Sans fleurs ni couronnes
« Les mots n’ont pas de valeur en soi, mais pour le sens qui leur est attribué. Il faut donc toujours bien se mettre d’accord sur le sens des mots utilisés, et faire attention à ce que des gens sans scrupules ne fassent pas usage des mots qui ont le plus de popularité, à travers lesquels ils font passer sous une fausse étiquette la marchandise avariée de leurs propres intérêts économiques et politiques. » (Max Sartin, La magia e il senso delle parole, 1935.)
I. Autonomie
Chacun sait que le langage n’est pas neutre. Que c’est un moyen souvent insatisfaisant pour exprimer ses idées. Pourtant, si on veut pouvoir les communiquer à d’autres et en approfondir le contenu, il vaut mieux s’entendre sur le sens des mots. Dans les milieux anti-autoritaires comme ailleurs, cela va de moins en moins de soi. Une même idée, courante, emprunte même parfois des significations si éloignées les unes des autres (en assemblée par exemple), qu’on en vient à se demander s’il s’agit juste d’une banale incompréhension ou si ce n’est pas la manifestation d’une confusion généralisée en progrès constants. Prenons parmi tant d’autres le mot « liberté », régulièrement transformé en conquête ou préservation de droits garantis par l’Etat (comme la fameuse « liberté de ») ou exprimé sous forme d’oxymore (comme dans la défense du « marché libre » des biffins). Mais la liberté peut-elle vraiment être quelque chose de quantifiable, le synonyme abstrait d’une augmentation des choix possibles, ou n’est-ce pas au contraire l’expression de toutes les possibilités différentes qui peuvent se déployer dans le rapport avec les autres ? La liberté ne peut pas être enfermée à l’intérieur de lois et de règles valables pour tous, elle peut seulement naître du libre accord entre individus, en l’absence donc de tout système ou rapport autoritaire (Etat, capitalisme, religion, patriarcat).
Que le langage ne soit pas neutre, ne soit pas simplement descriptif, les autoritaires en tout genre l’ont compris depuis longtemps. Celui qui contrôle le sens des mots peut s’assurer d’une capacité considérable de maîtrise des esprits. Le pouvoir a ainsi toujours cherché à leur donner le sens qui l’arrange, qu’on songe par exemple à celui de terrorisme, qu’il dégaine d’un jet ininterrompu et à tout va depuis bien trop longtemps.[1] Partout où il y a une masse à manœuvrer (ou une illusion de), on peut retrouver cet art de la politique qui consiste à travestir les faits en changeant les mots, y compris donc dans le soi-disant mouvement anti-autoritaire où les idées gauchistes font un retour en force depuis quelques années.
Dans leur miroir déformant, réduire les individus à leur couleur de peau n’est ainsi plus du racisme, mais devient une lutte contre les privilèges. Justifier la soumission à un code de loi gravé dans un vieux bouquin n’est plus une manifestation par excellence de l’autoritarisme (à combattre), mais devient une simple manifestation culturelle (à soutenir) ou une banale opinion (à tolérer). Jeter des pierres sur des journalistes ou des élus en toute occasion ne signifie plus manifester son hostilité irréductible avec le pouvoir, mais devient un manque d’intelligence tactique dans la composition avec lui. Dans la vague actuelle de renversement des contenus et de leur instrumentalisation au sein du mouvement, il n’est alors pas étonnant que même des concepts jusqu’à hier chers à beaucoup, comme l’autonomie ou l’auto-organisation, soient à leur tour vidés de leur sens par leurs partisans mêmes, neutralisant leur force pratique et les privant de leur portée potentiellement subversive. Faute de perspective révolutionnaire, au nom du pragmatisme ou de l’efficacité, de l’élargissement ou de l’ancrage sur un territoire, par esprit de grégarisme ou d’adaptation à un existant toujours plus trouble, l’heure semble de moins en moins à la diffusion de pratiques anti-autoritaires, et toujours plus à leur dilution au sein d’alliances de circonstance avec des politiciens de service (mais dans le respect de la diversité de chacun, hein !).
Et c’est peut-être comme cela, petit à petit, que l’éditeur officiel de tout un ramassis d’ordures a pu soudain se transformer en une opportunité à saisir pour d’anciens amateurs de la guerre sociale.
II. Le sens plutôt que la règle
« Forger et utiliser ses propres moyens de lutte placerait-il de fait en-dehors du champ des luttes sociales ? C’est le discours que tiennent l’Etat et ses relais directs car ils défendent leurs intérêts… » (Kalimero Paris, février 2008.)
En matière d’autonomie et d’auto-organisation, prenons le dernier cas d’école en date, à savoir les « membres » d’un collectif francilien qui participent « à des luttes ou à des mouvements sociaux », et qui ont décidé de commercialiser leurs travaux en janvier 2016 chez Syllepse, une maison tolérante dont l’ouverture d’esprit avait été jusque là trop négligée par une partie du mouvement. Certes, prôner l’auto-organisation et la critique de la marchandise tout en alimentant de ses analyses les étals des supermarchés n’est pas nouveau, et ils n’ont pas beaucoup de mérite. Les stratèges blanquistes de la composition avaient déjà rouvert cette voie fructueuse avec l’éditeur de flic et de juge La Fabrique en 2007, avant que des vendeurs de mauvaise soupe ne les imitent en 2014 avec leurs trajectoires alternatives débitées chez l’éditeur du Mieux vaut moins, mais mieux de Lénine (ed. l’éclat). Mais tout de même, si des critiques du langage et de l’idéologie de la procédure pénale ont fait le choix d’un éditeur comme Syllepse, qui avait publié en 2011 un ouvrage coordonné par une magistrate dénonçant une « politique qui échoue à lutter contre la délinquance et qui désorganise la police et la justice » avant de suggérer « de nombreuses propositions alternatives en matière de fichage et de vidéo-surveillance »,[2] c’est qu’il doit bien y avoir une raison ou une cohérence quelque part. D’autant plus que leurs réunions se déroulent depuis des années dans un local dont les participants affichent justement leur ambition de « subvertir les rapports sociaux,c’est-à-dire remettre en cause cette société et la renverser », à travers une « autonomie » définie comme une manière de s’organiser « hors des syndicats, des partis, des structures hiérarchiques ».
Afin de lever toute ambiguïté et pour ne pas en rester sur ce qui relève manifestement d’un télescopage malheureux au sein des collections de Syllepse -un peu comme si l’auteur d’un bouquin titré Mort à la démocratie donnait une interview à une grande radio d’Etat pour en faire la promotion-, faisons donc un rapide tour du propriétaire. Pour commencer, on pourrait consulter la quarantaine d’ouvrages de la Fondation Copernic publiés ces quinze dernières années par l’ »alter-éditeur, engagé et non partisan », mais aucun estomac n’y résisterait bien longtemps. Et de toutes façons, pour connaître les idées professées par ladite Fondation, inutile de se plonger dans l’écœurante mixture qui mijote sous la bannière de « l’anti-libéralisme ». Le parcours de ses présidents successifs (1998–2015) suffira amplement : Yves Salesse (ex dirigeant national de la LCR, ex du cabinet du ministre communiste des transports Gayssot, ex porte-parole de Bové à la Présidentielle), Évelyne Sire-Marin (vice-présidente du TGI de Paris, ex Présidente du Syndicat de la magistrature et soutien de Mélenchon à la Présidentielle), Roger Martelli (membre du Parti communiste et ex de son Comité central), Caroline Mécary (ex conseillère régionale EELV et toujours conseillère de Paris), Janette Habel (ex du bureau politique de la LCR et signataire du Mouvement pour la sixième République), Pierre Khalfa (ex porte-parole de l’Union syndicale Solidaires et membre du Conseil scientifique d’Attac). N’en jetez plus, la poubelle déborde !
La « forme grammaticale qui privilégie les accords fondés sur le sens plutôt que sur la règle », à laquelle Syllepse a emprunté son nom, a certainement trouvé avec la Fondation Copernic un accord à la hauteur de ses ambitions : être l’éditeur privilégié d’un des principaux laboratoires de la main gauche de l’Etat. Le genre de laboratoire indispensable pour redorer la façade craquelée du pouvoir, tenter d’éteindre les incendies qui couvent à sa base et imaginer comment lui assurer un semblant de légitimité sociale en temps de restructurations économiques. Tout de même, drôle d’endroit pour une Caisse d’auto-défense collective. A moins que ce ne soit leur désir commun de mouvement social et de collectif qui les ait réunis, puisque l’éditeur précisait dès son Manifeste de juin 2004 vouloir offrir « une caisse de garantie qui permet à tous nos auteurs de mener leur projet à bien et une caisse de résonance pour leurs idées », ou encore que « notre force tient aussi à notre lien avec les mouvements sociaux ». Mais le problème, quand on nie à ce point l’individu, c’est qu’on finit très vite mal accompagnés,
Oublions donc vite fait cette collection particulière, Notes et Documents de la Fondation Copernic, et tentons de trouver un peu d’air frais du côté des dizaines d’autres collections du nouveau venu dans l’ex mouvance autonome. Là, surprise ou pas, on tombe sur des spécialistes de la vie des autres (dont des psys en tout genre), des prêcheurs d’Etat (universitaires ou de lycée) et autres autoritaires historiques (avec une prédilection pour les auteurs trotskystes, dont les 944 pages du boucher de Kronstadt parues en avril 2015 pour rappeler l’importance du front unique antifasciste[3]). Les autres collections remarquables de Syllepse se nomment par exemple ATTAC, Contretemps (revue dont le n°14 de 2012 contenait cet immanquable article titré « Syriza ou l’espoir retrouvé »), Espaces Marx, Les Cahiers de Critique Communiste, Mille marxismes (avec ses magnifiques « La politique comme art stratégique » et « Le dernier combat de Lénine » de 2011 et 2015) ou encore Séminaire marxiste… Réconcilier la rigidité théorique du passé avec le meilleur du réformisme du présent, en voilà bien un projet qui semble avoir trouvé son marché, si on en juge par les centaines d’ouvrages sortis chez Syllepse depuis 1989. En même temps, c’est vrai qu’à force de fréquenter les allées du pouvoir, on se perd moins dans le dédale de ses financements.
Mais comme il serait ingrat de demeurer en si mauvaise compagnie sans faire un détour par LA collection qui se veut un peu plus terre-à-terre, jetons un dernier coup d’oeil sur Arguments et Mouvements, dont le postulat est que les « acteurs du mouvement social et les mouvements sociaux produisent des idées, émettent des propositions, interprètent le monde et agissent sur lui » (merci pour eux). Des idées et des propositions qu’il aurait en effet été trop bête de gâcher en ne les récupérant pas au sein des différents rackets de la gauche de la gauche. Mais qu’on se rassure, la conception du mouvement social de Syllepse n’a même plus de quoi incendier un Palais d’Hiver, et va au mieux réclamer quelques miettes tout en pacifiant le rapport capital/travail : on retrouve pêle-mêle dans cette collection qui vient donc d’éditer Face à la police/Face à la justice de la Caisse d’auto-défense collective de Paris/Banlieue (Cadecol), des livres signés Syndicat Solidaires des finances publiques, Syndicat national des chercheurs scientifiques, Syndicat National Unifié des Impôts, Sud-Étudiant ou encore VISA ( »association intersyndicale unitaire composée d’une cinquantaine de structures syndicales : la FSU et plusieurs de ses syndicats, l’Union syndicale Solidaires et plusieurs de ses syndicats, des fédérations et des syndicats de la CGT, de la CFDT, de la CNT, de l’UNEF et le Syndicat de la magistrature »).
Arrivés à ce stade, on se dit que, franchement, ce n’est pas juste un mauvais hasard ou de la naïveté, mais un véritable choix tactique qui a fait s’accoupler dans un ballet abject le livre de la caisse des autonomes franciliens avec (notamment) celui de la vice-présidente du tribunal de grande instance de Paris, grâce à un éditeur commun qui annonce clairement ses intentions : « nos livres parlent séparément mais frappent ensemble » (à la porte des institutions), parce que leurs multiples langues débouchent « vers des compréhensions communes, vers une langue partagée, vers un sens commun, vers des « tous ensemble » de la pensée et de l’action ».
III. Les moyens de leurs fins
Dans son court texte de présentation technique, Cadecol se définit comme un outil à « utiliser de manière autonome afin se donner en amont les moyens de s’organiser le plus efficacement possible contre la répression ». Si ce collectif apporte à son tour sa petite pierre pour vider à sa manière le mot autonome de la charge subversive qu’il pouvait encore contenir -comme d’autres l’ont fait avant lui-, ne peuvent pourtant rester surpris que celles et ceux qui s’étaient arrêtés au début de la phrase. Car que peut bien vouloir dire une expression aussi absolue que « le plus efficacement possible », sinon déconnecter absolument les fameux moyens des fins ? C’est un vieux truc qui permet de tout justifier au nom d’un intérêt commun supérieur (le maximum d’efficacité supposée… et donc l’art du calcul spéculatif), laissant le champ libre à une poignée de fins dialecticiens qui viendront nous éclairer du haut de leur clairvoyance. Le Comité invisible, qui en connaît un rayon sur le sujet, avait logiquement choisi de vendre sa soupe chez un fana de Lénine. La Caisse francilienne a choisi de son côté de se donner des moyens de s’organiser en amont en s’offrant à un fana de Trotsky. Une différence qu’on ne s’explique autrement que par la composition des assemblées du dit « mouvement social » selon les périodes et le sujet du moment (la CGT des raffineries, c’est pas le NPA des réfugiés).
Quant aux autres, tous les autres, pour qui la fin ne justifiera jamais les moyens, pour qui un éditeur de centaines de conseillers du prince restera toujours un ennemi à combattre plutôt qu’un allié provisoire à utiliser ou avec lequel s’accoquiner, pour qui s’organiser de façon autonome signifie s’associer entre individus révolté-e-s dans un espace de lutte anti-autoritaire où les mots et leur sens ne sont pas mutilés…
…l’horizon de la solidarité et de l’offensive sera toujours bien plus vaste et bien plus respirable que tous les marigots du plus efficacement possible.
[1] Car si le terrorisme signifie frapper dans le tas de manière indiscriminée pour tenter de préserver ou conquérir le pouvoir, et que l’Etat n’en a pas toujours le monopole exclusif, une affiche rappelait également fort à propos il y a quelques années à quel point ce terme avait été biaisé et restreint de manière instrumentale :
« Dans ce monde à l’envers, le terrorisme ce n’est pas contraindre des milliards d’êtres humains à survivre dans des conditions inacceptables, ce n’est pas empoisonner la terre. Ce n’est pas continuer une recherche scientifique et technologique qui soumet toujours plus nos vies, pénètre nos corps et modifie la nature de façon irréversible. Ce n’est pas enfermer et déporter des êtres humains parce qu’ils sont dépourvus du petit bout de papier adéquat. Ce n’est pas nous tuer et mutiler au travail pour que les patrons s’enrichissent à l’infini. Ce n’est pas même bombarder des populations entières. Tout cela, ils l’appellent économie, civilisation, démocratie, progrès, ordre public. » (Qui sont les terroristes ?, avril 2008).
[2] Selon le résumé promotionnel disponible sur le site de l’éditeur. Ficher, filmer, enfermer, vers une société de surveillance ?, coordonné par Evelyne Sire-Marin, ed. Syllepse, février 2011
[3] Une position toujours défendue par l’un des coordinateurs du livre de Trotsky et fondateur historique toujours en place de Syllepse, Patrick Silberstein, par ailleurs pétitionnaire multirécidiviste en compagnie d’élus de gôche, ex dirigeant de Ras l’Front et un des animateurs de la campagne.présidentielle de Bové.