Ricardo Flores Magon
La miche de pain
Depuis la vitrine du magasin, la miche de pain contemple les allées et venues de la foule anonyme. Ils sont nombreux, ceux qui lui lancent des regards de convoitise, tellement sa croûte dorée semble une invite à l’appétit et, pour le pauvre, un appel à violer la loi. Hommes et femmes, enfants et vieillards passent et repassent devant la vitrine, et la miche se sent mordue par mille regards avides, les regards de la faim, capables de dévorer des pierres. Parfois, la miche s’émeut : un affamé s’arrête et la regarde, les yeux brillants d’une étincelle expropriatrice. Il tend la main... mais la retire vivement. Le contact de la vitre froide éteint la fièvre expropriatrice et rappelle la loi : tu ne voleras pas ! Alors, la miche tremble de colère. Une miche de pain ne peut comprendre qu’un homme qui a faim n’ose pas se l’approprier pour la dévorer, aussi naturellement que la mule mord la botte de foin qui se trouve sur son passage. La miche pense : « L’homme est l’animal le plus imbécile. Il déshonore la Terre. Tous les animaux prennent ce qu’ils trouvent, sauf l’homme ! Et il se prétend le roi de la création ! Me voici intacte, alors que plus d’un estomac ordonne à la main irrésolue de me prendre ». La foule passe et repasse devant la vitrine, dévorant des yeux la miche de pain. Certains s’arrêtent, lancent des regards furtifs à gauche et à droite... et rentrent chez eux les mains vides en pensant à la loi : tu ne voleras pas ! Une femme — l’image même de la faim — s’arrête et caresse des yeux la croûte dorée de la miche de pain. Dans ses bras maigres elle porte un enfant, maigre lui aussi. Il suce férocement un sein qui pend, flétri comme une vessie dégonflée. C’est cette miche qu’il lui faut, pour que le lait coule à nouveau de ses seins... Sur ses beaux cils, deux larmes tremblent, amères comme son désespoir. À la voir, une pierre se briserait en mille morceaux... mais pas le cœur d’un fonctionnaire. Un gendarme s’approche, robuste comme un mulet et lui ordonne d’une voix impérieuse : « Circulez ! » En même temps, il la pousse du bout de son bâton et la suit des yeux jusqu’à ce qu’elle se perde, avec sa douleur, au milieu du troupeau lâche et irrésolu.
La miche pense :
« Dans quelques heures, quand je ne serai plus qu’une miche de pain rassis, on me jettera aux cochons pour les engraisser, alors que des milliers d’êtres humains presseront leur ventre mordu par la faim.
Ah ! Les boulangers ne devraient plus faire de pain. Les affamés ne me prennent pas, parce qu’ils espèrent qu’on leur jettera un morceau de pain dur en échange de leur liberté, en travaillant pour leur patron.
L’homme est ainsi ! Un morceau de pain dur pour calmer la faim est un narcotique qui endort, chez la plupart d’entre eux, l’audace révolutionnaire. Les institutions caritatives, avec les déchets qu’elles donnent aux affamés sont plus efficaces que la prison et l’échafaud. Le pain et les jeux des Romains contient un monde de philosophie castratrice.
Il suffirait de quarante huit heures de faim universelle pour que tous les pays du monde se couvrent de drapeaux rouges... »
La main du patron, en prenant la miche pour la jeter aux cochons, mit le holà aux pensées subversives du morceau de pain.