"S’opposer à la répression : réflexe conditionné ou mouvement volontaire ?" est une traduction de "Constratare la repressione : riflesso condizionato o moto proprio ?" 4 pages paru fin décembre 2003 en Italie. Extrait de Tout le monde dehors n°5, février 2004
À l’air libre
S’opposer à la répression
Notes sur la répression et ses contours
Ne dites pas que nous sommes peu...
S’opposer à la répression : réflexe conditionné ou mouvement volontaire ?
Notes sur la répression et ses contours
« Nous devons abandonner tout modèle, et étudier nos possibilités. » (E.A. Poe)
Les notes qui suivent naissent d’une exigence : celle de réfléchir ensemble sur la situation actuelle afin de trouver le fil d’une perspective possible. Elles sont le fruit de plusieurs discussions au cours desquelles se sont mélangés le bilan critique d’expériences passées, l’insatisfaction à propos des initiatives de lutte actuelles et l’espoir dans les potentialités existantes. Elles ne sont pas la ligne d’un groupe en compétition avec les autres, ni ne sous-tendent la prétention et l’illusion de remplir les vides — de vie et de passions projectuelles — à partir de l’accord plus ou moins formel sur certaines thèses. Si elles contiennent certaines critiques déplaisantes, ce n’est pas pour le goût en soi de les remuer, mais plutôt parce que je crois qu’il est aussi urgent de se dire les choses désagréables. Comme toutes les paroles de ce monde, elles ne trouveront un écho que chez ceux qui ont une exigence identique. En somme, une petite base de discussion pour comprendre ce qu’on peut faire, et avec qui.
On sait par expérience qu’une des plus grandes forces de la répression est de semer la confusion et de distiller la méfiance parmi les autres aussi bien qu’en soi-même, et de créer des fermetures identitaires et des suspicions plus ou moins paralysantes. En ce sens, plus tôt seront approfondis certains problèmes, et mieux ce sera. Des temps difficiles se préparent, au cours desquels nos habitudes pratiques et mentales ne seront pas qu’un peu secouées.
S’il est vrai que le préjugé le plus dangereux est celui de penser ne pas en avoir, cela me ferait toutefois plaisir que ces notes soient critiquées pour ce qu’elles disent, sans lecture a priori. Un tel désir en explique le ton aussi bien que le style.
Une maison inhabitable
La situation dans laquelle nous nous trouvons me semble être celle de ceux qui se barricadent entre quatre murs pour défendre des espaces dans lesquels ils n’ont pas envie de vivre. C’est pourquoi discuter d’ouverture, d’élargissement et d’alliances cache le fait que nous sommes en train de défendre une maison en ruines dans un quartier inhabitable. La seule issue me semble être d’incendier les lieux et d’aller à l’air libre, en y chassant l’odeur de moisi. Mais qu’est-ce que ça veut dire, en dehors de la métaphore ?
L’époque dans laquelle nous vivons est si prodigue en bouleversements que nos propres capacités d’interpréter les événements, et encore plus de les préfigurer, sont tombées (ou sont en train de le faire) sous les décombres. Si ceci concerne tous les révolutionnaires, les visions du monde et de la vie basées sur les modèles autoritaires et quantitatifs en sortent particulièrement en piteux état. Les gestionnaires des luttes des autres ne gèrent plus que d’inutiles représentations politiques de conflits déjà pacifiés ; et les luttes qui percent la pacification se laissent toujours moins gérer. L’illusion du parti — sous toutes ses formes — est désormais le cadavre d’une illusion.
La disposition, l’alignement et la dissolution des forces en présence, dans les petits comme dans les grands conflits sociaux, est toujours plus mystérieuse. Ce qui a toujours été un de nos traits distinctif — une vision non homogène et non cumulative de la force, une répulsion pour la dictature du Nombre — correspond en partie aux conditions sociales actuelles et aux imprévisibles possibilités de rupture qu’elles contiennent. Des transformations elles-mêmes de la domination — à travers son réseau de structures, de technologies et de savoirs — aux événements comme la guérilla en cours en Irak, nous pouvons tirer quelques enseignements. Il semble clair que les conflits se déroulent toujours moins au sens d’un affrontement de deux armées ou fronts, et toujours plus au sens d’une myriade de pratiques diffuses et incontrôlables. Une domination faite de mille nœuds pousse ses ennemis à se rendre plus imprévisibles. Une façon non centralisée de concevoir les actions et les rapports n’est pas seulement plus libertaire, donc, mais aussi plus efficace contre les mailles du contrôle. Si une telle conscience existe sur le plan théorique, nous ne réussissons pas toujours à l’appliquer dans nos propositions pratiques. D’un côté on affirme que le pouvoir n’est pas un quartier général (mais plutôt un rapport social), d’un autre pourtant on propose des initiatives qui le représentent ainsi. Je pense que nous devrions chercher les formes d’action plus adéquates à nos caractéristiques et à nos forces (quantitatives et qualitatives). Malheureusement, nous continuons de penser qu’agir à quelques uns doive forcément vouloir dire agir de manière isolée. C’est ainsi que face à l’incarcération de compagnons et, plus généralement, à l’exacerbation de la répression, ce sont toujours les mêmes propositions qui sortent : le rassemblement, la manifestation, etc. Il ne s’agit pas, bien entendu, de critiquer ces formes de protestations en tant que telles, mais la mentalité qui le plus souvent les accompagne. Dans certains contextes — actuellement surtout locaux —, à l’intérieur d’une série d’initiatives, même la manifestation ou le rassemblement peuvent avoir leur sens. Mais lorsque cet entrelacement entre les formes d’actions manque, et, surtout, lorsqu’on raisonne entre stricts compagnons, je pense que répéter certains modèles finit par créer un sentiment d’impuissance et par reproduire le mécanisme connu des échéances plus ou moins militantes. Là aussi, il y a besoin d’air frais. On peut s’organiser, même à cent, en voulant, pour intervenir de façon intéressante en manifs plus ou moins vastes. Mais si on est cent et pas un de plus, disons, pourquoi faire une manif ? Que peuvent faire cent compagnons dans une ville dont ils connaissent les points névralgiques ? Qu’est-ce que nous enseignent toutes ces luttes qui, au niveau mondial, redécouvrent l’usage passionnant et potentiellement subversif du blocage ?
Beaucoup se sont rendus compte que le problème de la répression ne peut être réduit au cercle des révolutionnaires. La répression — directe comme indirecte — implique des franges toujours plus larges de la population. C’est la réponse d’une domination qui sent crouler la terre sous ses pieds, consciente de l’abîme qui se creuse entre l’insatisfaction générale et la capacité de récupération de ses serviteurs historiques : les partis et les syndicats. Sans en approfondir ici les raisons, il suffit de dire que si les subversifs parlent autant de prison c’est parce qu’il est toujours plus facile d’y finir et qu’ils sentent, en même temps, la nécessité de ne pas se limiter, face à un tour de vis complexe, à la défense de ses propres compagnons incarcérés. Là commencent les problèmes. Si on ne réussit pas à s’opposer à la répression indépendamment des individus sur lesquels elle s’abat, alors chacun défendra ses propres amis et compagnons, ceux dont il partage les idées, les passions et les projets — et c’est inévitable qu’il en soit ainsi. La solidarité contre la répression, lorsque cette dernière frappe des révolutionnaires avec lesquels on n’a aucune affinité, doit être bien distincte du soutien aux projets politiques qu’on ne partage pas ou qui sont justement antithétiques à ses propres désirs antipoliticiens. Or, plus le cercle des initiatives se restreint aux révolutionnaires, plus on risque justement d’aider à ressusciter des hypothèses autoritaires heureusement en ruines. Plus elle est vaste, vice et versa, et plus les deux niveaux (celui de la solidarité contre, et celui de la solidarité avec, c’est-à-dire de la complicité) sont bien séparables. Ainsi, il est plutôt étonnant que, sachant la portée sociale et universelle de la manie répressive, il soit proposé comme « solution » de plusieurs côtés l’unité d’action entre... les composantes révolutionnaires. De cette façon, non seulement on s’isole du reste des exploités qui subissent comme nous le poids du contrôle social et de la flicaille, mais on s’illusionne aussi sur un des aspects non négligeables : une telle « unité d’action » a un prix (peut-être pas dans l’immédiat, si les rapports de force sont favorables, mais à la longue si). Si plutôt que d’être cent anarchistes à une initiative, nous sommes cent cinquante parce que nous rejoignent cinquante marxistes-léninistes, et que pour obtenir cela on doit signer des affiches et des tracts rédigés dans un jargon plus ou moins impénétrable, il s’agit peut-être là d’un quelconque « élargissement » ? Ne serait-il pas plus significatif d’organiser une initiative, même à dix, mais en affrontant les problèmes ressentis par beaucoup et en exprimant des contenus plus proches de notre façon de penser et de sentir ? Quant à la solidarité spécifique avec nos compagnons à l’intérieur, il existe bien d’autres formes...
Je ne voudrais pas que cette attitude soit lue comme une « fermeture idéologique » ou comme la recherche d’une hégémonie sur d’autres groupes. C’est justement pour ne pas raisonner en termes de sigles, de chapelles et de formalismes qu’il vaut mieux que les propositions soient larges et claires, sans avoir comme interlocuteurs des groupes politiques précis, mais au contraire tout un chacun qui se sent concerné : ensuite, ceux qui veulent participer d’égal à égal sont les bienvenus. Si les autres révolutionnaires appliquaient la même méthode, cela serait profitable à tous. Il flotte un air d’alliances plus ou moins de convenances que je trouve irrespirable. Les fronts uniques, les unités d’action entre forces révolutionnaires — bien au- delà d’un objectif spécifique de lutte, dans laquelle on se confronte avec toute personne intéressée, qu’elle soit un camarade ou pas — font partie, pour moi, de la défense d’une maison inhabitable. Et ceci, indépendamment de combien Pierre ou Paul sont des personnes gentilles, correctes ou sympathiques ; c’est un problème de perspectives. Répondant à Bordiga, Malatesta dit une fois plus ou moins cela : « Mais si, comme le prétendent ces marxistes, les différences entre eux et nous sont si subtiles, pourquoi plutôt que de vouloir nous faire adhérer à leurs comités ne viennent-ils pas dans les nôtres ? ». Faire les choses entre anarchistes, donc ? Pas du tout. Agir sur des bases claires, même à quelques uns, mais s’adresser à tous les exploités, à tous les insatisfaits de cette perpétuité sociale. Et insérer dans ce que nous disons et faisons — qu’il s’agisse d’une lutte contre les incinérateurs, contre les expulsions ou pour un toit — le problème de la prison (et donc de nos compagnons à l’intérieur). Non pas en juxtaposant ou en collant au reste « la question carcérale », mais au contraire en dévoilant les liens réels sur la base de l’expérience commune. N’importe quelle lutte autonome se heurte, un jour ou l’autre, à la répression (soit en l’affrontant ouvertement, soit en se repliant pour l’éviter). Même les occupations de maison posent le problème de la police, des intérêts qu’elle défend, du contrôle des quartiers, des ghettos et des taules. L’auto-organisation sociale est également toujours une auto-défense contre la répression.
Sauter au cœur de l’occasion
Nous avons, sous certains aspects, une occasion historique : celle d’intervenir dans des conflits sociaux — présents et à venir — sans médiation. Si les épigones des forces autoritaires qui ont étouffé tant d’élans subversifs sont, comme nombre et projets, mal en point, pourquoi les aider à sortir de leur désastre ? Pourquoi s’attarder parmi les momies alors que le vent souffle fort ? Eux font des calculs politiques, nous pas. C’est dans l’expérience pratique qu’on verra qui est vraiment pour l’auto-organisation. Basons-nous sur cela.
Avec le redéploiement réformiste général, les quelques composantes anticapitalistes et anti-institutionnelles sont comme des incendies dans la nuit — la tentation est donc forte de s’en tenir strictement en deçà de certaines barricades. Mais ce n’est pas là que réside notre force. Fourier disait qu’une passion est révolutionnaire si elle permet une élévation immédiate du plaisir de vivre. Cela me semble être le critère le plus fiable. Je sais que de nombreux jeunes se sont rapprochés de certains milieux anarchistes parce qu’ils ont découvert qu’on vit mieux avec la solidarité et le courage de ses propres idées. Pourquoi ? Parce que le poids de la marchandise et du travail est moins fort lorsqu’on l’affronte ensemble, parce que les comportements hors-la-loi sont contagieux pour ceux qui aiment la liberté, parce que les rapports amoureux peuvent être plus sincères et plus satisfaisants sans bride, parce que dans l’union de la pensée et de l’action se renouvelle, comme le disait Simone Weil, le pacte de l’esprit avec l’univers. Voilà ce que l’enthousiasme — celui de la légèreté soucieuse et non pas celui de la frivolité décourageante — devrait apporter à nos pratiques. Parce que « porter la panique à la surface des choses » est passionnant ; parce qu’il n’y a pas de fête sans rupture de la normalité. Laissons à d’autres certains langages de militants tristes et fuyons les modèles que connaît et attend le pouvoir.
On ne sortira pas du gué sur lequel on se trouve actuellement par quelque initiative, même bien réussie. Il faut s’avouer que les temps seront plutôt longs. Trouver des affinités réelles, expérimenter à nouveau des formes d’action collective articulées et imaginatives, berner le contrôle policier, sont des possibilités à réinventer au milieu de mille obstacles. « Oui, mais en attendant les compagnons sont dedans, en attendant la répression s’échauffe » — pourrait- on nous répondre. Mais la meilleure chose que nous puissions entreprendre pour les compagnons incarcérés n’est- elle pas de rendre socialement dangereuse cette exigence de vie pour laquelle ils sont enfermés ? En un sens, il est inutile de se regarder dans des miroirs politiques qui nous disent que nous sommes nus. Mieux vaut une nudité consciente que quelque habit tissé d’illusions. Mieux vaut recommencer à zéro, loin de l’odeur de cadavres et du bric-à-brac idéologique incompréhensible aux indésirables de ce monde.
Voilà, il y a besoin pour de multiples aspects d’une forte secousse qui porte des comportements inouïs dans les rapports individuels comme sur la place publique. Non pas au sens du goût de jouer les histrions et de façon autopromotionnelle dans une sorte de veine artistique —notoirement cadavérique —, mais comme une nouvelle exigence de vie qui s’affirme effrontément. D’une tension éthique qui ne confonde jamais oppresseurs et opprimés, et qui n’épuise pas son propre souffle contre les serviteurs du pouvoir — en cherchant à s’en libérer, par la violence aussi — mais pour aller au-delà. Il y a besoin d’une nouvelle bonté, armée et résolue, capable de bouleverser les calculs de boutiquiers de nos contemporains, capable de faire du mépris de l’argent un comportement individuel et social. Il y besoin, en somme, que l’insupportabilité de ce monde —de son travail comme de ses maisons, de ses biens de consommation comme de sa morale — trouve sa propre expression irrésistible, constante, quotidienne. C’est dans notre vie que se joue la guerre sociale, parce que c’est dans la vie de tous les jours que le capital tisse son réseau d’aliénation, de dépendance, de petites et grandes capitulations. C’est là l’alpha et l’oméga de toute subversion sociale.
Ne dites pas que nous sommes peu...
Dites seulement que nous sommes. C’est ainsi que commençait un autocollant antimilitariste il y a plusieurs années. Il continuait ensuite en disant qu’il suffisait de quelques nuages noirs pour obscurcir le ciel. Il ne s’agit pas uniquement d’une astuce de l’optimisme, mais aussi d’une expérience réelle.
Pendant de nombreuses années — au moins une quinzaine — il y a eu en général peu d’attention dans le mouvement anarchiste d’action directe (celui qui est autonome de la Fédération Anarchiste et du syndicalisme, pour être clair) aux conflits sociaux et aux formes plus ou moins significatives d’auto-organisation des exploités. Outre les raisons historiques (le grande pacification des années 80), c’était dû à un problème de mentalité. De nombreux compagnons qui parlaient d’insurrection — un fait indubitablement social — percevaient la société comme un espace peuplé presque entièrement d’esclaves et de résignés. Avec un tel regard, ils restaient ainsi suspendus entre les déclarations de principe et leurs expériences effectives : indécis sur le fait de mener une révolte ouvertement solitaire, lents à ouvrir leur porte à des possibilités collectives (c’est peut-être de là, qui sait, que naissait une certaine rancœur ensuite balancée dans les polémiques entre compagnons). A côté de cette faible sensibilité aux luttes qui rompent avec la massification —mais qui sortent cependant de cette massification —, s’est en revanche développée une certaine capacité d’intervention autonome liée à une diffusion significative de pratiques d’attaques contre les structures de la domination (du nucléaire au militaire, en passant par les banques, les dispositifs de contrôle technologique ou les laboratoires de vivisection). A présent, quelque chose est en train de changer, comme si une exigence individuelle confuse rencontrait de nouvelles conditions sociales — et voici que des compagnons parlent à l’improviste de lutte de classe, parfois en empruntant lectures et jargon au marxisme. Mais bien souvent, au-delà de la rhétorique des tracts, la vision de la société est restée la même : autour de nous, en somme, il n’y a que des complices du pouvoir. Je pense que dans tout ça joue pour beaucoup un manque d’expérience de luttes sociales directement vécues et stimulantes. Quelques tentatives locales ont existé et existent, sans toutefois rejoindre cette difficulté instructive des conflits plus larges. Encore une fois, nous sommes sur un gué. Certaines réflexions pratiques sont nées sur la base des différents blocages réalisés par les travailleurs ou par d’autres [1]. Nous nous y sommes jetés à nombreux, demandant à ces luttes beaucoup plus que ce qu’elles pouvaient exprimer — sauf pour retourner chez soi en se plaignant de la servilité des exploités. D’autres occasions ne manqueront pas, pas plus qu’une plus grande attention de notre part. Mais ça ne suffit pas.
Je pense que c’est moins que jamais le moment de renoncer au goût de l’action directe, même à peu nombreux. Mais celle-ci devrait seulement être majoritairement liée à des contextes sociaux, à des insatisfactions perceptibles. Combien d’occasions avons-nous perdues (après Gênes, au cours des blocages contre les trains de la mort [qui transportaient armes et troupes italiennes en partance vers l’Irak], après Nassiriya [où 19 carabiniers ont explosé d’un coup en Irak en novembre 2003], au cours de la tragédie du Cap Anamur [bateau d’immigrés que la marine italienne a laissé couler au large des côtes], etc.) ? Le temps est l’élément au sein duquel vivent les hommes, et la révolte est faite d’occasions. Nous devrions mieux étudier nos possibilités, plutôt que de tourner ainsi souvent en rond. Il y eut diverses nobles exceptions, bien entendu (plusieurs actions après Gênes, d’autres contre les biotechnologies ou la machine à expulser, certains sabotages contre la guerre, etc.), mais sporadiques, entourées du bruit provoqué par une rhétorique inutile, par des proclamations au vent et une distinction pratique (et éthique) tout sauf claire sur qui sont les ennemis. Et justement en une période où, face à la violence indiscriminée dont s’emparent toujours plus souvent des instances de résistance et de libération des damnés de la terre, cette clarté serait nécessaire. Surtout de la part de ceux qui répètent sans cesse que la meilleure théorie est la pratique, mais laissent ensuite au hasard beaucoup de ce qu’ils font [2]. Peut-être qu’éblouis par les effets spéciaux du spectacle, nous sommes les premiers à peu croire aux conséquences de nos actions (nous laissant aller à l’à peu près), ou bien à en exagérer la portée (nous laissant prendre par l’illusion médiatique). Il y a des conséquences qui continuent à produire des causes.
Le grand jeu
Le grand jeu, me semble-t-il, réside dans la capacité de réunir une certaine dose de non-conformisme quotidien (perturber partout où c’est possible la normalité sociale, des débats citoyens aux foires à la consommation et à l’abrutissement culturel, du travail à la paranoïa du contrôle) avec la célérité d’action au moment opportun. En étant des véhicules de la joie de vivre et non des Cassandre du futur effondrement du capitalisme. Pour que l’action anonyme et destructrice exprime la construction d’une vie qui ne soit pas anonyme. Trop vague ? Certes, et il ne pourrait pas en être autrement. S’agissant du plus sérieux des jeux, c’est à chacun de jouer la partie. Les difficultés existent et sont énormes, vu la perte progressive des espaces d’autonomie, tragiquement érodés par le système social actuel et ses mille narcotiques technologiques. Et pourtant, les limites résident surtout dans notre résolution et notre fantaisie, lourds que nous sommes du fardeau de l’habitude des gestes, des paroles, des rapports. Une rencontre plus large entre les différents milieux naîtra des parcours respectifs d’autonomie de pensée et de lutte, non pas d’une somme de forces dictée par l’urgence. Alors, les discussions ne seront pas un ballet immobile de phrases toutes faites, mais au contraire l’occasion d’apprendre les uns des autres, de faire finalement communiquer les modes de vivre, c’est-à-dire les mondes réciproques. Alors retrouverons-nous la confiance et l’enthousiasme, et quelque chose qui ressemble à une expérience commune pourra naître.
La révolte est aussi la rencontre entre la légèreté et la rigueur.
Un ami de Ludd
S’opposer à la répression : réflexe conditionné ou mouvement volontaire ?
Il souffle un vent mauvais, inutile de se le cacher. Tellement mauvais que même parmi les belles âmes de la gauche serpente une certaine inquiétude. On dénonce avec toujours plus de véhémence l’instauration d’un « régime » [fasciste] de la part du gouvernement actuel. C’est vrai qu’à droite ils n’ont jamais oublié leur penchant traditionnel pour l’huile de ricin et la matraque. Mais reste le fait que répressions, censure et interdictions forment le pain quotidien que nous administrent tous les gouvernements, quels qu’ils soient. En réalité, au-delà de la faction politique momentanément chargée de l’administrer, c’est ce monde à sens unique qui exige une vie à sens unique, fait d’une pensée à sens unique et d’un comportement à sens unique... dans une authentique cohérence de l’abjection. Jusqu’à la mise au ban de toute critique, de tout désaccord et de toute opposition, qui là où il s’expriment sont ponctuellement isolés, circonscrits, calomniés, étouffés, enfermés.
Il suffit de jeter un coup d’œil sur ce qui se passe un peu partout en Italie au cours de cette dernière période. A l’intérieur du « mouvement », enquêtes, arrestations, perquisitions, coups et mises en garde se succèdent et sont en train d’atteindre tout le monde, des têtes chaudes aux plus froides, en passant par les tièdes. Les portes des prisons se referment sur tous : il suffit d’être accusé d’avoir commis un attentat, constitué l’énième association subversive, fait obstacle à un contrôle d’identité ou une arrestation, éloigné un infiltré d’une manifestation, participé à un rassemblement, occupé un immeuble, et bientôt la simple accusation d’avoir repeint des vitrines débordantes de marchandises deviendra un motif suffisant pour finir derrière les barreaux. En même temps, ils utilisent à fond les mille possibilités données par le code pénal pour faire obstacle de façon veloutée à toute forme d’activité, distribuant des feuilles d’expulsion et interdisant l’accès aux villes alentours (gracieuse version moderne et édulcorée du vieux bannissement). Il est facile de prévoir l’accroissement de telles pratiques répressives.
Mais ce qui importe le plus, ce n’est pas seulement que le mouvement – dans ses simples nuances – soit dans le collimateur de la répression, mais bien que la société toute entière subisse un étroit serrage de vis. L’interdiction de critiquer la présence des troupes italiennes en Irak a atteint des niveaux incroyables : un club de foot disqualifié parce que ses supporters n’ont pas manifesté leur deuil pour les militaires mort à Nassiriya [3] ; des lycéens amenés au commissariat pour interrogatoire après avoir accroché des banderoles contre la guerre ; des étudiants perquisitionnés à leur domicile pour avoir diffusé des tracts ; le brouillage d’un site d’information comme Indymedia demandé au parlement parce qu’il a hébergé des voix hors du chœur national. Plus généralement, on passe au peigne fin des écoles entières à la recherche de drogues, on expulse du pays des étrangers en quelques heures parce qu’ils sont suspectés d’on ne sait quoi, on les expulse de leurs maisons par centaines au cœur de l’hiver, on censure des émissions satiriques parce que trop satiriques... on pourrait continuer ainsi longtemps. Les exemples ne manquent pas. Au contraire, ils vont aller en augmentant, tout comme la réaction délirante à la grève sauvage de l’ATM à Milan [4] qui a contraint la ville à marcher à pied toute la journée : si à droite on évoque de dures punitions pour les grévistes, à gauche certains demandent la réquisition de l’armée en cas de nouvel arrêt du service des transports. Il est également facile d’imaginer ce qui va se passer lorsque la nouvelle loi sur les drogues sera appliquée [5]. Face à ça, il semble urgent d’avoir un débat public, avant que tout espace de parole et d’action ne nous devienne totalement interdit.
Commençons par un préliminaire. Le fait qu’aujourd’hui quiconque n’est pas prêt à bondir au garde-à-vous finisse dans le collimateur de la répression, signifie que la division entre les « bons » à dorloter et les « méchants » à punir a fait son temps. Tout ça ne servira certainement pas à unir les différents esprits du mouvement – en bonne paix avec tous ceux qui prônent l’œcuménisme -, divisés par bien d’autres choses que la note de bonne conduite à obtenir sur le bulletin de l’Etat, mais pourrait contribuer à balayer un vieux lieu commun, stupide et par trop diffusé, selon lequel la répression équivaudrait à un certificat de radicalité : « je suis réprimé, donc je suis ». Conviction qui porte certains à croire que plus on est réprimé et plus on est, dans un délire d’autosatisfaction qui chaque fois touche au sacrifice. Il est évident qu’à partir du moment où la répression s’étend à tous les secteurs de la société, il devient ridicule de penser qu’elle touche seulement ceux qui portent atteinte à la sûreté de l’Etat. Cela signifie, contrairement à ce que pensent les chefs mafieux des différents rackets militants, que l’augmentation de la répression ne correspond en rien à l’accroissement de la menace révolutionnaire du mouvement ou de l’une de ses composantes. Pour être sincère, il nous semble que le mouvement, entendu en son sens le plus large, est en train d’atteindre un de ses points les plus bas, d’un côté totalement occupé à conquérir les rivages médiatiques et institutionnels et, de l’autre, à se débattre dans une carence chronique de perspectives. Même l’explosion de Gênes il y a quelques années semble plus liée à un ensemble de circonstances, produites essentiellement à un niveau international, qu’à une hypothétique maturité que le mouvement aurait atteinte ici en Italie (le reflux qui a immédiatement suivi en est la preuve).
Mais alors, si le mouvement n’est en fait pas aussi fort, pas aussi dangereux pour le sommet des riches, pourquoi assistons-nous à cette succession d’arrestations et d’intimidations ? De notre point de vue, c’est la situation sociale dans son ensemble qui est désormais tellement faible qu’elle ne permet pas de courir le moindre risque. L’édifice est encore debout dans toute sa monumentale majesté, mais ses fondations sont pourries et les craquements se font de plus en plus bruyants. Nous ne sommes pas plus réprimés parce que nous sommes plus forts, décidément non, mais parce qu’eux sont plus faibles. Soyons clairs, nous ne disons pas que cet ordre social ne serait pas en mesure d’imposer son vouloir, qu’il serait vulnérable militairement ou d’autres choses. Seulement qu’il avance plus par mouvement d’inertie que par une action propulsive, en s’appuyant plus sur une résignation passive que sur un consensus actif, dans un contexte totalement déchiré qui ne garantit plus aucune stabilité durable. En somme, la précarité est également en train d’affliger la domination. Consciente de sa faiblesse, elle est obligée de crier fort et d’intimider ses ennemis, qu’ils soient vrais ou présumés : elle le fait maintenant parce qu’elle peut encore se le permettre. Ceci l’amène aussi à exagérer tous les événements pour créer l’inquiétude capable de justifier publiquement des mesures autrement improposables, mais aussi pour provoquer cette panique qui nécessité une dose de sécurité capable de l’encourager.
Comme nous l’avons déjà dit, ce grognement des chiens de garde du pouvoir inspire certes la peur, mais révèle aussi une certaine fragilité. Ceci devrait nous faire réfléchir quant aux possibilités qui s’ouvrent à nous, sur la manière de contourner les bulldogs pour étendre nos mains sur ce qu’ils protègent. A l’inverse, il semble que leurs aboiements soient devenus obsessionnels pour beaucoup de compagnons, faisant que certains s’occupent exclusivement de soigner leurs blessures infectées par ces morsures, et que d’autres les défient pour le seul plaisir de l’affrontement ou parce qu’incapables de voir plus loin. Nous voulons faire observer comment, dans ces deux cas, un glissement de nos objectifs, et donc aussi de nos pratiques, a lieu, comment notre fin change, puisque de la lutte contre l’existant on passe à la lutte contre les forces qui le défendent. C’est la même chose ? Non, ça ne l’est pas, à moins de confondre cause et effet. Combattre et se défendre contre les forces de police ne signifie pas en soi subvertir les rapports sociaux de domination. Et dans une période où les rapports sociaux sont particulièrement instables, c’est là qu’il faut porter notre attention, notre critique théorique et pratique, en évitant le plus possible d’être poussé uniquement par un réflexe conditionné provoqué par la répression. Parce que, sinon, on finit par abandonner le terrain fertile mais inconnu des conflits sociaux pour rester dans celui, stérile mais connu, de l’opposition entre nous et eux, entre compagnons et flics, dans un affrontement riche en spectateurs mais pauvre en complices.
Désormais, par le simple fait d’enquêter et d’incarcérer, l’Etat réussit souvent à donner à qui est réprimé l’illusion d’être de ce fait dangereux, d’être déjà en train de faire quelque chose de concret. Il nous donne à tous l’illusion mortelle d’être forts, que notre agitation est significative, là où en réalité nous sommes très faibles (bien que nuisibles pour la domination). De cette manière, nous pouvons nous dire satisfaits de notre activité, si limitée soit-elle, sans nous demander comment la perfectionner, en repoussant tous les débats critiques, souvent perçus comme une perte de temps. En outre, comme on le sait bien, la répression pousse le mouvement à la défensive, nous pousse tous à nous occuper des camarades arrêtés, des avocats à trouver, du fric à ramasser, des manifestations devant les prisons à organiser, des audiences auxquelles participer. Même ceux qui ont recours à des pratiques de protestation plus extrêmes, comme l’envoi de colis piégés, n’échappent pas à cette logique : l’Etat contre le mouvement, le mouvement contre l’Etat, dans une suite frénétique d’arrestations puis de protestations contre les arrestations qui portent à de nouvelles arrestations qui portent à de nouvelles arrestations... Oui, nous sommes tous réprimés. Mais pouvons-nous dire pour cela que nous sommes dangereux ? Ou bien que toute cette répression qui s’abat sur le mouvement n’est rien d’autre qu’une manière de nous empêcher de le devenir vraiment ?
C’est peut-être le moment d’éclaircir certaines questions. Le soutien matériel à celui qui finit en prison, triste éventualité qui est en train de devenir toujours plus concrète pour chacun et mériterait une meilleure considération, est et doit rester un problème technique. D’une bien autre nature est la question de ce que nous voulons faire contre ce monde intolérable. Bien que cela puisse sembler cruel, il faut repousser le chantage moral qui est exercé chaque fois qu’un compagnon est arrêté. Il n’existe aucun devoir de solidarité à respecter. Personne ne finit en prison à la place de celui qui est dehors, personne n’est hors de la prison grâce à celui qui est enfermé. Même si sa libération est une de nos principales préoccupations, elle ne peut devenir le but auquel nous devons tout subordonner. Nous ne pouvons cesser de courir uniquement parce que celui qui est à côté de nous a été arrêté. Nous devons plutôt nous donner les moyens pour créer les conditions de sa libération et de celle des autres, observant et nous concentrant sur ce que nous voyons devant nous tout en nous rendant imprévisibles, nous ne fixant pas sur des échéances préétablies mais en établissant les nôtres. Notre agenda ne peut être calqué ni sur celui du gouvernement ni sur celui de la justice, et encore moins sur celui des différents groupuscules politiques qui cherchent les projecteurs de la notoriété. En somme, plutôt que de se renfermer pour se trouver face aux murs d’une prison à exiger la libération de qui y est enfermé, il serait mieux de continuer à courir, toujours plus forts et dans toutes les directions. Pas uniquement parce que c’est la meilleure manière d’exprimer sa solidarité, puisque que la conscience qu’il y en a qui continuent le chemin entrepris est plus agréable que tous les saluts bruyants ; mais surtout parce que c’est aussi la meilleure manière de montrer l’inutilité de ces séries d’arrestations à ceux qui les ordonnent et les exécutent.
Voilà pourquoi nous pensons que la meilleure manière de débattre de ce qu’il faut faire face à la répression (à part chaque considération et accord de type technique) consiste en réalité à s’interroger constamment sur quoi faire pour nuire à cette société dans son ensemble et à trouver les réponses au cours de l’action. Parce qu’il est vrai qu’il souffle un vent mauvais, inutile de se le cacher. Mais il est bien vrai que si nous désirons vraiment le déchaînement de la tempête, ce vent qui souffle ne peut qu’être un faux problème.
[1] L’Italie connaît peu de « grands mouvements sociaux » à la française. Aussi la grève sauvage des traminots et chauffeurs de bus de décembre 2003 avec blocage des dépôts a-t-elle pris au dépourvu les compagnons, qui après un temps de latence se sont lancés dans les grandes villes avec enthousiasme dans des pratiques de solidarité (voir les traductions de Quale Guerra dans Cette Semaine n° 87, février/mars 2004, p.19). La reprise de la lutte en Val Susa contre le TAV à partir de septembre 2005 a souvent constitué pour nombre d’entre eux la première expérience de lutte sociale et populaire élargie.
[2] Nous y voyons là une claire allusion critique aux méthodes de la Fédération Anarchiste Informelle alors naissante, dont plusieurs actions revendiquées consistaient en l’envoi de colis piégés, laissant « au hasard » de l’acheminement postal et des personnes chargées d’ouvrir le courrier des grands de ce monde le soin d’être ciblées ou à côté de la plaque.
[3] Lors d’une attaque le 10 novembre 2003 à Nassiriya en Irak, 19 carabiniers sont tués et une dizaine blessés.
[4] Société publique de transport. En Italie, les grèves légales doivent s’adapter aux horaires de travail pour ne pas gêner la production.
[5] TIG et peines de prison pour la possession de quelques grammes