unisson —, Guérard avait-il espéré trouver argument pour dissocier le bloc syndicaliste, en mettant aux prises les révolutionnaires parlementaires et les antiparlementaires ? Il se peut ! Mais si telle fut son intention, il échoua.

Cependant, c’est à s’élever contre les dangers de l’infiltration politique dans les syndicats que se résuma son discours, laissant ainsi entendre que la politique y refleurit : il montra que les syndicats ne peuvent être nécessairement que des groupements d’intérêts ; et, pour preuve des ravages que fait la politique dans leur sein, il cita l’exemple du groupe de Rennes, du syndicat national des Chemins de fer, dont l’adhésion à une organisation politique a réduit le nombre des adhérents de 800 à 80.

Puis faisant une légère incursion sur la tactique, il dit de l'action directe quelle est une chose très ancienne, sous un vocable nouveau et, à tort, il la limita à l’acte de violence, dont pourtant il ne niait pas l’utilité.

En conclusion, il souhaita aux militants de faire effort vers l’union, afin de toujours se rapprocher plus de la belle devise syndicale : « Bien-être et liberté ! »

À Guérard répondit Latapie. Et les applaudissements chaleureux qui accueillirent ce dernier prouvèrent qu’il dégagea, avec le plus de précision, la dominante du congrès. Il s’élève contre l’étroite classification de Guérard en partisans ou non de la politique et il prouve qu’à la Confédération générale du travail les militants des diverses écoles sociales marchent d’accord ; la préoccupation de tous est d’éviter l’intrusion gouvernementale dans les syndicats. Puis, en dehors du syndicat, chacun est libre de s’occuper ou non de parlementarisme. Ensuite, il montre que, lorsqu’elles viennent d’en haut, lorsqu’elles ont été octroyées par le pouvoir, les réformes ne peuvent avoir de durée dans la société actuelle, seules sont efficaces les améliorations conquises par l’action syndicale sur les privilèges capitalistes.

Latapie définit l’action syndicaliste ; il prouve quelle suffît à toute la besogne d’émancipation ; il indique qu’on peut être amené à faire de la critique religieuse, attendu que toutes les religions prêchent la résignation, ce qui est la négation du syndicalisme.

Donc, nous devons lutter contre l’armée, contre l’Église et contre l’État !

Il reconnaît que la fédération de la Métallurgie suit une certaine « politique », puisqu’elle inscrit - et c’est, croit-il, la seule dans ce cas -, en tête de ses statuts, la transformation de la société capitaliste en société collectiviste ou communiste ; mais c’est une « politique » révolutionnaire qui laisse aux organisations leur pleine indépendance.

Venant au rôle de l’État, il montre combien a été manifeste son incapacité à propos des premier et deuxième paliers de la loi de dix heures1. Alors que les travailleurs réclamaient simplement le respect de la loi, c’est contre eux que le gouvernement envoyait la troupe, protégeant ainsi les violateurs de la loi !

Les législateurs disent aux syndicats : « C’est à vous à assurer l’application de la loi », pourquoi alors s’attarder à discuter des projets de loi ? Les parlements ne sont d’ailleurs que des enregistreurs. En Angleterre, la loi réglementant la journée de travail n’a été votée qu’une fois appliquée par la classe ouvrière.

Ce qu’on voudrait, il faut le dire pour nous garer du danger : c’est transformer les organisations syndicales en organismes d’État, comme en SuisseII ; mais le système n’a I. La loi des dix heures de travail par jour, dite « loi Millerand », adoptée le 30 mars 1900, devait être appliquée en deux temps : réduction en 1902 à dix heures et demie, puis, en 1904, réduction définitive à dix heures.

-

II. Pouget a probablement à l'esprit la Fédération ouvrière suisse, dite « nouvelle Union ouvrière », fondée à 1887 à Aarau, une organisation faîtière qui regroupait toute sorte de syndicats, d’associations ouvrières, catholiques et protestantes, ainsi que des caisses maladie. Son secrétariat ouvrier, subventionné par le gouvernement (Conseil fédéral) suisse, était chargé de lui fournir des statistiques et d’élaborer les bases de la législation sociale. En échange de cette reconnaissance officielle, le Conseil fédéral imposait des conditions très strictes à l’organisation : les travailleurs étrangers y étaient jugés indésirables et les grèves tenues pour illicites. Il faut noter cependant qu’au moment où Pouget écrit cet article la Fédération ouvrière suisse est déjà sur le déclin, concurrencée par l'USS (Union syndicale suisse), proche du parti socialiste. rien d’enchanteur car, même dans la « libre » Helvetic, les syndiqués veulent secouer le joug de l’État1.

L’unité syndicale est nécessaire, certainement ! Mais cette unité n’est possible que si les syndicats se conforment à l’indication révolutionnaire donnée par les statuts constitutifs de la Confédération.

Quelques autres délégués interviennent dans la discussion, mais sans apporter de faits nouveaux ; il n’y a donc plus qu’à entendre Griffuelhes à qui, en qualité de secrétaire de la Confédération, incombe la besogne de réfuter toutes les critiques.

Ci-dessus, j’ai noté la mise au point des critiques lancées par la fédération du Livre et aussi du cas des mineurs, ce fut l’argumentation de Griffuelhes ; y revenir serait une redite inutile. Il me reste à indiquer la réfutation des critiques de Guérard concernant l’affiche prétendue abstentionniste et le penchant antiministérialiste de Griffuelhes. Sur ce dernier point, qui visait les flétrissures à l’adresse du ministre Combes, pour son attitude lors de l’assaut donné par la police à la Bourse du travail de Paris, le 29 octobre 1903 ", Griffuelhes rappelle qu’à la suite du précédent envahissement de la Bourse du travail, en 1901, parut dans La Voix du Peuple une protestation, aussi virulente, contre Waldeck-Rousseau, protestation due à la collaboration de Guérard et de Pouget. Donc, les critiques qu’on lui a adressées portent à faux : aujourd’hui, comme I. Il faudra attendre 1905 pour voir se constituer la FUOSR (la Fédération des Unions ouvrières de Suisse romande), une organisation qui se réclame du modèle syndicaliste révolutionnaire français. En 1906, elle se donne un organe de presse, dont le titre est directement emprunté à celui de la CGT française, La Voix du Peuple.

-

II. Les événements du 29 octobre 1903 furent une belle manifestation du zèle des policiers du préfet Lépine, qui, après avoir envahi la Bourse du travail de Paris, chargèrent, sabre au clair, les assistants à une réunion syndicale. Pourchassant les travailleurs présents jusque dans les étages, dans les bureaux et même sur la verrière du bâtiment, ils firent quatre-vingt-quatre blessés graves, dont certains reçurent quelque quinze blessures. Les actes des « gardiens de l’ordre » furent d’une telle brutalité que l'événement provoqua un débat au Parlement dès le lendemain.

précédemment, dans La Voix du Peuple on fait, non de l’antiministérialisme, mais de la défense syndicale.

Ensuite, Griffuelhes explique dans quelles circonstances, à la veille des élections municipales, fut lancée l’affiche que Guérard a considérée comme un acte anarchiste. Il indique d’abord que les camarades du comité qui se réclament des idées anarchistes la virent d’un mauvais œil et que ceux qui en eurent l’initiative sont, hors du syndicat, des partisans de l’action parlementaire qui n’avaient, à ce moment, aucune préoccupation électorale : ils voulaient exercer une pression décisive, et il y a lieu de remarquer que le but visé a été atteint. D’ailleurs, cette affiche conserva le plus pur caractère syndical ; elle était du même ordre que celles que fit, en même temps, le Livre pour la vulgarisation du label. Il y aurait eu acte politique, si des préférences ou des antipathies avaient été manifestées à l’égard d’un candidat ; or, il n’en fut pas ainsi !

Ayant réduit à néant toutes les critiques, Griffuelhes conclut en déclarant nécessaire que le congrès se prononçât sans ambiguïté pour ou contre la gestion, la propagande et l’action du comité confédéral.

Les résultats du scrutin furent catégoriques : sur 1 214 syndicats participant au congrès, 825 se prononcèrent pour l’adoption du rapport confédéral et 369 contre.

Cette majorité formidable détruisait toutes les arguties produites surtout par le Livre et qui consistaient à prétendre que la Confédération générale du travail était « dirigée » par quelques individualités en désaccord total avec les syndicats.

La représentation proportionnelle

La représentation proportionnelle était le « clou » du congrès, le « furoncle » au dire d’un délégué caustique.

Cette dernière définition paraît être la plus exacte, car la représentation proportionnelle n’était qu’une machine de guerre, imaginée par les réformistes contre les révolutionnaires. Grâce à elle, on avait espéré - comme l’avouait trop naïvement le président du syndicat des Typographes de Lille — purger la Confédération de l'élément libertaire.

L’espoir était enfantin. C’était accorder à un mode de votation qui n’a qu’une valeur relative, car sa portée se résume en une notation des idées et des tendances, une importance primordiale ; cette confiance mise en un procédé mécanique était une sorte de fétichisme en faveur de la chose très secondaire qu’est un mode de vote.

Il est bon de remarquer que la représentation proportionnelle telle qu’on la conçoit sur le terrain politique n’a de commun que le nom avec la représentation proportionnelle préconisée dans les groupements économiques.

Sur le terrain politique, ce sont des opinions qui sont en présence et, si l’on n’a pour les dégager que la mécanique simpliste du suffrage universel, les gros bataillons inconscients font bloc et écrasent les minorités conscientes ; la représentation proportionnelle, au contraire, permet à ces dernières de se manifester.

Sur le terrain économique, ce sont des intérêts qui entrent en contact, et seules, trop souvent, des minorités participent au mouvement. Or, ici, la représentation proportionnelle aurait un résultat contraire à celui quelle peut avoir sur le terrain politique : elle permettrait aux masses plus nombreuses et plus pondérées de paralyser les minorités conscientes et serait ainsi un instrument de réaction.

Ce n’est d’ailleurs pas une hypothèse gratuite ; le fait s’est réalisé en Angleterre : le old unionism offusqué des tendances du new unionism qui, de 1890 à 1895, risquaient d’imprégner d’idées nouvelles et révolutionnaires les organisations syndicales, jugea utile d’enrayer le mouvement et il y parvint (en 1895, au congrès de Cardiff) grâce à la représentation proportionnelle.

Pareil danger était-il à redouter en France ? Non. En effet, à supposer que la représentation proportionnelle eût triomphé au congrès de Bourges, l’orientation de la Confédération générale du travail n’eût pas été modifiée d’un pouce. Une facile statistique le démontre. Et si cette statistique eût été dressée à l’avance par les « réformistes », ils eussent compris l’inanité de leurs tentatives et ils auraient pu se dispenser de faire subir au congrès le « furoncle » de la représentation proportionnelle.

Si on fait le calcul du nombre de voix dont les fédérations disposeraient au comité, en leur appliquant la proportionnalité indiquée par le Livre, on constate que le comité serait formé de 330 voix environ. Si, ensuite, on établit la classification en « réformistes » et en « révolutionnaires », telle quelle ressort des votes du congrès, trouve que 230 voix iraient aux révolutionnaires et à pe une centaine aux réformistes.

C’est exactement la même proportion — un peu plus des deux tiers, contre un tiers - que celle qui s’est toujours dégagée des votes du congrès.

Cette statistique nous démontre combien étaient illusoires les espoirs caressés par les réformistes. Elle nous démontre aussi autre chose : elle prouve qu’ils sont dans l’erreur quand ils affirment que la Confédération générale du travail est le reflet d’une minorité et que les gros bataillons syndicaux, qui payent et qui alimentent l’organisme confédéral, n ont pas voix au chapitre.

Il est désormais indéniable que l’orientation révolutionnaire de la Confédération n’est pas un phénomène factice et quelle est la résultante de la poussée syndicale qui s’exerce de la périphérie au centre.

La discussion sur la représentation proportionnelle

Les débats sur cette question, étant donné le nombre considérable d’orateurs qui désiraient donner leur avis, menaçaient de s’éterniser plus que la durée du congrès. Aussi, dès l’abord, il fut décidé de limiter les orateurs à dix, cinq « pour » et cinq « contre ».

Les partisans de la représentation proportionnelle se mirent d’accord pour choisir : Maroux (Livre, Marseille) ; Coupât* (Mécaniciens) ; Keufer (Livre) ; Lucas (Employés) ; Guérard (Chemins de fer).

Ses adversaires désignèrent : Vibert* (Arsenal de la marine, Brest) ; Henriot* (Allumettiers) ; Niel (Montpellier) ; Luquet* (Coiffeurs) ; Villeval (Correcteurs).

Très faible fut l’argumentation des orateurs « pour ». D’ailleurs, cette pénurie d’arguments avait été sensible bien avant le congrès ; dans La Voix du Peuple une discussion avait été entamée sur ce sujet et, malgré que fussent posées des questions nécessitant une réponse précise de la part de ceux qui avaient proposé la mise à l’ordre du jour de la représentation proportionnelle, ceux-ci avaient gardé le silence.

Ainsi, il leur avait été observé qu’il ne suffisait pas de se prononcer pour le principe de la représentation proportionnelle, mais qu’il fallait en indiquer le fonctionnement. .. Ils n’avaient pas répondu ! De même, avaient-ils négligé de s’expliquer quand on leur eut démontré que leur système était boiteux, attendu qu’ils se bornaient à proposer son application au comité des fédérations et qu’ils oubliaient complètement le comité fédéral des Bourses du travail.

Guère plus explicites ne furent les défenseurs de la représentation proportionnelle au congrès ; tout le temps ils se tinrent dans des généralités vagues.

Le principal argument de Maroux fut de prétendre qu’il est inexact de considérer les fédérations comme étant des unités sociales d’égale valeur ; il en est, affirmait-il, de plus utiles que d’autres ; par conséquent, les plus utiles doivent avoir une représentation plus importante.

Avec juste raison, il lui fut observé qu’une thèse semblable ouvrait la porte aux gâchis : si la proportionnalité devait s’établir d’après le plus ou moins d’utilité sociale des fédérations, il fallait établir cette échelle... Et qui allait jauger ça ? Et comment ?... C’est ce qu’il oubliait de dire !

Keufer cite en exemple les organisations syndicales de l’étranger ; les groupements français doivent leur emboîter le pas et, comme elles, pratiquer la représentation proportionnelle.

Lucas se réjouit des progrès faits par l’idée de la représentation proportionnelle. Sa joie est due à une comparaison de chiffres qu’il a acceptés tels quels, sans examiner s’ils ont[23] la portée qu’il leur attribue. Il se réjouit de ce que, au congrès de Montpellier, en 1902, la représentation proportionnelle recueillait soixante-quatorze voix, alors que l’année précédente, au congrès de Lyon, seulement vingt-six organisations s’étaient prononcées en sa faveur... Et il conclut que la progression va s’accentuer et que, après quelques autres congrès, ce mode de vote triomphera.

Cet argument est sans valeur, malgré qu’il emprunte a chiffres leur éloquence. Il est d’autant plus nécessaire d’en montrer la pénurie que, depuis Bourges, il est l’argument consolateur des partisans de la représentation proportionnelle. Ils épellent complaisamment ces trois chiffres ! Et il suffit d’examiner quels sont les éléments constitutifs de ces trois membres pour constater que les partisans de la représentation proportionnelle ne se sont pas multipliés. Aux trois congrès mis en parallèle, ce sont toujours les mêmes organisations qui se sont prononcées pour la représentation proportionnelle et si le chiffre de voix obtenu progresse, c’est parce que progresse le chiffre de délégués de ces organisations. À Lyon et à Montpellier, ses partisans étaient : les Chemins de fer, les Employés, le Livre, les Lithographes, les Mécaniciens, les Tabacs. À Bourges, c’est encore les mêmes éléments, venus plus nombreux, qui ont voté la représentation proportionnelle. Donc, il n’y a pas de gain réel.

Une autre argutie à relever chez les partisans de la représentation proportionnelle, c’est l’équivoque que tous ont cherché à créer en la confondant avec le référendum, qui n’était pas en cause. Le référendum est un moyen logique de dégager l’idée dominante sur une question posée ; nul n’en est adversaire. Il est donc vraiment spécieux de prétendre que, si on repoussait l’application de la représentation proportionnelle au sein du comité confédéral, on se trouverait embarrassé car il serait dangereux d’engager un mouvement d’ensemble — telle la grève générale - sans avoir, au préalable, procédé à un référendum.

Les adversaires de la représentation proportionnelle dissipèrent cette équivoque. Ils eurent soin, aussi, de poser en principe que les fédérations sont des unités sociales qui s’équivalent et que, au comité confédéral, elles doivent être sur un pied d’égalité, quel que puisse être le nombre de leurs adhérents. Les allumettiers, par exemple, ne sont pas 2 000 dans toute la France, parce qu’il n’en est pas besoin de plus pour suffire à la consommation. Sont-ils moins utiles que les cuisiniers, les mineurs ou les métallurgistes, demanda Henriot ? D’autre part, ne devrait-on pas, avec la représentation proportionnelle, tenir compte qu’ils ont une valeur syndicale supérieure à bien d’autres corporations, puisqu’ils sont 95 % de syndiqués ?

L’affirmation que, seules, les petites organisations étaient adversaires de la représentation proportionnelle fut réduite à néant par Vibert : il déclara que sa fédération (les travailleurs des Arsenaux de la marine et de l’État), pourtant l’une des plus importantes, était contre la représentation proportionnelle, et il ajouta que des fédérations telles que celles des Bûcherons et de la Métallurgie, adversaires aussi, ne sont pas des quantités négligeables.

Avec une abondance d’argumentation qui ne laissa aucun point dans l’ombre, Niel démolit la représentation proportionnelle, en prouva l’impossibilité d’application, et à ceux qui prônent l’imitation des Anglo-Saxons, il répondit que nous leur sommes supérieurs en tactique et qu’il serait à souhaiter qu’ils s’inspirassent de ce que nous faisons.

Luquet rappela ensuite que les partisans de la représentation proportionnelle se trouvent être d’accord avec le gou-vernement, qui voit en elle un moyen de réfréner l’ardeur révolutionnaire des syndicats ; en effet, il y a quelques mois, le ministre Trouillot* écrivait au préfet de la Seine pour l’inviter à prendre des mesures afin que la commission administrative de la Bourse du travail de Paris soit nommée par le système de la représentation proportionnelle, et cela, afin d’enrayer l’action syndicaliste des syndicats parisiens. Luquet demanda aux camarades qui se sont prononcés pour la représentation proportionnelle d’être mieux inspirés et de ne pas emboîter le pas au gouvernement.

Cette joute oratoire entre partisans et adversaires de la représentation proportionnelle se termine avec Villeval qui détruisit l’équivoque entre elle et le référendum. On passe au vote, et sur 1208 syndicats qui y prennent part, 825 se prononcèrent contre la représentation proportionnelle et 379 pour.

La journée de huit heures

Une commission de quinze membres avait été nommée avec mandat d’examiner le meilleur mode d’action pour réaliser la journée de huit heures. La commission se trouva en face de deux tactiques : celle qui consiste à attendre la journée de huit heures de l’intervention légale, ou celle consistant à ne tabler que sur l’action syndicale, par l’agitation contre le patronat et par la pression extérieure sur les pouvoirs publics.

Par douze voix contre trois, la commission se prononça pour cette dernière méthode et, en son nom, son rapporteur, le camarade Dubéros*, demanda au congrès de donner mandat à la Confédération générale du travail de commencer un vaste mouvement d’agitation, afin que d’ici le 1cr mai 1906 un fort courant soit créé, de sorte qu’à partir de cette date les travailleurs refusent de travailler plus de huit heures par jour. Pour faire face aux frais de cette campagne, outre des souscriptions volontaires, le rapport se prononce pour une cotisation fixe de cinquante centimes par cent syndiqués et par an.

Keufer combat les conclusions du rapport ; il eût préféré qu’on envisageât une action par paliers et qu’on n’allât pas, d’un bond, jusqu’à exiger la journée de huit heures. Guérard est d’un avis opposé. Il approuve la tactique préconisée, à part cependant qu’il ne lui semble pas que la violence soit, fatalement, un élément nécessaire pour mener à bien la propagande et l’agitation pour les huit heures. Ce qu’il faut, c’est une vaste agitation par journaux, brochures1, affiches, étiquettes, etc., de manière qu’à un moment donné la question des « huit heures » devienne une obsession. Il ne formule d’objection que sur la date : le Ier mai 1906 lui paraît trop rapproché.

Pouget observe que, depuis une quinzaine d’années, il s’est fait une propagande théorique en faveur des « huit heures », qui permet aujourd’hui de passer à la pratique et d’accepter la date du Ier mai 1906. Il ajoute qu’en prenant une décision en ce sens le congrès fera œuvre de révolution, car la besogne des révolutionnaires ne consiste pas à tenter des mouvements violents sans tenir compte des contingences, mais à préparer les esprits, afin que ces mouvements éclatent quand des circonstances favorables se présenteront. Pour ce qui est de l’action directe, il explique quelle peut être anodine ou révolutionnaire, selon les besoins. L’action directe, c’est les travailleurs proclamant qu’ils ne veulent compter que sur eux-mêmes, et non sur un

I. Dans son grand livre Histoire du Premier Mai, Maurice Dommanget donne nombre d'indications utiles sur les brochures éditées sur le sujet par la CGT ou certaines de ses fédérations :« Une première brochure confédérale [...] fut tirée à cent cinquante mille exemplaires. Elle ne faisait pas double emploi avec la brochure de Louis Niel sur les huit heures... La fédération du bâtiment de son côté, édita une brochure spéciale avec des exemples appropriés à la corporation et dont le tirage s'éleva à cinquante mille. Une troisième brochure confédérale suivit tirée à vingt mille, et une autre lancée par la fédération de la blanchisserie sera répandue à six mille. » (Histoire du Premier Mai [ 1953], Le Mot et le Reste, 2006, préface de Charles Jacquier, p. 275).

messie extérieur pour améliorer leurs conditions et marcher à la libération complète.

Le terrain de la discussion déblayé des objections, un seul point reste indécis : allait-on se prononcer pour une cotisation supplémentaire ? Dubéros ayant indiqué que les cotisations prévues dans le rapport doivent être considérées plus comme une marque d’approbation de l’agitation pour les huit heures que comme une ressource pour faire face aux nécessités de cette propagande, il est décidé de s’en tenir aux souscriptions volontaires et la motion suivante, complétant le rapport, est adoptée d’enthousiasme :

« Le congrès, considérant que les travailleurs ne peuvent compter que sur leur action propre pour améliorer leurs conditions de travail ;

 » considérant qu’une agitation pour la journée de huit heures est un acheminement vers l’œuvre définitive d’émancipation intégrale ;

 » donne mandat à la Confédération générale du travail d’organiser une agitation intense et grandissante à l’effet que :

 » le Ier mai 1906, les travailleurs cessent d’eux-mêmes de travailler plus de huit heures.

 » Le comité confédéral nommera une commission spéciale et recueillera des souscriptions volontaires pour couvrir les frais de cette propagande. »

La représentation proportionnelle avait été la partie négative du congrès, déblayant le terrain de tous les impedimenta du modérantisme. La décision concernant l’agitation pour les huit heures en est la partie affirmative : elle s’inspire des méthodes d’action des syndicalistes révolutionnaires, et elle indique nettement aux travailleurs que les améliorations qu’ils arracheront au capitalisme seront proportionnées à l’effort qu’ils seront capables de donner, à leur degré de conscience et de persévérance dans l’action.

Quels que soient les résultats effectifs de cette agitation, il n’y a pas à prévoir les déceptions qui ont souvent découlé de promesses formulées à la légère par les vieux partis, ou de mouvements inconsidérément préparés et qui se basaient trop sur une mise en branle autoritaire ou tout ou moins centraliste.

Les syndicalistes ne disent pas à la classe ouvrière : « Nous vous donnerons la journée de huit heures !... », ils lui disent : « Ayez la force d’imposer vos volontés au patronat et vous interviendrez dans la fixation des conditions du travail. Et votre intervention sera d’autant plus efficace que vous serez plus forts. Il en sera de la journée de huit heures comme de tout : vous l’aurez, quand vous refuserez de travailler davantage... »

La fixation d’une date déterminée est évidemment arbitraire ; mais son choix indique simplement qu’une entente va s’établir pour que, à partir de ce jour, une poussée d’ensemble s’effectue, afin de multiplier les chances de succès du mouvement.

Le label

Au cours de l’année écoulée, après avoir accepté un label portant en son centre le monogramme confédéral, la fédération du Livre revint sur sa décision et édita une marque syndicale simplement corporative. Il en résulta des discussions au sein du comité des fédérations. Le Livre décida de porter la question devant le congrès, auquel il posa la question : « Le label sera-t-il corporatif ou confédéral ? » Sur ce point, comme sur les autres questions, la majeure partie des délégués avaient leur opinion faite, leur organisation leur ayant donné un mandat précis. Aussi la discussion fut-elle brève.

Les partisans du label confédéral exposèrent que, si la marque syndicale ne contenait pas un signe distinctif commun — en l’espèce, la mappemonde confédérale -, on allait arriver à une inextricable confusion ; chaque corporation éditant un label particulier, les travailleurs ne pourraient se reconnaître dans la quantité.

Les délégués du Livre, défenseurs du label corporatif, expliquèrent que les intéressés seuls sont aptes à savoir sous quelle forme doit être créée la marque syndicale et qu’il y a utilité à ce que celle-ci relève uniquement du syndicat, afin de pouvoir défendre légalement le label contre la déloyauté de patrons qui voudraient en user, sans respecter les conditions syndicales.

À une grande majorité, le congrès se prononça pour le label confédéral. De ce fait, chaque fédération a toute liberté pour éditer son label à sa guise ; il ne lui est demandé que d’y inscrire le signe de solidarité, qui est la mappemonde confédérale.

Cette décision est la dernière manifestation du congrès. Ensuite furent adoptées, par acclamation, diverses propositions d’ordre secondaire, sur lesquelles l’accord était facile. Puis, après que, par la voie du sort, la ville d’Amiens eut été désignée pour siège du prochain congrès, les assises ouvrières de Bourges se clôturèrent aux cris de : Vive la révolution sociale !

Est-il nécessaire de conclure ? Le congrès de Bourges a été, si j’ose dire, une tranche de vie ouvrière, et la vie est sans conclusions : elle se continue et se déroule, les faits s’enchaînant aux faits, sans jamais de temps d’arrêt.

Les enseignements qui se dégagent du congrès, je les ai notés au cours de cette trop longue étude ; y insister davantage serait se répéter. Je me bornerai donc à souligner, une fois de plus, l’ascension croissante du prolétariat vers toujours davantage de conscience et d’ardeur pour la lutte : les deux précédents congrès — Lyon et Montpellier - et le récent — Bourges — indiquent une progression constante qui ne fera que monter.

IL La conquête de la journée de huit heures

(Le Mouvement socialiste, n° 151,15 mars 1905)

La résolution du congrès corporatif de Bourges

La résolution du congrès corporatif qui s’est tenu à Bourges, en septembre dernier — résolution relative à la conquête de la journée de huit heures -, a déconcerté bien des esprits, peu au courant du travail considérable qui s’est accompli, ces dernières années, au sein des syndicats ouvriers.

La question était à l’ordre du jour. Mais ceux qui ne vivaient pas intimement la vie syndicale ne pouvaient supposer que le problème fût mûr au point de se résoudre rapidement, sans longues dissertations et discussions. C’est pourtant ce qui arriva. La discussion fut courte, rapide, et la résolution qui sanctionna ce bref débat ne fut que le couronnement d’une propagande intérieure.

Une commission de quinze membres fut nommée — moins pour étudier la question que pour la mettre au point et élucider le côté pratique de la propagande de réalisation. Aussi, le rapport qu’elle présenta fut sobre de développements, il n’insista que sur la tactique :

« Deux méthodes d’action, disait ce rapport, ont été préconisées dans le sein de la commission :

 » L’une, tendant à demander que le congrès élabore un projet de loi, qui serait transmis aux pouvoirs publics par le comité confédéral, et à organiser des pétitions et des réunions publiques, pour démontrer aux législateurs que cette réforme est réclamée par la grande majorité des travailleurs.

 » L’autre, tendant à se tenir à l’écart des pouvoirs publics, à exercer toute la pression possible sur nos adversaires, à les frapper avec tous les moyens qui sont en notre disposition.

 » La commission s’est prononcée, à l’unanimité moins trois voix, pour cette dernière méthode ; elle considère que les errements du passé ont suffisamment duré, et qu’à l’action platonique doit succéder une action plus efficace capable de faire aboutir nos revendications.

 » En effet, depuis 1889, tous les ans, au Ier mai, on recommence les pétitionnements en faveur de la journée de huit heures ; tous les ans, les délégations ouvrières déposent leurs revendications entre les mains des préfets, qui les transmettent aux pouvoirs publics.

 » Tous les ans, on organise des manifestations platoniques du Ier mai.

 » Et jamais aucune de ces pétitions, aucune de ces revendications n’ont été prises en considération.

 » L’expérience a été faite également pour les bureaux de placement ; la ligue qui s’était constituée dans le but de poursuivre la suppression de ces agences, et qui avait une certaine puissance, organisa de vastes pétitionnements ; pendant de nombreuses années, on envoya périodiquement des délégations aux pouvoirs publics ; ces délégations furent reçues très cordialement ; nos gouvernants leur assurèrent qu’ils s’occuperaient avec bienveillance de leurs revendications.

 » À diverses reprises, la question de la suppression des bureaux de placement fut mise à l’ordre du jour de la Chambre des députés et du Sénat, et, chaque fois, avant l’ouverture des séances de ces assemblées, on organisa de vastes manifestations pour démontrer aux législateurs que la presque unanimité des travailleurs réclamaient cette réforme.

 » Et toujours, les projets de loi tendant à supprimer les bureaux de placement furent rejetés, et, au même instant, prenait fin l’agitation ouvrière ; car les travailleurs, trop confiants en la bonne volonté gouvernementale, considéraient que leur agitation n’avait plus aucune portée.

 » Ce n’est que quand les travailleurs ont agi par eux-mêmes qu’ils ont obtenu satisfaction.

 » En effet, si la dernière campagne a abouti à la suppression des bureaux de placement, c’est parce que le mouvement entrepris devenait dangereux.

 » Tous les jours, des bureaux de placement étaient démolis, des violences anonymes s’exerçaient contre les placeurs ; un nombre considérable de boutiques subirent de dégâts ; il y eut de nombreuses bagarres entre la police et les travailleurs ; Paris fut en état de siège, et c’est pour apaiser cette agitation que le Parlement vota un projet de loi donnant la faculté aux municipalités de supprimer les bureaux de placement.

 » Donc, c’est par l’action révolutionnaire que la suppression des bureaux de placement a été acquise, et nous considérons que la revendication de la journée de huit heures n’aboutira que par ce moyen.

 » [...] Il s’agit d’organiser, pour l’obtention de la journée de huit heures, un mouvement semblable, qui aura une importance bien plus considérable, attendu que tous les travailleurs y seront intéressés et que tous devront y prendre part.

 » [...] La commission demande au congrès, que de grandes manifestations soient organisées dans toute la France pour le Ier mai 1905, et qu’ensuite une propagande active, d’éducation, soit engagée par le comité et les sous-comités de propagande pour préparer les esprits, afin qu’au Ier mai 1906 aucun ouvrier ne consente à travailler plus de huit heures par jour, ni à un salaire inférieur au minimum établi par les organisations intéressées.

 » La commission demande au congrès qu’il indique bien qu’à partir du Ier mai 1906 le mouvement devra être dirigé exclusivement contre les patrons réfractaires à la journée de huit heures.

 » Mais pour mener à bien la première étape de notre mouvement, un effort considérable est nécessaire, et ce ne sera pas l’œuvre la moins importante, que celle d’éduquer tous nos camarades de travail, de les rendre conscients de leurs intérêts, de les préparer à fournir le maximum d’agitation.

 » Et pour que les travailleurs fournissent le maximum d’agitation, il faut les convaincre qu’ils ne doivent pas compter sur les législateurs, mais sur eux-mêmes pour faire aboutir leurs revendications... »

Je n’insisterai pas sur la discussion qu’entraîna ce rapport sur l’organisation du mouvement pour la conquête des mit heures, en ayant donné ici même l’analyse précédemment1. Si j’ai tenu à faire une longue citation du rapport, c’est parce que, tout en précisant la tactique, il reflète nettement l’état d’âme du congrès.

Je l’ai dit, et il est nécessaire d’insister sur ce point, la résolution fixant au Ier mai 1906 l’acte de volonté à accomplir par les travailleurs pour arracher la journée de huit heures à leurs patrons parut, hors des milieux ouvriers, avoir été prise inconsidérément et sans réflexion.

Ceux qui ont jugé ainsi ont éprouvé, à l’annonce de cette résolution, l’étonnement qui empoigne les témoins d’événements révolutionnaires dont ils ne connaissent pas les prodromes : ils voient un mouvement éclater et, parce qu’ils ignorent le travail préalable et souterrain qui a rendu possible cette explosion, parce qu’ils n’en aperçoivent pas les causes, ils sont portés à supposer qu’aucun travail préparatif

I. Le Mouvement socialiste, n° 142. [nda] Il s'agit du texte reproduit au chapitre précédent (« Les débats du congrès »).

n’est accompli. Pour un peu, ils s’imagineraient jouir du spectacle miraculeux d’effets sans cause !

C’est surtout dans les milieux parlementaires, partout où l’on a tendance à considérer le Parlement comme le nombril du monde, que cet étonnement s’est manifesté. Par comparaison, on a supputé qu’un congrès ouvrier est un petit parlement et que les votes s’y émettent par des procédés identiques. Peut-être aussi a-t-on supposé qu’un congrès manque autant de mentalité qu’une assemblée d’électeurs, où la versatilité est insondable et où les orateurs les plus opposés sont approuvés ou conspués tour à tour.

Il est regrettable que ceux qui ont d’un congrès corporatif une telle opinion, n’aient pu assister au congrès de Bourges. Ils eussent constaté combien l’art oratoire des réunions électorales a peu d’effet en une assemblée de ce genre. L’un des plus brillants orateurs électoraux, qu’un récente campagne mit en vedette, était délégué au congrès il parla beaucoup et éloquemment ! Mais sa parole qui, ailleurs, soulevait d’unanimes applaudissements, laissa l’assemblée froide.

C’est que, dans de semblables congrès ouvriers, ce n’est pas de la rhétorique fleurie, de la phrase brillante et boursouflée qu’on veut, mais de l’argumentation, solide et charpentée.

Aussi, de ce que la discussion sur les huit heures n’a pas entraîné à Bouges de grand tournoi oratoire, on aurait tort d’en conclure que la décision a été prise dans un moment d’emballement. Cette décision n’a été que le couronnement de trois ans de propagande préliminaire, et elle n’a été une surprise que pour ceux qui méconnaissent le mouvement syndicaliste.

La propagande préliminaire

Déjà, au congrès corporatif tenu à Lyon en 1901, se posa le problème de l’agitation à mener en vue de la conquête de la journée de huit heures. L’initiative en revenait au syndicat des mécaniciens de Lyon, qui avait demandé que la question fut mise à l’ordre du jour. Le projet d’agitation présenté par lui s’inspirait du même ordre d’idées et de tactique que celui qui a prévalu l’an dernier, au congrès de Bourges.

Seulement, cette proposition était prématurée. Elle ne fixa guère l’attention au congrès, et pour toute sanction il fut décidé, sur la demande du camarade Brut, délégué des Mécaniciens, de mettre à l’ordre du jour du prochain congrès : « La journée de huit heures et l’action immédiate. » Cette décision fut complétée par une motion du camarade Latapie, ainsi conçue :

Il y aura lieu à ce que les délégués au congrès s’inspirent de ce qui a été fait aux États-Unis, de revendiquer, le Premier Mai, la journée de huit heures par une action directe : chômage et manifestations dans la rue.

Antérieurement au congrès de Lyon, La Voix du Peuple, l’organe de la Confédération générale du travail, avait, en un numéro publié à l’occasion du Ier mai 1901, longuement exposé la campagne d’agitation poursuivie par les travailleurs américains, en 1885-1886.

Il n’est pas inutile de faire quelques citations de ce numéro, elles seront la meilleure preuve que la campagne aujourd’hui entreprise a eu trois ans de germination :

« C’est en 1884, aux États-Unis, que se matérialisa l’idée de manifester au Premier Mai et la date déterminée pour être la première des manifestations grandioses projetées fût celle du Ier mai 1886.

 » C’est au sein du peuple, c’est au cœur des syndicats ouvriers que germa cette conception que, plus tard, en Europe, les politiciens canalisèrent à leur profit.

 » L’origine de la manifestation du Premier Mai fut-on ne saurait trop le redire ! — absolument syndicaliste : c’est dans les groupements corporatifs, ces foyers de vitalité populaire, qu’il en fut primordialement question et c’est sur le terrain économique, en dehors de toute tendance politique, que ses initiateurs résolurent d’agir.

 » C’est après une série de déceptions en des réformes réclamées au gouvernement, c’est après avoir demandé en vain aux pouvoirs publics la réduction de la journée de travail que, désillusionnées, les unions ouvrières d’Amérique résolurent de ne compter que sur leur propre énergie pour obtenir des améliorations. C’est par une action directe contre les patrons, par une levée en masse des travailleurs à une date choisie à l’avance - celle du Ier mai 1886 -, qu’ils tentèrent d’imposer aux exploiteurs la pratique de la journée de huit heures.

 »[...] En novembre et décembre 1885, se tinrent presque simultanément, deux congrès, celui des Chevaliers du travail[24] et celui de la Fédération des chambres syndicale Il y fut décidé de redoubler de propagande et d’efforts pour obtenir la journée de huit heures et, afin de donner davantage de précision et de vigueur au mouvement, il fut convenu qu’au Ier mai 1886 les travailleurs imposeraient à leurs patrons l’application de la journée de huit heures.

 » À partir de cette date, la journée de travail ne devrait plus dépasser huit heures : les ouvriers arriveraient au travail à huit heures du matin et quitteraient à cinq heures du soir. Il fut aussi déclaré que, dans toutes les industries et dans tous les ateliers qui refuseraient d’appliquer la journée de huit heures, le travail serait suspendu jusqu’à acceptation.

 » Alors s’organisa une gigantesque et incessante propagande qui se continua, sans interruption, jusqu’au Ier mai 1886.

 » [...] Partout, la propagande s’intensifiait. Les meetings succédaient aux meetings et toutes les motions, acclamées frénétiquement, concluaient en faveur de la journée de huit heures à partir du Ier mai 1886. Des démonstrations et des cortèges en plein air, avec tout le bruyant fla-fla de mise aux États-Unis, s’organisaient et partout c’était des vivats en faveur des huit heures.

 » Des milliers et des milliers de manifestes, placards, de prospectus, d’affiches en tous genres, rédigés en anglais, en allemand, en hollandais, polonais, tchèque, suédois, etc., étaient répandus à profusion et tous répétaient, sous des formes variées, qu’au Ier mai 1886 tous les travailleurs devaient imposer à leurs patrons la mise en pratique de la journée de huit heures.

 » Les chambres syndicales redoublaient d’ardeur et tous leurs journaux corporatifs étaient pleins d’appels en faveur des huit heures et du Premier Mai et toutes votaient des résolutions dont celle de l’union des Charpentiers et Ébénistes que voici donne l’esprit :

 » “À partir du 3 mai prochain, la journée de huit heures deviendra la journée normale ; tous les patrons et entrepreneurs seront avertis de cette décision par lettre imprimée ;

 » ”À partir du 3 mai prochain, aucun membre de la chambre syndicale des Charpentiers et des Ébénistes ne consentira à travailler dans un atelier où la journée de huit heures ne sera pas appliquée et n’entreprendra aucun travail avec un charpentier ou un ébéniste qui ne serait pas syndiqué.” »

La Voix du Peuple continuait ensuite, en dressant le bilan de cette agitation colossale :

Avant même le Ier mai 1886, dans le courant d’avril, de nombreux patrons, prenant les devants, consentaient à mettre en vigueur la journée de huit heures ; on calcule, que de ce fait, 32 000 ouvriers bénéficièrent de la réduction de travail.

Après le Ier mai, le chiffre des travailleurs ayant conquis la journée de huit heures dépassait 200 000, sans compter certaines corporations (tels les bouchers, les boulangers, les brasseurs de Chicago) où l’on trimait pendant des quatorze et seize heures et qui obtinrent la journée de dix heures et de notables augmentations de salaires.

Puis, après avoir rappelé l’effroyable drame de Chicago et le crime judiciaire qui suivit1, La Voix du Peuple concluait :

« Imitons les Américains !

 » La tactique qui, en 1886, leur permit de réaliser rap dement la journée de huit heures est toujours excellente, elle est même la seule efficace. Elle consiste à vouloir, à agir !

 » Voulons ! Agissons !

 » Pendant onze ans, nous nous sommes épuisés en efforts sur le terrain mouvant de la politique et nous n’en avons retiré que des déceptions. Il n’est pas exagéré d’affirmer que si nous avions employé la même vigueur sur le terrain économique nous n’aurions pas eu les désillusions dont nous souffrons.

 » Ce que nous avons négligé d’accomplir, il est de notre devoir, de notre intérêt de l’entreprendre.

 » Les travailleurs des États-Unis nous ont montré le chemin, sachons marcher sur leurs traces.

 » Unifions notre action ! Que désormais le Premier Mai n’ait plus pour nous les caractères incohérents qui lui ont enlevé toute portée. Qu’un objectif seul domine en ce jour : la conquête de la journée de huit heures !

I. Sur les événements du mois de mai 1886 à Chicago, on se reportera à la notice consacrée à August Spies* dans le glossaire, infra, p. 286.

 » Certes, la journée de huit heures n’est pas un idéal. C’est une étape ! Franchissons-la.

 » Il est nécessaire de ne jamais perdre de vue que le but de l’action ouvrière est l’émancipation intégrale ; mais il est aussi indispensable de ne pas se désintéresser du présent et de s’efforcer toujours d’améliorer nos conditions actuelles d’existence.

 » Entre les réformes immédiatement réalisables, la journée de huit heures est une des meilleures.

 » Marchons à sa conquête ! N’attendons pas que les gouvernants nous l’octroient.

 » Quand les Américains voulurent ne plus travailler que huit heures au maximum, ils se fixèrent la date du Ier mai 1886 comme étant celle où cette réforme devait être appliquée et ils se promirent fermement de ne pas travailler plus de huit heures, à partir de ce jour.

 » Suivons leur exemple !

 » Fixons-nous une date et proclamons qu’à partir du jour que nous aurons choisi, pour rien au monde, nous ne consentirons à faire plus de huit heures.

 » [...] Mais ce dont il faut nous pénétrer, c’est qu’une Fois la date choisie il nous faudra déployer une inlassable et considérable énergie pour vulgariser notre conception... » Ces arguments puisés dans l’exemple de l’agitation américaine fructifièrent : ils furent repris, reproduits, commentés dans les milieux corporatifs et ainsi se créa et grandit -lentement et sûrement — le courant d’opinion qui aboutit à la résolution prise au congrès de Bourges.

Cette décision n’a donc rien eu d’un vote de surprise ; elle a été l’aboutissement logique d’une gestation intellectuelle de trois ans ; il y a eu naturel enchaînement de cause à effet et la décision est intervenue à son heure, aussi normalement qu’un fruit mûr se détache de la branche.

Les origines du mouvement pour les huit heures

Ainsi, c’est chez les travailleurs des États-Unis que les syndicalistes français ont trouvé la leçon de tactique qui a inspiré le mouvement actuel.

Cette tactique, ceux-ci la tenaient de leur pays d’origine : la Grande-Bretagne. C’est, en effet, en terre anglaise qu’a éclos le mouvement revendicatif des huit heures. Ses premières manifestations remontent à la grande période révolutionnaire du trade-unionisme, de 1830 à 1840. À cette époque, sous l’influence des idées de Robert Owen*, les trade-unions tentèrent un mouvement de grève généralisée pour la conquête de la journée de huit heures. Ce n’est pas sur la législation qu’elles comptaient pour obtenir satisfaction, mais uniquement sur leur propre force C’était, disaient-elles, aux travailleurs eux-mêmes qui. appartenait de faire un bill [une loi] pour la diminution de la durée du travail.

Le mouvement ne s’étendit pas à l’ensemble de la classe ouvrière : la corporation qui y participa le plus activement fut celle des cotonniers ; au contraire, s’en tinrent absolument à l’écart — ne se mêlant en rien à l’agitation générale - les ouvriers qualifiés des métiers de l’imprimerie et les mécaniciens. Une date avait été indiquée, celle du Ier mars 1834. À cette date, sous la menace de grève générale, les travailleurs devaient exiger la réduction à huit heures de la durée du travail, sans diminution de salaires. L’action était prématurée. Elle échoua.

Ces premiers trade-unionistes avaient de larges vues d’avenir ; c’est une transformation sociale qu’ils poursuivaient par les voies révolutionnaires. La bourgeoisie réussit à briser ce mouvement, par une persécution furieuse, et, depuis, le trade-unionisme s’est creusé un lit de tout repos : les aspirations owenistes furent déviées vers le mouvement coopérateur ou étouffées par le nouvel unionisme,

qui transforma le groupement révolutionnaire initial en sociétés mutuellistes n’ayant d’autre idéal que d’avoir une forte encaisse.

C’est aux pays neufs d’émigration britannique - en Australie et aux États-Unis -, où probablement des lutteurs de la période héroïque durent se réfugier, que se constitua le plus vigoureusement l’agitation pour la journée de huit heures. Mais là, les conditions sociales étant autres, les idées générales disparurent et ne surnagea que le désir concret d’obtenir la journée de huit heures ; au lieu d’être, comme lors de 1’efflorescence oweniste, le prélude d’une action révolutionnaire, la réduction de la durée de travail devint le but.

Dès 1848, en Nouvelle-Zélande, les ouvriers d’une société de colonisation imposent la journée de huit heures. En 1855, à Sydney, les ouvriers du bâtiment l’exigent à leur tour et, l’année suivante, le mouvement se généralise et, en un grand meeting tenu à Melbourne, il est décidé que, désormais, la durée du travail ne dépassera pas huit heures.

Depuis, tous les ans, le 21 avril est fêté avec grande pompe, en l’honneur des huit heures, qui, là-bas, ont été conquises par l’action directe des syndicats, sans aucune intervention de la loi.

Aux États-Unis, sauf dans l’État de Massachusetts où des agitations pour les huit heures se manifestèrent antérieurement, ce n’est qu’après l’abolition de l’esclavage noir que ce mouvement apparaît ; en août 1866, un congrès ouvrier, tenu à Baltimore, réclame la promulgation d’une loi fixant à huit heures, au maximum, la durée du travail.

L’agitation se continua et gagna en intensité ; mais, jusque vers 1880, l’objectif principal fut l’intervention légale. Ce n’est qu’à cette époque que la tactique changea : il fut reconnu qu’espérer la législation seule, c’était aller au-devant de déceptions nouvelles ; un comité national des huit heures fut organisé et il fut reconnu que c’est aux travailleurs qu’il incombait d’imposer eux-mêmes, par leurs propres efforts, la réduction à huit heures de la durée du travail.

Ce comité national fit la propagande préliminaire qui aboutit - ainsi qu’il a été indiqué plus haut - à la fixation du Ier mai 1886 pour point de départ de l’application de la journée de huit heures1.

Comme on peut s’en rendre compte, la tactique ébauchée, en 1833, en Angleterre, par le trade-unionisme révolutionnaire, a porté ses fruits ; pratiquée en Australie et aux États-Unis, elle a donné des résultats.

L’influence de cette tactique eut sa répercussion en Europe, lorsqu’en 1889, au congrès international socialiste qui se tint à ParisII (rue Rochechouart), se posa la question d’organiser une grande manifestation annuelle. Sur la proposition d’un délégué américain, fut choisie la dat du Ier mai.

La plate-forme de ces manifestations devait être - comme, aux États-Unis - la journée de huit heures. Seulement, à ce moment, les travailleurs d’Europe étaient trop absorbés par l’action parlementaire et leur confiance en l’intervention légale. Le mouvement corporatif était encore amalgamé au mouvement politique ; les syndicats ne s’étaient pas dégagés de la tutelle des partis socialistes, dont la répulsion pour l’action économique était à peu près aussi grande que leur espoir en la conquête des pouvoirs publics. De sorte que, foute d’expérience, les manifestations du Premier Mai, dont

-

I. Pour plus de précisions, on se reportera au chapitre « Agitation pour les huit heures et naissance du Ier Mai en Amérique » du livre de Maurice Dommanget, Histoire du Premier Mai (op. cit., p. 49-74). C’est un certain Gabriel Edmonston qui soumit au IVe congrès de l’AFL (American Federation of Labor), tenu à Chicago en 1884, une résolution portant que les organisations ouvrières feraient tout leur possible pour parvenir, à partir du Ier mai 1886, à la promulgation de la journée de huit heures.

-

II. De fait, deux congrès ouvriers socialistes eurent lieu à Paris aux alentours du 14 juillet 1889, l'un rue de Lancry, organisé par les possibilistes, et l'autre salle Pétrelle (au 24 de la rue du même nom), organisé par la faction blanquiste de Vaillant, les guesdistes et la Fédération nationale des syndicats. Mais, cette dernière salle ne pouvant recevoir les nombreux assistants au congrès, ceux-ci se déplacèrent rue Rochechouart dans le local de la franc-maçonnerie écossaise. On consultera là-dessus le livre de Maurice Dommanget cité plus haut en particulier son chapitre intitulé « Le Ier Mai au congrès socialiste international de 1889 » (ibid.p. 129-148).

les origines essentiellement économiques sont indubitables, subirent une déviation et devinrent des manifestations à caractère plutôt politique. Il s’ensuivit que la promenade traditionnelle aux pouvoirs publics, dont l’inutilité finit par apparaître, enleva toute portée à cette manifestation d’origine pourtant révolutionnaire et économique.

Réponse à quelques objections

La résolution du congrès de Bourges renoue la tradition révolutionnaire : la classe ouvrière française est appelée à imposer elle-même son « bill » pour la journée de huit

heures.

Quels vont être les résultats de l’action engagée ?

Les tardigrades, ceux qui trouvent l’action prématurée - comme ils ont tendance à trouver inopportun tout ce qui demande un effort et dérange le petit train-train coutumier —, ne sont pas, au fond, trop marris de la décision du congrès.

Oh ! Ce n’est pas qu’ils en attendent d’heureux résultats. Au contraire ! Ils escomptent que le mouvement va être une faillite et qu’à la suite des déceptions entraînées par cet échec la classe ouvrière, lasse, découragée, viendra s’endormir à nouveau sur le mol oreiller de l’interventionnisme ! Ils supputent que les travailleurs — dégoûtés à jamais de l’action directe - s’engoueront pour toutes les balançoires de « paix sociale », mutuellisme, arbitrage, commissions mixtes, etc.

Ce raisonnement pessimiste n’est pas signe de largeur d’esprit de la part de ceux qui le caressent ; il ne faut pas oublier en effet que ceux-là, qui dans leur for intérieur, se le tiennent à eux-mêmes, participent à la vie syndicale, sont des travailleurs, et, par conséquent, ont intérêt à ce que ce mouvement réussisse. Mais, obsédés et paralysés par leurs conceptions particularistes, ils redoutent que de trop caractéristiques résultats ne découlent de cette agitation, venant apporter une vigueur nouvelle au courant révolutionnaire et d’auto-émancipation qui emporte la classe ouvrière.

Ce raisonnement pessimiste n’est pas qu’un signe d’étroite mentalité ; il est aussi la preuve que, dans l’esprit de ceux qui le tiennent, le problème s’est mal posé :

Ils infèrent que la Confédération générale du travail pourrait, avec le mouvement des huit heures, courir à un échec du genre de celui qu’éprouva le syndicat national des travailleurs des Chemins de fer quand, en 1898, il se crut, à tort, prêt pour la grève générale de la corporation.

La comparaison n’est pas à faire, car il n’y a aucune similitude entre les deux actions :

Le syndicat national des Chemins de fer était, en 1898, couvert par la décision de son congrès ; à diverses reprises, la question de la grève générale avait été agitée et, en dernier lieu, une majorité écrasante a donné mandat au conseil syndical de la proclamer, lui laissant le choix du moment propice. C’est alors, dans la préparation du mouvement, que le syndicat pécha par excès de centralisation. Il faut dire, à son excuse, que cet excès de centralisation est un inconvénient inhérent à son organisme, qui est « national » et non « fédéraliste ». Le signal de la grève devait venir du centre et les sections l’attendirent d’autant plus que, ayant une vie syndicale très peu autonome, elles avaient peu de propension à faire acte d’initiative. Il fut donc suffisant, pour entraver le mouvement, d’empêcher le signal de parvenir du centre à la périphérie. C’est ce que n’eut garde de faire le gouvernement.

Une demi-heure après la déclaration de la grève par le comité, alors que, la tenant encore secrète, il se préparait à la transmettre à ses sections, cette décision était connue au ministère de l’intérieur qui, mieux outillé que le syndicat des Chemins de fer, en une heure et demie de temps, faisait télégraphier à tous les bureaux de poste de France l’ordre d’intercepter les correspondances adressées aux employés des chemins de fer.

Les difficultés auxquelles se trouva alors aux prises le syndicat national des Chemins de fer se reproduiront fatalement dans toute action ayant un caractère de conspiration ou de centralisation.

Ces difficultés, le mouvement pour les huit heures n’a pas à les redouter ; il n’a rien d’un mouvement affectant des allures secrètes et conspiratoires, et il n’a pas non plus aucune des tares de la centralisation.

Ce qui le distingue et le caractérise, c’est que ce n’est pas d’en haut, ce n’est pas d’un centre que tombera le mot d’ordre enjoignant aux travailleurs de marcher. C’est en eux-mêmes que ceux-ci doivent puiser la conscience et l’initiative de l’action. Et c’est justement cela qui fait la grandeur du mouvement pour les huit heures : la propagrande décentralisatrice qui le prépare est une gymnastique de la volonté.

La résolution du congrès de Bourges ne dit pas aux travailleurs : « La Confédération générale du travail va nous donner la journée de huit heures... » ; elle dit encore moins : « On va vous apporter les huit heures, sur un plat, au Ier mai 1906... » Cette résolution dit aux travailleurs : « Il ne tient qu’à vous d’intervenir dans la fixation des conditions de travail ; il s’agit de le vouloir. Veuillez-le donc et vous le pourrez ! Et le résultat que vous obtiendrez sera proportionné à la force que vous déploierez... » Et la résolution ajoute : « Nous avons cru bon de nous donner à nous-mêmes, et de vous donner à vous-mêmes, rendez-vous pour le Ier mai 1906. Si, à cette date, vous êtes au rendez-vous, et que la chose vous agrée, à partir de ce jour nous ne travaillerons pas plus de huit heures... »

Voilà, très simplement, ce que dit cette résolution.

Or donc, pour qu’il puisse y avoir déception et faillite pour la classe ouvrière organisée — pour la Confédération générale du travail, en un mot —, que faudrait-il ?

Que l’élite militante qui a fixé elle-même le rendez-vous du Ier mai 1906 manquât complètement à ses engagements. II faudrait que, d’ici là, elle restât en sommeil, quelle ne fasse rien, quelle soit sans initiative et que, par défaut de propagande, elle laissât lettre morte la décision du congrès de Bourges.

Ce n’est qu’à cette unique condition qu’il pourrait y avoir déception et faillite pour les organisations ouvrières. Il est d’ailleurs inutile d’ajouter que cette alternative n’a pas à être envisagée. La Confédération générale du travail a engagé le mouvement, et la campagne d’agitation se poursuit avec une intensité grandissante qui est d’un heureux présage.

Le premier acte de cette propagande a été l’envoi d’un Questionnaire, par le comité confédéral, aux fédérations corporatives et Bourses du travail, aux syndicats ensuite, pour leur demander sous quelle forme les uns et les autres participeraient à l’agitation et quels moyens financiers ils mettraient à la disposition de la Confédération générale du travail pour la propagande d’ensemble.

Ce Questionnaire était l’acte primordial indispensable. Le congrès ayant laissé le soin à la Confédération générale du travail de recueillir les fonds nécessaires à la propagande par souscriptions volontaires, il était de toute nécessité de poser la question de participation aux organisations syndicales.

Eh bien, il est des esprits que le politicianisme a tellement perturbés, que certains ont prétendu que ce Questionnaire violait la décision du congrès de Bourges En cette circonstance encore, ceux-là ont laissé percer combien leurs conceptions autoritaristes les rendent inaptes à comprendre le mécanisme de l’agitation pour les huit heures. Ce n’est pas qu’au pivot central que la propagande est utile, pour que de là elle rayonne, lumière bienfaisante, sur la périphérie. C’est partout quelle est indispensable !

I. Cette argumentation est si absurde qu’elle n’est pas croyable. Voici donc, pour preuve, ce qu'a écrit l’un de ces critiqueurs : « Qu'ont fait les camarades du comité confédéral ? Ils ont annulé tout bonnement la décision du congrès de Bourges et ont décidé, accomplissant ainsi un coup d'Etat. c’est-à-dire passant outre le vote souverain du congrès, d'en appeler aux organisations ouvrières par un référendum... » [nda]

Il fallait appeler les fédérations, les Bourses, les syndicats, les individus à l'action et, n’y eût-il pas eu la question financière qui justifiait l’envoi du Questionnaire, qu’il se fut légitimé par la nécessité de saisir la classe ouvrière, dans son ensemble, de l’action quelle est conviée à vivre.

Certes, on peut arguer que ces critiqueurs ont saisi toute la portée de ce Questionnaire, mais que, s’ils ont protesté, c’est par machiavélisme. Ce Questionnaire est un document qui, plus tard, indiquera quelles sont les corporations et les organisations qui ont marché pour la campagne des huit heures. Et alors ceux qui n’auront rien fait - ou qui, en entravant le mouvement, auront fait plus que rien -, ceux-là seront mal venus de critiquer ceux qui se seront dépensés pour l’action.

Il est une autre sorte de critique : celle qui consiste à déformer le mouvement, afin d’éloigner de son emprise les travailleurs d’esprit timide, en les apeurant par l’exagération des dangers que leur fera courir leur participation à l’agitation. On serine : « Vous voulez faire la grève générale, la révolution sociale au Ier mai 1906... »

C’est un mort illustre qui va répondre à ces arguties. Ce même reproche fut imputé à crime, à Auguste Spies et à ses amis, par les magistrats de Chicago, qui accusaient ces militants d’avoir, pour le 1cr mai 1886, voulu organiser la révolution sociale, la grève générale. De la part d’hommes de loi voulant, par la potence, supprimer les hommes de conviction qui portaient ombrage au capitalisme, cette insanité se comprenait...

Le verdict de mort une fois prononcé, Spies la réfuta éloquemment avec la sérénité qu’il conserva jusqu’à la fin :

« J’ai pu dire que les travailleurs doivent s’armer... Mais, de là à annoncer que le 4 mai 1886 serait inaugurée la révolution sociale, il y a loin. Et laissez-moi le dire ici. On ne fait pas plus une révolution qu’on ne fait un cyclone ou un tremblement de terre. On peut préparer les causes et les conditions par lesquelles, en effet, se propagera une agitation générale. On n’affiche pas une révolution comme une pièce de théâtre. J’ai assez étudié pendant dix ans la philosophie sociale pour qu’on m’épargne une pareille imbécillité.., »

Je n’ajouterai rien. Les paroles de Spies sont on ne peut plus de circonstances. Il est seulement regrettable que, clamées pour souffleter des juges infâmes, elles puissent, aujourd’hui, s’appliquer à des travailleurs.

Ainsi que le proclamait Spies : on peut préparer les causes et les conditions par lesquelles se propagera une agitation générale. Cela, nous le faisons, avec toute l’ardeur de nos convictions et nos tempéraments. Quant à jalonner les événements et dire ce que nous réservera demain, c’est hors de notre pouvoir. Nous nous contentons d’agir, sachant que l’action engendre l’action ; sachant aussi que la répercussion sera d’autant plus grande et profonde qu’aura été rigoureuse notre impulsion.

Sur la question terre à terre de la journée de huit heures, nous disons : « Si les travailleurs le veulent, ils peuvent se donner rendez-vous au Ier mai 1906 et convenir qu’à partir de ce jour ils ne travailleront au maximum que huit heures ; et, pour ce faire, ils n’auront qu’à quitter le bagne patronal, les huit heures quotidiennes accomplies. »

Il est bien évident que la mise en pratique de ce vouloir ouvrier suscitera des conflits.

Que seront-ils ? L’avenir le dira !...

En tous les cas, comme la conquête des huit heures n’est pas pour nous un idéal, mais une étape de l’œuvre d’intégrale émancipation, il s’ensuit que nous avons raison de formuler nos aspirations dans toute leur amplitude. Il est donc naturel que nous proclamions que rien de définitif ne sera conquis par la classe ouvrière tant que, par la grève générale expropriatrice, elle n’aura pas brisé la société capitaliste.

La plate-forme des huit heures

Je pense avoir indiqué, avec une netteté suffisante, la forme et failure de l’agitation pour les huit heures ; il reste à examiner quelle en sera la portée.

Et d’abord, dissipons cette ridicule illusion, mise en circulation par des esprits simplistes, sinon par des bourgeois, et qui consiste à conclure que le mouvement aura pour conséquence immédiate l’uniformisation de la durée du travail à huit heures par jour.

S’il était fait face aux besoins humains par le seul fonctionnement de la production industrielle — mines, grandes usines, etc. -, la chose serait concevable : la journée de travail pourrait s’uniformiser à huit heures. Mais il n’y a pas que la grande industrie dans la société : il y a l’artisan, il y a aussi le paysan. Ce dernier, s’il est viticulteur, par exemple, ne travaille une bonne partie de l’année que six ou sept heures par jour. Va-t-on, sous prétexte de « journée de huit heures », accroître la longueur de son labeur quotidien ? Ce serait absurde !

II faut comprendre que la formule « conquête de la journée de huit heures » n’a pas un sens étroit et rigidement concret ; c’est une plate-forme d’action qui s’élargit jusqu’à englober toutes les conditions de travail.

La « journée des huit heures » est, si l’on peut s’exprimer ainsi, un mot de passe qui va permettre aux travailleurs de s’entendre facilement pour une action d’ensemble à accomplir. Cette action consistera à arracher au patronat le plus qu’il sera possible, et suivant les milieux, et suivant les corporations, la pression revendicatrice pourra s’intensifier sur tel ou tel point particulier des conditions de travail. Tout cela sera subordonné aux intérêts des travailleurs en conflit.

Ainsi, pour les ouvriers de l’alimentation, pour les coiffeurs, etc., si durement asservis encore actuellement, l’effort se concentre, momentanément — sans pour cela rejeter à l’arrière-plan la revendication des huit heures —, sur la conquête du repos hebdomadaire, et la commission confédérale des huit heures participe à cette agitation, indiquée d’ailleurs dans la résolution du congrès de Bourges.

D’autre part, il est bien évident que les paysans viticulteurs du Midi ne réclameront pas le relèvement à huit heures de la journée de travail qui, en bien des localités, en temps ordinaire (c’est-à-dire pour les façons culturales à bras), ne dépasse pas six à sept heures de travail effectif. Mais ce que réclameront ces travailleurs c’est, en temps de cueillette du raisin, de ne faire que huit heures, au lieu des neuf heures et plus, d’un travail pénible entre tous, qu’il leur faut fournir maintenant. Ils stipuleront aussi des conditions à côté de celle de la durée du travail, tant pour les journaliers que pour les valets de ferme.

Une des caractéristiques de ce mouvement — caractéristique dont on ne pourra méconnaître la valeur - va être en effet, de souder l’action des ouvriers d’industrie à celle des travailleurs de la terre. C’est là un phénomène considérable dont on ne peut encore mesurer la répercussion sur le mouvement social. Ce qu’on peut dire, c’est que ce rapprochement de forces prolétariennes qui, jusqu’à présent, étaient restées pour le moins isolées, est un des symptômes révolutionnaires les plus importants de ces dernières années.

Outre les viticulteurs, entrent en branle les bûcherons. Et ceux-ci, avec raison, auront motif de revendiquer la journée de huit heures.

Un des militants les plus actifs de cette corporation, le camarade Monot*, président du syndicat des Bûcherons de La Guerche (Cher), examinant dans quelles conditions pourra se manifester la participation des bûcherons au mouvement des huit heures, écrivait, ces dernières années :

« Pour ce qui est du travail des bois, une partie de l’hiver les jours sont courts, nous ne faisons pas plus de huit heures, et si, quand arrive le mois d’avril, le bûcheron est content d’allonger un peu la journée pour grossir un peu le maigre budget, nous pourrons quand même ne faire que huit heures, nous n’aurons qu’à augmenter un peu le prix du travail et le mettre en rapport avec le travail que peut fournir un bûcheron en huit heures.

 » Mais il ne faut pas oublier que tous les syndiqués bûcherons sont en même temps travailleurs agricoles et c’est là que la question ardue se pose...

 » À La Guerche, la louée commence à trois heures du matin, et l’ouvrier qui va travailler loin ne rentre guère chez lui qu’à dix heures du soir ; il faut déduire trois quarts d’heure pour le déjeuner, deux heures à midi, une demi-heure à quatre heures, ce qui fait trois heures un quart de repos et de repas - qui ne sont que des ratatouilles - sur dix-neuf heures, donc près de seize heures de travail ou de marche...

 » Quel soulagement, camarades, serait pour nous la journée de huit heures !... »

Et il ajoutait :

« Nous devons supprimer les entreprises de moissons qui sont cause de beaucoup de divisions, car ce sont toujours les mêmes qui font le travail. Nous devrions aussi, à mon avis, ne pas faire les battages autrement qua l’heure, ce qui aurait pour résultat de ramener l’entente entre camarades... »

J’ai tenu à reproduire les lignes ci-dessus, car elles indiquent — mieux que tout raisonnement — que la formule « journée de huit heures » est comprise et acceptée comme une maxime synthétisant brièvement des revendications fragmentaires et diverses.

Elle est une machine de guerre, sorte de catapulte lancée contre le bloc des privilèges capitalistes et qui, les effritant peu à peu, va permettre de diminuer leur force de compression ; mais sans que jamais, tant que restera debout le moindre vestige de privilège, le prolétariat suppose avoir réalisé la justice sociale.

Et si une date a été fixée — qui est le Ier mai 1906, et qui aurait tout aussi bien pu être autre —, c’est parce qu’il n’y avait pas d’autre moyen pratique de se donner à soi-même un rendez-vous et de le donner en même temps à la masse.

Cette fixation de date est un acte tactique de même ordre que le « Ah !... Hiss !... » que rythment en chœur les ouvriers besognant au déplacement d’une lourde masse. Ils parviennent ainsi, grâce à ce synchronisme, à obtenir le maximum de résultats de leurs efforts combinés. Pourquoi ce qui est excellent dans l’ordre physique serait-il mauvais, transporté dans l’ordre social ? La raison ne s’en aperçoit pas.

Quant au choix de la date du rendez-vous, il est évidemment subordonné à la mentalité de ceux qui en prennent l’initiative. C’est ce qui s’est produit pour la fixation de la date du Ier mai 1906. Les délégués au congrès de Bourges ont considéré que la propagande théorique faite, en faveur de la journée de huit heures, depuis une quinzaine d’années dans le milieu ouvrier français est suffisante pour qu’on puisse songer à passer à la pratique. Ils ont fixé le rendez-vous au Ier mai 1906 parce qu’ils ont eu l’impression qu’il fallait choisir une date assez éloignée pour permettre à l’agitation de se produire avec toute l’intensité nécessaire — et aussi, parce qu’il fallait que cette date soit assez rapprochée pour que son éloignement n’incite pas à remettre à plus tard l’effort de propagande à accomplir.

Seulement, il est un point sur lequel j’ai déjà appuyé et sur lequel il me semble ne pouvoir trop insister : le congrès de Bourges a pu fixer le rendez-vous du 1cr mai 1906, mais il ne faut pas que les travailleurs s’en reposent sur cette décision et se dispensent de propagande et d’action. Les résultats qui seront conquis, au Ier mai 1906, seront proportionnés à l’effort déployé, à la force mise en œuvre. Si ces résultats ne sont pas aussi considérables qu’il serait souhaitable, ceux qui pourraient s’en plaindre n’auront à récriminer qu’après eux-mêmes, c’est parce qu’ils auront manqué d’initiative, de tempérament et d’audace. Au surplus, en ce cas, il n’y aurait pas motif à se désespérer, à perdre courage et à jeter le manche après la cognée, il y aurait, au contraire, à redoubler d’efforts pour accomplir une nouvelle poussée en avant. La nécessité de cette

continuité d’action, le rapport présenté au congrès de Bourges l’indique nettement :

La commission, y est-il dit, demande au congrès qu’il indique bien qu’à partir du Ier mai 1906 le mouvement devra être dirigé exclusivement contre les patrons réfractaires à la journée de huit heures.

Mais pour mener à bien la première étape de notre mouvement, un effort considérable est nécessaire, et ce ne sera pas l’œuvre la moins importante, que celle d’éduquer tous nos camarades de travail, de les rendre conscients de leurs intérêts, de les préparer à fournir le maximum d’agitation...

Ainsi, voilà qui est précis : nous n’avons pas seulement à propagander, d’ici le Ier mai 1906, pour, ensuite, nous reposer sur nos lauriers ; le lendemain, comme la veille, la lutte devra continuer, ardente, passionnée, et ce, quels que soient les résultats obtenus !

J’ai tenu à supputer l’hypothèse pessimiste du moindre résultat - car toutes les probabilités d’un mouvement doivent s’examiner —, cependant, telle qu’apparaît déjà l’agitation pour les huit heures, tout fait prévoir que cette hypothèse pessimiste ne se réalisera pas.

Il s’accomplit une propagande interne qui va grandissant de jour en jour, et cela, non seulement dans les grands centres, mais aussi dans les petites localités. Et ce qui est important à constater, c’est que cette activité constitue une augmentation et non un simple déplacement d’efforts. On ne se borne pas à reporter sur le mouvement en faveur des huit heures l’activité qu’on aurait dépensée par ailleurs, on déploie davantage d’énergie et d’initiative, d’où il s’ensuit qu’il y a gain d’agitation, accroissement de la fermentation révolutionnaire.

L’agitation pour les huit heures ne rejette à l’arrière-plan aucune propagande : elle se greffe sur toutes les actions entreprises, de sorte que, loin d’entraver un mouvement quelconque, elle vient y ajouter sa fermentation propre. Ainsi comprise et pratiquée, cette agitation est un ferment, un élément multiplicateur d’action.

D’autre part, le courant des huit heures est si fort qu’il entraîne même les réfractaires à la tactique d’action syndicale dont il est une manifestation. Ainsi, la fédération du Livre a mis à l’ordre du jour de son prochain congrès la question de la réduction des heures de travail. Certes, il est bien évident que cette organisation n’a pas attendu le congrès de Bourges pour étudier ce problème ; cependant, on peut inférer qu’il y a une certaine corrélation entre ce fait et la décision du congrès de Bourges, ne serait-ce que le désir d’opposer la tactique d’action « pratique » du Livre à la tactique révolutionnaire de la Confédération.

Cette sorte d’émulation n’est-elle pas preuve d’entraînement en avant, subi par la fédération du Livre ?... En tous les cas, c’est un symptôme, et d’autres viendront encore, soulignant la puissance de répercussion du mouvement pour la conquête des huit heures.

C’est qu’en effet il n’est rien de tel que d’aller de l’avant pour encourager les hésitants à marcher aussi. Ayons donc confiance et redoublons d’efforts, l’échéance du Ier mai 1906 ne peut pas nous conduire à la « faillite ». S’il est des travailleurs qui, par inconscience, manquent au rendez-vous, tant pis pour eux ! Ils seront les premières victimes de leur pusillanimité.

Quant aux militants, nul reproche ne pourra leur être adressé pourvu qu’ils puissent répondre : « Nous avons agi !... »

Agissons donc ! Agissons sans trêve ni répit !

Quoi qu’il advienne, le mouvement pour les huit heures portera ses fruits. Le principe de physique : « Rien ne se crée, rien ne se perd » se vérifiera. L’effort accompli ne sera pas perdu. Toujours l’action engendre l’action.

La classe ouvrière aura gagné à cette gymnastique de propagande, outre les conquêtes matérielles — proportionnelles à la somme de force et de volonté dépensée par elle —, une conscience plus nette de l’œuvre de révolution à continuer, pour aboutir à la libération définitive.

III. Les résultats du mouvement du Premier Mai

(Le Mouvement socialiste, n° 176, juillet 1906)

La période d’agitation pour les huit heures qui s’est matérialisée en ce mouvement revendicatif du Ier mai 1906 touche à son terme. La classe ouvrière subit l’accalmie relative qui succède toujours à un effort violent et prolongé. C’est donc le moment de dresser le bilan du mouvement engrené par la résolution du congrès de Bourges.

Des questions se posent, auxquelles il est nécessaire de répondre : quels sont les résultats recueillis par la classe ouvrière de ce mouvement d’agitation ? Les profits compensent-ils les pertes ? Ou bien, comme l’escomptaient ceux qui voyaient d’un mauvais œil cette agitation, y a-t-il « faillite » pour la tactique d’action directe ?

À toutes ces impérieuses questions, je vais m’efforcer de donner la réponse qui se dégage des événements.

Et d’abord, je prierai les lecteurs du Mouvement socialiste de se reporter à l’étude qu’en cette revue je publiais dans le numéro du 25 mars 1905. Il y a eu, de certains côtés, un tel parti pris de déformation du mouvement que ce rappel est nécessaire, afin de bien se rendre compte que les conclusions que je serai amené à poser sont bien conformes aux prémisses que je développais il y a dix-huit mois.

Il faut rappeler, en effet, que jamais, à aucun moment, les militants syndicalistes n’eurent la naïveté de caresser l’illusion qu’au Ier mai 1906 la journée de huit heures pouvait être un fait accompli dans l’ensemble des corporations. Ils escomptaient des résultats : réductions d’heures de travail, augmentations de salaires, améliorations dans les diverses conditions du travail, etc. ; mais surtout, ce qu’ils espéraient, c’est que, désormais, la possibilité de réalisation de la journée maxima de huit heures apparaîtrait à tous comme s’imposant rapidement.

— I —

Ceci observé, examinons quelle était la situation au sein de l’organisation confédérale, au lendemain du congrès de Bourges, où, en septembre 1904, avait été décidée l’agitation des huit heures, avec rendez-vous fixé au Ier mai 1906.

Au congrès, une seule opposition s’est manifestée ; nul autre que Keufer n’avait apporté des critiques d’ordre général à la campagne proposée. Outre que la méthode d’action préconisée lui répugnait, parce quelle était une manifestation de la lutte de classe, il eût préféré qu’au lieu de poser immédiatement le jalon « conquête de la journée de huit heures » on se fut borné à réclamer l’application de la journée de dix heures pour, ensuite, opérant par paliers, obtenir de successives réductions dans le temps de travail.

Cette argumentation n’eut aucune prise sur le congrès et ce fut à la quasi-unanimité que fut votée la résolution donnant mandat au comité confédéral d’être l’initiateur du mouvement des huit heures.

Mais, si les objections et les critiques ne s’étaient pas fait jour à Bourges, elles se produisirent après. Certains qui, dans l’ambiance du congrès, avaient acquiescé aux formes tactiques de la propagande préconisée, et qui s’enthousiasmaient pour l’agitation des huit heures, furent en peu de semaines repris par leurs conceptions politiques. Le dogme, que l’influence de l’action - de la vie - avait pour un instant neutralisé, manifesta sur ceux-là son emprise. De ce nombre furent des militants de la fédération du Textile. Après avoir approuvé la campagne, ils la considérèrent comme tout au moins inopportune et ils devinrent un poids mort.

D’autres, tels que le secrétaire de la Bourse du travail de Saint-Quentin, se firent une spécialité de dénigrement fantaisiste. Ce citoyen était délégué à Bourges, mais il attendit d’être de retour chez lui pour critiquer le mouvement des huit heures, donnant à la résolution du congrès une interprétation derrière laquelle il put abriter son inaction : il proclama que la CGT organisait la révolution sociale pour le Ier mai 1906. Cette affirmation produite, il expliqua qu’il n’entendait pas être complice d’une telle folie... et c’est pourquoi il allait s’abstenir de participer à la campagne des huit heures.

Le secrétaire de la Bourse du travail de Saint-Quentin ne fut pas seul à colporter cette interprétation fantaisiste. La plupart de ceux qui se réclament peu ou prou du « réformisme » rabâchèrent cette interprétation, avec l’arrière-pensée de déconsidérer le mouvement et d’enrayer son impulsion.

La raison de ces attitudes, de ces dénigrements, de ces abstentions tardives, il faut la chercher dans les préoccupations de politiciens dogmatiques, redoutant l’expansion des groupements économiques et la force d’attraction qu’allait leur apporter un mouvement tel que celui qui se préparait. En effet, s’il allait être démontré que, par son effort propre, en dehors de l’appui des partis parlementaires, la classe ouvrière arrachait au capitalisme des améliorations, n’était-il pas à craindre que, s’engouant de plus en plus pour l’organisation syndicale et ses méthodes d’action, elle en vienne à considérer comme d’ordre inférieur ou négligeable le « parti » politique.

Ces préoccupations jalouses, le citoyen Guesde les traduisit, avec son âpreté oratoire, en de nombreuses

conferences. Mais jamais il n’apporta plus incisive netteté à développer sa thèse qu’à la veille du 1er mai 1906, en un meeting tenu au manège Saint-Paul. Après s’être gaussé du mouvement confédéral pour les huit heures, il proclama ridicule de vouloir par « l’anarchisante action directe » conquérir la journée de huit heures : « Votez bien, le 6 mai !1... et le lendemain vous aurez, autrement facilement, cette journée de huit heures que vous réclamez... »

Si le citoyen Guesde formula ses appréhensions, critiquant durement, à Lille, à Paris, à Troyes, etc., le mouvement des huit heures - mais ce, ouvertement -, d’autres, inspirés par les mêmes préoccupations, apportèrent au mouvement des entraves autrement plus difficiles à déjouer qu’elles ne prenaient pas une forme concrète et quelles lient abritées derrière des équivoques.

Dans cet ordre de faits entre la résolution votée par le congrès socialiste de Chalon-sur-Saône, en « faveur » de la campagne des huit heures.

Telle fut l’ambiance d’hostilité sourde, déguisée, à l’égard de la campagne des huit heures, qui se révéla au lendemain du congrès de Bourges. Au lieu de trouver, parmi les éléments se réclamant plus ou moins d’idées sociales, un appui franc, sans arrière-pensée, la CGT se trouva en butte à des rancunes de coteries et, par cela même, la répercussion de sa campagne en fut entravée.

Il n’y a pas à récriminer sur ces faits. Ils sont humains ! Il suffit de les mettre en lumière pour que se précise tout ce qu’une telle attitude avait de mauvais pour la classe ouvrière. Quoiqu’il soit oiseux de mettre en avant le « tous ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous... », il faut cependant reconnaître que tous ceux qui, d’une façon ou d’une

I. Le 6 juin 1906 est le jour du premier tour des élections législatives qui donneront, à l’issue du second tour (le 20 mai), soixante-quatorze sièges aux socialistes (cinquante-quatre à la SFIO dont c'est la première élection nationale en tant que parti constitué, et vingt à d'autres socialistes « indépendants »). Aux précédentes élections de 1902. les deux partis socialistes qui existaient alors avaient obtenu quarante-trois sièges en tout autre, se mirent en travers de la campagne des huit heures contribuèrent (involontairement, c’est fort probable) à faire le jeu des forces d’exploitation et d’oppression.

Capitalistes et gouvernants ne furent pas marris de l’aubaine : elle leur facilitait la résistance aux vouloirs des ouvriers.

Pour légitimer leur attitude, les socialistes parlementaires objectèrent le prétexte électoral. À les en croire, le congrès de Bourges avait obéi à des préoccupations antiparlementaires, en choisissant pour rendez-vous le Ier mai 1906, époque de période électorale. Or, je ne crois pas trop m’avancer en affirmant que, sur les quatre cents délégués au congrès de Bourges, quand se discuta la question de la date, pas un ne songea - à dix-huit mois de distance ! -aux futures élections législatives. Donc, cet argument est sans valeur ! Il n’en est qu’un de plausible, indiqué ci-dessus : la pitoyable crainte de voir l’action économique subordonner l’action parlementaire.

Le citoyen Keufer, lui, obéissait à d’autres préoccupations. Depuis vingt ans, à l’encontre de la poussée de plus en plus révolutionnaire du syndicalisme, il a préconisé un système bâtard, basé sur les commissions mixtes, les rapports aimables avec le patronat, le flirtage avec le gouvernement, etc., et ce, dans l’espoir d’éviter les conflits violents, proclamés néfastes pour les travailleurs. C’est un syndicalisme limité à l’horizon corporatif, ne généralisant pas jusqu’à la lutte de classe, qu’il enseignait et qu’il s’est efforcé de faire triompher. Dans cette intention, au congrès de la fédération du Livre (Lyon, 1905), il fit adopter la plateforme de la journée de neuf heures, dont la réalisation devait être poursuivie et obtenue par le système des commissions mixtes. Keufer visait à opposer la méthode réformiste à la méthode révolutionnaire. Disons de suite que les événements ont déjoué ses calculs : par la force des choses, par l’entraînement logique de l’action, le mouvement du Livre ne s’est pas opposé à celui de la CGT mais, au contraire, a fait corps avec lui ; de plus, les résultats qu’ils ont obtenus, les camarades typographes les doivent, non à leur modérantisme, à leur bénigne « sagesse », non plus qu’aux commissions mixtes, mais bien à leur ténacité et à leur tempérament révolutionnaire.

Ainsi, telle était la situation au lendemain du congrès de Bourges, lorsque commença l’agitation des huit heures : outre qu’elle avait à combattre ses ennemis réels — exploiteurs et dirigeants —, la classe ouvrière avait à tenir compte d’obstacles d’inertie et de mauvais vouloir, obstacles suscités par les siens !

Cette situation était regrettable et, cependant, elle avait ses avantages, car elle allait différencier le mouvement des huit heures de tous ceux auxquels on voudrait le comparer et révéler, plus nettement encore, ses caractères spécifiques : ce mouvement allait être, indéniablement, un mouvement de classe, substituant aux revendications corporatives des revendications d’ordre général ; de plus, indemne de toute liaison avec les éléments extérieurs aux groupements économiques, il allait être une manifestation de la valeur et de la nécessité de l’autonomie de la classe ouvrière.

— II —

L’acte initial de la propagande confédérale fut un questionnaire adressé, quelques semaines après le congrès de Bourges, à tous les organismes de la CGT : syndicats, Bourses du travail, fédérations. Il était, en effet, nécessaire de savoir quels concours étaient acquis au mouvement et de quelles ressources la commission spéciale nommée pour la propagande allait avoir à disposer.

Les réponses vinrent et, sans atteindre des sommes très élevées, les souscriptions affluèrent assez pour permettre une campagne active. En ces dix-huit mois de propagande, la commission confédérale encaissa 22 000 francs. Cette somme est relativement minime, si on la met en parallèle avec l’effort accompli. En la moindre élection, il est dépensé plus ! Mais il faut bien se rendre compte qu’en matière de propagande ouvrière l’élément « argent » n’est pas le seul et unique « nerf » dont il y ait à faire fonds ; il y a l'élan des militants et c’est pourquoi la puissance des maigres sommes recueillies se trouve considérablement multipliée. Avec les 22000 francs en question, qui feraient sourire les brasseurs de « campagnes » et tous les tripoteurs de la politique, la commission confédérale — admirablement servie par l’activité des militants et l’effort des organisations - a secoué la France ouvrière.

Il est d’ailleurs nécessaire d’ajouter que cette somme de 22 ooo francs ne représente qu’une partie de l’effort financier des organisations : leur apport à la propagande d’ensemble. Outre ces souscriptions, chaque organisation a fait face, avec ses ressources particulières, à une propagande intense dans son rayon d’action.

Nous touchons là à une des caractéristiques du mouvement syndicaliste, qui fait en grande partie sa puissance d’expansion : fédéralisme, décentralisation, autonomie.

C’est cela qui rend le mouvement ouvrier incompréhensible à un jacobin tel que Clemenceau et c’est pourquoi ce monsieur crut être très fort en faisant embastiller Griffuelhes et Lévy*, à la veille du Ier mai, s’imaginant ainsi décapiter le mouvement. Cette idée de « génie » était encore plus sotte que scélérate !

Dans l’organisation ouvrière, il n’y a pas de citoyens passifs (non plus que des organisations passives), recevant des ordres et attendant, pour la mise à exécution, que signal leur en soit donné du centre ; tous sont militants actifs, ont de l’initiative, pensent et agissent dans leur sphère d’action. C’est l’image de la vie, alors que les agglomérats centralisés en sont la négation : dans toute la nature, au sein du corps dont elles sont parties intégrantes, les cellules vivent et évoluent, jouissant même d’une dose d’autonomie adéquate à leur milieu ; ainsi est-il des organismes syndicaux, à l’encontre des agglomérats politiques qui sont le rebours, la subordination de toute initiative au vouloir central.

Ainsi, la propagande pour les huit heures ne releva pas que de l’effort de la commission confédérale ; l’effort se généralisa et s’effectua partout et en tous sens. Le syndiqué ne s’en remit pas au syndicat de la propagande à faire : il en fit lui-même, à son atelier, chez le bistrot... partout où il se trouva en contact avec des travailleurs non dépêtrés des préjugés bourgeois. Le syndicat eut, lui aussi, garde de s’en remettre à sa Bourse du travail, non plus qu’à sa fédération corporative, du même soin : il agit dans son rayon d’action. Autant peut s’en dire de la Bourse du travail et de la Fédération nationale ; ni l’une ni l’autre n’escomptèrent l’unique effort de la commission confédérale. De la sorte, grâce à cette multiplicité des points d’action, grâce à cet enchevêtrement d’efforts combinés et d’initiatives diverses - mais ne se neutralisant pas -, il se créa un puissant courant d’agitation. Et, on ne saurait trop y insister : la besogne accomplie, résultant des forces vives mises en branle, fut réalisée avec des sommes minimes.

Dès que fut engrenée la propagande, elle s’intensifia, par des réunions multipliées en tous les centres ; par des brochures venant expliquer et commenter le sens de l’agitation pour les huit heures[25] ; et par une profusion d’affiches, de manifestes, d’étiquettes, les indifférents furent assaillis et fut secouée l’apathie de leurs cerveaux. Le résultat fut prompt. Au bout de quelques mois, un profond sillon était creusé ; la propagande des huit heures secouait les masses inertes restées jusque-là insensibles ; l’attention des plus obtus était éveillée. La question de la réduction des heures de travail se trouva non seulement posée, mais elle devint la préoccupation dominante.

Cette campagne seule — à ne lui supposer d’autre résultat que l’effort accompli —, suffirait à légitimer la résolution du congrès de Bourges.

L’action se justifie par elle-même. Point n’est besoin de lui chercher des résultats. Être inerte est mal et malsain ; agir est bien et fécond. Par conséquent, l’action des huit heures n’aurait-elle eu d’autre résultat que l’accroissement de force et de conscience qui découle de l’action (au même titre que la fortification des membres se réalise par un méthodique exercice) que cette action serait sa propre justification. Or, durant les dix-huit mois qu’a duré l’agitation des huit heures, la classe ouvrière a agi. Elle s’est extériorisée, elle a lutté... elle a vécu ! Par cette gymnastique de dix-huit mois, elle a affirmé sa grandissante puissance et, pour beaucoup, elle s’est révélée à elle-même. Au lieu de s’enliser dans les préoccupations mesquines et d’ordre étroitement corporatif auxquelles voudrait la réduire le capitalisme, elle s’est élevée aux conceptions d’ordre général et a ainsi manifesté l’opposition irréductible qu’il y entre le prolétariat et la bourgeoisie.

N’est-ce pas un symptôme considérable de grandissement de la conscience ouvrière que cette agitation continuée sans lassitude et avec une énergie persévérante, durant dix-huit mois ? Et j’ajoute que, pour saisir toute la valeur de ténacité que révèle cette continuité d’agitation, il faut se rendre compte que, sous ses aspects de concrète réalité, la base de la propagande — la conquête des huit heures — n’en avait pas moins tous les caractères d’une abstraction. C’est une agitation d’ordre général qui s’est effectuée et ce caractère de généralité s’est maintenu jusqu’au bout ; ce n’est pas à tel ou tel patron particulier que s’adressait l’exigence ouvrière, c’est contre le patronat dans son ensemble.

La campagne a donc été une campagne de lutte de classe. C’est cela qui révèle sa grande valeur sociale et c’est pour cela qu’elle se légitime par elle-même — par l’action quelle a engendrée —, sans même qu’il soit besoin de faire entrer en ligne de compte les bénéfices qui en ont été la conséquence.

Qui plus est, cette campagne ne s’est pas faite au détriment des besognes de résistance quotidienne à l’exploitation ; elle est venue se surajouter à cette activité normale qu'elle a, par conséquent, contribué à renforcer. Il n’y a donc pas eu un simple déplacement, mais bien un accroissement d’efforts.

En quelques mois de propagande confédérale, il devint évident pour tous que, dans son ensemble, la classe ouvrière travaille trop, et la journée de huit heures qui, quelques mois auparavant, avait tous les caractères d’une amélioration difficilement réalisable et quasi utopique, fut acceptée comme possible. C’est au point qu’aujourd’hui on ne discute plus pour ou contre sa possibilité de réalisation, mais uniquement sur l’opportunité de sa mise en pratique.

La journée de huit heures est donc, en tant que principe, passée dans les mœurs non seulement de la classe ouvrière qui la veut et l’aura, mais encore de nombre de capitalistes qui, subissant à leur insu l’influence de la propagande confédérale, ne formulent plus contre elle d’objection radicale et n’objectent que l’argument d’opportunité : la nécessité de tenir tête à la concurrence étrangère et l’infériorité de la France industrielle, travaillant huit heures, vis-à-vis des autres nations, où l’horaire de travail est plus élevé. Ces préoccupations se traduisent sur le plan législatif par un projet d’entente internationale pour la réalisation de la journée de huit heures. Le citoyen Gervais*, rapporteur du budget du ministère des Affaires étrangères pour 1906, demandait qu’il soit pris des mesures internationales pour arriver à une législation internationale du travail. Sur ce projet en soi, sur sa possibilité de réalisation, il n’est pas à s’illusionner, il convient d’être sceptique. Mais ce qui est à retenir d’une telle proposition, c’est le symptôme du travail de pénétration accompli par la propagande des huit heures, dont il était la caractéristique.

Cette modification de la mentalité ambiante, cet « état d’âme » qui porte à considérer comme prochaine, sinon urgente, la mise en pratique de la journée de huit heures est déjà un important résultat de la campagne. Il ne faut pas, en effet, perdre de vue qu’une réalisation n’est possible que dans un milieu préparé et propice à son application. L’essentiel est que cette condition inéluctable soit obtenue. Ensuite, se brisent facilement les résistances ; la mise en pratique est affaire de moindre effort.

Or, sans la résolution du congrès de Bourges, on eût continué à parler de la journée de huit heures, très platoniquement, comme on faisait depuis une quinzaine d’années. On en eût parlé comme on cause de la révolution... sans y attacher une importance concrète, et sans se préoccuper de sa réalisation, tellement la conquête des huit heures paraissait hors d’atteinte immédiate.

Au contraire, grâce à la campagne des huit heures, la question est sortie du domaine de l’abstraction ; elle a été envisagée en face, comme une réalité proche, et on s’est familiarisé avec cet horaire nouveau, dont la possibilité devenait certaine. C’est au point qu’il en est résulté, dans la masse ouvrière, une mentalité de répugnance pour les longues journées, mentalité telle qu’il sera désormais impossible que les exploiteurs obtiennent de leurs ouvriers une continuité de travail aussi excessive qu’il y a seulement quelques années.

— III —

Entre les critiques formulées à propos de la résolution du congrès de Bourges, il en est une qui touche à la question de fixation préalable d’une date pour la mise en branle des masses ouvrières : « Dire qu’au Ier mai 1906 la classe ouvrière se mobiliserait, c’était prévenir à l’avance patrons et gouvernants et leur faciliter la défensive... » Et cet argument a été renforcé de l’objection que les grands mouvements sociaux ne s’opèrent pas sur mot d’ordre, à date fixe.

Certes, il serait saugrenu de supposer qu’une révolution va s’accomplir, à une date déterminée à l’avance, en vertu d’une décision de congrès. Mais cela n’implique pas que la classe ouvrière doive s’abstenir d’une gymnastique d’action et, en procédant à des sortes de mobilisations et de levées en masse, s’entraîner et acquérir l’accoutumance de l’effort solidarisé et rythmique.

Ces critiques contre la fixation d’une date de rendez-vous dénotent un résidu de conceptions jacobines. Si on repousse cette tactique d’appeler à l’action le peuple tout entier, à quel mode se résoudra-t-on ? Va-t-on attendre qu’un mot d’ordre venant du centre donne le signal, ou bien va-t-on en venir aux préparations secrètes ? En tous les cas, à quelque projet qu’on s’arrête, en dehors de l’appel au grand jour, clamé par tous les moyens de propagande qu’on peut s’imaginer, ce n’est plus à l’action directe et à l’initiative des intéressés qu’on en appellera ; on retombera dans les vieux errements consistant à s’en rapporter, pour l’œuvre à accomplir, à des « personnes interposées », et le mouvement passera du plan économique au plan parlementaire. Au lieu d’être un mouvement d’auto-émancipation, il sera un pataugement dans le démocratisme.

J’avais, par anticipation, répondu à cette objection sur les inconvénients et les bénéfices qu’il y a pour la classe ouvrière à opérer ses mouvements de masse en pleine lumière, en se fixant ses rendez-vous à l’avance.

Les inconvénients consistent en ce que, prévenus, patrons et gouvernants prennent leurs précautions, se préparent à la résistance ; mais, d’autre part, ces inconvénients sont compensés — et grandement ! — par le bénéfice que retirent les travailleurs de cette tactique qui vise à créer un courant d’opinion influençant toutes les classes sociales ; avec les moyens de vulgarisation dont ils disposent, il leur serait à peu près impossible, en dehors d’une propagande faite au grand jour, d’obtenir ce résultat et ils ont le considérable avantage de toucher les indifférents de leur classe, de secouer leur apathie et de les faire vibrer au point qu’au jour du rendez-vous ils ne resteront pas neutres.

Les faits sont venus corroborer cette manière de voir. Il y a un bon quart de siècle que la journée de huit heures est la tarte à la crème de tous les programmes, de toutes les manifestations ouvrières Mais il a fallu la résolution du congrès de Bourges pour mettre en pleine lumière la possibilité de conquérir cette amélioration. Jusque-là, la journée de huit heures n’apparaissait que sous un aspect nébuleux et d’une réalisation hypothétique, de même que toutes les affirmations contenues dans les programmes de revendications sociales.

Or, ce qui a fortement contribué à matérialiser cette possibilité de réalisation des huit heures, c’est la fixation d’une date, c’est le fait de s’être donné rendez-vous pour la conquérir au Ier mai 1906.

Éliminez cette date de la résolution du congrès de Bourges et celle-ci n’est plus qu’une déclaration de principe, venant s’ajouter aux antérieures déclarations et n’ayant pas plus de valeur propagandiste que les anciennes. Si cette résolution eût simplement dit : « On va continuer à faire de la propagande pour la journée de huit heures, afin de la réaliser au plus tôt... », elle n’eût été qu’une manifestation platonique de plus.

La puissance de rayonnement de la résolution de Bourges a été justement de dépasser toutes les affirmations théoriques qui, avec de légères variantes, se ressassaient à tous les congrès, et d’ouvrir la phase de réalisation.

Que cette tactique d’appel général à l’action déplaise aux politiciens, il n’y a pas à s’en étonner. En effet, plus elle se développe et moins grande sera leur influence. Le caractère politico-démocratique d’un mouvement pourrait se définir par la persistance de la mentalité d’obéissance, de discipline, de confiance en des individus représentatifs de la masse qu’il implique ; tandis que, dans le plan économique,

I. Ici encore, on ne peut que reporter les lecteurs au grand livre de Maurice Dommanget cité plus haut, en particulier le chapitre « Les huit heures : des origines lointaines à la Commune » (Histoire du Premier Mai, op. dt, p. 27-48). la caractéristique est que les individus doivent eux-mêmes accomplir l'effort nécessaire et ne compter que sur leurs propres forces. Et c’est pour cette raison que, sur ce terrain, avec une telle base, il ne peut jamais y avoir de déceptions, comme il s’en constate sur le plan politique où on se berce d’illusions et d’espoirs mal fondés : on a mis sa confiance en d’autres et il n’y a rien d’étonnant qu’on soit leurré ! Au contraire, sur le plan économique, comme on n’attend rien que de soi-même, lorsque, après une période d’action, on examine les conséquences de l’effort accompli, on n’a à s’en prendre qu’à soi si les résultats ne sont pas meilleurs. Même chez ceux qui, tout en ayant une conception moins nette du processus de l’action économique, ont marché plus par entraînement que par raisonnement, surgit cette notion réconfortante : à savoir que si les résultats n'ont pas été supérieurs, c’est qu’on était incomplètement préparés. Par conséquent, loin de se laisser aller au découragement, on est incité à redoubler de vigueur, afin de faire mieux à l’occasion prochaine.

Ce symptomatique état d’âme se constate aujourd’hui : après le mouvement du Premier Mai, il ne se révèle, dans la classe ouvrière, aucune dépression morale. Certes, il peut y avoir — et il y a ! — exception en quelques centres ; exceptions dues à des causes particulières et locales. Mais ce qui, dans l’ensemble, est à retenir — et qui est un encourageant présage —, c’est l’absence de lassitude et la sereine confiance en l’avenir qui se dégage. On a marché pour les huit heures, sachant bien que ce n’était là qu’une première escarmouche et sans escompter une réussite aussi immédiate que complète. On a marché !... Et quels qu’aient été les résultats, on n’est pas découragé. Même dans les corporations où l’élan gréviste n’a été sanctionné par aucun bénéfice partiel, les défaillances sont rares et tout exceptionnelles ; la tendance générale est la confiance en soi et en l’espoir de mouvements prochains, plus profitables, parce que plus conscients et mieux coordonnés.

La classe ouvrière sort de cette première période d’agitation plus aguerrie et plus vigoureuse. Elle a exercé ses forces, s’est adonnée à une excellente gymnastique qui, en aboutissant à un essai de mobilisation générale, a permis de noter le degré de conscience atteint. L’organisation syndicale sort renforcée de l’expérience : des syndicats nouveaux ont surgi et se fortifient, quant à ceux déjà existants, ils ont augmenté leurs effectifs. De plus, la Confédération du travail sort de l’épreuve en meilleure posture ; son ascendant et son influence rayonnante s’en trouvent accrus.

Il n’y a pas jusqu’à la mémorable frousse qui secoua la bourgeoisie, durant les quelques semaines précédant le Ier mai, qui ne soit un symptôme de grandissement d’influence de la CGT.

Les partis de réaction politique crurent très habile, à l’approche des élections législatives, d’effarer ce qu’on appel] « le pays », en dénonçant le péril révolutionnaire et en pré disant le chambardement général pour le Ier mai. Au point de vue électoral (qui ne nous importe pas, en la circonstance), ils n’ont guère eu à se réjouir des conséquences de leur campagne. Quant au profit qu’ils en ont retiré, au point de vue économique, il est plus problématique encore.

Et d’abord, l’intense venette[26] [27] qui perturba les ventres capitalistes a donné à la classe ouvrière un hilarant spectacle de la veulerie — symptôme d’irrémédiable déchéance — des classes privilégiéesII. Une classe qui n’a pas davantage de sens critique et de ressort est décrépite et quasi moribonde.

Certes, il y a eu des exceptions. Mais les bourgeois qui n’ont pas eu la frousse ne rehaussent guère le prestige de leur classe. Sont-ils de leur siècle, ces chefs d’industrie de l’Est qui, aux approches du Ier mai, fortifièrent leurs usines et s’armèrent, à l’instar de la famille Crettiez* ? Ils font songer aux bandits féodaux, à l’abri de leurs donjons, pillant et terrorisant la contrée. C’est la même mentalité de brutes sanguinaires.

Il est d’autres patrons qui, plus clairvoyants, ayant reconnu le caractère social et révolutionnaire du mouvement du Premier Mai, ont, excités par la presse affoleuse, cherché à opposer à ce soulèvement de masse ouvrière une résistance de masse patronale : ils se sont défendus par le lock-out et ont jeté les bases — plus ou moins solides ! -d’une confédération patronale1.

De tout cela, la classe ouvrière n’a qu’à se réjouir. Il n’est rien de tel que les situations nettes. Désormais, les deux classes se dressent face à face, chacune défendant ses intérêts, qui sont en opposition évidente.

Les équivoques disparaissent ; les billevesées de « paix sociale », toutes les théories du mensonge sur l’entente du travail et du capital ne peuvent plus piper les travailleurs qui, facilement, découvrent en ceux qui les prônent des soudoyés du capitalisme.

Cette condensation des classes, à des pôles opposés, en antagonisme irréductible, a été rendue plus tangible encore par l’attitude du gouvernement envers la classe ouvrière.

Le gouvernement a cherché, lui aussi — tout comme les réacteurs[28] [29] [30] et dans un but également politique - à jouer du « péril révolutionnaire » ; il a voulu influencer les élections et a eu recours, pour cette besogne, aux plus malpropres procédés ; il a inventé le Complot ", il a mis Paris et les centres où on redoutait un mouvement revendicatif en état de siège, et, pour enrayer toute effervescence, il a ordonné la systématique application des lois scélérates®, en vertu desquelles ont été opérées des arrestations en masse.

En façade, les résultats électoraux paraissent avoir justifié cette compression violente de la classe ouvrière, et cependant il serait plus exact d’attribuer ces succès aux aspirations générales de marche en avant, trop imprécises, certes, mais se manifestant par voie électorale, faute de concevoir un mode meilleur. Une seule élection est le fait indiscutable des actes ministériels : celle du jeune Biétry, à Brest, qui n’a été possible que grâce à la mise en état de siège de la ville, l’occupation militaire de la Bourse du travail et l’arrestation de vingt-cinq militants des organisations syndicales.

Cette attitude outrancièrement répressive contre la classe ouvrière d’un gouvernement très avancé a rendu les patrons d’autant plus intransigeants et les a incités à une résistance d’autant plus entêtée qu’ils n’avaient pas escompté un tel appui de sa part. La montée au pouvoir d’hommes politiques notoires par leurs aspirations sociales et leurs déclarations de liberté laissait supposer une neutralité plus accusée que sous les gouvernements antérieurs, en face des conflits entre le travail et le capital. Le contraire s’est produit ! Il faut remonter loin pour trouver à un égal degré parti pris aussi cynique et aussi violent, en faveur des privilèges capitalistes et contre les revendications ouvrières.

Ces agissements ont déconcerté nombre de travailleurs, core imprégnés de démocratisme ; ils avaient espéré du nouveau personnel ministériel, sinon la sympathie, du moins une presque neutralité. Ceux-là, emportés par des préoccupations de sentiments, avaient trop oublié qu’un gouvernement, quel qu’il soit, a une mission à remplir et qu’il lui faut fatalement remplir, maintenir l’ordre !... C’est-à-dire : défendre les privilégiés, protéger les exploiteurs. Il est le gendarme du capital, c’est sa fonction, il ne peut s’y dérober.

Pour tous ceux qui conservaient encore ce résidu de démocratisme, la leçon du Premier Mai aura été profitable : elle nous prouve qu’il n’y a rien à attendre d’un gouvernement, quel qu’il soit ; la classe ouvrière n’a pas à escompter d’appuis extérieurs, c’est en elle-même quelle doit puiser la force et la volonté de s’émanciper.

De plus, les manœuvres de tous les partis politiques, quels qu’ils soient, au cours de cette période d’agitation, ont amplement mis en lumière que tous ne sont, sous des formes variées, que des exploiteurs de la classe ouvrière. Dans ce mouvement autonome du Premier Mai, les réacteurs n’ont vu qu’un moyen de rejeter vers eux les électeurs, et le gouvernement a obéi à des calculs et à des préoccupations identiques. Nul n’a songé à examiner le bien ou le mal fondé des revendications ouvrières !

La leçon est bonne ! Elle nous est une preuve nouvelle que, sur le terrain politique, la classe ouvrière ne peut espérer trouver que des profiteurs de ses mouvements. Quels qu'ils soient, tous les politiciens qui lui tendront la main auront une arrière-pensée égoïste.

Il n’est pas superflu de rappeler les malveillances de certaines personnalités du parti socialiste unifié lorsqu’il fut question du fameux Complot. Au lieu de prendre franchement la défense des camarades, qu’on savait faussement accusés, il y eut des réticences, des sous-entendus jésuitiques. Il fallait voir... On mettait le gouvernement en demeure de fournir des preuves... Et avec cette hypocrisie sournoise, on renforçait la calomnie, tout en ayant l’air de protester.

Pour tout cela, je réitère : la leçon du Premier Mai es bonne !

Que la classe ouvrière se méfie des avances qu’on lui fait et quelle les repousse toutes. Son grandissement, la force quelle acquiert tous les jours davantage sont le résultat d’une action autonome et toute la déviation hors du solide terrain économique, toute accointance, tout rapprochement avec des partis politiques ne pourrait que lui être préjudiciable.

J’ai signalé qu’une des caractéristiques du mouvement des huit heures a été la condensation des deux classes en présence : classe capitaliste et classe ouvrière.

L’exemple le plus topique de ce phénomène nous a été donné dans la corporation du Livre.

On sait que, sous l’influence du citoyen Keufer, le congrès de la fédération du Livre, qui se tint à Lyon en 1905, avait décidé de restreindre l’action revendicatrice de

-

I. Nom communément donné à l'époque à la SFIO (Section française de l'internationale socialiste), née en 1905 de l’unification des nombreuses chapelles socialistes existant jusqu'alors.

la Typographie à l’obtention de la journée de neuf heures. De plus, cette amélioration devait être poursuivie par une tactique différente de celle préconisée par la CGT. Au lieu de compter sur l’initiative et la vigueur ouvrières, sur la lutte et la grève, la fédération du Livre voulait atteindre au but visé par le jeu des commissions mixtes de patrons et d’ouvriers.

Ainsi donc, les deux méthodes syndicales - celle d'action directe et celle d’entente avec les patrons - allaient être expérimentées au cours de la campagne décidée par la résolution du congrès de Bourges.

Il n’est pas présomptueux de supposer que ceux qui, au lendemain du congrès de Bourges, escomptaient la « faillite de l’action directe » comme résultante du mouvement du Ier mai 1906 songeaient à glorifier, en opposition, les résultats acquis par la méthode sage et pondérée préconisée par Keufer.

Or, en fait de « faillite », nous n’avons eu à enregistrer que celle des commissions mixtes. Elle est d’ailleurs catégorique et indéniable, tellement qu’elle est avouée par Keufer.

Pendant des mois, avec une patiente lenteur, les pourparlers se poursuivirent entre le comité central du Livre et les patrons, en vue d’arriver à une entente amiable ; les maîtres imprimeurs de France répondirent enfin par un refus formel. À la réunion du comité central du 10 février 1906, le citoyen Keufer, rendant compte de l’échec de la commission mixte, disait :

« La réalité, la voici : le vote patronal et l’avortement pour longtemps de la commission mixte, c’est l’abandon de toute négociation amiable pour entrer dans la période de combat.

 » Je ne me dissimule pas que c’est un échec pour notre tactique, et pour moi qui l’ai toujours défendue. »

Après cette déclaration de faillite des commissions mixtes, à la même séance, Keufer ajoutait :

« Personnellement, je n’abandonne pas pour toujours cette tactique, j estime quelle a toujours sa valeur malgré l’échec que lui font subir les patrons. Mais il m’appartient de me dégager de toute responsabilité pour l’avenir, quelle que soit la méthode de lutte qu’adopteront les travailleurs du livre... »

La méthode de lutte qu’ont adoptée les typographes parisiens a été celle de l’action directe. Ils ont fait preuve d’énergie, de ténacité et de vigueur combative ; ils ont fait la grève avec toutes ses conséquences et n’ont même pas dédaigné le sabotage. Ils n’ont pas eu à s’en repentir ! Et il est heureux que, préalablement, le citoyen Keufer ait dégagé sa responsabilité pour l’avenir, car ainsi, il n’y a pas d’équivoque possible : c’est en dehors de lui et à l’encontre de sa méthode que se sont conquis les résultats obtenus. Au surplus, la tension des rapports existants aujourd’hui entre le comité central du Livre et la section de la Typographie parisienne souligne, on ne peut plus nettement, cette irrémédiable faillite de la méthode keufériste. Dans le Bulletin officiel de la chambre syndicale typographique parisienne, publié à l’occasion des grèves, a paru (le 2 juillet 1906) un article sur « la solution des conflits entre le capital et le travail » où est condamné, sans phrases, le système des commissions mixtes et de toute méthode d’accord entre patrons et ouvriers.

« Notre Typographie parisienne, y est-il dit, ayant usé de la tactique préconisée jusqu’ici par les dirigeants de notre fédération — la commission mixte —, il nous appartient d’examiner aujourd’hui les résultats acquis et ceux que, de l’avis de beaucoup de nos confrères, nous aurions pu ou dû recueillir.

 » La commission mixte qui, par son essence meme, représente la forme la plus directe de l'entente entre les deux facteurs de la production, capital et travail, et se rapproche ainsi des théories émises et développées au Parlement par le président des Jaunes et appuyées par le ministre de l'Intérieur, peut-elle, à l’heure actuelle, solutionner un conflit typographique, et si oui, dans quelle mesure ? »

À cette question posée, le Bulletin répond que si, dans quelques petites sections de province, la commission mixte a donné quelques résultats, c’est grâce à des reculades ouvrières, en acceptant une considérable atténuation des revendications posées, tandis que, dans toutes les villes importantes, satisfaction n'a été obtenue que par la grève.

Donc proclame-t-il, les commissions mixtes doivent être dès à présent condamnées, et il ajoute :

« La conclusion de ce qui précède s’impose d’elle-même : les commissions mixtes ou les arbitrages n’ont jamais rapporté à la classe du travail que des minima concédés par le patronat alors qu’il se sentait contraint aux maxima en continuant la lutte, et encore, dans beaucoup de cas, ces concessions ont été violées lorsque aucune organisation n’en imposait le respect par sa puissance.

 » Il ne reste donc qu’un moyen d’émancipation pour le prolétariat : organisation syndicale. Une arme pour obtention d’un mieux-être : la grève. »

Nous ne saurions mieux dire ! Et cela, c’est encore un des résultats de l’agitation du Premier Mai.

Quand on se souvient du passé, des tiraillements au sein de l’organisme confédéral, à propos de méthodes ; quand on se rappelle qu’au congrès de Bourges la fédération du Livre, qui symbolisait les méthodes « pratiques » de modérantisme, de pondérantisme, avec pour étendard la commission mixte, menait le branle contre les révolutionnaires, on ne peut que se réjouir de voir dissipée cette paralysante équivoque. La Typographie parisienne - qui représente à elle seule plus du tiers de toute la fédération du Livre — éduquée à pied d’œuvre, par l’expérience, répudie ces méthodes d’enlisement et proclame la haute valeur de l’action syndicale, pure de toute compromission patronale.

Et cela, nous le devons à la campagne pour les huit heures !

J’ai, ci-dessus, tâché de noter, principalement au point de vue moral, les conséquences de la première campagne d’agitation efficace pour la conquête de la journée de huit heures.

Ce bilan se solderait-il par ces seuls trois mots : « Nous avons agi !... » que, sans plus, serait justifiée la campagne engagée.

Mais, nous l’avons vu, il y a plus à enregistrer : il n’y a chez les travailleurs, après la bataille, ni lassitude ni affaissement ; des syndicats se sont fortifiés, d’autres se sont créés sous l’impulsion de la propagande confédérale ; la CGT sort considérablement grandie de l’épreuve ; elle s’érige désormais comme l’organisme d’action offensive contre le capitalisme. Outre cela, le mouvement du Ier mai 1906 nous a permis de noter la faillite de la méthode de pacifisme social que symbolisait la commission mixte ; de mesurer la décrépitude de la bourgeoisie apeurée par l’action ouvrière ; de constater une fois de plus que tous les gouvernements se valent et que, quels qu’ils soient, ils seront toujours les souteneurs du capital.

Glossaire

Allemane, Jean (1843-1935). Ouvrier typographe, né à Sauveterre-de-Comminges, en Haute-Garonne. Installé à Paris, il est mêlé en 1871 aux événements de la Commune. Arrêté le 28 mai, il est jugé et condamné aux travaux forcés à perpétuité. Bénéficiant d’une amnistie en 1880, il revient en France et adhère au POF (parti ouvrier français) puis rejoint la FTSF (Fédération des travailleurs socialistes de France). En 1890, il fonde le POSR (parti ouvrier socialiste révolutionnaire). Concevant la lutte politique comme un simple moyen de propagande des idées socialistes, ce parti se distingue par son « ouvriérisme » et sa défense de la grève générale, régulièrement votée à tous ses congrès. Les allemanistes contribueront à la fondation de la FNBT (Fédération nationale des Bourses du travail) et de la CGT.

Barberet, Jean (1837-1920). Journaliste, homme politique et syndicaliste. Proche de Gambetta, il fait partie des fondateurs, en mai 1872, du Cercle de l’union syndicale ouvrière. C’est à son initiative que se tient à Paris, en octobre 1876, le premier congrès ouvrier de France, marqué par l’esprit du mouvement mutualiste et coopératif. L’essor des mouvements socialistes puis du syndicalisme des Bourses du travail mettra un terme à l’existence des syndicats « barberettistes ».

Basly, Émile (1854-1928). Mineur à l’origine, syndicaliste et homme politique, de tendance réformiste. Secrétaire du

syndicat des Mineurs d’Anzin à sa création, en 1882, il s’illustre au cours de la grève de 1884. Il est député de Paris de 1885 à 1891, puis du Pas-de-Calais et, enfin, maire de Lens de 1900 à sa mort. La fédération des Mineurs (le « Vieux Syndicat ») qu’il anime avec Arthur Lamendin ne rejoindra la CGT qu’en 1908, après de fortes polémiques avec le « Jeune Syndicat » des mineurs du Pas-de-Calais, mené par Benoît Broutchoux et affilié à la Confédération.

Beausoleil, Clément (1859-1912). Membre du syndicat des Employés de la Seine, secrétaire du premier bureau confédéral de la CGT et délégué de la Bourse du travail de Versailles au congrès de la Fédération des Bourses de 1898. En septembre 1900, il participe au congrès national corporatif de Paris. En 1907, il est un des douze signataires de l’affiche « Gouvernement d’assassins » placardée à Paris le 23 juin pour protester contre l’attitude des autorités face aux manifestations des vignerons du Midi.

Biétry, Pierre (1872-1918). Ouvrier horloger, il adhère d’abord au parti de Jules Guesde avant de s’éloigner du socialisme et de prôner la collaboration des classes. Il est nommé secrétaire adjoint de l’Union fédérative des syndicats (indépendants) de Paul Lanoir, fondée en 1901 pour faire pièce au syndicalisme « rouge » de la CGT. Rompant avec Lanoir, il crée la fédération nationale des Jaunes le Ier avril 1902, laquelle tiendra des congrès en 1904,1906,1907 et en 1909. En 1906, il est élu député à Brest en tant que candidat antisocialiste. Deux ans plus tard, il fonde le parti propriétiste.

Boyanique, Jean. Verrier, il est un des animateurs de la Bourse du travail d’Albi, fondée en 1899, qu’il représentera au Xe congrès de la Fédération nationale des Bourses du travail (Alger, septembre 1902). Il est présent au congrès de Bourges de la CGT, en représentation des typographes de sa ville. En 1906, il se présente à Castres aux élections législatives pour le compte du parti socialiste. Administrateur de la Verrerie ouvrière d’Albi, il est aussi le gérant du journal socialiste de Carmaux, Le Cri des travailleurs.

Brousse, Paul (1844-1912). Médecin et homme politique. Militant de la Première Internationale, il joue un rôle important au sein de la section suisse de l’Internationale, la Fédération jurassienne. Il évolue ensuite vers le socialisme réformiste et anima la Fédération des travailleurs socialistes de France (FTSF). En 1902, son courant fusionne avec celui de Jaurès pour former le PSF (parti socialiste français). Il rejoint les rangs de la SFIO en 1905.

Cotte, Gilbert (1856-1905). Ouvrier mineur, militant syndicaliste de la Loire, élu secrétaire général de la Bourse du travail de Saint-Étienne en 1895, puis de la fédération nationale des Mineurs de France. Sa popularité auprès des mineurs sera affectée par le comportement dilatoire du comité national dans les années 1901 et 1902. En mars 1903, la fédération de la Loire, œuvre de Cotte, quitte l’organisation nationale avec l’intention d’adhérer à la CGT, qui refuse cependant toutes relations avec lui.

CoupAt, Pierre (1860- ?). Ouvrier mécanicien, militant socialiste dans la région stéphanoise dès les années 1880, il est nommé secrétaire de la fédération des Ouvriers mécaniciens en 1901. Lié à Millerand, il sera un des principaux représentants du courant réformiste de la CGT, avec Keufer et l’ex-allemaniste Guérard. Présent au congrès d’Amiens en 1906, il se ralliera cependant à la motion du comité confédéral, après avoir signé l’ordre du jour présenté par Keufer.

Crettiez (famille). Propriétaire d’une entreprise d’horlogerie fondée en 1862 à Arâches (Haute-Savoie) et implantée à Cluses dix ans plus tard. Elle se rend célèbre en juillet 1904, quand, à l’occasion d’une grève, les fils Crettiez tirent sur un cortège de manifestants, causant trois morts et une centaine de blessés.

Dubéros, Raymond (1881- ?). Coiffeur, syndicaliste révolutionnaire. Appartenant à la fraction blanquiste, il participe au congrès général des organisations socialistes qui se tient à la salle Japy (Paris) en décembre 1899. Présent au congrès de Bourges, où il avait été mandaté par la fédération des Sabotiers

et divers syndicats, il y développe le « Rapport sur l’organisation d’agitation pour la conquête des huit heures », qui lui vaut le soutien immédiat de Pouget et marque le début de la campagne confédérale des huit heures.

Eccarius, Johann Georg (1818-1889). Originaire de Thuringe, tailleur de profession. Présent à Londres à partir de 1846, il adhère à la Ligue des justes puis à la Ligue des communistes. De 1864 à 1872, il fait partie du conseil général de l’Association internationale des travailleurs, dont il sera le secrétaire général de 1867 à 1871.

Garnery, Auguste (1865-1935). Syndicaliste révolutionnaire, secrétaire de la fédération de la Bijouterie (affiliée à la CGT) de sa fondation, en 1901, à 1910. Il participe à tous les congrès confédéraux organisés de 1904 à 1910. En 1906, à Amiens, il signe la motion présentée par Victor Griffuelhes. En 1908, après les événements de Villeneuve-Saint-Georges, il remplace Yvetot au poste de secrétaire des Bourses du travail. Il sera un des très rares syndicalistes d’avant 1914 à rester en relation avec Pouget jusqu’à la mort de ce dernier.

Gervais, Auguste (1857-1917). Militaire de profession, journaliste (en particulier à La Petite République et L'Aurore) et homme politique, radical et franc-maçon. Maire adjoint d’Issy-les-Moulineaux puis président du conseil général de la Seine, il est élu en 1898 à la Chambre des députés, puis réélu en 1902 et 1906. Trois ans plus tard, il fait son entrée au Sénat.

Griffuelhes, Victor (1874-1922). Ouvrier cordonnier de profession, syndicaliste, corédacteur, avec Pouget, de la résolution élaborée au nom du comité confédéral à l’issue du congrès de 1906. Né à Nérac (Lot-et-Garonne), il s’installe à Paris en 1893. Venu du blanquisme, il est élu secrétaire de la fédération des Cuirs et Peaux en 1900 puis secrétaire général de la CGT en septembre 1901. Son désir de garder la CGT sur une ligne combattante lui vaut d’être emprisonné avant la journée du Ier mai 1906 puis peu après les faits du 30 juillet 1908 à Villeneuve-Saint-Georges. Après sa libération, ses rivaux du comité confédéral mènent campagne contre lui, en lui reprochant sa gestion financière de la Maison des fédérations. Sa démission, le 24 février 1909, met en évidence la crise latente au sein de la Confédération. Une fois Louis Niel écarté du secrétariat général, Griffuelhes continue d’influer sur la politique de la CGT par l’entremise de Léon Jouhaux, le nouveau secrétaire confédéral à partir de juillet 1909. Il fait partie du noyau fondateur de La Bataille syndicaliste, le quotidien syndicaliste révolutionnaire dont le premier numéro sort le 27 avril 1911, mais s’en retire rapidement. En 1912 il lance le mensuel L'Encyclopédie du mouvement syndicaliste, dans le but de faire concurrence à La Vie ouvrière de Monatte et ses amis. Il a laissé quelques ouvrages, dont L'Action syndicaliste (1908) et Voyage révolutionnaire : impressions d'un propagandiste (1909).

Guérard, Eugène (1859-1931). Cheminot, syndicaliste socialiste de la tendance « allemaniste » et membre de Chevalerie du travail, il a été un des premiers propagandist de la grève générale au sein du mouvement ouvrier français Principal dirigeant du syndicat des Employés du chemin de fer, il est nommé secrétaire général de la CGT en avril 1901. Sa nomination, en 1900, au Conseil supérieur du travail, l’affadissement de ses positions et sa prise de parti en faveur de la représentation proportionnelle en feront une des cibles choisies des révolutionnaires de la Confédération. Opposant au bureau confédéral issu du congrès de 1902, il se rapproche des réformistes de la CGT, avec lesquels il publie L'Action ouvrière de 1908 à 1910. Soumis à de fortes attaques, il est contraint, en décembre 1909, de quitter les fonctions qu’il occupait depuis dix-huit ans.

Guesde, Jules (1845-1922). Pseudonyme de Jules Bazile, journaliste et homme politique français. Après un passage à la Fédération jurassienne, une des sections de l’internationale acquises aux idées de Bakounine, Guesde se convertit au marxisme et, en compagnie de Paul Lafargue, il fonde le POF (parti ouvrier français), le premier parti français qui se soit jamais réclamé de l’enseignement de Marx. Partisan au début de sa carrière politique de la voie insurrectionnelle au socialisme, les premiers succès de son parti l’amènent bien vite à adopter le credo parlementaire, sans renoncer cependant à la rhétorique révolutionnaire. Il est élu de Roubaix de 1893 à 1896, puis député de Lille, de 1906 à 1922, sous l’étiquette de la SFIO.

Hardy, Éloi, ouvrier maréchal-ferrant, candidat pour le POSR aux élections de 1896 à Paris. Il est délégué au XIIe congrès national corporatif (le sixième de la CGT), qui se tient à Lyon en septembre 1901, en représentation des maréchaux-ferrants de Paris. Il assista également au congrès de Marseille, en 1908, pour la fédération nationale de la Maréchalerie, où il se prononça en faveur de la représentation proportionnelle.

Henriot, H. Ouvrier allumettier, syndicaliste révolution-aire. Il est délégué au XIVe congrès corporatif (le huitième de la CGT) et à la conférence des Bourses du travail, organisés à Bourges du 12 au 20 septembre 1904. Représentant la fédération des Allumettiers, il s’y déclare « nettement hostile » à la représentation proportionnelle. Il assiste également au congrès suivant, à Amiens. Il y signe l’ordre du jour présenté par Griffuelhes au nom du comité confédéral. Il meurt, jeune encore, de la tuberculose.

Joffrin, Jules (1846-1890). Homme politique français. Élu de la Commune de Paris, il est contraint à l’exil après la Semaine sanglante et se réfugie en Angleterre, où il vivra une dizaine d’années. Il adhère à la branche « possibiliste » du mouvement socialiste, dont il est un des chefs, avec Paul Brousse et Benoît Malon. Après l’amnistie, il revient en France et, en 1882, devient membre du conseil municipal de Paris. En 1889, il est élu député du 18e arrondissement de Paris.

Keufer, Auguste (1851-1924). Typographe de profession, syndicaliste de tendance réformiste. Secrétaire de la fédération du Livre, il figure parmi les fondateurs de la CGT, dont il est le premier trésorier. Adhérent de l’école positiviste, affilié au parti socialiste et membre du Conseil supérieur du travail, il s’oppose avec beaucoup de constance à la tendance révolutionnaire au sein de la CGT, qu’il accuse de vouloir transformer la Confédération en un « parti anarchiste ».

Lamendin, Arthur (1852-1920). Syndicaliste et homme politique du Nord, de tendance réformiste. Ayant créé à Lens, en 1882, la première chambre syndicale des Mineurs, il devient, avec Basly, une des grandes figures du syndicalisme minier dans le bassin du Pas-de-Calais. Il est maire de Liévin de 1905 à 1912 et député de 1892 à 1919.

Lassalle, Ferdinand (1825-1864). Démocrate radical et socialiste, il participe en 1848-1849 au mouvement révolutionnaire à Düsseldorf. En 1862, il se lance dans une nouvelle carrière politique et fonde, en 1863, l’ADV (Association générale des travailleurs allemands). Sa fusion avec le parti ouvrier social-démocrate allemand de Bebel et Liebknecht donne lieu à la création du SPD, le parti social-démocrate allemand. Lassalle s’oriente bientôt vers un socialisme réformiste fortement nationaliste et étatiste.

Latapie, Jean. Syndicaliste révolutionnaire, secrétaire de fédération de la Métallurgie, au côté de Merrheim et Galantus, à partir de 1902. La même année, il succède à Girard au secrétariat du comité de la grève générale. Membre du comité confédéral de la CGT, il est désigné au congrès d’Amiens pour exprimer, avec Benoît Broutchoux et Alphonse Merrheim, la position du courant majoritaire de la Confédération. S’exprimant le 13 octobre au matin, il conclut son intervention sur la nécessité pour les congressistes de se prononcer pour la première fois sur la « doctrine nouvelle : le syndicalisme », une théorie qu’il situe « entre les théories anarchistes et socialistes ». Lié à Aristide Briand, il évoluera ensuite vers des positions réformistes.

Lévy, Albert (1871-1926). Employé, venu des rangs de l’allemanisme, il est trésorier de la Fédération des Bourses du travail jusqu’en 1901, un poste qu’il occupera à la CGT jusqu’en 1909. C’est lui qui est à l’origine de l’affaire de la Maison des fédérations, qui obligera Griffuelhes à donner sa démission du secrétariat général de la CGT en 1909.

Luquet, Alexandre (1874-1930). Coiffeur de profession, syndicaliste révolutionnaire, issu du guesdisme. Secrétaire de la fédération des Coiffeurs, il appartient au comité confédéral de la CGT avant 1914 et sera un des principaux inspirateurs de la campagne menée contre les bureaux de placement et en faveur du repos hebdomadaire.

Merzet, Étienne (1869-1934). Ouvrier mineur, militant syndicaliste et socialiste. Employé à la compagnie des mines de Blanzy, il passe pour avoir été à l’origine de la grande grève de 1899 à Montceau-les-Mines. En 1901, membre du conseil national de la fédération des Mineurs, il tente vainement d’obtenir qu elle soutienne la grève lancée le 21 janvier de cette année. Le syndicat de Merzet et quelques autres, s’estimant trahis par la direction, quittent la fédération et constituent,

Ier mai 1904, l’union fédérative des Mineurs, affiliée à la CGT, dont il est nommé secrétaire. Occupant une position centriste » entre la vieille fédération et les révolutionnaires du « Jeune Syndicat » de Broutchoux, il plaide la cause de l’unité minière, dont il accepte le principe à l’occasion du congrès de la vieille fédération (27 juin-6 juillet 1906). D’après le témoignage de Griffuelhes, il aurait été présent au moment de l’élaboration de la motion rédigée par celui-ci et Pouget à l’issue du congrès d’Amiens. En juillet 1908, il intègre le bureau de la nouvelle organisation des mineurs, la fédération nationale des syndicats de Mineurs. Selon Rolande Trempé, il aurait servi de modèle au syndicaliste Jean-Désiré Bernard, un personnage du roman de Charles Malato La Grande Grève (1905).

Monot, Henri (?-1908). Bûcheron, syndicaliste. Il aide en 1899 à la reconstitution des syndicats de sa profession et est nommé président des Bûcherons de La Guerche (Cher). En 1903, il est condamné pour « sabotage ». En 1907, il est secrétaire de la Bourse du travail du lieu, adhérente à la CGT.

Niel, Louis (1872-1952). Syndicaliste, garçon de café puis typographe. Nommé secrétaire de la Bourse du travail de Montpellier en 1901, il joue un rôle de premier plan dans le processus de l’« unité ouvrière », qui voit fusionner la Fédération des Bourses et la CGT. Proche des anarchistes au début de son parcours militant, il évolue peu à peu vers des positions réformistes. En 1909, après le retrait de Victor Griffuelhes, il est nommé secrétaire général de la CGT grâce à une conjonction inattendue entre le secteur réformiste, dont il est alors un des porte-parole les plus en vue, et certains révolutionnaires de la Confédération. Il est cependant contraint de quitter son poste au bout de quelques mois, après l’échec de la grève des postiers.

Owen, Robert (1771-1858). Réformateur et socialiste britannique. Il commence par appliquer un programme de réformes sociales dans l’entreprise de textile de New Lanark (Écosse) dont il est le copropriétaire. En 1812, il propose un plan de transformation de la législation sociale dans son ouvrage Nouveaux points de vue sur la société puis tente de fonder une colonie communiste, la New Harmony, dan l’Indiana (États-Unis). Revenu en Angleterre, il expose dans le journal The New Moral World (1836-1844) des théories communistes et utopistes, qui contribuent au développement du mouvement chartiste et influencent le socialiste français Étienne Cabet.

Rittinghausen, Moritz (1814-1890). Homme politique, né à Hüchaswagen (province du Rhin), il est le promoteur de la législation directe par le peuple. Il participe aux travaux du Parlement de Francfort en 1848, et aide aussi à propager les idées socialistes en Belgique. Adepte de l’Association internationale des travailleurs, il participe à ses principaux congrès. Auteur de l’opuscule La Législation directe par le peuple ou la Véritable Démocratie (1851).

Sembat, Marcel (1862-1922). Socialiste et franc-maçon français. Docteur en droit, avocat près la cour de Paris, il est chroniqueur judiciaire au journal de Gambetta, La République française. Adhérent au comité révolutionnaire central (blanquiste), puis au parti socialiste révolutionnaire (successeur du précédent) et enfin au parti socialiste de France (PSdF, qui regroupe guesdistes et blanquistes), il rejoint la SFIO à sa création, en 1905. Il dirige La Petite République et collabore à d’autres publications (dont La Revue socialiste et L'Humanité). Élu député socialiste de Paris dès 1893, il sera constamment réélu jusqu’à sa mort.

Spies, August (1855-1887). Un des « martyrs de Chicago ». Né en Allemagne, géomètre de formation, il apprend le métier de tapissier une fois installé aux États-Unis, à Chicago. Il prend part aux activités du mouvement ouvrier à partir de 1877, en tant que membre du parti ouvrier socialiste et de la section de Chicago de l'AIT. En 1880, il est nommé administrateur du journal de langue allemande Die Arbeiter Zeitung (Le Quotidien du travailleur). La section du parti ouvrier s’étant divisée entre une tendance modérée et un courant révolutionnaire, il prend parti pour ce dernier et s’oriente vers l’anarchisme, très influent à Chicago. En 1886, il participe au mouvement revendicatif pour la journée de huit heures. Le 3 mai, la police tire sur un groupe de grévistes et tue quatre ouvriers. Spies fait paraître aussitôt un tract, rédigé en anglais et en allemand, qui réclame vengeance pour les ouvriers assassinés. Le lendemain, au cours d’un meeting tenu au Haymarket, une bombe est lancée contre la police, qui réplique en tirant sur la foule. Bien qu’ils n’aient pas été présents sur les lieux, Spies et sept de ses compagnons sont arrêtés dès le lendemain. Cinq d’entre eux seront condamnés à mort en août 1886, puis pendus en novembre 1887, à l’exception de Louis Lingg, qui se suicidera dans sa cellule. Trouillot, Georges (1851-1916). Homme politique français. Député du Jura pour la gauche radicale, de 1889 à 1906, il occupe des fonctions ministérielles dans les gouvernements formés par Henri Brisson, Émile Combes, Maurice Rouvier et Aristide Briand. Quand, à la fin de l’année 1904, Pouget écrit son compte rendu du congrès de Bourges pour Le Mouvement socialiste, Georges Trouillot est ministre du Commerce, de l’industrie, des Postes et Télégraphes dans le gouvernement d’Émile Combes.

Vandervelde, Émile (1866-1938). Socialiste belge, docteur en droit, en sciences sociales et en économie politique. Il adhère au parti ouvrier belge (POB) dès sa fondation, en 1884. En 1894, il rédige le texte de base du POB, la Charte de Quaregnon. Député de Charleroi, puis de Bruxelles, il préside la Deuxième Internationale de 1900 à 1918. C’est à son instigation que les socialistes belges entreront dans des gouvernements de coalition. Il sera lui-même plusieurs fois ministre. Professeur à l’Université libre de Bruxelles, il est l’auteur de nombreux ouvrages.

Vibert, Jean (1867-1951). Ouvrier mouleur à l’arsenal de Brest, syndicaliste et socialiste. Secrétaire du comité ouvrier du port de Brest en 1899, il le transforme en syndicat révolutionnaire et joue en 1904 un grand rôle dans la grève du port de Brest. Il devient, en 1909, secrétaire des ouvriers de l’arsenal. Conseiller municipal socialiste, il adhère à la SFIO à sa création, en 1905.

Villeval, Albin (1870-1933). Anarchiste puis syndicaliste révolutionnaire. Très lié à Paul Delesalle, il est d’abord apprenti typographe, puis mène une vie aventureuse qui le conduit dans de nombreuses villes, en France et à l’étranger. Après un séjour en prison, il devient correcteur et est admis au syndicat de la profession en septembre 1904. Occupant la tête du syndicat des Correcteurs de 1905 à 1910, il y mène la lutte contre la direction réformiste de la fédération du Livre. Présent au congrès de Bourges, il s’y prononce contre la représentation proportionnelle.

Yvetot, Georges (1868-1942). Typographe de profession, anarchiste, il succède à Pelloutier au secrétariat de la Fédération des Bourses à la mort de ce dernier, un poste qu’il gardera jusqu’en 1918. Il représente le syndicalisme français dans les conférences syndicales internationales, à Dublin en 1903, à Paris en 1909, en Allemagne en 1911. Antimilitariste et antipatriote, il fonde, avec d’autres anarchistes, la Ligue antimilitariste, laquelle devient après le congrès d’Amsterdam de 1904 une section de l’AIA (Association internationale antimilitariste), dont il est nommé secrétaire avec Miguel Almereyda, de La Guerre sociale. Son activité en ce domaine lui vaut nombre d’arrestations et de condamnations. Il fait partie du groupe des meneurs de la CGT arrêtés après les faits de Villeneuve-Saint-Georges. II est l’auteur d’un certain nombre de brochures, dont Vers la grève générale, ABC syndicaliste et Le Nouveau Manuel du soldat.

Les quatre brochures que nous reproduisons ici contiennent l’essentiel de la conception du syndicalisme révolutionnaire. Ces essais sont complétés par trois textes relatifs à la campagne pour la journée de huit heures lancée en 1904. Indispensables pour connaître le « moment révolutionnaire » du syndicalisme français, ces manuels de la révolte ouvrière sont aussi source d’inspiration pour tous ceux qui ne peuvent se résigner à un « ordre » social aussi intolérable aujourd'hui qu’il l'était voilà cent ans.

Fondateur du Père Peinard, Émile Pouget (1860-1931) illustre l’évolution de nombreux anarchistes français vers le syndicalisme révolutionnaire à la fin du xixe siècle : délaissant l’activité des petits groupes libertaires, il s’en gage en 1901 au sein de la jeune CGT. don il devient le secrétaire aux fédérations professionnelles et le responsable de La Voix du Peuple.


18€

ISBN 978-2-7489-0126-9

[1]

I. Émile Pouget Ad Memoriam, op. dt, p. 9.

II. « Rapport de La Voix du Peuple », in 1906. Le congrès de la Charte d’Amiens, Éditions de l’institut CGT d'histoire sociale, 1983, p. 188.

[2]

Émile Pouget Ad Memoriam, op. dt, p. 9.

[3]

La Voix du Peuple, numéro spécial Premier Mai 1901, p. 4. I. Pouget est du reste un des tout premiers à utiliser le terme sous lequel cette résolution est passée à l’histoire. Il le fait dans l’article « Statistiques “réformistes" », paru dans L'Humanité du 5 mars 1908 : « L’ordre du jour présenté par Griffuelhes et de nombreux camarades [...] qui est devenu, pourrait-on dire, la "charte" du syndicalisme... »

II. La Voix du Peuple. 29 juillet-5 août 1906. Les principaux articles de la « controverse d'Amiens » sont rassemblés dans le volume Le Syndicalisme révolutionnaire, la Charte d’Amiens et /'Autonomie ouvrière, Éditions CNT-RP,2009

[4]

L’article premier (alinéa 2) des statuts de la CGT adoptés en 1902, affirme : « La CGT groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat »

[5]

Parce quelle fut adoptée à la quasi-unanimité des votants, on tend à interpréter la déclaration d’Amiens comme le fruit d’un compromis préalable entre révolutionnaires et réformistes en vue de faire pièce à l'offensive des partisans de la subordination du syndicat au parti socialiste. Cette quasi-unanimité est cependant plus apparente que réelle : non seulement près d’une centaine de délégués s’abstinrent de participer au vote mais, en outre, les réformistes ne s’y rallièrent par calcul, qu’au tout dernier moment Irrité de cette manœuvre de dernière minute, Pouget devait écrire peu après que, « si les réformistes ont eu l’arrière-pensée d’atténuer la portée révolutionnaire de cette motion, ils ont fait un faux calcul » (Le Congrès syndicaliste d'Amiens, Éditions CNT-RP 2006, p. I 18).

I. « Et j’ajoute que je ne puis concevoir le syndicalisme autrement qu’ absolument autonome. Par conséquent, je considère qu’il ne peut s’affilier ni se subordonner à aucun parti, à aucune secte. » (« Équivoque dissipée ! ». L'Humanité, 8 septembre 1906.)

II. La première, Les Bases du syndicalisme, est annoncée fin décembre 1903 par le journal confédéral. Le Syndicat l’est dans le numéro du 24 avril au 1er mai 1904. Enfin Le Parti du Travail paraît fin décembre 1905.

III. Comme de nombreuses informations contenues dans cette brochure apparaissent à la fois dans Le Parti du Travail et dans l’article consacré aux débats du congrès de Bourges (voir seconde partie du présent recueil), nous avons opté pour ne pas incorporer cette brochure à ce volume, malgré son intérêt indéniable.

Contrairement à ce qu’on peut lire ici et là, chez le professeur Droz, par exemple, qui réservait aux seuls intellectuels du Mouvement socialiste le qualificatif de « théoriciens du syndicalisme » (voir P-J. Proudhon. 1809-1865, Librairie de « Pages Libres », 1909, p. 90), il importe de rappeler que, malgré l'intérêt de leurs textes, ces intellectuels n'ont été que des accompagnateurs du syndicalisme, auquel ils n’ont pas apporté une seule idée nouvelle.Aussi importante quelle soit,l’idée de la « grève générale » comme « mythe social ». le grand apport de Georges Sorel, est étrangère au corps de doctrine syndicaliste.

Lire infra, note II, p. 107-108.

Fin 1901, il avait déjà donné au Mouvement socialiste une longue recension du congrès confédéral de Lyon.

C'est ce texte qui a été repris, en 2006, par les Éditions CNT-RR sous son titre originel, dans l'ouvrage déjà mentionné Le Congrès syndicaliste d’Amiens.

[6]

Cette pique est dirigée contre les guesdistes - autrement dit les socialistes de la faction dirigée par Jules Guesde, les introducteurs en France du marxisme — qui. dignes précurseurs du léninisme sur ce point et sur bien d'autres, considéraient les syndicats comme une simple succursale du parti révolutionnaire. Ils furent sans conteste les adversaires les plus résolus, dans le camp socialiste, du syndicalisme révolutionnaire, qu'ils tenaient du reste pour un « syndicalisme anarchiste », une simple variante de l'anarchisme.

[7]

Pouget et Griffuelhes reprendront ce thème dans un passage fort connu de la « Charte » d'Amiens - l’appellation donnée a posteriori (à partir de 1908) à la motion rédigée par Pouget et Griffuelhes au terme du congrès de la CGT tenu à Amiens en octobre 1906 -, où l’on affirme que « le syndicat, aujourd'hui groupement de résistance, sera, dans l'avenir, le groupe de production et de répartition, base de la réorganisation sociale ».

[8]

Sur l’usage de cette expression, qui n’a pas été créée par Pouget, on se reportera aux précisions historiques données par Jean Maitron dans son Histoire du mouvement anarchiste en France (tome I, Gallimard, 1992, p. 322-323, note 169 [première parution en 1951 à la Société universitaire d'édition et de librairie]). Le syndicaliste Alexandre Bourchet y recourait dans son article « Le parti du Travail ». paru dans La Voix du Peuple (20-28 décembre 1902, n° 111) et, bien avant, en 1896, on la trouvait déjà dans un manifeste signé du Conseil national de la CGT enjoignant « toutes les organisations syndicales [...] à se faine représenter au congrès deTours, afin que, dans ces assises ouvrières, il soit fondé un véritable parti du Travail, unifié pour la conquête des droits méconnus » (compte rendu des travaux du congrès deTours. 14-19 septembre 1896. p. 46-47).

[9]

Ce mot est un néologisme forgé à partir de l'infinitif « s'acoquiner ».

[10]

Dans une conférence donnée à l’École des hautes études sociales sur le sujet de la grève générale,Vandervelde avait reconnu la valeur des méthodes du syndicalisme révolutionnaire français : « On ne saurait mettre en doute que les résultats, favorables en somme, de l’action syndicaliste française soient dus, dans une large mesure, à ce que cette action est plus révolutionnaire, à ce qu'elle se traduit, plus fréquemment que dans d’autres pays, par des actes de révolte, qui intimident les patrons ou qui poussent le gouvernement à exercer une action, plus ou moins directe, sur le patronat pour le contraindre à céder » Il s’y affirmait cependant convaincu que ces méthodes ne pouvaient être des « articles d'exportation » : « Que l’on essaie de faire en Allemagne, ou même en Angleterre, ce que l’on fait en France et l’on n’aboutira à d’autre résultat qu'une implacable répression. » (La Grève générale, Gand, 1909, p. 21-22.)

[11]

L'article de Vandervelde était paru à l’occasion d’une manifestation populaire organisée le 15 août 1906 à Bruxelles en faveur de la réduction du temps de travail. Pouget avait déjà mis à contribution ce même extrait dans le texte « Désunion ouvrière », publié dans La Voix du Peuple ( 19-26 août 1906) peu avant le congrès d'Amiens, au moment où le débat faisait rage autour de la proposition des guesdistes du Nord visant à établir des relations permanentes entre la CGT et la S Fl O.

[12]

Chevaliers servants.

[13]

Pouget fait allusion ici à la concentration croissante des industries en grands trusts capitalistes, qui aurait pour effet de faire disparaître progressivement les petits industriels au profit de la grande bourgeoisie propriétaire de ces trusts.

I. Pouget vise ici Jules Guesde, qui avait publié dès 1878 un article sur « La loi des salaires et ses conséquences », constamment réédité depuis lors et complété, en 1881, d’une réponse à des objections présentées par Clemenceau. Pouget s'en était déjà pris à cette idée quelques années avant, en particulier dans son Almanach du Père Peinard, dans son style caractéristique de ces années-là : « On serine trop que la paye des ouvriers ne dépasse jamais le minimum de ce qui est juste nécessaire à l’existence... Non, c'est pas l'estomac qui fixe le taux des salaires : c'est notre biceps. Si nous sommes énergiques, le patron file doux et n'ose pas rogner les salaires et allonger les heures de turbin. » (Almanach du Père Peinard, 1894, p. 54).

II. Citation presque littérale d’une phrase de Guesde qui, dans « La loi des salaires et ses conséquences », écrivait que « le salaire moyen ne saurait normalement dépasser le tantum nécessaire pour que l’ouvrier puisse vivre et se reproduire ».

[14]

Toute la partie finale de ce texte est la reprise, à peine réélaborée ou complétée ici ou là de quelques phrases, de l’essai « Les caractères de l'action directe » paru dans L'Almanach illustré de la révolution pour l'année 1909. Ces pages avaient été écrites à la prison de Corbeil, entre août et octobre 1908, au cours de l’emprisonnement de Pouget consécutif aux faits de Villeneuve-Saint-Georges (lire « Les caractères de l’action directe » Agone, 2005, n° 33, p. I I -15). À propos de ces événements, lire supra, p. 33-35.

[15]

L’objet de la critique de Pouget est une proposition émise par Jaurès au cours des mois d’août et septembre 1908 dans de très nombreux articles (« Grève et référendum », « Grève et suffrage universel ouvrier », « Esprit révolutionnaire et suffrage universel ouvrier », etc.) parus dans L'Humanité, qui portaient sur l'usage du référendum en cas de mouvements de grève. Cette proposition valut aussitôt au chef socialiste de fortes attaques de la part de ses détracteurs, en particulier de certains rédacteurs de La Guerre sociale comme André Bruckère, dans un article intitulé « Référendums pour grèves et cautères pour jambes de bois » (26 août-1er septembre 1908), ou Georges Yvetot* - qui signe « Y » tout court - dans « Référendum châtreur » (2-9 septembre 1908).

I. Pouget ne fait ici que reprendre des arguments utilisés, sous le couvert de la commission de propagande de la grève générale (CGT), dans sa polémique de 1901 avec Jaurès, ce qui renforce l'idée que cette réponse à Jaurès était l’œuvre du seul Pouget : les deux textes, « Grève générale & révolution » et « La grève générale révolutionnaire. Réponse à Jaurès ». sont reproduits in Déposséder les possédants (op. cit., p. 111-127 et 128-145).

I. Il était d'usage, dans les milieux révolutionnaires, de transformer l'appellation « faubourg Saint-Antoine » en « faubourg Antoine ».

[16]

Comme on va le voir, la fédération du Livre dirigée par Auguste Keufer est avec le syndicat des Chemins de fer, la fédération réformiste par excellence. La Métallurgie, dirigée par Latapie*, Galantus et Merrheim, représente, pour sa part une des fédérations les plus résolument révolutionnaires.

[17]

Mot formé sur le modèle de « votard ». qui servait à Pouget et aux libertaires à qualifier les partisans de l’action parlementaire.

[18]

Nous avons corrigé le texte originel qui. par erreur, portait « il peut se faine [...] qu'une majorité [...] prend l'initiative ».

[19]

Line supra, note 11, p. 107.

[20]

L'« Enquête » dont parle Pouget parut au cours de l’année 1904, aux mois de juin, juillet et septembre dans Le Mouvement socialiste, avant d'être reprise en 1905 par la maison d’édition Édouard Cornély sous le titre La Grève générale et le socialisme, avec un avant-propos et une conclusion générale d’Hubert Lagardelle. Cette enquête internationale rassemblait certes des écrits des porte-parole du « grève-généralisme » mais elle laissait aussi la parole à certains de ses détracteurs, sociaux-démocrates français ou étrangers. Pouget y participa en rédigeant un long essai sur l'histoire de l'idée de grève générale, dont on trouvera la reproduction dans le recueil Déposséder les possédants (op. cit., p. 49-65).

[21]

I. Dans une des assemblées générales du syndicat typographique parisien qui précéda le congrès, il fut décidé une assemblée extraordinaire pour discuter de l'envoi d’un délégué à Bourges, et du mandat à lui donner Le conseil syndical ne tint pas compte de cette décision ; il ne convoqua pas l'assemblée générale et c’est de sa propre autorité qu’il envoya un délégué au congrès. Contre ce procédé, il parvint au congrès une protestation signée par 158 syndiqués de la section de Paris. [nda]

[22]

Allusion à l'engagement politique du secrétaire général de la CGT, Victor Griffuelhes, issu des rangs du blanquisme, comme de nombreux fondateurs de la Confédération.

[23]

Le texte originel portait, par erreur, « qu'ils ont ».

[24]

Il s’agit, à proprement parler, des Knights of Labor, ou plus précisément du Noble and Holy Order of the Knights of Labor (Noble et saint ordre des Chevaliers du travail), une organisation de défense ouvrière pré-syndicale fondée en 1869 aux États-Unis par Terence Powderly, qui s’inspirait du modèle maçonnique et des compagnonnages. Opérant secrètement pendant près de dix ans, elle connut un fort développement jusqu'en 1886 et parvint à regrouper plus de 700 000 adhérents : ouvriers qualifiés et non qualifiés, ouvriers agricoles, mais aussi artisans, petits commerçants, agriculteurs et travailleurs indépendants. La fameuse activiste Mary Harris Jones, _ dite Mother Jones ( 1837-1930), fut un des membres les plus connus de cette organisation. Il exista aussi un Ordre de la Chevalerie du travail en France, fondé en 1893, lequel rassembla de nombreux militants anarchistes, socialistes et syndicalistes. Un des grands historiens du mouvement ouvrier français, Maurice Dommanget, a consacré un livre à cette organisation, La Chevalerie du travail française (1893-1911), paru en 1967 aux éditions Rencontres, de Lausanne, et toujours inégalé.

[25]

Lire supra, note I, p. 222.

[26]

Synonyme, aujourd’hui tombé en désuétude, de « peur ».

[27]

Maurice Dommanget consacre un passage de son Histoire du Premier Mai à la « grande peur » des possédants suscitée par le mouvement du Ier mai 1906. On peut lire une corroboration de cette « grande peur » dans les Mémoires de la comtesse Jean de Pange (Comment j'ai vu 1900. Confidences dune jeune fille, Grasset, 1956, tome 2, p. 229-231 ).

[28]

Même sens que « réactionnaire ».

[29]

Pouget fait référence ici au pseudo-complot anarcho-monarchiste auquel recoururent les autorités pour embastiller quelques militants de la Confédération à la veille du Ier mai 1906. D’après Pierre Monatte, l’invention du « Complot » aurait été le fait du journal Le Réveil du Nord, l'organe du socialisme modéré du Nord, qui y aurait vu une arme contre ceux qu’il appelait les « anarcho-syndicalistes parisiens » dépêchés par la CGT après la catastrophe de Courrières (on lira son intervention au début du congrès d'Amiens dans / 906. Le congrès de la Charte d'Amiens, op. cit, p. 211).

[30]

Les lois dites « scélérates » furent édictées au moment des attentats anarchistes de la fin du xixe siècle, en particulier après que Vaillant eut lancé une bombe dans l’hémicycle de la Chambre des députés le 9 décembre 1893. Elles étaient au nombre de trois : celle du 12 décembre 1893, modifiant la loi du 29 juillet 1881 sur la presse ; celle du 18 décembre de la même année sur les associations de malfaiteurs, et enfin la loi du 28 juillet 1894 qui visait à réprimer les « menées anarchistes ». Les deux premières furent présentées par le président du Conseil, Casimir-Périer et son garde des Sceaux, Antonin Dubost. La troisième le fut, après l’assassinat de Sadi Carnot, par Charles Dupuy et Eugène Guérin. Dans le numéro du 15 juillet 1898 de La Revue blanche, Pouget consacra une longue étude à « l’application des lois d’exception de 1893-1894 ». Ce texte était repris dans un petit volume édité un an plus tard par les Éditions de La Revue blanche, avec un essai du journaliste Francis de Pressensé et celui d’un « juriste anonyme » (qui n’était autre que Léon Blum), sous le titre Les Lois scélérates de 1893-1894 (rééd. Le Flibustier 2008).

[1] Lire, par exemple, l'article « Les sauvageons en costume-cravate » (Le Point, 17 janvier 2007, n° 1738). Après s'être inquiété du « vandalisme rampant » de nombreux salariés sur leur lieu de travail, l’auteur de l'article se demandait si ces nouveaux « sauvageons » des entreprises allaient suivre « les conseils d'Émile Pouget syndicaliste anarchiste, dont l'ouvrage Le Sabotage, publié une première fois au début du xxe siècle, connaît une nouvelle jeunesse ».

[1] Lire, par exemple, l'article « Les sauvageons en costume-cravate » (Le Point, 17 janvier 2007, n° 1738). Après s'être inquiété du « vandalisme rampant » de nombreux salariés sur leur lieu de travail, l’auteur de l'article se demandait si ces nouveaux « sauvageons » des entreprises allaient suivre « les conseils d'Émile Pouget syndicaliste anarchiste, dont l'ouvrage Le Sabotage, publié une première fois au début du xxe siècle, connaît une nouvelle jeunesse ».

[1] Lire, par exemple, l'article « Les sauvageons en costume-cravate » (Le Point, 17 janvier 2007, n° 1738). Après s'être inquiété du « vandalisme rampant » de nombreux salariés sur leur lieu de travail, l’auteur de l'article se demandait si ces nouveaux « sauvageons » des entreprises allaient suivre « les conseils d'Émile Pouget syndicaliste anarchiste, dont l'ouvrage Le Sabotage, publié une première fois au début du xxe siècle, connaît une nouvelle jeunesse ».

[2] Ce faisant, les uns et les autres semblent accréditer l’idée absurde que Pouget - ou. plus généralement, le syndicalisme révolutionnaire d'avant 1914 - aurait été en quelque sorte l'« inventeur » d’un mode d'action qui n'a évidemment pas attendu les syndicalistes de la Belle Époque pour exister

[2] Ce faisant, les uns et les autres semblent accréditer l’idée absurde que Pouget - ou. plus généralement, le syndicalisme révolutionnaire d'avant 1914 - aurait été en quelque sorte l'« inventeur » d’un mode d'action qui n'a évidemment pas attendu les syndicalistes de la Belle Époque pour exister

[2] Ce faisant, les uns et les autres semblent accréditer l’idée absurde que Pouget - ou. plus généralement, le syndicalisme révolutionnaire d'avant 1914 - aurait été en quelque sorte l'« inventeur » d’un mode d'action qui n'a évidemment pas attendu les syndicalistes de la Belle Époque pour exister

[3] Précisons qu’Émile Pouget est né le 12 octobre 1860 à Pont-de-Salars, près de Rodez. Il meurt le 21 juillet 1931, à Lozère (commune de Palaiseau, dans l’ancien département de la Seine-et-Oise).

[3] Précisons qu’Émile Pouget est né le 12 octobre 1860 à Pont-de-Salars, près de Rodez. Il meurt le 21 juillet 1931, à Lozère (commune de Palaiseau, dans l’ancien département de la Seine-et-Oise).

[3] Précisons qu’Émile Pouget est né le 12 octobre 1860 à Pont-de-Salars, près de Rodez. Il meurt le 21 juillet 1931, à Lozère (commune de Palaiseau, dans l’ancien département de la Seine-et-Oise).

[4] Toutes ces informations proviennent de la petite notice biographique de Flax (Victor Méric) parue en 1908 dans la publication Les Hommes du jour.

[4] Toutes ces informations proviennent de la petite notice biographique de Flax (Victor Méric) parue en 1908 dans la publication Les Hommes du jour.

[4] Toutes ces informations proviennent de la petite notice biographique de Flax (Victor Méric) parue en 1908 dans la publication Les Hommes du jour.

[5] Lire Félix Dubois, Le Péril anarchiste, Flammarion. 1894, p. 116. Il est encore courtier de librairie quand il est arreté en mars 1883, après le « meeting d'affamés » des Invalides, comme en atteste la note parue dans Le Révolté du 23 juin.

[5] Lire Félix Dubois, Le Péril anarchiste, Flammarion. 1894, p. 116. Il est encore courtier de librairie quand il est arreté en mars 1883, après le « meeting d'affamés » des Invalides, comme en atteste la note parue dans Le Révolté du 23 juin.

[5] Lire Félix Dubois, Le Péril anarchiste, Flammarion. 1894, p. 116. Il est encore courtier de librairie quand il est arreté en mars 1883, après le « meeting d'affamés » des Invalides, comme en atteste la note parue dans Le Révolté du 23 juin.

[5] Lire Félix Dubois, Le Péril anarchiste, Flammarion. 1894, p. 116. Il est encore courtier de librairie quand il est arreté en mars 1883, après le « meeting d'affamés » des Invalides, comme en atteste la note parue dans Le Révolté du 23 juin.

[6] C'est ce qu’il confia à Maurice Chambelland, un des proches de Pierre Monatte, peu avant de mourir (Émile Pouget, Ad Memoriam, La Publication sociale, 1931, p. 13).

[6] C'est ce qu’il confia à Maurice Chambelland, un des proches de Pierre Monatte, peu avant de mourir (Émile Pouget, Ad Memoriam, La Publication sociale, 1931, p. 13).

[6] C'est ce qu’il confia à Maurice Chambelland, un des proches de Pierre Monatte, peu avant de mourir (Émile Pouget, Ad Memoriam, La Publication sociale, 1931, p. 13).

[7] On a su peu de temps après, grâce aux Mémoires du préfet Louis Andrieux, qu’elle avait dû sa courte existence à l’argent distribué par un de ses agents (lire les Souvenirs d'un préfet de police, tome I, Jules Rouff et Cie éditeurs, 1885, p. 337-344).

[7] On a su peu de temps après, grâce aux Mémoires du préfet Louis Andrieux, qu’elle avait dû sa courte existence à l’argent distribué par un de ses agents (lire les Souvenirs d'un préfet de police, tome I, Jules Rouff et Cie éditeurs, 1885, p. 337-344).

[7] On a su peu de temps après, grâce aux Mémoires du préfet Louis Andrieux, qu’elle avait dû sa courte existence à l’argent distribué par un de ses agents (lire les Souvenirs d'un préfet de police, tome I, Jules Rouff et Cie éditeurs, 1885, p. 337-344).

[8] C’est Paul Delesalle, un de ces multiples libertaires venus au syndicalisme à la fin du XIXe siècle, qui porte ce jugement dans l'article « La vie militante d'Émile Pouget », reproduit dans le petit volume Émile Pouget, Ad Memoriam, op. cit.

[8] C’est Paul Delesalle, un de ces multiples libertaires venus au syndicalisme à la fin du XIXe siècle, qui porte ce jugement dans l'article « La vie militante d'Émile Pouget », reproduit dans le petit volume Émile Pouget, Ad Memoriam, op. cit.

[8] C’est Paul Delesalle, un de ces multiples libertaires venus au syndicalisme à la fin du XIXe siècle, qui porte ce jugement dans l'article « La vie militante d'Émile Pouget », reproduit dans le petit volume Émile Pouget, Ad Memoriam, op. cit.

[9] Égide Spilleux de son vrai nom, souvent identifié comme l’agent du préfet de police qui avait réussi, ainsi qu'on l’a vu plus haut, à infiltrer La Révolution sociale.

[9] Égide Spilleux de son vrai nom, souvent identifié comme l’agent du préfet de police qui avait réussi, ainsi qu'on l’a vu plus haut, à infiltrer La Révolution sociale.

[9] Égide Spilleux de son vrai nom, souvent identifié comme l’agent du préfet de police qui avait réussi, ainsi qu'on l’a vu plus haut, à infiltrer La Révolution sociale.

[10] C'est ce même jour que Louise Michel arbore pour la première fois le drapeau noir,« improvisé, dit Maurice Dommanget, avec un manche à balai et un respectera vieux jupon » (Histoire du drapeau rouge, Le Mot et le reste, 2006, p. 208), qui fera bientôt concurrence au drapeau rouge au sein des groupes anarchistes.

[10] C'est ce même jour que Louise Michel arbore pour la première fois le drapeau noir,« improvisé, dit Maurice Dommanget, avec un manche à balai et un respectera vieux jupon » (Histoire du drapeau rouge, Le Mot et le reste, 2006, p. 208), qui fera bientôt concurrence au drapeau rouge au sein des groupes anarchistes.

[10] C'est ce même jour que Louise Michel arbore pour la première fois le drapeau noir,« improvisé, dit Maurice Dommanget, avec un manche à balai et un respectera vieux jupon » (Histoire du drapeau rouge, Le Mot et le reste, 2006, p. 208), qui fera bientôt concurrence au drapeau rouge au sein des groupes anarchistes.

[11] Informations tirées du journal anarchiste Le Révolté. 7 juillet 1883. On jugera du ton de ce pamphlet antimilitariste - intitulé À l'armée et écrit, semble-t-il, par Pouget et Digeon - à l'extrait qui suit relatif aux « moyens à employer par les soldats décidés à la révolution, quel que soit leur nombre » : « 1o À la première nouvelle de l'insurrection, chaque soldat révolutionnaire devra incendier la caserne où il se tiendra. [...] Au milieu de la confusion qui se produira nécessairement dès que l'incendie se sera propagé, il faudra pousser à la révolte et frapper impitoyablement les officiers jusqu'à ce qu'il n’en reste pas un seul debout. »

[11] Informations tirées du journal anarchiste Le Révolté. 7 juillet 1883. On jugera du ton de ce pamphlet antimilitariste - intitulé À l'armée et écrit, semble-t-il, par Pouget et Digeon - à l'extrait qui suit relatif aux « moyens à employer par les soldats décidés à la révolution, quel que soit leur nombre » : « 1o À la première nouvelle de l'insurrection, chaque soldat révolutionnaire devra incendier la caserne où il se tiendra. [...] Au milieu de la confusion qui se produira nécessairement dès que l'incendie se sera propagé, il faudra pousser à la révolte et frapper impitoyablement les officiers jusqu'à ce qu'il n’en reste pas un seul debout. »

[11] Informations tirées du journal anarchiste Le Révolté. 7 juillet 1883. On jugera du ton de ce pamphlet antimilitariste - intitulé À l'armée et écrit, semble-t-il, par Pouget et Digeon - à l'extrait qui suit relatif aux « moyens à employer par les soldats décidés à la révolution, quel que soit leur nombre » : « 1o À la première nouvelle de l'insurrection, chaque soldat révolutionnaire devra incendier la caserne où il se tiendra. [...] Au milieu de la confusion qui se produira nécessairement dès que l'incendie se sera propagé, il faudra pousser à la révolte et frapper impitoyablement les officiers jusqu'à ce qu'il n’en reste pas un seul debout. »

[12] Le Ça ira, n° 3,24 juin 1888.

[12] Le Ça ira, n° 3,24 juin 1888.

[12] Le Ça ira, n° 3,24 juin 1888.

[13] Dans son beau livre Les Bannières de la révolte. Anarchisme, littérature et imaginaire anticolonial (La Découverte, 2005, p. 188), Benedict Anderson rappelle que « la plupart des grands romanciers, poètes et peintres parisiens étaient alors [en 1889] de fidèles lecteurs » de La Révolte.

[13] Dans son beau livre Les Bannières de la révolte. Anarchisme, littérature et imaginaire anticolonial (La Découverte, 2005, p. 188), Benedict Anderson rappelle que « la plupart des grands romanciers, poètes et peintres parisiens étaient alors [en 1889] de fidèles lecteurs » de La Révolte.

[13] Dans son beau livre Les Bannières de la révolte. Anarchisme, littérature et imaginaire anticolonial (La Découverte, 2005, p. 188), Benedict Anderson rappelle que « la plupart des grands romanciers, poètes et peintres parisiens étaient alors [en 1889] de fidèles lecteurs » de La Révolte.

[14] Le procès des Trente commença le 6 août 1894, quelques semaines à peine après l’attentat de l'anarchiste Caserio contre le président Sadi Carnot. Les principales figures de l'anarchisme militant étaient sur le banc d’infamie, accusés d’« association de malfaiteurs ».

[14] Le procès des Trente commença le 6 août 1894, quelques semaines à peine après l’attentat de l'anarchiste Caserio contre le président Sadi Carnot. Les principales figures de l'anarchisme militant étaient sur le banc d’infamie, accusés d’« association de malfaiteurs ».

[15] Certains de ces collaborateurs signent parfois de leur nom ou de leurs initiales alors que d’autres recourent à des pseudonymes, tels cet infatigable Père Barbassou, auteur de la « Babillarde d’un campluchard [Propos d'un paysan] » qui, sous son vrai nom. Henri Beaujardin, suivra Pouget à La Voix du Peuple. Le critique d'art et littérateur Félix Fénéon, futur rédacteur en chef de l’élégante Revue blanche, est au nombre des collaborateurs (occasionnels) du Père Peinard, avec quatre articles parus au printemps 1893 : « Balade chez les artisses indépendants » (9 et 16 avril) et « Chez les barbouilleurs » (30 avril et 14 mai), écrits dans le plus beau style de la maison.

[15] Certains de ces collaborateurs signent parfois de leur nom ou de leurs initiales alors que d’autres recourent à des pseudonymes, tels cet infatigable Père Barbassou, auteur de la « Babillarde d’un campluchard [Propos d'un paysan] » qui, sous son vrai nom. Henri Beaujardin, suivra Pouget à La Voix du Peuple. Le critique d'art et littérateur Félix Fénéon, futur rédacteur en chef de l’élégante Revue blanche, est au nombre des collaborateurs (occasionnels) du Père Peinard, avec quatre articles parus au printemps 1893 : « Balade chez les artisses indépendants » (9 et 16 avril) et « Chez les barbouilleurs » (30 avril et 14 mai), écrits dans le plus beau style de la maison.

[15] Certains de ces collaborateurs signent parfois de leur nom ou de leurs initiales alors que d’autres recourent à des pseudonymes, tels cet infatigable Père Barbassou, auteur de la « Babillarde d’un campluchard [Propos d'un paysan] » qui, sous son vrai nom. Henri Beaujardin, suivra Pouget à La Voix du Peuple. Le critique d'art et littérateur Félix Fénéon, futur rédacteur en chef de l’élégante Revue blanche, est au nombre des collaborateurs (occasionnels) du Père Peinard, avec quatre articles parus au printemps 1893 : « Balade chez les artisses indépendants » (9 et 16 avril) et « Chez les barbouilleurs » (30 avril et 14 mai), écrits dans le plus beau style de la maison.

[16] Le Père Peinard, n° 1,24 février 1889.

[16] Le Père Peinard, n° 1,24 février 1889.

[16] Le Père Peinard, n° 1,24 février 1889.

[17] Le Père Peinard. 3 novembre 1889, n° 36, p. 3.

[17] Le Père Peinard. 3 novembre 1889, n° 36, p. 3.

[17] Le Père Peinard. 3 novembre 1889, n° 36, p. 3.

[18] Le Père Peinard, 12 janvier 1890, n° 45, p. 9.

[18] Le Père Peinard, 12 janvier 1890, n° 45, p. 9.

[18] Le Père Peinard, 12 janvier 1890, n° 45, p. 9.