Titre: L'idée dominante
Date: 1910
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I

L’enseignement qui prévaut de nos jours est que les idées ne constituent qu’un phénomène secondaire, impuissant à déterminer les actes ou les relations de la vie. On les assimile volontiers à l’image que réfléchit le miroir et qui dirait au corps dont elle reproduit l’aspect : « Je veux te former ». A vrai dire, si nous savons parfaitement qu’une fois le corps éloigné du miroir, il ne reste rien de l’image, nous n’ignorons pas non plus que le corps réel a sa vie à vivre, insouciant de ses représentations fantomatiques et passagères — en réponse aux sollicitations toujours changeantes (les choses qui lui sont extérieures.

C’est ainsi que la soi-disant conception matérialiste de l’Histoire, les Socialistes modernes et une majorité considérable d’Anarchistes, voudraient que nous considérions le monde des idées, des réflexions changeantes comme sans consistance, n’ayant rien à faire dans la détermination de la vie individuelle, constituant, telles les images formées dans le miroir, comme autant de représentations apparentes, de relations matérielles données, mais absolument impuissantes à influencer le cours des choses matérielles. Pour eux l’esprit est un miroir vierge, quoiqu’à dire vrai il ne le soit jamais entièrement, puisque sans cesse en présence de la réalité matérielle et destiné à réfléchir une ombre quelconque. Aujourd’hui je suis quelque chose et demain je serai autre chose si la scène est modifiée. Mon moi, mon Ego, est un fantôme qui balbutie, qui pirouette dans le miroir, qui gesticule, qui se transforme, d’heure en heure ou de moment en moment, rayonnant de la lueur phosphorescente d’une réalité trompeuse, fondant comme le brouillard sur les hauteurs. Les rocs, les prés, les bois, les ruisseaux, les maisons, les utilités, la chair, le sang, les os, les nerfs constituent des réalités avec, pour chacune, un rôle défini à jouer — douées des caractéristiques qui persistent en dépit des modifications.

Mais mon Ego, lui, ne persiste pas ; chaque modification des choses que je viens de nommer le reconstruit tout à nouveau.

Je pense que ce déterminisme implacable est une grande et lamentable erreur qui domine notre mouvement avancé. Certes, il fut un antidote salutaire contre la grande mystification théologique du Moyen Age, c’est-à-dire l’idée que l’Esprit constituait une entité absolument irresponsable, promulguant des lois de son propre chef à l’instar d’un Empereur absolu, en dehors de toute logique ou de toute suite ou de toutes relations — souverain sur la matière et se déterminant lui-même suprêmement ; certes, je crois que la re-conception moderne du Matérialisme a accompli œuvre saine en crevant celte bulle d’orgueil et en replaçant l’homme et « son âme » à « sa place dans la nature » ; cependant je crois qu’il y a là aussi une limite et que l’idée de la domination absolue de la matière est une erreur aussi dangereuse que le concept de l’Esprit comme existant en dehors de toutes relations avec l’extérieur ; je pense même qu’en ce qui concerne l’influence sur la conduite personnelle, cette dernière conception a été la plus nuisible des deux.

La doctrine du libre arbitre a suscité des fanatiques et des persécuteurs qui, partant de ce point que les hommes pourraient être bons dans toutes les circonstances — si seulement ils le voulaient — ont cherché à persuader la volonté d’autrui à l’aide des menaces, des amendes, des emprisonnements, de la torture, des galères, de la roue, de la hache, du bûcher — et tout cela afin de rendre bons les méchants et de les sauver en dépit de leur volonté obstinée. Mais si la doctrine spiritualiste — l’âme en premier lieu — a produit de tels êtres, la doctrine du Déterminisme matérialiste a produit des natures changeantes, indulgentes quant à soi, sans dignité, parasites, qui sont « ceci » maintenant et « cela » à un autre moment, et, par principe, ne sont rien. « Mes circonstances m'ont ainsi déterminé » déclare le déterministe absolu ; et la discussion n’est plus possible. Pauvres images de miroir, que pourraient-ils faire ? A la vérité, l’influence de caractères de ce genre n’égale jamais celle du persécuteur par principe. Pour un seul de ce dernier type, on rencontre cent de ces caractères faciles, veilles, prêts à s’adapter à n’importe quel moule, trouvant une excuse commode dans le concept déterministe. La balance du mal causé par l’une ou l’autre doctrine se maintient donc à peu près égale.

Ce qui nous manque, c’est une appréciation exacte de la puissance et du rôle de l’Idée. Je ne me crois pas apte à fournir cette exacte appréciation. Je ne pense pas non plus que, même doué d’une intelligence supérieure à la mienne, quelqu’un puisse le faire — et cela d’ici longtemps. Je puis cependant en montrer le besoin et en fournir une appréciation grossière.

Et voici : En tout premier lieu, à la formule reçue du Matérialisme moderne : « Les hommes sont ce que les font les circonstances », j’oppose cette proposition : « Les circonstances sont ce que les hommes les font ». Je prétends, que ces deux formules sont vraies jusqu’au moment où les forces en conflit s’équilibrent ou que l’une d’elles est mise en infériorité. En d’autres termes, mon idée de l’esprit ou du caractère individuel est que ce n’est pas une réflexion impuissante d’une circonstance momentanée de matière et de forme, mais un agent activement à l’œuvre, réagissant sur son environnement et transformant les circonstances, parfois légèrement, parfois considérablement, parfois — bien que peu fréquemment — entièrement.

II

Si nous regardions autour de nous pour découvrir quelle idée domine notre civilisation contemporaine, je ne sais si nous trouverions quelque chose de plus attrayant que la créature de pierre qui symbolise l’âme du Moyen Age : cette sculpture qui peuple les cathédrales, contorsionnée, à demi-informe, aux ailes de dragon, à la face large, sombre, tendue, dirigée les yeux aveugles vers le soleil levant.

La relativité des choses s’est modifiée : l’Homme s’est élevé et Dieu s’est abaissé. Le village moderne possède des demeures plus confortables et des églises moins prétentieuses. De même, la conception de la saleté et de la maladie comme des afflictions fort recherchées, dont l’endurance patiente est un moyen de gagner le pardon de la Divinité, a fait place à la promulgation emphatique de

l’hygiène. Nous avons des institutrices publiques qui notifient aux parents que « les poux » constituent une maladie contagieuse et fort désagréable. Nous avons des Sociétés antituberculeuses qui tentent l’effort herculéen de purifier du mortel bacille ces écuries d’Augias que sont les usines modernes et qui ont réussi jusqu’ici à faire installer dans quelques-unes d’elles des crachoirs remplis d’eau. Nous en comptons bien d’autres encore de ces Sociétés-là, et, bien que leurs succès ne soient pas toujours merveilleux, leur existence est une preuve suffisante que l’humanité 11e cherche plus dans la saleté un moyen de grâce. Nous rions de ces vieilles superstitions et nous parlons beaucoup de la science expérimentale. Nous essayons de galvaniser le cadavre grec cl nous prétendons connaître la culture physique. Nous surfaisons les choses sous bien des rapports, mais la grande idée de notre siècle, l’idée originale, point empruntée aux autres, qui n’est ni surfaite, elle, ni le fruit de la magie, c’est de « faire beaucoup de choses ». — Non point faire de belles choses, non point éprouver la joie de dépenser de l’énergie vivante à une œuvre créatrice, mais forcer, surmener, gaspiller, épuiser sans vergogne et sans merci l’énergie jusqu’à la dernière goutte, uniquement pour produire des masses et des monceaux de choses, — des choses laides, nuisibles ou pour le moins largement inutiles. Dans quel but ? Le plus souvent le producteur l’ignore ; plus encore, il ne s’en soucie point. Il est tout simplement possédé, entraîné par l’idée fixe qu’il doit produire ; chacun le fait et chaque année on produit davantage et plus vite. Il y a des montagnes de choses faites et en train de se faire, et cependant l’on rencontre encore des hommes qui se démènent désespérément pour tâcher d’ajouter à la liste des choses déjà créées, pour se mettre à en édifier de nouveaux monceaux et à grossir les entassements qui existent. Au prix de quelle agonie corporelle, de quelle impression et de quelle appréhension du danger, de quelles mutilations, de quelles hideurs, poursuivent-ils leur route, pour s’aller finalement briser sur ces rochers de la richesse ? En vérité, si la vision de l’âme médiévale est pénible dans son effort douloureux et son regard sans yeux, grotesque dans ses tortures ridicules, celle de l’âme moderne est plus effrayante encore avec son regard nerveux, inquiet, scrutant sans trêve les coins de l’univers, et ses mains aussi nerveuses et aussi inquiètes, toujours en quête et toujours, actives à quelque tâche inutile.

La présence des choses en abondance, des choses creuses, des choses vulgaires, des choses absurdes, a suscité le désir de leur possession, l’exaltation de la possession des choses. Parcourez les rues commerçantes de n’importe quelle ville, les rues que bordent les vitrines où s’étale, protégé, le dessus des choses ; examinez les visages des passants — je ne parle point des affamés et des meurtris qui frangent les frottoirs et demandent plaintivement l’aumône — et voyez quelle idée révèle leur visage ? Sur chacun, de la dame qui va faire des emplettes en auto à l’ouvrière en rupture d’atelier qui va de magasin en magasin cherchant une « occasion », vous trouverez peinte une vanité répugnante, consciente du bel accoutrement, semblable à celle du geai paré des plumes du paon. Cherchez l’orgueil et la gloire d’un corps beau, libre, vigoureux, se mouvant sans entraves, vous ne le trouverez point. Vous verrez des démarches affectées, des corps amincis afin de faire ressortir la coupe d’une jupe, des visages souriants, enjoués, aux yeux en quête d’admiration pour le ruban gigantesque passé dans la chevelure surcoiffée.

Et sur les visages masculins : de la grossièreté. Des désirs, grossiers pour les choses grossières. L’effroyable anxiété et l’inquiétude inouïe qu’engendre la création de tout cela sont moins répugnantes que l’abominable expression, de convoitise pour les choses créées.

Voilà l’idée dominante du monde occidental — du moins de nos jours. Vous la rencontrerez partout où vous regarderez, pleinement gravée sur les choses et sur les hommes ; très vraisemblablement, si vous regardiez dans le miroir, vous l’y apercevriez encore.

Mais l’idée dominante d’un siècle ou d’une contrée ne saurait engager l’idée dominante d’une simple vie individuelle. Je n’ai aucun doute qu’aux jours d’autrefois, là-bas, sur les rives du Nil, à l’ombre des Pyramides, sous le poids harassant de la stupidité des autres hommes, il exista des êtres qui s’agitèrent, actifs, rebelles, haïssant tout ce qu’impliquait l’ancienne société et qui, pleins d’ardeur, cherchèrent à la renverser.

Je suis certaine qu’au sein de tout ce que créa l’agile intelligence grecque, plusieurs s’en furent les yeux Laissés, insouciants de tout ce qui les entourait, cherchant une révélation de la vie plus élevée, acceptant de renoncer aux joies de l’existence de façon à s’approcher de quelque perfection lointaine, inconnue, que leurs semblables ignoraient. Je suis certaine qu’aux siècles d’obscurité, lorsque la plupart des hommes priaient et courbaient Je front, se flagellaient et se meurtrissaient et recherchaient la douleur, comme cette sainte Thérèse qui clamait son désir de vouloir souffrir ou, sinon, mourir — quelques-uns se rencontrèrent qui considérèrent le monde comme- une plaisanterie d’occasion et s’efforcèrent d’obliger l’univers à répondre à leurs questions, grâce à cette recherche patiente et tranquille qui aboutit à la Science Moderne. Je suis sûre qu’il s’en trouva des centaines, des milliers dont nous n’avons jamais entendu parler.

Et actuellement, quoique la société qui nous entoure soit dominée par l’Adoration des Choses et qu’elle le demeure, il n’y a aucune raison pour qu’une âme individuelle l’imite. Parce que la seule chose qui semble valoir la peine qu’on s’en préoccupe est, pour mon voisin, pour tous mes voisins, la poursuite des écus, ce n’est pas une raison pour que je m’y livre. Parce que mes voisins s’imaginent avoir besoin d’une masse énorme de tapis, de meubles, de pendules, de porcelaines, de miroirs, de vêtements, de bijoux, — de domestiques pour les entretenir, de détectives pour surveiller les domestiques, de juges pour juger les voleurs, de politiciens pour nommer les juges, de prisons pour punir les condamnés, de gardiens pour garder les emprisonnés, de percepteurs pour recueillir les appointements des gardiens et les leurs, et de coffres-forts pour y garder lesdits appointements, de manière que seuls ceux qui en ont la clé puissent les dérober, — et par conséquent acceptent d’entretenir une armée de parasites rendant nécessaire que d’autres hommes travaillent pour eux et gagnent leurs émoluments — parce que mes voisins désirent tout cela, est-ce une raison pour que je me consacre à pareille folie et courbe le dos pour servir à maintenir semblable parade ?

Parce que le Moyen Age fut sombre et aveugle et brutal, rejetterons-nous la seule bonne chose qu’il introduisit dans

les libres de l’Homme, que le dedans d’un être humain vaut plus que le dehors ? Que concevoir un objet plus élevé que soi-même et vivre pour l’atteindre constitue la seule façon de vivre qui en vaille la peine ? Le but à conquérir doit être, certes, bien différent de celui qui conduisit les fanatiques de ces temps-là à mépriser la chair et à la crucifier à chaque instant. Mais on peut reconnaître les revendications et l’importance du corps sans sacrifier la vérité, la dignité, la simplicité, la bonne foi au service fastueux d’un corps dont les ornements même avilissent l’objet qu’ils sont censés exalter.

La doctrine que les circonstances sont tout et les hommes, rien a été et est le fléau de nos modernes mouvements de réformation sociale.

Notre jeunesse, animée par l’esprit des anciens éducateurs qui croyaient à la suprématie des idées, même à l’heure où ils allaient abandonner cette thèse, a cru que les merveilles de la Révolution allaient bientôt se réaliser. Dans leur enthousiasme, ils faisaient dire à l’Évangile des Circonstances que bientôt la pression de l’évolution matérielle briserait le cadre des choses, — ils ne donnaient à la société mourante que quelques années à vivre. Ils assisteraient eux-mêmes à la transformation et prendraient part à ses joies. Les quelques années prévues ont passé et rien ne s’est produit ; l’enthousiasme s’est refroidi. Et voici que ces idéalistes sont devenus des hommes d’affaires, des industriels, des propriétaires fonciers, des prêteurs d’argent, — les voici se glissant dans les rangs de cette société qu’ils méprisaient jadis, s'y introduisant pitoyablement, à la remorque de quelque personnage insolvable auquel ils ont prêté de l’argent ou rendu gratuitement quelque service professionnel. Les voici qui mentent, trompent, trafiquent, flattent, achètent et se vendent pour un hochet, une petite place en vedette de rien du tout. L’Idée Dominante sociale les a engloutis, leurs vies s’y sont absorbées, et lorsque vous leur en demandez la raison, ils vous répondent que les circonstances les y ont contraints. Si vous leur citez leurs propres mensonges, ils sourient avec une complaisance flegmatique, vous assurant que lorsque les Circonstances exigent qu’on mente, mentir vaut beaucoup mieux que dire la vérité, qu’agir par détours est parfois plus effectif que s’y prendre franchement ; que flatter et duper importent peu si la fin recherchée est désirable ; que d’ailleurs, dans les circonstances actuelles, la vie ne serait pas possible sans tout cela ; qu’elle serait possible si les circonstances rendaient plus facile de dire la vérité que de mentir ; mais que jusqu’à ce moment-là chacun doit s’en tirer par lui-même comme il peut et coûte que coûte. Et le cancer continue à ronger la fibre morale, l’être humain devient un tas, une masse, un morceau de glaise, prenant toutes les formes et les perdant toutes, selon le coin ou le trou particulier où il désire se glisser ou s’enfuir, — incarnation répugnante de la banqueroute morale engendrée par l’Adoration des Choses.

N’eût-il pas été dominé par pareille conception matérialiste de la vie, sa volonté n’eût-elle pas été bannie de son existence par le raisonnement intellectuel et par son acceptation de son propre néant, que le même homme eût vu les aspirations désintéressées de ses premières années croître et se fortifier par l’exercice et l’habitude. Sa protestation contre l’époque ne se serait point effacée et elle aurait eu son effet.

— Qu’on donne au meneur ouvrier une situation politique et voilà le système social devenu parfait, disent nos ennemis en riant. Et ils nous citent un John Burns déclarant à son entrée à la Chambre des Communes : que « le temps de l’agitateur est passé » et « le temps du législateur venu ». — Qu’un anarchiste épouse une héritière et le pays est sauf, ricanent nos adversaires. Et ils en ont le droit. Mais l’auraient-ils ou pourraient-ils le prendre, ce droit, si nos vies n’étaient pas au premier plan dominées par des désirs plus impérieux que ceux que nous voulons qu’autrui prenne pour nos aspirations les plus chères ?

C’est la vieille histoire : « Visez les étoiles et vous pourrez atteindre le linteau de la porte ; visez le sol et vous atteindrez le sol ».

Il ne faut pas supposer qu’un être individuel quelconque puisse atteindre jamais à la pleine réalisation de ce qu’il vise, même quand son but n’implique pas une action en commun avec d’autres ; il manquera son but. Dans une certaine mesure il sera vaincu par l’hostilité ouverte ou latente. Mais il atteindra quelque chose de haut s’il continue à viser un but élevé.

— Que voulez-vous donc ? me demanderez-vous. Je voudrais que les hommes aient la dignité de choisir un but plus élevé que la chasse aux écus ; qu'ils choisissent une chose à faire dans la vie qui soit en dehors des choses qui se font pour se faire et qu’ils s’y tiennent. Non pour un jour, non pour une année, mais pour toute la vie. Et qu’ils, aient foi en eux-mêmes ! Qu’ils ne soient pas comme un feu follet, professant ceci aujourd’hui et demain acclamant cela, et s’évadant de ceci comme de cela chaque fois qu’ils le trouvent facile. Qu’ils ne défendent pas une thèse aujourd’hui et baisent la manche de ses adversaires demain, avec, pour excuse, ce cri de faiblesse et de lâcheté dans la bouche : « Ce sont les circonstances qui me font ». Regardez bien au-dedans de vous-même et si vous aimez les Choses et le pouvoir et la plénitude des Choses mieux que vous aimez votre propre dignité, la dignité humaine — oh ! dites-le ! Dites-vous-le à vous-même et tenez-vous-y. Ne soufflez pas à la fois le froid et le chaud. N’essayez pas d’être un réformateur social et en même temps un possesseur respecté des Choses. Ne prêchez pas le sentier étroit quand c’est avec joie que vous cheminez sur la voie large. Prêchez la voie large ou ne prêchez rien du tout. Ne faites pas de vous un fou en disant que vous voudriez préparer la route à une société libérée, alors que vous n’êtes pas même disposé à lui sacrifier un fauteuil. Lectrice, dites franchement : « J’aime les fauteuils mieux que les hommes libres, et je les désire parce que je le choisis, et non parce que les circonstances me font telle que. J’aime les chapeaux, vastes, immenses, avec quantité de plumes et de grandes ailes. Et je préfère me procurer ces chapeaux-là que de m’occuper des rêves sociaux qui ne s’accompliront pas de mon temps. Ce monde adore les chapeaux et je désire les adorer en sa compagnie ».

Mais si c’est la liberté, l’orgueil et la force d’être individuellement, et la libre fraternité des hommes basée sur l’affinité que vous choisissez comme l’objet où se manifestera votre vie, eh bien ne le vendez pas pour du clinquant ! Croyez à la force de votre âme et qu’elle se frayera sa propre route ; lentement peut-être, en passant par d’amers conflits, votre force s’accroîtra. Et il ne vous sera pas difficile de renoncer à des possessions pour lesquelles d’autres abandonnent jusqu’à la dernière possibilité de liberté.

A la fin de votre vie, vous pourrez fermer les yeux en disant : « Je n’ai point été gouverné par l’Idée Dominante de mon Siècle. J’ai choisi ma propre Cause et je l’ai servie. J’ai prouvé par toute une vie d’homme qu’il est quelque chose en l’homme qui le sauve de l’absolue tyrannie des Circonstances, qui en triomphe et les refond, et cela c’est le feu immortel de la Volonté Individuelle, laquelle est le salut de l’Avenir ».

Il nous faut des Hommes, des Hommes qui se tiennent à la parole qu’ils se sont donnée à eux-mêmes, — qui s’y tiennent non seulement quand c’est facile, mais aussi quand c’est difficile, — quand l’ouragan gronde, que le ciel est zébré de lignes blanches et de traits de feu, que les yeux sont aveuglés et les oreilles assourdies par la guerre des forces en conflit, — qui s’y tiennent quand le ciel est gris et que rien n’interrompt sa désespérante monotonie. Tenir jusqu’au bout, voilà ce que signifie avoir une Idée Dominante que ne peuvent briser les Circonstances. Et les hommes qui tiennent jusqu’au bout font et défont les Circonstances.

Voltairine de Cleyre.