Yannick Ripa
Le genre dans l'anarcho-syndicalisme espagnol (1910-1939)
Le congrès de Barcelone fédère en 1910 quatre-vingt-seize syndicats anarchistes en une Confédération nationale du Travail (CNT) dont la finalité est l'établissement d'une société anti-hiérarchique et anti-autoritaire, ce qui infère l'égalité des sexes. Plus concrètement, les statuts fondateurs affirment que la rédemption morale de la femme passe par son indépendance économique. Les participants, dans la continuation des précédents congrès anarchistes (congrès de Saragosse, 1872), rompent audacieusement avec le modèle de la Perfecta casada [la mariée parfaite].
De soubassements idéologiques catholiques, plus que de la perméabilité des Espagnols aux idées proudhoniennes, découlent l'idéal de l'« Ange au foyer » et le discours antiféministe des travailleurs. Il reproduit à l'identique les formules discriminatoires contre les femmes qui courent à travers toute l'Europe industrielle, mais il se structure autour d'une nature plus religieuse que biologique : la bonne épouse, bonne mère est le pilier de la sacro-sainte famille, gardienne des valeurs chrétiennes qu'elle transmet aux générations futures. Paysans et ouvriers, dans leur ensemble, adhèrent à ce modèle, et ce malgré leur anticléricalisme. Aussi dénoncent-ils le travail salarié des femmes comme contraire à la destinée des sexes et à la morale ; ces arguments voilent mal les craintes d'une concurrence jugée déloyale. La position anarchiste sur l'égalité des sexes est en décalage avec les mentalités.
CNT et égalité des sexes
L'égalité des sexes devient au cours des années suivantes, celles de la construction du mouvement, puis de son expansion géographique et quantitative, l'un des axes de la doctrine anarcho-syndicaliste.[1] La CNT se situe ainsi dans la droite ligne de son maître à penser, Bakounine. Comme lui, elle prône l'égalité des sexes fondée, d'une part, sur l'éducation qui libère de l'ignorance esclavagiste et, d'autre part, sur l'amour libre qui permettra d'abattre la famille patriarcale, modèle réduit de la construction capitaliste. La CNT accueille donc les femmes, travaille à leur syndicalisation, en appelle à la solidarité, soutient leurs grèves, favorise des campagnes éducatives où se mêlent instruction culturelle et éducation sexuelle.
Dans le même temps, la presse anarchiste se fait l'écho des résistances internes à toute transformation des rapports de sexe ; la polémique est surtout vive autour du bien fondé du travail des femmes. Les militants de base se montrent attachés à l'image glorificatrice du travailleur dont le salaire suffit à nourrir sa famille sur laquelle veille son épouse. Leurs arguments flirtent avec la misogynie la moins élaborée. Ces dérapages, qui maltraitent les principes de l'anarchisme, ne choquent pas, semble-t-il, les rédacteurs des journaux, preuve que l'écart entre théorie et pratique participe de la projection de l'anarcho-syndicalisme dans le temps. En effet, les actions des cénétistes ne visent pas la réforme, mais le durcissement de la lutte sociale et son avancée vers la révolution libertaire pour détruire entièrement le système économique et politique. Les anarchistes refusent en conséquence une participation à l'Etat et, avec leur antiparlementarisme, jugent inutile la conquête du droit de vote pour les femmes. Les principes ne sont pas applicables ici et maintenant, mais seulement après l'instauration de la société communiste libertaire. Dès lors, il n'existe pas de problème féminin pour les anarcho-syndicalistes car l'inégalité des sexes est, postulent-ils, un produit du capitalisme ; la CNT en conclut que sa disparition sera inévitablement concomitante de celle son géniteur. Une telle affirmation fait apparaître opportunistes ses démarches auprès des femmes : il s'agit de gonfler les rangs des troupes libertaires, d'empêcher les ouvrières de se laisser séduire par d'autres propositions syndicales ou politiques.
Le présupposé qui nie la spécificité des problèmes féminins est positif dans la mesure où il repousse une lecture naturaliste qui infériorise les femmes, son corollaire l'est moins. Les libertaires véhiculent sur la relation des sexes un discours romantique : l'amour des êtres au sein du bain universaliste de la nouvelle société résoudra tout antagonisme de sexes car la révolution aura fait naître un nouveau type d'Homme. Faute d'une véritable réflexion sur le partage futur des rôles et des tâches, notamment domestiques, les anarchistes laissent se développer des projets fantaisistes et inconciliables ; on assigne à la communauté communiste l'éducation des enfants qui ne peuvent être la propriété des parents (Anselmo Lorenzo), on attribue à la maternité la qualité d'une œuvre d'art (Federica Monseny), et on voit dans les femmes sans enfants des rosiers sans rose (A.G. Laurado). Le seul véritable effet de la prise en compte dans le présent de la condition féminine est pervers : des voix s'élèvent pour douter de la capacité des femmes à lutter aux côtés des hommes. Les uns arguent de leur mauvaise insertion dans le tissu social pour les exclure du combat, les autres, plus critiques, voire acerbes, confondent à plaisir les effets négatifs de la soumission ancestrale des femmes avec une nature féminine faite de passivité, d'altruisme, de coquetterie, de superficialité. Federica Montseny n'est pas en reste, fidèle en cela au maniement du paradoxe qui marque son engagement politique.[2] En 1927, dans un article de la Revista blanca, « La mujer, el problema del hombre », elle dénonce la tragique condition féminine et conseille le développement de l'éducation ; mais elle brosse aussi un sombre tableau de ses compatriotes, soumises, pleines de préjugés, incapables de s'émanciper. Les femmes sont donc renvoyées soit à une position attentiste soit à un rôle de soutien moral des syndicalistes libertaires qui luttent pour tous et toutes.
Cet universalisme donne bonne conscience : il permet d'évacuer le « problème des femmes », il fait de l'égalité des sexes non une fin en soi mais une conséquence qui va de soi. La prise en compte de cette nuance et de ce qu'elle implique pour les femmes est à l'origine de la création d'un mouvement féminin anarcho-syndicaliste
Pour un syndicalisme féminin
La politique à adopter face à un éventuel problème féminin ne fit jamais l'unanimité parmi les militant(e)s ; leurs positions sont complexes et fluctuent en fonction des événements, grâce à une grande capacité à tisser ensemble des contradictions. Il serait caricatural de réduire les tendances à une opposition hommes/femmes, ou à un combat féministes/antiféministes.
L'élaboration par les femmes d'une stratégie hors de la ligne directive de la CNT arrive à maturité dans les années 1930. En favorisant la syndicalisation, l'organisation et l'éducation des femmes, le mouvement anarchiste leur fournit, à son corps défendant, les instruments nécessaires à la construction d'une pensée critique des rapports de sexes au sein du mouvement. L'émergence d'une conscience de classe s'accompagne de la naissance d'une conscience de genre. La république, par son train de réformes favorables aux femmes, souligne par contraste le peu d'intérêt porté par les anarchistes à la condition féminine.[3] Elle joue le rôle d'un détonateur dans l'affirmation d'un anarcho-syndicalisme féminin.
Le peu d'écoute des cénétistes, l'inertie des rapports hommes/femmes au quotidien jettent un doute dans l'esprit des militantes quant à l'inéluctabilité de la disparition de l'inégalité des sexes dans la future société. La misogynie continue de marquer les comportements de leurs compagnons ; les femmes sont convaincues que le désir de changement total de la société s'arrête au seuil du foyer où les hommes veulent demeurer les maîtres et le machisme conserver ses droits. L'égalité par et dans l'amour libre est dénoncée comme une utopie : les maîtresse-mères se retrouveront démunies après le départ de l'amant-père ; la relation aux enfants n'est qu'effleurée ; ne pas signer un contrat ne prouve nullement l'amour désintéressé de l'autre, le désamour des hommes ne signifiera-t-il pas la valse des laissées pour compte alors que les partenaires masculins demeureront, au fond d'eux-mêmes, attachés à la virginité et à la double morale ?
Le doute se transforme en une certitude, la nécessité pour les femmes anarchistes de prendre en main leurs problèmes, leur destin et leur émancipation qui ne viendra de nul autre :
« L'homme révolutionnaire qui aujourd'hui lutte pour sa liberté combat seulement contre un monde extérieur qui s'oppose à ses aspirations de liberté, d'égalité et de justice sociale. La femme révolutionnaire, en revanche, doit lutter sur deux terrains : d'abord pour sa liberté extérieure - dans cette lutte elle a comme allié l'homme, dans un combat pour les mêmes idéaux et la même cause ; mais, en plus, la femme doit lutter pour sa propre liberté intérieure dont l'homme profite depuis des siècles. »[4]
Ainsi la femme se libérera d'un triple esclavage : celui de l'ignorance, celui du capitalisme, celui du patriarcat. Le succès rencontré par les colonnes réservées aux militantes et sympathisantes dans Tierra y Libertad conforte un groupe de cénétistes, autour de Lucia Sanchez Saornil, Mercedes Comaposada et Amparo Poch y Gaston, dans leur volonté de créer « une force féminine consciente et responsable qui agisse comme avant-garde du progrès ».[5] Dans ce but, elles fondent la revue Mujeres Libres, créée par et pour des femmes, sans l'aide de la CNT ; le premier numéro paraît en avril 1936.
D'emblée, leur démarche les situe dans le mouvement anarcho-syndicaliste pour lequel elles veulent oeuvrer, elles considèrent en effet que la non-prise en compte de la spécificité des problèmes féminins éloigne de la mouvance libertaire bien des travailleuses, attirées par les sirènes, fussent-elles démagogiques, des mouvements de gauche et des féministes.
Mujeres libres veut ensemencer le terrain d'où, l'Etat abattu, naîtra l'égalité des sexes ; ces semences ont pour noms instruction scolaire, éducation sexuelle, indépendance économique sans laquelle les femmes ne peuvent se dégager de la soumission à l'homme. Ce programme, qui concrètement débouche sur un travail de terrain, des cycles d'instruction et la mise en place d'instituts, exprime à la fois la reconnaissance de la spécificité des problèmes féminins et le désarroi des femmes face à la cécité des anarchistes. Il ne signifie nullement le rejet de l'anarcho-syndicalisme et de sa finalité originelle, le révolution libertaire.
La revue Mujeres Libres engendre une organisation féminine du même nom ; elle recrute des adhérentes (20 000 en 1938) et, à ce titre, elle réclame sa reconnaissance, son autonomie au sein du mouvement anarcho-syndicaliste et sa représentation dans toute réunion décisionnelle. Elle refuse d'être une section féminine, comme il en existe dans les partis de gauche, elle veut ajouter une branche à l'arbre anarchiste (CNT, FAI, FIJL). Pour les responsables libertaires, c'est là une ambition inacceptable.
L'opposition anarchiste à un anarcho-syndicalisme féminin
Une célèbre exclamation de Federica Montseny exprime l'effet révulsif que provoque toute évocation possible d'un rapprochement entre une action anarchiste et le féminisme :
« Féministe jamais, humaniste toujours ! Propager un féminisme, c'est fomenter un masculinisme, c'est créer une lutte morale et absurde entre les deux sexes qu'aucune loi naturelle ne tolérera »[6]
A l'évidence la figure emblématique féminine de la CNT tient à se démarquer du féminisme, posture à laquelle elle restera fidèle toute sa vie.[7] Elle reflète ainsi le rejet consensuel des anarchistes que réactive des années plus tard la fondation de Mujeres Libres : le féminisme est dénoncé comme un mouvement réformiste, sectaire, voire sexiste et bourgeois.
Cette analyse est partagée, en apparence, par Mujeres libres ; à « féministe » elle préfère le qualificatif « féminin ». Derrière cette bataille de mots, est en jeu son orthodoxie libertaire. L'opposition entre l'organisation féminine et la CNT ne se cristallise pas autour des revendications que Mujeres Libres voudrait voir reconnues, mais autour de la légitimité même du groupe. Le dogmatisme de la CNT, relayée par la FAI et la FIJL, défendu au nom d'un anarchisme, pourtant pourfendeur de toute rigidité doctrinale, surprend ; il laisse supposer qu'une dimension de ce combat reste tue et conduit à émettre l'hypothèse d'un refus travesti de voir échapper au pouvoir masculin le contrôle de toute expression anarchiste. Dans la crispation des cénétistes sur les préceptes de l'anarcho-syndicalisme entre, sans que l'on puisse en établir l'exacte part, la peur d'un pouvoir féminin qui rognerait la suprématie masculine, vue auxquelles se rallient des femmes élitistes.
Ainsi se comprend la rapidité de la réaction négative des anarchistes émise dès la création de Mujeres Libres, exacerbée par son développement. Le groupe est considéré comme traître à la cause car ses déclarations, sa revue, ses prétentions à l'autonomie remettent en cause les fondements de l'anarcho-syndicalisme. Les détracteurs de Mujeres Libres clament l'universalisme du mouvement libertaire ; concevoir une lutte des femmes revient à nier la substance vitale du mouvement. De plus, il induit une révolution en une seule et unique étape : la révolution libertaire sera totale et globalisante, l'émancipation des femmes et des hommes y est inclue. Or, Mujeres Libres n'est pas convaincue de la pertinence de cette chronologie ; le groupe pense la révolution, sinon en deux temps, du moins, à l'évidence, en deux axes distincts ; ce désaccord ne peut conduire, selon ses accusateurs, qu'à une rivalité des sexes et donc à un affaiblissement de l'anarcho-syndicalisme. Le syndicalisme de Mujeres Libres est accusé de déviationnisme et de féminisme.
Ce jugement est porté une fois pour toutes, et les libertaires camperont sur leur position sans jamais la modifier. Elle implique une fin de non-recevoir aux demandes de participation autonome et de reconnaissance de statuts ; elle conduit à la mise en place de stratégie pour empêcher l'impact de Mujeres Libres : ainsi doit être lue la création d'un secrétariat des femmes par la FIJL, vers 1937.
Cette peur de la fuite des adhérentes vers Mujeres Libres relève du fantasme puisque l'organisation féminine ne refuse pas l'appartenance multiple de ses membres à la constellation anarchiste ; toujours est-il qu'elle suscite l'opposition virulente de la Fédération ibérique des jeunesses libertaires. La FIJL ne peut cependant faire l'économie d'une réflexion sur l'émancipation féminine en raison de l'importance des jeunes filles dans ses rangs ; les jeunes libertaires récupèrent le concept pour exprimer leur conscience de la domination des femmes par les hommes, mais l'égalité des sexes est à leur sens accessoire ; on a affaire, selon l'expression de Jesus Lopez Santamaria, à un aféminisme plutôt qu'à un anti-féminisme.[8]
L'universalisme à l'épreuve de la guerre
La carence de l'armée républicaine oblige, en un premier temps, à faire appel à toutes les forces vives révolutionnaires. Les libertaires intègrent les femmes qui combattent, armes à la main. La lutte sanglante contre les rebelles semble abolir la différence des sexes ; l'illusion ne survit pas à l'été. En septembre 1936, le nouveau mot d'ordre, habilement placé dans la bouche de la Pasionaria, Dolorès Ibarruri, appelle « les hommes au combat, les femmes au travail ». Les anarchistes, ordinairement insoumis aux ordres gouvernementaux et à ceux du parti communiste, appliquent cette directive. Les commentaires de l'époque laissent transparaître la satisfaction des hommes à se retrouver seuls détenteurs des armes, symbole de la virilité combative ; la presse témoigne de la rage des femmes, larmes aux yeux et haine au cœur, à abandonner cet acquis. La retaguardia [arrière] réinstalle de fait une hiérarchie des sexes ; certes, on ne cesse de rappeler l'apport indispensable des femmes, mais elles renouent avec un rôle traditionnel, celui d'auxiliaires. L'expression « soutien logistique » souligne cette complémentarité inégalitaire : le vrai combat revient aux hommes.
Mujeres Libres ne s'élève pas, ou peu, contre la perpétuation dans la guerre du rapport inégalitaire des sexes. Elle espère que cette phase permettra l'entrée massive et définitive des femmes dans la production. Le projet de la CNT est autre ; la présence des femmes est conjoncturelle et elle rassure les hommes : ils retrouveront leurs emplois après le combat, et donc leurs épouses au foyer.
L'universalisme des anarchistes ne résiste pas à l'épreuve de la guerre ; celle-ci met en lumière le fossé entre théorie et pratique et la force des mentalités masculines figées. La lutte pour la révolution sociale prend le pas sur d'autres combats, aussi Mujeres Libres refuse-t-elle toute collaboration avec les organisations féminines qui font de la lutte contre le fascisme une priorité ; pour elle, il ne s'agit pas d'une guerre civile mais d'une révolution. Elle réaffirme ainsi son combat dans le mouvement libertaire. Est-ce la contrainte des urgences ou l'incorporation de femmes moins radicales, toujours est-il que les positions de Mujeres libres paraissent s'émousser et les querelles avec la FIJL s'apaiser ; la valorisation des femmes comme mères retrouve sa pleine vigueur, la maternité est censée permettre la réalisation des femmes (Etta Federn, Lucia Sanchez Saornil) leur combat s'exprime à travers les maris, se justifie pour les fils (et non pour les filles...), et se situe donc fort loin du féminisme que Mujeres libres rejette à nouveau en 1938.
La théorie égalitaire, la prétention à une révolution non sexuée se fissurent à l'épreuve du combat. Celui-ci consolide la différence des sexes dans la hiérarchie traditionnelle. Ici comme ailleurs, la guerre, en dépit des apparences, ne contribue pas à la libération des femmes.
En fin de compte, la réponse de Mujeres Libres paraît ambiguë ; est-ce un effet de l'adaptation au contexte ou un retrait des exigences originelles ? La défaite des gauches laisse en suspens la question et sans doute à jamais ouvert le débat sur la validité de l'appellation « anarcho-féminisme » pour désigner l'organisation Mujeres Libres.