Titre: Intervention d’Alfredo Cospito pour la rencontre “Terra d’amore e di libertà”
Sous-titre: Au sujet de la publication de "Quelle internationale ?"
Auteur·e: Alfredo Cospito
Date: 26 août 2021
Source: Malacoda 26 août 2021 ; traduction sur attaque.noblogs.org en septembre 2021

Le texte qui suit est l’intervention du compagnon anarchiste Alfredo Cospito, à l’heure actuelle détenu dans la prison de Terni, au débat qui s’est tenu à partir du livre Quale internazionale ?, dans le cadre de la deuxième rencontre Terra d’amore e di libertà [Terre d’amour et de liberté ; NdAtt.], deux jours autour du monde de l’édition anarchiste, focalisés sur l’internationalisme et la continuité révolutionnaire, qui ont eu lieu à Grisolia, en Calabre, le 23 et 24 août 2021.


Ces derniers temps, je me suis demandé avec quel toupet un anarchiste qui est en prison depuis dix ans, comme moi, voudrait exprimer une analyse « réaliste » du temps présent, du mouvement réel en dehors de ces murs. L’entretien avec Vetriolo m’a trouvé encore relativement imprégné de réalité, à peine sorti de la mêlée de la lutte, encore convaincu de posséder une vision « réaliste » et objective du monde.


Quale internazionale ? est le résultat d’une trentaine d’années de lutte pratique, de coups donnés et reçus, d’affinités, d’amitiés qui sont nées et ensuite ont été coupées de manière traumatique par les murs d’une prison. Pour tirer des conclusions, aujourd’hui je peux dire avec un certain degré de conviction que les seuls moments où j’ai eu la certitude d’avoir contribué à changer les choses ont été les moments pendant lesquels j’ai affronté concrètement le système, quand j’ai risqué ma liberté et ma peau. Pendant ces moments-là j’ai vécu, je me suis senti plus vivant que jamais. Et le plaisir que j’ai éprouvé a été sans pareil, comparable seulement à l’amour pour son ou sa compagne, dans les moments les plus intenses de la passion. Je me souviens quand j’étais tout jeune, il me semblait impossible d’intervenir concrètement, le niveau d’analyse me semblait toujours insuffisant, mes capacités pratiques ne me semblaient pas à la hauteur, je ne savais pas par où commencer, au début on se sent inepte, incapable… J’attendais une suggestion, un conseil de la part des compas plus expérimentés. Souvent, en échange de mon enthousiasme, je recevais une bonne dose de « réalisme », qui calmait ou risquait de calmer toute « velléité » révolutionnaire, tout élan vers l’action. Parfois, bien que cela semble incroyable, le « réalisme » empêche toute action, tout élan. Je suis sorti de cette sorte d’impasse seulement lorsque j’ai décidé, de manière maladroite, casse-cou, folle, provocatrice, d’armer mes mains. Par la suite, tout est devenu « facile » : échec après échec, un pas après l’autre, les choses ont commencé à fonctionner. J’ai cherché mes compas et je les ai trouvé.e.s, nous nous sommes reconnu.e.s en ayant comme boussole le refus de la délégation et de l’attentisme. Beaucoup (peut-être trop) d’années sont passées, depuis cette époque, et aujourd’hui je suis de l’autre côté, en tant qu’anarchiste « expérimenté », avec plus d’expérience. Et ce que j’ai envie de dire c’est simplement qu’il faut suivre son instinct, au lieu d’écouter la prudence, et ne pas trop prêter attention à la prudence de ceux qui, avec toute leur vie « vécue », poussent à la modération. Parce que le dicton populaire qui dit « on naît incendiaires et on meurt pompiers » n’a pas tort. Pour ma part, ici en taule je lutte jour après jours contre moi-même pour rester celui que j’étais et je n’y arrive pas toujours. Dans mes mots, parfois je vois ce que j’ai toujours combattu : l’opportunisme, le paternalisme, le réalisme… la « politique ». Des dynamiques qui me font courir le risque d’oublier comment c’était beau de communiquer seulement par les actions destructrices et les mots qui les accompagnaient. Une époque où je ne risquais pas de devenir un « point de repère », quand j’étais complètement inconnu. Et les bêtises que je pouvais dire restaient circonscrites, personne, justement, n’en avait rien à cirer. La chose tragi-comique est que l’on ne ressent presque pas la « métamorphose » et qu’elle ne touche pas seulement nous qui sommes en prison, mais peut-être encore plus ceux/celles qui, en dehors de ces murs, ont tous les jours à faire avec une réalité qui a tendance à nous normaliser. Le « réalisme » t’entraîne continuellement vers le bas et cela te porte à juger comme naïfs, provocateurs, enfantins, pleins d’illusions ceux qui restent « eux-mêmes ».

Trêve de bavardages, je suis heureux que les compas calabrais.es du local anarchiste Lunanera m’aient invité à dire quelques mots pour présenter le petit livre publié par Monte Bove : Quale internazionale ? Je suis particulièrement satisfait parce qu’en tant qu’originaire de l’Abruzzo je pense que le travail d’édition des compas calabrais.es est très important parce qu’il met en avant l’importance que l’anarchisme de l’Italie du sud a eu dans notre histoire. Parmi les caractéristiques historiques de cet anarchisme il y a eu ses positions anti-organisatrices et informelles. Il suffit de se rappeler de Di Giovanni et de Schicchi ainsi que, plus récemment, de Leggio et Bonanno. Quale internazionale ? se situe dans cette ligne, toute l’expérience informelle de la Federazione Anarchica Informale [Fédération Anarchiste Informelle ; NdAtt.] se situe dans cette ligne. La « ligne » de l’informalité et de l’anarchisme anti-organisateur, dont l’organisation informelle est le pivot. La FAI et la FAI-FRI ont été la tentative de se donner une structure fluide, de créer une communication de base à travers les actions. En dehors de toute idiotie sectaire et de tout bavardage démentiel. Je ne me fatiguerai jamais à le répéter ! Seul celles/ceux qui risquent leur peau et leur liberté par l’attaque parlent. Le bavardage dont je suis en train de parler est celui d’internet ; j’ai beaucoup réfléchi sur ces dynamiques, ces derniers temps, aussi grâce à certain.e.s compas. Internet nous permet de communiquer rapidement les actions et les messages qui les accompagnent. Mais en même temps il nous assomme avec un bruit de fond continu, composé d’une multitude de délires produits par les commentaires des spectateurs enthousiastes ou hypercritiques (ce qui, au fond, revient au même). Ces spectateurs qui, pour donner du sens et de la « radicalité » à leur existence, débitent des jugements à l’emporte-pièce et mettent en place des tribunaux de la « pureté » révolutionnaire, qui sont absolument ridicules. « Celui-ci n’est pas un prisonnier anarchiste, il ne mérite donc pas notre solidarité, celui-là par contre si ! Il la mérite, car il a un très joli pédigrée… » quelle tristesse ! Sans parler des « idéologues » de service, qui essayent de faire rentrer de force un phénomène intrinsèquement chaotique comme l’« internationale noire » dans des cases « idéologiques » ou dans des petits schémas simplistes qui dénotent un esprit borné et lointain des dynamiques de l’action concrète. A mon avis, pour sortir de cette impasse il faut agir sur une double voie. Deux voies, comme deux lignes parallèles qui ne se croisent pas, mais qui vont dans la même direction.
L’approfondissement théorique et historique qui révèle les stratégies organisationnelles du passé. Et l’autre voie, celle de la lutte réelle, concrète, que nous participons à construire, jour après jour, avec nos mains : des actions, des formes de résistance, des coordinations, des luttes des prisonnier.e.s, des groupes, des cellules d’action, des organisations informelles ou spécifiques auxquelles nous apportons notre contribution. Ce que j’aime définir « expérimentation révolutionnaire », qui n’est rien d’autre que la recherche du bon instrument pour renverser ce monde. Deux niveaux différents, l’un au grand jour et qui, selon moi, trouve encore dans le papier un instrument adéquat pour transmettre des approfondissement, des réflexions sur des dynamiques du passé qui pourront, je l’espère, nous apprendre quelque chose, nous inspirer. L’autre, le niveau de la lutte concrète, que chacun.e de nous cultive avec ses compas et qui ne peut certes pas se limiter à l’édition d’un livre.

La vie d’un.e anarchiste, d’un.e rebelle, d’un.e révolutionnaire trouve à mon avis sa plénitude et sa réalisation seulement quand elle se rapporte à la réalité, quand elle se « salit les mains » avec la merde qui nous entoure. Cela peut arriver de plein de manières différentes, chacun.e trouvera la sienne. La violence anarchiste est ma manière de changer les choses. L’approfondissement qui m’intéresse est celui qui touche à la manière dont ceux qui nous ont précédés se sont organisés. Pour comprendre, à partir de leur succès ou de leur insuccès, comment agir aujourd’hui, tout de suite. Avec les compas de Lunanera et d’autres groupes anarchistes d’édition, on a commencé un parcours éditorial d’approfondissement de certaines expériences de lutte armée du passé, d’empreinte libertaire et anarchiste, qui ont traversé le panorama révolutionnaire de ces dernières décennies. Notre première œuvre sera sur le Movimiento Ibérico de Liberación – Grupos de Acción Revolucionaria Internacionalista [Mouvement Ibérique de Libération – Groupes d’Action Révolutionnaire Internationaliste ; NdAtt.]. Je suis néanmoins conscient que la vie est ailleurs, dans la lutte. Pour conclure, je veux réaffirmer encore une fois le concept du début, adressé à des possibles nouveaux/elles compas qui, comme mon imagination maladive aimerait, écouterons mes mots.

Suivez votre instinct, votre rage, n’écoutez pas trop les compas les plus consciencieux.ses. Jetez-vous dans la mêlée, au pire vous vivrez une vie qui comporte des risques et des souffrances en plus, mais qui est aussi pleine de pensées heureuses, de plaisirs et de satisfactions. Tout en participant peut-être à changer les choses et, pourquoi pas… à faire la différence. Comme le disait une vieille chanson anarchiste [l’Inno individualista  ; NdAtt.], « l’Idée c’est l’action ».

Une accolade anarchiste et révolutionnaire à tou.te.s les compas présent.e.s.
Toujours pour l’anarchie,

Alfredo Cospito
Prison de Terni