Quels enfants sont-ils laissés à ce monde ?
Une critique de l’intersectionnalisme
Quand le citoyen-écologiste prétend poser la question la plus dérangeante en demandant : « Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ? », il évite de poser cette autre question, réellement inquiétante : « À quels enfants allons-nous laisser le monde ? »
— L’abîme se repeuple (1997), Jaime Semprun, éd. Encyclopédie des Nuisances, 1997, p. 20
L’exergue et le titre ci-dessus sont choisis pour montrer qu’il y a encore moins d’histoire qu’il n’y en avait il y a vingt ans. L’ampleur de l’hégémonie intersectionnaliste était inimaginable il y a à peine un an. Comme la bêtise, l’intersectionnalisme devrait faire rire, et rire sur le fonds d’une réelle mémoire des luttes pour l’émancipation, fussent-elles partielles mais tendues, au moins intentionnellement, vers la perspective d’une émancipation universelle. Les enfants de ce monde sont apparus de telle manière qu’il faut oser apparaître comme un vieux con pour critiquer les derniers progrès de l’idéologie. Moins il y a d’histoire, moins il y a de transmission, plus les désaccords prennent des aspects générationnels. L’intersectionnalisme est un nouveau kit idéologique qui ne relève plus des falsifications et limites des pensées marxistes, anarchistes ou situationnistes. Il s’y substitue au gré d’une weltanschauung (vision du monde) psychosociologique où l’histoire, c’est-à-dire contradictoirement son aptitude à se transformer et la capacité humaine de la transformer, disparaît. Le passé serait « erasé » (pour l’écrire en franglais informatique relevant des pensées « logicielles ») au profit d’un présent perpétuel où des essentialités, des Êtres, des identités forment des individus à facettes par lesquelles les potentialités de chacun de s’affranchir des dominations sociales et de conquérir sa singularité, son propre rapport à l’universel, sont désamorcées par le découpage en particularités. J’entends la mouche noire du film éponyme (1958) crier « Help me ! » prise dans le réseau de l’araignée d’aujourd’hui. Au risque de l’âgisme, je rappelle que la reconduction du féminisme au bercail juridique mâtiné de marxo-freudisme avait été dénoncée comme néo-féminisme par Annie Le Brun avec Lâchez tout ; que les émeutes de Watts de 1965 n’étaient pas encadrées par Elijah Muhamad, ni par les Black Panthers encore inexistants. Il ne s’agissait pas de réclamer des droits en tant que partie de l’humanité. Il s’agissait de multiplier les angles d’attaque contre tous les aspects de la domination, laquelle était envisagée comme exploitation, et non seulement comme pouvoirs abstraits séparés s’exerçant sur des facettes identitaires d’individus dont on ne saurait supposer la moindre cohésion tant leur représentation est fractale.
J’entends « Help me ! ». J’entends que dans une période réactionnaire et sécuritaire, l’entraide est nécessaire et qu’on veuille ne pas se faire emmerder par les flics à cause de son taux de mélanine, courser par un mec en rut et pouvoir avorter facilement et discrètement qui qu’on soit. Mais précisément, c’est « qui qu’on soit » qui exige ces libertés minimales, et non pas « en tant que ». À poser ces exigences minimales « en tant que » on fait la queue, fût-ce radicalement, au bureau des plaintes. Et c’est ce à quoi mène la réduction de la lutte aux entraides séparées. Le partage des expériences ne forge pas de théorie ni ne forme de perspective. Si la souffrance est telle qu’il est impossible de dépasser le point zéro des thérapies de groupes homogènes, qu’on ne fasse pas passer cette perspective pour révolutionnaire.
Qu’on ne fasse pas passer pour le noir anarchiste le « continent noir » par lequel Lacan nommait le sexe féminin, « la femme n’exist[ant] pas » parce qu’elle ne voit pas le sien sans miroir, contrairement au pénis qui engendre l’imaginaire du phallus ; ni le « continent noir » d’une société culturellement, voire cultuellement, homogène non-blanche. Qu’on ne fasse pas non plus passer pour le rouge communiste l’addition d’identités supposée animer le commun de la souffrance.
Je crains qu’il ne suffise pas d’analyser la gangrène identitaire pour l’éradiquer. Il faut en même temps saisir le terrain favorable que lui offre le milieu révolutionnaire où elle se répand. La gangrène se diffuse selon un effet de nouveauté qu’apporte le formalisme logicien des French et Cultural studies. Cet effet prend sur le tissu amnésique de la culture révolutionnaire française tout en s’attachant à certaines persistances mémorielles. Pour le dire en deux mots, la plainte identitaire – « plainte » car il s’agit d’une passion triste caractéristique de tout moment réactionnaire – consiste à réclamer les places respectives des femmes et des basanés, lesquelles auraient été négligées dans les phases précédentes des activités révolutionnaires. Cette passion se souvient pourtant des luttes d’émancipation féministes et tiers-mondistes du passé, mais elle les détache du caractère universel du projet révolutionnaire, redoublant ainsi ce qu’elles faisaient déjà elles-mêmes, mais honteusement. Que ce projet ait capoté sous le modèle uniforme d’une classe dont la figure imaginaire coïncidait avec l’ouvrier rédempteur Stakhanov n’invite en rien à rejeter tout caractère universel au projet révolutionnaire et particulièrement pas à réduire l’ennemi de la révolution au mâle blanc, dont la représentation immédiate est désormais celle d’un petit-bourgeois français. Pensez avec son ressenti mène à une pensée du ressentiment, c’est ainsi que la rage prend le chemin de la vengeance et les couleurs de la jalousie.
Quelle que soit l’insuffisance des analyses en termes de classes, il est malhonnête, et stupide, de placer les analyses en termes de genre et de race sur le même registre. Ce n’est pas parce qu’ils ont une quéquette pauvre en taux de mélanine que les Occidentaux dominent le reste du monde. C’est parce qu’ils héritent de l’histoire dans les pays où la culture de la plus-value a été le plus intensifiée. Et cette culture ne s’identifie pas avec celles du patriarcat et du racisme. Demandez aux amazones de Kadhafi ou, alternativement, aux Tutsis ou aux Hutus si le capitalisme est une domination de mâles blancs ! Le capitalisme exploitant rationnellement la force de travail préalablement masculine rompit avec l’esclavage parce qu’il fallait créer un monde de consommateurs pour acheter les marchandises au bout de la chaîne économique. C’est du pays occidental entre tous, des États-Unis, qui en deux siècles a reproduit l’histoire de ses immigrants devenus majoritaires, les Européens, que ces French et Cultural studies censées affranchir chacun de sa propre condition sexuée ou raciale ont vu le jour. Mais de quel affranchissement s’agit-il ? Il s’agit de déconstruire son genre et sa race. Rien ne tient plus au corps que ce qu’il conviendrait de déconstruire. La silhouette et la teinte de peau s’offrent aux regards. Cela suffit à quiconque confond l’image et la représentation. Aussi, n’importe quelle rhétorique du regard se substitue aux théories, lesquelles s’adressent aux pensées et supposent des critiques préalables des idéologies, donc des représentations, et un sens historique de ce qui les fait advenir. C’est ainsi que l’interpellation rejoint le registre des déterminations biologiques traditionnelles des pensées fascistes (au sens large), différentialistes en l’occurrence. Je riais encore au milieu des années 1990 à la lecture de la revue paganiste d’Alain de Benoist Cartouche n° 1 dont la page de couverture représentait la lutte zapatiste.
La déconstruction de genre propose un chemin pour la libération sexuelle. Le mâle et la femme ont à se défaire de leurs assignations éducatives et culturelles pour trouver leur identité sexuelle, moins en termes d’orientation que d’identité sexuelle ; pas seulement en changeant d’apparence pour jouer dans le carnaval érotique, mais jusqu’à changer physiquement son corps à l’aide de procédés technologiques. Ce chemin de la libération peut éventuellement revenir à l’origine coïncidant avec la détermination biologique. Le terme de « cisgenre » le garantit, encore faut-il avoir fait, au moins dans sa tête, un tour de manège. Cette libération prescrite ne procède pas comme une relative fixation de la perversité polymorphe freudienne originelle, ce qu’on nommait « épanouissement sexuel » et dont la finalité n’était pas l’hétérosexualité, même pour ce grand-bourgeois blanc et athée qu’était Freud. On ne va pas d’un pansexualisme potentiel vers une orientation actuelle, mais d’une neutralisation principielle, le genre originel étant faux par définition, vers le choix d’une identité sexuelle. En quoi les mêmes orientations sexuelles forgeraient-elles des identités communes ?
Pour la déconstruction de la race, la chose est plus déséquilibrée et devient en conséquence tout à fait paradoxale. Les Blancs n’étant pas « racisés » et la « racisation » étant un stigmate, il revient au « Blanc » de déconstruire sa « blanchité » et pas au basané de se blanchir. La conséquence paradoxale est toute contenue dans le terme « racisé ». La race n’existe pas aux yeux des déconstructeurs, puisqu’ils sont antiracistes, et en même temps la race existe par le simple fait d’apparaître, ce faisant ils « racisent » (pour utiliser cette fois un néologisme qu’ils n’assument pas). D’où que, qu’ils le veuillent ou non, tous les « non-Blancs » soient « racisés ». Ils doivent prendre en considération d’être vus comme des membres d’une minorité, comme des humains inférieurs. Ils doivent retourner le regard du Blanc, lequel est nécessairement raciste, qu’il le veuille ou non lui aussi. Partir du regard de l’autre, et même de l’Autre, puisque cet autre correspond à une identité, à un Être. Houria Bouteldja creuse profondément ce sillon idéologique en y mêlant les déterminations religieuses, et particulièrement celles des cousines sémites de deux des religions du Livre. Toute sa théorie relève d’une théorie du regard de l’Autre qu’il s’agirait de retourner en soi pour retrouver son Être d’origine, en l’occurrence celui du « musulman » victime « d’islamophobie », le sien. Avec ce piment, la confusion entre critique de la religion et dénonciation du racisme est tout à fait réalisée et dramatisée, comme on ne le sait que trop. Le Blanc convaincu par les thèses de Bouteldja, pour peu qu’il soit révolutionnaire et donc critique de la religion comme idéologie, n’osera pas dire du mal d’Allah à Hamza comme il dit du mal de Dieu à Camille. Au nom de la critique « décoloniale » de la pensée, il se comportera comme un colon paternaliste, retrouvant ainsi sans le savoir l’origine coloniale du terme « islamophobie » forgé par Delafosse en 1910 [1].
La déconstruction fait tourner en bourrique. Les notions de l’intersectionnalité ont un passé et même une histoire. Elles sont passées au tamis universitaire états-unien au moment où, dans ce pays où l’identité personnelle relève de critères raciaux (les blancs sont « caucasiens ») et religieux, l’affirmative action donnait un débouché juridique aux ségrégations ancestrales et où l’égalitarisme politique ne se conjugue pas en termes sociaux mais sociétaux. La concurrence des minorités et le concours victimaire y faisant office d’argumentaire préalable donnent du pain sur la planche aux universitaires. La campagne de Trump a revalorisé celle du mâle blanc, par un rigolo paradoxe 70 % du corps électoral est reconnu comme une minorité de couleur. Le regard américain sociologique importa la marchandise philosophique française seventies Derrida et Foucault.
La déconstruction vient de Derrida. Il s’agit d’une reprise de la pensée de Heidegger qui traduit ainsi les notions de Destruktion et de Abbau avec lesquelles le philosophe nazi parcourait l’histoire des notions philosophiques à l’envers pour retrouver le sol pur métaphysique de l’ousia (l’Être) selon Aristote. Il s’agit d’un processus de mise à nu, d’un nettoyage dont l’histoire même est la matière. La déconstruction envisagée politiquement à l’échelle individuelle nettoie ainsi la mémoire des assignations socio-culturelles historiques. On comprend ainsi qu’il s’agit de se décoloniser, soi seul. Ôter toutes les traces patriarcales et se défaire des attitudes féminines ou masculines normées qui en véhiculent la soumission. Enlever toute la culture des colons pour retrouver une culture originelle abîmée par les dominations militaires et économiques de l’Occident. S’épurer de l’histoire. Dénier ses contradictions. Il reste alors un sol vierge et déshistoricisé d’où choisir son identité sexuelle et culturelle. Un individu sans histoire. Un enfant idéal. Un native.
De Foucault, les intersectionnalistes cultivent ce qu’en a tiré Butler mais méconnaissent sa position sur la race. Butler en a tiré une dissolution des identités sexuelles. L’hermaphrodite Herculine Barbin faisait dire à Foucault que les assignations mâles et femmes relevaient d’effets de pouvoirs et de savoirs, Butler poursuivit sa destruction des catégories jusqu’au bout. Ce qui est troublant, dans le genre lectures politiques, c’est qu’au nom de cette destruction des catégories, les intersectionnalistes multiplient les assignations sexuelles.
La position de Foucault sur la race est moins attentive. Elle relève d’une lecture de la pensée européenne du XIXe siècle qui imagine qu’une lutte des races aurait engendré la lutte des classes, cette dernière en étant selon lui une « retranscription (…) qui va s’opérer à partir du grand thème et de la théorie de la guerre sociale (…) qui va tendre à effacer toutes les traces du conflit de race pour se définir comme la lutte des classes. » [2] Foucault croit tellement à son histoire qu’il la met dans la bouche de Marx : « Il ne faut pas oublier, après tout, que Marx, à la fin de sa vie, en 1882, écrivait à Engels en lui disant : “Mais, notre lutte des classes, tu sais très bien où nous l’avons trouvée chez les historiens français quand ils racontaient la lutte des races”. » [3] Or il s’agit de la lettre à Weydermeyer de 1852 [4] . L’éditeur des propos rapportés du Collège de France est bien obligé de signaler les erreurs de destinataire et de date de la lettre, mais dans sa note il en dit juste assez peu pour que l’absence du thème de la race ne saute pas aux yeux du lecteur. Il s’agit de la description de la société en trois – donc une de trop selon Marx – classes sociales et c’est l’économiste anglais Ricardo qui est cité.
La confusion de Foucault s’explique parce qu’il invente une histoire de France où une lutte des races aurait précédé celle des classes. Or, dans la véritable lettre, Augustin Thierry et François Guizot sont évoqués. Et il se trouve que l’un et l’autre avaient été influencés par les théories de Boulainvilliers, l’inventeur même de cette histoire selon laquelle l’origine franque de la noblesse justifiait sa domination à l’égard de l’autre race, gauloise, constituant le Tiers-État. Malheureusement pour ces historiens falsificateurs, Boulainvilliers et Foucault, il n’y eut pas de lutte des races entre Francs et Gaulois, mais seulement une haine de la noblesse dont l’hymne national restitue une trace avec ce « sang impur », qui était le « sang bleu » de la noblesse, avant d’être entendu comme celui des étrangers, et d’abord celui des émigrés, les nobles – dont Louis XVI – qui avaient fuit le pays en révolution, puis aujourd’hui celui des immigrés selon les oreilles fascistes.
Même Thierry et Guizot n’avalaient plus ces sornettes. Guizot reprochait à Boulainvilliers sa « singulière manie de transposer dans les vieux temps les idées et les intérêts du nôtre ». Et il s’enquit de comprendre les institutions à partir de la société : « C’est par l’étude des institutions politiques que la plupart des écrivains, érudits, historiens ou publicistes, ont cherché à connaître l’état de la société, le degré ou le genre de sa civilisation. Il eût été plus sage d’étudier d’abord la société elle-même pour connaître et comprendre ses institutions politiques. Avant de devenir cause, les institutions sont effet ; la société les produit avant d’en être modifiée ; et au lieu de chercher dans le système ou les formes du gouvernement quel a été l’état du peuple, c’est l’état du peuple qu’il faut examiner avant tout pour savoir quel a dû, quel a pu être le gouvernement. » [5] Augustin Thierry ne s’astreignit pas à ânonner les anachronismes réitérés postérieurement par Foucault, mais chercha une loi de succession de systèmes de domination : « Dans cet examen, je me suis borné aux théories fondamentales, aux grands systèmes de l’histoire de France, et j’ai distingué les éléments essentiels dont ils se composent. J’ai trouvé la loi de succession des systèmes dans les rapports intimes de chacun avec l’époque où il a paru. J’ai établi, d’époque en époque, l’idée nationale dominante et les opinions de classe ou de parti sur les origines de la société française et sur ses révolutions » [6]. Ce sont évidemment ces aspects qui influencèrent Marx : une pluralité de classes chez Ricardo, la prévalence du social à l’égard des institutions chez Guizot et une loi historique de succession de systèmes de domination chez Thierry.
Bouteldja qui commence son livre en fusillant Sartre avoue plus loin qu’il lui manque et qu’elle l’aime beaucoup, bien qu’il ne soit pas « situé » comme elle. On comprendrait pourquoi à la lecture de L’Être et le Néant, deux citations suffisent à signaler l’influence de l’existentialiste cartésiano-heideggerien : « L’apparence ne cache pas l’essence, elle la révèle, elle est l’essence », « La pensée moderne a réalisé un progrès considérable en réduisant l’existant à la série des apparitions qui le manifestent. » À comparer ne serait-ce qu’avec la première phrase de La Société du spectacle.
Pourvu que les enfants ne demeurent pas phénoménologues, dont certains sans le savoir. Ruse de l’histoire : c’est la religion occidentale à laquelle ils voulaient échapper.
[1] http://islamophobie.hypotheses.org/193
[2] Cours du 21 janvier 1976, « Il faut défendre la société » (Gallimard/Seuil 1997).
[3] Cours du 28 janvier 1976, « Il faut défendre la société » (Gallimard/Seuil 1997).
[4] http://marxists.catbull.com/francais/marx/works/1852/03/km18520305.htm
[5] François Guizot, Essais sur l’histoire de France, cinquième édition, Paris, Charpentier, 1842, p. 66.
[6] Augustin Thierry, “Préface du 25 février 1840”, dans Considérations sur l’histoire de France, ouv. cité, p. 7.