Anne Archet
Notes sur l’anarchie
« Je me méfie de tous les esprits systématiques et je les évite quand il m’arrive de les croiser dans la rue. La volonté de système est un manque d’honnêteté. » (Friedrich Nietzsche, Le crépuscule des idoles)
J’ai cessé depuis quelque temps déjà de me réclamer de l’anarchisme puisque ce qui m’intéresse, c’est l’anarchie. L’anarchisme est une catégorie classificatrice, une idéologie parmi tant d’autres, qu’on retrouve dans la première section des dictionnaires de sciences politiques avant conservatisme, écologisme, fascisme, féminisme, libéralisme, marxisme, socialisme et nazisme. Une idéologie dont les dépositaires patentés furent historiquement des organisations closes qui, comme toutes les organisations politiques, comportaient leurs propres rituels, hiérarchies, dogmes, polices, gardiens de la foi, schismes, exclusions et excommunications. Bref, l’anarchisme n’est rien d’autre qu’une idéologie politique et les organisations anarchistes ont la fâcheuse tendance d’agir comme toutes les autres organisations politiques — c’est-à-dire de reproduire à leur échelle toutes les grandes dominations qu’elles ont la prétention de combattre.
L’anarchisme ne m’intéresse pas et la plupart des anarchistes ne m’intéressent pas davantage, car je suis convaincue qu’une des principales raisons pour lesquelles l’anarchie reste encore aujourd’hui un voeu pieux tient aux anarchistes eux-mêmes. L’anarchiste est en règle générale un militant — quelqu’un qui consacre l’essentiel de sa raison d’être à l’émancipation de tous. Et comme tous ses congénères, le militant anarchiste cultive des perversions qui le rendent infréquentable pour le commun des mortels. Il est généralement un idéologue profondément convaincu de détenir les clés de la compréhension ultime de l’univers. Il est aussi altruiste, dans le sens qu’il consacre sa vie à une cause qui n’est souvent pas la sienne propre (la Révolution, la Classe Ouvrière, les Pauvres, les Femmes, les Travailleurs Immigrés, etc.), ce qui le plonge dans un état permanent de frustration de ses propres désirs et le place, comme tous les « serviteurs du peuple » dans une position où il peut juger, exclure et condamner ses semblables en identifiant les amis et les ennemis de la Cause. Les militants sont pour la plupart monomaniaques, moralisateurs, puritains et rabat-joie, et les anarchistes ne font malheureusement pas exception.
Mais ce n’est pas tout. Les anarchistes forment un sous-groupe particulier des militants : celui des éternels perdants. Pour beaucoup trop d’entre eux, l’anarchisme est ce que Deleuze et Guattari nomment une « ligne souple» : non pas un moyen de s’attaquer à l’ordre établi, mais une façon particulièrement sophistiquée de s’en accommoder. En tant que mode de vie, l’anarchisme a ses rituels, ses exigences et ses consolations. La routine militante de l’anarchiste est faite de réunions, d’assemblées générales, de manifs, de vente de journaux et de distribution de tracts. La collaboration de près ou de loin avec toutes les institutions hiérarchiques de domination sociale étant moralement condamnable et implicitement interdite, l’anarchiste dispose d’une gamme limitée de sources de revenus politiquement corrects et vit alors dans un état de simplicité volontaire qui se rapproche plutôt de la pauvreté obligatoire. Ce qui a l’avantage, comme l’a écrit Bob Black, de dispenser l’anarchiste de l’obligation de se demander s’il aurait pu devenir autre chose qu’un raté n’eut été de ses convictions libertaires.
De tous les militants et autres weirdos politiques, les anarchistes sont ceux qui vivent le plus résolument dans le passé. L’anarchiste est trop souvent adepte d’hagiographie et collectionneur de saintes reliques. Il ne cesse de vénérer l’immense panthéon des martyrs de la cause : les morts de la commune, les martyrs de Haymarket, les propagandistes par le fait guillotinés, les mutins de Kronstadt, les cosaques d’Ukraine, Sacco et Vanzetti, les héros bafoués de la Révolution espagnole et tous les autres qui chaque année s’ajoutent à ce long martyrologue et dont le culte semble s’accorder avec l’opinion toute policière que le seul bon anarchiste est un anarchiste mort. Les anarchistes sont des révolutionnaires, mais les révolutions qui les intéressent sont celles qui se trouvent dans leurs pamphlets. Chaque fois qu’ils ont été confrontés à un soulèvement révolutionnaire réel, les anarchistes officiels, organisés, encartés, patentés et vaccinés se sont montrés hésitants, réticents, voire carrément hostiles à un mouvement qui pourtant reprenait de leurs principes. C’est que les anarchistes aiment leur routine militante par-dessus tout. Il se sont habitués à leur rôle d’irréductible et grincheuse opposition, à cette position marginale mais finalement confortable de « gauche de toutes les gauches», et ne sont pas prêts, pour la plupart, de vivre pleinement selon les principes qu’ils ont l’habitude de déclamer machinalement.
L’anarchiste est la plupart du temps homme (et rarement femme, d’ailleurs) du ressentiment. Il est mû par une volonté de vengeance envers l’ordre établi qu’il n’arrive pas à réaliser par faiblesse ou par peur et qui mène au nihilisme, à la simple dévalorisation et négation de ce qu’il ne peut vaincre. Voilà pourquoi je préfère dire que je suis anar, qui dans mon esprit n’est pas un diminutif d’anarchiste, mais d’anarque, un terme que j’ai, à l’instar de Michel Onfray, emprunté à Ernst Jünger. Dans une monarchie, le monarque veut régner sur une foule de gens, et même sur tous. En anarchie, l’anarque règne sur lui-même. Et surtout, l’anarque n’est ni idéaliste, ni idéologue, ni militant.
Contrairement à l’anarchisme, l’anarchie n’est ni un idéal, ni une utopie, ni une abstraction, ni un programme électoral, ni un catalogue de prescriptions ou d’interdictions, ni un livre de recettes pour un monde meilleur. Il s’agit d’une force, une force commune à tous les êtres, qui exprime l’ensemble des possibles dont tous les êtres sont porteurs. C’est l’apeiron d’Anaximandre, le fond indéfini et indéterminé à partir duquel naît sans cesse l’infinité des êtres. C’est le plan d’immanence de Deleuze, cette réalité toujours variable, qui ne cesse d’être remaniée, composée et recomposée. L’anarchie, c’est à la fois le chaos aveugle des forces et des puissances et la construction volontaire de nouvelles subjectivités par des individus capables d’exprimer la puissance qu’ils portent en eux. Bref : l’anarchie est à la fois le réel et le possible ; c’est la réalité du possible.
Monisme et immanentisme sont au coeur de l’anarchie. Les anars n’admettent pas la distinction hiérarchique entre âme et corps, esprit et matière, homme et nature. L’être humain ne diffère en rien de tout autre phénomène, de tout ce qui compose la nature, si ce n’est en degré de puissance. Comme le disait Deleuze, il n’y a qu’une seule nature pour tous les corps, une seule nature pour tous les individus, une nature qui est elle-même un individu variant d’une infinité de façons. Cela signifie que l’être humain ne peut en aucun cas prétendre sortir d’une nature qui le pénètre et qui constitue toute son existence. L’anarchie est également un immanentisme absolu : tout se passe à l’intérieur des choses et des êtres qui ne peuvent sortir de leur nature et qui doivent accorder leurs actions à cette nécessité plutôt qu’à des forces extérieures telles que Dieu, l’État, les Lois, les Idées, la Constitution, le Peuple, etc.
Il faut donc comprendre que lorsque les anars parlent de liberté, ils ne parlent pas de libre arbitre puisque selon eux liberté et puissance vont de pair. La liberté est le pouvoir d’être soi-même cause de son être et de ses propres actions, alors que la contrainte consiste à être et agir en étant déterminé par autre chose que soi-même. Toute liberté est puissance, une puissance qui n’est pas coupée de ce qu’elle peut. Bref, la liberté, c’est « avoir la volonté de répondre de soi » comme le disait Nietzsche.
La liberté est donc synonyme de nécessité et c’est en cela qu’elle s’oppose à la contrainte. La contrainte est toujours extérieure ; elle est faite d’oppression et de domination. La nécessité est toujours intérieure : c’est la possibilité pour l’individu d’être autodéterminé, c’est-à-dire déterminé par sa propre nature, par l’ensemble des forces et des désirs qui le constituent réellement. En offrant la possibilité d’accorder les désirs et l’action, la liberté offre la possibilité pour l’individu d’aller jusqu’au bout de ce qu’il peut. Ce n’est donc ni privilège, ni une coquetterie pour occidentaux blasés, ni un caprice de bobos en mal de sensations fortes. La liberté étant constitutive du sujet, les contraintes extérieures qui s’exercent contre elle sont une atteinte à la nature même de l’individu.
Évidemment, la liberté n’a rien à voir avec le libre arbitre, la propriété qu’aurait la volonté humaine de se déterminer librement — voire arbitrairement — à agir et à penser. Le libre-arbitre est une fausse liberté, une invention intéressée de tous les ordres établis qui remonte à Saint-Augustin, pour qui « Dieu a conféré à sa créature, avec le libre arbitre, la capacité de mal agir et par là même, la responsabilité du péché». Le libre arbitre est donc bel est bien le « tour de passe-passe théologique » que dénonçait Nietzsche dans le Crépuscule des idoles. Premièrement parce que si le libre arbitre existe, l’homme est placé au-dessus des lois de la nature. Or, l’homme n’échappe pas à cette nécessité du réel pris dans sa totalité. Et deuxièmement, parce les hommes ont été considérés comme libres seulement pour être jugés et punis, seulement pour pouvoir être coupables — en sauvant ainsi la perfection divine tout en dédouanant Dieu de sa responsabilité envers le mal.
Dans nos sociétés démocratiques, le concept de libre arbitre a le même effet liberticide, Dieu étant tout simplement remplacé par la Morale, la Société ou la Loi, devant lesquelles l’être humain est tenu responsable. Il est donc tenu responsable des forces et des désirs qui le constituent réellement comme sujet et doit sans cesse les refouler, les vivre comme des réalités extérieures à lui-même, des réalités dangereuses et diaboliques qu’il se doit de rejeter… même si elles constituent le seul chemin de sa liberté et de son émancipation.
L’individualisme anar se distingue donc de l’individualisme libéral — même dans sa version radicale et libertarienne. Pour les libéraux, l’individu est un être sans qualités singulières, équivalent à tous les autres individus, radicalement coupé de toute force ou de tout possible extérieur à ce qu’exige le système qui le produit et dont il est entièrement dépendant, que ce soit les lois du marché ou la logique électorale des démocraties. Pour les anars, l’individu, loin de voir son existence définie par un modèle unique parce que général, à côté d’individus semblables à lui, affirme au contraire vigoureusement sa singularité, son unicité. Cette singularité absolue de l’individu anar implique ainsi tous les autres comme faisant partie intégrante de la sphère du singulier, de son propre. Pourquoi ? Parce que la singularité mène à des combinaisons infinies de rapports incessants et imprévisibles, se composant, se décomposant et se recomposant, en devenant toujours plus intimes et plus complexes, et en créant ainsi des subjectivités collectives tout aussi singulières que les individus qui les composent. L’individualisme anar mène à l’association. L’individualisme libéral, celui de l’homme de la masse soumis au marché et aux dictats des majorités démocratiques, mène à l’atomisation, au nihilisme et à l’aliénation des volontés.
Je reviens encore à l’idée que l’anarchie n’est pas une utopie, une idée ou un système qu’il conviendrait de faire exister par un quelconque miracle violent ou un saut collectif dans l’inconnu. Les anars n’aspirent pas à un autre monde que celui qui est déjà là : tout est donné et tout est possible. Les possibilités se jouent dans la manière dont les êtres humains peuvent en tirer parti.
Construire un système jugé idéal a priori et s’attendre à ce qu’on le mette en pratique, c’est exiger que le réel se plie à l’idée. Les constructions utopiques sont la plupart du temps le fruit de l’activité d’idéomanes, qui proposent des idées et des actions coupées des conditions de production, fétichisées et autonomisées, que ces gens prétendent s’appliquer en soi, de façon absolue, partout et en toute circonstance. Ce n’est pas ainsi qu’on bâtit un monde meilleur, car le monde tel qu’il existe est le meilleur, pour trois simples raisons : parce qu’il existe ; parce qu’il n’y a pas ailleurs, d’autres mondes ; parce que ce monde existant, aussi odieux que puisse être son ordre actuel, contient en lui-même la totalité des mondes possibles. C’est à l’intérieur même de ce chaos, de cette surabondance des possibles que les anarchistes, par expérimentation et de façon strictement immanente entendent faire émerger celui qui exprimerait en plénitude la totalité de ce qui est, la puissance de l’être. Bâtir a priori un système politique parfait, c’est non seulement de l’idéomanie, mais c’est aussi le plus sûr moyen d’atteindre des fins totalement inverses : un ordre coupé des individus, oppressif, soumettant la totalité de ce qui est à sa raison d’être particulière et, surtout, immobile et inamovible.
Exiger des anars un modèle de société clé en main, un monde Ikea avec mode d’emploi détaillé en douze étapes illustrées et faciles à comprendre, c’est réduire l’anarchie au rang d’idéologie, à un modèle politique utopique repoussé à la fin des temps ou pire encore, à une méthode pour assurer le bon gouvernement des choses et des hommes — autrement dit, une façon de mener le troupeau, ne serait-ce qu’en lui demandant de se mener lui-même. L’anarchie n’est pas un système politico-économique, mais une potentialité, un réel possible inclus dans le réel : celui d’un monde libéré non seulement de l’État, mais de toutes les autres formes institutionnalisées de domination hiérarchique.
En tant que citoyens de démocraties libérales, nous sommes tous et toutes dressés dès notre plus jeune âge dans le but de faire de nous des citoyens utiles et responsables, c’est-à-dire obéissants. Et l’un des principaux outils de contrôle social est le mythe.
Le mythe raconte une histoire sacrée et performative — du moins pour celui qui appartient à la culture qui le crée. Il s’agit d’une narration qui explique non seulement l’origine du monde, mais aussi tous les événements primordiaux à la suite desquels les humains sont devenus ce qu’ils sont aujourd’hui, c’est-à-dire des êtres organisés en société, obligés de travailler pour vivre, vivant selon certaines règles et soumis à des institutions hiérarchiques de contrôle social dont l’État est une des principales incarnations modernes. Le mythe a la particularité de se justifier lui-même ; il est « vrai » parce que la société qui l’a produit et dont il est l’image existe. Il est « vrai » parce qu’il est continuellement répété, par des « conteurs » dont l’autorité découle du fait de conter et de répéter le mythe. En ce sens, le mythe, même s’il n’est pas toujours religieux, contient des éléments cérémoniaux, liturgiques. Réciter le mythe recrée donc le monde, par la force du rite.
Le mythe démocratique est une narration particulièrement puissante dont on peut retracer les sources jusqu’aux philosophes des Lumières. Ce mythe est progressiste et évolutionniste ; il pose que la civilisation — conçue comme un ensemble d’institutions de contrôle social dont l’État moderne est l’aboutissement — est la finalité de toute société humaine. Il existe donc des primitifs, vivant dans un état de barbarie violente mais aussi d’innocence naturelle — le bon sauvage de Rousseau — et des civilisés, sujets de dirigeants dont le pouvoir découle par contrat social du peuple. L’Histoire est donc l’émergence de l’humanité des brumes de la sauvagerie vers la splendeur de la civilisation, guidée par les progrès des lumières de la raison. Il ne peut donc y avoir de société sans police, sans armée, sans prisons, puisque l’existence de ces institutions est inscrite dans l’Histoire et sont des conditions sine qua non des sociétés développées et prospères.
Malheureusement pour le mythe, cette vision des « peuples barbares » a été depuis les cinquante dernières années complètement réévaluée par les anthropologues, qui pour la plupart estiment que ces peuples étaient prospères, qu’ils vivaient dans un état général de paix… et qu’ils n’étaient soumis à aucune forme institutionnalisée de domination hiérarchique. Des chercheurs comme Frank Hole et Kent Flannery ont, par exemple, constaté que les chasseurs-cueilleurs avaient un mode de vie peu contraignant, qui permettait de développer une vie culturelle en harmonie avec l’environnement. Et surtout, qu’ils ne travaillent pour ainsi dire jamais, le plus clair de leur temps à jouer, à discuter, à se reposer ou à dormir.
Ce qui signifie que 98% de la durée de l’expérience de l’espèce humaine s’est déroulée dans un état indiscernable de l’anarchie. Et que l’apparition de l’État ne fut en rien obligatoire, imposée par le développement naturel de l’humanité. Comme Pierre Clastre l’a démontré il y a fort longtemps, la notion de pouvoir est innée dans toute société humaine, ce qui explique cette tendance lourde des humains à préserver leur autonomie vis-à-vis de celui-ci. Toutes les sociétés sont des structures faites de réseaux de normes complexes qui empêchent activement l’expansion d’un pouvoir séparé et autoritaire. En opposition, l’État est une constellation législative émanant d’un pouvoir hiérarchique qu’elle légitime, tout particulièrement dans ces sociétés qui ont échoué à maintenir en place des mécanismes naturels qui l’empêchent de prendre cette forme. Clastre opposait ainsi les grandes civilisations andines, dont l’Empire inca, aux petites unités politiques formées par les tribus amazoniennes. Les sociétés dites primitives — pas seulement celles du paléolithique, mais aussi les contemporaines — ne sont pas des sociétés qui n’auraient pas encore découvert le pouvoir et l’État, mais au contraire des sociétés construites pour éviter que l’État n’apparaisse. Même la guerre entre tribus est une façon pour lesdits primitifs de repousser la fusion politique et donc empêcher la menace d’une délégation de pouvoir menant aux dérives étatiques.
Évidemment, je ne suggère pas qu’il nous faudrait toutes et tous retourner au pléistocène. Mais l’expérience des peuples dits primitifs démontre qu’il est possible pour les humains de vivre une vie prospère sans être soumis à l’État, au Travail, à la Loi. Elle démontre l’évidence de la possibilité de l’anarchie.
On retrouve dans l’anarchisme le meilleur comme le pire. Le meilleur se trouve du côté de la fin : c’est l’anarchie, le désir de transformation totale de l’existence basée sur la réappropriation de la vie de tous les jours par des individus s’associant librement avec des individus de leur choix. Le pire se trouve du côté des moyens : c’est le gauchisme, les modes d’action que l’anarchisme a hérité de sa trop longue association avec la gauche politique.
Les militants, les théoriciens et les groupes anarchistes occupent depuis le XIXe siècle une niche minuscule de la constellation éclectique de la gauche révolutionnaire : celle de la « gauche de toutes les gauches » ou alors celle, encore plus pitoyable, de la « conscience de la gauche». Dans la plupart des principales insurrections et révolutions des deux cents dernières années, la gauche autoritaire a tenu le haut du pavé, repoussant chaque fois les anarchistes un peu plus dans la marge. Qu’elle soit féministe, libérale, sociale-démocrate, tiers-mondiste, altermondialiste, socialiste ou communiste, la gauche reste est soucieuse de justice et d’égalité, mais favorise l’action politique à travers des organisations hiérarchiques dont les principales caractéristiques sont une direction professionnelle, des idéologies dogmatiques (surtout en ce qui concerne les courants marxistes), un moralisme à tout crin et un dégoût envers la liberté individuelle et les initiatives autonomes de créer des communautés authentiquement non-hiérarchiques et libertaires.
Les anarchistes se sont trouvés devant un dilemme : soit ils situaient leurs critiques quelque part dans les marges de la gauche, soit ils rejetaient en bloc le gauchisme au risque d’être isolés et oubliés. Puisque la majorité des anars sont justement devenus anarchistes en quittant des organisations gauchistes jugées trop autoritaires, il n’est guère surprenant qu’ils choisirent pour la plupart la première alternative. Ce faisant, ils marginalisèrent définitivement l’anarchie en adoptant les perversions de la gauche : la politique, l’organisationnalisme, le démocratisme, l’oppositionnisme, le progressisme, l’identitarisme et l’idéomanie.
La gauche est politicienne, en ce sens qu’une de ses convictions les plus profondes est que la lutte contre l’oppression et l’exploitation est essentiellement un programme politique qui doit être assumé par un parti et qui doit être réalisé à n’importe quel prix et par n’importe quel moyen. Cette fixation politique, qui implique une coupure entre ceux qui décident et ceux qui mettent en application ces décisions. Elle implique aussi l’existence d’institutions chargées de prendre ces fameuses décisions et veiller à leur exécution. La séparation et l’institutionnalisation inhérentes à la politique sont en soi autoritaires parce qu’elles exigent que les décisions soient prises avant même qu’adviennent les circonstances auxquelles elles s’appliquent. Les décisions politiques prennent toujours la forme de règles générales qui doivent être systématiquement appliquées lors de certaines situations, quels que soient le contexte ou les circonstances particulières.
La conception politique de la lutte a aussi pour conséquence inévitable de concentrer le pouvoir dans ces institutions décisionnelles et exécutives. Le programme de la gauche a toujours été d’influencer, de conquérir ou de créer des versions alternatives de ces institutions. En d’autres mots, l’objectif premier de la gauche a toujours été de changer et non de détruire les relations de pouvoir institutionnalisées.
Or, l’anarchie, même prise dans sa simple définition étymologique, vise l’abolition des relations de pouvoir institutionnalisées. Les anars ont toujours rejeté le principe d’une révolution politique et ont toujours considéré que la lutte révolutionnaire n’est pas un programme politique, mais la lutte d’individus pour la réappropriation globale de leur vie. Une telle conception est éminemment antipolitique ; en d’autres mots, l’anarchie s’oppose à toutes les formes d’organisation sociale, ainsi qu’à toutes les méthodes de lutte où les décisions qui concernent la vie et la lutte sont institutionnellement séparées de l’exécution, quel que soit le degré de participation démocratique du processus décisionnel.
La deuxième perversion de la gauche est l’organisationnalisme, une forme de schizophrénie où l’organisation, que ce soit un parti ou un syndicat, est non seulement perçue comme le principal sinon le seul moyen d’action, mais comme l’incarnation même de la révolution. L’organisation représente la lutte : sa construction et sa croissance sont l’expression concrète du programme de gauche. Si les militants impliqués dans cette activité se définissent comme anarchistes et révolutionnaires, alors l’organisation se met pour eux à représenter la révolution et l’anarchie. La puissance de l’organisation se confond ainsi avec la force et la puissance de la lutte révolutionnaire et anarchiste.
Un exemple flagrant de ce phénomène est la révolution espagnole. Les dirigeants de la CNT et de la FAI, après avoir inspiré aux ouvriers de Catalogne et aux paysans d’Aragon le désir de se saisir des moyens de production, non seulement ne démantelèrent pas leur organisation pour les laisser explorer librement le jeu de la vie sociale selon leurs propres désirs, mais s’en servirent pour s’instituer gestionnaires étatiques de la production. Cette gestion fut dans le meilleur des cas aussi incompétente que celle des oligarques et des capitalistes et surtout n’eut que très peu à voir avec les principes autogestionnaires de la FAI-CNT prérévolutionnaire.
Lorsque la lutte contre l’ordre établi est isolée des individus effectivement en lutte et placée entre les mains d’une organisation, cette lutte cesse d’être un projet libérateur pour ces individus et ne devient qu’une cause extérieure à laquelle ils adhèrent. Parce que cette cause est indissociable de l’organisation, l’activité principale des individus qui y adhèrent est l’entretient et l’expansion de l’organisation. Ainsi, la prochaine fois qu’un gauchiste vous fera un sermon sur l’importance de l’organisation hiérarchique au nom de l’efficacité, comprenez que la seule efficacité qu’une telle organisation peut atteindre est celle de s’organiser hiérarchiquement.
Autrement dit, la différence entre les anars et les gauchistes, c’est que les anars veulent que vous vous organisiez par vous-mêmes, alors que les gauchistes veulent vous organiser. Les gauchistes ont une seule obsession : vous recruter dans leur organisation pour que vous puissiez servir leur cause. Ils favorisent l’unité idéologique, stratégique et tactique grâce à l’autodiscipline (qui la plupart du temps la forme d’une autorépression) quand c’est possible, ou la discipline organisationnelle sous forme de sanctions quand c’est nécessaire. D’une façon ou d’une autre, on exige de l’individu qu’il abandonne toute forme d’autonomie et marche sans discuter sur un chemin tracé d’avance par un leadership génial et clairvoyant.
La troisième perversion de la gauche est le démocratisme, qui est l’exercice de pressions diverses auprès des pouvoirs établis, l’exercice des droits démocratiques, la conquête électorale ou violente du pouvoir, l’expropriation institutionnelle des moyens de production ou un mélange plus ou moins heureux de ces diverses méthodes. Pour transformer les relations de pouvoir institutionnalisées, la gauche tente de s’instituer en pouvoir alternatif ou en contre-pouvoir. Voilà pourquoi la gauche est condamnée à faire sienne l’idéologie actuelle du pouvoir – la démocratie.
Les divers systèmes de démocratie représentative exigent qu’un consensus soit créé envers les programmes politiques qui sont mis de l’avant. Même si tout pouvoir réside dans la coercition, la coercition exige, dans un système démocratique, l’obtention préalable d’une justification par le consentement. Voilà pourquoi il est nécessaire pour la gauche de recruter un nombre maximal d’adhérents qui peuvent compter comme des appuis à leur programme. Bref : en embrassant la démocratie, la gauche embrasse également l’illusion quantitative.
Gagner l’adhésion du plus grand nombre d’individus exige d’en appeler au plus bas dénominateur commun. Ainsi, au lieu de se consacrer à une réflexion théorique ardue, exigeante et vitale, la gauche développe dans l’espoir de ratisser le plus grand nombre d’adhérents des doctrines simplistes consistant pour l’essentiel en une litanie d’indignations morales portant sur les abus perpétrés par des dirigeants sans scrupules, dans un monde rigoureusement manichéen. Toute réflexion ou spéculation hors de ces vulgates est immédiatement condamnée avec véhémence par la gauche ou alors rejetée du revers de la main avec incompréhension. Cette incapacité à se consacrer à une exploration théorique sérieuse est le prix à payer d’une adhésion à l’illusion quantitative, qui veut que l’augmentation numérique de l’appui au programme soit le signe de la force et de la santé du mouvement, sans égard à la passivité des adhérents.
L’illusion quantitative se trouve au cœur même du démocratisme. Or, le nombre d’adhérents à une cause, à une idée ou un programme ne détermine pas la puissance du mouvement. Bien au contraire : c’est la valeur qualitative de la lutte comme attaque des institutions de pouvoir et comme réappropriation de la vie par les individus qui compte. Ceci mène à rejeter les processus formels et institutionnalisés de prise de décision politique, séparés par définition de la pratique et de la vie… tels que la démocratie.
Quatrième perversion : l’oppositionnisme, qui consiste à s’acharner vaille que vaille à formuler des demandes et exiger des réformes aux pouvoirs en place. Il est évident qu’une telle méthode est compatible avec l’objectif de transformer les relations de pouvoir, précisément parce que les demandes partielles ne remettent pas en cause la nature même de ces relations de pouvoir. En fait, formuler des exigences à ceux qui détiennent le pouvoir implique que seulement de simples ajustements (même s’ils sont parfois radicaux) sont suffisants pour réaliser le programme de gauche. Ce faisant, on ne remet jamais en question l’ordre établi lui-même, pour la simple et bonne raison qu’une telle remise en cause menacerait le schème politique de pensée et d’action de la gauche.
Or, les réformes partielles ne peuvent, par définition, qu’offrir une amélioration temporaire des conditions de vie de ceux qui sont condamnés à subir l’ordre social morbide, étatiste et capitaliste. C’est en cela que l’opposition est toujours loyale à l’ordre établi, puisque ses énergies sont concentrées dans l’exigence de réformes et la défense des droits acquis, ce qui non seulement ne menace aucunement ledit ordre établi, mais aussi le consolide sur ses bases, puisque la révolte et les luttes antisystémiques sont canalisées vers des demandes « réalistes».
L’oppositionnisme est intimement lié à la cinquième perversion, le progressisme (qui est, soit dit en passant, l’épithète de choix des organisations de gauche en ce moment — les mots « socialisme » et « communisme » étant largement tombés en disgrâce). Le progressisme est l’idée que l’ordre établi est le résultat d’un processus historique continu (ou alors dialectique) d’amélioration qui peut être poursuivi et même accéléré par divers moyens, que ce soit l’exercice du droit de vote, la pétition, la désobéissance civile, le terrorisme ou la conquête du pouvoir politique — en fait, n’importe quelle action sauf la destruction de ce pouvoir.
Ainsi, le progressisme (et la stratégie de revendication de réformes partielles qui est son application pratique) forme un autre aspect quantitatif de la conception de gauche de la transformation sociale. Pour la gauche, la transformation sociale est une simple question de degrés, de position dans un processus de changement continu. Une quantité adéquate de réformes suffit pour mener collectivement les masses à leur objectif (quelque soit ledit objectif). La réforme et la révolution ne sont ainsi, pour la gauche, qu’une question de degré, que deux niveaux distincts d’une seule activité. Engoncée dans le mythe éminemment bourgeois du progrès, la gauche reste aveugle à la plate évidence que la seule trajectoire des sociétés humaines depuis l’essor de l’État moderne et du capitalisme est l’accroissement continuel de l’appauvrissement et de la domination, et que ce système ne peut en aucune manière être réformé.
La sixième perversion, l’identitarisme, est particulièrement pernicieuse. Elle consiste à valoriser non pas les individus réels mais les catégories sociales auxquelles ils appartiennent, généralement malgré eux : le prolétariat, les femmes, les noirs, les autochtones, les gays et lesbiennes et ainsi de suite. Cet identitarisme est une forme particulièrement perverse d’action revendicative où les individus opprimés choisissent de s’identifier à la catégorie sociale par laquelle leur oppression s’exerce, dans un objectif supposé de rébellion et de défiance envers ladite oppression. Or, l’identification continuelle à ce rôle social limite la capacité des individus qui adhèrent à cette stratégie d’analyser en profondeur leur situation sociale et d’agir en tant qu’individus contre leur propre oppression. Ceci garantit ainsi la pérennité des relations sociales à la source de cette oppression. Pourtant, ce n’est qu’à titre de membres de catégories sociales opprimées que ces individus sont utiles à la gauche et à ses manœuvres politiciennes, parce que ces catégories sociales agissent comme des groupes de pression et de pouvoir dans un contexte démocratique.
Cette logique mène tout droit à l’antiindividualisme, car l’organisation n’a de cesse d’exiger que l’individu se sacrifie à une cause ou une autre, liée évidemment aux programmes et aux organisations de gauche. Derrière ces appels au sacrifice se cache les idéologies manipulatrices de l’identité collective, de la responsabilité collective et de la culpabilité collective. Les individus qui par définition font partie d’une catégorie sociale privilégiée — les hétéros, les blancs, les mâles, les petits bourgeois — sont tenus responsables de toutes les oppressions attribuées à leur groupe. Ils sont ensuite manipulés de sorte qu’ils expient leurs crimes en appuyant aveuglément les mouvements politiques de ceux qui sont plus opprimés qu’eux-mêmes. Quant aux individus qui sont considérés comme membres d’une catégorie sociale opprimée, ils sont tout aussi manipulés de sorte qu’ils acceptent l’identité collective de leur groupe, marquée par une solidarité obligatoire — qu’elle soit féministe, tiers-mondiste, gay, etc. Si par malheur ces individus rejettent ou même se mettent simplement à critiquer cette identité collective, la gauche les considère comme des aliénés qui acceptent leur propre oppression. En fait, l’individu qui contre sa propre oppression et sa propre exploitation agit de son propre chef, ou alors avec seulement ceux avec qui il a développé des liens d’affinité réelle est généralement accusé d’individualisme bourgeois, malgré le fait qu’il lutte justement contre l’aliénation capitaliste et étatique imposée par la société bourgeoise.
La dernière des perversions, l’idéomanie, englobe en quelque sorte toutes les autres. La gauche, qui conçoit la lutte sociale en des termes politiques, est foncièrement idéologique. La lutte de la gauche ne naît pas des désirs, des besoins et des rêves des individus exploités, opprimés, dominés et dépossédés par notre société. Elle n’est pas le résultat de l’action d’individus qui cherchent à se réapproprier leur propre vie en tentant de se donner les outils adéquats pour réussir cette tâche. Il s’agit plutôt d’un programme issu de l’esprit des leaders de gauche ou alors élaboré par des meetings institutionnels qui existent indépendamment et même précèdent les luttes individuelles (qui doivent par définition se subordonner à l’organisation et son programme). Quel que soit le slogan de ce programme — le socialisme, le communisme, l’anarchisme, le féminisme, l’anti-impérialisme, le nationalisme, les droits des animaux, l’écologie — le programme de gauche ne donne pas d’outils aux individus dans leur lutte contre la domination. Il demande plutôt auxdits individus d’échanger la domination exercée par l’ordre établi par celle exercée par le programme de gauche. Autrement dit, il exige que les individus continuent d’abandonner leur capacité de déterminer par eux-mêmes leur propre existence.
L’idéomanie mène au sacrifice de soi, au sacrifice de ses désirs, de ses aspirations, de ses rêves. Mais elle mène aussi à l’exigence de solutions faciles à des problèmes complexes, la simplicité des solutions étant un gage de leur valeur. L’idéomanie agit comme des œillères, comme un obstacle à l’examen de sa propre réalité subjective, comme un frein à l’exploration théorique des possibles.
Dans cet univers réglé par les dispositifs de pouvoir, dans ce monde blindé de rôles et de rapports de domination qui n’en finit pas de mourir, l’anarchie ne se pose pas comme une utopie, comme un programme ou un système social à instaurer, mais comme une perspective, une ligne : la ligne de fuite.
Selon Félix Guattari et Gilles Deleuze, ont peut distinguer au sein de nos vies la ligne dure, la souple et la ligne de fuite. Les lignes dures sont celles du pouvoir établi. Rester sous leur contrôle signifie se contenter de passer d’une forme de domination à une autre : de l’école à l’université, puis au travail pour finir à la retraite. Les lignes dures ont l’avantage redoutable de nous assurer un avenir : une carrière, une famille, une vocation à réaliser. Les lignes souples voguent quant à elles autour des lignes dures en les défiant sans les remettre en question : désirs cachés, rêveries, fantasmes, discussions à voix basse entre collègues, commérage. La ligne souple est celle de la délinquance, celle du petit refus de respecter le règlement, celle de la grève, de l’absentéisme au travail et des cours séchés. La ligne souple finit toujours par rejoindre la ligne dure et en constitue en quelque sorte sa soupape de sûreté.
Il y a ensuite les lignes de fuite, celle qui ne nous ramènent jamais au point de départ. Ces lignes de fuite ne définissent pas un avenir, mais un devenir. Il n’y a pas de programme, pas de plan de carrière possible lorsque nous sommes sur une ligne de fuite ; la destination est inconnue, imprévisible — c’est un devenir, un processus incontrôlable, notre ligne d’émancipation, de libération.
C’est sur une telle ligne qu’on peut enfin se sentir vivre, se sentir libre.
La ligne de fuite est la ligne du risque. Elle est dangereuse parce qu’elle est réelle et pas du tout imaginaire. En fait, ce sont les lignes souples qui sont de l’ordre de la représentation : rêveries, fantasmes, messes électorales, utopies révolutionnaires… Mais avant de suivre une ligne de fuite, il faut pouvoir la tracer, car sinon cela peut mener à la catastrophe, la paranoïa, le suicide, la solitude, l’alcoolisme, la dépression. Elle devient alors ligne d’abolition, lorsque l’individu fuit les autres au lieu de fuir les dispositifs du pouvoir. Mais même à plusieurs, la fuite peut mener directement dans un trou noir, une secte , un groupuscule de lutte armée, la prison, la mort. Dans ce cas, la fuite des lignes dures mène à des lignes beaucoup plus dures encore.
Notre vie est un écheveau inextricable de lignes entremêlées. Aux multiples dispositifs de pouvoir correspondent autant de lignes dures autour desquelles s’entortillent une myriade de lignes souples. Et de chaque dispositif offre de multiples désertions possibles. Il ne faut toutefois pas croire que l’ émancipation globale se résume à la fuite de tous les dispositifs de pouvoir. Il ne faudrait pas non plus commettre l’erreur de vouloir faire de l’émancipation une fin en soi en unifier les lignes de fuite en un programme politique. Car les lignes de fuite sont autant de libérations que de difficultés et de dangers.
C’est parfois en repassant de façon ponctuelle par une ligne dure que nous préparons nos meilleures désertions. Les lignes dures ne sont donc pas à considérer de manière morale, mais de manière stratégique : les emprunter peut nous permettre de propulser nos désertions et matérialiser nos plans d’émancipation. L’argent, le salariat, la propriété privée peuvent parfois être utiles pour enclencher une évasion ou simplement éviter la répression. La difficulté est évidemment de ne pas se laisser rabattre définitivement sur une ligne dure lors de ces incursions.
Car il ne s’agit pas de choisir une ligne dure plus endurable que les autres — ce serait passer d’une forme de domination à une autre sans jamais fuir quoi que ce soit. Il s’agit plutôt de tracer astucieusement un plan d’émancipation, de le tracer tout en l’expérimentant au jour le jour en évitant les tentatives de rabattement. Parce que les dispositifs de pouvoir essayent continuellement et par tous les moyens de rattraper et enchaîner les déserteurs : l’assistante sociale qui tente de nous réinsérer sur le marché du travail, le permanent syndical qui veut nous encarter à la fin d’une grève sauvage, les curés, les juges, les flics… et aussi nous-mêmes. Car le risque de rabattement peut aussi venir de nous-mêmes, trouvant leurs sources dans nos peurs, nos préjugés, nos besoins, notre éducation, nos habitudes, notre mode de vie qui cachent le rabattement, l’autorépression, l’autodiscipline. Le flic est aussi en-soi.
J’aime l’idée de Grand Soir, qu’on a trop longtemps et injustement confondu avec celle de révolution. Le projet révolutionnaire conçoit la transformation du monde sous la forme d’un coup de force ou de journées d’agitation populaire à la faveur desquels un changement s’opère à la tête de l’État — changement de régime, dans sa version socialiste, ou renversement de l’ordre étatique dans sa version anarchiste. La révolution se pose comme une fin, un objectif à atteindre, une utopie mythique pour laquelle nous devrions agir, militer et même sacrifier nos vies. La perspective révolutionnaire, c’est d’agir en vue de réaliser cette fin, d’atteindre cet objectif inaccessible. Attendre n’est qu’une autre manière de nous faire accepter notre soumission aux dispositifs et rôles dans lesquels nous sommes emprisonnés en ce moment même.
Le Grand Soir — tel que l’envisageaient les anars avant 1914 — se distingue de l’idée de révolution de trois manières. Premièrement, en refusant d’identifier la transformation sociale au simple changement politique, à la simple relève de la garde gouvernementale. Deuxièmement, en refusant le partage du travail entre le peuple, chargé d’abattre le monde établi, et une avant-garde consciente et savante, chargée de reconstruire — la plupart du temps sous forme de dictature — une nouvelle légitimité publique. Troisièmement, en refusant d’asservir les individus agissant pour transformer la vie à une stratégie à long terme et à des articulations organisationnelles et contraignantes comme les partis et les syndicats.
Mais encore plus fondamentalement, le Grand Soir entretient un rapport particulier avec le temps et l’espace. Ainsi, le Grand Soir n’est pas lié au futur, à des changements à venir n’existant dans le présent uniquement comme promesse utopique, dont la conquête du pouvoir serait la garantie, et qui serait investie de la mission de la faire advenir, qu’elle soit le communisme ou la disparition de l’État. La radicalité temporelle temporelle du Grand Soir est plutôt liée à une antériorité, à une puissance accumulée ; un passé qui se confond avec le présent puisqu’il qualifie l’état actuel des choses, une puissance capable de rendre effective la transmutation dont le Grand Soir est la manifestation finale. Alors que la révolution est pensée sous la forme d’un point de départ, celui d’une transformation à venir, le Grand Soir est un aboutissement, l’aboutissement d’une transformation déjà réalisée.
Quant à l’espace du Grand Soir, il embrasse la totalité de ce qui est, du minuscule au plus vaste, en l’absence de toute hiérarchie ou articulation utilitaire d’un aspect de la réalité par rapport à un autre. La transformation qu’exprime le Grand Soir est une transformation immédiate où chaque situation, chaque moment, est porteur de la totalité des transformations qui forme son essence. Chaque lutte, chaque décalage, chaque faille, chaque pas dans la réalité sont une répétition et l’expression de l’explosion finale. Le Grand soir ne sacrifie pas le présent à l’avenir, ni l’avenir au présent. Il est à la fois crépuscule et aube, transmutation immédiate de l’ordre existant, là où dans ses failles se devine un autre monde possible, présent maintenant dans les entrailles des choses.
Il s’agit ici d’établir une autre perspective : ne plus agir en fonction d’une fin à attendre, mais bien pour ce qu’il est possible d’expérimenter et vivre immédiatement. Le Grand Soir n’est pas une fin à réaliser, mais un processus, de même que la liberté ne se ressent qu’au travers d’un processus de libération. La liberté en tant qu’état que nous atteignons qu’une fois la révolution accomplie n’est qu’un leurre, qu’un outil de domination pour maîtres en devenir.
Vous vous doutez bien que si j’insiste tant sur le concept de Grand Soir, c’est parce que je veut en finir une fois pour toutes avec celui de révolution. Sorel avait raison, la grève générale comme la révolution n’est qu’un mythe, un mirage par lesquels les syndicats et groupuscules n’ont de cesse de nous enrôler dans leurs dispositifs de contre-pouvoir. Attendre la révolution, la préparer en militant, c’est une façon d’accepter notre soumission aux dispositifs et aux rôles dans lesquels nous sommes emprisonnés en ce moment même.
La révolution comme une fin, comme utopie mythique, exige renonciation et sacrifice de soi. La perspective révolutionnaire se résume donc à agir en vue de réaliser cette fin, d’atteindre cet objectif inaccessible. Or, la vie est trop précieuse pour la gâcher à courir derrière des chimères. La vie est courte. Très courte. Il faut la risquer, pas la sacrifier.
Tout sacrifie de soi est un gaspillage scandaleux. Car sacrifier sa vie, c’est la consacrer à l’obéissance et au ressentiment. Je pense à tous ces gens qui sont morts pour des patries qui n’existent plus, pour des souverains dont la lignée est depuis longtemps oubliée, pour des fumisteries aussi dérisoires que tragiques comme des religions, des préjugés ou des idéologies dont la simple évocation ne provoque aujourd’hui qu’un rire amer.
Notre vie, il faut la risquer, c’est-à-dire prendre les moyens ici et maintenant pour aller jusqu’au bout de nous-mêmes. C’est la seule cause qui mérite qu’on perde notre vie, car cette cause est notre propre vie. On ne peut obliger quiconque d’être libre, ce qui explique l’échec de toutes les tentatives révolutionnaires basées sur la contrainte. Se situer dans l’obligation, c’est faire éclore la domination, pas la liberté. Je ne veux pas vous convaincre de l’opportunité ou non de devenir ce que vous êtes, c’est-à-dire libres. Plusieurs d’entre vous, peut-être même la majorité, n’en avez pas la volonté. Alors pourquoi sacrifierai-je ma vie pour vous ?
Je crois ne choquer personne en disant que ni l’État, ni le capitalisme, ni le patriarcat ne vont s’éteindre d’eux-mêmes. C’est par l’action et non par la propagande que l’on peut faire émerger un monde qui exprimerait en plénitude la totalité de ce qui est, la puissance de l’être. Faire de la propagande ne signifie rien de plus que d’ajouter de nouvelles idéologies-marchandises sur le marché des idées. L’anarchie implique une prise de position épistémologique qui consiste à refuser la séparation entre les choses et les signes, entre les forces et les significations, entre les actes et les raisons d’agir, entre les principes et leur application. La séparation entre la théorie et l’action — qui bien souvent implique un primat de la théorie sur l’action, sur le mode « réfléchis avant d’agir » — constitue une source majeure de la domination. Le fait de séparer la réflexion de l’action crée une première séparation du travail entre ceux qui réfléchissent et ceux qui agissent et comme il existe en occident un primat de l’esprit sur le corps et de la pensée sur l’action, cette séparation implique un lien de subordination entre celui qui pense et celui qui agit — qui ne peut alors être que celui qui obéit.
La domination hiérarchique doit être abattue, ce qui signifie qu’elle doit être attaquée. L’attaque, c’est le refus de la médiatisation de la révolte, du sacrifice de soi, mais aussi de l’accommodement et des compromis avec l’ordre actuel. Il ne s’agit pas de manifester, de pétitionner et militer contre la loi, mais de la refuser, elle et le pouvoir qui l’impose. C’est la désobéissance civile, l’insoumission, l’illégalité. Il n’y a rien à revendiquer, rien à négocier : la loi n’est pas la mienne et je ne la respecterai pas. Il y a des lois qui ne peuvent prendre effet, car trop de gens les refusent et il y a des délits, comme la consommation de cannabis, la copie de logiciels, le vol à l’étalage, qui sont si fréquents que les pouvoirs publics n’ont pas les moyens de les punir autant qu’ils le voudraient. Dans Mille plateaux, Deleuze et Guattari illustrent merveilleusement la faiblesse réelle de l’arsenal répressif et technologique apparemment invincible qui se met en place contre nous par la métaphore du tuyau d’arrosage : « Il n’y a pas de système social qui ne fuie par tous les bouts, même si ces segments ne cessent de se durcir pour colmater les lignes de fuite. » Une loi colmate une fuite, mais une autre fuite se déclare un peu plus loin. Les dispositifs de pouvoir consacrent une énergie considérable à colmater les fuites, car ils fuient de toutes parts. Le désir de fuir gronde toujours quoi que fasse l’autorité. Il n’y a pas de transports en commun payants sans fraude, de guerre sans déserteurs, de magasin sans vol, de prisons sans tentative d’évasion.
Il s’agit donc d’établir une tout autre perspective : ne plus agir en fonction d’une fin à atteindre, mais plutôt pour ce qu’il est possible d’expérimenter et de vivre immédiatement. Et cette perspective, cette ligne de fuite, c’est l’insurrection.
L’insurrection n’est pas une solution idéologique à tous les problèmes de la terre, ni une marchandise de plus sur le marché sursaturé des idéologies et des opinions, mais une pratique destinée à mettre un terme à la domination de l’État et la reproduction du capitalisme. L’insurrection n’est pas une utopie. Elle n’a pas de système ou de modèle de société idéal à offrir à la consommation publique. L’insurrection doit se comprendre comme processus et non comme une fin — c’est un processus d’émancipation, de rupture, c’est le soulèvement en tant que tel. La liberté qui ne peut être vécue qu’une fois la république instaurée, qu’une fois la révolution accomplie, qu’une fois le communisme advenu n’est qu’un mensonge des apprentis sorciers, des aspirants maîtres de l’État. La liberté n’est pas un but à atteindre, mais une expérience à vivre. Et la vie ne peut attendre.
L’insurrection est donc le fait de poser en acte le refus de l’ordre étatique existant. L’insurrection est un moyen d’affaiblir la société autoritaire et capitaliste dans le but de libérer des zones d’espace et de temps où l’autonomie et la liberté économique et politique, une fois l’autorité rejetée, sont alors réalisables. L’insurrection est un coin de métal enfoncé dans les lézardes du mur épais que constitue le spectacle.
L’insurrection en tant qu’expérience immédiate et réalisation de la liberté, c’est la TAZ de Hakim Bey, la zone d’autonomie temporaire. L’insurrection consiste à vivre l’anarchie, à la réaliser dans des moments et des espaces non seulement possibles, mais actuels. Il s’agit donc de ne plus remettre la vie à plus tard, de ne plus penser en terme d’action politique, de révolution et de prise de pouvoir, mais en terme de création de nouvelles valeurs, de nouvelles expériences de vie, et de dissolution du pouvoir. C’est ce que Bey qualifie de « tactique de la disparition » : une mutation perpétuelle de la vie quotidienne, dont la plus grande force réside dans son invisibilité. Dès que la TAZ est nommée, dès que l’insurrection est représentée, médiatisée, elle doit disparaître pour resurgir ailleurs, à nouveau invisible et insaisissable.
Antipouvoir, disparition, antipolitique, insurrection, zone autonome temporaire ; voilà des concepts à la fois en rupture avec la conception gauchiste d’action politique et en rupture avec les dispositifs de pouvoir qui nous écrasent.