Pourquoi parler de Bakounine à une époque où le communisme réel s'est effondré dans les pays qui s'en réclamaient, à une époque où le néolibéralisme triomphe de façon incontestable et où a été décrétée la « fin des idéologies » ?

Tout d'abord parce que ce qu'on a appelé « communisme réel » n'a jamais représenté la réalité du communisme, ensuite parce qu'un système économique et social oppressif peut et doit être combattu, et enfin parce que l'affirmation de la fin des idéologies n'est en fait que l'affirmation de la suprématie d'une idéologie dominante. Or, il se trouve que Bakounine a des choses originales à dire sur ces trois points et que ses analyses restent d'une étonnante modernité.

Le texte d'Amédée Dunois proposé ici est une courte biographie de Bakounine qui présente très honnêtement les grands débats auxquels l'anarchiste russe a été confronté. Sa thèse est que Bakounine est le fondateur du syndicalisme révolutionnaire et, ajouterons-nous, de l'anarcho-syndicalisme, concept qui n'existait pas encore à l'époque où le texte a été rédigé. Dunois termine sa biographie par quelques considérations très intéressantes, mais trop courtes, sur l'œuvre de Bakounine. On oublie trop souvent que Bakounine n'a été anarchiste que pendant les huit dernières années de sa vie, de 1868 à sa mort en 1876. Si on considère qu'à partir de 1874, malade, il cesse pratiquement toute activité, cela constitue une très courte période pendant laquelle il a pu développer ses idées. Ainsi, le reproche, fait par Dunois, du caractère décousu de son œuvre est-il parfaitement justifié : « le penseur vaut mieux que l'écrivain », dit-il. « Bakounine s'est montré peu capable de discipliner son esprit et d'ordonner une pensée naturellement abondante et touffue ».

Lorsqu'il écrit que le socialisme de Bakounine « n'a évolué qu'avec une extrême lenteur », Dunois perçoit très bien que la pensée politique du révolutionnaire est une évolution progressive vers l'anarchisme. Conservateur dans les années trente, Bakounine est un démocrate radical préoccupé de la question slave au début des années quarante ; après son évasion de Sibérie il reprend les choses telles qu'elles étaient avant son arrestation. Entre-temps, l'auteur du Manifeste du parti communiste est devenu celui du Capital. Pour dire les choses autrement, Bakounine a été arrêté pendant la révolution de 1848 et revient sur la scène politique à la veille de la constitution de l'AIT. La question slave l'occupe encore, mais, vivant en Italie, il devient l'un des principaux fondateurs du mouvement socialiste dans ce pays. Il pense encore qu'il est possible de rallier la bourgeoisie radicale à la cause du socialisme. Son expérience dans la Ligue de la paix le convainc de l'inutilité de cette voie.

Ainsi, Bakounine écrit-il à Marx, le 22 décembre 1868, une lettre dans laquelle il rend hommage à l'action que ce dernier a menée depuis vingt ans ; il rappelle qu'il a fait des « adieux solennels et publics » aux bourgeois de la Ligue et affirme qu'il ne connaît désormais « plus d'autre société, d'autre milieu que le monde des travailleurs [...] ma patrie, maintenant, ajoute-t-il, c'est l'Internationale, dont tu es l'un des principaux fondateurs. Tu vois donc, cher ami, que je suis ton disciple, et je suis fier de l'être ».

Il est donc significatif que c'est dans une lettre à Marx qu'en 1868 il décide de ne plus se consacrer qu'à l'action dans la classe ouvrière. Cette lettre peut être considérée comme l'acte de naissance de l'anarchisme comme courant organisé de la classe ouvrière internationale.

LE COMMUNISME AUTORITAIRE

La critique bakouninienne du « communisme autoritaire » a été faussée par plusieurs erreurs de perspective.

  • La première concerne le terme même d'« autoritaire ». C'était à l'époque un concept nouveau qui a à peu près le même contenu que celui de « bureaucratique » aujourd'hui. Les pratiques autoritaires de Marx dans l'AIT étaient des pratiques bureaucratiques. Dans presque tous les passages de Bakounine on peut remplacer le premier terme par le second pour saisir le sens de sa critique. Il est vrai que parfois le terme « autoritaire » est aussi entendu dans son sens psychologique, dans la mesure où Bakounine s'en est également pris au tempérament autoritaire de Marx. Le contexte permet de saisir dans quel sens le terme est employé. Le mouvement libertaire, par une sorte de dérive sémantique, finira par n'entendre le mot que dans son sens de « tempérament autoritaire », l'opposition à l'« autorité » devenant alors parfois prioritaire par rapport à l'opposition à l'exploitation.

  • L'autre erreur de perspective est que les marxistes d'aujourd'hui (mais aussi les anarchistes) ont tendance à oublier que le marxisme que critiquait Bakounine était essentiellement parlementaire. Sa critique du marxisme est avant tout une critique de principe du parlementarisme, c'est-à-dire de l'abandon de la lutte des classes ; une critique de la substitution de pouvoir qui remplace l'action directement exercée par la classe ouvrière et de la constitution d'un corps de politiciens professionnels qui perdent le contact avec la réalité du terrain.

La critique du marxisme est ainsi une critique des conséquences de l'action parlementaire du mouvement ouvrier, dont les dirigeants doivent contracter des alliances contre nature avec certaines fractions de la bourgeoisie. Il n'y a pas chez Bakounine d'opposition de principe au suffrage universel, mais une critique du caractère de classe de celui-ci lorsqu'il s'exerce dans une société d'exploitation.

Dans cette perspective la question de la prise du pouvoir politique par la classe ouvrière est presque secondaire. Selon Bakounine, c'est dans la mesure où il s'agit en réalité d'une prise du pouvoir centralisée, par une minorité, au nom de la classe ouvrière que la critique du communisme autoritaire est valide. Ce que Bakounine préconise est l'exercice collectif et décentralisé du pouvoir social par la masse de la population laborieuse.

LA CRITIQUE DE PRINCIPE DU PARLEMENTARISME

L'expérience quotidienne montre que la démocratie représentative réunit deux conditions indispensables à la prospérité de la grande production industrielle : la centralisation politique et la sujétion du peuple-souverain à la minorité qui le représente, qui en fait le gouverne et l'exploite.

Dans un régime qui consacre l'inégalité économique et la propriété privée des moyens de production, le système représentatif légitime l'exploitation de la grande masse de la population par une minorité de possédants et par les professionnels de la parole qui sont leur expression politique.

Le suffrage universel, considéré à lui tout seul et agissant dans une société fondée sur l'inégalité économique et sociale, ne sera jamais qu'un leurre ; il ne sera jamais rien qu'un odieux mensonge, l'instrument le plus sûr pour consolider, avec une apparence de justice, l'éternelle domination des classes exploitantes et possédantes.

La critique anarchiste de la démocratie représentative n'est pas une critique de principe de la démocratie, entendue comme participation des intéressés aux choix concernant leur existence, mais une critique du contexte capitaliste dans lequel elle est appliquée.

L'opposition des anarchistes à la participation du mouvement ouvrier à l'institution parlementaire se fonde sur ce qu'ils considèrent comme le caractère de classe de celle-ci ; sur sa fonction dans la société capitaliste moderne ; sur le dévoiement du programme ouvrier qu'entraînent les alliances contre nature que cette participation impose ; sur l'écart qui se creuse entre l'élu et l'électeur ; enfin, sur la négation de la solidarité internationale qui apparaît inévitablement.

La brutalité du rapport entre les deux classes fondamentales de la société est cependant tempérée d'abord par le fait qu'il y a entre elles de nombreuses nuances intermédiaires imperceptibles qui rendent parfois difficile la démarcation entre possédants et non-possédants, mais aussi par l'apparition d'une catégorie sociale nouvelle, que Bakounine appelle les « socialistes bourgeois », et dont la fonction semble essentiellement de promouvoir le système représentatif auprès du prolétariat. Issus des franges de la bourgeoisie, ces « exploiteurs du socialisme », philanthropes, conservateurs socialistes, prêtres socialistes, socialistes libéraux, intellectuels déclassés, utilisent le mouvement ouvrier comme tremplin et l'institution parlementaire comme instrument pour tenter de se hisser au pouvoir, ou tout au moins pour se faire une place. Le socialisme bourgeois corrompt le mouvement ouvrier en « dénaturant son principe, son programme ».

La participation du mouvement ouvrier au jeu électoral ne saurait toucher l'essentiel, c'est-à-dire la suppression de la propriété privée des moyens de production.

La démocratie représentative n'étant pour la bourgeoisie qu'un masque — elle s'en dessaisit aisément au profit du césarisme, c'est-à-dire la dictature militaire, lorsque cela est nécessaire —, tout empiétement démocratiquement décidé contre la propriété provoquera inévitablement une réaction violente de la part des classes dominantes spoliées.

La participation à l'institution parlementaire, où sont représentés des citoyens, non des classes, signifie inévitablement la mise en œuvre d'alliances politiques avec des partis représentant certaines couches de la bourgeoisie modérée ou radicale :

« Toutes les expériences de l'histoire nous démontrent qu'une alliance conclue entre deux partis différents tourne toujours au profit du parti le plus rétrograde ; cette alliance affaiblit nécessairement le parti le plus avancé, en amoindrissant, en faussant son programme, en détruisant sa force morale, sa confiance en lui-même ; tandis que lorsqu'un parti rétrograde ment, il se retrouve toujours et plus que jamais dans sa vérité. » (Bakounine, Lettre à La Liberté, le 5 août 1872, Oeuvres, Champ libre, t.III, p. 166)

Le prolétariat doit donc s'organiser « en dehors et contre la bourgeoisie. »

Les démocrates les plus ardents restent des bourgeois : il suffit d'une « affirmation sérieuse, pas seulement en paroles, de revendications ou d'instincts socialistes de la part du peuple pour qu'ils se jettent aussitôt dans le camp de la réaction la plus noire et la plus insensée », suffrage universel ou pas. C'est le phénomène que Bakounine désigne sous le nom de césarisme, et que Marx appelle bonapartisme, qui instaure le « despotisme étatique, militaire et politique » sous les formes « les plus innocentes de la représentation populaire » (Champ libre, t.IV, p.294). Le régime parlementaire n'est pas une entrave au despotisme étatique, militaire, politique et financier. C'est un régime parlementaire qui affrète des charters d'immigrés, qui expulse un Tunisien malade du Sida et qui vivait en France depuis quinze ans, qui va imposer à la population de déclarer aux autorités la présence d'un étranger chez soi, qui criminalise l'hospitalité.

La bourgeoisie a besoin d'un État fort qui assure une dictature revêtue des formes de la représentation nationale qui lui permette d'exploiter les masses populaires au nom du peuple lui-même. Le système représentatif est le moyen trouvé par la bourgeoisie pour garantir sa situation de classe exploiteuse. Les revendications et le programme de la classe ouvrière se trouvent ainsi dilués dans la fiction de la représentation nationale.

La véritable fonction de la démocratie représentative n'est pas tant de garantir la liberté des citoyens que de créer les conditions favorables au développement de la production capitaliste et de la spéculation financière, qui exigent un appareil d'État centralisé et fort, seul capable d'assujettir des millions de travailleurs à leur exploitation. La démocratie représentative repose sur la fiction du règne de la volonté populaire exprimée par de soi-disant représentants de la volonté du peuple.

« Tout le mensonge du système représentatif repose sur cette fiction, qu'un pouvoir et une chambre législative sortis de l'élection populaire doivent absolument ou même peuvent représenter la volonté réelle du peuple. » (Champ libre, t.V, p.62)

Il y a cependant une logique interne à tout gouvernement, même le plus démocratique, qui pousse, d'une part à la séparation croissante entre les électeurs et les élus, et d'autre part qui pousse à l'accroissement de la centralisation du pouvoir. Mais la logique interne du système représentatif ne suffit pas à expliquer que la démocratie y est fictive. Il y a une « technologie » du pouvoir qui exclut les masses de toute formulation de ses projets politiques. De ce fait, même si les conditions institutionnelles de l'égalité politique sont remplies, cette dernière reste une fiction. Les périodes électorales fournissent aux candidats l'occasion de « faire leur cour à Sa Majesté le peuple souverain » (Bakounine), mais ensuite chacun revient à ses occupations : « le peuple à son travail, et la bourgeoisie à ses affaires lucratives et à ses intrigues politiques ». La politique bourgeoise légitime les inégalités en présentant celles-ci comme une fatalité ; son discours consiste à demander la confiance des électeurs et à leur promettre d'essayer de limiter la casse. Il ne s'agit en aucun cas d'interroger les masses sur leurs désirs, d'en faire une synthèse et de mettre en œuvre les moyens pour les réaliser — quitte à ne pas pouvoir tout réaliser immédiatement.

La plupart des affaires qui intéressent directement le peuple se font par-dessus sa tête, sans qu'il s'en aperçoive ; il laisse faire ses élus, qui servent les intérêts de leur propre classe et qui présentent les mesures prises sous l'aspect le plus anodin. Bakounine dit :

« Le système de la représentation démocratique est celui de l'hypocrisie et du mensonge perpétuels. Il a besoin de la sottise du peuple, et il fonde tous ses triomphes sur elle. »

L'objection principale que formule Bakounine à l'encontre de la démocratie représentative touche à sa nature de classe. Tant que le suffrage universel « sera exercé dans une société où le peuple, la masse des travailleurs, sera économiquement dominé par une minorité détentrice de la propriété et du capital, quelque indépendant ou libre d'ailleurs qu'il soit ou plutôt qu'il paraisse sous le rapport politique, ne pourra jamais produire que des élections illusoires, antidémocratiques et absolument opposées aux besoins, aux instincts et à la volonté réelle des populations ». (Champ libre, t.VIII, p.14).

Malgré l'évolution considérable subie par l'économie capitaliste depuis les premières critiques anarchistes du système représentatif, malgré les mutations techniques, les transformations sociologiques de la classe ouvrière, qui ne se limite plus aux ouvriers d'usine, bien des points restent encore actuels : l'adéquation de la démocratie représentative à la rationalité capitaliste ; la technicité des tâches parlementaires qui excluent toute démocratie réelle ; la réduction des instances représentatives au rôle de chambres d'enregistrement de décisions prises par l'appareil d'État ou en dehors de celui-ci. En fait, la démocratie parlementaire ne sert pas à représenter le peuple auprès du pouvoir mais à représenter le pouvoir auprès du peuple : elle est son agent de relations publiques, son agent de légitimation. L'avant-dernier paragraphe du texte d'Amédée Dunois montre à l'évidence son adhésion totale à l'analyse de Bakounine.

LE COMMUNISME D'ÉTAT

Nombre d'auteurs, même marxistes, reconnaissent à Bakounine la prémonition de certaines évolutions subies par le mouvement ouvrier. Peu d'entre eux vont jusqu'à reconnaître qu'elles sont le résultat d'une analyse et d'une réflexion méthodique, la plupart attribuant ces prémonitions à des éclairs intuitifs dans une pensée par ailleurs brouillonne et sans méthode.

Le concept de « bureaucratie rouge » figure parmi ces prétendus éclairs intuitifs. Il apparaît dans une lettre que Bakounine a écrit à Herzen et Ogarev le 19 juillet 1866, où il évoque le « mensonge le plus vil et le plus redoutable qu'ait engendré notre siècle, le démocratisme officiel et la bureaucratie rouge ». Ce qui est visé est évidemment la stratégie politique de Marx et de la social-démocratie allemande, parlementaire, qui constitue l'aliment du phénomène décrit par Bakounine. L'action parlementaire, dit ce dernier, conduit inévitablement à la conclusion d'accords politiques avec les radicaux bourgeois. Or, il est démontré que ce genre d'accord conduit toujours à l'alignement du programme du parti le plus radical sur celui du parti le plus modéré. Par ailleurs, le parlement, l'État, sont des institutions spécifiques de la bourgeoisie. Participer à ces institutions est un acte contre nature. Ce qui, chez Bakounine, est un refus de la politique bourgeoise est interprété par Marx et Engels comme un refus de la politique en général. Selon Bakounine, la politique révolutionnaire consiste à substituer à la politique bourgeoise et à l'organisation de classe de la bourgeoisie — l'État — une politique et une organisation prolétariennes.

Enfin, les hommes qui participent à l'action parlementaire seront nécessairement corrompus par les manœuvres et les concessions qu'ils seront contraints de faire avant la prise du pouvoir, et par l'exercice du pouvoir ensuite. Les marxistes disent :

« Mais cette minorité se composera d'ouvriers. Oui, certes, d'anciens ouvriers, mais qui, dès qu'ils seront devenus des gouvernants, cesseront d'être des ouvriers et se mettront à regarder le moindre prolétaire du haut de l'État, ne représenteront plus le peuple, mais eux-mêmes et leurs prétentions à le gouverner. »

Cette nouvelle classe, celle des « directeurs, représentants et fonctionnaires de l'État soi-disant populaire », cette « nouvelle et très restreinte aristocratie de vrais ou de prétendus savants » mettra en place un système dont Bakounine perçoit très précisément les traits : il y aura, dit-il :

« [...] un gouvernement excessivement compliqué, qui ne se contentera pas de gouverner et d'administrer les masses politiquement [...] mais qui encore les administrera économiquement, en concentrant en ses mains la production et la juste répartition des richesses, la culture de la terre, l'établissement et le développement des fabriques, l'organisation et la direction du commerce, enfin l'application du capital à la production par le seul banquier, l'État. Tout cela exigera une science immense et beaucoup de têtes débordantes de cervelle dans ce gouvernement. Ce sera le règne de l'intelligence scientifique, le plus aristocratique, le plus despotique, le plus arrogant et le plus méprisant de tous les régimes. » (Champ libre, t.III, p.204)

Il est évidemment difficile, à lire cette évocation, de ne pas penser au communisme d'État instauré en Union soviétique et dans les pays d'Europe de l'Est. Il faut cependant se garder de plaquer artificiellement notre expérience contemporaine sur un texte datant de plus d'un siècle pour affirmer que Bakounine aurait « prévu le stalinisme » et que celui-ci était « contenu dans Marx ». Ce genre de « démonstration » ne peut, au mieux, qu'être un anachronisme, au pire une falsification. Dire qu'on ne peut pas artificiellement transposer un texte de 1870 dans la réalité d'aujourd'hui ne retire d'ailleurs rien à la clairvoyance de Bakounine.

L'avènement de cette bureaucratie rouge, notons-le, n'était pas aux yeux de Bakounine une occurrence inévitable : il dit en effet que cette « quatrième classe gouvernementale » — autre dénomination qu'il utilise[1] — n'apparaîtra que « si l'on n'y met ordre dans l'intérêt de la grande masse du prolétariat ». En d'autres termes, la bureaucratie succédera à la bourgeoisie dans l'hypothèse où la classe ouvrière se montrerait incapable d'assumer son rôle dans la révolution prolétarienne — autre prémonition remarquable.

LE CAPITALISME

Le lecteur comprendra que nous ne partageons pas l'opinion d'Amédée Dunois selon lequel Bakounine « a remué énormément d'idées, mais il en est assez peu, parmi elles, qui lui soient propres ». Il y a cependant un domaine où cela est vrai, c'est celui de l'analyse critique du capitalisme, faite par Proudhon et Marx,[2] et que Bakounine considère comme acquise. Bakounine est en effet largement redevable, sur cette question, à ces deux auteurs.

Proudhon, Bakounine, Marx ne sont pas en dehors du temps, ils ne font que se situer dans une lignée de théoriciens qui les ont précédés et auxquels ils ont fait des emprunts : parmi ceux-ci on peut mentionner Saint-Simon, Victor Considérant, ce qui explique d'incontestables acquis communs dans la pensée de Proudhon, Bakounine et Marx :

  1. Les contradictions sociales sont une conséquence du régime de propriété des moyens de production ;

  2. Le capitalisme, en accaparant les moyens de production, condamne le prolétariat au salariat ;

  3. La plus-value (ou l'aubaine, pour Proudhon), définissent ce que l'un et l'autre appellent le vol capitaliste ;

  4. Le travail est le seul créateur de la valeur, le profit est donc une partie du travail lui-même ;

  5. Le profit est une part du travail non rétribuée et appropriée par le capitaliste ;

  6. La fin de l'exploitation passe par la destruction du capitalisme ;

  7. L'État est l'organisation de défense des intérêts de la bourgeoisie ;

  8. Le régime capitaliste, en engendrant une coupure dans la « société civile » (c'est un terme saint-simonien) se condamne donc lui-même historiquement.

Le Capital de Marx a été dès le début considéré par Bakounine lui-même et par ses proches, parmi lesquels figure James Guillaume, comme un acquis théorique indiscutable, un travail irremplaçable d'explication des mécanismes de la société capitaliste.

Évoquant le « magnifique ouvrage sur le Capital de M. Charles Marx », Bakounine déclare :

« Il aurait dû être traduit depuis longtemps en français, car aucun, que je sache, ne renferme une analyse aussi profonde, aussi lumineuse, aussi scientifique, aussi décisive, et, si je puis m'exprimer ainsi, aussi impitoyablement démasquante, de la formation du capital bourgeois et le d'exploitation systématique et cruelle que ce capital continue d'exercer sur le travail du prolétariat. »

C'est un ouvrage parfaitement positiviste, poursuit Bakounine : « dans ce sens que, fondé sur une étude approfondie des faits économiques, il n'admet pas d'autre logique que la logique des faits ».

Pourtant, le révolutionnaire russe ajoute que :

« son seul tort [...] c'est d'avoir été écrit, en partie, mais en partie seulement, dans un style par trop métaphysique et abstrait [...] ce qui en rend la lecture difficile et à peu près inabordable pour la majeure partie des ouvriers. Et ce seraient les ouvriers surtout qui devraient le lire, pourtant. Les bourgeois ne le liront jamais, ou, s'ils le lisent, ils ne voudront pas le comprendre, et, s'ils le comprennent, ils n'en parleront jamais ; cet ouvrage n'étant autre chose qu'une condamnation à mort, scientifiquement motivée et irrévocablement prononcée, non contre eux comme individus, mais contre leur classe. »[3]

On voit donc qu'Amédée Dunois est parfaitement fondé à dire que « Bakounine ne se rattache pas seulement à Proudhon ; il y a dans sa pensée toute une partie marxiste », bien que nous ne formulerions pas les choses de cette façon, à moins de dire qu'il y a également dans la pensée de Marx toute une partie proudhonienne. Le problème, nous semble-t-il, ne se pose pas en termes de ralliement de l'un aux thèses de l'autre mais en termes de création d'un fonds théorique commun dans la pensée révolutionnaire.

Le Livre Ier du Capital avait été remis à Bakounine par Johann Philipp Becker. Bakounine raconte :

« Le vieux communiste Philippe Becker [...] me remit de la part de Marx le premier volume, le seul qui ait paru jusqu'à présent, d'un ouvrage excessivement important, savant, profond, quoique très abstrait, intitulé "Le Capital". À cette occasion, je commis une faute énorme : j'oubliai d'écrire à Marx pour le remercier. »[4]

On ignore pourquoi Bakounine ne remercia pas Marx de l'envoi de son livre, en septembre 1867, mais Marx en éprouva du ressentiment, comme l'atteste la lettre de sa femme à Becker, publiée par Die Neue Zeit.[5]

L'anarchiste Cafiero rédigera un « Abrégé du Capital de Karl Marx ». Cafiero avait été un proche d'Engels, mais écœuré par les procédés de ce dernier, était ensuite passé au bakouninisme. Ce travail visait à pallier le défaut du livre souligné par Bakounine et à rendre accessible en un petit opuscule les principales idées développées par Marx. Ainsi, malgré les oppositions entre anarchistes et marxistes au sein de l'AIT, les bakouniniens reconnaissaient les mérites de Marx pour les « immenses services » qu'il a rendus à la cause du socialisme, selon les termes de Bakounine, et comme critique du capitalisme. « Bakounine et Cafiero avaient le cœur trop haut pour permettre à des griefs personnels d'influencer leur esprit dans la sereine région des idées » dit James Guillaume dans l'avant-propos.

Il nous semble utile de montrer que les deux courants du mouvement ouvrier, au-delà des divergences de principe, tactiques ou organisationnelles, s'entendent sur l'essentiel. Le Capital est en effet un des rares points de rencontre entre anarchisme et marxisme, sans doute parce qu'il part d'une intention scientifique et explicative et qu'il ne s'y trouve aucune suggestion organisationnelle ou programmatique, sinon très générale.

L'histoire nous a habitués à ne voir dans les rapports entre anarchisme et marxisme qu'une opposition irréductible entre deux courants du mouvement ouvrier que tout sépare. Certes, cette opposition ne saurait être sous-estimée, et encore moins occultée. Mais à un siècle de distance il serait temps d'aborder les choses d'un point de vue dépassionné.

Il serait simpliste de ne considérer l'appréciation de Bakounine sur le Livre Ier du Capital que comme un alignement sur les positions de Marx. L'élaboration théorique de penseurs comme Proudhon, Marx et Bakounine doit être restituée dans le lent mouvement de travail qui, au XIXe siècle, tente de mettre en place un instrument d'analyse permettant de comprendre les mécanismes de la société capitaliste. Militants et théoriciens sont préoccupés par le même problème : comprendre pour pouvoir mieux agir. Les actes et les recherches des uns et des autres sont le patrimoine commun du mouvement ouvrier. C'est en tout cas ainsi que les premiers grands militants anarchistes envisageaient les choses.

L'IDÉOLOGIE

Bakounine a dénoncé à la fois la fiction du communisme d'État qui aboutit à la constitution d'une nouvelle classe dominante, et celle du système représentatif, qui est présenté par la bourgeoisie comme la forme ultime de la démocratie. Ces deux systèmes, en apparence opposés, présentent selon Bakounine, un certain nombre de similitudes, qu'il serait intéressant de souligner, et qui relèvent de postulats idéologiques communs fondés sur l'idée de l'incapacité des masses à se diriger elles-mêmes et sur le besoin qu'ont les classes dominantes ou candidates à la domination de légitimer leur pouvoir.

Si « chaque génération nouvelle trouve à son berceau un monde d'idées, d'imaginations et de sentiments qui lui est transmis sous forme d'héritage commun par le travail intellectuel et moral de toutes les générations passées », si ce monde se présente tout d'abord comme un « système de représentations et d'idées, comme religions, comme doctrine », les représentations humaines acquièrent, dans la conscience collective d'une société, « cette puissance de devenir à leur tour des causes productrices de faits nouveaux, non proprement naturels, mais sociaux. Elles modifient l'existence, les habitudes et les institutions humaines, en un mot tous les rapports qui subsistent entre les hommes et la société ».[6]

Une fois données, les représentations humaines peuvent devenir des déterminations matérielles : on a là un point capital de la théorie bakouninienne des idéologies. Chaque génération trouve dans la société « un monde de pensées et de représentations établies qui lui servent de point de départ et lui donnent en quelque sorte l'étoffe ou la matière première pour son propre travail intellectuel et moral. » Ce point de départ peut aussi être celui d'une « critique nouvelle ».

Il apparaît en conséquence que l'idéologie dominante d'une époque n'est pas qu'une simple illusion, elle devient un fait matériel. C'est pourquoi elle constitue un enjeu de première importance pour toute classe dominante. Elle est, au même degré que la force brutale et les armes - et peut-être à un degré plus fort encore - un instrument d'oppression et d'exploitation :

« [...] quelque profondément machiavéliques qu'eussent été les actions des minorités gouvernantes, aucune minorité n'eût été assez puissante pour imposer, seulement par la force, ces horribles sacrifices aux masses humaines, si dans ces masses elles-mêmes il n'y avait eu une sorte de mouvement vertigineux, spontané, qui les poussait à s'immoler au profit d'une de ces terribles abstractions qui, vampires historiques, ne se sont jamais nourries que de sang humain. »[7]

Bakounine ne perçoit pas le phénomène de la soumission à un système inique comme un simple effet de la force exercée par une puissance supérieure sur les « masses humaines ». Il y a une dialectique complexe dans laquelle les dominés sont amenés à accepter comme légitime le discours du pouvoir. Quant à la fonction de l'idéologie, Bakounine la définit tout aussi clairement : « plus un intérêt est injuste, inhumain, et plus il a besoin de sanction », c'est-à-dire de justification.

C'est que si la puissance de l'État et des classes dirigeantes est fondée sur un droit supérieur, sur une « force organisée » incontestablement plus puissante, sur « l'organisation mécanique, bureaucratique, militaire et policière », cette « organisation mécanique » ne peut suffire à elle seule ; la société de privilèges a besoin d'apparaître comme légitime aux yeux des masses, car elle ne peut fonctionner dans un état de conflit permanent : il lui faut instaurer un consensus fondé sur une illusion de droit. En effet, une classe dominante ne peut espérer maintenir sa position par une répression permanente : il faut convaincre les classes dominées de la légitimité du droit des privilégiés. Il faut instaurer un droit qui garantisse et justifie la permanence de la domination. L'idée que la force ne peut suffire à garantir en permanence le pouvoir est une constante dans la pensée politique.

La bourgeoisie, la classe dominante, est elle aussi pénétrée du sentiment du droit. C'est un enjeu capital dans le combat idéologique qui est mené en permanence contre les exploités. Cet aspect de la lutte des classes est moins apparent, mais c'est une condition vitale pour toute classe qui aspire à la domination économique et politique, car une classe dominante a besoin de justifier, à ses propres yeux autant qu'au yeux des classes dominées, son droit à la domination. Le champ de l'action idéologique est parfaitement décrit par Bakounine :

« L'État c'est la force, et il a pour lui avant tout le droit de la force, l'argumentation triomphante du fusil à aiguille, le chassepot. Mais l'homme est si singulièrement fait que cette argumentation, tout éloquente qu'elle apparaît, ne suffit pas à la longue. Pour lui imposer le respect, il lui faut absolument une sanction morale quelconque. Il faut de plus que cette sanction soit tellement évidente et simple qu'elle puisse convaincre les masses qui, après avoir été réduites par la force de l'État, doivent être amenées maintenant à la reconnaissance morale de son droit. »[8]

Ainsi, l'analyse du discours du pouvoir apparaît comme un élément déterminant de la critique du pouvoir. Un pouvoir, une société ne peuvent être acceptés sans le consensus d'une grande partie de la population ; la fonction de l'idéologie est d'obtenir l'acquiescement des opprimés. L'idéologie se voit ainsi assigner une double tâche : la dépréciation de la classe dominée, qui doit avoir d'elle-même une image partielle, fausse, qui confirme sa condition subordonnée ; et, l'exaltation de la classe dominante à qui on doit fournir une bonne conscience à bon compte ainsi qu'une justification de sa domination.

Cette double tâche revient évidemment à des spécialistes qui maîtrisent l'instrument permettant de l'accomplir : le langage. Ils sont ainsi désignés par Bakounine : théologiens, politiciens, jurisconsultes, avocats, prêtres de la religion juridique, métaphysiciens ; tels sont les « représentants officiels et officieux de toutes ces belles abstractions », et ils concourent avec une efficacité plus grande que celle de la force brutale à maintenir les masses dans l'acceptation de leur sort.

L'un des agents d'exécution de la transformation de la force en droit, c'est cette couche sociale que Bakounine désignait sous le terme de « socialistes bourgeois » qui ont investi en masse le mouvement socialiste, et pour qui le savoir, et non plus l'avoir, est la source légitimante du pouvoir. Intellectuels bourgeois privés de perspectives dans la société capitaliste, ils ont pénétré dans les organisations de travailleurs pour prendre la direction du mouvement ouvrier. Ce sont des gens qui voient dans le socialisme une force montante formidable et qui espèrent grâce à lui restaurer la vitalité tombante et décrépite de leur propre parti, dit Bakounine, qui les appelle encore les « exploiteurs du socialisme ».

C'est une catégorie sociale nouvelle dont la fonction semble essentiellement de promouvoir le système représentatif auprès du prolétariat. Issus des franges de la bourgeoisie, ces « exploiteurs du socialisme », philanthropes, conservateurs socialistes, prêtres socialistes, socialistes libéraux, intellectuels déclassés, utilisent le mouvement ouvrier comme tremplin et l'institution parlementaire comme instrument pour tenter de se hisser au pouvoir, ou tout au moins pour se faire une place. Le socialisme bourgeois, dit Bakounine, corrompt le mouvement ouvrier en « dénaturant son principe, son programme ».

Se plaçant dans une perspective parfaitement bakouninienne, Jean-Pierre Garnier et Louis Janover appellent aujourd'hui ces couches sociales la « deuxième droite » ou « néo-petite-bourgeoisie », chargée de :

« L'encadrement et la mise en condition des couches dominées, fonction sublimée chez la plupart de ses membres en "missions" valorisantes : l'éducation, la formation, l'information, la communication, l'action sociale, l'animation, la création, l'élaboration théorique. »[9]

Ces couches constituent « l'agent subalterne de la reproduction du système ». Elles ne sont pas parvenues à prendre le pouvoir, mais elles contribuent efficacement à aider la bourgeoisie à s'y maintenir en désamorçant les luttes, en inhibant le sentiment du droit à la révolte dans les masses, en théorisant l'idée de la fin de la lutte des classes.

Aujourd'hui plus que jamais, le contrôle des appareils idéologiques de la société est un élément capital de toute stratégie visant à maintenir le système d'exploitation. Mais on ne peut guère parler de « contre-révolution idéologique » dans la mesure où le système capitaliste est une contre-révolution idéologique permanente.

L'arme absolue de cette contre-révolution est probablement l'idée selon laquelle la notion de classes antagoniques, de lutte des classes, est dépassée. C'est une idée qui est dans l'air, et qui est même reprise par une fraction du mouvement syndical. Ceux qui défendent cette thèse s'appuient sur le fait que la classe ouvrière est en pleine mutation, ce qui est guère contestable, que les données avec lesquelles on peut définir la classe ouvrière ne sont plus les mêmes qu'il y a cinquante ans, que la distinction entre travail productif et travail improductif tend à s'estomper. On voit que l'idéologie est une arme matérielle effective dans les mains de la classe dominante, elle est un instrument indispensable à l'assujettissement des masses. Il reste que la lutte des classes n'est jamais aussi féroce que lorsque la bourgeoisie a réussi à convaincre la classe ouvrière qu'elle n'existe plus.

ORGANISATION ET PROJET RÉVOLUTIONNAIRE

La misère et la dureté des conditions d'existence n'ont jamais été le facteur déclenchant d'une révolution.

La « disposition révolutionnaire des masses ouvrières », dit Bakounine, ne dépend pas seulement du plus ou moins grand degré de misère qu'elles subissent mais de la confiance qu'elles ont dans « la justice et la nécessité du triomphe de leur cause ».

« Le sentiment ou la conscience du droit est dans l'individu l'effet de la science théorique, mais aussi de son expérience pratique de la vie. »[10]

Ce sentiment du droit, selon Bakounine, s'éveille de façon particulièrement vive grâce à l'expérience de la grève. Il dit :

« La grève, c'est la guerre, elle jette l'ouvrier ordinaire hors de son isolement, hors de la monotonie de son existence sans but », elle le réunit aux autres ouvriers, dans la même passion et vers le même but ; elle convainc tous les ouvriers de la façon la plus saisissante et directe de la nécessité d'une organisation rigoureuse pour atteindre la victoire. »[11]

Cette opinion sera reprise sans réserve par Amédée Dunois et ses camarades syndicalistes révolutionnaires.

La grève s'inscrit dans une stratégie graduelle articulée sur une :

« progression cumulative où les luttes partielles sont comprises comme un entraînement à l'affrontement général et où les améliorations obtenues par l'action sont comme une préfiguration de la société à construire. »[12]

Ainsi Émile Pouget peut-il écrire en 1907 :

« Au creuset de la lutte économique se réalise la fusion des éléments politiques et il s'obtient une unité vivante qui érige le syndicalisme en puissance de coordination révolutionnaire. »[13]

La question n'est donc pas de savoir si les travailleurs peuvent se soulever, mais « s'ils sont capables de construire une organisation qui leur donne les moyens d'arriver à une fin victorieuse », dit Bakounine, pour qui les interrogations qui apparaîtront ultérieurement dans le mouvement libertaire sur la nécessité ou non de s'organiser apparaîtraient comme une monstruosité. Il ne suffit pas que les travailleurs s'opposent à la société d'exploitation par les armes dont ils disposent, la grève ou l'insurrection, il leur faut élaborer une théorie qui soit l'expression de leur aspiration à la justice. L'instance dans laquelle s'élabore ce droit nouveau, c'est, selon Bakounine, l'Association internationale des travailleurs, dont le programme « apporte avec lui une science nouvelle, une nouvelle philosophie sociale, qui doit remplacer toutes les anciennes religions, et une politique toute nouvelle ».[14]

L'ennemi principal du prolétariat est l'exploitation bourgeoise : l'État, avec toute sa puissance répressive, sous quelque forme qu'il existe, précise Bakounine, n'est plus autre chose aujourd'hui que la conséquence en même temps que la garantie de cette exploitation.

C'est pourquoi le prolétariat doit chercher « tous les éléments de sa force exclusivement en lui-même, il doit l'organiser tout à fait en dehors de la bourgeoisie, contre elle et contre l'État ».

Selon Bakounine, il y a un lien direct et nécessaire entre l'objectif et les moyens employés pour l'atteindre, ce qui implique une réflexion approfondie sur les formes et la nature de l'objectif. Marx avait déclaré qu'il ne souhaitait pas donner la recette de la marmite de la révolution. Sur ce point Bakounine a parfaitement conscience de diverger avec Marx et avec les social-démocrates. La différence de démarche est parfaitement exprimée par le révolutionnaire russe lorsqu'il écrit qu'« un programme politique n'a de valeur que lorsque, sortant des généralités vagues, il détermine bien précisément les institutions qu'il propose à la place de celles qu'il veut renverser ou réformer » (Écrit contre Marx).

Les formes d'action et d'organisation préconisées alors par les marxistes allemands sont aux yeux de Bakounine tout simplement adéquates aux buts que ces derniers poursuivent, et elles en fixent les limites : la constitution d'un État national allemand républicain et « soi-disant populaire » par les élections. Pour ce faire ils sont obligés de s'allier à la bourgeoisie avancée, comme l'ont fait les groupes des sections de l'Internationale de Zurich, qui ont adopté le programme des démocrates socialistes d'Allemagne et qui sont devenus des « instruments du radicalisme bourgeois ».

Dans Écrit contre Marx, Bakounine cite le cas d'un certain Amberny, un avocat appartenant au parti radical et à l'AIT, qui, en 1872, aurait garanti publiquement « devant ses concitoyens bourgeois, au nom de l'Internationale, qu'il n'y aurait point de grève pendant cette année ». James Guillaume rapporte qu'Amberny, candidat au Grand-Conseil, avait obtenu du comité cantonal de l'AIT qu'il fasse voter en sa faveur les ouvriers électeurs. Les ouvriers du bâtiment songeaient à ce moment à se mettre en grève parce que leurs patrons avaient baissé leurs salaires. La fédération jurassienne avait protesté contre ce marchandage. Kropotkine, qui était alors à Genève, écrivit :

« Ce fut Outine lui-même qui me fit comprendre qu'une grève en ce moment serait désastreuse pour l'élection de l'avocat M.A. »[15]

Ce n'est donc pas sans quelque raison qu'à la même époque Bakounine écrivit une longue lettre « aux compagnons de la fédération jurassienne » dans laquelle il disait que :

« Toutes les fois que des associations ouvrières s'allient à la politique des bourgeois, ce ne peut être jamais que pour en devenir, bon gré mal gré, l'instrument. »[16]

La stratégie préconisée par la social-démocratie allemande — l'action parlementaire — conduit inévitablement à la conclusion d'alliances, d'un « pacte politique nouveau entre la bourgeoisie radicale ou forcée de se faire telle, et la minorité intelligente, respectable, c'est-à-dire dûment embourgeoisée, du prolétariat des villes ».[17]

L'idée générale de Bakounine est que l'organisation des travailleurs, dans sa forme, n'est pas constituée sur le modèle des organisations de la société bourgeoise, mais qu'elle est fondée sur la base des nécessités internes de la lutte ouvrière et, comme telle, constitue une préfiguration de la société socialiste. Le mode d'organisation du prolétariat est imposé par les formes particulières de la lutte des travailleurs sur leur lieu d'exploitation ; l'unité de base de l'organisation des travailleurs se situe là où ceux-ci sont exploités, dans l'entreprise. À partir de là l'organisation s'élargit horizontalement (ou géographiquement, si on veut), par localités et par régions, et elle s'élève verticalement par secteur d'industrie. Cette vision des choses devait évidemment fournir à Marx et à Engels l'occasion de multiples sarcasmes à l'encontre de Bakounine, accusé d'être "indifférent" en matière politique.

Engels, cependant, avait parfaitement compris le fond de la pensée de Bakounine, au-delà des déformations de la polémique : il écrit en effet à Théodore Cuno : « Comme l'Internationale de Bakounine ne doit pas être faite pour la lutte politique mais pour pouvoir, à la liquidation sociale, remplacer tout de suite l'ancienne organisation de l'État, elle doit se rapprocher le plus possible de l'idéal bakouniniste de la société future » (Lettre à Th. Cuno, 24 janvier 1872.) Croyant polémiquer, Engels résume parfaitement le point de vue de Bakounine et de ce qui deviendra plus tard l'anarcho-syndicalisme. Si on met de côté l'amalgame habituel selon lequel l'opposition de Bakounine à l'action parlementaire est assimilable à une opposition de principe à la lutte politique, Engels ne dit dans ce passage rien d'autre que ceci :

  1. l'organisation des travailleurs doit être constituée selon un mode le plus proche possible de celui du projet de société que la classe ouvrière porte en elle ;

  2. la destruction de l'État n'est rien d'autre que le remplacement de l'organisation de classe de la bourgeoisie, l'État, par celle du prolétariat, l'Association.

En somme l'organisation de classe des travailleurs, qui est l'instrument de lutte sous le capitalisme, constitue le modèle de l'organisation sociale après la révolution.

C'est là une idée de base du bakouninisme et, plus tard, de l'anarcho-syndicalisme, unanimement rejetée par tous les théoriciens marxistes, à l'exception notable de Pannekoek qui a repris cette idée à plusieurs reprises dans ses écrits :

« La lutte de classe révolutionnaire du prolétariat contre la bourgeoisie et ses organes étant inséparable de la mainmise des travailleurs sur l'appareil de production, et de son extension au produit social, la forme d'organisation unissant la classe dans sa lutte constitue simultanément la forme d'organisation du nouveau processus de production. » (Pannekoek, Les Conseils ouvriers, EDI, p.273)

C'est là une parfaite définition de l'anarcho-syndicalisme.

Selon Bakounine, c'est à travers la lutte quotidienne que le prolétariat se constitue en classe, c'est pourquoi le mode d'organisation des travailleurs doit se conformer à cette nécessité. Marx de son côté préconise la constitution de partis politiques nationaux ayant pour objectif la conquête du parlement. C'est ici, dit Bakounine, que nous nous séparons tout à fait des social-démocrates d'Allemagne :

« Les buts que nous proposons étant si différents, l'organisation que nous recommandons aux masses ouvrières doit différer essentiellement de la leur. »[18]

Résumons le point de vue de Bakounine :

  1. Le mode, la forme de l'organisation des travailleurs sont le produit de l'histoire, ils sont nés de la pratique et de l'expérience quotidienne des luttes. Toutes les classes ascendantes ont bâti, au sein même du régime qui les dominait, les formes de leur organisation.

  2. La forme organisationnelle propre à la bourgeoisie regroupe les citoyens sur la base d'une circonscription électorale ; elle correspond au système de production capitaliste qui ne veut connaître que des individus isolés. Ainsi, le vrai pouvoir, qui est issu du contrôle des moyens de production, reste-t-il aux mains des propriétaires de ces moyens de production.

  3. L'organisation de classe des travailleurs ne regroupe pas des citoyens mais des producteurs. Quel que soit le nom qu'on donne à cette organisation : syndicat, conseil ouvrier, comité d'usine, la structuration reste celle d'une organisation de classe.

Une organisation de classe est une organisation qui, à une époque historique donnée, regroupe tout ou partie d'une classe sociale sur la base du rôle que chaque individu de cette classe joue dans les rapports de production.

Dans toute société de classes existent globalement deux formes d'organisation antagoniques, fondées sur des bases différents parce que correspondant à des rôles et à des intérêts différents.

Entre ces organisations il ne peut y avoir de terrain d'entente, d'alliance, ni de fusion sans impliquer la subordination de la classe dominée à la classe dominante.

Comme telle, l'organisation de classe permet à la classe qu'elle unifie de défendre ses intérêts contre les empiétements de la classe antagonique.

Elle détermine, lorsque la classe qu'elle regroupe est dominante, le modèle et les formes de l'organisation politique de la société. Lorsque la classe qu'elle regroupe est dominée, elle préfigure les formes de l'organisation de la société que cette classe porte en elle.

La logique du passage d'une société d'exploitation à une autre ne saurait être la même que celle du passage d'une société d'exploitation à une société sans exploitation : c'est une des grandes leçons que nous livre Bakounine, issue des ses réflexions sur la Révolution française. La stratégie révolutionnaire du prolétariat ne saurait être calquée sur celle des différentes classes exploiteuses qui se sont succédé ; elle ne saurait être imitée du modèle de la révolution française auquel Marx en particulier se réfère sans cesse.

Toutes les révolutions de l'histoire, « y compris la Grande révolution française, malgré la magnificence des programmes au nom desquels elle s'est accomplie, n'ont été que la lutte de ces classes entre elles pour la jouissance exclusive des privilèges garantis par l'État, la lutte pour la domination et pour l'exploitation des masses » (Lettre à la Liberté).

Pour Bakounine, l'État étant la forme spécifique de l'organisation d'une classe exploiteuse, la classe ouvrière ne saurait adopter une logique de prise du pouvoir d'État par une minorité, mais de prise collective du pouvoir social.

PROLÉTARIAT ET ORGANISATION

Des différents textes où Bakounine traite de la question, il ressort qu'il conçoit l'organisation des travailleurs sous la forme de deux structures complémentaires, l'une verticale, l'autre horizontale ; la première est une structure industrielle, la seconde a un caractère interprofessionnel.

Dans la première, les ouvriers sont réunis et organisés « non par l'idée mais par le fait et par les nécessités mêmes de leur travail identique ».

« Ce fait économique, celui d'une industrie spéciale et des conditions particulières de l'exploitation de cette industrie par le capital, la solidarité intime et toute particulière d'intérêts, de besoins, de souffrances, de situation et d'aspiration qui existe entre tous les ouvriers qui font partie de la même section corporative, tout cela forme la base réelle de leur association. L'idée vient après, comme l'explication ou comme l'expression équivalente du développement et de la conscience réfléchie de ce fait. » (Protestation de l'Alliance)

Les sections de métier

Les sections de métier suivent la voie du développement naturel, elles commencent par le fait pour arriver à l'idée. En effet, dit Bakounine, seuls un très petit nombre d'individus se laissent déterminer par l'idée abstraite et pure. La plupart, prolétaires comme bourgeois, ne se laissent entraîner que par la logique des faits. Pour intéresser le prolétariat à l'œuvre de l'AIT, il faut s'approcher de lui non avec des idées générales mais avec la « compréhension réelle et vivante de ses maux réels ».

Bien sûr, le penseur se représente ces maux de chaque jour sous leur aspect général, il comprend que ce sont les effets particuliers de causes générales et permanentes. Mais la masse du prolétariat, qui est forcée de vivre au jour le jour, et qui « trouve à peine un moment de loisir pour penser au lendemain », saisit les maux dont elle souffre précisément et exclusivement dans cette réalité, et presque jamais dans leur généralité.

Pour obtenir la confiance, l'adhésion du prolétariat, il faut commencer par lui parler, « non des maux généraux du prolétariat international tout entier, mais de ses maux quotidiens ».

« Il faut lui parler de son propre métier et des conditions de son travail précisément dans la localité où il habite, de la dureté et de la trop grande longueur de son travail quotidien, de l'insuffisance de son salaire, de la méchanceté de son patron, de la cherté des vivres et de l'impossibilité qu'il y a pour lui de nourrir et d'élever convenablement sa famille » (Protestation de l'Alliance).

Il faut lui proposer des moyens pour améliorer sa situation, mais éviter, dans un premier temps, d'évoquer les moyens révolutionnaires. Il se peut en effet que sous l'influence de préjugés religieux ou politiques, il repousse ces idées : il faut au contraire « lui proposer des moyens tels que son bon sens naturel et son expérience quotidienne ne puissent en méconnaître l'utilité, ni les repousser » (ibidem).

La conscience révolutionnaire n'est donc pas un fait naturel, elle n'est pas spontanée, mais chez Bakounine ce mot a un sens particulier, qui a provoqué de nombreux malentendus.[19] Elle s'acquiert graduellement, par l'expérience quotidienne ; pour qu'elle devienne effective, il est nécessaire que l'ouvrier se débarrasse de ses préjugés politiques et religieux. Il n'est pas possible d'insuffler cette conscience révolutionnaire brutalement : il faut une éducation, qui se fait par l'expérience vécue et par le contact avec la collectivité des travailleurs organisés. La conscience révolutionnaire n'est pas spontanée (thèse des ouvriéristes qui accordent au prolétariat toutes sortes de vertus qu'il n'a pas) ni apportée de l'extérieur par une avant-garde autoproclamée (thèses des léninistes), elle est le résultat d'une interaction entre l'expérience de la lutte, la pratique de la solidarité et la réflexion collective.

Ce n'est qu'au contact des autres que l'ouvrier "néophyte" apprend que la solidarité qui existe entre travailleurs d'une section existe aussi entre sections ou entre corps de métiers de la même localité, que l'organisation de cette solidarité plus large, et « embrassant indifféremment les ouvriers de tous les métiers, est devenue nécessaire parce que les patrons de tous les métiers s'entendent entre eux... » (ibidem).

La pratique de la solidarité constitue le premier pas vers la conscience de classe ; ce principe établi, tout le reste suit comme un développement naturel et nécessaire, issu de « l'expérience vivante et tragique d'une lutte qui devient chaque jour plus large, plus profonde, plus terrible ».

Le caractère dramatique avec lequel Bakounine décrit la condition ouvrière de son temps n'est pas exagéré.

À partir de 1866, un mouvement de grèves se répand en s'amplifiant dans toute l'Europe, et dont la répression souvent féroce ne fait qu'accroître l'influence de l'Internationale, créée seulement deux ans auparavant. Les grèves, qui avaient jusqu'alors un caractère fortuit, deviennent de véritables combats de classe, qui permettent aux ouvriers de faire l'expérience pratique de la solidarité qui leur arrive, parfois, de l'étranger :

  • Grève des bronziers parisiens en février 1867, collectes organisées par l'AIT ; grève des tisserands et fileurs de Roubaix, mars 1867 ; grève du bassin minier de Fuveau, Gardanne, Auriol, La Bouillasse, Gréasque, avril 1867-février 1867, adhésion des mineurs de Fuveau à l'AIT ; l'essentiel de l'activité des sections françaises consistera à partir de 1867 à soutenir ces grèves et en actions de solidarité pour épauler les grèves à l'étranger.

  • En Belgique, grève des mineurs de Charleroi, réprimée durement par l'armée et qui entraîne un renforcement de l'AIT ; grève des tisserands de Verviers qui veulent conserver leur caisse de secours dans l'AIT ; grève des voiliers à Anvers ; l'AIT soutiendra les grévistes par des fonds. Toute la partie industrialisée de la Belgique est touchée par l'AIT.

  • À Genève, grève des ouvriers du bâtiment, déclenchée dans une période favorable de plein emploi, bien conduite, qui se termine avec succès. Solidarité internationale efficace. Un délégué au congrès de l'AIT à Bruxelles déclara : « Les bourgeois, bien que ce soit une république, ont été plus méchants qu'ailleurs, les ouvriers ont tenu bon. Ils n'étaient que deux sections avant la grève, maintenant ils sont vingt-quatre sections à Genève renfermant 4.000 membres ».

Ces événements peuvent être mis en regard du constat fait par Mehring, encore : partout où la stratégie de Marx était appliquée, l'AIT disparaissait :

« Là où un parti national se créait, l'Internationale se disloquait. » (Karl Marx, éditions sociales, p. 533)

C'était là précisément le danger que Bakounine n'avait cessé de dénoncer.

L'AIT recommande souvent la modération, mais elle est amenée à assumer des luttes de plus en plus nombreuses et violentes. Sa seule existence, appuyée par quelques succès initiaux, crée un phénomène d'entraînement, un effet cumulatif. La violence de la répression elle-même pousse les ouvriers à s'organiser. À chaque intervention de l'armée les réformistes perdent du terrain, et peu à peu l'Internationale se radicalise ; cette radicalisation, faut-il le préciser, n'est pas le résultat d'un débat idéologique mais celui de l'expérience à la fois des luttes et de la pratique de la solidarité internationale sur le terrain.

Il y a donc incontestablement une cassure dans le mouvement ouvrier international dont l'opposition Bakounine-Marx n'est pas la cause mais l'expression. On ne soulignera jamais assez que la théorie anarchiste formulée par Bakounine entre 1868 et sa mort en 1876, est entièrement fondée sur l'observation qu'il fait des luttes ouvrières de cette époque.

On a voulu présenter la coupure entre bakouniniens et marxistes dans l'AIT soit comme l'expression d'un conflit de personnes, soit comme l'expression d'une diversité des niveaux de conscience dans la classe ouvrière : les travailleurs allemands et anglais, les plus conscients, étant avec Marx, les autres avec Bakounine. On a aussi fait état du degré de concentration du capital : les ouvriers de la grande industrie avec Marx, les ouvriers des petites entreprises artisanales avec Bakounine.

En réalité le problème ne se pose pas de savoir qui est avec qui, mais de déterminer quelles sont les fractions de la classe ouvrière qui peuvent espérer une amélioration de leur condition par l'action parlementaire, et celles qui n'ont rien à en espérer. Les développements théoriques, organisationnels et stratégiques de tel ou tel penseur ne font en définitive que se surajouter à ces situations réelles. On comprend cependant que Bakounine ait pu écrire que par l'expérience tragique de la lutte :

« l'ouvrier le moins instruit, le moins préparé, le plus doux, entraîné toujours plus avant par les conséquences mêmes de cette lutte, finit par se reconnaître révolutionnaire, anarchiste et athée, sans savoir souvent comment lui-même il l'est devenu. » (Protestation de l'Alliance)

Les sections centrales

Aux yeux de Bakounine, seules les sections de métier - il faut entendre la structure implantée sur le lieu de travail plus qu'un groupement corporatiste au sens étroit — sont capables de donner une éducation pratique à leurs membres. Elles seules peuvent faire de l'AIT une organisation de masse, « sans le concours puissant de laquelle le triomphe de la révolution sociale ne sera jamais possible ».

Les sections centrales (aujourd'hui on dirait les unions locales), en revanche, ne représentent aucune industrie particulière « puisque les ouvriers les plus avancés de toutes les industries possibles s'y trouvent réunis ». C'est, en langage d'aujourd'hui, une structure interprofessionnelle. Les sections centrales représentent l'idée même de l'Internationale. Leur mission est de développer cette idée et d'en faire la propagande : l'émancipation non seulement du travailleur de telle industrie ou de tel pays, mais de tous les pays. Ce sont des centres actifs où se « conserve, se concentre, se développe et s'explique la foi nouvelle ». On n'y entre pas comme ouvrier spécial de tel métier mais comme travailleur en général.

S'il n'y avait que les sections centrales, elles auraient peut-être réussi à former des « conspirations populaires », elles auraient peut-être regroupé un petit nombre d'ouvriers les plus conscients et convaincus, mais la masse des travailleurs serait restée en dehors : or, pour renverser l'ordre politique et social d'aujourd'hui, dit Bakounine, « il faut le concours de ces millions ».

Le rôle de la section centrale est un rôle décisivement politique. Implantée dans la localité sur des bases géographiques, elle rassemble les travailleurs sans considération de profession afin de donner aux sections de métier une vision et des perspectives qui dépassent le cadre étroit de l'entreprise. Elle permet, en premier lieu, à l'ensemble des travailleurs d'une localité d'être informés de leurs situations respectives et éventuellement d'organiser le soutien en cas de nécessité. Elle est aussi un endroit où naturellement s'opère la réflexion. Elle est enfin le centre à partir duquel se fait l'impulsion à l'organisation.

Au contraire des sections de métier, qui partent du fait pour arriver à l'idée, les sections centrales suivant la voie du développement abstrait, commencent par l'idée pour arriver au fait. S'il n'y avait que les sections centrales, l'AIT ne se serait pas développée en une puissance réelle. Les sections centrales n'auraient été que des « académies ouvrières » où se seraient éternellement débattues toutes les questions sociales, « mais sans la moindre possibilité de réalisation ».

Historiquement, les sections centrales sont l'émanation du foyer principal qui s'était formé à Londres, dit Bakounine. C'est elles qui ont permis à l'AIT de se développer, en allant chercher les masses où elles se trouvent, « dans la réalité quotidienne, et cette réalité c'est le travail quotidien, spécialisé et divisé en corps de métiers ». Les fondateurs des sections centrales devaient s'adresser aux travailleurs déjà organisés plus ou moins par les nécessités du travail collectif dans chaque industrie particulière, afin de créer autour d'eux « autant de sections de métier qu'il y avait d'industries différentes ». C'est ainsi que les sections centrales qui représentent partout l'âme ou l'esprit de l'AIT devinrent des organisations réelles et puissantes.

La section centrale, et par extension l'organisation générale des sections centrales sur le plan international, est donc la structure qui donne à l'organisation ouvrière son sens profond, en offrant des perspectives élargies aux travailleurs qui y adhèrent. C'est elle qui définit et constitue le prolétariat en classe en affirmant et en pratiquant le principe de la solidarité d'intérêts des travailleurs. La section de métier est celle qui unifie les travailleurs selon le principe de la matière, alors que la section centrale les unifie selon le principe de la connaissance.

Bakounine affirme une correspondance entre ces deux processus, entre ces deux instances organisationnelles, et c'est leur synthèse qui constitue l'organisation de classe dans les formes qui lui permettront de constituer un substitut à l'organisation étatique. Ce processus se constituera en France au moment de la fusion des bourses du travail, qui étaient une instance interprofessionnelle, avec la CGT qui était une structure industrielle.

Alors que dans la société bourgeoise les structures verticales (productives) et horizontales (décisionnelles, politiques) sont séparées, ce qui signifie la subordination des secondes aux premières ; alors que dans le communisme d'État elles sont totalement fusionnées et concentrées, impliquant la subordination des parties au centre, Bakounine envisage ces structures dans une complémentarité où chaque niveau est autonome dans le cadre de ses attributions et où existent des contrepoids à l'accaparement du pouvoir par le centre (puisque le principe d'autonomie retire au centre la matière sur laquelle l'autorité peut s'exercer), et des garanties contre les mouvements centrifuges par

l'affirmation du principe de la solidarité des parties au tout.

Anticipant, sur les positions des partisans du "syndicalisme pur", Bakounine déclare que beaucoup pensent qu'une fois leur mission accomplie — la création d'une puissante organisation — les sections centrales devraient se dissoudre, ne laissant plus que des sections de métier. C'est une grave erreur, dit-il, car la tâche de l'AIT « n'est pas seulement une œuvre économique ou simplement matérielle, c'est en même temps et au même degré une œuvre éminemment politique » (Protestation de l'Alliance), or, les sections centrales sont par définition des instances politiques.

C'est donc sans ambiguïté l'organisation horizontale, c'est-à-dire géographique, qui donne à l'organisation son caractère politique, l'originalité du point de vue de Bakounine étant d'établir une fusion de celle-ci avec l'organisation verticale, revendicative.

En d'autres termes, Bakounine refuse de limiter l'organisation de masse des travailleurs à une simple fonction de lutte économique[20] : en retirant à l'AIT ses sections centrales on retirerait à l'organisation le lieu où peut se faire une élaboration politique, une réflexion indispensable des travailleurs sur les finalités de leur action. Unifiant dans un premier temps les travailleurs sur la base de leurs intérêts immédiats, l'organisation de classe est aussi le lieu où s'élabore et où se mettra en œuvre la politique qui mènera à leur émancipation. Peut-on encore accuser Bakounine d'indifférentisme politique ?

RÉVOLUTIONNAIRES ET ORGANISATION

D'une certaine façon, c'est Lénine qui donnera raison à Bakounine. On sait qu'à l'origine les bolcheviks étaient opposés aux structures "naturelles" du prolétariat qu'étaient les conseils ouvriers, constitués en période de combat. Ils ont même accusé ceux-ci de faire double emploi avec le parti et les ont sommés de se dissoudre, pendant la révolution de 1905. Le comité du parti de Pétrograd lança en effet l'ultimatum suivant aux conseils :

« Le conseil des députés et ouvriers ne saurait exister en qualité d'organisation politique et les social-démocrates devraient s'en retirer attendu qu'il nuit, par son contenu, au développement du mouvement social-démocrate ».

Mais Lénine avait compris que la structure organisationnelle motrice était celle où la population était en contact direct avec les problèmes de la lutte — soviets, conseils d'usine. Si le parti avait suivi une politique marxienne orthodoxe, les bolcheviks n'auraient été que l'aile radicale de la gauche parlementaire russe.

La neuvième des vingt-et-une conditions d'admission à l'Internationale socialiste, quelques années plus tard, constitue là encore une reconnaissance de facto des conceptions bakouniniennes, et trancheront avec les pratiques des partis socialistes en implantant dans les entreprises les structures de base du parti. Désormais, tout parti communiste doit constituer dans les organisations de masse de la classe ouvrière des fractions qui, « par un travail conscient et opiniâtre, doivent gagner les syndicats à la cause communiste ». Ces fractions sont constituées des militants communistes qui déterminent, avant toute réunion syndicale, assemblée générale, congrès, etc. la ligne qu'ils vont y défendre. Ces pratiques n'étaient pas employées auparavant et prirent les militants syndicalistes-révolutionnaires de court. Ils n'eurent pas l'idée de mettre en place des contre-fractions, seul moyen efficace de contrer les fractions communistes.

Le système des cellules d'entreprise fut instauré en France dans les années 1924-25 au moment de la "bolchevisation" du parti. Jusqu'alors, l'unité de base de l'organisation du parti était la section, implantée sur la commune, cadre de l'action électorale. Dans le parti bolchevisé, c'est l'entreprise, terrain où s'affrontent les « deux classes fondamentales » de la société capitaliste.

« L'usine, c'est le centre nerveux de la société moderne, c'est le foyer même de la lutte des classes. C'est pourquoi l'usine doit être pour toi, communiste, le centre de tes efforts, de ton activité de communiste » (Au nouvel adhérent, préface de Jacques Duclos, p.5).

Pierre Sémard, au Ve congrès, à Lille, déclare :

« La section, c'était un peu loin du patronat, un peu loin du capitalisme, mais la cellule, c'est beaucoup plus près. »

Si l'établissement des cellules d'entreprise comme « force de base de l'organisation du parti » vise à éliminer l'électoralisme issu de la IIe Internationale et de l'aile marxienne de l'AIT, il s'agit aussi de constituer un instrument de lutte contre le syndicalisme révolutionnaire, partiellement héritier de l'aile bakouninienne de l'AIT.

Au IIIe congrès du parti, en 1924, lors duquel fut discutée l'éventualité de créer les cellules, Pierre Monate, alors membre du parti, s'y opposa fermement, montrant que ce n'était qu'une mesure destinée à subordonner le syndicat au parti.

Depuis, périodiquement, le parti doit condamner la tendance, qui se manifeste régulièrement chez les militants communistes de base, à considérer l'action syndicale comme prioritaire :

« Cette pratique, fondée en définitive sur l'incompréhension du rôle décisif du parti à l'entreprise et sur la vieille conception, maintes fois condamnée, suivant laquelle "le syndicat suffit à tout", est grandement préjudiciable. » (La vie du parti, octobre 1966, p.3)

Il aura donc fallu attendre le milieu des années 20 pour que les héritiers de Marx comprennent ce principe bakouninien élémentaire que l'exploitation, donc la lutte des travailleurs, se fait tout d'abord sur le lieu de travail, et que c'est là le centre de gravité de la lutte et la structure de base de l'organisation ouvrière.

Lorsqu'on lit le compte rendu du congrès anarchiste international d'Amsterdam, par exemple, on voit à quel point le marxisme est totalement identifié au réformisme, à l'action légale. Le léninisme introduira un mode d'intervention totalement nouveau des marxistes dans la classe ouvrière, qui sera, pendant une courte période, interprétée par les libertaires comme une adhésion à leurs positions. Un nouveau type, inédit, de rapport entre minorité et classe ouvrière sera établi, auquel, nous le verrons, les syndicalistes révolutionnaires ne sauront pas faire face.

Bakounine était conscient des limites de l'AIT dans le contexte de l'époque. L'AIT a donné aux travailleurs un commencement d'organisation en dehors des frontières des États et en dehors du monde bourgeois. Elle contient « les premiers germes de l'organisation de l'unité à venir ». Mais elle n'est pas encore une institution suffisante pour organiser et diriger la révolution.

« L'Internationale prépare les éléments de l'organisation révolutionnaire, mais elle ne l'accomplit pas. » (Nettlau, p. 287)

Elle organise la lutte publique et légale des travailleurs. Elle fait la propagande théorique des idées socialistes. L'AIT est un milieu favorable et nécessaire à l'organisation de la révolution, « mais elle n'est pas encore cette organisation ».

Elle regroupe tous les travailleurs sans distinction d'opinion, de religion, à condition qu'ils acceptent le principe de la solidarité des travailleurs contre les exploiteurs : en elle-même cette condition suffit à séparer le monde ouvrier du monde bourgeois, mais elle est insuffisante pour donner au premier une direction révolutionnaire.

Bakounine est redevable à Proudhon pour sa sociologie des classes sociales. Dans la Capacité politique des classes ouvrières, Proudhon fait son testament politique et c'est un étonnant exposé de la situation du mouvement ouvrier de l'époque (1860). Il expose quelles sont les conditions pour que le prolétariat puisse parvenir à la capacité politique et conclut que toutes les conditions ne sont pas encore remplies :

  1. La classe ouvrière est arrivée à la conscience d'elle-même « au point de vue de ses rapports avec la société et avec l'État, dit Proudhon ; comme être collectif, moral et libre, elle se distingue de la classe bourgeoise ».

  2. Elle possède une « idée », une notion « de sa propre constitution », elle connaît « les lois, conditions et formules de son existence ».

  3. Mais Proudhon s'interroge pour savoir si « la classe ouvrière est en mesure de déduire, pour l'organisation de la société, des conclusions pratiques qui lui soient propres ».

Il répond par la négative : la classe ouvrière n'est pas en mesure de créer l'organisation qui permettre son émancipation.

L'action du prolétariat n'est pas une action spontanée, elle est déterminée par les conditions de son développement réel. Les formes et la stratégie de la lutte dépendent de ce développement réel, des rapports qui existent entre la classe ouvrière et les autres classes. Chez Proudhon et Bakounine, se trouvent la méthode d'analyse de ces rapports, méthode que les anarchistes, après eux, oublieront souvent pour lui substituer des incantations magiques.

Bakounine de son côté analyse l'émergence du mouvement ouvrier en une dialectique en trois mouvements :

  1. Le prolétariat accède à la conscience de classe avec « la compréhension réelle et vivante de ses maux réels » ;

  2. Il s'éduque par l'action organisée contre le capital « qui convainc tous les ouvriers de la façon la plus saisissante et directe de la nécessité d'une organisation rigoureuse pour atteindre la victoire » ;

  3. Par la liberté du débat politique dans l'organisation et par l'expérience des luttes le prolétariat construira alors « son unité réelle, économique d'abord, et ensuite nécessairement politique ».

La classe ouvrière, pense Bakounine, n'a pas encore atteint un stade suffisant de maturité pour se passer d'une minorité révolutionnaire. Le prolétariat est fractionné par les différentes langues, cultures et degrés de maturité, par les préjugés politiques et religieux. L'AIT est l'instrument irremplaçable pour l'unifier, c'est pourquoi Bakounine s'oppose à l'établissement d'un programme politique obligatoire dans l'organisation. Il pense que l'expérience des luttes et la pratique de la solidarité créeront naturellement celle unité. En attendant, cette partie la plus consciente du prolétariat et des intellectuels qui ont rallié son combat doit s'organiser pour accélérer ce processus d'unification.

« On ne peut commettre de plus grande faute que de demander soit à une classe, soit à une institution, soit à un homme, plus qu'ils ne peuvent donner. En exigeant d'eux davantage, on les démoralise, on les empêche, on les tue. L'Internationale, en peu de temps, a produit de grands résultats. Elle a organisé et elle organisera chaque jour d'une manière plus formidable encore, le prolétariat pour la lutte économique. Est-ce une raison pour espérer qu'on pourra se servir d'elle comme d'un instrument pour la lutte politique ? » (Écrit contre Marx, Champ libre, t.III, p.183)

Une organisation regroupant une minorité révolutionnaire structurée est indispensable. Cette organisation, c'est l'Alliance internationale pour la démocratie socialiste, fondée en 1868, le dernier jour du deuxième congrès de la Ligue pour la paix et de la liberté, organisation de démocrates bourgeois dont Bakounine venait de démissionner. L'Alliance, qui avait alors 84 membres, n'est pas la première organisation fermée dont Bakounine est à l'origine mais celle-ci a un caractère différent, attesté par une lettre qu'il écrit à Marx le 22 décembre 1868. Il dit en effet :

« Mieux que jamais je suis arrivé à comprendre combien tu avais raison en suivant et en nous invitant tous à marcher sur la grande route de la révolution économique [...] Je fais maintenant ce que tu as commencé à faire, toi, il y a plus de vingt ans. Depuis les adieux solennels et publics que j'ai adressés aux bourgeois du congrès de Berne, je ne connais plus d'autre société, d'autre milieu que le monde des travailleurs. Ma patrie, maintenant, c'est l'Internationale, dont tu es l'un des principaux fondateurs. »

Et Bakounine conclut :

« Je suis ton disciple et je suis fier de l'être. »

Bakounine reconnaît donc s'être engagé dans la lutte des classes avec vingt ans de retard par rapport à Marx. C'est de 1868 qu'on peut dater son adhésion au socialisme révolutionnaire, après une très courte période pendant laquelle il a pensé pouvoir rallier certains bourgeois radicaux. Certes il était déjà socialiste — il a commencé à s'intéresser au mouvement dès les années 40 — mais l'émancipation des Slaves était jusqu'alors sa priorité. C'est en 1868 qu'il décide de consacrer tous ses efforts au mouvement ouvrier.

Il faut se garder cependant de prendre cette lettre de "ralliement" au pied de la lettre. En effet l'intention de Bakounine était d'amadouer Marx pour lui faire admettre l'Alliance comme section de l'Internationale. On ne peut cependant pas douter de la sincérité avec laquelle Bakounine admettait le rôle capital joué par Marx. Malgré les divergences profondes qui opposaient les deux hommes, Bakounine choisit toujours le critère de classe lorsqu'un choix important se présentait dans les débats politiques opposant les différents courants de l'AIT. Ainsi, il s'allia avec Marx contre Mazzini, puis contre les mutualistes proudhoniens partisans de la propriété privée. Il engagea les travailleurs slaves d'Autriche, s'il n'y avait pas d'autre choix possible, à rallier le parti social-démocrate plutôt que d'adhérer aux partis nationalistes slaves. Bakounine ne sous-estimait pas l'importance de ses divergences avec Marx, mais il a choisi de retarder le plus possible le moment où il serait forcé de les exposer publiquement.

Bakounine ne nie pas, loin de là, la nécessité d'une organisation séparée des révolutionnaires, et c'est sans doute ce qui le différencie d'une partie des syndicalistes révolutionnaires français du début du siècle, parmi lesquels figure Amédée Dunois. Certes, celui-ci ne niait pas la nécessité d'une organisation anarchiste, mais le niveau de son intervention au congrès anarchiste international d'Amsterdam montre l'effrayante régression subie par le mouvement. Son intervention est largement dominée par la critique des individualistes. Il en est réduit, dans son intervention, à essayer de défendre le principe même de l'organisation, et à dire que « l'objet essentiel et permanent d'un groupe [anarchiste] ce serait [...] la propagande anarchiste ».

« L'action individuelle, "l'initiative individuelle" était censée suffire à tout. On tenait généralement pour négligeables l'étude de l'économie, des phénomènes de la production et de l'échange, et même certains des nôtres, déniant toute réalité à la lutte de classe, ne consentaient à ne voir dans la société actuelle que des antagonismes d'opinions auxquels la "propagande" consistait justement à préparer l'individu. »

Alors que pendant la période bakouninienne le principe même de l'organisation n'était absolument pas mis en cause - les antiautoritaires de l'AIT étant étroitement liés à la classe ouvrière —, le mouvement anarchiste du début du siècle avait perdu tout contact avec celle-ci :

« C'était le temps où les anarchistes, isolés les uns des autres, plus isolés encore de la classe ouvrière, semblaient avoir perdu tout sentiment social ; où l'anarchisme, avec ses incessants appels à la réforme de l'individu, apparaissait à beaucoup comme le suprême épanouissement du vieil individualisme bourgeois [...] Le temps n'est pas loin derrière nous où la majeure partie des anarchistes était opposée à toute pensée d'organisation. Alors, le projet qui nous occupe eut soulevé parmi eux des protestations sans nombre et ses auteurs se fussent vus soupçonnés d'arrière pensées rétrogrades et de visées autoritaires [...] L'organisation anarchiste soulève encore des objections. Mais ces objections sont fort différentes, selon qu'elles émanent des individualistes ou des syndicalistes. Contre les premiers, il suffit d'en appeler à l'histoire de l'anarchisme. Celui-ci est sorti, par voie de développement, du "collectivisme" de l'Internationale, c'est-à-dire, en dernière analyse, du mouvement ouvrier. Il n'est donc pas une forme récente, plus perfectionnée, de l'individualisme, mais une des modalités du socialisme révolutionnaire. Ce qu'il nie, ce n'est donc pas l'organisation tout au contraire, c'est le gouvernement, avec lequel, nous a dit Proudhon, l'organisation est incompatible. L'anarchisme n'est pas individualiste ; il est fédéraliste, "associationniste", au premier chef. On pourrait le définir : le fédéralisme intégral. »[21]

Certes, Dunois affirme la nécessité pour les anarchistes d'être « la fraction la plus audacieuse et la plus affranchie de ce prolétariat militant organisé en syndicats », d'être « toujours à ses côtés et de combattre, mêlés à lui, les mêmes batailles ». Mais les libertaires dans les syndicats ne constituaient pas un courant organisé et homogène, et ne furent pas capables de contrer les fractions extérieures aux syndicats qui tentèrent d'en prendre le contrôle.

C'est pourquoi on peut dire que, même si le syndicalisme révolutionnaire est dans une très large mesure l'héritier de Bakounine, ce n'est pas lui mais l'anarcho-syndicalisme, au début des années vingt, et en particulier à partir de la constitution de l'AIT seconde manière, en 1922, qui peut revendiquer réellement l'héritage bakouninien.

CONCLUSION

La réflexion sur l'organisation de la minorité révolutionnaire à l'époque de Bakounine et de Marx, mais aussi au début du siècle, doit éviter l'anachronisme qui consiste à aborder la question dans les termes où elle s'est présentée avec l'apparition de l'aile radicale de la social-démocratie, le bolchevisme, au début du XXe siècle.

Il faut garder à l'esprit que les débats qui ont marqué la rupture du marxisme révolutionnaire avec la IIe Internationale n'ont pas encore eu lieu ; il faut aussi se rappeler que le marxisme tel qu'il apparaissait à l'époque était essentiellement parlementaire.

Dans les années 1860-1900, on assiste à des tentatives non abouties de constituer une organisation révolutionnaire. Personne à l'époque n'a trouvé de solution acceptable. Si Bakounine oscille entre organisation publique et organisation secrète - il faut se rappeler que les organisations ouvrières sont illégales en France, en Italie, en Espagne, en Belgique — les organisations secrètes en question sont plus un "réseau" de militants qui correspondent entre eux qu'une instance qui prétend se poser en direction du prolétariat international. L'objectif principal est moins de structurer le prolétariat dans ces organisations que de tenter de regrouper les militants actifs et décidés, afin de constituer des cadres révolutionnaires, tâche qui, chronologiquement, semble naturelle lorsqu'on veut imprimer une certaine orientation à une organisation de masse.

Bakounine a posé le problème de l'organisation des révolutionnaires et de ses rapports avec les masses. Il l'a posé en opposition à la stratégie politique de Marx, électoraliste et parlementaire. Pendant la révolution de 1848, en Allemagne, existait une organisation révolutionnaire, la Ligue des Communistes, dont Marx présidait le comité central. Lui et Engels l'avaient, dès le début de la révolution, mise en sommeil. Marx, enfin, usant des pleins pouvoirs qui lui avaient été confiés, a dissous la Ligue, considérant que son existence n'était plus nécessaire puisque dans les conditions nouvelles de liberté de presse et de propagande, l'existence d'une organisation secrète n'était plus nécessaire. Marx s'était en outre opposé à sa réorganisation en février 1849. Cette attitude révèle que l'idée de parti révolutionnaire était encore loin d'être évidente à l'époque.

Pourtant, le mouvement ouvrier allemand subissait alors une forte poussée, qui n'aurait certes pas suffi à en faire un élément hégémonique dans la révolution, mais qui lui aurait fourni l'expérience d'une pratique autonome.

Dans une large mesure, il s'agit d'une période de tâtonnements, et les modalités d'organisation des révolutionnaires n'apparaissent pas avec l'évidence et les certitudes — pas nécessairement fécondes, d'ailleurs — que développeront plus tard un Lénine.

On peut noter que l'essentiel de la critique léninienne de la social-démocratie allemande, qui fonde la bolchevisme, a déjà été faite trente ans auparavant par Bakounine. Ce dernier n'a pas trouvé de solution au problème qu'il a posé. On sait maintenant que Lénine non plus.

Il reste que Bakounine a développé analyse de la société de son temps, une réflexion sur le pouvoir et une théorie de l'organisation du prolétariat qui méritent mieux que les simplismes réducteurs de ses adversaires et aussi, il faut le dire, parfois de ceux qui se réclament du même courant que lui.

[1] Par référence à la théorie de l'évolution des modes de production qui a vu se succéder la société antique avec l'esclavage, la féodalité avec le servage, le capitalisme avec le salariat. La bureaucratie ouvrière est ainsi appelée à succéder à la bourgeoisie si le prolétariat ne prend pas réellement les choses en mains. Cette hypothèse de Bakounine introduit les débats sur la nature de classe de la bureaucratie soviétique.

[2] Marx lui-même est largement redevable à Proudhon ; la plupart des concepts qu'il développe dans le Capital et les ouvrages qui l'ont préparé avaient déjà été définis par Proudhon.

[3] Oeuvres, Champ libre, t.VIII, p. 357.

[4] Oeuvres, Champ libre, t.II, p. 128.

[5] 1913, p. 228.

[6] Oeuvres, Champ libre, t. VIII, pp. 206-207.

[7] Oeuvres, Champ libre, t. VIII, p. 292.

[8] Oeuvres, Paris, Champ libre, t. VIII, p. 143. En lui-même, le pouvoir, pour reprendre les termes de Pierre Legendre, est « un fait sauvage, quelque chose comme un fait brut, et son discours s'adresse à des brutes » (Jouir du pouvoir, éditions de Minuit, 1976, p.153).

[9] Jean-Pierre Garnier, Louis Janover, La Deuxième droite, Robert Laffont, p. 197.

[10] Lettres à un Français sur la crise actuelle,Oeuvres, Champ libre, t. VII.

[11] Oeuvres, L'Alliance révolutionnaire internationale de la social-démocratie, édition Maximoff, p. 384.

[12] Jacques Toublet, L'anarcho-syndicalisme, l'autre socialisme.

[13] Le Père Peinard, n°45, 12-01-1890, p. 11.

[14] Protestation de l'Alliance, Stock, t.VI.

[15] Autour d'une vie, Stock, p.286.

[16] Oeuvres, Paris, Champ libre, t.III, p.74.

[17] Oeuvres, Paris, Champ libre, t.III, p.161.

[18] Oeuvres, Paris, Champ libre, t.III, p.74.

[19] Un phénomène spontané pour Bakounine est un phénomène qui se développe par ses seules déterminations internes, sans influence extérieure.

[20] Dans les années 1970, dans la foulée de l'euphorie post-soixante-huitarde, à l'époque où la CFDT tenait un langage radical et se réclamait de l'autogestion, de nombreux militants anarcho-syndicalistes entrèrent dans cette organisation et y menèrent une activité très importante, contribuant grandement à son dynamisme. Se cherchant une filiation historique avec le mouvement ouvrier, Edmond Maire alla même jusqu'à se réclamer de l'anarcho-syndicalisme, sans tromper grand monde, il est vrai... Les libertaires s'efforcèrent en particulier de développer les structures interprofessionnelles de l'organisation : unions locales et unions départementales, dans lesquelles ils posèrent des problèmes qui dépassaient le cadre strictement revendicatif et qui touchaient au cadre de vie, à tous les problèmes de la vie quotidienne. Cette activité se révéla efficace puisque ces instances interprofessionnelles, lorsque des libertaires y avaient une influence suffisante, se développaient, faisant il est vrai concurrence aux groupes politiques. La direction de la confédération résolut le problème en excluant des militants, en dissolvant nombre d'unions locales et départementales. La question reste aujourd'hui posée de savoir s'il était opportun que des libertaires se livrent à un tel travail militant pour finir par être exclus ou muselés. Il faut cependant savoir que ce travail militant eut au moins pour résultat de susciter nombre de vocations militantes anarcho-syndicalistes qui n'auraient sans cela jamais vu le jour. Une génération de militants fut ainsi créée qui fit la transition entre les "anciens", ceux d'avant-guerre, et ceux d'aujourd'hui qui sont nés à peu près à cette période. L'expérience de ces militants a en outre démontré l'extraordinaire efficacité de l'action locale, interprofessionnelle, de la structure horizontale des syndicats lorsqu'elle est conçue, non pas comme base de recrutement pour un parti, mais pour développer l'action autonome des travailleurs.

[21] Les citations d'Amédée Dunois sont extraites de l'excellent ouvrage publié par Nautilus et les éditions du Monde libertaire, Anarchisme & syndicalisme, le congrès anarchiste international d'Amsterdam, introduction d'Ariane Miéville et Maurizio Antonioli.