Peter Gelderloos
L'anarchie fonctionne
L'anarchie ne fonctionnerait jamais
Qu'est-ce que l'anarchisme exactement ?
Le sujet sensible de la représentation
Les gens ne sont-ils pas naturellement égoïstes ?
Les gens ne sont-ils pas naturellement compétitifs ?
Les humains n'ont-t-ils pas toujours été patriarcaux ?
Les gens ne sont-ils pas naturellement belliqueux ?
La domination et l'autorité ne sont-elles pas naturelles ?
Comment les décisions seront-elles prises ?
Comment les décisions seront-elles exécutées ?
Qui va régler les différends ?
Sans salaire, qu'est-ce qui motive à travailler ?
Les gens n'ont-ils pas besoin de patrons et d'experts ?
Qui prendra soin des personnes âgées et handicapées ?
Comment les gens auront-ils accès aux soins ?
Qu'en est-il de la technologie ?
Comment l'échange fonctionnera-t-il ?
Qu'en est-il des personnes qui ne veulent pas renoncer à un style de vie consumériste ?
Qu'en est-il de la construction et de l'organisation d'infrastructures larges et étendues ?
Comment les villes fonctionneront-elles ?
Qu'en est-il des sécheresses, famines ou autres catastrophes ?
Répondre à nos besoins sans compter les points
Qu'est-ce qui empêche quelqu'un de détruire l'environnement ?
Qu'en est-il des problèmes environnementaux mondiaux, comme le changement climatique ?
Le seul moyen de sauver la planète
Qui nous protégera sans la police ?
Qu'en est-il des gangs et des brutes ?
Qu'est-ce qui empêche quelqu'un de tuer des gens ?
Qu'en est-il des viols, de la violence domestique et des autres formes de préjudices ?
Au-delà de la justice individuelle
Comment des personnes organisées horizontalement pourraient-elles surmonter l'État ?
Comment savoir si les révolutionnaires ne vont pas devenir de nouvelles autorités ?
Comment les communautés décideront-elles de s'organiser au début ?
Comment seront réglées les oppressions passées ?
Comment une éthique commune, anti-autoritaire et écologique va-t-elle se mettre en place ?
Une révolution qui est beaucoup de révolutions
Une société anarchiste pourrait-elle se défendre contre un voisin autoritaire ?
Que fera-t-on à propos des sociétés qui resteront patriarcales ou racistes ?
Qu'est-ce qui empêchera guerres et querelles incessantes ?
Des réseaux pas des frontières
L'état ne réémergera-t-il pas avec le temps ?
Qu'en est-il des autres problèmes que nous ne pouvons pas prévoir ?
Faire que l'anarchie fonctionne
Peter Gelderloos
L'anarchie fonctionne
2010
L'anarchie ne fonctionnerait jamais
Qu'est-ce que l'anarchie exactement ?
Le sujet sensible de la représentation
Les gens ne sont-ils pas naturellement égoïstes ?
Les gens ne sont-ils pas naturellement compétitifs ?
Les humains n'ont-ils pas toujours été patriarches ?
Les gens ne sont-ils pas naturellement belliqueux ?
La domination et l'autorité ne sont-elles pas naturelles ?
Comment les décisions seront-elles prises ?
Comment les décisions seront exécutées ?
Qui va régler les différends ?
Sans salaire, qu'est-ce qui motive à travailler ?
Les gens n'ont-ils pas besoin de patrons et d'experts ?
Qui prendra soin des personnes âgées et handicapées ?
Comment les gens auront-ils accès aux soins ?
Qu'en est-il de la technologie ?
Comment l'échange fonctionnera-t-il ?
Qu'en est-il des personnes qui ne veulent pas renoncer à un style de vie consumériste ?
Qu'en est-il de la construction et de l'organisation d'infrastructures larges et étendues ?
Comment les villes fonctionneront-elles ?
Qu'en est-il des sécheresses, famines ou autres catastrophes ?
Répondre à nos besoins sans compter les points
Qu'est-ce qui empêche quelqu'un de détruire l'environnement
Qu'en est-il des problèmes environnementaux mondiaux comme le changement climatique ?
Le seul moyen de sauver la planète
Qui nous protégera sans la police ?
Qu'en est-il des gangs et des brutes ?
Qu'est-ce qui empêche quelqu'un de tuer des gens ?
Qu'en est-il des viols, de la violence domestique et des autres formes de préjudices ?
Au-delà de la justice individuelle
Comment des personnes organisées horizontalement pourraient-elles surmonter l'État ?
Comment savoir si les révolutionnaires ne vont pas devenir de nouvelles autorités ?
Comment les communautés décideront-elles de s'organiser au début ?
Comment seront réglées les oppressions passées ?
Comment une éthique commune, anti-autoritaire et écologique va-t-elle se mettre en place ?
Une révolution qui est beaucoup de révolutions
Une société anarchiste pourrait-elle se défendre contre un voisin autoritaire ?
Que fera-t-on à propos des sociétés qui resteront patriarcales ou racistes ?
Qu'est-ce qui empêchera guerres et querelles constantes ?
Des réseaux pas des frontières
L'état ne réémergera-t-il pas avec le temps ?
Qu'en est-il des autres problèmes qu'on ne peut pas prévoir ?
Faire que l'anarchie fonctionne
Ça fonctionne quand on le fait fonctionner
Plus besoin de parler du bon vieux temps, il est temps de faire quelque chose de grand.
Je veux que vous sortiez et que vous fassiez en sorte que ça marche...Thom Yorke
Dédicacé aux personnes merveilleuses de RuinAmalia, La Revoltosa et le Kyiv infoshop, pour faire fonctionner l'anarchie.
Bien que ce livre ait commencé comme un projet individuel, au final, un grand nombre de personnes, dont la plupart préfèrent rester anonymes, ont contribué à le rendre possible grâce à la relecture, la vérification des faits, la recommandation de sources, l'édition, etc. Pour ne reconnaître qu'une petite partie de cette aide, l'auteur tient à remercier John, Jose, Vila Kula, aaaa !, L, J et G pour avoir permis l'accès à l'ordinateur pendant toute une année de déménagements, d'expulsions, de plantages, de virus, etc. Merci à Jessie Dodson et Katie Clark pour leur aide dans la recherche sur un autre projet, que j'ai fini par utiliser pour ce livre. Merci également à C et E, qui ont prêté leurs mots de passe pour un accès gratuit aux bases de données d'articles scientifiques accessibles aux étudiants universitaires, mais pas au reste d'entre nous.
* * * * *
Il y a des histoires cachées tout autour de nous,
dans les villages abandonnés des montagnes
ou des terrains vagues dans la ville,
pétrifiant sous nos pieds dans les restes
de sociétés comme on n'en a jamais connues,
nous chuchotant que les choses pourraient être différentes.
Mais l'homme politique que vous connaissez vous ment,
le manager qui vous embauche et vous licencie,
le propriétaire qui vous expulse,
le président de la banque qui possède votre maison,
le professeur qui note vos travaux,
le flic qui roule dans votre rue,
le journaliste qui vous informe,
le médecin qui vous soigne,
le mari qui vous bat,
la mère qui vous donne la fessée,
le soldat qui tue pour vous,
et l'assistant social qui range votre passé et votre avenir dans un dossier dans un classeur
demandent tous
"CE QUE VOUS FERIEZ SANS NOUS ?"
Ce serait l'anarchie".
* * * * *
Et la fille qui s'est enfuie de chez elle,
le chauffeur de bus sur le piquet de grève,
le vétéran qui a jeté sa médaille mais qui garde son fusil,
le garçon sauvé du suicide par l'amour de ses amis,
la bonne qui doit s'incliner devant ceux qui ne savent même pas cuisiner pour eux-mêmes,
l'immigrante qui traverse un désert à pied pour retrouver sa famille de l'autre côté,
le gamin en route pour la prison parce qu'il a brûlé un centre commercial qu'ils construisaient sur ses rêves d'enfant,
le voisin qui nettoie les seringues du terrain vague, en espérant que quelqu'un le transforme en jardin,
l'auto-stoppeur sur la route,
l'étudiant qui a abandonné l'université et qui a renoncé à sa carrière, à son assurance maladie et parfois même à la nourriture pour pouvoir écrire des poèmes révolutionnaires pour le monde entier,
peut-être que nous pouvons tous le sentir :
nos patrons et nos bourreaux ont peur de ce qu'ils feraient sans nous,
et leur menace est une promesse -
les meilleures parties de notre vie sont déjà l'anarchie.
Introduction
L'anarchie ne fonctionnerait jamais
L'anarchisme est le plus audacieux des mouvements sociaux révolutionnaires à émerger de la lutte contre le capitalisme - il vise un monde libéré de toute forme de domination et d'exploitation. Mais au cœur de ce mouvement se trouve une proposition simple et convaincante : les gens savent mieux que n'importe quel expert comment vivre leur propre vie et s'organiser. D'autres prétendent cyniquement que les gens ne savent pas ce qui est dans leur intérêt, qu'ils ont besoin d'un gouvernement pour les protéger, que l'ascension d'un parti politique pourrait d'une certaine manière garantir les intérêts de tous les membres de la société. Les anarchistes rétorquent que la prise de décision ne devrait pas être centralisée dans les mains d'un gouvernement, mais que le pouvoir devrait plutôt être décentralisé : c'est-à-dire que chaque personne devrait être le centre de la société, et que tous devraient être libres de construire les réseaux et les associations dont ils ont besoin pour répondre à leurs besoins en commun avec les autres.
L'éducation que nous recevons dans les écoles publiques nous apprend à douter de notre capacité à nous organiser. Cela amène beaucoup de gens à conclure que l'anarchie est impraticable et utopique : cela ne marcherait jamais. Au contraire, la pratique anarchiste a déjà une longue histoire, et a souvent bien fonctionné. Les livres d'histoire officiels racontent une histoire sélective, en occultant le fait que toutes les composantes d'une société anarchiste ont existé à différentes époques, et que d'innombrables sociétés apatrides ont prospéré pendant des millénaires.
Comment une société anarchiste se compare-t-elle aux sociétés étatistes et capitalistes ? Il est évident que les sociétés hiérarchisées fonctionnent bien selon certains critères. Elles ont tendance à être extrêmement efficaces pour conquérir leurs voisins et assurer de vastes fortunes à leurs dirigeants. D'autre part, alors que le changement climatique, les pénuries de nourriture et d'eau, l'instabilité des marchés et d'autres crises mondiales s'intensifient, les modèles hiérarchiques ne s'avèrent pas particulièrement durables. L'histoire de ce livre montre qu'une société anarchiste peut faire beaucoup mieux pour permettre à tous ses membres de satisfaire leurs besoins et leurs désirs.
Les nombreuses histoires, passées et présentes, qui montrent comment fonctionne l'anarchie ont été supprimées et déformées en raison des conclusions révolutionnaires que nous pourrions en tirer. Nous pouvons vivre dans une société sans patrons, sans maitres, sans politiciens ou bureaucrates ; une société sans juges, sans police et sans criminels, riches ou pauvres ; une société sans sexisme, sans homophobie et sans transphobie ; une société dans laquelle les blessures de siècles d'esclavage, de colonialisme et de génocide peuvent enfin guérir. Les seules choses qui nous arrêtent sont les prisons, les programmes et les salaires des puissants, ainsi que notre propre manque de confiance en nous-mêmes.
Bien sûr, les anarchistes n'ont pas à être pratique à une faute. Si nous gagnons un jour la liberté de gérer nos propres vies, nous trouverons probablement des approches entièrement nouvelles de l'organisation qui s'inspirent de ces formes éprouvées. Que ces histoires soient donc un point de départ, et un défi.
Qu'est-ce que l'anarchisme exactement ?
Quantité d'écrits ont été produit pour répondre à cette question, et des millions de personnes ont consacré leur vie à créer, étendre, définir et combattre pour l'anarchie. Il existe d'innombrables chemins vers l'anarchisme et d'innombrables débuts : les travailleurs de l'Europe du 19e siècle luttant contre le capitalisme et croyant en eux plutôt qu'aux idéologies des partis politiques autoritaires ; les peuples indigènes luttant contre la colonisation et se réappropriant leurs cultures traditionnelles et horizontales ; les lycéens s'éveillant à la profondeur de leur aliénation et de leur malheur ; les mystiques de Chine il y a mille ans ou d'Europe il y a cinq cents ans, taoïstes ou anabaptistes, luttant contre le gouvernement et la religion organisée ; les femmes se rebellant contre l'autoritarisme et le sexisme de la gauche. Il n'y a pas de comité central qui distribue des cartes de membre, ni de doctrine standard. L'anarchie signifie différentes choses pour différentes personnes. Cependant, voici quelques principes de base sur lesquels la plupart des anarchistes s'accordent.
L'autonomie et l'horizontalité : Tout le monde mérite d'avoir la liberté de se définir et de s'organiser selon ses propres conditions. Les structures de prise de décision devraient être horizontales plutôt que verticales, afin que personne ne domine les autres ; elles devraient favoriser le pouvoir de faire et d'agir librement plutôt que le pouvoir sur les autres. L'anarchisme s'oppose à toutes les hiérarchies coercitives, y compris le capitalisme, l'État, la suprématie blanche et le patriarcat.
L'aide mutuelle : Les gens devraient s'entraider volontairement ; les liens de solidarité et de générosité forment un ciment social plus fort que la peur inspirée par les lois, les frontières, les prisons et les armées. L'aide mutuelle n'est ni une forme de charité ni d'échange à somme nulle ; le donneur et le bénéficiaire sont égaux et interchangeables. Comme aucun des deux ne détient de pouvoir sur l'autre, ils augmentent leur pouvoir collectif en créant des occasions de travailler ensemble.
L'association bénévole : Les personnes doivent être libres de coopérer avec qui elles veulent, comme elles le jugent bon ; de même, elles doivent être libres de refuser toute relation ou arrangement qu'elles ne jugent pas dans leur intérêt. Chacun doit pouvoir se déplacer librement, tant physiquement que socialement. Les anarchistes s'opposent aux frontières de toutes sortes et à la catégorisation involontaire par citoyenneté, sexe ou race.
L'action directe : Il est plus responsabilisant et plus efficace d'atteindre les objectifs directement que de compter sur les autorités ou les représentants. Les gens libres ne demandent pas les changements qu'ils veulent voir dans le monde ; ils les font.
La révolution : Les systèmes de répression actuels, bien ancrés, ne peuvent être réformés. Ceux qui détiennent le pouvoir dans un système hiérarchique sont ceux qui instituent les réformes, et ils le font généralement de manière à préserver, voire à amplifier leur pouvoir. Des systèmes comme le capitalisme et la suprématie blanche sont des formes de guerre menées par des élites ; la révolution anarchiste signifie se battre pour renverser ces élites afin de créer une société libre.
L'auto-émancipation : "La libération des travailleurs est le devoir des travailleurs eux-mêmes", comme le dit le vieux slogan. Cela s'applique également à d'autres groupes : les gens doivent être au premier plan de leur propre libération. La liberté ne peut pas être donnée, elle doit être prise.
Une note sur l'inspiration
Le pluralisme et la liberté ne sont pas compatibles avec les idéologies orthodoxes. Les exemples historiques d'anarchie n'ont pas à être explicitement anarchistes. La plupart des sociétés et organisations qui ont réussi à vivre sans gouvernement ne se sont pas qualifiées d'"anarchistes" ; ce terme est apparu en Europe au 19e siècle, et l'anarchisme en tant que mouvement social conscient de soi n'est pas aussi universel que le désir de liberté.
Il est présomptueux d'attribuer l'étiquette "anarchiste" à des personnes qui ne l'ont pas choisie ; à la place, nous pouvons utiliser toute une série d'autres termes pour décrire des exemples d'anarchie dans la pratique. "L'anarchie" est une situation sociale dépourvue de gouvernement et de hiérarchies coercitives, maintenue par des relations horizontales auto-organisées ; les "anarchistes" sont des personnes qui s'identifient au mouvement social ou à la philosophie de l'anarchisme. Les anti-autoritaires sont des personnes qui veulent expressément vivre dans une société sans hiérarchies coercitives, mais qui ne s'identifient pas, à notre connaissance, comme anarchistes - soit parce que le terme ne leur était pas accessible, soit parce qu'ils ne considèrent pas le mouvement spécifiquement anarchiste comme pertinent pour leur monde. Après tout, le mouvement anarchiste en tant que tel est né en Europe et il a hérité d'une vision du monde conforme à ce contexte ; entre-temps, il existe de nombreuses autres luttes contre l'autorité qui découlent de différentes visions du monde et n'ont pas besoin de se qualifier "d'anarchistes". Une société qui existe sans État, mais qui ne s'identifie pas comme anarchiste, est "apatride" ; si cette société n'est pas apatride par hasard, mais travaille consciemment à empêcher l'émergence de hiérarchies et s'identifie à ses caractéristiques égalitaires, on pourrait la décrire comme "anarchiste". "[1]
Les exemples présentés dans ce livre ont été choisis parmi un large éventail d'époques et de lieux - environ quatre-vingt-dix en tout. Trente d'entre eux sont explicitement anarchistes ; les autres sont tous apatrides, autonomes ou consciemment anti-autoritaires. Plus de la moitié des exemples sont issus de la société occidentale actuelle, un tiers sont tirés de sociétés apatrides qui donnent une vision de l'étendue des possibilités humaines en dehors de la civilisation occidentale, et les quelques exemples restants sont des exemples historiques classiques. Certains d'entre eux, comme la guerre civile espagnole, sont cités à de multiples reprises parce qu'ils sont bien documentés et offrent une mine d'informations. Le nombre d'exemples inclus rend impossible d'explorer chacun d'entre eux avec le détail qu'il mérite. L'idéal serait que le lecteur soit inspiré pour poursuivre lui-même ces questions, en distillant d'autres leçons pratiques des tentatives de ceux qui l'ont précédé.
Il apparaîtra tout au long de ce livre que l'anarchie existe en conflit avec l'État et le capitalisme. Nombre des exemples donnés ici ont finalement été écrasés par la police ou les armées conquérantes, et c'est en grande partie à cause de cette répression systématique des alternatives qu'il n'y a pas eu plus d'exemples d'anarchie fonctionnant. Cette histoire sanglante implique que, pour être approfondie et réussie, une révolution anarchiste devrait être globale. Le capitalisme est un système mondial, en expansion constante et colonisant toutes les sociétés autonomes qu'il rencontre. À long terme, aucune communauté ni aucun pays ne peut rester anarchiste alors que le reste du monde est capitaliste. Une révolution anticapitaliste doit détruire totalement le capitalisme, sinon il sera détruit. Cela ne signifie pas que l'anarchisme doit être un système mondial unique. De nombreuses formes différentes de sociétés anarchistes peuvent coexister, et celles-ci peuvent à leur tour coexister avec des sociétés qui ne sont pas anarchistes, à condition que ces dernières ne soient pas autoritaires ou oppressives par confrontation. Les pages suivantes montrent la grande diversité des formes que peuvent prendre l'anarchie et l'autonomie.
Les exemples présentés dans ce livre montrent l'anarchie qui fonctionne pendant un certain temps ou qui réussit d'une manière spécifique. Tant que le capitalisme ne sera pas aboli, tous ces exemples seront nécessairement partiels. Ces exemples sont instructifs tant par leurs faiblesses que par leurs forces. En plus de fournir une image de personnes créant des communautés et répondant à leurs besoins sans patron, ils soulèvent la question de ce qui a mal tourné et de la manière dont nous pourrions faire mieux la prochaine fois.
Dans ce but, voici quelques thèmes récurrents sur lesquels il peut être utile de réfléchir au cours de la lecture de ce livre :
L'isolation : De nombreux projets anarchistes fonctionnent assez bien, mais n'ont un impact que sur la vie d'un nombre infime de personnes. Qu'est-ce qui engendre cet isolement ? Qu'est-ce qui tend à y contribuer, et qu'est-ce qui peut la compenser ?
Les alliances : Dans un certain nombre d'exemples, des anarchistes et autres anti-autoritaires ont été trahis par de supposés alliés qui ont saboté la possibilité d'une libération afin de prendre le pouvoir pour eux-mêmes. Pourquoi les anarchistes ont-ils choisi ces alliances, et que pouvons-nous apprendre sur le type d'alliances à conclure aujourd'hui ?
La répression : Les communautés autonomes et les activités révolutionnaires ont été stoppées net par la répression policière ou l'invasion militaire à maintes reprises. Les gens sont intimidés, arrêtés, torturés et tués, et les survivants doivent se cacher ou abandonner la lutte ; les communautés qui avaient autrefois apporté leur soutien se retirent afin de se protéger. Quelles sont les actions, les stratégies et les formes d'organisation qui permettent le mieux aux gens de survivre à la répression ? Comment ceux qui sont à l'extérieur peuvent-ils apporter une solidarité efficace ?
La collaboration : Certains mouvements sociaux ou projets radicaux choisissent de participer ou de s'adapter à certains aspects du système actuel afin de surmonter l'isolement, d'être accessibles à un plus grand nombre de personnes ou d'éviter la répression. Quels sont les avantages et les pièges de cette approche ? Y a-t-il des moyens de surmonter l'isolement ou d'éviter la répression sans elle ?
Le gain temporaire : De nombreux exemples de ce livre n'existent plus. Bien sûr, les anarchistes n'essaient pas de créer des institutions permanentes qui prennent leur propre vie ; des organisations spécifiques devraient prendre fin lorsqu'elles ne sont plus utiles. En prenant conscience de cela, comment pouvons-nous tirer le meilleur parti des bulles d'autonomie tant qu'elles durent, et comment peuvent-elles continuer à nous informer après avoir cessé d'exister ? Comment relier une série d'espaces et d'événements temporaires pour créer une continuité de lutte et de communauté ?
Le sujet sensible de la représentation
Dans autant de cas que possible, nous avons cherché à obtenir des réactions directes de personnes ayant une expérience personnelle des luttes et des communautés décrites dans ce livre. Dans certains cas, cela s'est avéré impossible, en raison de la distance ou du temps. Dans ces cas, nous avons dû nous fier exclusivement à des représentations écrites, généralement enregistrées par des observateurs extérieurs. Mais la représentation n'est pas du tout un processus neutre, et les observateurs extérieurs projettent leurs propres valeurs et expériences sur ce qu'ils observent. Bien sûr, la représentation est une activité inévitable dans le discours humain, et de plus, les observateurs extérieurs peuvent apporter des perspectives nouvelles et utiles.
Cependant, notre monde n'est pas aussi simple. Alors que la civilisation européenne se répandait et dominait le reste de la planète, les observateurs qu'elle envoyait étaient généralement les arpenteurs, les missionnaires, les écrivains et les scientifiques de l'ordre en place. À l'échelle mondiale, cette civilisation est la seule à avoir le droit de s'interpréter elle-même et d'interpréter toutes les autres cultures. Les systèmes de pensée occidentaux ont été répandus de force dans le monde entier. Les sociétés colonisées ont été découpées et exploitées comme des esclaves, des ressources économiques et du capital idéologique. Les peuples non occidentaux ont été représentés en Occident de manière à confirmer la vision du monde et le sentiment de supériorité de l'Occident, et à justifier le projet impérial en cours comme étant nécessaire pour le bien des peuples civilisés de force.
En tant qu'anarchistes essayant d'abolir la structure de pouvoir responsable du colonialisme et de bien d'autres maux, nous voulons approcher ces autres cultures de bonne foi, afin d'en tirer des enseignements, mais si nous ne faisons pas attention, nous pourrions facilement tomber dans le schéma eurocentrique habituel qui consiste à manipuler et à exploiter ces autres cultures pour notre propre capital idéologique. Dans les cas où nous n'avons pu trouver personne de la communauté en question pour revoir et critiquer nos propres interprétations, nous avons essayé de situer le conteur dans le récit, de subvertir son objectivité et son invisibilité, de contester délibérément la validité de nos propres informations et de proposer des représentations souples et humbles. Nous ne savons pas exactement comment réaliser cet équilibre, mais nous espérons apprendre tout en essayant.
Certains indigènes que nous considérons comme des camarades dans la lutte contre l'autorité estiment que les blancs n'ont pas le droit de représenter les cultures indigènes, et cette position est d'autant plus justifiée que depuis cinq cents ans, les représentations euro-américaines des peuples indigènes ont été intéressées, exploitées et liées aux processus de génocide et de colonisation en cours. D'autre part, une partie de notre objectif en publiant ce livre a été de remettre en question l'eurocentrisme historique du mouvement anarchiste et de nous encourager à être ouverts aux autres cultures. Nous ne pouvions pas y parvenir en présentant uniquement des histoires d'apatridie de notre propre culture. L'auteur et la plupart des personnes qui travaillent sur ce livre à titre éditorial sont blancs, et il n'est pas surprenant que ce que nous écrivons reflète nos origines. En fait, la question centrale que ce livre cherche à aborder, à savoir si l'anarchie pourrait fonctionner, semble elle-même être eurocentrique. Seul un peuple qui a effacé la mémoire de son propre passé d'apatride pourrait se demander s'il a besoin de l'État. Nous reconnaissons que tout le monde ne partage pas cet angle mort historique et que ce que nous publions ici peut ne pas être utile à des personnes d'autres milieux. Mais nous espérons qu'en racontant des histoires sur les cultures et les luttes d'autres sociétés, nous pourrons contribuer à corriger l'eurocentrisme endémique de certaines de nos communautés et devenir de meilleurs alliés, et de meilleurs auditeurs, chaque fois que des personnes d'autres cultures choisiront de nous raconter leurs propres histoires.
Quelqu'un qui a lu ce texte nous a fait remarquer que la réciprocité est une valeur fondamentale des visions du monde indigènes. La question qu'il nous a posée était la suivante : si les anarchistes, qui sont pour la plupart euro-américains, vont tirer des leçons des communautés, des cultures et des nations autochtones ou autres, qu'allons-nous offrir en retour ? J'espère que, chaque fois que cela sera possible, nous offrirons notre solidarité - en élargissant la lutte et en soutenant d'autres peuples qui luttent contre l'autorité sans se qualifier d'anarchistes. Après tout, si nous sommes inspirés par certaines autres sociétés, ne devrions-nous pas faire davantage pour reconnaître et aider leurs luttes actuelles ?
Le livre de Linda Tuhiwai Smith Decolonizing Methodologies : Research and Indigenous Peoples (London : Zed Books, 1999) offre une perspective importante sur certains de ces thèmes.
Lectures recommandées
Errico Malatesta, Au Café., visionnable en ligne : kropot.free.fr
The Dark Star Collective, Quiet Rumours : An Anarcha-Feminist Reader. Oakland : AK Press, 2002.
CrimethInc., Days of War, Nights of Love. CrimethInc. 2002.
Daniel Guerin, L'Anarchisme : de la doctrine à l'action. Paris, Gallimard, 1965
bell hooks, Ain’t I a Woman ? Black women and feminism. Boston : South End Press, 1981.
Mitchell Verter and Chaz Bufe, eds. Dreams of Freedom : A Ricardo Flores Magon Reader. Oakland : AK Press, 2005.
Derrick Jensen, A Culture of Make Believe. White River Junction, Vermont : Chelsea Green, 2004.
Vine Deloria, Jr. Custer Died for Your Sins : an Indian Manifesto. New York : Macmillan, 1969.
Ward Churchill, From a Native Son : Selected Essays on Indigenism 1985–1995, Cambridge : South End Press, 1999 ; ou son interview sur l'indigénisme et l'anarchisme dans la revue Upping the Anti.
1. La nature humaine
L'anarchisme remet en question la conception occidentale typique de la nature humaine en imaginant des sociétés fondées sur la coopération, l'entraide et la solidarité entre les gens, plutôt que sur la compétition et la loi du plus fort.
Les gens ne sont-ils pas naturellement égoïstes ?
Tout le monde a le sens de l'intérêt personnel et la capacité d'agir de manière égoïste aux dépens des autres. Mais chacun a aussi le sens des besoins de son entourage, et nous sommes tous capables d'actions généreuses et désintéressées. La survie de l'humanité dépend de la générosité. La prochaine fois que quelqu'un vous dira qu'une société communale et anarchiste ne pourrait pas fonctionner parce que les gens sont naturellement égoïstes, dites-lui qu'il devrait refuser de donner de la nourriture à ses enfants à moins d'être payé, ne rien faire pour aider ses parents à avoir une retraite digne, ne jamais faire de dons aux associations caritatives, et ne jamais aider ses voisins ou être gentil avec les étrangers à moins qu'il ne reçoive une compensation. Serait-il capable de mener une existence épanouie, en menant la philosophie capitaliste à ses conclusions logiques ? Bien sûr que non. Même après des centaines d'années de répression, le partage et la générosité restent essentiels à l'existence humaine. Il n'est pas nécessaire de se tourner vers les mouvements sociaux radicaux pour en trouver des exemples. Les États-Unis sont peut-être, sur le plan structurel, la nation la plus égoïste du monde - c'est le plus riche des pays "développés", mais ils ont une espérance de vie parmi les plus faibles parce que la culture politique préférerait laisser les pauvres mourir plutôt que de leur donner des soins de santé et du bien-être. Mais même aux États-Unis, il est facile de trouver des exemples institutionnels de partage qui constituent une part importante de la société. Les bibliothèques offrent un réseau interconnecté de millions de livres gratuits. Les repas-partage des associations de parents d'élèves et les barbecues de quartier rassemblent les gens pour partager des repas et profiter de la compagnie des autres. Quels sont les exemples de partage qui pourraient se développer en dehors des limites restrictives de l'État et du capital ?
Les économies basées sur la monnaie n'existent que depuis quelques milliers d'années, et le capitalisme n'a que quelques centaines d'années. Ce dernier s'est avéré fonctionner de manière assez misérable, entraînant les plus grandes inégalités de richesse, les plus grandes famines de masse et les pires systèmes de distribution de l'histoire du monde - chapeau bas, il a par contre produit plein de gadgets merveilleux. On pourrait être surpris d'apprendre à quel point les autres types d'économie étaient courants autrefois et à quel point ils différaient du capitalisme.
L'économie de don est l'une des économies développées à maintes reprises par les humains sur tous les continents. Dans ce système, si les gens ont plus que ce dont ils ont besoin de quoi que ce soit, ils le donnent. Ils n'attribuent pas de valeur, ils ne comptent pas les dettes. Tout ce que vous n'utilisez pas personnellement peut être donné en cadeau à quelqu'un d'autre, et en donnant plus de cadeaux, vous inspirez plus de générosité et renforcez les amitiés qui vous font nager dans les cadeaux aussi. De nombreuses économies de cadeaux ont duré des milliers d'années et se sont révélées beaucoup plus efficaces pour permettre à tous les participants de répondre à leurs besoins. Le capitalisme a peut-être accru considérablement la productivité, mais dans quel but ? D'un côté de votre ville capitaliste typique, quelqu'un meurt de faim tandis que de l'autre côté, quelqu'un mange du caviar.
Les économistes et les politologues occidentaux ont d'abord supposé que beaucoup de ces économies du don étaient en fait des économies de troc : des systèmes d'échange proto-capitalistes dépourvus d'une monnaie efficace : "Je te donnerai un mouton pour vingt pains." En général, ce n'est pas ainsi que ces sociétés se décrivent. Plus tard, les anthropologues qui sont allés vivre dans ces sociétés et qui ont pu se défaire de leurs préjugés culturels ont montré aux Européens que nombre d'entre elles étaient en fait des économies de don, dans lesquelles les gens ne tenaient intentionnellement aucun compte de qui devait quoi à qui afin de favoriser une société de générosité et de partage.
Ce que ces anthropologues ne savaient peut-être pas, c'est que les économies de don n'ont jamais été totalement supprimées en Occident ; en fait, elles ont souvent fait surface au sein de mouvements rebelles. Les anarchistes américains d'aujourd'hui illustrent également le désir de relations basées sur la générosité et la garantie que les besoins de chacun seront satisfaits. Dans un certain nombre de villes, les anarchistes tiennent des Marchés Vraiment Vraiment Libres (Really Really Free Markets) - essentiellement des marchés aux puces sans prix. Les gens apportent des biens qu'ils ont fabriqués ou des choses dont ils n'ont plus besoin et les donnent gratuitement aux passants ou aux autres participants. Ou alors, ils partagent entre eux des compétences utiles. Dans un marché libre en Caroline du Nord, chaque mois :
deux cents personnes ou plus de tous horizons se rassemblent dans les communs du centre de notre ville. Ils apportent tout, des bijoux au bois de chauffage à donner, et prennent tout ce qu'ils veulent. Des stands proposent des réparations de vélos, de la coiffure et même des lectures de tarot. Les gens repartent avec des cadres de lit grandeur nature et de vieux ordinateurs ; s'ils n'ont pas de véhicule pour les transporter, des chauffeurs volontaires sont disponibles. Aucun argent ne change de mains, personne ne marchande la valeur comparative des articles ou des services, personne n'a honte d'être dans le besoin. Contrairement aux ordonnances gouvernementales, aucun droit n'est payé pour l'utilisation de cet espace public, et personne n'est "aux commandes". Parfois, une fanfare apparait, parfois une troupe de marionnettes se produit, ou des gens font la queue pour se balancer sur une piñata. Des jeux et des conversations ont lieu à la périphérie, et tout le monde a une assiette de nourriture chaude et un sac de provisions gratuites. Des bannières sont accrochées aux branches et aux chevrons, proclamant "POUR LES COMMUNAUTÉS, PAS POUR LES TERRES OU LES BUREAUX" et "NI CHEFS NI FRONTIÈRES" et une couverture géante est étalée avec du matériel de lecture radical, mais ceux-ci ne sont pas essentiels à l'événement - c'est une institution sociale, pas une manifestation.
Grâce à notre "Marché Libre" mensuel, chacun dans notre ville a un point de référence fonctionnel pour l'économie anarchiste. La vie est un peu plus facile pour ceux d'entre nous qui ont peu ou pas de revenus, et les relations se développent dans un espace où la classe sociale et les moyens financiers sont au moins temporairement sans importance.[2]
La société traditionnelle des Semai, en Malaisie, est basée sur l'offre de cadeaux plutôt que sur le troc. Nous n'avons trouvé aucun compte rendu de leur société enregistré par les Semai eux-mêmes, mais ils ont expliqué comment cela fonctionnait à Robert Dentan, un anthropologue occidental qui a vécu avec eux pendant un certain temps. Dentan écrit que "le système par lequel les Semai distribuent la nourriture et les services est l'un des moyens les plus importants par lequel les membres d'une communauté sont liés ensemble... Les échanges économiques des Semai ressemblent plus à des échanges de Noël qu'à des échanges commerciaux. "[3] Il était considéré comme "punan", ou tabou, pour les membres de la société Semai de calculer la valeur des cadeaux donnés ou reçus. Parmi les autres règles d'étiquette communément admises figuraient le devoir de partager ce qu'ils avaient et dont ils n'avaient pas immédiatement besoin, ainsi que le devoir de partager avec les invités et toute personne qui le demandait. Il était punan de ne pas partager ou de refuser une demande, mais aussi de demander plus que ce que quelqu'un pouvait donner.
De nombreuses autres sociétés ont également distribué et échangé des excédents sous forme de cadeaux. Outre la cohésion sociale et la joie que procure le partage avec votre communauté sans tenir avidement des comptes, une économie du don peut également se justifier en termes d'intérêts personnels. Souvent, une personne ne peut pas consommer toute seule ce qu'elle produit. La viande d'une journée de chasse se gâte avant que vous ne puissiez tout manger. Un outil, comme une scie, restera inutilisé la plupart du temps s'il est la propriété d'une seule personne. Il est plus logique de donner la plus grande partie de la viande ou de partager votre scie avec vos voisins, car vous vous assurez qu'à l'avenir, ils vous donneront plus de nourriture et partageront leurs outils avec vous - ce qui vous permettra d'avoir accès à plus de nourriture et à une plus grande variété d'outils, et vous et vos voisins deviendrez plus riches sans avoir à exploiter qui que ce soit.
Cependant, d'après ce que nous savons, les membres des économies de dons ne justifieraient probablement pas leurs actions par des arguments d'intérêt personnel calculé, mais par un raisonnement moral, expliquant que le partage est la bonne chose à faire. Après tout, un excédent économique est le résultat d'une certaine façon de voir le monde : c'est un choix social et non une certitude matérielle. Les sociétés doivent choisir, avec le temps, de travailler plus qu'il ne leur faut, de quantifier la valeur, ou de ne consommer que le minimum nécessaire à leur survie et de remettre tout le reste de leurs produits à un entrepôt commun contrôlé par une classe de dirigeants. Même si une partie de chasse ou un groupe de cueilleurs a de la chance et rapporte une énorme quantité de nourriture, il n'y a pas de surplus s'ils considèrent normal de la partager avec tous les autres, de se gaver d'un grand festin ou d'inviter une communauté voisine à faire la fête jusqu'à ce que toute la nourriture soit mangée. C'est certainement plus amusant de cette façon que de mesurer les kilos de nourriture et de calculer le pourcentage que nous avons gagné.
Quant aux fainéants, même si les gens ne calculent pas la valeur des cadeaux et ne tiennent pas de bilan, ils remarqueront si quelqu'un refuse systématiquement de partager ou de contribuer au groupe, violant ainsi les coutumes de la société et le sens de l'entraide. Peu à peu, ces personnes vont nuire à leurs relations et passer à côté de certains des plus beaux avantages de la vie en société. Il semble que dans toutes les économies du don connues, même les personnes les plus paresseuses ne se sont jamais vu refuser de la nourriture - ce qui contraste fortement avec le capitalisme - mais nourrir quelques fainéants est une ponction insignifiante sur les ressources d'une société, surtout si on la compare au fait de choyer l'élite vorace de notre société. Et perdre cette infime quantité de ressources est de loin préférable à perdre notre compassion et à laisser les gens mourir de faim. Dans des cas plus extrêmes, si les membres d'une telle société étaient plus agressivement parasitaires, tentant de monopoliser les ressources ou de forcer d'autres personnes à travailler pour eux - en d'autres termes, agissant comme des capitalistes - ils pourraient être ostracisés et même expulsés de la société.
Certaines sociétés apatrides ont des chefs qui jouent des rôles rituels, souvent liés à l'octroi de cadeaux et à la distribution de ressources. En fait, le terme "chef" peut être trompeur car il y a eu tant de sociétés humaines différentes qui ont eu ce que l'Occident classe comme "chefs", et dans chaque société, le rôle impliquait quelque chose d'un peu différent. Dans de nombreuses sociétés, les chefs ne détenaient aucun pouvoir coercitif : leur responsabilité consistait à arbitrer les différends ou à mener des rituels, et on attendait d'eux qu'ils soient plus généreux que quiconque. En fin de compte, ils travaillaient plus dur et avaient moins de richesses personnelles que les autres. Une étude a montré qu'une raison courante pour laquelle les gens déposaient ou expulsaient un chef était que ce dernier n'était pas considéré comme suffisamment généreux.[4]
Les gens ne sont-ils pas naturellement compétitifs ?
Dans la société occidentale, la concurrence est tellement normalisée qu'il n'est pas étonnant que nous la considérions comme le mode naturel des relations humaines. Dès la jeunesse, on nous apprend qu'il faut être meilleur que tout le monde pour avoir de la valeur en soi. Les entreprises justifient le licenciement des travailleurs, les privant de nourriture et des services de santé, afin de pouvoir "rester compétitives". Heureusement, il ne doit pas en être ainsi. Le capitalisme industriel n'est qu'une des milliers de formes d'organisation sociale que les humains ont développées et, avec un peu de chance, ce ne sera pas la dernière. Il est évident que les humains sont capables d'un comportement compétitif, mais il n'est pas difficile de voir à quel point notre société encourage cela et supprime le comportement coopératif. D'innombrables sociétés à travers le monde ont développé des formes de vie coopérative qui contrastent fortement avec les normes en vigueur sous le capitalisme. À ce jour, presque toutes ces sociétés ont été intégrées dans le système capitaliste par le biais du colonialisme, de l'esclavage, de la guerre ou de la destruction de l'habitat, mais il reste un certain nombre de témoignages pour documenter la grande diversité des sociétés qui ont existé.
Les chasseurs-cueilleurs Mbuti de la forêt d'Ituri, en Afrique centrale, ont traditionnellement vécu sans gouvernement. Les récits d'anciens historiens suggèrent que les habitants de la forêt ont vécu comme des chasseurs-cueilleurs apatrides à l'époque des pharaons égyptiens, et selon les Mbuti eux-mêmes, ils ont toujours vécu de cette façon. Contrairement aux représentations courantes des étrangers, les groupes comme les Mbuti ne sont pas isolés ou primordiaux. En fait, ils ont de fréquentes interactions avec les peuples bantous sédentaires qui vivent autour de la forêt, et ils ont eu de nombreuses occasions de voir à quoi ressemblent les sociétés soi-disant avancées. Depuis au moins des centaines d'années, les Mbuti ont développé des relations d'échange et de don avec les agriculteurs voisins, tout en conservant leur identité "d'enfants de la forêt".
Aujourd'hui, plusieurs milliers de Mbuti vivent toujours dans la forêt d'Ituri et négocient des relations dynamiques avec le monde changeant des villageois, tout en se battant pour préserver leur mode de vie traditionnel. De nombreux autres Mbuti vivent dans des colonies le long des nouvelles routes. L'exploitation du coltan pour les téléphones portables est une des principales motivations financières de la guerre civile et de la destruction de l'habitat qui ravage la région et tue des centaines de milliers d'habitants. Les gouvernements du Congo, du Rwanda et de l'Ouganda veulent tous contrôler cette industrie d'un milliard de dollars, qui produit principalement pour les États-Unis et l'Europe, tandis que les mineurs à la recherche d'un emploi viennent de toute l'Afrique pour s'installer dans la région. La déforestation, le boom démographique et l'augmentation de la chasse pour fournir de la viande de brousse aux soldats et aux mineurs ont épuisé la faune locale. Manquant de nourriture et se disputant le contrôle du territoire, les soldats et les mineurs se sont mis à commettre des atrocités, dont le cannibalisme, contre les Mbuti. Certains Mbuti réclament actuellement un tribunal international contre le cannibalisme et d'autres violations.
Les Européens qui ont traversé l'Afrique centrale pendant leur colonisation de ce continent ont imposé leur propre cadre moral aux Mbuti. Comme ils ne rencontraient les Mbuti que dans les villages des fermiers bantous entourant la forêt d'Ituri, ils supposaient que les Mbuti étaient une classe de serviteurs primitifs. Dans les années 1950, les Mbuti ont invité l'anthropologue occidental Colin Turnbull à vivre avec eux dans la forêt. Ils ont toléré ses questions grossières et ignorantes, et ont pris le temps de lui enseigner leur culture. Les histoires qu'il raconte décrivent une société bien en dehors de ce qu'une vision du monde occidentale considère comme possible. À l'époque où les anthropologues, et plus tard les anarchistes occidentaux, ont commencé à débattre de la "signification" des Mbuti pour leurs théories respectives, les institutions économiques mondiales élaboraient un processus de génocide qui menaçait de détruire les Mbuti en tant que peuple. Néanmoins, divers écrivains occidentaux ont déjà idéalisé ou dégradé le Mbuti pour produire des arguments pour ou contre le primitivisme, le véganisme, le féminisme et d'autres programmes politiques.
Par conséquent, la leçon la plus importante à tirer de l'histoire des Mbuti n'est peut-être pas que l'anarchie - une société coopérative, libre et relativement saine - est possible, mais que les sociétés libres ne sont pas possibles tant que les gouvernements tentent d'écraser toute poche d'indépendance, que les entreprises financent le génocide afin de fabriquer des téléphones portables et que les personnes supposées sympathiques sont plus intéressées à écrire des ethnographies qu'à se battre.
Du point de vue de Turnbull, les Mbuti étaient résolument égalitaires, et bon nombre des façons dont ils organisaient leur société réduisaient la concurrence et favorisaient la coopération entre les membres. La collecte de nourriture était une affaire de communauté, et lorsqu'ils chassaient, c'était souvent toute la bande qui se retrouvait. Une moitié battait la brousse en direction de l'autre moitié, qui attendait avec des filets pour piéger les animaux qui avaient été chassés. Une chasse réussie était le résultat d'une collaboration efficace entre tous les membres de la communauté, et toute la communauté partageait les prises.
Les enfants Mbuti ont bénéficié d'un degré élevé d'autonomie et ont passé une grande partie de leurs journées dans une aile du camp interdite aux adultes. Un jeu auquel ils jouaient fréquemment consistait à faire grimper un groupe de petits enfants sur un jeune arbre jusqu'à ce que leur poids combiné fasse plier l'arbre vers la terre. Idéalement, les enfants lâchaient prise d'un seul coup, et l'arbre souple poussait à la verticale. Mais si un enfant n'était pas synchronisé et lâchait prise trop tard, il était lancé à travers les arbres et recevait une bonne frayeur. De tels jeux enseignent l'harmonie du groupe plutôt que les performances individuelles, et fournissent une forme précoce de socialisation dans une culture de coopération volontaire. Les jeux de guerre et la compétition individualisée qui caractérisent le jeu dans la société occidentale offrent une forme de socialisation sensiblement différente.
Les Mbuti décourageait également la concurrence, voire une distinction excessive entre les sexes. Ils n'ont pas utilisé de pronoms sexués ou de mots familiaux - par exemple, au lieu de "fils", ils disent "enfant", "frère" au lieu de "sœur" - sauf dans le cas des parents, où il existe une différence fonctionnelle entre celui qui donne naissance ou fournit du lait et celui qui fournit d'autres formes de soins. Un important jeu rituel pratiqué par les Mbuti adultes a permis de saper la compétition entre les sexes. Comme le décrit Turnbull, le jeu a commencé comme un match de tir à la corde, les femmes tirant sur une extrémité d'une longue corde ou d'une vigne et les hommes sur l'autre. Mais dès qu'un camp commençait à gagner, un membre de cette équipe courait vers l'autre camp, changeant aussi symboliquement de sexe et devenant membre de l'autre groupe. À la fin, les participants s'effondraient en riant, tous ayant changé de sexe à plusieurs reprises. Aucun des deux camps n'a "gagné", mais cela semblait être le but. L'harmonie du groupe était rétablie.
Les Mbuti considéraient traditionnellement le conflit ou le "bruit" comme un problème commun et une menace pour l'harmonie du groupe. Si les participants ne pouvaient pas résoudre les problèmes seuls ou avec l'aide d'amis, le groupe entier tenait un rituel important qui durait souvent toute la nuit. Tout le monde se rassemblait pour discuter et si le problème ne pouvait toujours pas être résolu, les jeunes, qui jouaient souvent le rôle de justiciers au sein de leur société, se faufilaient dans la nuit et commençaient à se déchaîner autour du camp, en soufflant dans une corne qui faisait un bruit d'éléphant, symbolisant la façon dont le problème menaçait l'existence de toute la bande. Pour une dispute particulièrement grave qui avait perturbé l'harmonie du groupe, les jeunes pouvaient donner une expression supplémentaire à leur frustration en s'écrasant dans le camp lui-même, en éteignant des feux et en démolissant des maisons. Pendant ce temps, les adultes chantaient une harmonie à deux voix, créant un sentiment de coopération et d'unité.
Les Mbuti se soumettaient également à une sorte de fission et de fusion tout au long de l'année. Souvent motivés par des conflits interpersonnels, le groupe se séparait en groupes plus petits et plus intimes. Les gens avaient la possibilité de prendre de l'espace les uns par rapport aux autres plutôt que d'être forcés par la communauté plus large à étouffer leurs problèmes. Après avoir voyagé et vécu séparément pendant un certain temps, les petits groupes se réunissaient à nouveau, une fois que les conflits avaient eu le temps de se calmer. Au bout d'un moment, tout le groupe se réunissait, et le processus redémarrait. Il semble que les Mbuti avaient synchronisé cette fluctuation sociale avec leurs activités économiques, de sorte que leur période de vie commune en tant que groupe entier coïncidait avec la saison où les formes spécifiques de cueillette et de chasse nécessitaient la coopération d'un groupe plus important. La période des petits groupes disparates concordait avec la période de l'année où les aliments étaient les mieux récoltés par de petits groupes répartis dans toute la forêt, et la période où toute la bande se réunissait correspondait à la saison où les activités de chasse et de cueillette étaient mieux accomplies par de grands groupes travaillant ensemble.
Malheureusement pour nous, ni les structures économiques, politiques ou sociales de la société occidentale ne sont propices à la coopération. Lorsque nos emplois et notre statut social dépendent de la surperformance de nos pairs, les "perdants" étant licenciés ou ostracisés sans se soucier de la façon dont cela porte atteinte à leur dignité ou à leur capacité à se nourrir, il n'est pas surprenant que les comportements compétitifs en viennent à l'emporter sur les comportements coopératifs. Mais la capacité de vivre en coopération n'est pas perdue pour les personnes qui vivent sous les influences destructrices de l'État et du capitalisme. La coopération sociale ne se limite pas à des sociétés comme les Mbuti qui habitent l'une des rares poches d'autonomie qui subsistent dans le monde. Vivre en coopération est une possibilité pour nous tous en ce moment.
Au début de cette décennie, dans l'une des sociétés les plus individualistes et les plus compétitives de l'histoire de l'humanité, l'autorité de l'État s'est effondrée pendant un certain temps dans une seule ville. Pourtant, dans cette période de catastrophe, avec des centaines de personnes mourantes et des ressources nécessaires à la survie cruellement limitées, des étrangers se sont rassemblés pour s'entraider dans un esprit d'entraide. La ville en question est la Nouvelle-Orléans, après le passage de l'ouragan Katrina en 2005. Au départ, les médias institutionnels ont diffusé des histoires racistes de sauvagerie commises par les survivants, pour la plupart noirs, et les troupes de la police et de la garde nationale effectuant des sauvetages héroïques tout en combattant des bandes de pilleurs itinérants. Il a été admis par la suite que ces histoires étaient fausses. En fait, la grande majorité des sauvetages ont été effectués non pas par la police et des professionnels, mais par de simples habitants de la Nouvelle-Orléans, souvent au mépris des ordres des autorités.[5] Pendant ce temps, la police assassinait des personnes qui récupéraient de l'eau potable, des couches et d'autres produits vivants dans des épiceries abandonnées, produits qui auraient autrement été jetés parce que la contamination par les eaux de crue les avait rendus invendables.
La Nouvelle-Orléans n'est pas atypique : chacun peut apprendre des comportements coopératifs quand il en a le besoin ou le désir. Des études sociologiques ont montré que dans presque toutes les catastrophes naturelles, la coopération et la solidarité entre les personnes augmentent, et que ce sont les gens ordinaires, et non les gouvernements, qui effectuent volontairement la plupart des travaux de sauvetage et de protection mutuelle tout au long de la crise.[6]
Les humains n'ont-t-ils pas toujours été patriarcaux ?
L'une des plus anciennes formes d'oppression et de hiérarchie est le patriarcat : la division des humains en deux rôles de genre rigides et la domination des hommes sur les femmes. Mais le patriarcat n'est ni naturel ni universel. De nombreuses sociétés ont eu plus de deux catégories de genre et ont permis à leurs membres de changer de sexe. Certaines ont même créé des rôles spirituels respectés pour ceux qui ne correspondaient à aucun des deux sexes primaires. La majorité de l'art préhistorique représente des personnes qui ne sont pas de sexe déterminé ou des personnes avec des combinaisons ambiguës et exagérées de traits masculins et féminins. Dans ces sociétés, le genre était fluide. C'était une sorte de coup d'État historique que d'imposer la notion de deux sexes fixes et idéalisés que nous considérons aujourd'hui comme naturels. Pour parler en termes strictement physiques, de nombreuses personnes en parfaite santé naissent intersexuées, avec des caractéristiques physiologiques masculines et féminines, ce qui montre que ces catégories existent sur un continuum fluide. Il est insensé de donner l'impression aux personnes qui ne rentrent pas facilement dans une catégorie qu'elles ne sont pas naturelles.
Même dans notre société patriarcale, dans laquelle tout le monde est conditionné à croire que le patriarcat est naturel, il y a toujours eu des résistances. Une grande partie de la résistance actuelle des homosexuels et des transsexuels prend une forme horizontale. Une organisation à New York, appelée FIERCE !, regroupe un large éventail de personnes exclues et opprimées par le patriarcat : transgenres, lesbiennes, gays, bisexuels, bi-spirituels (une catégorie honorée dans de nombreuses sociétés amérindiennes pour les personnes qui ne sont pas identifiées comme étant strictement des hommes ou des femmes), queers et questionneurs (personnes qui ne se sont pas fait une opinion sur leur sexualité ou leur identité de genre, ou qui ne se sentent pas à l'aise dans une catégorie quelconque). FIERCE ! a été fondé en 2000, principalement par des jeunes de couleur, et avec une participation anarchiste. Ils soutiennent une éthique horizontale de "s'organiser par nous, pour nous" et ils associent activement la résistance au patriarcat, à la transphobie et à l'homophobie à la résistance au capitalisme et au racisme. Leurs actions ont consisté à protester contre la brutalité policière à l'encontre des jeunes transgenres et des jeunes homosexuels, à éduquer la population par le biais de films documentaires, de zines et d'Internet, et à s'organiser pour des soins de santé équitables et contre l'embourgeoisement, en particulier lorsque ce dernier menace de détruire des espaces culturels et sociaux importants pour la jeunesse queer.
Au moment où nous écrivons ces lignes, ils sont particulièrement actifs dans une campagne visant à stopper l'embourgeoisement du Christopher Street Pier, qui a été l'un des seuls espaces publics sûrs où les jeunes queers sans abri et à faible revenu peuvent se rencontrer et construire une communauté. Depuis 2001, la ville tente de développer le Pier, et le harcèlement et les arrestations par la police se sont multipliés. La campagne FIERCE ! a contribué à fournir un point de ralliement pour ceux qui veulent sauver cet espace, et a changé le débat public afin que d'autres voix que celles du gouvernement et des propriétaires d'entreprises soient entendues. L'attitude de notre société à l'égard du genre et de la sexualité a radicalement changé au cours des siècles passés, en grande partie parce que des groupes comme celui-ci ont pris des mesures directes pour créer ce que l'on dit être impossible.
La résistance au patriarcat remonte aussi loin qu'on puisse regarder. Dans le "bon vieux temps", où ces rôles de genre étaient supposés non contestés et acceptés comme naturels, nous pouvons trouver des histoires d'utopie, qui bouleversent l'hypothèse selon laquelle le patriarcat est naturel, et la notion que le progrès civilisé nous fait passer progressivement de nos origines brutales à des sensibilités plus éclairées. En fait, l'idée de liberté totale a toujours joué un rôle dans l'histoire de l'humanité.
Dans les années 1600, les Européens affluaient en Amérique du Nord pour diverses raisons, construisant de nouvelles colonies qui présentaient un large éventail de caractéristiques. Il s'agissait notamment d'économies de plantation basées sur l'esclavagisme, de colonies pénales, de réseaux commerciaux qui cherchaient à contraindre les habitants indigènes à produire de grandes quantités de peaux d'animaux, et d'utopies religieuses fondamentalistes basées sur le génocide total de la population indigène. Mais tout comme les colonies de plantation ont eu leurs rébellions d'esclaves, les colonies religieuses ont eu leurs hérétiques. Une hérétique notable était Anne Hutchinson. Anabaptiste, venue en Nouvelle-Angleterre pour échapper aux persécutions religieuses de l'ancien monde, elle a commencé à organiser des réunions de femmes dans sa maison, des groupes de discussion basés sur la libre interprétation de la Bible. Au fur et à mesure que la popularité de ces réunions s'est étendue, les hommes ont commencé à y participer également. Anne obtint le soutien populaire pour ses idées bien argumentées, qui s'opposaient à l'esclavage des Africains et des Amérindiens, critiquaient l'église et insistaient sur le fait qu'être née femme était une bénédiction et non une malédiction.
Les chefs religieux de la colonie de la baie du Massachusetts l'ont jugée pour blasphème, mais lors du procès, elle a maintenu ses idées. Elle a été chahutée et traitée d'instrument du diable, et un ministre a dit : "Vous avez quitté votre rôle, vous avez été plutôt un mari qu'une femme, un prédicateur qu'un auditeur, et un magistrat qu'un sujet. Lors de son expulsion, Anne Hutchinson organisa un groupe, en 1637, pour former une colonie nommée Pocasset. Ils s'installèrent intentionnellement près de l'endroit où Roger Williams, un théologien progressiste, avait fondé les Plantations de la Providence, une colonie basée sur l'idée d'une égalité totale et d'une liberté de conscience pour tous les habitants, et sur des relations amicales avec les voisins indigènes. Ces colonies devaient devenir, respectivement, Portsmouth et Providence, dans le Rhode Island. Très tôt, elles se sont unies pour former la Colonie du Rhode Island. Les deux colonies auraient entretenu des relations amicales avec la nation indigène voisine, les Narragansett ; la colonie de Roger Williams a reçu en cadeau les terres sur lesquelles elles ont construit, tandis que le groupe de Hutchinson a négocié un échange pour acheter des terres.
Au départ, Pocasset était organisé par des conseils élus et le peuple refusait d'avoir un gouverneur. Le village reconnut l'égalité entre les sexes et le jugement par jury, abolit la peine capitale, les procès pour sorcellerie, l'emprisonnement pour dettes et l'esclavage ; et il accorda une liberté religieuse totale. La deuxième synagogue d'Amérique du Nord a été construite dans la colonie du Rhode Island. En 1651, un membre du groupe de Hutchinson prit le pouvoir et obtint du gouvernement anglais qu'il soit gouverneur de la colonie, mais au bout de deux ans, les autres habitants de la colonie le mirent dehors dans le cadre d'une mini-révolution. Après cet incident, Anne Hutchinson a réalisé que ses convictions religieuses s'opposaient à la "magistrature", ou à l'autorité gouvernementale, et dans ses dernières années, elle aurait développé une philosophie politico-religieuse très similaire à l'anarchisme individualiste. Certains pourraient dire que Hutchinson et ses collègues étaient en avance sur leur temps, mais à chaque période de l'Histoire, il y a eu des personnes qui créaient des utopies, des femmes qui affirmaient leur égalité et des laïcs qui niaient le monopole des chefs religieux sur la vérité.
En dehors de la civilisation occidentale, nous pouvons trouver de nombreux exemples de sociétés non patriarcales. Certaines sociétés apatrides préservent intentionnellement la fluidité du genre, comme les Mbuti décrits précédemment. De nombreuses sociétés acceptent des genres fixes et la division des rôles entre hommes et femmes, mais cherchent à préserver l'égalité entre ces rôles. Plusieurs de ces sociétés permettent l'expression de transgenres - des individus changeant de sexe ou adoptant une identité de genre unique. Dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, "une division du travail nette et dure entre les sexes n'est pas universelle... [et dans le cas d'une société particulière] pratiquement chaque activité de subsistance peut être, et est souvent, exercée par des hommes ou des femmes".[7]
Les Igbo d'Afrique occidentale avaient des sphères d'activité séparées pour les hommes et les femmes. Les femmes étaient responsables de certaines tâches économiques et les hommes d'autres, et chaque groupe détenait un pouvoir autonome sur sa sphère. Ces sphères désignaient qui produisait quelles marchandises, domestiquait quels animaux et prenait quelles responsabilités dans le jardin et le marché. Si un homme s'immisçait dans la sphère d'activité des femmes ou maltraitait sa femme, les femmes avaient un rituel de solidarité collective qui préservait l'équilibre et punissait l'agresseur, appelé "s'asseoir sur un homme". Toutes les femmes se rassemblaient devant la maison de l'homme, lui criant dessus et l'insultant pour lui faire honte. S'il ne sortait pas pour s'excuser, la foule des femmes risquait de détruire la clôture autour de sa maison et ses entrepôts périphériques. Si son offense était suffisamment grave, les femmes pourraient même entrer dans sa maison, le traîner dehors et le battre. Lorsque les Britanniques ont colonisé les Igbo, ils ont reconnu les institutions et les rôles économiques des hommes, mais ont ignoré ou ont été aveugles à la sphère correspondante de la vie sociale des femmes. Lorsque les femmes Igbo ont répondu à l'indécence britannique par la pratique traditionnelle de "s'asseoir sur un homme", les Britanniques, la prenant peut-être pour une insurrection de femmes, ont ouvert le feu, mettant ainsi fin au rituel de l'équilibre entre les sexes et cimentant l'institution du patriarcat dans la société qu'ils avaient colonisée.[8]
Les Haudennosaunne, appelés les Iroquois par les Européens, sont une société matrilinéaire égalitaire de l'est de l'Amérique du Nord. Ils utilisent traditionnellement plusieurs moyens pour équilibrer les relations entre les sexes. Alors que la civilisation européenne utilise la division des sexes pour socialiser les gens dans des rôles rigides et pour opprimer les femmes, les queers et les transsexuels, la division du travail et des rôles sociaux entre les Haudennosaunne fonctionne pour préserver un équilibre, en attribuant à chaque groupe des niches et des pouvoirs autonomes, et en permettant un plus grand degré de mouvement entre les sexes que ce qui est considéré comme possible dans la société occidentale. Pendant des centaines d'années, les Haudennosaunne ont assuré la coordination entre plusieurs nations en utilisant une structure fédérative, et à chaque niveau d'organisation, il y avait des conseils de femmes et des conseils d'hommes. À ce que l'on pourrait appeler le niveau national, qui s'occupait des questions de guerre et de paix, le conseil des hommes prenait les décisions, bien que les femmes aient un droit de veto. Au niveau local, les femmes ont plus d'influence. L'unité socio-économique de base, la maison longue, était considérée comme appartenant aux femmes, et les hommes n'avaient pas de conseil à ce niveau. Lorsqu'un homme épousait une femme, il s'installait dans sa maison. Tout homme qui ne se comportait pas bien pouvait en fin de compte être chassé de la maison longue par les femmes.
La société occidentale considère généralement que les niveaux "supérieurs" d'organisation sont plus importants et plus puissants - même le langage que nous utilisons le reflète ; mais comme les Haudennosaunne étaient égalitaires et décentralisés, les niveaux inférieurs ou locaux d'organisation où les femmes avaient plus d'influence étaient plus importants pour la vie quotidienne. En fait, lorsqu'il n'y avait pas de querelles entre les différentes nations, le conseil suprême pouvait rester longtemps sans se réunir. Cependant, leur société n'était pas "matriarcale" : les hommes n'étaient pas exploités ou dévalorisés comme le sont les femmes dans les sociétés patriarcales. Au contraire, chaque groupe disposait d'une certaine autonomie et de moyens pour préserver un équilibre. Malgré des siècles de colonisation par une culture patriarcale, de nombreux groupes de Haudennosaunne conservent leurs relations traditionnelles entre les sexes et se démarquent encore nettement de la culture oppressive du Canada et des États-Unis à l'égard des femmes.
Les gens ne sont-ils pas naturellement belliqueux ?
Des philosophes politiques comme Thomas Hobbes et des psychologues comme Sigmund Freud ont supposé que la civilisation et le gouvernement ont un effet modérateur sur ce qu'ils considéraient comme les instincts guerriers et brutaux des gens. Les représentations des origines humaines dans la culture populaire, comme les premières scènes du film 2001, l'Odyssée de l'espace ou les illustrations dans les livres pour enfants d'hommes des cavernes hyper-masculins combattant des mammouths et des tigres à dents de sabre, fournissent une image qui peut être aussi convaincante que la mémoire : les premiers humains ont dû se battre entre eux et même combattre la nature pour survivre. Mais si la vie des premiers hommes avait été aussi sanglante et guerrière que notre mythologie l'a dépeinte, les hommes se seraient tout simplement éteints. Toute espèce ayant un cycle de reproduction de 15 à 20 ans et qui ne produit généralement qu'une seule progéniture à la fois ne peut tout simplement pas survivre si ses chances de mourir au cours d'une année donnée sont supérieures à deux pour cent. Il aurait été mathématiquement impossible pour Homo sapiens de survivre à cette bataille imaginaire contre la nature et les uns contre les autres.
Les anarchistes ont longtemps prétendu que la guerre était un produit de l'État. Certaines recherches anthropologiques ont produit des récits de sociétés apatrides pacifiques, mais aussi de guerres entre d'autres sociétés apatrides qui n'étaient guère plus qu'un sport brutal avec peu de victimes[9]. Naturellement, l'État a trouvé ses défenseurs, qui ont entrepris de prouver que la guerre est en effet inévitable et n'est donc pas la faute de structures sociales oppressives spécifiques. Dans une étude monumentale, War Before Civilization, Lawrence Keeley a montré que, sur un vaste échantillon de sociétés apatrides, un grand nombre s'était engagé dans une guerre agressive, et une grande majorité s'était au moins engagée dans une guerre défensive. Seule une infime minorité n'avait jamais connu la guerre, et quelques-uns avaient fui leur pays pour éviter la guerre. Keeley s'efforçait de montrer que les gens sont belliqueux, même si ses résultats montraient que les gens pouvaient choisir parmi un large éventail de comportements, notamment être belliqueux, éviter la guerre mais se défendre quand même contre l'agression, ne pas connaître la guerre du tout, et détester la guerre au point de fuir leur patrie plutôt que de se battre. Contrairement à son titre, Keeley documentait la guerre après la civilisation, et non "avant". Une grande partie de ses données sur les sociétés non occidentales proviennent des explorateurs, des missionnaires, des soldats, des commerçants et des anthropologues qui ont parcouru les vagues de colonisation du monde entier, portant les conflits fonciers et les rivalités ethniques à des niveaux inimaginables jusqu'alors par le biais de l'esclavage de masse, du génocide, de l'invasion, de l'évangélisation et de l'introduction de nouvelles armes, maladies et substances addictives. Il va sans dire que l'influence civilisatrice des colonisateurs a généré des guerres en marge.
L'étude de Keeley caractérise comme des sociétés guerrières qui étaient pacifiques depuis cent ans mais qui ont été chassées de leurs terres et qui, face aux options de mourir de faim ou d'envahir le territoire de leurs voisins pour avoir de l'espace pour vivre, ont choisi cette dernière solution. Le fait que dans ces conditions de colonialisme, de génocide et d'esclavage mondial, toutes les sociétés soient restées pacifiques prouve que si les gens le veulent vraiment, ils peuvent être pacifiques même dans les pires circonstances. Cela ne veut pas dire que dans de telles circonstances, il n'y a rien de mal à se défendre contre l'agression !
La guerre est peut-être le résultat d'un comportement humain naturel, mais la paix l'est aussi. La violence existait certainement avant l'État, mais l'État a développé la guerre et la domination à des niveaux sans précédent. Comme l'un de ses grands partisans l'a fait remarquer, "la guerre est la santé de l'État". Il n'y a pas de doute que les institutions du pouvoir dans notre civilisation - médias, universités, gouvernement, religions - ont exagéré la prévalence de la guerre et sous-estimé la possibilité de la paix. Ces institutions sont investies dans les guerres et les occupations en cours ; elles en tirent profit et les tentatives de créer une société plus pacifique menacent leur existence.
L'une de ces tentatives est le camp de protestation (ou camp pour la paix) de Faslane, une occupation de terrain à l'extérieur de la base navale écossaise de Faslane, qui abrite des missiles nucléaires Trident. Le camp de protestation est l'expression populaire du désir d'une société pacifique, organisée sur des bases anarchistes et socialistes. Le camp de protestation de Faslane est occupé sans interruption depuis juin 1982 et est maintenant bien établi, avec de l'eau chaude et des installations sanitaires, une cuisine et un salon communs, et 12 caravanes abritant des résidents permanents et de l'espace pour les visiteurs. Le camp sert de base aux protestations dans lesquelles les gens bloquent les routes, ferment les portes et pénètrent même dans la base elle-même pour y effectuer des actes de sabotage. La base navale fait l'objet d'une large opposition populaire, galvanisée par le camp, et certains partis politiques écossais ont demandé la fermeture de la base. En septembre 1981, un groupe de femmes galloises a formé un camp similaire, le Camp de femmes pour la paix de Greenham Common (en anglais, le Greenham Common Women's Peace Camp), à l'extérieur d'une base de la Royal Air Force abritant des missiles de croisière dans le Berkshire, en Angleterre. Les femmes ont été expulsées de force en 1984 mais ont immédiatement réoccupé le site, et en 1991 les derniers missiles ont été retirés. Le camp est resté jusqu'en 2000, lorsque les femmes ont obtenu l'autorisation d'ériger un mémorial commémoratif.
Ces camps de protestation présentent une certaine similitude avec la Commune de la Vie et du Travail, la plus grande des communes tolstoïennes. C'était une commune agricole établie près de Moscou en 1921 par des gens suivant les enseignements pacifistes et anarchistes de Léon Tolstoï. Ses membres, près de mille à leur apogée, étaient en désaccord avec le gouvernement soviétique parce qu'ils refusaient d'effectuer leur service militaire. Pour cette raison, la commune a finalement été fermée par les autorités en 1930 ; mais au cours de son existence, les participants ont créé une grande communauté auto-organisée dans la paix et la résistance.
Le mouvement des travailleurs catholiques a vu le jour aux États-Unis en 1933 en réponse à la Grande Dépression, mais aujourd'hui, la plupart des 185 communautés du Mouvement Ouvrier Catholique d'Amérique du Nord et d'Europe s'efforcent de s'opposer au militarisme du gouvernement et de créer les bases d'une société pacifique. Leur opposition à la guerre est indissociable de leur engagement en faveur de la justice sociale, qui se manifeste dans les soupes populaires, les refuges et autres projets de service pour aider les pauvres qui font partie de chaque maison du mouvement. Bien que chrétiens, les ouvriers catholiques critiquent généralement la hiérarchie de l'église et encouragent la tolérance envers les autres religions. Ils sont également anticapitalistes, prêchant la pauvreté volontaire et le "communautarisme distributif ; l'autosuffisance par l'agriculture, l'artisanat et une technologie appropriée ; une société radicalement nouvelle où les gens s'appuieront sur les fruits de leur propre labeur et travail ; des associations de mutualité, et un sens de l'équité pour résoudre les conflits."[10] Certains ouvriers catholiques se disent même anarchistes chrétiens. Les communautés d'ouvriers catholiques, qui fonctionnent comme des communes ou des centres d'aide aux pauvres, servent souvent de base aux protestations et aux actions directes contre l'armée. Les travailleurs catholiques sont entrés dans les bases militaires pour saboter les armes, bien qu'ils aient attendu la police par la suite, allant intentionnellement en prison comme un acte de protestation supplémentaire. Certaines de leurs communautés abritent également des victimes de la guerre, comme des survivants de la torture fuyant les conséquences de l'impérialisme américain dans d'autres pays.
Dans quelle mesure pouvons-nous créer une société pacifique si nous dépassons la belligérance des gouvernements et si nous encourageons de nouvelles normes dans notre culture ? Les Semai, des agriculteurs de Malaisie, donnent une indication. Leur taux d'assassinat n'est que de 0,56/100 000 par an, contre 0,86 en Norvège, 6,26 aux États-Unis et 20,20 en Russie.[11] Cela peut être lié à leur stratégie d'éducation des enfants : traditionnellement, les Semai ne frappent pas leurs enfants, et le respect de l'autonomie de leurs enfants est une valeur normalisée dans leur société. L'une des rares occasions où les adultes Semai interviennent généralement est lorsque les enfants perdent leur sang-froid ou se battent entre eux, auquel cas les adultes du voisinage enlèvent les enfants et les emmènent dans leurs maisons respectives. Les principales forces qui maintiennent la tranquillité des Semai semblent être l'accent mis sur l'apprentissage de la maîtrise de soi et la grande importance accordée à l'opinion publique dans une société coopérative.
Selon Robert Dentan, un anthropologue occidental qui a vécu avec eux, "peu de violence se produit au sein de la société Semai. La violence, en fait, semble terrifier les Semai. Un Semai ne rencontre pas la force par la force, mais par la passivité ou la fuite. Pourtant, il n'a aucun moyen institutionnalisé de prévenir la violence - pas de contrôle social, pas de police ou de tribunaux. D'une certaine manière, un Semai apprend automatiquement à toujours garder le contrôle de ses pulsions agressives."[12] La première fois que les Semai ont participé à une guerre, c'est lorsque les Britanniques les ont enrôlés pour lutter contre l'insurrection communiste au début des années 1950. Il est clair que la guerre n'est pas une fatalité et certainement pas un besoin humain : elle est plutôt la conséquence d'arrangements politiques, sociaux et économiques, et ces arrangements sont à nous de les façonner.
La domination et l'autorité ne sont-elles pas naturelles ?
De nos jours, il est plus difficile de faire des justifications idéologiques pour l'État. De nombreuses recherches démontrent que de nombreuses sociétés humaines ont été farouchement égalitaires et que même au sein du capitalisme, de nombreuses personnes continuent à former des réseaux et des communautés égalitaires. Afin de concilier ce point de vue avec celui selon lequel l'évolution est une question de concurrence féroce, certains scientifiques ont postulé un "syndrome égalitaire humain", théorisant que les humains ont évolué pour vivre en groupes homogènes et étroitement liés, dans lesquels la transmission des gènes des membres n'était pas assurée par la survie de l'individu mais par la survie du groupe.
Selon cette théorie, la coopération et l'égalitarisme prévalaient au sein de ces groupes car c'était dans l'intérêt génétique de chacun que le groupe survivait. La compétition génétique se produisait entre différents groupes, et les groupes qui prenaient le mieux soin de leurs membres étaient ceux qui transmettaient leurs gènes. La compétition génétique directe entre les individus a été remplacée par une compétition entre différents groupes employant différentes stratégies sociales, et les humains ont développé toute une série de compétences sociales qui ont permis une plus grande coopération. Cela expliquerait pourquoi, pendant la plus grande partie de l'existence humaine, nous avons vécu dans des sociétés peu ou pas hiérarchisées, jusqu'à ce que certains développements technologiques permettent à certaines sociétés de stratifier et de dominer leurs voisins.
Cela ne veut pas dire que la domination et l'autorité étaient contre nature, et que la technologie était un fruit défendu qui corrompait une humanité par ailleurs innocente. En fait, certaines sociétés de chasseurs-cueilleurs étaient si patriarcales qu'elles utilisaient le viol collectif comme une forme de punition contre les femmes, et certaines sociétés ayant une agriculture et des outils en métal ont été farouchement égalitaires. Certains peuples du nord-ouest de l'Amérique du Nord étaient des chasseurs-cueilleurs sédentaires et leur société était fortement stratifiée avec une classe d'esclaves. Et à l'extrémité du spectre technologique, les groupes de chasseurs-cueilleurs nomades en Australie étaient dominés par des hommes âgés. Les hommes plus âgés pouvaient avoir plusieurs femmes, les hommes plus jeunes n'en avaient aucune et les femmes étaient manifestement distribuées comme des biens sociaux.[13]
Les humains sont capables d'un comportement à la fois autoritaire et anti-autoritaire. Les sociétés horizontales qui n'étaient pas intentionnellement anti-autoritaires auraient facilement pu développer des hiérarchies coercitives lorsque les nouvelles technologies le permettaient, et même sans beaucoup de technologie, elles pouvaient faire de la vie un enfer pour des groupes considérés comme inférieurs. Il semble que les formes d'inégalité les plus courantes parmi les sociétés par ailleurs égalitaires étaient la discrimination fondée sur le sexe et l'âge, qui pouvait habituer une société à l'inégalité et créer le prototype d'une structure de pouvoir - le pouvoir des hommes âgés. Cette structure pouvait devenir plus puissante au fil du temps avec le développement d'outils et d'armes en métal, de surplus, de villes, etc.
Le fait est, cependant, que ces formes d'inégalité n'étaient pas inévitables. Les sociétés qui désapprouvaient les comportements autoritaires évitaient consciemment la montée de la hiérarchie. En fait, de nombreuses sociétés ont renoncé à l'organisation centralisée ou aux technologies qui permettent la domination. Cela montre que l'histoire n'est pas une voie à sens unique. Par exemple, les Imazighen marocains, ou les Berbères, n'ont pas formé de systèmes politiques centralisés au cours des derniers siècles, même si d'autres sociétés autour d'eux l'ont fait. "L'établissement d'une dynastie est pratiquement impossible", a écrit un commentateur, "car le chef est confronté à une révolte constante qui finit par réussir et ramène le système à l'ancien ordre anarchique décentralisé". "[14]
Quel est le facteur qui permet aux sociétés d'éviter la domination et l'autorité coercitive ? Une étude de Christopher Boehm, qui a examiné des dizaines de sociétés égalitaires sur tous les continents, y compris des peuples qui vivaient de la cueillette, de l'horticulture, de l'agriculture et de l'élevage, a constaté que le facteur commun est un désir conscient de rester égalitaire : une culture anti-autoritaire. "La cause première et la plus immédiate d'un comportement égalitaire est la détermination moralisatrice des principaux acteurs politiques d'un groupe local à ce qu'aucun de ses membres ne soit autorisé à dominer les autres."[15] Plutôt que la culture soit déterminée par les conditions matérielles, il semble que la culture façonne les structures sociales qui reproduisent les conditions matérielles d'un peuple.
Dans certaines situations, le fait d'avoir une sorte de meneur est inévitable, car certaines personnes ont plus de compétences ou sont plus charismatiques. Les sociétés consciemment égalitaires répondent à ces situations en n'institutionnalisant pas la position de chef, en ne leur accordant pas de privilèges particuliers ou en favorisant une culture qui rend le fait d'acquérir du pouvoir sur les autres ou d'afficher ses qualités de meneur des comportements honteux. En outre, les postes de direction changent d'une situation à l'autre, en fonction des compétences requises pour la tâche à accomplir. Les chefs pendant une chasse sont différents des chefs pendant les cérémonies ou la construction d'une maison. Si une personne dans un rôle de chef tente de gagner plus de pouvoir ou de dominer ses pairs, le reste du groupe utilise des "mécanismes de nivellement intentionnel" : des comportements destinés à le ramener sur terre. Par exemple, parmi de nombreuses sociétés de chasseurs-cueilleurs anti-autoritaires, le chasseur le plus habile d'un groupe est confronté à la critique et au ridicule s'il est perçu comme se vantant et utilisant ses talents pour stimuler son ego plutôt que pour le bénéfice de l'ensemble du groupe.
Si ces pressions sociales ne fonctionnent pas, les sanctions s'intensifient et, dans de nombreuses sociétés égalitaires, elles finiront par expulser ou tuer un dirigeant qui est incurablement autoritaire, bien avant que celui-ci ne soit en mesure d'assumer des pouvoirs coercitifs. Ces "hiérarchies de domination inversée", dans lesquelles les dirigeants doivent obéir à la volonté populaire parce qu'ils sont impuissants à maintenir leur position de chef sans soutien, sont apparues dans de nombreuses sociétés différentes et ont fonctionné pendant de longues périodes. Certaines des sociétés égalitaires documentées dans l'étude de Boehm ont un chef ou un chaman qui joue un rôle de rituel ou agit comme médiateur impartial dans les conflits ; d'autres nomment un chef en cas de troubles, ou ont un chef de paix et un chef de guerre. Mais ces postes de direction ne sont pas coercitifs et, depuis des centaines d'années, ils n'ont pas évolué vers des rôles autoritaires. Souvent, les personnes qui remplissent ces rôles les considèrent comme une responsabilité sociale temporaire, qu'elles souhaitent se décharger rapidement en raison du niveau plus élevé de critique et de responsabilité auquel elles sont confrontées lorsqu'elles les occupent.
La civilisation européenne a historiquement fait preuve d'une tolérance beaucoup plus grande envers l'autoritarisme que les sociétés égalitaires décrites dans l'enquête. Pourtant, alors que les systèmes politiques et économiques qui allaient devenir l'État moderne et le capitalisme se développaient en Europe, un certain nombre de rébellions ont démontré que même là, l'autorité était imposée. L'une des plus grandes de ces rébellions a été la guerre des paysans. En 1524 et 1525, pas moins de 300 000 insurgés paysans, rejoints par des citadins et quelques nobles, se sont élevés contre les propriétaires terriens et la hiérarchie ecclésiastique dans une guerre qui a fait environ 100 000 morts en Bavière, en Saxe, en Thuringe, à Schwaben, en Alsace, ainsi que dans certaines parties de ce qui est aujourd'hui la Suisse et l'Autriche. Les princes et le clergé du Saint-Empire romain n'avaient cessé d'augmenter les impôts pour payer les coûts administratifs et militaires croissants, à mesure que le gouvernement devenait plus lourd au sommet. Les artésiens et les ouvriers des villes étaient touchés par ces impôts, mais les paysans en recevaient le plus lourd tribut. Pour augmenter leur pouvoir et leurs revenus, les princes ont forcé les paysans libres à se mettre au servage et ont ressuscité le droit civil romain, qui a institué la propriété privée de la terre, un peu en retrait du système féodal dans lequel la terre était une fiducie entre le paysan et le seigneur qui impliquait des droits et des obligations.
Pendant ce temps, des éléments de l'ancienne hiérarchie féodale, tels que la chevalerie et le clergé, devenaient obsolètes et entraient en conflit avec d'autres éléments de la classe dirigeante. La nouvelle classe marchande bourgeoise, ainsi que de nombreux princes progressistes, s'opposaient aux privilèges du clergé et à la structure conservatrice de l'église catholique. Une nouvelle structure, moins centralisée, qui pourrait baser le pouvoir sur des conseils dans les villes, comme le système proposé par Martin Luther, permettrait à la nouvelle classe politique de s'élever.
Dans les années qui ont immédiatement précédé la guerre, un certain nombre de prophètes anabaptistes ont commencé à voyager dans la région en épousant des idées révolutionnaires contre l'autorité politique, la doctrine de l'Église et même contre les réformes de Martin Luther. Parmi ces personnes figuraient Thomas Dreschel, Nicolas Storch, Mark Thomas Stübner et, plus célèbre encore, Thomas Müntzer. Certains d'entre eux ont plaidé pour une liberté religieuse totale, la fin du baptême non volontaire et l'abolition du gouvernement sur terre. Il va sans dire qu'ils ont été persécutés par les autorités catholiques et par les partisans de Luther et interdits d'accès à de nombreuses villes, mais ils ont continué à voyager en Bohême, en Bavière et en Suisse, gagnant des partisans et alimentant la rébellion paysanne.
En 1524, des paysans et des travailleurs urbains se sont réunis dans la région de la Schwarzwald en Allemagne et ont rédigé les 12 articles de la Forêt-Noire, et le mouvement qu'ils ont créé s'est rapidement répandu. Ces articles, dont les références bibliques servent de justification, appellent à l'abolition du servage et à la liberté de tous les peuples, au pouvoir municipal d'élire et de révoquer les prêcheurs, à l'abolition des impôts sur le bétail et les successions, à l'interdiction du privilège de la noblesse de lever arbitrairement des impôts, au libre accès à l'eau, à la chasse, à la pêche et aux forêts, et à la restauration des terres communales expropriées par la noblesse. Un autre texte imprimé et diffusé massivement par les insurgés est le Bundesordnung, l'ordre fédéral, qui expose un modèle d'ordre social basé sur les municipalités fédérées. Les éléments les moins lettrés du mouvement étaient encore plus radicaux, à en juger par leurs actions et le folklore qu'ils ont laissé derrière eux ; leur but était d'effacer la noblesse de la surface de la terre et d'instituer une utopie mystique sur le moment.
La tension sociale s'est accrue tout au long de l'année, les autorités essayant d'empêcher une rébellion pure et simple en supprimant les rassemblements ruraux tels que les fêtes populaires et les mariages. En août 1524, la situation a finalement éclaté à Stühlingen, dans la région de la Forêt-Noire. Une comtesse exigea que les paysans lui donnent une récolte spéciale lors d'une fête religieuse. Au lieu de cela, les paysans refusèrent de payer tous les impôts et formèrent une armée de 1200 personnes, sous la direction d'un ancien mercenaire, Hans Müller. Ils marchèrent jusqu'à la ville de Waldshut et furent rejoints par les habitants, puis marchèrent sur le château de Stühlingen et l'assiégèrent. Réalisant qu'ils avaient besoin d'une sorte de structure militaire, ils décidèrent d'élire leurs propres capitaines, sergents et caporaux. En septembre, ils se défendirent contre une armée des Habsbourg dans une bataille indécise, et refusèrent ensuite de déposer les armes et de demander pardon lorsqu'on les y invitait. Cet automne-là, des grèves paysannes, des refus de payer la dîme et des rébellions éclatèrent dans toute la région, les paysans étendant leur politique de plaintes individuelles à un rejet unifié du système féodal dans son ensemble.
Avec le dégel du printemps 1525, les combats reprennent avec férocité. Les armées paysannes s'emparent des villes et exécutent un grand nombre de membres du clergé et de la noblesse. Mais en février, la Ligue Schwabienne, une alliance de la noblesse et du clergé de la région, remporte une victoire en Italie, où elle s'était battue au nom de Charles Quint, et peut ramener ses troupes au pays et les consacrer à l'écrasement des paysans. Entre-temps, Martin Luther, les bourgeois et les princes progressistes retirèrent tout leur soutien et appelèrent à l'anéantissement des paysans révolutionnaires ; ils voulaient réformer le système et non le détruire, et le soulèvement avait déjà suffisamment déstabilisé la structure du pouvoir. Finalement, le 15 mai 1525, la principale armée paysanne fut vaincue de manière décisive à Frankenhausen ; Müntzer et d'autres dirigeants influents furent saisis et exécutés, et la rébellion fut réprimée. Cependant, au cours des années suivantes, le mouvement anabaptiste se répandit dans toute l'Allemagne, la Suisse et les Pays-Bas, et des révoltes paysannes continuèrent à éclater, dans l'espoir qu'un jour l'église et l'État seraient définitivement détruits.
Le capitalisme et les États démocratiques modernes ont réussi à s'établir au cours des siècles suivants, mais ils ont été à jamais hantés par le spectre de la rébellion venue d'en bas. Au sein des sociétés étatistes, la capacité à s'organiser sans hiérarchie existe encore aujourd'hui, et la possibilité demeure de créer des cultures anti-autoritaires qui peuvent ramener sur terre tout dirigeant potentiel. La résistance à l'autorité mondiale est, à juste titre, en grande partie organisée horizontalement. Le mouvement mondial anti-mondialisation est né en grande partie de la résistance des zapatistes au Mexique, des autonomistes et des anarchistes en Europe, des agriculteurs et des travailleurs en Corée, et des rébellions populaires contre les institutions financières comme le FMI, qui se sont produites dans le monde entier, de l'Afrique du Sud à l'Inde. Les zapatistes et les autonomistes, en particulier, sont marqués par leurs cultures anti-autoritaires, une rupture marquée avec la hiérarchie des marxistes-léninistes qui avaient dominé les luttes internationales des générations précédentes.
Le mouvement anti-mondialisation s'est révélé être une force mondiale en juin 1999, lorsque des centaines de milliers de personnes dans des villes allant de Londres, en Angleterre, à Port Harcourt, au Nigeria, sont descendues dans les rues pour le Carnaval contre le Capital ; en novembre de la même année, les participants au même mouvement ont choqué le monde en interrompant le sommet de l'Organisation mondiale du commerce à Seattle.
Le plus remarquable à propos de cette résistance mondiale est qu'elle a été créée horizontalement, par diverses organisations et groupes d'affinité qui ont été les pionniers de nouvelles formes de consensus. Ce mouvement n'avait pas de leaders et a fomenté une opposition constante à toutes les formes d'autorité qui se sont développées dans ses rangs. Ceux qui tentaient de se mettre en permanence dans le rôle de chef ou de porte-parole étaient ostracisés - ou se sont même vus recevoir une tarte au visage, comme l'a été l'organisateur de haut niveau Medea Benjamin au Forum social américain en 2007.
Manquant de chefs, manquant d'organisation formelle, et critiquant constamment la dynamique interne du pouvoir et étudiant des façons plus égalitaires de s'organiser, les militants anti-mondialisation ont continué à remporter d'autres victoires tactiques. À Prague, en septembre 2000, 15 000 manifestants ont surmonté la présence policière massive et ont rompu le dernier jour du sommet du Fonds monétaire international. À Québec, en avril 2001, les manifestants ont franchi la clôture de sécurité autour d'un sommet de planification de la zone de libre-échange des Amériques ; la police a réagi en remplissant la ville de tant de gaz lacrymogène qu'elle est même entrée dans le bâtiment où se déroulaient les pourparlers. De nombreux habitants de la ville ont donc donné raison aux manifestants. La police a dû intensifier la répression pour contenir le mouvement antimondialisation croissant ; elle a arrêté 600 manifestants et en a blessé trois par balles lors du sommet de l'Union européenne en Suède en 2001, et un mois plus tard, elle a assassiné l'anarchiste Carlo Giuliani lors du sommet du G8 à Gênes, où 150 000 personnes s'étaient rassemblées pour protester contre la conférence des huit gouvernements les plus puissants du monde.
Le réseau Dissent ! est né du mouvement altermondialiste européen pour organiser de grandes manifestations contre le sommet du G8 en Écosse en 2005. Le réseau a également organisé d'importants camps de protestation et des actions de blocus contre le sommet du G8 en Allemagne en 2007, et a contribué aux mobilisations contre le sommet du G8 au Japon en 2008. Sans direction ou hiérarchie centrale, le réseau a facilité la communication entre des groupes situés dans des villes et des pays différents, et a organisé des réunions importantes pour discuter et décider des stratégies pour les actions à venir contre le G8. Ces stratégies devaient permettre des approches diverses, de sorte que de nombreux groupes d'affinité pouvaient organiser des actions de soutien mutuel dans un cadre commun plutôt que d'exécuter les ordres d'une organisation centrale. Par exemple, un plan de blocus pourrait désigner une route menant au site du sommet comme zone pour les personnes qui préfèrent des tactiques pacifiques ou théâtrales, tandis qu'une autre entrée pourrait être désignée pour les personnes qui souhaitent construire des barricades et sont prêtes à se défendre contre la police. Ces réunions stratégiques ont attiré des personnes d'une douzaine de pays et ont été traduites en plusieurs langues. Par la suite, des tracts, des annonces, des exposés de position et des critiques ont été traduits et mis en ligne sur un site web. Les formes anarchistes de coordination utilisées par les manifestants se sont avérées à plusieurs reprises efficaces pour contrer et parfois même dépasser la police et les médias institutionnels, qui disposaient d'équipes de milliers de professionnels rémunérés, d'infrastructures de communication et de surveillance avancées et de ressources bien supérieures à celles dont disposait le mouvement.
Le mouvement anti-mondialisation peut être comparé au mouvement anti-guerre qui est né en réponse à la soi-disant guerre contre la terreur. Après le 11 septembre 2001, les dirigeants mondiaux ont cherché à saper le mouvement anticapitaliste en pleine expansion en identifiant le terrorisme comme l'ennemi numéro un, recadrant ainsi le récit du conflit mondial. Après l'effondrement du bloc soviétique et la fin de la guerre froide, ils ont eu besoin d'une nouvelle guerre et d'une nouvelle opposition. Les gens devaient considérer leurs options comme un choix entre des pouvoirs hiérarchiques - démocratie étatique ou terroristes fondamentalistes - plutôt qu'entre la domination et la liberté. Dans l'environnement conservateur qui a suivi le 11 septembre, le mouvement anti-guerre a rapidement été dominé par des groupes réformistes et hiérarchiquement organisés. Bien que le mouvement ait débuté par la journée de protestation la plus suivie de l'histoire de l'humanité, le 15 février 2003, les organisateurs ont délibérément canalisé l'énergie des participants dans des rituels contrôlés de manière rigide qui ne remettaient pas en cause la machine de guerre. En deux ans, le mouvement anti-guerre a complètement dilapidé l'élan acquis pendant l'ère de l'anti-mondialisation.
Le mouvement anti-guerre n'a pas pu arrêter l'occupation de l'Irak, ni même se maintenir, car les gens ne sont ni habilités ni comblés en participant passivement à des spectacles symboliques. En revanche, l'efficacité des réseaux décentralisés peut être constatée dans les nombreuses victoires du mouvement anti-mondialisation : la fermeture des sommets, l'effondrement de l'OMC et de la ZLEA, la réduction spectaculaire du FMI et de la Banque mondiale.[16] Ce mouvement non hiérarchique a démontré que les gens souhaitent se libérer de la domination, et qu'ils ont la capacité de coopérer de manière anti-autoritaire même dans de grands groupes d'étrangers de nations et de cultures différentes.
Ainsi, des études scientifiques de l'histoire humaine aux protestataires qui font l'histoire aujourd'hui, les preuves contredisent massivement le récit étatique de la nature humaine. Plutôt que de venir d'une ascendance brutalement autoritaire et d'intégrer plus tard ces instincts dans un système compétitif basé sur l'obéissance à l'autorité, l'humanité n'a pas eu une seule trajectoire. Nos débuts semblent avoir été caractérisés par un éventail entre un égalitarisme strict et une hiérarchie à petite échelle avec une distribution relativement égale des richesses. Lorsque des hiérarchies coercitives ont fait leur apparition, elles ne se sont pas répandues partout immédiatement et ont souvent provoqué une résistance importante. Même lorsque les sociétés sont régies par des structures autoritaires, la résistance fait partie intégrante de la réalité sociale au même titre que la domination et l'obéissance. En outre, l'État et la civilisation autoritaire ne sont pas les derniers arrêts sur la ligne. Même si une révolution mondiale n'a pas encore réussi, nous avons de nombreux exemples de sociétés post-étatiques, dans lesquelles nous pouvons discerner des indices d'un avenir sans État.
Il y a un demi-siècle, l'anthropologue Pierre Clastres a conclu que les sociétés apatrides et anti-autoritaires qu'il a étudiées en Amérique du Sud n'étaient pas issues d'une époque primordiale, comme l'avaient supposé les autres Occidentaux. Au contraire, ils étaient bien conscients de l'émergence possible de l'État, et ils s'organisaient pour l'empêcher. Il s'avère que beaucoup d'entre eux étaient en fait des sociétés post-étatiques fondées par des réfugiés et des rebelles qui avaient fui ou renversé les États précédents. De même, l'anarchiste Peter Lamborn Wilson a émis l'hypothèse que les sociétés anti-autoritaires de l'est de l'Amérique du Nord se sont formées en résistance aux sociétés hiérarchiques de construction de monticules de Hopewell, et des recherches récentes semblent le confirmer. Ce que d'autres avaient interprété comme des ethnies ahistoriques était le résultat final de mouvements politiques.
Les cosaques qui ont habité les frontières russes fournissent un autre exemple de ce phénomène. Leurs sociétés ont été fondées par des personnes fuyant le servage et d'autres inconvénients de l'oppression gouvernementale. Ils ont appris l'équitation et ont développé des compétences martiales impressionnantes pour survivre dans l'environnement frontalier et se défendre contre les États voisins. Finalement, ils en sont venus à être considérés comme une ethnie distincte jouissant d'une autonomie privilégiée, et le tsar auquel leurs ancêtres ont renoncé les a recherchés comme alliés militaires.
Selon le politologue de Yale, James C. Scott, tout ce qui concerne ces sociétés - des cultures qu'elles pratiquent à leurs systèmes de parenté - peut être lu comme des stratégies sociales anti-autoritaires. Scott documente les tribus des collines de l'Asie du Sud-Est, une agglomération de sociétés existant sur un terrain accidenté où les structures étatiques fragiles sont gravement désavantagées. Pendant des centaines d'années, ces peuples ont résisté à la domination de l'État, notamment aux fréquentes guerres de conquête ou d'extermination de l'empire chinois et aux périodes d'attaques continues des esclavagistes. La diversité culturelle et linguistique est exponentiellement plus grande dans les collines que dans les rizières des vallées contrôlées par l'État, où la monoculture est prédominante. Les habitants des collines parlent souvent plusieurs langues et appartiennent à plusieurs ethnies. Leur organisation sociale est propice à une dispersion et à une réunification rapides et faciles, leur permettant d'échapper aux agressions et de mener une guérilla. Leurs systèmes de parenté sont basés sur des relations qui se chevauchent et qui sont redondantes, ce qui crée un réseau social solide et limite la formalisation du pouvoir. Leurs cultures orales sont plus décentralisées et plus souples que les cultures lettrées voisines, dans lesquelles le recours à l'écrit encourage l'orthodoxie et donne un pouvoir supplémentaire à ceux qui ont les moyens de tenir des registres.
Les habitants des collines ont une relation intéressante avec les États voisins. Les habitants des vallées les considèrent comme des "ancêtres vivants", même s'ils se sont formés en réponse aux civilisations des vallées. Ils sont post-étatiques, et non pré-étatiques, mais l'idéologie de l'État refuse de reconnaître une telle catégorie comme "post-étatique" parce que l'État se suppose être le sommet du progrès. Les sujets des civilisations de la vallée se sont souvent "dirigés vers les collines" pour vivre plus librement ; cependant, les récits et les mythologies des civilisations chinoise, vietnamienne, birmane et d'autres civilisations autoritaires au cours des siècles qui ont précédé la Seconde Guerre mondiale semblent avoir été conçus pour empêcher leurs membres de "retourner" vers ceux qu'ils percevaient comme des barbares. Selon certains spécialistes, la Grande Muraille de Chine a été construite autant pour empêcher les Chinois d'entrer que pour empêcher les barbares de sortir. Pourtant, dans les civilisations de la vallée de la Chine et de l'Asie du Sud-Est, les mythes, la langue et les rituels qui pourraient expliquer ces défections culturelles faisaient cruellement défaut. La culture a été utilisée comme une autre Grande Muraille pour maintenir ces fragiles civilisations unies. Pas étonnant que les "barbares" aient abandonné la langue écrite au profit d'une culture orale plus décentralisée : sans documents écrits et sans une classe spécialisée de scribes, l'histoire est devenue un bien commun, plutôt qu'un outil d'endoctrinement.
Loin d'être un progrès social nécessaire que les gens acceptent volontiers, l'État est une imposition que beaucoup de gens tentent de fuir. Un proverbe birman le résume bien : "Il est facile pour un sujet de trouver un seigneur, mais difficile pour un seigneur de trouver un sujet." En Asie du Sud-Est, jusqu'à récemment, le but premier de la guerre n'était pas de s'emparer d'un territoire mais de capturer des sujets, car les gens couraient souvent vers les collines pour créer des sociétés égalitaires.[17] Il est ironique que nous soyons si nombreux à être convaincus que nous avons un besoin essentiel de l'État, alors qu'en fait c'est l'État qui a besoin de nous.
Un sens du soi plus large
Il y a cent ans, Peter Kropotkin, le géographe et théoricien anarchiste russe, a publié son livre révolutionnaire, Mutual Aid, qui soutient que la tendance des gens à s'aider mutuellement, dans un esprit de solidarité, a été un facteur d'évolution humaine plus important que la compétition. Nous pouvons voir que les comportements coopératifs jouent un rôle similaire dans la survie de nombreuses espèces de mammifères, d'oiseaux, de poissons et d'insectes. Pourtant, la croyance persiste que les humains sont naturellement égoïstes, compétitifs, belliqueux et dominés par les hommes. Cette croyance est fondée sur une représentation erronée des peuples dits primitifs comme étant brutaux, et de l'État comme une force nécessaire et pacificatrice.
Les Occidentaux qui se considèrent comme le sommet de l'évolution humaine considèrent généralement les chasseurs-cueilleurs et les autres peuples apatrides comme des reliques du passé, même s'ils sont vivants dans le présent. Ce faisant, ils présument que l'histoire est une progression inévitable de moins en plus complexe, et que la civilisation occidentale est plus complexe que d'autres cultures. Si l'histoire est organisée en âge de pierre, âge du bronze, âge du fer, âge industriel, âge de l'information, etc., quelqu'un qui n'utilise pas d'outils métalliques doit encore vivre à l'âge de pierre, n'est-ce pas ? Mais il est pour le moins eurocentrique de supposer qu'un chasseur-cueilleur qui connaît les usages de mille plantes différentes est moins sophistiqué qu'un opérateur de centrale nucléaire qui sait appuyer sur mille boutons différents mais ne sait pas d'où vient sa nourriture.
Le capitalisme est peut-être capable d'exploits de production et de distribution qui n'ont jamais été possibles auparavant, mais en même temps cette société est tragiquement incapable de nourrir et de maintenir en bonne santé tout le monde, et n'a jamais existé sans inégalités flagrantes, oppression et dévastation de l'environnement. On pourrait dire que les membres de notre société sont socialement rabougris, voire carrément primitifs, lorsqu'il s'agit de pouvoir coopérer et s'organiser sans contrôle autoritaire.
Une vision nuancée des sociétés apatrides montre qu'elles ont leurs propres formes d'organisation sociale développées et leurs propres histoires complexes, qui contredisent toutes deux les notions occidentales sur les caractéristiques humaines "naturelles". La grande diversité des comportements humains considérés comme normaux dans les différentes sociétés remet en question l'idée même de la nature humaine.
Notre compréhension de la nature humaine influence directement les attentes que nous avons à l'égard des gens. Si les humains sont naturellement égoïstes et compétitifs, nous ne pouvons pas espérer vivre dans une société coopérative. Lorsque nous voyons comment d'autres cultures ont caractérisé différemment la nature humaine, nous pouvons reconnaître la nature humaine comme une valeur culturelle, une mythologie idéalisée et normative qui justifie la façon dont une société est organisée. La civilisation occidentale consacre une immense quantité de ressources au contrôle social, au maintien de l'ordre et à la production culturelle renforçant les valeurs capitalistes. L'idée occidentale de la nature humaine fonctionne comme une partie de ce contrôle social, décourageant la rébellion contre l'autorité. On nous enseigne dès l'enfance que sans autorité, la vie humaine sombrerait dans le chaos.
Cette vision de la nature humaine a été avancée par Hobbes et d'autres philosophes européens pour expliquer les origines et la finalité de l'État ; cela a marqué un glissement vers des arguments scientifiques à une époque où les arguments divins ne suffisaient plus. Hobbes et ses contemporains ne disposaient pas des données psychologiques, historiques, archéologiques et ethnographiques que nous avons aujourd'hui, et leur pensée était encore fortement influencée par un héritage des enseignements chrétiens. Même maintenant que nous avons accès à une abondance d'informations contredisant la cosmologie chrétienne et les sciences politiques étatistes, la conception populaire de la nature humaine n'a pas changé de façon spectaculaire. Pourquoi sommes-nous encore si mal éduqués ? Une deuxième question répond à la première : qui contrôle l'éducation dans notre société ? Néanmoins, toute personne qui s'oppose au dogme autoritaire est confrontée à une bataille difficile contre l'accusation de "romantisme".
Mais si la nature humaine n'est pas fixe, si elle peut englober un large éventail de possibilités, ne pourrions-nous pas utiliser une dose d'imagination romantique pour envisager de nouvelles possibilités ? Les actes de rébellion qui se produisent actuellement dans notre société, du camp de protestation de Faslane aux Marchés Vraiment Vraiment Libres, contiennent les graines d'une société pacifique et ouverte. Les réactions populaires aux catastrophes naturelles telles que l'ouragan Katrina à la Nouvelle-Orléans montrent que chacun a le potentiel pour coopérer lorsque l'ordre social dominant est perturbé. Ces exemples montrent la voie vers un sens plus large du soi - une compréhension des êtres humains en tant que créatures capables d'un large éventail de comportements.
On pourrait dire que l'égoïsme est naturel, dans la mesure où les gens vivent inévitablement selon leurs propres désirs et expériences. Mais l'égoïsme ne doit pas nécessairement être compétitif ou dédaigneux envers les autres. Nos relations vont bien au-delà de notre corps et de notre esprit : nous vivons en communauté, nous dépendons des écosystèmes pour notre nourriture et notre eau, et nous avons besoin d'amis, de familles et d'amoureux pour notre santé émotionnelle. Sans concurrence ni exploitation institutionnalisées, l'intérêt personnel d'une personne se superpose aux intérêts de sa communauté et de son environnement. Considérer nos relations avec nos amis et la nature comme des parties fondamentales de nous-mêmes élargit notre sentiment de connexion avec le monde et notre responsabilité envers celui-ci. Il n'est pas dans notre intérêt d'être dominé par les autorités ou de dominer les autres ; en développant un sens plus large de nous-mêmes, nous pouvons structurer nos vies et nos communautés en conséquence.
Lectures recommandées
Robert K. Dentan, The Semai : A Nonviolent People of Malaya. New York : Holt, Rinehart and Winston, 1979.
Christopher Boehm, “Egalitarian Behavior and Reverse Dominance Hierarchy,” Current Anthropology, Vol.34, No.3, June 1993.
Pierre Clastres, La Société contre l'État, Recherche d'anthropologie politique, Minuit, 1974 (réédité en 2011).
Leslie Feinberg, Transgender Warriors : Making History from Joan of Arc to Dennis Rodman, Boston : Beacon Press, 1997.
David Graeber, Fragments of an Anarchist Anthropology, Chicago : Prickly Paradigm Press, 2004.
Colin M. Turnbull, The Forest People, New York : Simon & Schuster, 1961.
James C. Scott, Domination and the Arts of Resistance : Hidden Transcripts, New Haven : Yale University Press, 1990.
Bob Black, “The Abolition of Work,” 1985. *
2. Les décisions
L'anarchie, c'est l'absence de dirigeants. Les gens libres ne suivent pas les ordres ; ils prennent leurs propres décisions et parviennent à des accords avec leur communauté, et développent des moyens communs pour mettre ces décisions en pratique.
Comment les décisions seront-elles prises ?
Il ne devrait y avoir aucun doute que les êtres humains peuvent prendre des décisions de manière non hiérarchique et égalitaire. La majorité des sociétés humaines ont été apatrides, et de nombreuses sociétés apatrides n'ont pas été gouvernées par les diktats d'un "homme fort", mais par des assemblées communes utilisant une certaine forme de consensus. De nombreuses sociétés fondées sur le consensus ont survécu à des milliers d'années, même à travers le colonialisme européen jusqu'à nos jours, en Afrique, en Australie, en Asie, dans les Amériques et dans les périphéries de l'Europe.
Les personnes issues de sociétés dans lesquelles le pouvoir de décision a été monopolisé par l'État et les entreprises peuvent initialement avoir du mal à prendre des décisions de manière égalitaire, mais cela devient plus facile avec la pratique. Heureusement, nous avons tous une certaine expérience de la prise de décision horizontale. La plupart des décisions que nous prenons dans la vie quotidienne, avec nos amis et, espérons-le, avec nos collègues et notre famille également, nous les prenons sur la base de la coopération plutôt que de l'autorité. L'amitié est précieuse car c'est un espace dans lequel nous interagissons d'égal à égal, où nos opinions sont valorisées quel que soit notre statut social. Les groupes d'amis utilisent généralement un consensus informel pour décider comment passer du temps ensemble, organiser des activités, s'entraider et relever les défis de leur vie quotidienne. Ainsi, la plupart d'entre nous comprennent déjà le consensus de manière intuitive ; il faut plus de pratique pour apprendre comment parvenir à un consensus avec des personnes qui sont sensiblement différentes de nous, en particulier dans les grands groupes ou lorsqu'il est nécessaire de coordonner des activités complexes, mais c'est possible.
Le consensus n'est pas le seul moyen de responsabiliser la prise de décision. Dans certains cas, des groupes qui sont de véritables associations bénévoles peuvent encore donner des pouvoirs à leurs membres lorsqu'ils utilisent la prise de décision à la majorité. Ou encore, une personne prenant ses propres décisions et agissant seule peut inspirer des dizaines d'autres personnes à entreprendre des actions similaires ou à soutenir ce qu'elle a commencé, évitant ainsi le poids parfois étouffant des réunions. Dans des circonstances créatives ou inspirantes, les personnes parviennent souvent à se coordonner de manière spontanée et chaotique, produisant ainsi des résultats sans précédent. La forme spécifique de prise de décision n'est qu'un outil, et avec le consensus ou l'action individuelle comme avec la prise de décision à la majorité, les gens peuvent prendre une part active à l'utilisation de cet outil comme ils le jugent bon.
En 1929, les anarchistes coréens ont eu l'occasion de démontrer la capacité des gens à prendre leurs propres décisions. La Fédération communiste anarchiste coréenne (KACF) était une organisation énorme à l'époque, avec suffisamment de soutien pour pouvoir déclarer une zone autonome dans la province de Shinmin. Shinmin se trouvait hors de Corée, en Mandchourie, mais deux millions d'immigrants coréens y vivaient. Grâce à des assemblées et à une structure fédérative décentralisée issue de la KACF, ils ont créé des conseils de village, de district et de zone pour traiter des questions d'agriculture coopérative, d'éducation et de finances. Ils ont également formé une armée dirigée par l'anarchiste Kim Jwa-Jin, qui a utilisé des tactiques de guérilla contre les forces soviétiques et japonaises. Les sections de la KACF en Chine, en Corée et au Japon ont organisé des efforts de soutien international. Coincée entre les staliniens et l'armée impériale japonaise, la province autonome fut finalement écrasée en 1931. Mais pendant deux ans, d'importantes populations s'étaient libérées de l'autorité des propriétaires et des gouverneurs et avaient réaffirmé leur pouvoir de prendre des décisions collectives, d'organiser leur vie quotidienne, de poursuivre leurs rêves et de défendre ces rêves contre les armées d'invasion.[18]
L'une des histoires anarchistes les plus connues est celle de la guerre civile espagnole. En juillet 1936, le général Franco a lancé un coup d'État fasciste en Espagne. Du point de vue de l'élite, c'était un acte nécessaire ; les officiers militaires, les propriétaires terriens et la hiérarchie religieuse de la nation étaient terrifiés par les mouvements anarchistes et socialistes croissants. La monarchie avait déjà été abolie, mais les ouvriers et les paysans ne se contentaient pas de la démocratie représentative. Le coup d'État ne s'est pas déroulé sans heurts. Alors que dans de nombreux domaines, le gouvernement républicain espagnol s'est facilement effondré et s'est résigné au fascisme, le syndicat anarchiste (CNT) et d'autres anarchistes travaillant de façon autonome ont formé des milices, saisi des arsenaux, pris d'assaut des casernes et vaincu des troupes formées. Les anarchistes étaient particulièrement forts en Catalogne, en Aragon, dans les Asturies et dans une grande partie de l'Andalousie. Les travailleurs ont également défait le coup d'État à Madrid et à Valence, où les socialistes étaient forts, et dans une grande partie du Pays basque. Dans les zones anarchistes, le gouvernement a effectivement cessé de fonctionner.
Dans ces zones apatrides de la campagne espagnole, en 1936, les paysans s'organisaient selon les principes du communisme, du collectivisme ou du mutualisme, en fonction de leurs préférences et des conditions locales. Ils ont formé des milliers de collectifs, en particulier en Aragon, en Catalogne et à Valence. Certains ont aboli tout argent et toute propriété privée, d'autres ont organisé des systèmes de quotas pour garantir la satisfaction des besoins de chacun. La diversité des formes qu'ils ont développées témoigne de la liberté qu'ils ont eux-mêmes créée. Alors que tous ces villages étaient autrefois embourbés dans le même contexte étouffant de féodalisme et de développement du capitalisme, en quelques mois de renversement de l'autorité gouvernementale et de rassemblement en assemblées villageoises, ils ont donné naissance à des centaines de systèmes différents, unis par des valeurs communes comme la solidarité et l'auto-organisation. Et ils ont développé ces différentes formes en tenant des assemblées ouvertes et en prenant des décisions sur leur avenir en commun.
La ville de Magdalena de Pulpis, par exemple, a complètement supprimé l'argent. Un habitant a déclaré : "Tout le monde travaille et chacun a droit à ce dont il a besoin gratuitement. Il se rend simplement au magasin où l'on lui fournit des provisions et toutes les autres nécessités. Tout est distribué gratuitement avec seulement une note de ce qu'il a pris."[19] L'enregistrement de ce que chacun a pris permet à la communauté de distribuer les ressources de manière égale en période de pénurie, et garantit généralement la responsabilité.
D'autres collectifs ont élaboré leurs propres systèmes d'échange. Ils émettaient de l'argent local sous forme de bons, de jetons, de carnets de rationnement, de certificats et de coupons qui ne portaient pas d'intérêt et n'étaient pas négociables en dehors du collectif émetteur. Les communautés qui avaient supprimé l'argent payaient les travailleurs sous forme de coupons en fonction de la taille de la famille - un "salaire familial" basé sur les besoins de la famille plutôt que sur la productivité de ses membres actifs. Des biens locaux abondants comme le pain, le vin et l'huile d'olive étaient distribués gratuitement, tandis que d'autres articles "pouvaient être obtenus au moyen de coupons au dépôt communal". Les biens excédentaires étaient échangés avec d'autres villes et villages anarchistes. "[20] Les nouveaux systèmes monétaires ont fait l'objet de nombreuses expérimentations. En Aragon, il y avait des centaines de types différents de coupons et de systèmes monétaires, aussi la Fédération des Collectifs Paysans d'Aragon décida-elle à l'unanimité de remplacer les monnaies locales par un carnet de rationnement standard - bien que chaque collectif ait conservé le pouvoir de décider de la manière dont les marchandises seraient distribuées et du montant des coupons que les travailleurs recevraient.
Tous les collectifs, une fois qu'ils avaient pris le contrôle de leurs villages, organisaient des assemblées de masse ouvertes pour discuter des problèmes et planifier la façon de s'organiser. Les décisions étaient prises par vote ou par consensus. Les assemblées de village se réunissaient généralement entre une fois par semaine et une fois par mois ; les observateurs étrangers qui les ont étudiées ont remarqué que la participation était large et enthousiaste. De nombreux villages collectivisés se sont joints à d'autres collectifs afin de mettre en commun leurs ressources, de s'entraider et d'organiser le commerce. Les collectifs d'Aragon ont donné des centaines de tonnes de nourriture aux milices volontaires qui retenaient les fascistes sur le front, et ont également accueilli un grand nombre de réfugiés qui avaient fui les fascistes. La ville de Graus, par exemple, qui compte 2 600 habitants, a accueilli et soutenu 224 réfugiés, dont seulement 20 pouvaient travailler.
Lors des assemblées, les collectifs ont discuté des problèmes et des propositions. De nombreux collectifs ont élu des comités administratifs, généralement composés d'une demi-douzaine de personnes, pour gérer les affaires jusqu'à la réunion suivante. Les assemblées ouvertes :
a permis aux habitants de connaître, de comprendre et de se sentir si bien intégrés mentalement dans la société, de participer à la gestion des affaires publiques, aux responsabilités, que les récriminations, les tensions qui surviennent toujours lorsque le pouvoir de décision est confié à quelques individus... ne s'y sont pas produites. Les assemblées étaient publiques, les objections, les propositions débattues publiquement, chacun étant libre, comme dans les assemblées syndicales, de participer aux discussions, de critiquer, de proposer, etc. La démocratie s'étendait à l'ensemble de la vie sociale. Dans la plupart des cas, même les individualistes [les locaux qui n'avaient pas rejoint le collectif] pouvaient prendre part aux délibérations. Ils ont été entendus au même titre que les collectivistes.[21]
Si tous les habitants d'un village n'étaient pas membres du collectif, il pourrait y avoir un conseil municipal en plus de l'assemblée collective, afin que personne ne soit exclu de la prise de décision.
Dans de nombreux collectifs, ils ont convenu que si un membre enfreignait une fois une règle collective, il était réprimandé. Si cela se produisait une deuxième fois, il était renvoyé à l'assemblée générale. Seule l'assemblée générale pouvait expulser un membre du collectif ; les délégués et les administrateurs n'avaient pas de pouvoir punitif. Le pouvoir de l'assemblée générale de réagir aux transgressions était également utilisé pour empêcher les personnes à qui des tâches avaient été déléguées d'être irresponsables ou autoritaires ; les délégués ou les administrateurs élus qui ne respectaient pas les décisions collectives ou usurpaient l'autorité étaient suspendus ou révoqués par un vote général. Dans certains villages divisés entre anarchistes et socialistes, les paysans ont formé deux collectifs côte à côte, afin de permettre différentes façons de prendre et d'appliquer les décisions plutôt que d'imposer une méthode à tout le monde.
Gaston Leval a décrit une assemblée générale dans le village de Tamarite de Litera, dans la province de Huesca, à laquelle les paysans non collectifs ont également été autorisés à assister. Un problème soulevé lors de la réunion était que plusieurs paysans qui n'avaient pas rejoint le collectif ont laissé leurs parents âgés à la charge du collectif tout en prenant la terre de leurs parents pour la cultiver comme leur propre terre. Tout le groupe a discuté de ce problème et a finalement décidé d'adopter une proposition spécifique : ils ne jetteraient pas les parents âgés hors du collectif, mais ils voulaient tenir ces paysans responsables, alors ils ont décidé que ces derniers devaient s'occuper de leurs parents ou bien ne recevoir ni solidarité ni terre du collectif. En fin de compte, une résolution acceptée par toute une communauté aura plus de légitimité, et aura plus de chances d'être suivie, qu'une résolution transmise par un spécialiste ou un fonctionnaire du gouvernement.
Des décisions importantes sont également prises chaque jour au travail dans les champs :
Le travail des collectifs a été mené par des équipes de travailleurs, dirigées par un délégué choisi par chaque équipe. La terre était divisée en zones cultivées. Les délégués des équipes travaillaient comme les autres. Il n'y avait pas de privilèges particuliers. Après le travail de la journée, les délégués de toutes les équipes de travail se réunissaient sur le lieu de travail et prenaient les dispositions techniques nécessaires pour le travail du lendemain... L'assemblée a pris des décisions finales sur toutes les questions importantes et a donné des instructions aux délégués des équipes et à la commission administrative. "[22]
De nombreuses régions avaient également des comités de district qui mettaient en commun les ressources de tous les collectifs d'un district, agissant essentiellement comme un centre d'échange pour faire circuler les surplus des collectifs qui en disposaient vers d'autres collectifs qui en avaient besoin. Des centaines de collectifs ont rejoint les fédérations organisées par la CNT ou l'UGT (le syndicat socialiste). Les fédérations assuraient la coordination économique, la mise en commun des ressources pour permettre aux paysans de construire leurs propres conserveries de fruits et légumes, la collecte d'informations sur les articles qui étaient en abondance et ceux qui étaient en pénurie, et l'organisation de systèmes d'échange uniformes. Cette forme collective de prise de décision s'est avérée efficace pour les quelque sept à huit millions de paysans impliqués dans ce mouvement. La moitié des terres de l'Espagne antifasciste - les trois quarts des terres d'Aragon - étaient collectivisées et auto-organisées.
En août 1937, un peu plus d'un an après que les paysans anarchistes et socialistes aient commencé à former des collectifs, le gouvernement républicain, sous le contrôle des staliniens, s'était suffisamment consolidé pour s'opposer aux zones de non-droit d'Aragon. La Brigade Karl Marx, les unités des Brigades internationales et d'autres unités désarmèrent et dissolvèrent les collectifs en Aragon, écrasant toute résistance et repoussant de nombreux anarchistes et socialistes libertaires dans les prisons et les chambres de torture que les staliniens avaient mises en place pour les utiliser contre leurs alliés révolutionnaires.
Le Brésil d'aujourd'hui présente une similitude avec l'Espagne de 1936, en ce sens qu'un minuscule pourcentage de la population possède près de la moitié de toutes les terres, alors que des millions de personnes sont sans terre ou sans moyens de subsistance. Un important mouvement social a vu le jour en réponse à cette situation. Le Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra (MST), ou Mouvement des travailleurs sans terre, est composé de 1,5 million de travailleurs pauvres qui occupent des terres inutilisées pour créer des collectifs agricoles. Depuis sa création en 1984, le MST a obtenu des titres de propriété pour 350 000 familles vivant dans 2 000 localités différentes. L'unité de base de l'organisation est constituée par un groupe de familles vivant ensemble dans une colonie sur des terres occupées. Ces groupes conservent leur autonomie et organisent eux-mêmes les questions de la vie quotidienne. Pour participer aux réunions régionales, ils désignent deux ou trois représentants, qui sont en principe un homme et une femme, bien que dans la pratique ce ne soit pas toujours le cas. Le MST a une structure fédérative ; il existe également des organes de coordination au niveau de l'État et au niveau national. Alors que la plupart des décisions sont prises au niveau de la base avec l'occupation des terres, l'agriculture et l'établissement de colonies, le MST s'organise également à des niveaux plus élevés pour coordonner les protestations massives et les blocages d'autoroute afin de faire pression sur le gouvernement pour qu'il donne des titres de propriété aux colonies. Le MST a fait preuve de beaucoup d'innovation et de force, en mettant en place des écoles et en se protégeant contre les fréquentes répressions policières. Il a développé des pratiques d'agriculture durable, notamment en créant des banques de semences indigènes, et il a envahi et détruit des plantations forestières d'eucalyptus nuisibles à l'environnement et des terrains d'essai pour les cultures génétiquement modifiées.
Dans la logique de la démocratie, 1,5 million de personnes est considéré comme un groupe tout simplement trop important pour que tout le monde puisse participer directement à la prise de décision ; la majorité devrait confier ce pouvoir aux politiciens. Mais le MST est porteur d'un idéal dans lequel toutes les décisions possibles restent au niveau local. Dans la pratique, cependant, ils ne répondent souvent pas à cet idéal. En tant qu'organisation massive qui ne cherche pas à abolir le capitalisme ou à renverser l'État, mais plutôt à faire pression sur lui, le MST a été introduit dans le jeu de la politique, dans lequel tous les principes sont à vendre. En outre, une grande partie de ses membres proviennent de communautés extrêmement pauvres et opprimées qui, pendant des générations, ont été contrôlées par une combinaison de religion, de patriotisme, de criminalité, de toxicomanie et de patriarcat. Ces dynamiques ne disparaissent pas lorsque les gens entrent dans le mouvement, et elles causent des problèmes importants au sein du MST.
Tout au long des années 80 et 90, de nouvelles implantations du MST ont été créées par des militants de l'organisation qui cherchaient des sans-terre dans les zones rurales ou surtout dans les favelas, les bidonvilles urbains, qui voulaient former un groupe et occuper des terres. Ils passaient par une période de construction de base de deux mois, au cours de laquelle ils organisaient des réunions et des débats pour essayer de créer un sentiment de communauté, d'affinité et de terrain politique commun. Puis ils occupaient un terrain inutilisé appartenant à un grand propriétaire, choisissaient des représentants pour se fédérer avec la plus grande organisation et se mettaient à l'agriculture. Les militants travaillant avec le MST local passaient périodiquement pour voir si le village avait besoin d'aide pour acquérir des outils et du matériel, résoudre des conflits internes ou se protéger de la police, des paramilitaires ou des grands propriétaires terriens, qui conspiraient tous fréquemment pour menacer et assassiner les membres du MST.
En partie grâce à l'autonomie de chaque établissement, ils ont obtenu des résultats divers. Les gauchistes d'autres pays romancent généralement le MST, tandis que les médias capitalistes brésiliens les dépeignent tous comme des voyous violents qui volent des terres pour les vendre ensuite. En fait, la représentation des médias capitalistes est exacte dans certains cas, mais en aucun cas dans la majorité des cas. Il n'est pas rare que les habitants d'une nouvelle colonie divisent la terre et se battent ensuite pour les lotissements. Certains peuvent vendre leur lotissement à un propriétaire local, ou ouvrir un magasin d'alcool sur leur lotissement et alimenter l'alcoolisme, ou empiéter sur le lotissement de leur voisin, et ces conflits de frontières sont parfois résolus avec violence. La majorité des colonies se divisent en lots complètement individualisés et séparés plutôt que de travailler la terre collectivement ou communément. Une autre faiblesse commune reflète la société d'où viennent ces travailleurs sans terre - beaucoup de colonies sont dominées par une culture chrétienne, patriotique et patriarcale.
Bien qu'il faille remédier à ses faiblesses, le MST a remporté une longue liste de victoires. Le mouvement a permis à un grand nombre de personnes extrêmement pauvres de gagner des terres et de devenir autonomes. Nombre des colonies qu'il crée jouissent d'un niveau de vie bien plus élevé que les bidonvilles qu'il a laissés derrière lui, et sont liées par un sentiment de solidarité et de communauté. À tous égards, leur réussite est un triomphe pour l'action directe : en faisant fi de la légalité ou en demandant aux puissants de changer, plus d'un million de personnes ont gagné des terres et le contrôle de leur vie en allant le faire elles-mêmes. La société brésilienne ne s'est pas effondrée à cause de cette vague d'anarchie ; au contraire, elle est devenue plus saine, bien que de nombreux problèmes subsistent, dans la société en général et dans les colonies. Cela dépend en grande partie des circonstances, si une colonie donnée est autonomisante et libérée ou compétitive et oppressive.
Selon un membre du MST qui a travaillé pendant plusieurs années dans l'une des régions les plus dangereuses du Brésil, deux mois n'étaient tout simplement pas suffisants dans la plupart des cas pour surmonter la formation antisociale des gens et créer un véritable sentiment de communauté, mais c'était bien mieux que le schéma qui prévalait dans la période suivante. Alors que l'organisation se développait rapidement, de nombreux militants ont commencé à rassembler les colonies en recrutant des groupes d'étrangers, en leur promettant des terres et en les envoyant dans les régions où le sol était le plus pauvre ou les propriétaires les plus violents, contribuant souvent à la déforestation. Naturellement, l'accent mis sur les résultats quantitatifs a amplifié les pires caractéristiques de l'organisation et l'a affaiblie à bien des égards, alors même que son pouvoir politique augmentait.[23]
Le contexte de ce tournant dans le MST a été l'élection du président Lula du Parti des travailleurs (PT) en 2003. Auparavant, le MST était autonome : il ne coopérait pas avec les partis politiques et n'autorisait pas l'entrée de politiciens dans l'organisation, bien que de nombreux organisateurs aient utilisé le MST pour lancer des carrières politiques. Mais avec la victoire sans précédent du Parti des travailleurs, progressiste et socialiste, la direction du MST a tenté d'interdire à quiconque dans l'organisation de s'exprimer publiquement contre la nouvelle politique agraire du gouvernement. Dans le même temps, le MST a commencé à recevoir d'énormes sommes d'argent du gouvernement. Lula avait promis de donner des terres à un certain nombre de familles et la direction du MST s'est empressée de remplir ce quota et d'englober sa propre organisation, abandonnant sa base et ses principes. De nombreux organisateurs et dirigeants influents du MST, soutenus par les colonies les plus radicales, ont critiqué cette collaboration avec le gouvernement et ont fait pression pour une position plus anti-autoritaire. En fait, en 2005, lorsque le programme agraire du PT s'est avéré décevant, le MST a recommencé à défier férocement le gouvernement.
Aux yeux des anti-autoritaires, l'organisation avait perdu de sa crédibilité et a prouvé une fois de plus les résultats prévisibles de la collaboration avec le gouvernement. Mais au sein du mouvement, il existe encore de nombreuses sources d'inspiration. Beaucoup de colonies continuent à démontrer la capacité des gens à surmonter leur socialisation capitaliste et autoritaire, s'ils prennent sur eux de le faire. Le meilleur exemple est peut-être celui des Comunas da Terra, un réseau de colonies qui constituent une minorité au sein du MST, qui cultivent la terre en commun, nourrissent un esprit de solidarité, défient le sexisme et les mentalités capitalistes en interne et créent des exemples concrets d'anarchie. Il est remarquable que les habitants des Comunas da Terra jouissent d'un niveau de vie plus élevé que ceux qui vivent dans les colonies individualisées.
Il existe également des exemples contemporains d'organisation non hiérarchique en Amérique du Nord. Dans l'ensemble des États-Unis aujourd'hui, il existe des dizaines de projets anarchistes qui sont gérés sur une base consensuelle. La prise de décision par consensus peut être utilisée de manière ponctuelle pour planifier un événement ou une campagne, ou de manière plus permanente pour gérer un infoshop : un centre social anarchiste qui peut servir de librairie radicale, de bibliothèque, de café, de lieu de réunion, de salle de concert ou de magasin gratuit. Une réunion typique peut commencer par des bénévoles qui occupent les postes d'animateur et de preneur de notes. De nombreux groupes font également appel à un "observateur de vibrations", une personne qui se porte volontaire pour prêter une attention particulière aux émotions et aux interactions au sein du groupe, reconnaissant que le personnel est politique et que la tradition de suppression des émotions dans les espaces politiques découle de la séparation du public et du privé, une séparation sur laquelle reposent le patriarcat et l'État.
Ensuite, les participants créent un ordre du jour dans lequel ils énumèrent tous les sujets dont ils veulent parler. Pour chaque sujet, ils commencent par échanger des informations. Si une décision doit être prise, ils en discutent jusqu'à ce qu'ils trouvent un point de convergence des besoins et des désirs de chacun. Quelqu'un formule une proposition qui synthétise les contributions de chacun, et ils votent : approuvent, s'abstiennent ou bloquent. Si une personne s'y oppose, le groupe cherche une autre solution. Les décisions ne sont pas toujours le premier choix de chacun, mais tout le monde doit se sentir à l'aise avec chaque décision adoptée par le groupe. Tout au long de ce processus, l'animateur encourage la pleine participation de chacun et veille à ce que personne ne soit réduit au silence.
Parfois, le groupe est incapable de résoudre un problème particulier, mais l'option de n'arriver à aucune décision démontre qu'au sein d'un consensus, la santé du groupe est plus importante que l'efficacité. Ces groupes se forment sur le principe de l'association volontaire - toute personne est libre de partir si elle le souhaite, contrairement aux structures autoritaires qui peuvent refuser aux gens le droit de partir ou s'exempter d'un arrangement qu'ils n'acceptent pas. Selon ce principe, il est préférable de respecter les opinions divergentes des membres d'un groupe que d'appliquer une décision qui laisse certaines personnes exclues ou réduites au silence. Cela peut sembler peu pratique pour ceux qui n'ont pas participé à un tel processus, mais le consensus a servi de base à de nombreux ateliers d'information et projets similaires aux États-Unis pendant des années. En utilisant le consensus, ces groupes ont pris les décisions nécessaires pour organiser des espaces et des événements, atteindre les communautés environnantes, faire venir de nouveaux participants, collecter des fonds et résister aux tentatives des autorités locales et des chefs d'entreprise de les faire fermer. De plus, il semble que le nombre de projets utilisant le consensus aux États-Unis ne cesse d'augmenter. Il est vrai que le consensus fonctionne mieux pour les personnes qui se connaissent et qui ont un intérêt commun à travailler ensemble, qu'il s'agisse de bénévoles qui veulent gérer un infoshop, de voisins qui veulent résister à l'embourgeoisement ou de membres d'un groupe d'affinité qui planifient des attaques contre le système - mais cela fonctionne.
Une plainte courante est que les réunions de consensus prennent plus de temps, mais sont-elles vraiment moins efficaces ? Les modèles autoritaires de prise de décision, y compris le vote à la majorité dans lequel la minorité est forcée de se conformer à la décision de la majorité, cachent ou externalisent leurs coûts réels. Les communautés qui utilisent des moyens autoritaires pour prendre leurs décisions ne peuvent exister sans la police ou une autre structure pour faire appliquer ces décisions. Le consensus exclut la nécessité de faire appliquer et de punir en s'assurant que tout le monde est satisfait au préalable. Si l'on tient compte de toutes les heures de travail perdues par une communauté pour maintenir une force de police, ce qui représente une énorme ponction sur les ressources, les heures passées dans les réunions de consensus semblent être un bon usage du temps après tout.
La rébellion dans l'État d'Oaxaca, au sud du Mexique, offre un autre exemple de prise de décision populaire. En 2006, la population a pris le contrôle de la ville de Oaxaca et d'une grande partie de l'État. La population de Oaxaca est pour moitié indigène et les luttes contre le colonialisme et le capitalisme remontent à cinq cents ans. En juin 2006, 70 000 enseignants en grève se sont réunis à Oaxaca de Juarez, la capitale, pour faire pression sur leurs revendications pour un salaire décent et de meilleures installations pour les étudiants. Le 14 juin, la police a attaqué le campement des enseignants, mais ceux-ci ont riposté, forçant la police à quitter le centre de la ville, s'emparant des bâtiments gouvernementaux et expulsant les politiciens, et établissant des barricades pour les empêcher d'entrer. La ville de Oaxaca a été auto-organisée et autonome pendant cinq mois, jusqu'à l'envoi des troupes fédérales.
Après avoir forcé la police à quitter la capitale, les enseignants en grève ont été rejoints par des étudiants et d'autres travailleurs, et ensemble ils ont formé l'Asamblea Popular de los Pueblos de Oaxaca (Assemblée populaire des peuples d'Oaxaca). L'APPO est devenue un organe de coordination des mouvements sociaux de Oaxaca, organisant efficacement la vie sociale et la résistance populaire pendant plusieurs mois dans le vide créé par l'effondrement du contrôle de l'État. Elle a rassemblé des délégués de syndicats, d'organisations non gouvernementales, d'organisations sociales et de coopératives de tout l'État, cherchant à prendre des décisions dans l'esprit des pratiques indigènes de consensus - bien que la plupart des assemblées prennent des décisions à la majorité des voix. Les fondateurs de l'APPO ont rejeté la politique électorale et ont appelé les gens à travers l'état à organiser leurs propres assemblées à tous les niveaux.[24] Reconnaissant le rôle des partis politiques dans la cooptation des mouvements populaires, l'APPO leur a interdit de participer.
Selon un militant qui a aidé à fonder l'APPO :
L'APPO a donc été créée pour s'attaquer aux abus et créer une alternative. Elle devait être un espace de discussion, de réflexion, d'analyse et d'action. Nous avons reconnu qu'elle ne devait pas être une organisation unique, mais plutôt un organe de coordination global pour de nombreux groupes différents. Autrement dit, aucune idéologie ne devait prévaloir ; nous devions nous concentrer sur la recherche d'un terrain d'entente entre les divers acteurs sociaux. Étudiants, enseignants, anarchistes, marxistes, pratiquants - tout le monde était invité.
L'APPO est née sans structure formelle, mais a rapidement développé une capacité organisationnelle impressionnante. Les décisions de l'APPO sont prises par consensus au sein de l'assemblée générale, qui a été privilégiée en tant qu'organe de décision. Dans les premières semaines de notre existence, nous avons créé le Conseil d'État de l'APPO. Le conseil était à l'origine composé de 260 personnes - environ dix représentants de chacune des sept régions d'Oaxaca et des représentants des quartiers urbains et des municipalités d'Oaxaca.
La coordination provisoire a été créée pour faciliter le fonctionnement de l'APPO par le biais de différentes commissions. Différentes commissions ont été créées : judiciaire, financière, communication, droits de l'homme, égalité des sexes, défense des ressources naturelles, et bien d'autres encore. Les propositions sont générées dans des assemblées plus petites de chaque secteur de l'APPO et sont ensuite présentées à l'assemblée générale où elles sont débattues plus avant ou ratifiées.[25]
À maintes reprises, des assemblées populaires spontanées comme celle créée à Oaxaca se sont révélées capables de prendre des décisions judicieuses et de coordonner les activités de toute une population. Naturellement, elles attirent aussi des personnes qui veulent prendre le contrôle des mouvements sociaux et des personnes qui se considèrent comme des leaders naturels. Dans de nombreuses révolutions, ce qui a commencé comme une rébellion horizontale et libertaire devient autoritaire à mesure que les partis politiques ou les dirigeants autoproclamés cooptent et ferment les structures décisionnelles populaires. Les participants très visibles aux assemblées populaires peuvent également être poussés vers le conservatisme par la répression gouvernementale, puisqu'ils sont les cibles les plus visibles.
C'est une façon d'interpréter la dynamique qui s'est développée au sein de l'APPO après l'invasion fédérale d'Oaxaca fin octobre 2006. Alors que la répression s'intensifiait, certains des participants les plus bruyants de l'assemblée ont commencé à appeler à la modération, au grand dam des segments du mouvement qui étaient encore dans les rues. De nombreux membres de l'APPO et participants au mouvement se plaignent que le groupe a été repris par les staliniens et autres parasites qui utilisent les mouvements populaires comme outils pour leurs ambitions politiques. Et bien que l'APPO ait toujours pris position contre les partis politiques, la direction autoproclamée a profité de la situation difficile pour appeler à la participation aux prochaines élections comme seule ligne de conduite pragmatique.
Beaucoup de gens se sont sentis trahis. Le soutien à la collaboration était loin d'être universel au sein de l'APPO ; il était controversé même au sein du Conseil de l'APPO, le groupe décisionnel provisoire qui émergeait comme un organe de direction. Certaines personnes au sein de l'APPO ont créé d'autres formations pour diffuser des perspectives anarchistes, indigènes ou anti-autoritaires, et beaucoup ont simplement continué leur travail et ont ignoré les appels à se rendre en masse dans les isoloirs. En fin de compte, l'éthique anti-autoritaire qui constituait l'épine dorsale du mouvement et la base de ses structures formelles s'est avérée plus forte. La grande majorité des Oaxaquéniens ont boycotté les élections et le PRI, le parti conservateur qui était déjà au pouvoir, a dominé parmi les quelques personnes qui sont venues voter. La tentative de transformer les mouvements sociaux puissants et libérateurs de Oaxaca en une tentative de prise de pouvoir politique a été un échec total.
Une ville plus petite d'Oaxaca, Zaachila (25 000 habitants), peut permettre d'examiner de plus près la prise de décision horizontale. Pendant des années, des groupes ont travaillé ensemble contre les formes locales d'exploitation ; entre autres efforts, ils ont réussi à faire échouer le projet de construction d'une usine de Coca-Cola qui aurait consommé une grande partie de l'eau potable disponible. Lorsque la rébellion a éclaté dans la ville d'Oaxaca, une majorité des habitants ont décidé d'agir. Ils ont convoqué la première assemblée populaire de Zaachila au son des cloches, rassemblant tout le monde, pour partager la nouvelle de l'attaque de la police dans la ville d'Oaxaca et pour décider de ce qu'il fallait faire dans leur propre ville. D'autres réunions et actions ont suivi :
Des hommes, des femmes, des enfants et des membres du conseil municipal se sont réunis pour prendre possession du bâtiment municipal. Une grande partie du bâtiment était fermée à clé et nous n'utilisions que les couloirs et les bureaux qui étaient ouverts. Nous sommes restés dans le bâtiment municipal nuit et jour, en nous occupant de tout. Et c'est ainsi qu'ont vu le jour les assemblées de quartier. Nous disions : "C'est le tour du quartier de La Soledad et demain, c'est au tour de San Jacinto." C'est ainsi que les assemblées de quartier ont d'abord été utilisées, puis elles se sont transformées en organes de décision, ce qui est toujours le cas aujourd'hui.
La saisie du bâtiment municipal a été totalement spontanée. Les militants d'avant ont joué un rôle et ont d'abord dirigé les choses, mais la structure de l'assemblée populaire s'est développée peu à peu...
Des assemblées de quartier, composées d'un corps tournant de cinq personnes, sont également constituées dans chaque quartier de la ville et forment ensemble l'assemblée populaire permanente, le Conseil du peuple de Zaachila. Les membres des assemblées de quartier ne sont peut-être pas du tout des militants, mais peu à peu, à mesure qu'ils s'acquittent de leur obligation de transmettre des informations au Conseil, ils développent leur capacité de meneurs. Tous les accords conclus au sein du Conseil sont étudiés par ces cinq personnes, puis ramenés dans les quartiers pour être examinés. Ces assemblées sont totalement ouvertes ; tout le monde peut y assister et faire entendre sa voix. Les décisions sont toujours soumises à un vote général, et tous les adultes présents peuvent voter. Par exemple, si certaines personnes pensent qu'il faut construire un pont et d'autres que nous devons nous concentrer sur l'amélioration de l'électricité, nous votons sur ce que devrait être la priorité. La majorité simple l'emporte, cinquante pour cent plus un.[26]
Les habitants ont chassé le maire tout en maintenant les services publics, et ont également créé une radio communautaire. La ville a servi de modèle à des dizaines d'autres municipalités de l'État qui ont rapidement proclamé leur autonomie.
Des années avant ces événements à Zaachila, un autre groupe organisait des villages autonomes dans l'état d'Oaxaca. Pas moins de vingt-six comunautés rurales affiliées au Council of Indigenous Peoples of Oaxaca — Ricardo Flores Magon (Conseil des peuples indigènes de Oaxaca - Ricardo Flores Magon) ou CIPO-RFM, une organisation qui s'identifie à la tradition de résistance indigène et anarchiste du sud du Mexique ; le nom fait référence à un anarchiste indigène influent dans la révolution mexicaine. Dans la mesure où elles le peuvent, vivant sous un régime oppressif, les communautés du CIPO affirment leur autonomie et s'entraident pour répondre à leurs besoins, en mettant fin à la propriété privée et en travaillant la terre en commun. En général, lorsqu'un village exprimait son intérêt à rejoindre le groupe, un membre du CIPO venait lui expliquer comment il travaillait et laissait les villageois décider s'ils voulaient ou non se joindre au groupe. Le gouvernement a souvent refusé des ressources aux villages du CIPO, espérant les affamer, mais il n'est pas surprenant que beaucoup de gens aient pensé qu'ils pourraient vivre plus richement en étant maîtres de leur vie, même si cela signifiait une plus grande pauvreté matérielle.
Comment les décisions seront-elles exécutées ?
L'État a tellement occulté le fait que les gens sont capables d'appliquer leurs propres décisions que les personnes élevées dans cette société ont du mal à imaginer comment cela pourrait se faire sans donner à une petite minorité l'autorité de contraindre les gens à suivre les ordres. Au contraire, le pouvoir de faire appliquer les décisions devrait être tout aussi universel et décentralisé que le pouvoir de prendre ces décisions. Sur tous les continents, il y a eu des sociétés apatrides qui ont eu recours à des sanctions diffuses plutôt qu'à des exécutants spécialisés. Ce n'est que par un processus long et violent que les États volent cette capacité aux gens et la monopolisent comme leur propre capacité.
Voici comment fonctionnent les sanctions diffuses : dans un processus continu, une société décide comment elle veut s'organiser et quels comportements elle considère comme inacceptables. Cela peut se faire dans le temps ou dans un cadre formel et immédiat. La participation de tous à la prise de ces décisions est complétée par la participation de tous à leur respect. Si quelqu'un ne respecte pas ces normes communes, tout le monde est habitué à réagir. Ils n'appellent pas la police, ne déposent pas de plainte ou n'attendent pas que quelqu'un d'autre fasse quelque chose ; ils approchent la personne qu'ils pensent être en tort et lui disent, ou prennent une autre mesure appropriée.
Par exemple, les habitants d'un quartier peuvent décider que chaque ménage différent nettoiera la rue à tour de rôle. Si un ménage ne respecte pas cette décision, tous les autres habitants du quartier ont la possibilité de lui demander de s'acquitter de sa responsabilité. Selon la gravité de la transgression, les autres personnes du quartier peuvent réagir par la critique, le ridicule ou l'ostracisme. Si le ménage a une bonne excuse pour être relâché, peut-être que quelqu'un qui y vit est très malade et que les autres sont occupés à prendre soin d'elle, les voisins peuvent choisir d'avoir de la sympathie et de pardonner la faute. Cette souplesse et cette sensibilité font généralement défaut dans un système fondé sur la loi. D'un autre côté, si le ménage négligent n'a aucune excuse, et que non seulement il ne nettoie jamais les rues, mais qu'il y jette ses déchets, ses voisins peuvent organiser une assemblée générale pour exiger un changement de comportement, ou ils peuvent prendre des mesures comme empiler toutes les ordures devant leur porte. Dans leurs interactions quotidiennes, les voisins peuvent partager leurs critiques avec les membres de la famille, les ridiculiser, ne pas les inviter à des activités communes ou les dévisager dans la rue. Si une personne est incorrigiblement antisociale, bloquant ou contredisant toujours les désirs du reste du groupe et refusant de répondre aux préoccupations des gens, la réponse ultime est de la mettre à la porte du groupe.
Cette méthode est beaucoup plus souple et plus libératrice que les approches coercitives et légales. Plutôt que d'être liée à la lettre aveugle de la loi, qui ne peut pas tenir compte de circonstances spécifiques ou des besoins des personnes, et de dépendre d'une minorité puissante pour l'application, la méthode des sanctions diffuses permet à chacun de peser par lui-même la gravité de la transgression. Elle donne également aux transgresseurs la possibilité de convaincre les autres que leurs actions étaient justifiées, ce qui constitue une remise en question constante de la morale dominante. En revanche, dans un système étatique, les autorités n'ont pas à démontrer que quelque chose est bien ou mal avant de condamner le domicile d'une personne ou de confisquer une drogue jugée illégale. Il leur suffit de citer une loi dans un livre de droit que leurs victimes n'avaient pas en main.
Dans une société horizontale, les gens appliquent les décisions en fonction de leur enthousiasme. Si presque tout le monde soutient fermement une décision, elle sera maintenue avec vigueur, tandis que si une décision laisse la plupart des gens neutres ou peu enthousiastes, elle ne sera que partiellement appliquée, laissant plus de place à la transgression créative et à l'exploration d'autres solutions. D'un autre côté, un manque d'enthousiasme dans la mise en œuvre des décisions peut signifier que, dans la pratique, l'organisation repose sur les épaules de détenteurs de pouvoir informels - des personnes à qui le reste du groupe délègue une position non officielle de meneurs, qu'elles le veuillent ou non. Cela signifie que les membres des groupes horizontaux, des maisons collectives aux sociétés entières, doivent faire face au problème de l'autodiscipline. Ils doivent se tenir responsables des normes dont ils ont convenu et des critiques de leurs pairs, et risquent d'être impopulaires ou de faire face à des conflits en critiquant ceux qui ne respectent pas les normes communes - en appelant le colocataire qui ne fait pas la vaisselle ou la communauté qui ne contribue pas à l'entretien des routes. C'est un processus difficile, qui fait souvent défaut dans de nombreux projets anarchistes actuels, mais sans lui, la prise de décision collective n'est qu'une façade et la responsabilité est vague et inégalement partagée. En passant par ce processus, les gens deviennent plus autonomes et plus connectés avec ceux qui les entourent.
Les groupes contiennent toujours la possibilité de conformité et de conflit. Les groupes autoritaires évitent généralement les conflits en imposant des niveaux de conformité plus élevés. Les pressions en faveur de la conformité existent également dans les groupes anarchistes, mais sans restriction des mouvements humains, il est plus facile pour les gens de quitter et de rejoindre d'autres groupes ou d'agir ou de vivre de manière autonome. Ainsi, les gens peuvent choisir les niveaux de conformité et de conflit qu'ils veulent tolérer, et dans le processus de recherche et de départ des groupes, les gens changent et remettent en question les normes sociales.
Dans le nouvel État d'Israël, les Juifs qui avaient participé aux mouvements socialistes en Europe ont saisi l'occasion pour créer des centaines de kibboutzim, des fermes communales utopiques. Dans ces fermes, les membres ont créé un exemple fort de vie communautaire et de prise de décision. Dans un kibboutz typique, la plupart des décisions étaient prises lors d'une assemblée générale de la ville, qui se tenait deux fois par semaine. La fréquence et la durée des réunions provenaient du fait que de nombreux aspects de la vie sociale étaient ouverts au débat, et de la conviction commune que les décisions appropriées "ne peuvent être prises qu'après une discussion intensive en groupe". [27] Il y avait une douzaine de postes élus dans le kibboutz, liés à la gestion des affaires financières de la commune et à la coordination de la production et du commerce, mais la politique générale devait être décidée en assemblée générale. Les postes officiels étaient limités à des mandats de quelques années, et les membres encourageaient une culture de "haine du bureau", une réticence à prendre le pouvoir et un mépris pour ceux qui semblaient avoir faim de pouvoir.
Personne dans le kibboutz n'avait d'autorité coercitive. Il n'y avait pas non plus de police dans le kibboutz, mais il était courant que chacun laisse sa porte ouverte. L'opinion publique est le facteur le plus important pour assurer la cohésion sociale. S'il y avait un problème avec un membre de la commune, il était discuté lors de l'assemblée générale, mais la plupart du temps, même la menace d'être évoquée lors de l'assemblée générale motivait les gens à régler leurs différends. Dans le pire des cas, si un membre refusait d'accepter les décisions du groupe, le reste du collectif pouvait voter pour le mettre à la porte. Mais cette sanction ultime diffère des tactiques coercitives utilisées par l'État sur un point essentiel : les groupes volontaires n'existent que parce que toutes les personnes impliquées veulent travailler avec les autres. Une personne exclue n'est pas privée de la capacité de survivre ou d'entretenir des relations, car elle peut rejoindre de nombreux autres groupes. Plus important encore, elle n'est pas obligée de se conformer aux décisions collectives. Dans une société fondée sur ce principe, les personnes jouiraient d'une mobilité sociale qui est refusée aux personnes dans des contextes étatiques, dans lesquels les lois sont appliquées à un individu qu'il les approuve ou non. En tout état de cause, l'expulsion n'était pas courante dans les kibboutzim, car l'opinion publique et les discussions de groupe suffisaient à résoudre la plupart des conflits.
Mais les kibboutzim ont eu d'autres problèmes, ce qui peut nous apprendre des leçons importantes sur la création de collectifs. Après une dizaine d'années, les kibboutzim ont commencé à succomber aux pressions du monde capitaliste qui les entourait. Bien qu'à l'intérieur, les kibboutzim étaient remarquablement communaux, ils n'ont jamais été vraiment anticapitalistes ; dès le début, ils ont essayé d'exister en tant que producteurs compétitifs au sein d'une économie capitaliste. La nécessité d'être compétitifs dans l'économie, et donc de s'industrialiser, a encouragé un plus grand recours aux experts, tandis que l'influence du reste de la société a favorisé le consumérisme.
En même temps, il y a eu une réaction négative au manque d'intimité intentionnellement structurée dans les kibboutz - les douches communes, par exemple. Le but de ce manque d'intimité était de créer un esprit plus communautaire. Mais parce que les concepteurs du kibboutz n'ont pas réalisé que la vie privée est aussi importante pour le bien-être des gens que les liens sociaux, les membres du kibboutz ont commencé à se sentir étouffés avec le temps, et se sont retirés de la vie publique du kibboutz, y compris de leur participation à la prise de décision.
Une autre leçon essentielle des kibboutzim est que la construction de collectifs utopiques doit impliquer une lutte inlassable contre les structures autoritaires contemporaines, sinon ils s'inscriront dans ces structures. Les kibboutzim ont été fondés sur des terres saisies par l'État israélien aux Palestiniens, contre lesquels des politiques génocidaires se poursuivent encore aujourd'hui. Le racisme des fondateurs européens leur a permis d'ignorer les abus infligés aux anciens habitants de ce qu'ils considéraient comme une terre promise, tout comme les pèlerins religieux en Amérique du Nord ont pillé les indigènes pour construire leur nouvelle société. L'État israélien a tiré un profit incroyable du fait que presque tous ses dissidents potentiels - y compris les socialistes et les vétérans de la lutte armée contre le nazisme et le colonialisme - se sont volontairement enfermés dans des communes d'évasion qui ont contribué à l'économie capitaliste. Si ces utopistes avaient utilisé le kibboutz comme base pour lutter contre le capitalisme et le colonialisme en solidarité avec les Palestiniens tout en construisant les bases d'une société communale, l'histoire du Moyen-Orient aurait pu se dérouler différemment.
Qui va régler les différends ?
Les méthodes anarchistes de règlement des différends ouvrent un éventail d'options bien plus sain que celui qui existe dans un système capitaliste et étatique. Les sociétés apatrides ont, tout au long de l'histoire, mis au point de nombreuses méthodes de règlement des différends qui recherchent le compromis, permettent la réconciliation et maintiennent le pouvoir entre les mains des parties en conflit et de leur communauté.
Les Nubiens sont une société de fermiers sédentaires en Égypte. Ils étaient traditionnellement apatrides et, même selon des récits récents, ils considèrent qu'il est hautement immoral de faire appel au gouvernement pour résoudre des conflits. Contrairement aux manières individualistes et légalistes d'envisager les conflits dans les sociétés autoritaires, la norme dans la culture nubienne est de considérer le problème d'une personne comme étant le problème de tous ; lorsqu'il y a un conflit, des étrangers, des amis, des parents ou d'autres tiers interviennent pour aider les parties à trouver une solution mutuellement satisfaisante. Selon l'anthropologue Robert Fernea, la culture nubienne considère les querelles entre les membres d'un groupe de parenté comme dangereuses, dans la mesure où elles menacent le réseau social de soutien dont tous dépendent.
Cette culture de coopération et de responsabilité mutuelle est également soutenue par des structures économiques et sociales. Chez les Nubiens, les biens tels que les roues hydrauliques, le bétail et les palmiers ont traditionnellement été détenus en commun. Dans le travail quotidien de se nourrir, les gens sont donc immergés dans des liens sociaux de coopération qui enseignent la solidarité et l'importance de s'entendre. De plus, les groupes de parenté qui composent la société nubienne, appelés "nogs", sont entrelacés et non pas atomisés comme les familles nucléaires isolées de la société occidentale : "Cela signifie que les "nogs" d'une personne se chevauchent et impliquent des membres divers et dispersés. Cette caractéristique est très importante, car la communauté nubienne ne se divise pas facilement en factions opposées."[28] La plupart des différends sont résolus rapidement par un troisième parent. Les litiges plus importants qui impliquent un plus grand nombre de personnes sont résolus dans un conseil de famille avec tous les membres du nog, y compris les femmes et les enfants. Le conseil est présidé par un parent aîné, mais l'objectif est de parvenir à un consensus et d'amener les parties en conflit à se réconcilier.
Les Hopis du sud-ouest de l'Amérique du Nord étaient autrefois plus belliqueux que récemment. Des factions existent toujours au sein des villages Hopi, mais ils surmontent les conflits par la coopération dans les rituels, et ils utilisent des mécanismes de honte et de nivellement avec les gens qui se vantent ou qui dominent. Lorsque les conflits deviennent incontrôlables, ils utilisent des sketches rituels de clowns aux danses de kachinas pour se moquer des personnes impliquées. Les Hopis offrent l'exemple d'une société qui a renoncé aux querelles et a développé des rituels pour cultiver une disposition plus pacifique.[29] L'image des clowns et des danses utilisés pour résoudre les différends donne un aperçu alléchant de l'humour et de l'art comme moyens de répondre aux problèmes communs. Il existe un monde de possibilités plus intéressantes que les assemblées générales ou les processus de médiation ! La résolution artistique des conflits encourage de nouvelles façons d'aborder les problèmes, et subvertit la possibilité que des médiateurs permanents ou des animateurs de réunions gagnent du pouvoir en monopolisant le rôle d'arbitre.
Se rencontrer dans la rue
Les politiciens et les technocrates ne sont manifestement pas capables de prendre des décisions responsables pour des millions de personnes. Ils ont suffisamment appris de leurs nombreuses erreurs passées pour que les gouvernements ne s'effondrent généralement pas sous le poids de leur propre incompétence, mais ils n'ont guère créé le meilleur des mondes possibles. S'ils parviennent à faire fonctionner leurs bureaucraties absurdes, ce n'est pas un saut de logique que de penser que nous pourrions organiser nos communautés au moins aussi bien nous-mêmes. L'hypothèse d'une société autoritaire, selon laquelle une population nombreuse et diversifiée a besoin d'institutions spécialisées pour contrôler la prise de décision, peut être réfutée à maintes reprises. Le MST du Brésil montre que dans un groupe de personnes très important, la plupart des pouvoirs de décision peuvent être exercés au niveau de la base, avec des communautés individuelles qui prennent en charge leurs propres besoins. Les habitants d'Oaxaca ont montré qu'une société moderne entière peut s'organiser et coordonner la résistance contre les assauts constants de la police et des paramilitaires, avec des assemblées ouvertes. Les infoshops anarchistes et les kibboutzim israéliens montrent que les groupes qui mènent des opérations complexes, qui doivent payer un loyer ou respecter des calendriers de production tout en réalisant des objectifs sociaux et culturels que les entreprises capitalistes ne tentent même pas, peuvent prendre des décisions en temps voulu et les faire respecter sans une classe d'exécutants. Les Nuer montrent que la prise de décision horizontale peut prospérer pendant des générations, même après la colonisation, et qu'avec une culture commune de résolution réparatrice des conflits, il n'est pas nécessaire d'avoir une institution spécialisée pour résoudre les différends.
Pendant la majeure partie de l'histoire de l'humanité, nos sociétés ont été égalitaires et auto-organisées, et nous n'avons pas perdu la capacité de prendre et de faire respecter les décisions qui affectent nos vies, ni d'imaginer de nouvelles et meilleures formes d'organisation. Chaque fois que les gens surmontent leur aliénation et se rassemblent avec leurs voisins, ils développent de nouvelles façons passionnantes de coordonner et de prendre des décisions. Une fois qu'ils se sont libérés des propriétaires, des prêtres et des maires, les paysans aragonais sans éducation et opprimés se sont montrés à la hauteur de la tâche consistant à créer non seulement un monde nouveau, mais des centaines d'entre eux.
Les nouvelles méthodes de prise de décision sont généralement influencées par les institutions et les valeurs culturelles préexistantes. Lorsque les gens reprennent le pouvoir de décision sur un aspect de leur vie, ils doivent se demander quels sont les points de référence et les précédents qui existent déjà dans leur culture, et quels sont les désavantages ancrés qu'ils devront surmonter. Par exemple, il peut y avoir une tradition de réunions de ville qui peut être étendue de la façade symbolique à une véritable auto-organisation ; d'autre part, les gens peuvent partir d'une culture machiste, auquel cas ils devront apprendre à écouter, à faire des compromis et à poser des questions. D'autre part, si un groupe développe une méthode de prise de décision totalement originale et étrangère à sa société, il peut être confronté à des défis, y compris les nouveaux venus et l'explication de sa méthode à des étrangers - c'est parfois une faiblesse des infoshops aux États-Unis, qui emploient une forme de prise de décision bien pensée et idéalisée, suffisamment complexe pour sembler étrangère même à de nombreux participants.
Un groupe anti-autoritaire peut utiliser une forme de consensus ou de vote majoritaire. Les grands groupes peuvent trouver le vote plus rapide et plus efficace, mais ils peuvent aussi faire taire une minorité. La partie la plus importante du processus est peut-être la discussion qui précède la décision ; le vote ne diminue pas l'importance des méthodes qui permettent à chacun de communiquer et d'arriver à de bons compromis. De nombreux villages autonomes d'Oaxaca ont finalement eu recours au vote pour prendre des décisions, et ils ont fourni un exemple inspirant d'auto-organisation aux radicaux qui, autrement, détestent le vote. Bien que la structure d'un groupe influence sans aucun doute sa culture et ses résultats, la formalité du vote peut être un expédient acceptable si toutes les discussions qui ont lieu avant lui sont imprégnées d'un esprit de solidarité et de coopération.
Dans une société auto-organisée, tout le monde ne participera pas de la même façon aux réunions ou autres espaces formels. Un organe décisionnel peut finir par être dominé par certaines personnes, et l'assemblée elle-même peut devenir une institution bureaucratique dotée de pouvoirs coercitifs. Pour cette raison, il peut être nécessaire de développer des formes d'organisation et de prise de décision décentralisées et se chevauchant, et de préserver un espace permettant une organisation spontanée en dehors de toutes les structures préexistantes. S'il n'y a qu'une seule structure dans laquelle toutes les décisions sont prises, une culture interne peut se développer qui n'est pas ouverte à tous dans la société ; des initiés expérimentés peuvent alors accéder à des postes de direction, et l'activité humaine extérieure à la structure peut être délégitimée. Bientôt, vous aurez un gouvernement. Les kibboutzim et l'APPO témoignent tous deux du développement rampant de la bureaucratie et de la spécialisation.
Mais s'il existe de multiples structures décisionnelles pour différentes sphères de la vie, et si elles peuvent apparaître ou disparaître selon les besoins, aucune d'entre elles ne peut monopoliser l'autorité. À cet égard, le pouvoir doit rester dans la rue, dans les foyers, entre les mains des personnes qui l'exercent, dans la réunion des personnes qui se réunissent pour résoudre les problèmes.
Lectures recommandées
Gaston Leval, Espagne Libertaire (1936 - 1939), Éditions du Cercle, 1971.
Melford E. Spiro, Kibbutz : Venture in Utopia, New York : Schocken Books, 1963.
Peter Gelderloos, Consensus : A New Handbook for Grassroots Social, Political, and Environmental Groups, Tucson : See Sharp Press, 2006.
Natasha Gordon and Paul Chatterton, Taking Back Control : A Journey through Argentina’s Popular Uprising, Leeds (UK) : University of Leeds, 2004.
Marianne Maeckelbergh, The Will of the Many : How the Alterglobalisation Movement is Changing the Face of Democracy, London : Pluto Press, 2009.
3. L'économie
L'anarchisme est opposé au capitalisme et à la propriété privée des outils, des infrastructures et des ressources dont chacun a besoin pour se nourrir. Les modèles économiques anarchistes vont des communautés de chasseurs-cueilleurs et des communes agricoles aux complexes industriels dans lesquels la planification est effectuée par des syndicats et la distribution est organisée par le biais de quotas ou d'une forme limitée de monnaie. Tous ces modèles sont basés sur les principes du travail en commun pour répondre à des besoins communs et du rejet de toute hiérarchie - y compris les patrons, la gestion et la division de la société en classes telles que les riches et les pauvres ou les propriétaires et les ouvriers.
Sans salaire, qu'est-ce qui motive à travailler ?
Certains craignent que si nous abolissons le capitalisme et le travail salarié, plus personne ne travaillera. Il est vrai que le travail tel qu'il existe aujourd'hui pour la plupart des gens cesserait d'exister ; mais le travail socialement utile offre un certain nombre d'incitations en plus du salaire. Le fait d'être payé pour faire quelque chose le rend moins agréable. L'aliénation du travail qui fait partie du capitalisme détruit les incitations naturelles au travail telles que le plaisir d'agir librement et la satisfaction d'un travail bien fait. Lorsque le travail nous met dans une position d'infériorité - par rapport au patron qui nous supervise et aux personnes riches qui possèdent notre lieu de travail - et que nous n'avons pas de pouvoir de décision dans notre travail mais devons suivre les ordres sans réfléchir, cela peut devenir atrocement odieux et abrutissant. Nous perdons également notre motivation naturelle à travailler lorsque nous ne faisons pas quelque chose d'utile pour nos communautés. Parmi les rares travailleurs qui ont aujourd'hui la chance de produire quelque chose qu'ils peuvent voir, ils font presque tous quelque chose qui est rentable pour leurs employeurs mais qui n'a aucun sens pour eux personnellement. La structuration fordiste ou chaîne de montage du travail transforme les gens en machines. Au lieu de cultiver des compétences dont les travailleurs peuvent être fiers, il s'avère plus rentable de donner à chaque personne une seule tâche répétitive et de la mettre sur une chaîne de montage. Il n'est donc pas étonnant que de nombreux travailleurs sabotent ou volent leur lieu de travail, ou se présentent avec une arme automatique et pètent un câble.
L'idée que sans salaire, les gens cesseraient de travailler est sans fondement. Dans la grande ligne de temps de l'histoire de l'humanité, le salaire est une invention assez récente ; pourtant, les sociétés qui ont existé sans monnaie ni salaire ne sont pas mortes de faim simplement parce que personne ne payait les travailleurs. Avec l'abolition du travail salarié, seul disparaîtrait le type de travail que personne ne peut se justifier comme étant utile ; tout le temps et les ressources consacrés à la fabrication de toutes les merdes inutiles dans lesquelles notre société se noie seraient sauvés. Pensez à la quantité de ressources et de travail que nous consacrons à la publicité, aux envois massifs, aux emballages jetables, aux jouets bon marché, aux produits jetables - des choses que personne n'est fier de fabriquer, conçues pour s'effondrer en peu de temps et dont il faut donc acheter la prochaine version.
Les sociétés indigènes où la division du travail est moindre n'ont aucun problème à se passer de salaires, car les activités économiques primaires - production de nourriture, de logement, de vêtements, d'outils - sont toutes facilement liées à des besoins communs. Dans ces circonstances, le travail est une activité sociale nécessaire et une obligation apparente de chaque membre de la communauté qui en est capable. Et parce qu'il se déroule dans un cadre flexible et personnel, le travail peut être adapté aux capacités de chaque individu, et rien n'empêche les gens de transformer le travail en jeu. Réparer sa maison, chasser, se promener dans les bois, identifier les plantes et les animaux, tricoter, préparer un festin, ne sont-ils pas les choses que les bourgeois font pendant leurs loisirs pour oublier un instant leur métier détestable ?
Les sociétés anticapitalistes plus spécialisées dans l'économie ont développé diverses méthodes d'incitation et de distribution des produits du travail des travailleurs. Les kibboutzim israéliens susmentionnés offrent un exemple d'incitations à travailler en l'absence de salaire. Un livre qui documente la vie et le travail dans un kibboutz identifie quatre motivations principales pour travailler au sein des équipes de travail coopératives, qui manquent de concurrence individuelle et de motivation pour le profit : la productivité du groupe affecte le niveau de vie de toute la communauté, il y a donc une pression de groupe pour travailler dur ; les membres travaillent où ils veulent et tirent une satisfaction de leur travail ; les gens développent une fierté compétitive si leur branche de travail réussit mieux que les autres branches ; les gens tirent du prestige de leur travail parce que le travail est une valeur culturelle.[30] Comme décrit ci-dessus, le déclin ultime de l'expérience des kibboutz provient en grande partie du fait que les kibboutz étaient des entreprises socialistes en concurrence dans une économie capitaliste, et donc s'intègrent dans une logique de concurrence plutôt que dans une la logique d'entraide. Une commune organisée de manière similaire dans un monde sans capitalisme ne serait pas confrontée à ces mêmes problèmes. En tout cas, le refus de travailler par manque de salaire n'était pas l'un des problèmes auxquels les kibboutzim étaient confrontés.
De nombreux anarchistes suggèrent que les germes du capitalisme sont contenus dans la mentalité de la production elle-même. Le fait qu'un type d'économie donné puisse survivre, et encore moins croître, au sein du capitalisme est une piètre mesure de son potentiel libérateur. Mais les anarchistes proposent et débattent de nombreuses formes d'économie différentes, dont certaines ne peuvent être pratiquées que dans une mesure limitée car elles sont totalement illégales dans le monde d'aujourd'hui. Dans le mouvement européen des squatteurs, certaines villes ont eu ou continuent d'avoir tellement de centres sociaux et de maisons squattées qu'elles constituent une société alternative. À Barcelone, par exemple, pas plus tard qu'en 2008, il y avait plus de quarante centres sociaux occupés et au moins deux cents maisons squattées. Les collectifs de personnes qui habitent ces squats ont généralement recours au consensus et aux assemblées de groupe, et la plupart sont explicitement anarchistes ou intentionnellement anti-autoritaires. Dans une large mesure, le travail et l'échange ont été supprimés de la vie de ces personnes, dont les réseaux se comptent par milliers. Beaucoup n'ont pas d'emploi salarié, ou ne travaillent que de manière saisonnière ou sporadique, car ils n'ont pas besoin de payer de loyer. Par exemple, l'auteur de ce livre, qui vit dans ce réseau depuis deux ans, a survécu pendant une grande partie de cette période avec moins d'un euro par jour. De plus, la grande quantité d'activités qu'ils mènent au sein du mouvement autonome n'est absolument pas rémunérée. Mais ils n'ont pas besoin de salaire : ils travaillent pour eux-mêmes. Ils occupent des bâtiments abandonnés laissés à l'abandon par des spéculateurs, en guise de protestation contre la gentrification et d'action directe anticapitaliste pour se loger. En s'enseignant les compétences dont ils ont besoin en cours de route, ils réparent leurs nouvelles maisons, nettoient, réparent les toits, installent des fenêtres, des toilettes, des douches, de la lumière, des cuisines et tout ce dont ils ont besoin. Ils piratent souvent l'électricité, l'eau et Internet, et une grande partie de leur nourriture provient de la fouille des poubelles, du vol et des jardins squattés.
En l'absence totale de salaires ou de managers, ils effectuent un travail important, mais à leur propre rythme et selon leur propre logique. Cette logique est celle de l'entraide. En plus de réparer leur propre maison, ils consacrent leur énergie à travailler pour leur quartier et à enrichir leur communauté. Elles subviennent à une grande partie de leurs besoins collectifs en dehors du logement. Certains centres sociaux accueillent des ateliers de réparation de vélos, permettant aux gens de réparer ou de construire leurs propres vélos, en utilisant de vieilles pièces. D'autres proposent des ateliers de menuiserie, d'autodéfense et de yoga, des ateliers de guérison naturelle, des bibliothèques, des jardins, des repas collectifs, des groupes d'art et de théâtre, des cours de langue, des médias alternatifs et de la contre-information, des spectacles de musique, des films, des laboratoires informatiques où les gens peuvent utiliser Internet et apprendre la sécurité du courrier électronique ou héberger leurs propres sites web, et des événements de solidarité pour faire face à l'inévitable répression. Presque tous ces services sont fournis gratuitement. Il n'y a pas d'échange - un groupe s'organise pour fournir un service à chacun, et l'ensemble du réseau social en bénéficie.
Avec une quantité étonnante d'initiatives dans une société aussi passive, les squatteurs ont régulièrement l'idée d'organiser un repas communal, un atelier de réparation de vélos ou une séance de cinéma hebdomadaire, ils discutent avec des amis et des amis d'amis jusqu'à ce qu'ils aient assez de personnes et de ressources pour concrétiser leur idée, puis ils font passer le mot ou posent des affiches en espérant que le plus grand nombre de personnes possible viendront y participer. Dans une mentalité capitaliste, ils invitent avidement les gens à les voler, mais les squatters ne cessent jamais de remettre en question les activités qui ne leur rapportent pas d'argent. Il est évident qu'ils ont créé une nouvelle forme de richesse, et le partage de ce qu'ils font eux-mêmes les rend clairement plus riches.
Les quartiers environnants deviennent également plus riches, car les squatteurs prennent l'initiative de créer des projets bien plus rapidement que ne le pourrait le gouvernement local. Dans le magazine d'une association de quartier de Barcelone, ils ont fait l'éloge d'un squat local pour avoir répondu à une demande que le gouvernement avait ignorée pendant des années : la construction d'une bibliothèque dans le quartier. Un magazine d'information grand public a fait cette remarque : "les squatteurs font le travail que le quartier oublie de faire." [31] Dans ce même quartier, les squatters se sont avérés être un allié puissant pour un voisin qui payait son loyer et qui subissait des pressions de la part du propriétaire. Les squatters ont travaillé sans relâche avec une association de personnes âgées qui étaient confrontées à des situations similaires de chicanerie et d'expulsion illégale par les propriétaires, et ils ont empêché l'expulsion de leur voisin.
Dans une tendance qui semble commune à l'abolition totale du travail, le social et l'économique se confondent pour devenir indissociables. Le travail et les services ne sont pas valorisés ou valorisés en dollars ; ce sont des activités sociales qui s'exercent individuellement ou collectivement dans le cadre de la vie quotidienne, sans qu'il soit nécessaire de les comptabiliser ou de les gérer. Le résultat est que dans des villes comme Barcelone, les gens peuvent passer la majorité de leur temps et satisfaire la plupart de leurs besoins - du logement aux loisirs - au sein de ce réseau social de squatteurs, sans travail et presque sans argent. Bien sûr, tout ne peut pas être volé (pas encore), et les squatteurs sont toujours obligés de vendre leur travail pour payer des choses comme les soins médicaux et les frais de justice. Mais pour beaucoup de gens, la nature exceptionnelle de ces choses qui ne peuvent pas être produites par eux-mêmes, récupérées ou volées, l'indignation de devoir vendre des moments précieux de sa vie pour travailler pour une société quelconque, peuvent avoir pour effet d'augmenter le niveau de conflit avec le capitalisme.
L'un des pièges potentiels de tout mouvement suffisamment puissant pour créer une alternative au capitalisme est que ses participants peuvent facilement devenir complaisants en vivant dans leur bulle d'autonomie et perdre la volonté de lutter pour l'abolition totale du capitalisme. Le squat lui-même peut facilement devenir un rituel, et à Barcelone, le mouvement dans son ensemble n'a pas appliqué la même créativité à la résistance et à l'attaque qu'à de nombreux aspects pratiques de la réparation des maisons et de la recherche de moyens de subsistance avec peu ou pas d'argent. La nature autonome du réseau de squatters, la présence immédiate de la liberté, de l'initiative, du plaisir, de l'indépendance et de la communauté dans leur vie n'ont en aucun cas détruit le capitalisme, mais ils révèlent qu'il s'agit d'un cadavre ambulant, avec rien d'autre que la police, ce qui, en fin de compte, l'empêche de s'éteindre et d'être remplacé par des formes de vie bien supérieures.
Les gens n'ont-ils pas besoin de patrons et d'experts ?
Comment les anarchistes peuvent-ils s'organiser sur le lieu de travail et coordonner la production et la distribution dans toute une économie sans patron ni manager ? En fait, beaucoup de ressources sont perdues à cause de la concurrence et des intermédiaires. En fin de compte, ce sont les travailleurs qui assurent toute la production et la distribution, et ils savent comment coordonner leur propre travail en l'absence de patrons.
À Turin et dans ses environs, en Italie, 500 000 travailleurs ont participé à un mouvement de prise de contrôle des usines après la Première Guerre mondiale. Les communistes, les anarchistes et d'autres travailleurs qui étaient furieux de leur exploitation ont lancé des grèves sauvages, dont beaucoup ont fini par prendre le contrôle de leurs usines et par créer des Conseils d'usine pour coordonner leurs activités. Ils ont pu diriger les usines eux-mêmes, sans patron. Finalement, les Conseils ont été supprimées par la loi - en partie cooptés et absorbés par les syndicats, dont l'existence institutionnelle était menacée par le pouvoir autonome des travailleurs tout comme l'étaient les propriétaires.
En décembre 2001, une crise économique de longue durée en Argentine s'est transformée en une ruée sur les banques qui a précipité une rébellion populaire majeure. L'Argentine avait été l'enfant modèle des institutions néolibérales telles que le Fonds monétaire international, mais les politiques qui ont enrichi les investisseurs étrangers et donné aux Argentins de la classe moyenne un style de vie digne du Premier Monde ont créé une pauvreté aiguë dans une grande partie du pays. La résistance anticapitaliste était déjà largement développée parmi les chômeurs, et après que la classe moyenne ait perdu toutes ses économies, des millions de personnes sont descendues dans la rue, rejetant toutes les fausses solutions et excuses offertes par les politiciens, les économistes et les médias, déclarant à la place : "Que se vayan todos ! " Ils doivent tous partir ! Des dizaines de personnes ont été tuées par la police, mais les gens ont riposté, secouant la terreur laissée par la dictature militaire qui a dirigé l'Argentine dans les années 70 et 80.
Des centaines d'usines abandonnées par leurs propriétaires ont été occupées par des ouvriers qui ont repris la production afin de pouvoir continuer à nourrir leurs familles. Les plus radicaux de ces usines occupées par les ouvriers égalisaient les salaires et partageaient les tâches de gestion entre tous les travailleurs. Ils prenaient les décisions dans des réunions ouvertes, et certains travailleurs apprenaient eux-mêmes des tâches telles que la comptabilité. Pour éviter l'émergence d'une nouvelle classe de managers, certaines usines ont procédé à une rotation des tâches de gestion ou ont exigé que les personnes occupant des postes de direction continuent à travailler dans l'usine et à effectuer la comptabilité, le marketing et d'autres tâches en dehors des heures de travail. Au moment où nous écrivons ces lignes, plusieurs de ces lieux de travail occupés ont pu augmenter leurs effectifs et embaucher des travailleurs supplémentaires issus de l'immense population au chômage de l'Argentine. Dans certains cas, les usines occupées échangent des fournitures et des produits entre elles, créant ainsi une économie souterraine dans un esprit de solidarité.
L'une des plus célèbres, l'usine de céramique Zanon, située dans le sud de l'Argentine, a été fermée par son propriétaire en 2001 et occupée par ses ouvriers en janvier suivant. Ils ont commencé à faire fonctionner l'usine avec une assemblée ouverte et des commissions composées d'ouvriers pour gérer les ventes, l'administration, la planification, la sécurité, l'hygiène et l'assainissement, les achats, la production, la diffusion et la presse. Après l'occupation, ils ont réembauché les travailleurs qui avaient été licenciés avant la fermeture. En 2004, ils comptaient 270 travailleurs et produisaient à 50 % du taux de production avant la fermeture de l'usine. En faisant venir des médecins et des psychologues sur place, ils se sont soignés eux-mêmes. Les travailleurs ont découvert qu'ils pouvaient payer leur main-d'œuvre avec seulement deux jours de production, ils ont donc baissé les prix de 60 % et organisé un réseau de jeunes vendeurs, dont beaucoup étaient auparavant au chômage, pour commercialiser les carreaux de céramique dans toute la ville. En plus de produire des carreaux, l'usine Zanon s'implique dans des mouvements sociaux, en faisant des dons aux hôpitaux et aux écoles, en vendant des carreaux au prix coûtant aux personnes pauvres, en accueillant des films, des spectacles et des expositions d'art, et en menant des actions de solidarité avec d'autres luttes. Ils soutiennent également la lutte des Mapuches pour l'autonomie ; et lorsque leur fournisseur d'argile a cessé de faire des affaires avec eux pour des raisons politiques, les Mapuches ont commencé à leur fournir de l'argile. En avril 2003, l'usine avait fait l'objet de quatre tentatives d'expulsion par la police, avec le soutien des syndicats. Les travailleurs, aidés par des voisins, des piqueteros et d'autres, ont résisté avec force à toutes ces tentatives.
En juillet 2001, les travailleurs du supermarché El Tigre de Rosario, en Argentine, ont occupé leur lieu de travail. Le propriétaire l'avait fermé deux mois plus tôt et avait déclaré faillite. Il devait encore des mois de salaire à ses employés. Après des protestations infructueuses, les travailleurs ont ouvert El Tigre et ont commencé à le gérer eux-mêmes par le biais d'une assemblée qui permettait à tous les travailleurs de participer à la prise de décision. Dans un esprit de solidarité, ils ont baissé les prix et ont commencé à vendre des fruits et des légumes provenant d'une coopérative agricole locale et des produits fabriqués dans d'autres usines occupées. Ils ont également utilisé une partie de leur espace pour ouvrir un centre culturel pour le quartier, abritant des discussions politiques, des groupes d'étudiants, des ateliers de théâtre et de yoga, des spectacles de marionnettes, un café et une bibliothèque. En 2003, le centre culturel d'El Tigre a organisé la réunion nationale des entreprises de récupération, à laquelle ont assisté 1 500 personnes. Maria, un membre du collectif, a parlé de son expérience : "Il y a trois ans, si quelqu'un m'avait dit que nous pourrions gérer cet endroit, je ne l'aurais jamais cru... Je croyais que nous avions besoin de patrons pour nous dire quoi faire, maintenant je me rends compte qu'ensemble nous pouvons le faire mieux qu'eux". [32]
En Euskal Herria, le pays basque occupé par les états d'Espagne et de France, un grand complexe d'entreprises coopératives appartenant à des travailleurs a vu le jour, centré autour de la petite ville de Mondragón. Commençant avec 23 travailleurs dans une coopérative en 1956, les coopératives de Mondragón comptaient 19 500 travailleurs dans plus de 100 coopératives en 1986, survivant malgré la forte récession qui sévissait alors en Espagne et avec un taux de survie bien supérieur à la moyenne des entreprises capitalistes.
Mondragón possède une riche expérience de plusieurs années dans la fabrication de produits aussi variés que le mobilier, les équipements de cuisine, les machines-outils et les composants électroniques, ainsi que dans l'imprimerie, la construction navale et la métallurgie. Mondragón a créé des coopératives hybrides composées à la fois de consommateurs et de travailleurs et d'agriculteurs et de travailleurs. Le complexe a développé sa propre coopérative de sécurité sociale et une banque coopérative qui connaît une croissance plus rapide que toute autre banque des provinces basques. [33]
La plus haute autorité dans les coopératives de Mondragón est l'assemblée générale, chaque travailleur associé disposant d'une voix ; la gestion spécifique de la coopérative est assurée par un conseil d'administration élu, qui est conseillé par un conseil de gestion et un conseil social.
Le complexe de Mondragón fait également l'objet de nombreuses critiques. Pour les anarchistes, il n'est pas surprenant qu'une structure démocratique puisse abriter une élite, et selon les critiques de Mondragón, c'est exactement ce qui s'est passé alors que le complexe coopératif cherche - et obtient - le succès au sein d'une économie capitaliste. Bien que leur réussite soit impressionnante et qu'elle mente à l'hypothèse selon laquelle les grandes industries doivent être organisées de manière hiérarchique, la contrainte d'être rentable et compétitif a poussé les coopératives à gérer leur propre exploitation. Par exemple, après des décennies de respect de leurs principes fondateurs égalitaires en matière d'échelle salariale, les coopératives de Mondragón ont finalement décidé d'augmenter les salaires des cadres et des experts techniques par rapport à ceux des travailleurs manuels. La raison en était qu'elles avaient du mal à retenir des personnes qui pouvaient recevoir un salaire beaucoup plus élevé pour leurs compétences dans une entreprise. Ce problème indique la nécessité de mélanger les tâches manuelles et intellectuelles pour éviter la professionnalisation de l'expertise (c'est-à-dire la création d'une expertise comme qualité réservée à une élite) ; et pour construire une économie dans laquelle les gens produisent non pas pour le profit mais pour les autres membres du réseau, de sorte que l'argent perde son importance et que les gens travaillent dans un esprit de communauté et de solidarité.
Dans les sociétés de haute technologie d'aujourd'hui, les gens sont formés à croire que les exemples du passé ou du monde "sous-développé" n'ont aucune valeur pour notre situation actuelle. De nombreuses personnes qui se considèrent comme des sociologues et des économistes instruits rejettent l'exemple de Mondragón en qualifiant la culture basque d'exceptionnelle. Mais il existe d'autres exemples de l'efficacité des lieux de travail égalitaires, même au cœur du capitalisme.
Gore Associates, basée dans le Delaware, aux États-Unis, est une entreprise de haute technologie d'un milliard de dollars qui produit des tissus Gore-Tex imperméables, des isolants spéciaux pour les câbles informatiques et des pièces pour les industries médicales, automobiles et des semi-conducteurs. Les salaires sont déterminés collectivement, personne n'a de titres, il n'y a pas de structure managérialle formelle et la différenciation entre les employés est minimisée. Selon tous les critères de performance capitalistes - rotation du personnel, rentabilité, réputation des produits, listes des meilleures entreprises pour lesquelles travailler - Gore est une réussite.
Un facteur important de leur succès est l'adhésion à ce que certains universitaires appellent la Règle des 150. Partant de l'observation que les groupes de chasseurs-cueilleurs du monde entier - ainsi que les communautés prospères et les communes intentionnelles - semblent garder leur taille entre 100 et 150 personnes, la théorie est que le cerveau humain est le mieux équipé pour naviguer dans des réseaux de relations personnelles allant jusqu'à 150. Entretenir des relations intimes, se souvenir des noms et du statut social et des codes de conduite et de communication établis - tout cela occupe de l'espace mental ; tout comme les autres primates ont tendance à vivre en groupes jusqu'à une certaine taille, les êtres humains sont probablement les mieux adaptés pour suivre un certain nombre de compagnons. Toutes les usines Gore maintiennent leur taille en dessous de 150 employés, de sorte que chaque usine peut être entièrement autogérée, non seulement sur le terrain de l'usine mais aussi en incluant les personnes responsables du marketing, de la recherche et d'autres tâches.[34]
Les sceptiques rejettent souvent l'exemple anarchique des sociétés "primitives" à petite échelle en arguant qu'il n'est plus possible de s'organiser à une si petite échelle, étant donné l'énorme population. Mais rien n'empêche une grande société de s'organiser en de nombreuses petites unités. L'organisation à petite échelle est éminemment possible. Même au sein d'une industrie de haute technologie, les usines Gore peuvent se coordonner entre elles et avec les fournisseurs et les consommateurs tout en conservant leur structure organisationnelle à petite échelle. Tout comme chaque unité est capable d'organiser ses relations internes, chacune est capable d'organiser ses relations externes.
Bien sûr, l'exemple d'une usine qui produit avec succès dans le cadre du système capitaliste laisse beaucoup à désirer. La plupart des anarchistes préféreraient voir toutes les usines brûlées que les formes d'organisation anti-autoritaires utilisées pour édulcorer le capitalisme. Mais cet exemple devrait au moins démontrer que même au sein d'une société vaste et complexe, l'auto-organisation fonctionne.
The example of Gore is still problematic because the workers do not own the factory, and also because formal management could be reimposed at any time by the company owners. Anarchists theorize that the problems of capitalism do not exist only in the relationship between workers and owners, but also between workers and managers, and that as long as the manager-worker relationship persists, capitalism can reemerge. This theory is certainly born out by the Mondragón example, where over time managers gained more pay and power and renewed the unequal, profit-focused dynamics typical of capitalism. Taking this into account, several anarchists have designed an outline for a “participatory economy,” or parecon, though no one has yet had the opportunity to set up such an economy on any considerable scale. Among other things, parecon emphasizes the importance of empowering all workers by mixing tasks that are creative and rote, mental and manual, thus creating “balanced job complexes” that will prevent the emergence of a managerial class.[35]
Lors de la rébellion d'Oaxaca en 2006, des personnes sans expérience préalable se sont organisées pour diriger les stations de radio et de télévision occupées. Elles étaient motivées par le besoin social de disposer de moyens de communication gratuits. La Marche des casseroles, la légendaire marche des femmes du 1er août 2006, a atteint son point culminant lorsque des milliers de femmes ont spontanément pris le contrôle de la station de télévision publique. Inspirées par le sentiment soudain de pouvoir qu'elles avaient gagné en se rebellant contre une société traditionnellement patriarcale, elles ont pris le contrôle de Channel 9, qui n'a cessé de calomnier les mouvements sociaux tout en se prétendant la chaine du peuple. Au début, ils ont fait en sorte que les ingénieurs les aident à diriger la station, mais bientôt ils ont appris à le faire eux-mêmes. Une femme a raconté :
Je suis allé tous les jours à la chaine pour monter la garde et donner un coup de main. Les femmes étaient organisées en différentes commissions : alimentation, hygiène, production et sécurité. Une chose que j'aimais, c'est qu'il n'y avait pas de chefs individuels. Pour chaque tâche, il y avait un groupe de plusieurs femmes responsables. Nous avons tout appris dès le début. Je me souviens que quelqu'un a demandé qui pouvait utiliser un ordinateur. Puis beaucoup de jeunes filles se sont avancées et ont dit : "moi, moi, je peux !" À Radio Universidad, ils ont annoncé que nous avions besoin de personnes ayant des compétences techniques, et d'autres personnes sont venues nous aider. Au début, ils filmaient des gens sans tête, vous savez. Mais l'expérience de Channel 9 nous a montré que là où il y a une volonté, il y a un moyen. Les choses ont été faites, et elles ont été bien faites.
Pendant le court laps de temps [trois semaines] où Channel 9 a fonctionné, jusqu'à ce que le gouverneur Ulises ordonne la destruction des antennes, nous avons réussi à diffuser beaucoup d'informations. On a montré des films et des documentaires qu'on n'aurait jamais pu imaginer voir à la télévision autrement. Sur différents mouvements sociaux, sur le massacre d'étudiants à Tlatelolco à Mexico en 1968, sur les massacres d'Aguas Blancas au Guerrero et d'Acteal au Chiapas, sur les mouvements de guérilla à Cuba et au Salvador. À cette époque, Channel 9 n'était plus seulement la chaine des femmes. C'était la chaine du peuple. Ceux qui y participaient faisaient aussi leurs propres programmes. Il y avait un programme pour les jeunes et un programme auquel participaient des membres des communautés indigènes. Il y avait un programme de dénonciation, où tout le monde pouvait venir dénoncer la façon dont le gouvernement les avait traités. Beaucoup de gens des différents quartiers et communautés voulaient participer, il y avait à peine assez de temps d'antenne pour tous.[36]
Après que la station de télévision occupée ait été retirée des ondes, le mouvement a réagi en occupant les onze stations de radio commerciales de Oaxaca. L'homogénéité de la radio commerciale a été remplacée par une myriade de voix - une station de radio pour les étudiants universitaires, une pour les groupes de femmes, une station de radio occupée par les anarchistes d'un squat punk - et il y a eu plus de voix indigènes à la radio que jamais auparavant. En peu de temps, les membres du mouvement ont décidé de rendre la plupart des stations de radio à leurs soi-disant propriétaires, mais ont gardé le contrôle de deux d'entre elles. Leur but n'était pas de supprimer les voix qui s'opposaient à eux, aussi artificielles que soient les voix commerciales, mais de gagner eux-mêmes les moyens de communiquer. Les autres stations de radio ont fonctionné avec succès pendant des mois, jusqu'à ce que la répression gouvernementale les fasse fermer. Un étudiant universitaire impliqué dans la prise en charge, la gestion et la défense des stations de radio a déclaré :
Après la prise de contrôle, j'ai lu un article qui disait que les auteurs intellectuels et matériels des prises de contrôle des radios n'étaient pas d'Oaxaca, qu'ils venaient d'ailleurs et qu'ils recevaient un soutien très spécialisé. Il disait qu'il aurait été impossible pour quiconque sans formation préalable de faire fonctionner les radios en si peu de temps, car l'équipement est trop sophistiqué pour être utilisé par n'importe qui. Ils avaient tort. [37]
Qui va sortir les poubelles ?
Si chacun est libre de travailler comme il l'entend, qui sortira les poubelles ou effectuera d'autres travaux indésirables ? Heureusement, dans une économie localisée et anticapitaliste, nous ne pourrions pas externaliser, ou cacher, les coûts de notre mode de vie en payant quelqu'un d'autre pour nettoyer après nous. Nous devrions payer pour les conséquences de toutes nos propres actions - plutôt que de payer la Chine pour qu'elle prenne nos déchets toxiques, par exemple. Si un service nécessaire comme l'élimination des déchets était négligé, la communauté le remarquerait rapidement et devrait décider de la manière de traiter le problème. Les gens pourraient accepter de récompenser un tel travail par de petits avantages - rien qui ne se traduise par un pouvoir ou une autorité, mais quelque chose comme être le premier à recevoir des marchandises exotiques en ville, recevoir un massage ou un gâteau ou simplement la reconnaissance et la gratitude d'être un membre à part entière de la communauté. En fin de compte, dans une société coopérative, avoir une bonne réputation et être considéré par ses pairs comme responsable sont plus convaincants que toute incitation matérielle.
Ou bien la communauté pourrait décider que tout le monde devrait s'impliquer dans ces tâches à tour de rôle. Une activité comme le ramassage des ordures ne doit pas définir la "carrière" de qui que ce soit dans une économie anticapitaliste. Les tâches nécessaires que personne ne veut accomplir doivent être partagées par tout le monde. Ainsi, au lieu que quelques personnes aient à trier les ordures toute leur vie, tous ceux qui en sont physiquement capables devraient le faire pendant quelques heures par mois seulement.
"L'État libre" de Christiania est un quartier de Copenhague, au Danemark, qui est squatté depuis 1971. Ses 850 habitants sont autonomes dans leurs 85 ares. Ils sortent leurs propres déchets depuis plus de trente ans. Le fait qu'ils reçoivent environ un million de visiteurs par an rend leur réalisation d'autant plus impressionnante. Les rues, les bâtiments, les restaurants, les toilettes publiques et les douches publiques sont tous raisonnablement propres - surtout pour les hippies ! La masse d'eau qui traverse Christiania n'est pas la plus propre, mais étant donné que Christiania est recouverte d'arbres et qu'il n'y a pas de voitures, on peut supposer que la majeure partie de la pollution provient de la ville environnante qui partage la voie d'eau.
Les habitants ont construit des dizaines de maisons qui se dressent aujourd'hui à Christiania en utilisant des éco-conceptions innovantes. Ils utilisent également :
l'énergie solaire, l'énergie éolienne, le compostage et toute une série d'autres innovations respectueuses de l'environnement. Une méthode de filtration des eaux usées par des roselières, qui permet à l'eau de Christiania d'être aussi propre que celle des autres stations d'épuration de Copenhague, a permis à la commune d'être sélectionnée pour un prix pan-scandinave de l'écologie.[38]
Les différentes personnes interrogées avaient des conceptions différentes de la manière dont Christiania était maintenue propre, ce qui suggère une sorte de système double. Un nouveau venu a dit qu'on nettoyait après soi-même, et que lorsqu'on avait envie de faire un peu plus de nettoyage, on le faisait. Un ancien résident, plus impliqué dans la prise de décision, a expliqué qu'il y avait un comité des ordures, responsable de la "Réunion commune", chargé de maintenir Christiania propre, bien que l'assistance volontaire et la propreté de tous les résidents soient clairement la première ligne de défense.
Qui prendra soin des personnes âgées et handicapées ?
Ce n'est que dans une société possédant ce qui est décrit, par un euphémisme, comme un "marché hautement compétitif" que les personnes âgées et les personnes handicapées sont si marginalisées. Afin d'augmenter les marges de profit, les employeurs évitent d'embaucher des personnes handicapées et obligent les travailleurs âgés à prendre une retraite anticipée. Lorsque les travailleurs sont contraints de déménager fréquemment à la recherche d'un emploi, dans une culture où le rite de passage à l'âge adulte consiste à emménager dans sa propre maison, les parents sont laissés seuls à mesure qu'ils vieillissent. La plupart finissent par déménager dans le type de maison de retraite qu'ils peuvent se permettre ; beaucoup meurent négligés, seuls et indignés, peut-être avec des escarres et des couches qui n'ont pas été changées en deux jours. Dans un monde anarchiste et anticapitaliste, le tissu social ne serait pas aussi grossier.
Dans la pléthore d'expériences qui ont vu le jour en Argentine en réponse à la crise de 2001, l'économie de la solidarité et des soins pour tous les membres de la société a prospéré. L'effondrement économique en Argentine n'a pas conduit au scénario de "la loi de la jungle" que craignent les capitalistes. Au contraire, le résultat a été une explosion de la solidarité, et les personnes âgées et handicapées n'ont pas été laissées en dehors de cette toile d'entraide. En participant aux assemblées de quartier, les personnes âgées et handicapées d'Argentine ont eu la possibilité de subvenir à leurs propres besoins et de se représenter dans les décisions qui affecteraient leur vie. Lors de certaines assemblées, les participants ont suggéré que ceux qui possèdent leur propre maison prélèvent leur impôt foncier et donnent plutôt cet argent à l'hôpital local ou à d'autres établissements de soins. Dans certaines régions d'Argentine où le chômage est très élevé, des mouvements de chômeurs ont effectivement pris le relais et construisent de nouvelles économies. À General Mosconi, une ville pétrolière du nord, le taux de chômage est supérieur à 40 % et la région est largement autonome. Le mouvement a organisé plus de 300 projets pour répondre aux besoins de la population, y compris ceux des personnes âgées et handicapées.
Même en l'absence de richesse stockée ou d'infrastructure fixe, les sociétés apatrides de chasseurs-cueilleurs prennent généralement soin de tous les membres de leur communauté, qu'ils soient ou non économiquement productifs. En fait, les grands-parents - génétiquement inutiles d'un point de vue darwiniste puisqu'ils ont dépassé l'âge de la reproduction[39] - sont une caractéristique déterminante de l'humanité qui remonte à des millions d'années, et les archives fossiles du début de notre espèce montrent que les personnes âgées étaient soignées. Les chasseurs-cueilleurs modernes démontrent non seulement qu'on s'occupait matériellement des personnes âgées, mais aussi quelque chose qui est invisible dans les fossiles : le respect. Les Mbuti, par exemple, reconnaissent cinq groupes d'âge - les nourrissons, les enfants, les jeunes, les adultes et les personnes âgées - et parmi ceux-ci, seuls les adultes réalisent une production économique importante sous forme de cueillette et de chasse ou de collecte de matières premières comme le bois ; pourtant, la richesse sociale est partagée par tous, quelle que soit leur productivité. Il serait impensable de laisser les personnes âgées ou handicapées mourir de faim simplement parce qu'elles ne travaillent pas. De même, les Mbuti associent tous les membres de leur société à la prise de décisions et à la participation à la vie politique et sociale, et les personnes âgées jouent un rôle particulier dans la résolution des conflits et le rétablissement de la paix.
Comment les gens auront-ils accès aux soins ?
Les capitalistes et les bureaucrates considèrent les soins de santé comme une industrie - un moyen d'extorquer de l'argent aux personnes dans le besoin - et aussi comme un moyen d'apaiser la population et de prévenir la rébellion. Il n'est pas surprenant que la qualité des soins souffre souvent. Dans le pays le plus riche du monde, des millions de personnes n'ont pas accès aux soins, y compris cet auteur, et chaque année, des centaines de milliers de personnes meurent de causes évitables ou traitables.
Comme les conditions de travail et de vie empoisonnées et le manque de soins ont toujours été des griefs majeurs au sein du capitalisme, l'accès aux soins est généralement un objectif principal des révolutionnaires anticapitalistes. En Argentine, par exemple, les piqueteros et les assemblées de quartier au chômage créent couramment des cliniques ou reprennent et financent les hôpitaux existants laissés à l'abandon par l'État.
Pendant la guerre civile espagnole, le Syndicat médical de Barcelone, organisé en grande partie par des anarchistes, gérait 18 hôpitaux (dont 6 qu'il avait créés), 17 sanatoriums, 22 cliniques, 6 établissements psychiatriques, 3 crèches et une maternité. Des services de consultation externe ont été créés dans toutes les principales localités de Catalogne. Sur demande, le Syndicat envoie des médecins dans les lieux où le besoin s'en fait sentir. Le médecin devait donner une bonne raison pour refuser le poste, "car on considérait que la médecine était au service de la communauté, et non l'inverse". [40] Les fonds destinés aux cliniques externes provenaient des contributions des municipalités locales. Le syndicat anarchiste des travailleurs de la santé comprenait 8 000 travailleurs de la santé, dont 1 020 médecins, ainsi que 3 206 infirmières, 133 dentistes, 330 sages-femmes et 153 herboristes. Le syndicat gérait 36 centres de santé répartis dans toute la Catalogne afin de fournir des soins de santé à tous dans toute la région. Il y avait un syndicat central dans chacune des neuf zones, et à Barcelone, un comité de contrôle composé d'un délégué de chaque section se réunissait une fois par semaine pour traiter des problèmes communs et mettre en œuvre un plan commun. Chaque département était autonome dans sa propre sphère, mais pas isolé, car ils se soutenaient les uns les autres. Au-delà de la Catalogne, les soins de santé étaient dispensés gratuitement dans les collectifs agraires d'Aragon et du Levant.
Même dans le mouvement anarchiste naissant aux États-Unis aujourd'hui, les anarchistes prennent des mesures pour s'informer et fournir des soins de santé. Dans certaines communautés, les anarchistes apprennent la médecine alternative et la proposent à leur communauté. Et lors des grandes manifestations, étant donné la probabilité de violences policières, les anarchistes organisent des réseaux de médecins bénévoles qui mettent en place des postes de secours et organisent des médecins itinérants pour apporter les premiers soins à des milliers de manifestants. Ces médecins, souvent autodidactes, traitent les blessures causées par le gaz poivré, les gaz lacrymogènes, les matraques, les tasers, les balles en caoutchouc, les chevaux de police, etc. ainsi que les chocs et les traumatismes. La Boston Area Liberation Medic Squad (BALM Squad) est un exemple de groupe médical qui s'organise sur une base permanente. Créée en 2001, elle se rend également aux grandes manifestations dans d'autres villes et organise des formations aux premiers secours. Ils gèrent un site web, partagent des informations et établissent des liens avec d'autres initiatives, telles que la clinique Common Ground décrite ci-dessous. Ils ne sont pas hiérarchisés et utilisent la prise de décision par consensus, comme le fait le Bay Area Radical Health Collective, un groupe similaire sur la côte ouest.
Entre les manifestations, un certain nombre de groupes féministes radicaux aux États-Unis et au Canada ont formé des collectifs de santé des femmes, pour répondre aux besoins des femmes. Certains de ces collectifs enseignent l'anatomie féminine de manière positive et autonomisante, en montrant aux femmes comment se faire des examens gynécologiques, comment vivre confortablement leurs menstruations et comment pratiquer des méthodes sûres de contrôle des naissances. L'ordre établi médical patriarcal occidental ignore généralement la santé des femmes au point d'être dégradant et nuisible. Une approche anti-ordre établi et de bricolage permet aux personnes marginalisées de subvertir un système négligent en s'organisant pour répondre à leurs propres besoins.
After Hurricane Katrina devastated New Orleans, activist street medics joined a former Black Panther in setting up the Common Ground clinic in one of the neediest neighborhoods. They were soon assisted by hundreds of anarchists and other volunteers from across the country, mostly without experience. Funded by donations and run by volunteers, the Common Ground clinic provided treatment to tens of thousands of people. The failure of the government’s “Emergency Management” experts during the crisis is widely recognized. But Common Ground was so well organized it also out-performed the Red Cross, despite the latter having a great deal more experience and resources.[41] In the process, they popularized the concept of mutual aid and made plain the failure of the government. At the time of this writing Common Ground has 40 full-time organizers and is pursuing health in a much broader sense, also making community gardens and fighting for housing rights so that those evicted by the storm will not be prevented from coming home by the gentrification plans of the government. They have helped gut and rebuild many houses in the poorest neighborhoods, which authorities wanted to bulldoze in order to win more living space for rich white people.
Qu'en est-il de l'éducation ?
L'éducation a longtemps été une priorité des mouvements anarchistes et autres mouvements révolutionnaires dans le monde. Mais même si les gens négligeaient complètement l'organisation de l'éducation après la révolution, ce serait quand même une amélioration par rapport aux formes patriotiques, dégradantes, manipulatrices et abrutissantes d'éducation parrainées par l'État-nation. Comme tout le monde, les enfants sont capables de s'éduquer eux-mêmes et sont motivés pour le faire dans un cadre approprié. Mais les écoles publiques offrent rarement ce cadre et n'éduquent pas les élèves sur des sujets d'utilité immédiate, comme survivre à l'enfance, exprimer sainement ses émotions, développer son potentiel créatif unique, prendre en charge sa propre santé ou s'occuper de personnes malades, faire face à la violence sexiste, aux abus domestiques ou à l'alcoolisme, résister aux intimidations, communiquer avec ses parents, explorer sa sexualité de manière respectueuse, trouver un emploi et un appartement ou se débrouiller sans argent, ou d'autres compétences dont les jeunes ont besoin pour vivre. Dans les quelques classes qui enseignent des compétences pratiques utiles - presque toujours des cours facultatifs - les élèves sont "suivis". Les filles apprennent à cuisiner et à coudre en Arts ménagers, les garçons susceptibles d'accéder à des emplois de cols bleus apprennent le travail du bois en Arts industriels. On peut dire sans risque de se tromper que la plupart des garçons terminent le lycée sans savoir comment cuisiner ou rapiécer leurs vêtements, et que la plupart des filles et des futurs cols blancs obtiennent leur diplôme sans savoir comment réparer des toilettes, monter une installation électrique, réparer un vélo ou un moteur de voiture, plâtrer un mur ou travailler le bois. Et dans les cours d'informatique et de technologie, le fait que les élèves en savent souvent plus que les enseignants est une indication claire que quelque chose ne va pas dans cette forme d'éducation. Les écoles n'enseignent même pas aux enfants les compétences dont ils ont besoin pour les emplois de merde qu'ils finiront par occuper. La plupart du temps, les gens s'enseignent eux-mêmes ou apprennent entre amis et entre pairs - on peut dire que l'école de la vie est déjà anarchique.
Les leçons les plus importantes que les écoles publiques enseignent systématiquement sont d'obéir à l'autorité arbitraire, d'accepter que les priorités des autres nous soient imposées et de cesser de rêver. Lorsque les enfants commencent l'école, ils sont autonomes, curieux du monde dans lequel ils vivent et croient que tout est possible. Lorsqu'ils terminent, ils sont cyniques, égocentriques et habitués à consacrer quarante heures de leur semaine à une activité qu'ils n'ont jamais choisie. Ils sont également susceptibles d'être mal éduqués sur un certain nombre de sujets, ignorant peut-être qu'une majorité de sociétés humaines à travers l'histoire ont été égalitaires et apatrides, que la police n'est devenue que récemment une institution importante et soi-disant nécessaire, que leur gouvernement a un passé de torture, de génocide et de répression, que leur mode de vie détruit l'environnement, que leur nourriture et leur eau sont empoisonnées, ou qu'il y a une histoire de résistance qui attend d'être découverte dans leur propre ville.
Cette mauvaise éducation systématique n'est guère surprenante, compte tenu de l'histoire des écoles publiques. Bien que les écoles publiques se soient développées progressivement à partir d'une série de précédents, le régime d'Otto von Bismarck est largement crédité d'avoir été le premier à établir un système scolaire public national. L'objectif était de préparer les jeunes à des carrières dans la bureaucratie ou l'armée, de les discipliner, de leur inculquer le patriotisme et de les endoctriner dans la culture et l'histoire d'une nation allemande qui n'existait pas auparavant. Le système scolaire a été l'une des modernisations qui ont permis à un ensemble de provinces en chicane, dont certaines étaient pratiquement féodales, de former un État qui pourrait menacer le reste du continent - et de grandes parties de l'Afrique - en l'espace d'une génération.
En réponse, un certain nombre de théoriciens anarchistes ont entrepris de concevoir des écoles non hiérarchisées dans lesquelles les enseignants serviraient d'aides pour aider les élèves à apprendre et à explorer les sujets qu'ils ont choisis. Certaines de ces expériences anarchistes en matière d'éducation aux États-Unis ont été appelées "écoles modernes", sur le modèle de l'Escuela Moderna de l'anarchiste espagnol Francisco Ferrer. Ces écoles ont contribué à l'éducation de milliers d'élèves et ont joué un rôle important dans les mouvements anarchistes et ouvriers. En 1911, peu après l'exécution de Ferrer en Espagne, la première école moderne des États-Unis a été fondée à New York par Emma Goldman, Alexander Berkman, Voltairine de Cleyre et d'autres anarchistes. Un certain nombre d'artistes et d'écrivains célèbres ont contribué à y enseigner, et parmi les élèves figurait l'artiste Man Ray. Elle a duré plusieurs décennies, pour finalement quitter New York pendant une période de répression politique intense, et devenir le centre d'une commune rurale.
Plus récemment, des anarchistes et d'autres militants aux États-Unis ont organisé des "écoles libres". Certaines de ces classes sont temporaires et ad hoc, tandis que d'autres sont des écoles entièrement organisées. L'une d'entre elles, l'Albany Free School, existe depuis plus de 32 ans dans le centre ville d'Albany. Cette école anti-autoritaire s'engage pour la justice sociale ainsi que pour l'éducation - elle offre des frais de scolarité dégressifs et ne refuse personne pour des raisons financières. La plupart des écoles expérimentales ne sont accessibles qu'à l'élite, mais le corps étudiant de l'Albany Free School est diversifié, comprenant de nombreux enfants du centre-ville issus de familles pauvres. L'école n'a pas de programme ni de classes obligatoires, et fonctionne selon la philosophie suivante : "Faites confiance aux enfants et ils apprendront. Car si vous confiez aux enfants leur propre "éducation" - qui n'est pas une chose après tout, mais plutôt une action omniprésente - ils apprendront continuellement, chacun à sa manière et à son rythme". L'école libre enseigne aux enfants jusqu'à la classe de 8e et a récemment ouvert un lycée, l'école libre Harriet Tubman. L'école organise une petite ferme biologique dans la ville qui offre une autre possibilité d'apprentissage importante pour les élèves. Les élèves travaillent également dans le cadre de projets de service communautaire tels que les soupes populaires et les garderies. Malgré les limitations financières et autres, ils ont réussi admirablement.
Notre réputation auprès des élèves en difficulté scolaire et/ou comportementale, et dont les besoins n'ont pas été satisfaits par le système, est telle qu'un nombre croissant d'enfants viennent nous voir après avoir été étiquetés comme souffrant de TDAH et placés sous Ritalin et autres médicaments biopsychiatriques. Leurs parents nous sollicitent parce qu'ils sont préoccupés par les effets secondaires des médicaments et parce qu'ils ont entendu dire que nous travaillons efficacement avec ces enfants sans aucun médicament. Notre environnement actif, flexible et structuré individuellement rend les médicaments totalement inutiles.[42]
Le MST, le mouvement des travailleurs sans terre au Brésil, s'est concentré avec ardeur sur l'éducation dans les colonies qu'il a créées sur les terres occupées. Entre 2002 et 2005, le MST affirme avoir appris à lire à plus de 50 000 travailleurs sans terre ; 150 000 enfants sont inscrits dans les 1 200 écoles différentes qu'ils ont construites sur leurs colonies, et ils ont également formé plus d'un millier d'éducateurs. Les écoles du MST sont libres de tout contrôle de l'État, de sorte que les communautés ont le pouvoir de décider ce que leurs enfants apprennent et peuvent développer des méthodes alternatives d'éducation ainsi que des programmes exempts des valeurs racistes, patriotiques et capitalistes qui font partie intégrante de l'éducation publique. Le gouvernement brésilien se plaint que les enfants des colonies apprennent que les cultures génétiquement modifiées présentent un risque pour la santé humaine et l'environnement, ce qui laisse entendre qu'ils reçoivent un enseignement beaucoup plus pertinent et précis que leurs pairs dans les écoles publiques. Les écoles du mouvement dans les colonies se concentrent sur l'alphabétisation et utilisent les méthodes de Paulo Freire, qui a développé la "pédagogie des opprimés". À São Paulo, le MST s'est construit une université autonome qui forme les agriculteurs désignés par les différentes colonies. Plutôt que d'enseigner, par exemple, l'agrobusiness, comme le ferait une université capitaliste, ils enseignent l'agriculture familiale en critiquant les techniques d'exploitation et de destruction de l'environnement qui prévalent dans l'agriculture contemporaine. Pour d'autres cours techniques, le MST aide également les gens à obtenir une formation dans les universités publiques, bien qu'il obtienne souvent la collaboration de professeurs de gauche pour offrir des leçons plus critiques et de plus haut niveau, leur permettant même de concevoir leurs propres cours. Dans toutes ces formes d'enseignement, ils insistent sur le fait qu'il incombe aux étudiants d'utiliser ce qu'ils apprennent pour leur communauté et non pour leur propre profit.
Le Movimiento Campesino de Santiago de Estero, MOCASE, est un groupe d'agriculteurs, dont beaucoup sont Quechua, qui ont des similitudes et des liens avec le MST. D'abord un groupe d'agriculteurs luttant pour la terre face à l'expansion des compagnies forestières du Nord, ils comptent aujourd'hui 8 000 familles dans 58 communautés actives dans un large éventail de luttes. En collaboration avec l'Universidad Transhumante, ils ont créé une école d'agriculture qui aide les agriculteurs à acquérir les compétences nécessaires à l'autogestion. Les étudiants apprennent également à enseigner, ce qui leur permet de contribuer à la formation d'autres agriculteurs. L'Universidad Transhumante est intéressante en soi. C'est une université d'éducation populaire, également inspirée par Freire, qui a organisé une caravane d'un an dans 80 villes d'Argentine, pour présenter des ateliers d'éducation populaire et s'informer sur les problèmes auxquels les gens sont confrontés.[43] En dehors du contrôle de l'État, l'éducation n'est pas forcément une chose statique et fixe. Elle peut être un outil d'autonomisation, car on apprend aux gens à enseigner, afin qu'ils puissent transmettre les leçons qu'ils apprennent plutôt que de dépendre en permanence d'une classe d'éducateurs professionnels. Elle peut être un outil de libération, car les gens apprennent à connaître l'autorité et la résistance, et étudient comment prendre le contrôle de leur propre vie. Elle peut être une caravane, un cirque, car les gens voyagent à travers un pays et au lieu d'apporter des spectacles en cage, ils apportent de nouvelles idées et techniques. Et elle peut être un outil de survie, car les peuples opprimés apprennent leur histoire et préparent leur avenir.
En 1969, des activistes amérindiens, s'organisant sous le nom "d'Indiens de toutes les nations", ont occupé l'île abandonnée d'Alcatraz, en invoquant une loi américaine ignorée qui garantissait aux indigènes le droit d'occuper toute terre abandonnée par la nation des colons. Pendant six mois, l'occupation s'est chiffrée par centaines, et bien que la plupart soient partis en raison d'un blocus gouvernemental, l'occupation a finalement duré 19 mois, revitalisant la culture indigène et rejetant le contrôle colonial. Au cours de la première période, les occupants indiens ont organisé une école qui enseignait l'histoire et la culture indigènes selon leur propre perspective, sans la propagande raciste qui remplissait les manuels des écoles du gouvernement. Pendant toute la durée de leur occupation, ils ont utilisé l'éducation comme un moyen de renouvellement culturel, alors qu'elle avait été utilisée auparavant contre eux pour détruire leur identité et enrôler les survivants du génocide dans la civilisation qui les avait colonisés.
Qu'en est-il de la technologie ?
Nombreux sont ceux qui craignent que la complexité de la technologie moderne et l'intégration de haut niveau des infrastructures et de la production dans la société actuelle ne fassent de l'anarchie un rêve du passé. En fait, cette inquiétude n'est pas du tout infondée. Cependant, ce n'est pas tant la complexité de la technologie qui est en contradiction avec la création d'une société anarchiste que le fait que la technologie n'est pas une chose neutre. Comme Uri Gordon l'a résumé de manière experte, le développement de la technologie reflète les intérêts et les besoins des membres dirigeants de la société, et la technologie remodèle le monde physique d'une manière qui renforce l'autorité et décourage la rébellion. [44] Ce n'est pas une coïncidence si l'infrastructure des armes nucléaires et de l'énergie crée le besoin d'une organisation militaire centralisée de haute sécurité et d'agences de gestion des catastrophes dotées de pouvoirs d'urgence et de la capacité de suspendre les droits constitutionnels ; si les autoroutes interétatiques permettent le déploiement rapide de l'armée au niveau national, encouragent l'expédition transcontinentale de marchandises et le transport privé par le biais d'automobiles personnelles ; que les nouvelles usines exigent une main-d'œuvre non qualifiée et remplaçable qui ne pourrait pas occuper le poste jusqu'à la retraite, en supposant que le patron veuille même accorder des prestations de retraite, car dans quelques années, les accidents du travail dus aux tâches répétitives ou au rythme dangereux de la chaîne de production les rendront incapables de continuer.
Les subventions et les infrastructures fournies par le gouvernement ont tendance à aller vers des inventions qui augmentent le pouvoir de l'État, souvent au détriment de tous les autres : avions de chasse, systèmes de surveillance, construction de pyramides. Même les formes les plus bienveillantes de soutien gouvernemental à l'invention, telles que les subventions gouvernementales à la recherche médicale, vont au mieux à l'invention de traitements brevetés par des sociétés qui n'ont aucun scrupule à laisser mourir les gens s'ils n'en ont pas les moyens - tout comme elles n'ont aucun scrupule à torturer et à tuer des milliers d'animaux en phase de test.
Les exigences de la liberté nous confrontent à un choix beaucoup plus lourd que la simple modification de nos structures décisionnelles. Nous devrons démanteler physiquement une grande partie du monde dans lequel nous vivons et le reconstruire. La liberté, ainsi que l'équilibre écologique de la planète et donc notre survie même, sont incompatibles avec l'énergie nucléaire, la dépendance aux combustibles fossiles comme le pétrole et le charbon, et une culture automobile qui éloigne l'espace public et favorise un système d'échange où la plupart des biens ne sont pas produits localement.
Cette transformation exigera beaucoup d'inventivité ; la question pertinente devient donc : un mouvement social et une société anarchistes seront-ils assez inventifs pour mener à bien cette transformation ? Je pense que la réponse est oui. Après tout, les outils les plus utiles de l'histoire de l'humanité ont été inventés avant l'avènement du gouvernement et du capitalisme.
Le soi-disant marché libre du capitalisme est censé motiver l'innovation, et la concurrence du marché contribue effectivement à la prolifération d'inventions rentables, qui ne sont pas nécessairement des inventions utiles. La concurrence capitaliste impose que tous les vieux gadgets deviennent obsolètes au fur et à mesure que de nouveaux sont inventés, de sorte que les gens doivent jeter les anciens et en acheter de nouveaux - au grand détriment de l'environnement. En raison de cette "obsolescence planifiée", peu d'inventions ont tendance à être bien faites ou bien pensées au départ, puisqu'elles sont destinées à la poubelle dès le départ.
La doctrine de la propriété intellectuelle empêche la diffusion des technologies utiles, permettant de les contrôler ou de les retenir selon ce qui est le plus rentable. Les apologistes du capitalisme soutiennent généralement que la propriété intellectuelle encourage le développement de la technologie parce qu'elle donne aux gens l'assurance, à titre d'incitation, qu'ils peuvent tirer profit de leur invention. Quel genre de crétin inventerait quelque chose d'utile pour la société s'il n'en obtenait pas le crédit exclusif et n'en tirait pas profit ? Mais les piliers technologiques de notre monde ont été développés par des groupes de personnes qui ont laissé leurs inventions se répandre librement et ne s'en sont pas attribué le mérite - du marteau aux instruments de musique à cordes en passant par les céréales domestiquées.
Dans la pratique, l'économie capitaliste elle-même réfute les hypothèses selon lesquelles la propriété intellectuelle favorise l'innovation. Comme tout autre type de propriété, la propriété intellectuelle n'appartient généralement pas à ceux qui la produisent : de nombreuses inventions sont réalisées par des esclaves salariés dans des laboratoires qui n'obtiennent aucun crédit et aucun profit parce que leurs contrats stipulent que la société pour laquelle ils travaillent reçoit la propriété des brevets.
Les personnes les plus aptes à développer des innovations utiles sont celles qui en ont besoin, et elles n'ont pas besoin de l'aide du gouvernement ou du capitalisme pour y parvenir. Les anarchistes eux-mêmes ont une riche histoire d'invention de solutions aux problèmes auxquels ils sont confrontés. Les voleurs de banque anarchistes connus sous le nom de la Bande à Bonnot ont inventé la voiture de fuite. Makhno, l'anarchiste ukrainien, a été le premier à déployer des mitrailleuses très mobiles - il les a montées sur des tatchankis, les charrettes tirées par des chevaux utilisées par la paysannerie, avec un effet dévastateur contre des ennemis supérieurs enlisés dans les tactiques traditionnelles. Dans l'Espagne révolutionnaire, après avoir exproprié les grands propriétaires terriens, collectivisé les terres et s'être libérés de la nécessité de produire une seule culture d'exportation, les paysans ont amélioré la santé du sol et accru leur autosuffisance grâce à la culture intercalaire - plus précisément, la culture de plantes tolérantes à l'ombre sous les orangers. La Fédération paysanne du Levant, en Espagne, a créé une université agricole, et d'autres collectifs agricoles ont fondé un centre d'étude des maladies des plantes et de la culture des arbres.
Dans les hautes terres de Nouvelle-Guinée, des millions d'agriculteurs vivent à forte densité de population dans des vallées montagneuses escarpées ; leurs communautés sont apatrides, fondées sur le consensus et, jusqu'à une date relativement récente, totalement étrangères à l'Occident. Bien qu'ils soient apparus comme des primitifs de l'âge de pierre aux Européens racistes, ils ont développé l'un des systèmes agricoles les plus complexes au monde. Leurs techniques sont si précises et si nombreuses qu'il leur faut des années pour les apprendre. Les scientifiques occidentaux, qui se font remarquer, ne connaissent pas encore les raisons de nombre de ces techniques, qu'ils pourraient considérer comme des superstitions si leur efficacité n'était pas prouvée. Au cours des 7 000 dernières années, les montagnards ont pratiqué une forme dynamique d'agriculture durable en réponse aux impacts sur leur environnement qui auraient pu provoquer l'effondrement de sociétés moins innovantes. Leurs méthodes comprennent des formes complexes d'irrigation, de rétention des sols, de cultures intercalaires, etc. Les montagnards n'ont pas de chef et prennent leurs décisions dans le cadre de longues discussions communautaires. Ils ont développé toutes leurs techniques sans gouvernement ni capitalisme, par le biais d'innovations individuelles et collectives communiquées librement par une grande société décentralisée.[45]
Beaucoup d'Occidentaux pourraient se moquer de l'idée que des personnes qui n'utilisent pas d'outils en métal pourraient fournir un modèle de sophistication technologique. Ces cyniques, cependant, sont simplement ignorés par la mythologie et les superstitions euro-américaines. La technologie, ce n'est pas des lumières clignotantes et des gadgets qui ronronnent. La technologie, c'est l'adaptation. En adaptant un ensemble complexe de techniques qui leur ont permis de répondre à tous leurs besoins sans détruire leur environnement pendant 7 000 ans, les agriculteurs de Nouvelle-Guinée ont accompli quelque chose que la civilisation occidentale n'a même jamais approché.
Pourtant, il existe de nombreux exemples d'anarchistes pour les personnes impressionnées par les lumières clignotantes. Prenons par exemple la récente prolifération de la technologie "Open Source". Des réseaux décentralisés impliquant des milliers de personnes travaillant ouvertement, volontairement et en coopération ont créé certaines des meilleures formes de logiciels complexes dont dépend l'économie de l'ère de l'information. L'approche habituelle des grandes entreprises consiste à garder la source, ou le code, de leurs logiciels secrets et brevetés, mais le code des logiciels à source ouverte est partagé, de sorte que n'importe qui peut l'examiner et l'améliorer. Le résultat est souvent bien meilleur, et généralement plus facile à corriger. Les logiciels brevetés traditionnels sont plus vulnérables aux pannes et aux virus, car un petit groupe de cerveaux est capable de vérifier les faiblesses et très peu de spécialistes sont disponibles pour résoudre les problèmes. Les personnes chargées de l'assistance technique que vous appelez au téléphone lorsque votre système d'exploitation tombe en panne ne peuvent pas non plus voir le code, et au-delà d'un petit dépannage, tout ce qu'elles peuvent faire est de vous diriger vers un "patch" encombrant, ou de vous conseiller d'effacer votre disque dur et de réinstaller le système d'exploitation. Les utilisateurs de produits Microsoft, par exemple, connaissent sans doute leurs fréquents pépins, et les défenseurs de la vie privée mettent également en garde contre les logiciels espions et la coopération entre les entreprises technologiques et le gouvernement. Selon un geek anti-autoritaire impliqué dans la création de logiciels à source ouverte : "La meilleure publicité pour Linux est Microsoft".
Traditionnellement, la plupart des logiciels à source ouverte ne sont pas particulièrement conviviaux, bien que cela soit généralement dû au fait que l'Open Source réside, avec tout le respect que je lui dois, dans une sous-culture de geeks, et que ses utilisateurs typiques sont très compétents en informatique. Cependant, les technologies à source ouverte et participatives deviennent progressivement accessibles dans une mesure sans précédent pour les logiciels propriétaires. Wikipedia en est un exemple. Lancée récemment, en 2001, sur le logiciel à source ouverte Linux, Wikipedia est déjà l'encyclopédie la plus importante et la plus consultée au monde, avec plus de 10 millions d'articles dans plus de 250 langues. Plutôt que d'être le domaine exclusif d'experts rémunérés issus d'une sous-culture universitaire particulière, Wikipédia est écrite par tout le monde. Tout le monde peut écrire un article ou modifier un article existant, et en permettant cette ouverture et cette confiance, il offre un forum pour une révision instantanée par plusieurs pairs. Les intérêts de la communauté Wikipédia, qui compte des millions de personnes, assurent une fonction d'autorégulation, de sorte que le vandalisme - les fausses éditions et les faux articles - sont rapidement nettoyés et les faits sans citations sont contestés. Les articles de Wikipédia s'appuient sur un ensemble de connaissances bien plus vaste que le petit cercle généralement élitiste représenté par le monde universitaire. Dans une étude aveugle, évaluée par des pairs, elle a été jugée aussi précise que Encyclopedia Britannica.[46]
Wikipédia est "auto-organisé" et édité par un corps ouvert d'administrateurs élus par leurs pairs.[47] Il y a eu quelques cas de sabotage intentionnel rendus publics, comme lorsque le journal télévisé The Colbert Report a réécrit l'histoire dans un article de Wikipédia comme un gag pour leur émission ; mais la farce a été rapidement réparée, comme la plupart des fausses informations sur le site ont tendance à l'être. Un problème plus persistant est posé par les entreprises qui utilisent Wikipédia à des fins de relations publiques, en chargeant du personnel rémunéré de maintenir une image propre dans les articles les concernant. Cependant, des interprétations contradictoires des faits peuvent être enregistrées dans le même article, et Wikipédia contient beaucoup plus d'informations sur les méfaits des entreprises que n'importe quelle encyclopédie traditionnelle.
Comment l'échange fonctionnera-t-il ?
L'échange peut se faire de différentes manières dans une société apatride et anticapitaliste, en fonction de la taille, de la complexité et des préférences de la société. Nombre d'entre elles sont bien plus efficaces que le capitalisme pour assurer une distribution équitable des biens et empêcher les gens de prendre plus que leur juste part. Le capitalisme a créé une plus grande inégalité dans l'accès aux ressources que tout autre système économique de l'histoire de l'humanité. Mais les principes du capitalisme que les économistes ont endoctriné le public à accepter comme lois ne sont pas universels.
De nombreuses sociétés ont traditionnellement eu recours à l'économie du don, qui peut prendre de nombreuses formes différentes. Dans les sociétés où la stratification sociale est modeste, les familles les plus riches conservent leur statut en offrant des cadeaux, en organisant des fêtes somptueuses et en répandant leur richesse ; dans certains cas, elles risquent la colère des autres si elles ne sont pas assez généreuses. D'autres économies de dons sont à peine ou pas du tout stratifiées ; les participants renient simplement le concept de propriété et donnent et prennent la richesse sociale librement. Dans son journal, Christophe Colomb remarque avec étonnement que les premiers indigènes qu'il rencontre dans les Caraïbes n'ont aucun sens de la propriété et donnent volontiers tout ce qu'ils ont ; en effet, ils viennent avec des cadeaux pour saluer leurs étranges visiteurs. Dans une telle société, personne ne pouvait être pauvre. Aujourd'hui, après des centaines d'années de génocide et de développement capitaliste, de nombreuses régions des Amériques présentent l'un des écarts de richesse les plus criants du monde.
En Argentine, les pauvres ont lancé un vaste réseau de troc qui s'est énormément développé après que l'effondrement économique de 2001 ait rendu les formes d'échange capitalistes inopérantes. Le système de troc est passé de simples rencontres d'échange à un énorme réseau qui compte environ trois millions de membres échangeant des biens et des services - de l'artisanat, de la nourriture et des vêtements faits maison aux cours de langue. Même des médecins, des fabricants et certains chemins de fer y participent. On estime que dix millions de personnes ont été soutenues par le réseau de troc à son apogée.
Le club de troc a facilité les échanges en développant un système de crédit/monnaie. Au fur et à mesure que le réseau s'est développé et que la crise capitaliste s'est aggravée, le réseau a été confronté à un certain nombre de problèmes, notamment le vol ou la falsification de la monnaie par des personnes - souvent extérieures au réseau. Plusieurs années plus tard, après la stabilisation de l'économie sous le président Kirchner, le club de troc a diminué, mais a conservé un nombre important de membres, considérant qu'il s'agissait d'une économie alternative dans le pays qui était autrefois un modèle pour le capitalisme néolibéral. Plutôt que d'abandonner, les membres restants ont élaboré un certain nombre de solutions aux problèmes qu'ils avaient rencontrés, comme la limitation de l'adhésion aux producteurs afin que le réseau ne soit utilisé que par ceux qui y contribuent.
Les anarchistes contemporains aux États-Unis et en Europe expérimentent d'autres formes de distribution qui transcendent l'échange. Un projet anarchiste populaire est le "magasin gratuit" ou "free shop". Les magasins gratuits servent de point de collecte pour les articles donnés ou récupérés dont les gens n'ont plus besoin, y compris les vêtements, la nourriture, les meubles, les livres, la musique, même le réfrigérateur, la télévision ou la voiture de temps en temps. Les clients sont libres de parcourir le magasin et de prendre tout ce dont ils ont besoin. Beaucoup de personnes habituées à l'économie capitaliste qui viennent dans un magasin gratuit sont perplexes sur la façon dont il pourrait fonctionner. Ayant été élevés dans une mentalité de rareté, ils supposent que puisque les gens profitent en prenant des choses et ne profitent pas en faisant des dons, un magasin gratuit se viderait rapidement. Or, c'est rarement le cas. D'innombrables magasins gratuits fonctionnent de manière durable, et la plupart débordent de marchandises. De Harrisonburg, en Virginie, à Barcelone, en Catalogne, des centaines de magasins gratuits défient quotidiennement la logique capitaliste. Le Weggeefwinkel, Giveaway Shop, à Groningen, aux Pays-Bas, fonctionne dans des bâtiments squattés depuis plus de trois ans, et ouvre deux fois par semaine pour distribuer gratuitement des vêtements, des livres, des meubles et d'autres articles. D'autres magasins gratuits organisent des collectes de fonds s'ils doivent payer un loyer, ce qui ne serait pas un problème dans une société complètement anarchiste. Les magasins gratuits sont une ressource importante pour les personnes démunies, qui se voient refuser un emploi par les caprices du marché libre ou qui ont un emploi, ou deux ou trois, et qui ne peuvent toujours pas se permettre d'acheter des vêtements pour leurs enfants.
Un exemple de libre échange plus high-tech est le réseau Freecycle Network, qui est relativement courant et connaît un succès fou. Freecycle est un réseau mondial formé à l'origine par un groupe environnemental à but non lucratif pour promouvoir le don d'articles qui pourraient autrement se retrouver à la poubelle. Au moment où nous écrivons ces lignes, il compte plus de 4 millions de membres regroupés en 4200 sections locales, réparties dans 50 pays. En utilisant un site web pour afficher les articles recherchés ou les articles disponibles à donner, les gens ont fait circuler des quantités prodigieuses de vêtements, de meubles, de jouets, d'œuvres d'art, d'outils, de vélos, de voitures et d'innombrables autres marchandises. L'une des règles de Freecycle est que tout doit être gratuit, ni échangé ni vendu. Freecycle n'est pas une organisation centralisée ; les sections locales se mettent en place sur la base du modèle commun et utilisent le site web sur lequel ce modèle est basé.
Cependant, comme il vient d'un groupe libéral à but non lucratif sans aspirations révolutionnaires ni aucune critique du capitalisme et de l'État, on peut s'attendre à ce que Freecycle ait quelques problèmes. En fait, l'organisation accepte le parrainage d'une grande entreprise de recyclage et fait de la publicité sur son site web, et on peut dire que le président a ralenti la diffusion de l'idée de Freecycle en attaquant divers groupes membres ou sites web copieurs en les poursuivant, ou en les menaçant de poursuites, pour violation de marque ; également en collaborant avec le groupe notoirement autoritaire de Yahoo ! pour fermer des chapitres locaux pour ne pas avoir respecté les règles organisationnelles concernant le logo et la langue. Naturellement, dans une société anarchiste, il n'y aurait pas de poursuites pour violation de marque et un président ne pourrait pas tyranniser un réseau qui est entretenu par des millions de personnes. En attendant, Freecycle démontre que les économies du don peuvent fonctionner même au sein de sociétés occidentales individualistes et blasées, et peuvent prendre de nouvelles formes avec l'aide d'Internet.
Qu'en est-il des personnes qui ne veulent pas renoncer à un style de vie consumériste ?
Même si une révolution anticapitaliste créerait de nouvelles relations et valeurs sociales, ainsi que libèrerait les désirs des gens du contrôle de la publicité, certains voudraient probablement encore maintenir un style de vie consumériste - exigeant les divertissements électroniques, les aliments exotiques importés et autres luxes que le (néo)colonialisme leur offre actuellement. En routinisant l'acte d'aller dans un magasin, de sortir son portefeuille et d'acheter une commode en acajou ou une tablette de chocolat, le capitalisme crée l'illusion que les êtres humains possèdent naturellement la capacité de se procurer des produits de luxe qui, en réalité, sont produits par des esclaves sur un autre continent. Il faut une infrastructure massive et de multiples institutions de gouvernement et de colonialisme pour accorder ce privilège à une poignée de privilégiés. Après une révolution anarchiste, les camps de travail d'esclaves qui produisent actuellement une grande partie du chocolat et des bois durs tropicaux du monde n'existeraient plus.
Si une personne ou un groupe de personnes partageant les mêmes idées voulait s'entourer des biens de consommation dont il a toujours envie, il serait parfaitement libre de le faire ; cependant, sans une force de police pour faire supporter aux autres les coûts écologiques et de main-d'œuvre de son mode de vie, ce sont eux qui devraient se procurer les ressources, produire les biens et remédier à toute pollution. Bien sûr, ils pourraient rendre le processus plus efficace en se spécialisant dans un seul bien de consommation : par exemple, l'union d'accrocs au chocolat pourrait produire du chocolat écologique - ne portant ainsi pas atteinte aux biens communs écologiques dont le reste de leur société dépend - et troquer une partie de ce chocolat pour, par exemple, du matériel de divertissement vidéo produit par l'union d'accrocs à la télévision. Et pourquoi pas ? En fin de compte, cependant, tout ce travail et cette responsabilité personnelle pourraient ne pas correspondre à la mentalité consumériste ; le résultat final serait l'union de producteurs. Lorsque les gens doivent assumer tous les coûts de leurs propres actions, cela supprime l'isolation pathologique des conséquences qui est à la base des caprices bourgeois. Il en résulte des désirs mûrs et soigneusement pesés.
Au cours des révolutions anarchistes et des sociétés apatrides et non capitalistes de l'histoire, les gens ont utilisé ce qu'ils pouvaient fabriquer eux-mêmes ou échanger avec les sociétés voisines. Lors des rachats d'usines en Argentine, plusieurs usines occupées ont commencé à échanger leurs produits entre elles, ce qui a permis aux travailleurs d'avoir accès à une variété de produits manufacturés. Dans de nombreux collectifs de la révolution espagnole de 1936, les communautés ont décidé ensemble de la quantité et du type de consommation qu'elles pouvaient se permettre collectivement, en remplaçant les salaires par des coupons échangeables contre des marchandises au dépôt communal. Chacun avait son mot à dire dans la détermination du nombre de coupons de différents types qu'une personne pouvait obtenir, et naturellement, ils étaient libres d'échanger leurs coupons avec d'autres, de sorte que quelqu'un qui préférait plus d'une chose, disons un tissu, pouvait obtenir plus en échangeant les coupons contre quelque chose qui ne l'empêchait pas de manquer, comme des œufs. Il n'y a donc pas d'uniformité spartiate imposée, comme dans certains États communistes ; les gens sont libres de mener le style de vie qu'ils veulent, mais seulement s'ils peuvent en supporter personnellement les coûts. Ils ne sont pas en mesure d'exploiter d'autres personnes, de voler leurs ressources ou d'empoisonner leurs terres pour les obtenir.
Qu'en est-il de la construction et de l'organisation d'infrastructures larges et étendues ?
De nombreux livres d'histoire occidentaux affirment que le gouvernement centralisé est né de la nécessité de construire et d'entretenir de grands projets d'infrastructure, en particulier d'irrigation. Cependant, cette affirmation est basée sur l'hypothèse que les sociétés ont besoin de se développer et qu'elles ne peuvent pas choisir de limiter leur échelle pour éviter la centralisation - une hypothèse qui a été discréditée à maintes reprises. Et si les projets d'irrigation à grande échelle nécessitent un certain degré de coordination, la centralisation n'est qu'une forme de coordination.
En Inde et en Afrique de l'Est, les sociétés locales ont construit des réseaux d'irrigation massifs qui étaient gérés sans gouvernement ni centralisation. Dans la région de Taita Hills, dans l'actuel Kenya, les gens ont créé des systèmes d'irrigation complexes qui ont duré des centaines d'années, souvent jusqu'à ce que les pratiques agricoles coloniales y mettent fin. Les ménages se partageaient l'entretien quotidien, chacun étant responsable de la section la plus proche de l'infrastructure d'irrigation, qui était une propriété commune. Une autre coutume réunissait les gens périodiquement pour les réparations majeures : connue sous le nom de "travail harambee", c'était une forme de travail collectif, socialement motivé, similaire aux traditions de nombreuses autres sociétés décentralisées. Les habitants des collines de Taita garantissaient une utilisation équitable grâce à un certain nombre d'arrangements sociaux transmis par la tradition, qui déterminaient la quantité d'eau que chaque ménage pouvait prendre ; ceux qui violaient ces pratiques s'exposaient à des sanctions de la part du reste de la communauté.
Lorsque les Britanniques ont colonisé la région, ils ont supposé qu'ils savaient mieux que les locaux et ont mis en place un nouveau système d'irrigation - axé, bien sûr, sur la production de cultures de rente - en se basant sur leur expertise en ingénierie et leur puissance mécanique. Pendant la sécheresse des années 1960, le système britannique a connu un échec spectaculaire et de nombreux habitants sont retournés au système d'irrigation indigène pour se nourrir. Selon un ethnologue, "les travaux d'irrigation en Afrique de l'Est semblent avoir été plus étendus et mieux gérés pendant l'ère précoloniale". [48]
Pendant la guerre civile espagnole, les travailleurs des usines occupées ont coordonné toute une économie de guerre. Les organisations anarchistes qui avaient contribué à la révolution, à savoir le syndicat CNT, ont souvent fourni les bases de la nouvelle société. En particulier dans la ville industrielle de Barcelone, la CNT a prêté la structure nécessaire à la gestion d'une économie contrôlée par les travailleurs - une tâche à laquelle elle s'était préparée des années à l'avance. Chaque usine s'est organisée avec ses propres travailleurs techniques et administratifs choisis ; les usines d'une même industrie dans chaque localité se sont organisées en Fédération locale de leur industrie particulière ; toutes les Fédérations locales d'une localité se sont organisées en Conseil économique local "dans lequel tous les centres de production et de services étaient représentés" ; et les Fédérations et Conseils locaux se sont organisés en Fédérations nationales de l'industrie et en Fédérations économiques nationales parallèles.[49]
Le congrès de Barcelone de tous les collectifs catalans, le 28 août 1937, fournit un exemple de leurs activités et décisions de coordination. Les usines de chaussures collectivisées avaient besoin d'un crédit de 2 millions de pesetas. En raison d'une pénurie de cuir, elles ont dû réduire les heures de travail, tout en continuant à payer les salaires de tous leurs travailleurs à plein temps. Le Conseil économique a étudié la situation et a signalé qu'il n'y avait pas de surplus de chaussures. Le congrès a accepté d'accorder un crédit pour l'achat de cuir et de moderniser les usines afin de faire baisser le prix des chaussures. Plus tard, le Conseil économique a présenté des plans pour la construction d'une usine d'aluminium, nécessaire à l'effort de guerre. Ils avaient trouvé les matériaux disponibles, obtenu la coopération de chimistes, d'ingénieurs et de techniciens, et décidé de réunir les fonds par le biais des collectifs. Le congrès a également décidé de réduire le chômage urbain en élaborant un plan avec les travailleurs agricoles pour mettre en culture de nouvelles zones avec l'aide des chômeurs des villes.
A Valence, la CNT a organisé l'industrie de l'orange, avec 270 comités dans différentes villes et villages pour la culture, l'achat, l'emballage et l'exportation ; ce faisant, elle s'est débarrassée de plusieurs milliers d'intermédiaires. À Laredo, l'industrie de la pêche a été collectivisée : les travailleurs ont exproprié les navires, éliminé les intermédiaires qui prenaient tous les profits et utilisé ces profits pour améliorer les navires et d'autres équipements ou pour se payer. L'industrie textile de Catalogne employait 250 000 travailleurs dans des dizaines d'usines. Au cours de la collectivisation, ils se sont débarrassés des directeurs très bien payés, ont augmenté leurs salaires de 15 %, ont réduit leurs heures de travail de 60 à 40 heures par semaine, ont acheté de nouvelles machines et ont élu des comités de gestion.
En Catalogne, les travailleurs libertaires ont obtenu des résultats impressionnants dans le maintien de l'infrastructure complexe de la société industrielle qu'ils avaient prise en charge. Les travailleurs qui avaient toujours été responsables de ces emplois se sont montrés capables de poursuivre et même d'améliorer leur travail en l'absence de patron. "Sans attendre les ordres de qui que ce soit, les travailleurs ont rétabli le service téléphonique normal en trois jours [après la fin des combats de rue]... Une fois ce travail d'urgence crucial terminé, une assemblée générale des travailleurs du téléphone a décidé de collectiviser le système téléphonique. "[50] Les travailleurs ont voté pour augmenter les salaires des membres les moins bien payés. Les services de gaz, d'eau et d'électricité ont également été collectivisés. Le collectif qui gère l'eau a baissé les tarifs de 50 % et a pu continuer à verser de grosses sommes d'argent au comité de la milice antifasciste. Les cheminots ont collectivisé les chemins de fer, et là où les techniciens des chemins de fer avaient fui, des travailleurs expérimentés ont été choisis comme remplaçants. Les remplaçants se sont avérés adéquats malgré leur manque d'éducation formelle, car ils avaient appris par l'expérience du travail avec les techniciens pour entretenir les lignes.
Les travailleurs municipaux du transport à Barcelone - dont 6 500 sur 7 000 étaient membres de la CNT - ont réalisé des économies considérables en chassant les directeurs surpayés et autres gestionnaires inutiles. Ils ont ensuite réduit leurs heures de travail à 40 par semaine, augmenté leurs salaires entre 60 % (pour la tranche de revenus la plus faible) et 10 % (pour la tranche de revenus la plus élevée), et aidé toute la population en abaissant les tarifs et en offrant des trajets gratuits aux écoliers et aux miliciens blessés. Ils ont réparé les équipements et les rues endommagés, dégagé les barricades, remis en marche le système de transport cinq jours seulement après la fin des combats à Barcelone, et déployé une flotte de 700 chariots - contre 600 dans les rues avant la révolution - repeints en rouge et noir. Quant à leur organisation :
les différents métiers ont coordonné et organisé leur travail en un seul syndicat industriel de tous les travailleurs du transport. Chaque section était administrée par un ingénieur désigné par le syndicat et un travailleur délégué par l'ensemble des membres. Les délégations des différentes sections coordonnaient les opérations dans une zone donnée. Alors que les sections se réunissaient séparément pour mener leurs propres opérations spécifiques, les décisions affectant les travailleurs en général étaient prises lors des assemblées générales des membres.
Les ingénieurs et les techniciens, plutôt que de constituer un groupe d'élite, ont été intégrés aux travailleurs manuels. "L'ingénieur, par exemple, ne pouvait pas entreprendre un projet important sans consulter les autres travailleurs, non seulement parce que les responsabilités devaient être partagées, mais aussi parce que dans les problèmes pratiques, les travailleurs manuels acquéraient une expérience pratique qui manquait souvent aux techniciens". Les transports publics de Barcelone ont également atteint une plus grande autonomie : avant la révolution, 2% des fournitures d'entretien étaient effectuées par l'entreprise privée, et le reste devait être acheté ou importé. Un an après la socialisation, 98 % des réparations étaient effectuées dans des magasins socialisés. "Le syndicat fournissait également des services médicaux gratuits, y compris des cliniques et des soins infirmiers à domicile, pour les travailleurs et leurs familles."[51]
Pour le meilleur ou pour le pire, les révolutionnaires espagnols ont également expérimenté les banques paysannes, les banques du travail et les conseils de crédit et d'échange. La Fédération des Collectifs Paysans du Levant a créé une banque organisée par le Syndicat des Travailleurs Bancaires pour aider les paysans à puiser dans un large réservoir de ressources sociales nécessaires à certains types d'agriculture à forte intensité d'infrastructures ou de ressources. La Banque centrale du travail de Barcelone a fait passer le crédit de collectifs plus prospères à des collectifs socialement utiles et dans le besoin. Les transactions en espèces ont été réduites au minimum et le crédit a été transféré sous forme de crédit. La Banque du travail s'occupait également des opérations de change, de l'importation et de l'achat de matières premières. Dans la mesure du possible, le paiement était effectué en marchandises et non en espèces. La banque n'était pas une entreprise à but lucratif ; elle ne demandait qu'un intérêt de 1% pour couvrir les dépenses. Diego Abad de Santillan, l'économiste anarchiste, disait en 1936 "Le crédit sera une fonction sociale et non une spéculation privée ou de l'usure... Le crédit sera basé sur les possibilités économiques de la société et non sur les intérêts ou le profit... Le Conseil du crédit et de l'échange sera comme un thermomètre des produits et des besoins du pays. "[52] Dans cette expérience, l'argent a fonctionné comme un symbole de soutien social et non comme un symbole de propriété - il signifiait que les ressources étaient transférées entre les syndicats de producteurs plutôt que des investissements par des spéculateurs. Dans une économie industrielle complexe, de telles banques rendent l'échange et la production plus efficaces, bien qu'elles présentent également le risque de centralisation ou de réémergence du capital en tant que force sociale. En outre, la valeur production et échange efficaces devrait être considérée avec suspicion, au moins par les personnes intéressées par la libération.
Il existe un certain nombre de méthodes qui pourraient empêcher des institutions telles que les banques de travail de faciliter le retour du capitalisme, bien que malheureusement l'assaut du totalitarisme, tant de la part des fascistes que des communistes, ait privé les anarchistes espagnols de la possibilité de les développer. Ces méthodes pourraient inclure la rotation et le mélange des tâches pour empêcher l'émergence d'une nouvelle classe dirigeante, le développement de structures fragmentées qui ne peuvent être contrôlées au niveau central ou national, la promotion d'une décentralisation et d'une simplicité aussi grandes que possible, et le maintien d'une tradition ferme selon laquelle les ressources et les instruments communs de la richesse sociale ne sont jamais à vendre.
Mais tant que l'argent est un fait central de l'existence humaine, une myriade d'activités humaines sont réduites à des valeurs quantitatives et la valeur peut être massée comme un pouvoir, et donc aliénée de l'activité qui l'a créée : en d'autres termes, elle peut devenir un capital. Naturellement, les anarchistes ne sont pas d'accord sur la manière de trouver un équilibre entre le côté pratique et la perfection, ni sur la profondeur des coupes à effectuer pour éradiquer le capitalisme, mais l'étude de toutes les possibilités, y compris celles qui pourraient être vouées à l'échec ou pire, ne peut qu'aider.
Comment les villes fonctionneront-elles ?
Beaucoup de gens pensent qu'une société anarchiste pourrait fonctionner en théorie, mais le monde moderne contient trop d'obstacles qui empêchent une telle libération totale. Les grandes villes sont les principaux obstacles à cette libération. Les villes industrielles capitalistes sont un enchevêtrement de bureaucraties qui ne sont censées fonctionner que grâce aux autorités. Mais le maintien d'une grande ville n'est pas aussi mystifiant qu'on veut bien nous le faire croire. Certaines des plus grandes villes du monde sont en grande partie composées de bidonvilles auto-organisés qui s'étendent sur des kilomètres. Leur qualité de vie laisse beaucoup à désirer, mais elles montrent que les villes ne s'effondrent pas simplement en l'absence d'experts.
Les anarchistes ont une certaine expérience de l'entretien des grandes villes ; la solution semble résider dans le fait que les ouvriers d'entretien prennent en charge l'organisation des infrastructures dont ils sont responsables, et que les quartiers forment des assemblées afin que presque toutes les autres décisions puissent être prises au niveau local, où chacun peut participer. Il est probable qu'une révolution anarchiste s'accompagne d'un processus de désurbanisation, les villes se réduisant à des tailles plus gérables. De nombreuses personnes retourneront probablement à la terre à mesure que l'agriculture industrielle diminuera ou cessera, pour être remplacées par une agriculture durable - ou "permaculture" - qui peut soutenir une plus grande densité de population dans les zones rurales.
Dans une telle période, il peut être nécessaire de prendre de nouvelles dispositions sociales à la hâte, mais ce ne sera pas la première fois que les anarchistes créent une ville à partir de zéro. En mai 2003, alors que les envoyés des huit principaux gouvernements mondiaux se préparaient pour le sommet du "G8" à Evian, en France, le mouvement anticapitaliste a créé une série de villages reliés entre eux pour servir de base à la protestation et d'exemple de vie collective anticapitaliste ; ceux-ci ont pris le nom de VAAAG (Village Alternatif, Anticapitaliste et AntiGuerres). Pendant toute la durée de la mobilisation, des milliers de personnes ont vécu dans ces villages, organisant la nourriture, le logement, la garde d'enfants, les forums de débat, les médias et les services juridiques, et prenant des décisions en commun. Le projet a été largement considéré comme un succès. Le VAAAG a également présenté la double forme d'organisation suggérée ci-dessus. Des "quartiers" spécifiques, comptant chacun moins de 200 personnes, s'organisaient autour d'une cuisine communautaire, tandis que les services à l'échelle du village - "espaces collectifs inter-quartiers" tels que l'espace juridique et médical - étaient organisés par les personnes impliquées dans la fourniture de ces services. Cette expérience a été reproduite lors des mobilisations de 2005 contre le G8 en Écosse, et des mobilisations de 2007 dans le nord de l'Allemagne, où près de six mille personnes ont vécu ensemble dans le camp de Reddelich.
Ces villages de protestation avaient des précédents dans le mouvement antinucléaire allemand de la génération précédente. Lorsque l'État a voulu construire un complexe de stockage massif de déchets nucléaires à Gorleben en 1977, les agriculteurs locaux ont commencé à protester. En mai 1980, cinq mille personnes ont installé un campement sur le site, construisant une petite ville à partir d'arbres coupés pour la construction et baptisant leur nouvelle maison "République libre de Wendland". Ils ont délivré leurs propres passeports, créé des émissions de radio illégales et imprimé des journaux, et organisé des débats communs pour décider comment gérer le camp et répondre à l'agression policière. Les gens partageaient la nourriture et supprimaient l'argent dans leur vie quotidienne. Un mois plus tard, huit mille policiers ont agressé les manifestants, qui avaient décidé de résister de manière non violente. Ils ont été brutalement battus et évacués. Les manifestations ultérieures du mouvement antinucléaire ont été moins enclines au pacifisme.[53]
En Angleterre, un festival annuel de voyageurs et de hippies qui convergeait à Stonehenge pour marquer le solstice d'été est devenu une grande zone autonome contre-culturelle et une expérience "d'anarchie collective". À partir de 1972, la fête libre de Stonehenge est un rassemblement qui dure du mois de juin jusqu'au solstice. Plus qu'un festival de musique, c'était un espace non hiérarchisé pour la création de musique, d'art et de nouvelles relations, ainsi que pour l'exploration spirituelle et psychédélique. Il est devenu un événement rituel et social essentiel dans la culture du voyageur en pleine expansion en Angleterre. En 1984, il a attiré 30 000 participants qui ont créé un village auto-organisé pour le mois. Selon les mots d'un participant, c'était "l'anarchie". Et ça a marché."[54] Le régime Thatcher y a vu une menace ; en 1985, il a interdit le 14e Annual Stonehenge Free Festival, attaquant brutalement les quelques centaines de personnes qui étaient venues l'installer dans un assaut connu sous le nom de Bataille du champ de haricots.
Ces exemples de camps improvisés ne sont pas aussi marginaux qu'ils pourraient le paraître à première vue. Des centaines de millions de personnes dans le monde entier vivent dans des villes organisées de manière informelle, parfois appelées bidonvilles ou favelas, qui s'organisent, se créent et s'autofinancent. Les problèmes sociaux posés par ces bidonvilles sont très complexes. Des millions d'agriculteurs sont forcés de quitter leurs terres chaque année et doivent se rendre dans les villes, où les bidonvilles périphériques sont le seul endroit où ils peuvent se permettre de s'installer ; mais un grand nombre de personnes s'installent aussi volontairement en ville pour échapper aux zones rurales plus rigides sur le plan culturel et se construire une nouvelle vie. De nombreux bidonvilles souffrent de problèmes de santé causés par un accès insuffisant à l'eau potable, aux soins de santé et à la nutrition. Cependant, beaucoup de ces problèmes sont propres au capitalisme plutôt qu'à la structure des bidonvilles, car les habitants sont souvent ingénieux pour subvenir à leurs besoins malgré des ressources artificiellement limitées.
L'électricité et l'eau privatisées sont généralement trop chères, et même lorsque ces services sont publics, les autorités refusent souvent de donner accès aux quartiers informels. Les habitants des bidonvilles contournent ce problème en construisant leurs propres puits et en piratant l'électricité. Les soins médicaux sont très professionnalisés dans les sociétés capitalistes et sont distribués en échange d'argent plutôt qu'en fonction des besoins ; par conséquent, il y a rarement des médecins pleinement formés dans les bidonvilles. Mais la médecine populaire et les guérisseurs qui sont présents sont souvent disponibles sur la base d'une aide mutuelle. L'accès à la nourriture est également artificiellement limité, car la petite horticulture destinée à la consommation locale a été remplacée par la production à grande échelle de cultures de rente, privant ainsi les populations du Sud de sources diverses et abordables de nourriture locale. Ce problème est exacerbé dans les zones de famine, car l'aide alimentaire des États-Unis, conformément aux stratégies militaires et économiques, consiste en des importations plutôt qu'en des subventions à la production locale. Mais au sein des colonies, la nourriture disponible est souvent partagée plutôt qu'échangée. Un anthropologue a estimé que dans un campement informel au Ghana, les gens ont donné près d'un tiers de toutes leurs ressources. C'est tout à fait logique. La police a rarement le contrôle des bidonvilles, et une certaine force armée est nécessaire pour maintenir une distribution inégale des ressources. En d'autres termes, ceux qui thésaurisent les ressources sont susceptibles d'être volés. Avec peu de ressources, peu de sécurité et aucune garantie des droits de propriété, les gens peuvent vivre mieux en donnant une grande partie des ressources qu'ils rencontrent. Les dons augmentent leur richesse sociale : les amitiés et autres relations qui créent un réseau de sécurité qui ne peut être volé.
Outre l'entraide, les objectifs anarchistes de décentralisation, d'association volontaire, de production pratique plutôt que de professionnalisation des compétences et des services, et de démocratie directe sont des principes directeurs dans de nombreux bidonvilles. Il est également important de noter qu'à une époque où la dévastation de l'environnement ne cesse de croître, les habitants des bidonvilles ne consomment qu'une fraction d'un pour cent des ressources consommées par les banlieusards et les citadins formels. Certains peuvent même avoir une empreinte écologique négative, en ce sens qu'ils recyclent plus de déchets qu'ils n'en produisent.[55] Dans un monde sans capitalisme, les établissements informels auraient le potentiel d'être des lieux beaucoup plus sains. Même aujourd'hui, elles réfutent les mythes capitalistes selon lesquels les villes ne peuvent être maintenues ensemble que par des experts et une organisation centrale, et que les gens ne peuvent vivre au niveau de la population actuelle qu'en continuant à abandonner leur vie au contrôle des autorités.
Un exemple inspirant de ville informelle est El Alto, en Bolivie. El Alto se trouve sur l'Altiplano, le plateau qui surplombe La Paz, la capitale. Il y a quelques décennies, El Alto n'était qu'une petite ville, mais comme les changements économiques mondiaux ont entraîné la fermeture des mines et des petites exploitations agricoles, un grand nombre de personnes sont venues ici. Ne pouvant plus résider à La Paz, ils ont construit des colonies sur le plateau, transformant la ville en une grande zone urbaine de 850 000 habitants. Soixante-dix pour cent des personnes qui ont un emploi ici gagnent leur vie grâce à des entreprises familiales dans une économie informelle. L'utilisation du sol n'est pas réglementée et l'État ne fournit que peu ou pas d'infrastructures : la plupart des quartiers n'ont pas de routes pavées, de services d'enlèvement des ordures ou de plomberie intérieure, 75% de la population ne bénéficie pas de soins de santé de base et 40% sont illettrés. [56] Face à cette situation, les habitants de la ville informelle ont fait passer leur auto-organisation à l'étape suivante, en créant des conseils de quartier, ou juntas. Les premières juntas d'El Alto remontent aux années 50. En 1979, ces conseils ont commencé à se coordonner par le biais d'une nouvelle organisation, la Fédération des conseils de quartier, FEJUVE. Aujourd'hui, il y a près de 600 juntas à El Alto. Les juntas permettent aux voisins de mettre en commun leurs ressources pour créer et entretenir les infrastructures nécessaires, comme les écoles, les parcs et les services publics de base. Ils servent également de médiateurs en cas de conflits et imposent des sanctions en cas de conflit et de préjudice social. La fédération, FEJUVE, met en commun les ressources des juntes pour coordonner les protestations et les blocages et constituer les habitants des bidonvilles en tant que force sociale. Au cours des cinq premières années du nouveau millénaire, la FEJUVE a joué un rôle de premier plan dans la création d'une université publique à El Alto, le blocage des nouvelles taxes municipales et la privatisation des services d'eau. FEJUVE a également joué un rôle important dans le mouvement populaire qui a forcé le gouvernement à nationaliser les ressources en gaz naturel.
Chaque junta comprend généralement au moins 200 personnes et se réunit chaque mois, prenant des décisions générales par le biais de discussions publiques et de consensus. Elles élisent également un comité qui se réunit plus fréquemment et qui a un rôle administratif. Les dirigeants des partis politiques, les commerçants, les spéculateurs immobiliers et ceux qui ont collaboré avec la dictature ne sont pas autorisés à être délégués au comité. Les hommes sont plus nombreux que les femmes à siéger dans ces comités ; cependant, un pourcentage plus élevé de femmes assument des rôles de direction au sein de FEJUVE que dans d'autres organisations populaires boliviennes.
Parallèlement à l'organisation en conseils de quartier, l'infrastructure et l'activité économique sont organisées en syndicats ou en associations. Les vendeurs de rue et les travailleurs des transports, par exemple, s'organisent eux-mêmes dans leurs propres syndicats de base.
Tant les conseils de quartier que leurs homologues de l'économie informelle sont calqués sur l'organisation communautaire traditionnelle des communautés rurales indigènes (ayllu) en termes de territorialité, de structure et de principes organisationnels. Ils reflètent également les traditions des syndicats de mineurs radicaux, qui ont dirigé pendant des décennies le mouvement ouvrier militant en Bolivie. En fusionnant ces expériences, les migrants d'El Alto ont reproduit, transplanté et adapté leurs communautés d'origine pour faciliter leur survie dans un environnement urbain hostile. [...]Grâce aux juntas de quartier, El Alto s'est développée comme une ville auto-construite, gérée par un réseau de micro-gouvernements [57] indépendants de l'État. Selon Raúl Zibechi, l'organisation autonome du travail dans le secteur informel, basée sur la productivité et les liens familiaux plutôt que sur la relation hiérarchique patron-travailleur, renforce ce sentiment d'autonomisation : Les citoyens peuvent gérer et contrôler eux-mêmes leur propre environnement [58]
Les réseaux horizontaux "sans direction traditionnelle" jouent également un rôle majeur complémentaire à ces structures formelles, tant dans l'organisation de la vie quotidienne que dans la coordination des protestations, des blocages et de la lutte contre l'État.
Maintenant que la Bolivie a un président indigène et un gouvernement progressiste dirigé par le MAS, le Mouvement vers le Socialisme, FEJUVE est confrontée au danger de l'incorporation et de la récupération qui neutralise généralement les mouvements horizontaux sans objectifs et moyens explicitement anti-étatiques. Cependant, tout en soutenant les revirements d'Evo Morales sur la politique néolibérale, la FEJUVE reste, au moment où nous écrivons ces lignes, critique à l'égard du MAS et du gouvernement, et il reste à voir dans quelle mesure ils seront récupérés.
En Afrique du Sud, il existe de nombreux autres exemples d'établissements urbains informels qui s'organisent pour créer une vie meilleure et lutter contre le capitalisme. Les mouvements spécifiques des habitants des cabanes en Afrique du Sud sont souvent nés de moments de résistance violente qui prennent une durée de vie prolongée, car les personnes qui se sont rencontrées dans les rues pour arrêter une expulsion ou une coupure d'eau continuent à se réunir afin de créer des structures de soins à domicile pour les malades, de surveillance des incendies, de patrouilles de sécurité, de services d'enterrement, d'éducation, de jardins, de collectifs de couture et de distribution de nourriture. C'est le cas du mouvement Abahlali base Mjondolo, né en 2005 d'un barrage routier pour arrêter l'expulsion de la colonie afin de faire place au développement en vue de la Coupe du monde 2010.
Le quartier de Symphony Way au Cap est une communauté de 127 familles squattées qui ont été expulsées de force de leur ancien domicile par le gouvernement, qui essaie d'atteindre son objectif de 2020 dans le cadre des Objectifs du Millénaire pour le Développement visant à éradiquer tous les bidonvilles. Le gouvernement a relogé une partie des personnes expulsées dans un camp de tentes entouré de gardes armés et de barbelés à lames, et le reste dans les zones de relogement de transit, décrites par un résident comme "un endroit perdu en enfer" avec une forte criminalité et des viols fréquents d'enfants.[59]
Refusant de négocier avec les partis politiques très méfiants ou de vivre dans l'un ou l'autre des trous d'enfer officiellement prévus, les familles de la Symphony Way ont décidé d'occuper illégalement une zone le long d'une route pour y installer leur communauté. Elles organisent leur communauté avec des assemblées de masse auxquelles tout le monde participe, ainsi qu'avec un haut degré d'initiative individuelle. Par exemple, Raise, une infirmière qui vit à Symphony Way, est bénévole en tant qu'enseignante au sein du centre communautaire, aide à organiser une équipe de netball pour les filles, une équipe de football pour les garçons, un orchestre de tambours, un camp de jour pour les enfants pendant les vacances, et aide à l'accouchement. Les enfants sont très importants au sein de la colonie, et ils ont leur propre comité pour discuter des problèmes auxquels ils sont confrontés. "Dans le comité, nous résolvons nos problèmes quotidiens, quand les enfants se battent ou autre chose. Nous nous réunissons et nous discutons. Il y a des enfants d'autres quartiers, pas seulement de cette route", explique un membre du comité. La communauté est multiraciale et multireligieuse, comprenant des rastafariens, des musulmans et des chrétiens, qui travaillent ensemble pour encourager une culture de respect entre les différents groupes. La colonie a mis en place une surveillance nocturne pour décourager les crimes antisociaux et éteindre les feux non surveillés. Les habitants ont déclaré à un anarchiste russe en visite qu'ils se sentaient beaucoup plus en sécurité dans leur communauté que dans l'un des camps proposés par le gouvernement, où la criminalité est endémique, car à Symphony Way, la communauté a travaillé ensemble pour se protéger. "Quand quelqu'un est en difficulté, tout le monde est là", a expliqué Raise. Le sens de la communauté est l'une des raisons pour lesquelles les squatters ne veulent pas déménager dans un camp du gouvernement, malgré la menace de violence policière, et même si dans le camp de tentes, le gouvernement fournit gratuitement de la nourriture et de l'eau. "La communauté est forte et nous l'avons rendue forte, en vivant et en travaillant ensemble, mais nous ne nous connaissions pas quand nous sommes arrivés ici. Cette année et demie a fait de nous une grande famille".
Il existe des milliers d'exemples de personnes créant des villes, vivant à forte densité de population, et répondant à leurs besoins fondamentaux avec peu de ressources, grâce à l'entraide et à l'action directe. Mais qu'en est-il de la situation dans son ensemble ? Comment des villes à forte densité de population pourraient-elles se nourrir sans soumettre ou exploiter la campagne environnante ? Il se peut que l'asservissement des zones rurales par les villes ait joué un rôle dans l'émergence de l'État il y a des milliers d'années. Mais les villes ne doivent pas être aussi insoutenables qu'elles le sont aujourd'hui. L'anarchiste du 19e siècle Pierre Kropotkine a écrit sur un phénomène qui a suggéré des possibilités intéressantes pour les villes anarchistes. Les jardiniers urbains de Paris et de ses environs immédiats fournissaient la plupart des légumes de la ville par le biais d'une agriculture intensive soutenue par un fumier abondant provenant de la ville, ainsi que des produits industriels, tels que le verre pour les serres, qui était trop coûteux pour les agriculteurs des zones rurales. Ces jardiniers de banlieue vivaient suffisamment près de la ville pour pouvoir venir chaque semaine vendre leurs produits au marché. Le développement spontané de ce système de jardinage a été l'une des inspirations de Kropotkine dans ses écrits sur les villes anarchistes.
À Cuba, l'agriculture industrielle centralisée s'est effondrée après la chute du bloc soviétique, qui avait été le principal fournisseur de pétrole et de machines de Cuba. Le durcissement de l'embargo américain qui a suivi n'a fait qu'aggraver la situation. Le Cubain moyen a perdu 20 livres. Rapidement, une grande partie du pays s'est tournée vers l'agriculture urbaine intensive à petite échelle. En 2005, la moitié des produits frais consommés par les 2 millions d'habitants de La Havane était produite par environ 22 000 jardiniers urbains au sein même de la ville.[60] L'exemple parisien relaté par Kropotkine montre que de tels changements peuvent également se produire sans l'aide de l'État.
Qu'en est-il des sécheresses, famines ou autres catastrophes ?
Les gouvernements affirment un contrôle supplémentaire par le biais de "pouvoirs d'urgence", en partant du principe qu'une plus grande centralisation est nécessaire dans les situations d'urgence. Au contraire, les structures centralisées sont moins agiles pour répondre à des situations chaotiques. Des études montrent qu'après une grande catastrophe naturelle, la plupart des sauvetages sont effectués par des gens ordinaires, et non par des experts gouvernementaux ou des travailleurs humanitaires professionnels. L'aide humanitaire est plus souvent offerte par des personnes que par des gouvernements. L'aide gouvernementale facilite souvent les programmes politiques tels que le soutien des alliés politiques contre leurs opposants, la diffusion d'aliments génétiquement modifiés et l'affaiblissement de l'agriculture locale par d'énormes expéditions de nourriture gratuite qui sont rapidement remplacées par des importations commerciales monopolisant le marché perturbé. D'ailleurs, une partie importante du commerce international des armes est déguisée en envois d'aide gouvernementale.
Il est possible que les gens soient mieux lotis dans les catastrophes sans les gouvernements. Nous pouvons également développer des alternatives efficaces à l'aide gouvernementale, basées sur le principe de la solidarité. Si une communauté anarchiste est frappée par une catastrophe, elle peut compter sur l'aide des autres. Alors que dans un contexte capitaliste, la catastrophe est l'occasion de formes d'aide politiquement motivées, voire d'opportunisme pur et simple, les anarchistes apportent leur aide librement avec l'assurance qu'elle sera réciproque le moment venu.
L'Espagne, en 1936, en fournit à nouveau un bon exemple. À Mas de las Matas, comme dans d'autres régions, le comité cantonal (de district) a suivi les pénuries et les excédents et a pris des dispositions pour une répartition équilibrée. Une partie de son travail consistait à veiller à ce que tous les collectifs soient pris en charge en cas de catastrophe naturelle.
Par exemple : cette année, les principales cultures du Mas de las Matas, du Seno et de La Ginebrosa ont été détruites par des tempêtes de grêle. Dans un régime capitaliste, de telles catastrophes naturelles auraient signifié des privatisations sans fin, de lourdes dettes, des saisies et même l'émigration de certains travailleurs pendant plusieurs années. Mais dans le régime de solidarité libertaire, ces difficultés ont été surmontées grâce aux efforts de tout le district. Des provisions, des semences, [...] tout ce qui était nécessaire pour réparer les dégâts, a été fourni dans un esprit de fraternité et de solidarité - sans conditions, sans contracter de dettes. La Révolution a créé une nouvelle civilisation ![61]
L'anarchisme est l'une des rares idées révolutionnaires qui ne nécessite pas de modernisation ; les sociétés anarchistes sont libres de s'organiser à n'importe quel niveau de technologie durable. Cela signifie que les sociétés existant actuellement en tant que chasseurs-cueilleurs, ou les groupes de personnes qui choisissent d'adopter un tel mode de vie, peuvent pratiquer cette forme de subsistance la plus efficace et la plus écologique, la plus propice à un écosystème résilient et moins vulnérable aux catastrophes naturelles.
Répondre à nos besoins sans compter les points
Le capitalisme a produit des gadgets étonnants, mais l'armée et la police sont presque toujours les premières à utiliser les nouvelles technologies, et souvent les personnes les plus riches sont les seules à en bénéficier. Le capitalisme a produit une richesse insoupçonnée, mais elle est thésaurisée par des parasites qui ne l'ont pas produite et qui se livrent à la domination des esclaves et des travailleurs salariés qui l'ont créée. La concurrence peut sembler être un principe utile pour encourager l'efficacité - mais l'efficacité dans quel but ? Sous la mythologie qu'il a créée, le capitalisme n'est pas en réalité un système compétitif. Les travailleurs sont divisés et jouent les uns contre les autres, tandis que l'élite coopère pour maintenir sa sujétion. Les riches peuvent se disputer de plus grandes parts de tarte, mais ils prennent régulièrement les armes ensemble pour s'assurer que chaque jour la tarte est cuite et apportée à leur table. Lorsque le capitalisme était encore un phénomène nouveau, on pouvait le décrire plus honnêtement, sans être troublé par des décennies de propagande sur ses prétendues vertus : Abraham Lincoln, pas vraiment anarchiste, voyait assez clairement que "les capitalistes agissent généralement de concert et harmonieusement pour escroquer le peuple".
Le capitalisme a terriblement échoué à répondre aux besoins des gens et à organiser une distribution équitable des biens. Dans le monde entier, des millions de personnes meurent de maladies traitables parce qu'elles n'ont pas les moyens de se procurer les médicaments qui les sauveraient, et des gens meurent de faim alors que leurs pays exportent des cultures de rente. Sous le capitalisme, tout est à vendre - la culture est une marchandise qui peut être manipulée pour vendre de la lingerie ou de la crème pour la peau, la nature est une ressource à aspirer à sec et à détruire pour le profit. Les gens doivent vendre leur temps et leur énergie à la classe propriétaire pour racheter une fraction de ce qu'ils produisent. C'est un système profondément enraciné qui façonne nos valeurs et nos relations et qui défie la plupart des tentatives d'abolition. Les révolutions socialistes en URSS et en Chine ne sont pas allées assez loin : comme elles n'ont jamais complètement aboli le capitalisme, celui-ci a réapparu, plus fort qu'avant. De nombreuses tentatives anarchistes ne sont pas allées assez loin non plus ; le capitalisme aurait très bien pu refaire surface dans ces expériences si des gouvernements hostiles ne les avaient pas d'abord écrasées.
Le pouvoir et l'aliénation doivent être poursuivis jusqu'à leurs racines. Il ne suffit pas que les travailleurs soient collectivement propriétaires de leurs usines si celles-ci sont contrôlées par des managers et que le travail les réduit encore à des machines. L'aliénation n'est pas simplement l'absence de propriété légale des moyens et des fruits de la production - c'est l'absence de contrôle sur sa relation avec le monde. La propriété des travailleurs d'une usine n'a pas de sens si elle est encore administrée par d'autres en leur nom. Les travailleurs doivent s'organiser et contrôler directement l'usine. Et même s'ils contrôlent directement l'usine, l'aliénation persiste là où les relations économiques plus larges, l'usine elle-même, dictent la forme que prend leur travail. Une personne peut-elle vraiment être libre en travaillant sur une chaîne de montage, privée de créativité et traitée comme une machine ? La forme de travail elle-même doit changer, afin que les gens puissent acquérir les compétences et les activités qui leur procurent de la joie.
La séparation du travail des autres activités humaines est l'une des racines de l'aliénation. La production elle-même devient une sorte d'obsession qui justifie l'exploitation des personnes ou la destruction de l'environnement au nom de l'efficacité. Si nous considérons le bonheur comme un besoin humain qui n'est pas moins que la nourriture et les vêtements, alors la division entre l'activité productive et non productive, entre le travail et le jeu, s'efface. Le mouvement de squatting à Barcelone et les économies de cadeaux de nombreuses sociétés indigènes fournissent des exemples de l'effacement du travail et du jeu.
Dans une société libre, l'échange est simplement une assurance symbolique que chacun contribue aux ressources communes - les gens ne thésaurisent pas les ressources ou ne profitent pas des autres, car ils doivent donner pour recevoir. Mais l'échange peut poser des problèmes en attribuant une valeur quantitative à chaque objet et expérience, les dépouillant ainsi de leur valeur subjective.
Alors qu'autrefois un cornet de glace valait bien dix minutes de délicieux léchage de doigts au soleil, et qu'un livre valait bien plusieurs après-midi de plaisir et de réflexion et peut-être même un aperçu qui change la vie, après que ces biens aient été évalués selon le régime d'échange, un cornet de glace vaut bien un quart de livre. Plus loin dans ce processus, pour rendre les échanges plus efficaces, tout en fixant par conséquent la valeur quantitative comme inhérente plutôt que comparative, un cornet de glace vaut une unité de monnaie et un livre quatre unités de monnaie. La valeur monétaire remplace la valeur subjective de l'objet - le plaisir que les gens y trouvent. D'une part, les gens et leurs désirs sont retirés de l'équation, tandis que d'autre part toutes les valeurs - plaisir, utilité, inspiration - sont absorbées dans une valeur quantitative, et l'argent lui-même devient le symbole de toutes ces autres valeurs.
En effet, la possession d'argent en vient à symboliser l'accès à la jouissance ou la satisfaction d'un désir ; mais l'argent, en apposant une valeur quantitative, prive les objets du sentiment de satisfaction qu'ils pourraient apporter, car les humains ne peuvent pas faire l'expérience d'une valeur quantitative et abstraite. En mangeant un cornet de glace, le plaisir est dans l'acte - mais en achetant une marchandise, le plaisir est dans l'achat, dans le moment magique où une valeur abstraite se transforme en une possession tangible. L'argent exerce une influence si puissante sur les notions de valeur que la consommation elle-même est toujours anticlimatique : une fois que la marchandise est achetée, elle perd de sa valeur, d'autant plus que les gens en viennent à privilégier la valeur abstraite par rapport à la valeur subjective. En outre, une fois que vous l'avez acheté, vous perdez de l'argent et le total de vos avoirs à valeur symbolique diminue - d'où le sentiment de culpabilité tenace qui accompagne la dépense d'argent.
En plus de l'aliénation, l'échange crée du pouvoir : si une personne accumule plus de valeur quantitative, elle a acquis le droit à une plus grande partie des ressources de la communauté. Les systèmes d'échange et de monnaie, comme le réseau de troc en Argentine ou le système de coupons pour l'achat de marchandises dans certaines parties de l'Espagne anarchiste, reposent sur des dispositions douanières et sociales pour empêcher la réémergence du capitalisme. Par exemple, une économie du don pourrait fonctionner au niveau local, l'échange n'étant utilisé que pour le commerce régional. Les gens pourraient délibérément mettre en place des environnements de travail qui encouragent le développement personnel, la créativité, le plaisir et l'auto-organisation, tandis que les fédérations décentralisées de ces lieux de travail pourraient s'attribuer des coupons pour les biens qu'elles produisent afin que chacun ait accès à la richesse créée par tous.
Mais c'est un défi qui en vaut la peine que de supprimer complètement le change et la monnaie. Dans les magasins gratuits ou Freecycle, l'assurance symbolique fournie par le change ou le troc est inutile. L'assurance que chacun contribuera à la richesse commune découle de la culture des espaces eux-mêmes. En tant que participant, vous exprimez le désir de donner et de recevoir, et votre inclusion dans l'espace social augmente au fur et à mesure que vous réalisez ces deux activités. Dans de tels contextes, donner fait plaisir à une personne tout autant que recevoir.
Le monde est assez généreux pour répondre aux besoins de chacun. La rareté est une dangereuse illusion qui fonctionne comme une prophétie qui se réalise d'elle-même. Lorsque les gens cessent de donner et commencent à accumuler, la richesse collective diminue. Si nous surmontons la peur de la rareté, la rareté elle-même disparaît. Les ressources communes seront abondantes si tout le monde partage et contribue, ou même si la plupart des gens le font. Les gens aiment être actifs, créer et améliorer les choses. Si l'on garantit aux gens l'accès aux ressources communes et qu'on leur épargne la pauvreté de l'esclavage salarié, ils créeront en abondance les choses dont ils ont besoin et qui leur procurent du plaisir, ainsi que les infrastructures nécessaires pour fabriquer et distribuer ces choses.
Lectures recommandées
Sam Dolgoff, The Anarchist Collectives, New York : Free Life Editions, 1974.
Natasha Gordon and Paul Chatterton, Taking Back Control : A Journey Through Argentina’s Popular Uprising. Leeds, UK : University of Leeds, 2004.
Michael Albert, Parecon : Life After Capitalism, New York : Verso, 2003.
Pierre Kropotkine, Champs, Usines et Ateliers, Stock, 1910.
Jac Smit, Annu Ratta and Joe Nasr, Urban Agriculture : Food, Jobs and Sustainable Cities, UNDP, Habitat II Series, 1996.
The Curious George Brigade, Liberate, Not Exterminate, New York : CrimethInc., 2005.
Gonzalo Casanova, Armarse Sobre Las Ruinas : Historia del movimiento autónomo en Madrid (1985–1999). Madrid : Potencial Hardcore, 2002.
VV.AA Colectividades y Ocupación Rural, Madrid : Traficantes de Sueños, 1999.
Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques, 1923-1924, Année Sociologique, seconde série, tome I.
p.m. Bolo’Bolo. Zurich : Paranoia City Verlag, 1983.
4. L'environment
Aucune philosophie ou mouvement de libération ne peut ignorer le lien entre l'exploitation humaine de l'environnement et notre exploitation mutuelle, ni ignorer les ramifications suicidaires de la société industrielle. Une société libre doit forger une relation respectueuse et durable avec sa biorégion, étant entendu que les humains dépendent de la santé de la planète entière.
Qu'est-ce qui empêche quelqu'un de détruire l'environnement ?
Certaines personnes s'opposent au capitalisme pour des raisons environnementales, mais pensent qu'une sorte d'État est nécessaire pour empêcher l'écocide. Mais l'État est lui-même un outil pour l'exploitation de la nature. Les États socialistes tels que l'Union soviétique et la République populaire de Chine ont été parmi les régimes les plus écocides que l'on puisse imaginer. Le fait que ces deux sociétés n'aient jamais échappé à la dynamique du capitalisme est en soi une caractéristique de la structure de l'État - elle nécessite des relations économiques hiérarchiques et exploitantes de contrôle et de commandement, et une fois que l'on commence à jouer à ce jeu, rien ne bat le capitalisme. Cependant, l'État offre la possibilité de modifier de force le comportement des gens à grande échelle, et ce pouvoir est attrayant pour certains environnementalistes. Il y a eu quelques États dans l'histoire du monde qui ont appliqué des mesures de protection au niveau national, lorsque la sauvegarde de l'environnement coïncidait avec leurs intérêts stratégiques. L'un des plus importants est le Japon, qui a stoppé et inversé la déforestation dans l'archipel autour de la période Meiji. Mais dans ce cas comme dans d'autres, les mesures de protection de l'environnement appliquées par l'État au niveau national se sont accompagnées d'une exploitation accrue à l'étranger. La société japonaise a consommé des quantités croissantes de bois importé, alimentant la déforestation dans d'autres pays et incitant au développement d'une armée impériale pour sécuriser ces ressources vitales. Cela a conduit non seulement à la dévastation de l'environnement, mais aussi à la guerre et au génocide. De même, en Europe occidentale, la protection de l'environnement par les États s'est faite aux dépens de l'exploitation coloniale, qui a également entraîné un génocide.
Dans les sociétés à petite échelle, l'existence d'une élite tend à alimenter l'exploitation de l'environnement. Le célèbre effondrement social de l'île de Pâques a été causé en grande partie par l'élite, qui a contraint la société à construire des statues en leur honneur. Ce complexe de construction de statues a déboisé l'île, car un grand nombre de rondins étaient nécessaires pour l'échafaudage et le transport des statues, et les terres agricoles pour nourrir les ouvriers sont venues au détriment de plus de forêts. Sans forêts, la fertilité des sols a chuté, et sans nourriture, la population humaine a également plongé. Mais ils ne se sont pas contentés de mourir de faim ou de réduire leur taux de natalité - les élites claniques se sont fait la guerre, abattant des statues rivales et effectuant des raids qui ont abouti au cannibalisme, jusqu'à ce que la quasi-totalité de la société s'éteigne.[62]
Une société décentralisée, communale, avec une éthique écologique commune, est la mieux équipée pour prévenir la destruction de l'environnement. Dans les économies qui privilégient l'autosuffisance locale au détriment du commerce et de la production, les communautés doivent faire face aux conséquences environnementales de leurs propres comportements économiques. Elles ne peuvent pas payer d'autres personnes pour qu'elles prennent leurs déchets ou qu'elles meurent de faim afin de pouvoir disposer d'une abondance.
Le contrôle local des ressources décourage également la surpopulation. Des études ont montré que lorsque les membres d'une société peuvent voir directement comment le fait d'avoir trop d'enfants réduira les ressources disponibles pour tous, ils maintiennent leurs familles dans une limite durable. Mais lorsque ces sociétés localisées sont intégrées dans une économie mondialisée dans laquelle la plupart des ressources et des déchets sont importés et exportés, et que la rareté résulte de fluctuations de prix apparemment arbitraires plutôt que de l'épuisement des ressources locales, les populations augmentent de manière non durable, même si des formes de contraception plus efficaces sont également disponibles. [63] Dans Seeing Like a State, James Scott explique comment les gouvernements appliquent la "lisibilité" - une uniformité qui permet une compréhension par le haut, afin de contrôler et de suivre les sujets. En conséquence, ces sociétés perdent les connaissances locales nécessaires pour comprendre les problèmes et les situations.
Le capitalisme, le christianisme et la science occidentale partagent tous une certaine mythologie concernant la nature, qui encourage l'exploitation et le mépris, et considère le monde naturel comme mort, mécanique et existant pour satisfaire la consommation humaine. Cette mégalomanie déguisée en Raison ou Vérité Divine s'est révélée sans aucun doute suicidaire. Ce dont nous avons besoin, c'est d'une culture qui respecte le monde naturel comme une chose vivante et interconnectée, et qui comprenne la place que nous y occupons. Bruce Stewart, écrivain et activiste maori, a déclaré à un interviewer, en montrant une vigne en fleur qu'il avait plantée près de sa maison,
Cette vigne n'a plus de nom. Notre nom maori a été perdu, il faudra donc en trouver un autre. Il ne reste plus qu'une seule de ces plantes au monde, vivant sur une île infestée de chèvres. La plante pourrait disparaître à tout moment. J'ai donc pris une graine et je l'ai plantée ici. La vigne a grandi, et bien qu'il faille normalement vingt ans pour qu'elle fleurisse, celle-ci fleurit au bout de sept ans.
...Si nous voulons survivre, chacun de nous doit devenir kaitiaki, ce qui est pour moi le concept le plus important dans ma propre culture maori. Nous devons devenir des gardiens, des tuteurs, des administrateurs, des nourriciers. Dans le passé, chaque whanau, ou famille, s'occupait d'un terrain spécifique. Une famille pouvait s'occuper d'une rivière à partir d'un certain rocher jusqu'au prochain coude. Et ils étaient les kaitiaki des oiseaux, des poissons et des plantes. Ils savaient quand il était temps de les emmener manger, et quand il ne fallait pas. Quand les oiseaux avaient besoin d'être protégés, les gens leur mettaient un rahui, ce qui signifie que les oiseaux étaient temporairement sacrés. Et certains oiseaux étaient en permanence tapu, ce qui signifie qu'ils étaient protégés à plein temps. Cette protection était si forte que les gens mourraient s'ils la brisaient. C'est aussi simple que cela. Elle n'avait pas besoin d'être surveillée. Dans leur désir de sauver mes ancêtres, les missionnaires chrétiens ont tué le concept de tapu avec beaucoup d'autres. [64]
Tikopia, une île du Pacifique colonisée par des Polynésiens, est un bon exemple de société décentralisée et anarchique qui a su faire face avec succès aux problèmes environnementaux de vie et de mort. L'île ne fait que 1,8 miles carrés de superficie et compte 1 200 habitants, soit 800 personnes par mile carré de terre agricole. La communauté existe de manière durable depuis 3 000 ans. Tikopia est couverte de vergers et de jardins à plusieurs étages qui imitent les forêts tropicales naturelles. À première vue, la plus grande partie de l'île semble être couverte de forêts, bien que les véritables forêts tropicales humides ne subsistent que dans quelques parties escarpées de l'île. Tikopia est suffisamment petite pour que tous ses habitants puissent se familiariser avec l'ensemble de leur écosystème. Elle est également isolée, de sorte que pendant longtemps, ils n'ont pas pu importer de ressources ou exporter les conséquences de leur mode de vie. Chacun des quatre clans a un chef, mais celui-ci n'a pas de pouvoir coercitif et joue un rôle cérémoniel en tant que gardien de la tradition. Tikopia est l'une des îles polynésiennes les moins stratifiées socialement ; par exemple, les chefs doivent encore travailler et produire leur propre nourriture. Le contrôle de la population est une valeur commune, et les parents estiment qu'il est immoral d'avoir plus qu'un certain nombre d'enfants. Un exemple frappant de la force de ces valeurs collectives et de leur renforcement est la décision collective prise par les insulaires vers 1600 de mettre fin à l'élevage de porcs. Ils ont abattu tous les porcs de l'île, même si la viande de porc était une source alimentaire très appréciée, car l'élevage de porcs était une contrainte majeure pour l'environnement. [65] Dans une société plus stratifiée et hiérarchisée, cela aurait pu être impossible, car l'élite obligeait généralement les plus pauvres à subir les conséquences de leur mode de vie plutôt que de renoncer à un produit de luxe estimé [66].
Avant la colonisation et l'arrivée désastreuse des missionnaires, les méthodes de contrôle de la population sur Tikopia comprenaient la contraception naturelle, l'avortement et l'abstinence pour les jeunes - bien qu'il s'agissait d'un célibat de compassion qui équivalait à une interdiction de la reproduction plutôt que du sexe. Les Tikopiens utilisaient également d'autres formes de contrôle de la population, comme l'infanticide, que de nombreuses personnes dans d'autres sociétés trouveraient inadmissibles, mais Tikopia peut encore nous fournir un exemple parfaitement valable car avec l'efficacité des techniques modernes de contraception et d'avortement, aucune autre méthode n'est nécessaire pour une approche décentralisée du contrôle de la population. La caractéristique la plus importante de l'exemple de Tikopian est leur ethos : leur reconnaissance du fait qu'ils vivaient sur une île et que les ressources étaient limitées, de sorte que l'augmentation de leur population équivalait à un suicide. D'autres sociétés insulaires polynésiennes ont ignoré ce fait et sont mortes par la suite. La planète Terre, dans ce sens, est également une île ; par conséquent, nous devons développer à la fois une conscience globale et des économies localisées, afin d'éviter de dépasser la capacité de la terre et de rester conscients des autres êtres vivants avec lesquels nous partageons cette île.
Aujourd'hui, la majeure partie du monde n'est pas organisée en communautés structurées pour être sensibles aux limites de l'environnement local, mais il est possible de recréer de telles communautés. Il existe un mouvement croissant de communautés écologiquement durables, ou "écovillages", organisées sur des lignes horizontales, non hiérarchiques, dans lesquelles des groupes de personnes allant d'une douzaine à plusieurs centaines se rassemblent pour créer des sociétés anarchiques avec des conceptions organiques et durables. La construction de ces villages maximise l'efficacité des ressources et la durabilité écologique, et cultive également la sensibilité à l'environnement local sur le plan culturel et spirituel. Ces écovillages sont à la pointe du développement de technologies durables. Toute communauté alternative peut dégénérer en évasion de jeunes cadres et entrepreneurs de haut niveau, et les écovillages sont vulnérables à cela, mais une partie importante du mouvement des écovillages cherche à développer et à diffuser des innovations qui sont pertinentes pour le monde entier plutôt que de se fermer au monde. Pour aider à la prolifération des écovillages et à leur adaptation à toutes les régions du globe, et pour faciliter la coordination entre les écovillages existants, 400 délégués de 40 pays se sont réunis à Findhorn, en Écosse, en 1995 et ont créé le GEN, le réseau mondial des écovillages.
Chaque écovillage est un peu différent, mais quelques exemples peuvent donner une idée de leur diversité. The Farm, dans la campagne du Tennessee, aux États-Unis, compte 350 habitants. Créée en 1971, elle comprend des jardins en paillis, des douches chauffées à l'énergie solaire, une entreprise de champignons shiitake durable, des maisons en balles de paille et un centre de formation pour les personnes du monde entier qui souhaitent construire leur propre écovillage. Le vieux Bassaisa, en Égypte, compte quelques centaines d'habitants et existe depuis des milliers d'années. Les habitants ont mis au point une conception de village écologique et durable à partir de méthodes traditionnelles. Old Bassaisa abrite maintenant un centre de prospective et ils développent de nouvelles technologies durables comme une unité de production de méthane qui extrait les gaz du fumier de vache pour éviter d'avoir à utiliser le bois de chauffage qui se fait rare. Ils utilisent le lisier restant comme engrais pour leurs champs. Ecotop, près de Düsseldorf en Allemagne, est une banlieue entière avec des centaines d'habitants vivant dans plusieurs immeubles de quatre étages et quelques maisons individuelles. L'architecture favorise un sentiment de communauté et de liberté, avec un certain nombre d'espaces communs et privés. Entre les bâtiments, dans une sorte de centre du village, se trouve une cour/jeu/zone piétonne à usage multiple, ainsi que des jardins communautaires et une abondance de plantes et d'arbres. Les bâtiments, qui ont une esthétique urbaine totalement moderne, ont été construits avec des matériaux naturels et conçus avec un chauffage et un refroidissement passifs et un traitement biologique des eaux usées sur place.
Earthhaven, qui compte environ 60 habitants, a été fondée en 1995 en Caroline du Nord par des concepteurs de la permaculture. Il est composé de plusieurs groupes de quartiers situés dans les collines escarpées des Appalaches. La plupart des terres sont couvertes de forêts, mais les résidents ont récemment pris la décision difficile de défricher une partie de la forêt pour y faire des jardins afin de se rapprocher de l'autosuffisance alimentaire plutôt que d'exporter les coûts de leur mode de vie en achetant de la nourriture ailleurs. Ils en ont longuement parlé, se sont préparés spirituellement et ont tenté de défricher la terre de manière respectueuse. Ce genre d'attitude, que l'idéologie capitaliste qualifierait de sentimentale et d'inefficace, est exactement ce qui pourrait empêcher la destruction de l'environnement dans une société anarchiste.
Il faut aussi de la férocité et la volonté d'agir directement pour défendre l'environnement. Sur l'isthme de Tehuantepec, à Oaxaca, au Mexique, les peuples indigènes anarchistes et anti-autoritaires ont montré exactement ces qualités en protégeant la terre contre une série de menaces. Des organisations telles que l'Union des communautés indigènes de la zone nord de l'isthme, UCIZONI, qui regroupe une centaine de communautés à Oaxaca et à Veracruz, et plus tard le groupe anarchiste/magoniste CIPO-RFM, ont lutté contre la construction de parcs éoliens, de fermes de crevettes, de plantations d'eucalyptus et contre l'expropriation des terres par l'industrie du bois, qui ont eu des effets dévastateurs sur l'environnement. Ils ont également réduit les pressions économiques visant à exploiter l'environnement en créant des coopératives de maïs et de café et en construisant des écoles et des cliniques. Parallèlement, ils ont créé un réseau de stations de radio communautaires autonomes pour éduquer les gens sur les dangers pour l'environnement et informer les communautés environnantes sur les nouveaux projets industriels qui détruiraient davantage de terres. En 2001, les communautés indigènes ont fait échouer la construction d'une autoroute qui faisait partie du Plan Puebla Panama, un méga-projet néolibéral destiné à relier l'Amérique du Nord et du Sud à des infrastructures de transport conçues pour accroître le flux de marchandises. Pendant la rébellion zapatiste de 1994, ils ont fermé les lignes de transport pour ralentir le mouvement des troupes, et ils ont également bloqué les routes et fermé les bureaux du gouvernement pour soutenir la rébellion de 2006 dans tout Oaxaca.
En 1998, le ministère des transports du Minnesota a voulu faire passer une autoroute par un parc de Minneapolis, au confluent du Minnesota et du Mississippi. La déviation proposée détruirait une zone qui contenait de vieux arbres, un précieux écosystème de savane de chênes, une ancienne source d'eau douce et des sites sacrés pour les Amérindiens - un espace sauvage vital au milieu de la ville qui servait également de refuge à de nombreux voisins. Des militants indigènes du Mouvement des Indiens d'Amérique et de la communauté dakota de Mendota Mdewakanton se sont réunis pour travailler en coalition avec les résidents blancs, les écologistes de Earth First ! et les anarchistes de tout le pays pour aider à arrêter la construction. Le résultat a été l'État libre de Minnehaha, une zone autonome qui est devenue la première et la plus longue occupation urbaine antiroutière de l'histoire des États-Unis. Pendant un an et demi, des centaines de personnes ont occupé le terrain pour empêcher le ministère des transports d'abattre les arbres et de construire la route, et des milliers d'autres ont soutenu et visité l'État libre. L'occupation a donné du pouvoir à d'innombrables participants, a permis à de nombreux Dakotas de renouer avec leur héritage, a gagné le soutien de nombreux voisins, a créé une zone autonome et une communauté auto-organisée pendant un an, et a considérablement retardé la destruction de la zone - gagnant du temps pendant lequel de nombreuses personnes ont pu découvrir et apprécier l'espace de manière intime et spirituelle.
Pour écraser l'occupation, l'État a été contraint de recourir à diverses tactiques répressives. Les habitants du campement ont été victimes de harcèlement, de surveillance et d'infiltration. Une armée de policiers a fait des raids et a détruit les camps à plusieurs reprises ; ils ont torturé, hospitalisé et presque tué des gens ; et ont procédé à plus d'une centaine d'arrestations. Finalement, l'État a coupé les arbres et construit la route, mais les manifestants ont réussi à sauver la source d'eau froide, qui est un site sacré pour les peuples indigènes de la région et une partie importante du bassin versant local. Les participants autochtones ont déclaré une importante victoire spirituelle.
Dans tout Minneapolis, des gens qui avaient initialement soutenu le projet destructeur en raison de ses avantages supposés pour le système de transport ont été gagnés par la résistance pour sauver le parc, et sont venus s'opposer à l'autoroute. Si la décision leur avait appartenu, l'autoroute n'aurait pas été construite. L'État libre a créé et entretenu des coalitions et des liens communautaires qui perdurent encore aujourd'hui, formant de nouvelles générations de communautés radicales et inspirant des efforts similaires dans le monde entier.
En dehors d'Édimbourg, en Écosse, les éco-anarchistes ont eu encore plus de succès en sauvant une forêt. Le camp anti-routes de Bilston Glen existe depuis plus de sept ans au moment où nous écrivons ces lignes, attirant la participation de centaines de personnes et stoppant la construction d'une déviation souhaitée par les grandes installations biotechnologiques de la région. Pour permettre aux gens d'y vivre en permanence avec un impact moindre sur la forêt, et pour rendre plus difficile leur expulsion par la police, les militants ont construit des maisons dans les arbres que les gens occupent toute l'année. Le village est certes peu technologique, mais il a aussi un faible impact, et certaines des maisons sont clairement des œuvres d'amour, suffisamment confortables pour être considérées comme des habitations permanentes. La douzaine d'habitants s'occupent également de la forêt, éliminant les espèces envahissantes et encourageant la croissance des espèces indigènes. Le village d'arbres de Bilston Glen n'est que l'un des nombreux exemples d'occupations anti-routières et d'actions écologiques directes au Royaume-Uni qui créent une force collective qui fait réfléchir l'État à deux fois avant de construire de nouvelles routes ou d'expulser des manifestants. Le village franchit également la limite entre la simple opposition à la politique gouvernementale et la création de nouvelles relations sociales avec l'environnement : au cours de sa défense, des dizaines de personnes ont fait de la forêt leur foyer, et des centaines d'autres ont personnellement compris l'importance d'une relation respectueuse avec la nature et de sa défense contre la civilisation occidentale.
Qu'en est-il des problèmes environnementaux mondiaux, comme le changement climatique ?
Les anarchistes n'ont pas encore l'expérience des problèmes mondiaux car nos succès jusqu'à présent n'ont été que locaux et temporaires. Les sociétés apatrides et anarchiques couvraient autrefois le monde, mais c'était bien avant l'existence de problèmes environnementaux mondiaux comme ceux créés par le capitalisme. Aujourd'hui, les membres de nombre de ces sociétés indigènes sont à l'avant-garde de la résistance mondiale à la destruction écologique causée par les gouvernements et les entreprises.
Les anarchistes coordonnent également la résistance au niveau mondial. Ils organisent des manifestations internationales contre les grands pollueurs et leurs bailleurs de fonds, comme les mobilisations lors des sommets du G8 qui ont réuni des centaines de milliers de personnes de dizaines de pays pour manifester contre les États les plus responsables du réchauffement climatique et d'autres problèmes. En réponse à l'activité mondiale des sociétés transnationales, les anarchistes écologistes partagent des informations à l'échelle mondiale. De cette manière, les militants du monde entier peuvent coordonner des actions simultanées contre les entreprises, en ciblant une usine ou une mine polluante sur un continent, des magasins de détail sur un autre continent, et un siège international ou une assemblée d'actionnaires sur un autre continent.
Par exemple, des protestations, des boycotts et des actes de sabotage majeurs contre Shell Oil ont été coordonnés entre les populations du Nigeria, d'Europe et d'Amérique du Nord tout au long des années 1980 et 1990. En 1986, les autonomistes danois ont procédé à de multiples bombardements simultanés de stations Shell dans tout le pays lors d'un boycott mondial pour punir Shell de son soutien au gouvernement responsable de l'apartheid en Afrique du Sud. Aux Pays-Bas, le groupe clandestin anti-autoritaire RARA (Revolutionary Anti-Racist Action) a mené une campagne d'attentats à la bombe non mortels contre Shell Oil, jouant un rôle crucial pour forcer Shell à se retirer d'Afrique du Sud. En 1995, lorsque Shell a voulu se débarrasser d'une vieille plate-forme pétrolière en mer du Nord, elle a été contrainte d'abandonner ses plans par des protestations au Danemark et au Royaume-Uni, une occupation de la plate-forme pétrolière par des militants de Greenpeace, un attentat à la bombe et une fusillade contre des stations Shell dans deux villes différentes en Allemagne ainsi qu'un boycott qui a fait chuter les ventes de dix pour cent dans ce pays.[67] Des efforts comme ceux-ci préfigurent les réseaux mondiaux décentralisés qui pourraient protéger l'environnement dans un avenir anarchiste. Si nous parvenons à abolir le capitalisme et l'État, nous aurons éliminé les plus grands ravageurs systémiques de l'environnement ainsi que les barrières structurelles qui entravent actuellement l'action populaire pour la défense de la nature.
Il existe des exemples historiques de sociétés apatrides répondant à des problèmes environnementaux collectifs à grande échelle par des réseaux décentralisés. Bien que les problèmes ne soient pas mondiaux, les distances relatives auxquelles ils étaient confrontés - l'information circulant à un rythme de piéton - étaient peut-être plus grandes que les distances qui marquent le monde d'aujourd'hui, dans lequel les gens peuvent communiquer instantanément même s'ils vivent de part et d'autre de la planète.
Les Tonga sont un archipel du Pacifique colonisé par des peuples polynésiens. Avant la colonisation, il avait un système politique centralisé avec un chef héréditaire, mais le système était beaucoup moins centralisé qu'un État, et les pouvoirs coercitifs du chef étaient limités. Pendant 3 200 ans, le peuple des Tonga a pu maintenir des pratiques durables sur un archipel de 288 miles carrés avec des dizaines de milliers d'habitants.[68] Il n'y avait pas de technologie de communication, donc les informations circulaient lentement. Les Tonga sont trop grandes pour qu'un seul agriculteur puisse connaître toutes les îles ou même toutes ses grandes îles. Traditionnellement, le dirigeant était capable d'orienter et de garantir des pratiques durables non pas en recourant à la force, mais parce qu'il avait accès à l'information de l'ensemble du territoire, tout comme le ferait une fédération ou une assemblée générale si les insulaires s'organisaient de cette manière. C'était aux individus qui composaient la société de mettre en œuvre des pratiques particulières et de soutenir l'idée de durabilité.
Le fait qu'une population nombreuse puisse protéger l'environnement de manière diffuse ou décentralisée, sans leadership, est amplement démontré par les montagnards de Nouvelle-Guinée susmentionnés. L'agriculture conduit généralement à la déforestation, car les terres sont défrichées pour les champs, et la déforestation peut tuer le sol. De nombreuses sociétés réagissent en défrichant davantage de terres pour compenser la baisse de productivité des sols, ce qui aggrave le problème. De nombreuses civilisations se sont effondrées parce qu'elles ont détruit leur sol par la déforestation. Le danger d'érosion des sols est accentué dans les régions montagneuses, comme les hauts plateaux de Nouvelle-Guinée, où les fortes pluies peuvent emporter en masse les sols dénudés. Une pratique plus intelligente, que les agriculteurs de Nouvelle-Guinée ont perfectionnée, est la silvaculture : intégrer les arbres aux autres cultures, combiner verger, champ et forêt pour protéger le sol et créer des cycles chimiques symbiotiques entre les différentes plantes cultivées.
Les habitants des hautes terres ont développé des techniques spéciales de lutte contre l'érosion pour éviter de perdre le sol de leurs vallées montagneuses escarpées. Un agriculteur particulier aurait pu obtenir un avantage rapide en prenant des raccourcis qui auraient éventuellement causé l'érosion et privé les générations futures de sols sains, mais les techniques durables ont été utilisées universellement à l'époque de la colonisation. Les techniques anti-érosion ont été répandues et renforcées en utilisant exclusivement des moyens collectifs et décentralisés. Les montagnards n'avaient pas besoin d'experts pour mettre au point ces technologies environnementales et de jardinage et ils n'avaient pas besoin de bureaucrates pour s'assurer que tout le monde les utilisait. Au contraire, ils s'appuyaient sur une culture qui valorisait l'expérimentation, la liberté individuelle, la responsabilité sociale, la gestion collective de la terre et la libre communication. Les innovations efficaces développées dans une région se sont répandues rapidement et librement de vallée en vallée. Sans téléphone, sans radio ni internet, et séparées par des montagnes escarpées, chaque communauté de vallée était comme un pays à part entière. Des centaines de langues sont parlées sur les hauts plateaux de Nouvelle-Guinée, changeant d'une communauté à l'autre. Dans ce monde miniature, aucune communauté ne pouvait s'assurer que les autres communautés ne détruisaient pas leur environnement - pourtant, leur approche décentralisée de la protection de l'environnement fonctionnait. Pendant des milliers d'années, elles ont protégé leur sol et fait vivre une population de millions de personnes vivant à une densité de population si élevée que les premiers Européens à voler au-dessus d'eux ont vu un pays qu'ils comparaient aux Pays-Bas.
La gestion de l'eau dans ce pays du nord des basses terres au cours des 12e et 13e siècles offre un autre exemple de solutions ascendantes aux problèmes environnementaux. Comme une grande partie des Pays-Bas est située en dessous du niveau de la mer et que la quasi-totalité du pays est menacée d'inondation, les agriculteurs ont dû travailler constamment pour maintenir et améliorer le système de gestion de l'eau. Les protections contre les inondations étaient une infrastructure commune qui profitait à tout le monde, mais elles nécessitaient aussi que chacun investisse dans le bien de la collectivité pour les entretenir : un agriculteur individuel avait tout à gagner à se soustraire à ses obligations en matière de gestion de l'eau, mais la société tout entière y perdait en cas d'inondation. Cet exemple est particulièrement significatif parce que la société néerlandaise n'avait pas les valeurs anarchistes communes aux sociétés indigènes. La région a longtemps été convertie au christianisme et endoctrinée dans ses valeurs écocidaires et hiérarchiques ; pendant des centaines d'années, elle a été sous le contrôle d'un État, bien que l'empire se soit effondré et qu'au cours des 12e et 13e siècles, les Pays-Bas aient été effectivement apatrides. L'autorité centrale sous la forme de fonctionnaires de l'église, de seigneurs féodaux et de guildes restait forte en Hollande et en Zélande, où le capitalisme finirait par prendre naissance, mais dans les régions du nord comme la Frise, la société était largement décentralisée et horizontale.
À cette époque, les contacts entre des villes distantes de plusieurs dizaines de kilomètres - soit plusieurs jours de voyage - pouvaient être plus difficiles que la communication mondiale actuelle. Malgré cette difficulté, les communautés agricoles, les villes et les villages ont réussi à construire et à entretenir de vastes infrastructures pour récupérer des terres sur la mer et se protéger contre les inondations dans un contexte de fluctuation du niveau de la mer. Les conseils de voisinage, en organisant des bandes de travail coopératif ou en répartissant les tâches entre les communautés, ont construit et entretenu les digues, les canaux, les écluses et les systèmes de drainage nécessaires pour protéger l'ensemble de la société ; c'est "une approche conjointe de la base vers le sommet, des communautés locales, qui a trouvé sa protection en s'organisant de cette manière". "[69] L'organisation horizontale spontanée a même joué un rôle majeur dans les zones féodales telles que la Hollande et la Zélande, et on peut douter que les faibles autorités qui existaient dans ces régions aient pu gérer seules les ouvrages hydrauliques nécessaires, étant donné leur pouvoir limité. Bien que les autorités s'attribuent toujours le mérite de la créativité des masses, l'auto-organisation spontanée persiste même dans l'ombre de l'État.
Le seul moyen de sauver la planète
En matière de protection de l'environnement, presque tout système social serait meilleur que celui dont nous disposons actuellement. Le capitalisme est le premier arrangement social de l'histoire de l'humanité à mettre en danger la survie de notre espèce et la vie sur terre en général. Le capitalisme incite à exploiter et à détruire la nature, et crée une société atomisée incapable de protéger l'environnement. Sous le capitalisme, l'écocide est littéralement un droit. Les protections environnementales sont des "barrières commerciales" ; empêcher une société de couper à blanc les terres qu'elle a achetées est une violation de la propriété privée et de la libre entreprise. Les entreprises sont autorisées à fabriquer des millions de tonnes de plastique, la plupart pour des emballages jetables, malgré le fait qu'elles n'ont aucun plan pour s'en débarrasser et qu'elles n'ont même pas la moindre idée de ce qu'il adviendra de tout cela ; le plastique ne se décompose pas, de sorte que les déchets plastiques remplissent l'océan et apparaissent dans le corps des créatures marines, et cela peut durer des millions d'années. Pour sauver les rhinocéros menacés par les braconniers, les gardes-chasse ont commencé à scier leurs précieuses cornes ; mais les braconniers les tuent quand même, car une fois qu'elles auront disparu, la valeur des quelques morceaux d'ivoire de rhinocéros restants crèvera le plafond.
Et malgré tout cela, les universités ont l'audace d'endoctriner les étudiants à croire qu'une société communale serait incapable de protéger l'environnement à cause de la soi-disant tragédie des biens communs. Ce mythe est souvent expliqué ainsi : imaginez qu'une société de bergers possède les pâturages en commun. Ils en profitent collectivement si chacun fait paître un plus petit nombre de moutons, parce que le pâturage reste fertile, mais chacun d'entre eux en profite individuellement s'il surpâte, parce qu'il recevra une plus grande part du produit - ainsi la propriété collective conduit soi-disant à l'épuisement des ressources. Les exemples historiques destinés à corroborer cette théorie sont généralement tirés de situations coloniales et postcoloniales dans lesquelles des personnes opprimées, dont les formes traditionnelles d'organisation et de gestion ont été sapées, sont entassées sur des terres marginales, avec des résultats prévisibles. Le scénario de l'élevage de moutons suppose une situation extrêmement rare dans l'histoire de l'humanité : un collectif composé d'individus atomisés et compétitifs qui privilégient la richesse personnelle aux liens sociaux et à la santé écologique, et qui ne disposent pas d'arrangements sociaux ou de traditions pouvant garantir une utilisation durable et partagée.
Le capitalisme a déjà provoqué la plus grande vague d'extinctions de la planète depuis qu'une collision d'astéroïdes a tué les dinosaures. Pour empêcher que le changement climatique mondial n'entraîne un effondrement écologique total et que la pollution et la surpopulation ne tuent la plupart des mammifères, des oiseaux, des amphibiens et de la vie marine de la planète, nous devons abolir le capitalisme, dans les prochaines décennies, espérons-le. Les extinctions causées par l'homme sont apparentes depuis au moins cent ans maintenant. L'effet de serre est largement reconnu depuis près de deux décennies. Le meilleur résultat de l'ingéniosité réputée de la libre entreprise est le commerce du carbone, une farce ridicule. De même, nous ne pouvons pas faire confiance à un gouvernement mondial pour sauver la planète. La première préoccupation d'un gouvernement est toujours son propre pouvoir, et il fonde ce pouvoir sur les relations économiques. L'élite au pouvoir doit maintenir une position privilégiée, et ce privilège dépend de l'exploitation des autres et de l'environnement.
Les sociétés localisées et égalitaires, liées par une communication et une sensibilisation mondiales, sont la meilleure chance de sauver l'environnement. Les économies autosuffisantes et autonomes ne laissent pratiquement aucune empreinte carbone. Elles n'ont pas besoin de pétrole pour faire entrer et sortir les marchandises, ni d'énormes quantités d'électricité pour alimenter les complexes industriels afin de produire des biens destinés à l'exportation. Elles doivent produire elles-mêmes la majeure partie de leur énergie grâce à l'énergie solaire, éolienne, aux biocarburants et à d'autres technologies similaires, et s'appuient davantage sur ce qui peut être fait manuellement que sur des appareils électriques. Ces sociétés polluent moins car elles sont moins incitées à la production de masse et n'ont pas les moyens de déverser leurs sous-produits sur les terres des autres. Au lieu d'aéroports bondés, d'autoroutes encombrées et de longs trajets pour se rendre au travail, nous pouvons imaginer des vélos, des bus, des trains interrégionaux et des voiliers. De même, les populations n'échapperont pas à tout contrôle, car les femmes seront habilitées à gérer leur fécondité et l'économie localisée fera apparaître la disponibilité limitée des ressources.
Un monde écologiquement durable devrait être anti-autoritaire, de sorte qu'aucune société ne puisse empiéter sur ses voisins pour étendre sa base de ressources ; et coopératif, de sorte que les sociétés puissent se regrouper pour se défendre contre un groupe développant des tendances impérialistes. Plus important encore, elle exigerait un ethos écologique commun, afin que les gens respectent l'environnement plutôt que de le considérer simplement comme une matière première à exploiter. Nous pouvons commencer à construire un tel monde dès maintenant, en apprenant des sociétés indigènes écologiquement durables, en sabotant et en faisant honte aux pollueurs, en répandant l'amour de la nature et la conscience de nos bio-régions, et en établissant des projets qui nous permettent de satisfaire nos besoins en nourriture, en eau et en énergie au niveau local.
Lectures recommandées
Nirmal Sengupta, Managing Common Property : Irrigation in India and The Philippines, New Delhi : Sage, 1991.
Winona LaDuke, Recovering the Sacred : The Power of Naming and Claiming, Cambridge : South End Press, 2005.
Jan Martin Bang, Ecovillages : A Practical Guide to Sustainable Communities. Edinburgh : Floris Books, 2005.
Heather C. Flores, Food Not Lawns : How To Turn Your Yard Into A Garden And Your Neighborhood Into A Community. White River Jct., Vermont : Chelsea Green, 2006.
Jared Diamond, Collapse : How Societies Choose to Fail or Succeed, New York, Viking, 2005.
Murray Bookchin, The Ecology of Freedom : the Emergence and Dissolution of Hierarchy, Palo Alto, CA : Cheshire Books, 1982.
Elli King, ed., Listen : The Story of the People at Taku Wakan Tipi and the Reroute of Highway 55, or, The Minnehaha Free State, Tucson, AZ : Feral Press, 2006.
Bill Holmgren and David Mollison, Permaculture One : a Perennial Agriculture for Human Settlements. Sydney : Corgi books, 1978.
5. Le crime
La prison est l'institution qui symbolise le plus concrètement la domination. Les anarchistes souhaitent créer une société capable de se protéger et de résoudre ses problèmes internes sans police, sans juges ni prisons ; une société qui ne considère pas ses problèmes en termes de bien et de mal, de permis et d'interdiction, de non-respect des lois et de criminels.
Qui nous protégera sans la police ?
Dans notre société, la police bénéficie d'un énorme battage médiatique, qu'il s'agisse de la couverture médiatique biaisée et alarmante de la criminalité ou du flot de films et d'émissions de télévision présentant les policiers comme des héros et des protecteurs. Pourtant, l'expérience de nombreuses personnes avec la police contraste fortement avec cette propagande pesante.
Dans une société hiérarchisée, qui la police protège-t-elle ? Qui a le plus à craindre de la criminalité, et qui a le plus à craindre de la police ? Dans certaines communautés, la police est comme une force d'occupation ; la police et la criminalité forment les mâchoires imbriquées d'un piège qui empêche les gens de fuir des situations d'oppression ou de sauver leur communauté de la violence, de la pauvreté et de la fragmentation.
Historiquement, la police ne s'est pas développée par nécessité sociale pour protéger les gens contre la hausse de la criminalité. Aux États-Unis, les forces de police modernes sont apparues à un moment où la criminalité était déjà en baisse. Au contraire, l'institution de la police est apparue comme un moyen de donner à la classe dirigeante un plus grand contrôle sur la population et d'étendre le monopole de l'État sur la résolution des conflits sociaux. Ce n'était pas une réponse au crime ou une tentative de le résoudre ; au contraire, cela a coïncidé avec la création de nouvelles formes de criminalité. Au même moment où les forces de police étaient élargies et modernisées, la classe dirigeante a commencé à criminaliser des comportements de classe inférieure qui étaient auparavant acceptables, comme le vagabondage, le jeu et l'ivresse publique.[70] Les autorités définissent "l'activité criminelle" en fonction de leurs propres besoins, puis présentent leurs définitions comme neutres et intemporelles. Par exemple, la pollution et les accidents du travail peuvent tuer beaucoup plus de personnes que la drogue, mais les dealers de drogue sont considérés comme une menace pour la société, mais pas les propriétaires d'usine. Et même lorsque les propriétaires d'usines enfreignent la loi d'une manière qui tue des gens, ils ne sont pas envoyés en prison.[71]
Aujourd'hui, plus des deux tiers des prisonniers aux États-Unis sont enfermés pour des délits non violents. Il n'est pas surprenant que la majorité des prisonniers soient des personnes pauvres et de couleur, étant donné la criminalisation de la drogue et de l'immigration, les peines disproportionnées pour les drogues généralement consommées par les personnes pauvres, et la plus grande chance que les personnes de couleur aient été condamnées ou condamnées plus sévèrement pour les mêmes crimes.[72] De même, la présence intense de la police militarisée dans les ghettos et les quartiers pauvres est liée au fait que la criminalité reste élevée dans ces quartiers alors que les taux d'incarcération augmentent. La police et les prisons sont des systèmes de contrôle qui préservent les inégalités sociales, répandent la peur et le ressentiment, excluent et aliènent des communautés entières, et exercent une violence extrême contre les secteurs les plus opprimés de la société.
Ceux qui peuvent organiser leur propre vie au sein de leur communauté sont mieux équipés pour se protéger. Certaines sociétés et communautés qui ont gagné leur autonomie par rapport à l'État organisent des patrouilles de bénévoles pour aider les personnes dans le besoin et décourager les agressions. Contrairement à la police, ces groupes n'ont généralement pas d'autorité coercitive ni de structure bureaucratique fermée, et sont plus susceptibles d'être composés de bénévoles du voisinage. Ils se concentrent sur la protection des personnes plutôt que sur la propriété ou les privilèges, et en l'absence de code juridique, ils répondent aux besoins des gens plutôt qu'à un protocole rigide. D'autres sociétés s'organisent contre les préjudices sociaux sans mettre en place d'institutions spécifiques. Elles utilisent plutôt des sanctions diffuses - des réponses et des attitudes répandues dans la société et propagées dans la culture - pour promouvoir un environnement sûr.
Les anarchistes ont une vision totalement différente des problèmes que les sociétés autoritaires placent dans le cadre du crime et de la punition. Un crime est la violation d'une loi écrite, et les lois sont imposées par des corps d'élite. En dernière instance, la question n'est pas de savoir si quelqu'un fait du mal aux autres mais si elle désobéit aux ordres de l'élite. En réponse au crime, le châtiment crée des hiérarchies de moralité et de pouvoir entre le criminel et les dispensateurs de justice. Elle prive le criminel des ressources dont il peut avoir besoin pour se réinsérer dans la communauté et cesser de faire du mal aux autres.
Dans une société responsabilisée, les gens n'ont pas besoin de lois écrites ; ils ont le pouvoir de déterminer si quelqu'un les empêche de satisfaire leurs besoins, et peuvent faire appel à leurs pairs pour les aider à résoudre les conflits. Dans cette optique, le problème n'est pas la criminalité, mais le préjudice social - des actes tels que les agressions et la conduite en état d'ivresse qui font réellement du mal à d'autres personnes. Ce paradigme fait disparaître la catégorie des crimes sans victimes et révèle l'absurdité de la protection des droits de propriété des personnes privilégiées par rapport aux besoins de survie des autres. Les outrages typiques de la justice capitaliste, tels que l'arrestation des affamés pour avoir volé les riches, ne seraient pas possibles dans un paradigme fondé sur les besoins.
Lors de la grève générale de février 1919 à Seattle, les travailleurs ont pris le contrôle de la ville. Sur le plan commercial, Seattle a été fermée, mais les travailleurs n'ont pas laissé la ville tomber dans le désordre. Au contraire, ils ont maintenu tous les services vitaux en fonctionnement, mais organisés par les travailleurs sans la direction des patrons. Ce sont les travailleurs qui dirigeaient la ville tous les deux jours de l'année, de toute façon, et pendant la grève, ils ont prouvé qu'ils savaient comment mener leur travail sans l'intervention de la direction. Ils coordonnaient l'organisation de la ville par le biais du Comité de grève général, composé de travailleurs de base de chaque syndicat local ; la structure était similaire à celle de la Commune de Paris, dont elle s'inspirait peut-être. Les syndicats locaux et des groupes spécifiques de travailleurs conservaient leur autonomie sur leur travail, sans gestion ni interférence du Comité ou de tout autre organisme. Les travailleurs étaient libres de prendre des initiatives au niveau local. Les chauffeurs de chariots à lait, par exemple, mettaient en place un système de distribution de lait de quartier que les patrons, limités par des motifs de profit, n'auraient jamais autorisé.
Les travailleurs en grève ont ramassé les ordures, mis en place des cafétérias publiques, distribué de la nourriture gratuite et maintenu les services des pompiers. Ils ont également assuré une protection contre les comportements antisociaux - vols, agressions, meurtres, viols : la vague de criminalité que les autorités prévoient toujours. Un garde de ville composé de vétérans militaires non armés parcourait les rues pour surveiller et répondre aux appels à l'aide, bien qu'ils ne soient autorisés à utiliser que les avertissements et la persuasion. Aidés par les sentiments de solidarité qui ont créé un tissu social plus solide pendant la grève, les gardes volontaires ont pu maintenir un environnement pacifique, accomplissant ce que l'État lui-même ne pouvait pas faire.
Ce contexte de solidarité, de nourriture gratuite et d'autonomisation des gens ordinaires a joué un rôle dans l'assèchement de la criminalité à sa source. Les personnes marginalisées ont eu des possibilités de participation à la vie de la communauté, de prise de décision et d'inclusion sociale qui leur ont été refusées par le régime capitaliste. L'absence de la police, dont la présence accentue les tensions entre les classes et crée un environnement hostile, a peut-être en fait réduit la criminalité des classes inférieures. Même les autorités ont fait remarquer à quel point la ville était organisée : Le major général John F. Morrison, en poste à Seattle, a affirmé qu'il n'avait jamais vu "une ville aussi calme et ordonnée". La grève a finalement été interrompue par l'invasion de milliers de soldats et de policiers, ainsi que par la pression de la direction du syndicat.[73]
Dans la ville d'Oaxaca en 2006, pendant les cinq mois d'autonomie au plus fort de la révolte, l'APPO, l'assemblée populaire organisée par les enseignants et autres militants en grève pour coordonner leur résistance et organiser la vie dans la ville d'Oaxaca, a mis en place une surveillance bénévole qui a aidé à maintenir la paix dans des circonstances particulièrement violentes et conflictuelles. Pour leur part, la police et les paramilitaires ont tué plus de dix personnes - ce fut le seul bain de sang en l'absence de pouvoir étatique.
Le mouvement populaire à Oaxaca a pu maintenir une paix relative malgré toute la violence imposée par l'État. Il y est parvenu en modifiant une coutume indigène pour s'adapter à la nouvelle situation : il a utilisé des topiles, des gardes tournants qui maintiennent la sécurité dans les communautés indigènes. Le syndicat des enseignants utilisait déjà les topiles en tant que volontaires pour la sécurité pendant le campement, avant que l'APPO ne soit formée, et l'APPO a rapidement étendu cette pratique dans le cadre d'une commission de sécurité pour protéger la ville contre la police et les paramilitaires. Une grande partie du devoir des topiles' consistait à occuper les bâtiments gouvernementaux et à défendre les barricades et les occupations. Cela signifie qu'ils devaient souvent combattre la police armée et les paramilitaires avec rien d'autre que des pierres et des pétards.
Certaines des pires attaques ont eu lieu devant les bâtiments occupés. Nous gardions le bâtiment du secrétaire à l'économie, lorsque nous avons réalisé que quelque part à l'intérieur du bâtiment, un groupe de personnes se préparait à nous attaquer. Nous avons frappé à la porte et personne n'a répondu. Cinq minutes plus tard, un groupe armé est sorti de derrière le bâtiment et a commencé à nous tirer dessus. Nous avons essayé de nous mettre à l'abri, mais nous savions que si nous reculions, tous les gens de la barricade devant le bâtiment - il devait y avoir une quarantaine de personnes - seraient en grave danger. Nous avons donc décidé de tenir notre position et nous nous sommes défendus avec des pierres. Ils ont continué à nous tirer dessus jusqu'à ce que leurs balles s'épuisent et qu'ils s'éloignent, parce qu'ils ont vu que nous n'allions nulle part. Plusieurs d'entre nous ont été blessés. Un type a pris une balle dans la jambe et l'autre s'est fait tirer dans le dos. Plus tard, des renforts sont arrivés, mais les tueurs à gages avaient déjà battu en retraite.
Nous n'avions pas d'armes. Au Bureau de l'économie, nous nous défendions avec des pierres. Avec le temps, nous nous sommes retrouvés de plus en plus souvent attaqués par des tirs, alors nous avons commencé à fabriquer des objets pour nous défendre : des pétards, des lance-bouteilles faits maison, des cocktails molotov ; nous avions tous quelque chose. Et si nous n'avions rien de tout cela, nous défendions les gens avec notre corps ou à mains nues.[74]
Après de telles attaques, les topiles aideraient à amener les blessés aux centres de premiers secours.
Les volontaires de la sécurité ont également répondu à la criminalité de droit commun. Si quelqu'un était volé ou agressé, les voisins donnaient l'alarme et les topiles de quartier venaient ; si l'agresseur était drogué, il était attaché sur la place centrale pour la nuit, et le lendemain on lui faisait ramasser des ordures ou effectuer un autre type de travail d'intérêt général. Différentes personnes avaient des idées différentes sur les solutions à long terme à mettre en place, et comme la rébellion à Oaxaca était politiquement très diverse, toutes ces idées n'étaient pas révolutionnaires ; certaines personnes voulaient livrer les voleurs ou les agresseurs aux tribunaux, bien qu'il soit largement admis que le gouvernement libérait tous les contrevenants à la loi et les encourageait à y retourner et à commettre davantage de crimes antisociaux.
L'histoire d'Exárcheia, un quartier du centre d'Athènes, montre au fil des ans que la police ne nous protège pas, elle nous met en danger. Pendant des années, Exárcheia a été le bastion du mouvement anarchiste et de la contre-culture. Le quartier s'est protégé de l'embourgeoisement et du maintien de l'ordre par divers moyens. Les voitures de luxe sont régulièrement brûlées si elles y sont garées pendant la nuit. Après avoir été la cible de destructions de biens et de pressions sociales, les propriétaires de magasins et de restaurants n'essaient plus d'enlever les affiches politiques de leurs murs, de chasser les vagabonds ou de créer une atmosphère commerciale dans les rues ; ils ont admis que les rues appartiennent au peuple. Les policiers en civil qui entrent dans Exárcheia ont été brutalement battus à plusieurs reprises. Pendant la période précédant les Jeux Olympiques, la ville a tenté de rénover la Place d'Exárcheia pour en faire un lieu touristique plutôt qu'un lieu de rencontre local. Le nouveau plan, par exemple, prévoyait une grande fontaine et aucun banc. Les voisins ont commencé à se réunir, ont élaboré leur propre plan de rénovation et ont informé l'entreprise de construction qu'ils utiliseraient le plan local plutôt que celui de la municipalité. Les destructions répétées du matériel de construction ont finalement convaincu l'entreprise qui était le patron. Aujourd'hui, le parc rénové compte plus d'espaces verts, pas de fontaine touristique et de beaux bancs neufs.
Les attaques contre la police à Exárcheia sont fréquentes, et la police anti-émeute armée est toujours stationnée à proximité. Au cours des dernières années, la police a fait des allers-retours entre la tentative d'occupation d'Exárcheia par la force et le maintien d'une garde aux frontières du quartier avec des groupes armés de flics anti-émeutes constamment prêts pour une attaque. À aucun moment, la police n'a pu mener à bien ses activités normales de maintien de l'ordre. La police ne patrouille pas à pied dans le quartier, et ne le traverse que rarement en voiture. Lorsqu'ils entrent, ils arrivent préparés à se battre et à se défendre. Les gens pulvérisent des graffitis et posent des affiches en plein jour. C'est en grande partie une zone de non-droit, et les gens commettent des crimes avec une fréquence et une franchise étonnantes. Cependant, ce n'est pas un quartier dangereux. Les crimes de choix sont politiques ou du moins sans victimes, comme fumer de l'herbe. On peut s'y promener seul la nuit en toute sécurité, sauf si l'on est flic, les gens dans les rues sont détendus et amicaux, et les biens personnels ne sont pas très menacés, à l'exception des voitures de luxe et autres. La police n'est pas la bienvenue ici, et elle n'est pas nécessaire.
Et c'est précisément dans cette situation qu'ils démontrent leur véritable caractère. Elles ne sont pas une institution qui répond à la criminalité ou à un besoin social, elles sont une institution qui affirme le contrôle social. Ces dernières années, la police a essayé d'inonder la zone, et le mouvement anarchiste en particulier, avec des drogues addictives comme l'héroïne, et elle a directement encouragé les drogués à traîner sur la place Exárcheia. C'était aux anarchistes et aux autres voisins de se défendre contre ces formes de violence policière et d'arrêter la propagation des drogues addictives. Incapable de briser l'esprit rebelle du quartier, la police a eu recours à des tactiques plus agressives, prenant les caractéristiques d'une occupation militaire. Le 6 décembre 2008, cette approche a trouvé sa conclusion inévitable lorsque deux policiers ont abattu l'anarchiste Alexis Grigoropoulos, âgé de 15 ans, en plein milieu d'Exárcheia. En quelques heures, les contre-attaques ont commencé, et pendant des jours, les policiers de toute la Grèce ont été assaillis de matraques, de pierres, de cocktails molotov et, dans quelques incidents, de coups de feu. Les zones libérées d'Athènes et d'autres villes grecques s'étendent, et la police a peur d'expulser ces nouvelles occupations car les gens ont prouvé qu'ils étaient plus forts. Actuellement, les médias mènent une campagne de peur, en augmentant la couverture des crimes antisociaux et en essayant de confondre ces crimes avec la présence des zones autonomes. La criminalité est un outil de l'État, utilisé pour effrayer les gens, les isoler et faire en sorte que le gouvernement semble nécessaire. Mais le gouvernement n'est rien d'autre qu'un racket de la protection. L'État est une mafia qui a gagné le contrôle de la société, et la loi est la codification de tout ce qu'ils nous ont volé.
Les Rotuman sont un peuple traditionnellement apatride qui vit sur l'île de Rotuma dans le Pacifique Sud, au nord de Fidji. Selon l'anthropologue Alan Howard, les membres de cette société sédentaire sont socialisés pour ne pas être violents. Les normes culturelles encouragent un comportement respectueux et doux envers les enfants. Les châtiments corporels sont extrêmement rares et n'ont presque jamais pour but de blesser l'enfant qui se conduit mal. Au lieu de cela, les adultes Rotuman utilisent la honte au lieu de la punition, une stratégie qui élève les enfants avec un haut degré de sensibilité sociale. Les adultes font particulièrement honte aux enfants qui se comportent comme des brutes, et dans leurs propres conflits, les adultes essaient très fort de ne pas mettre les autres en colère. Du point de vue de Howard, en tant qu'étranger venant de l'Occident plus autoritaire, les enfants bénéficient d'un "degré d'autonomie étonnant" et le principe de l'autonomie personnelle s'étend à toute la société : "Non seulement les individus exercent leur autonomie au sein de leur foyer et de leur communauté, mais les villages sont également autonomes les uns par rapport aux autres, et les districts sont essentiellement des unités politiques autonomes."[75] Les Rotuman eux-mêmes décrivent probablement leur situation avec des mots différents, bien que nous n'ayons pas pu trouver de témoignages d'initiés. Ils pourraient peut-être mettre l'accent sur les relations horizontales qui lient les ménages et les villages, mais pour des observateurs élevés dans une culture euro-américaine et formés à la croyance qu'une société n'est soudée que par l'autorité, ce qui ressort le plus, c'est l'autonomie des différents ménages et villages.
Bien que les Rotuman existent actuellement sous un gouvernement imposé, ils évitent tout contact avec lui et toute dépendance à son égard. Ce n'est probablement pas une coïncidence si le taux de meurtre des Rotuman se situe au niveau peu élevé de 2,02 pour 100 000 personnes par an, soit trois fois moins qu'aux États-Unis. Howard décrit la vision Rotuman du crime comme étant similaire à celle de nombreux autres peuples apatrides : non pas comme la violation d'un code ou d'une loi, mais comme quelque chose qui cause du tort ou qui blesse les liens sociaux. Par conséquent, la médiation est importante pour résoudre pacifiquement les conflits. Les chefs et les sous-chefs agissent en tant que médiateurs, bien que d'éminents anciens puissent également intervenir dans ce rôle. Les chefs ne sont pas des juges, et s'ils ne paraissent pas impartiaux, ils perdront leurs partisans, car les ménages sont libres de passer d'un groupe à l'autre. Le mécanisme de résolution des conflits le plus important est la présentation d'excuses publiques. Les excuses publiques ont un grand poids ; en fonction de la gravité de l'infraction, elles peuvent être également accompagnées d'offrandes de paix rituelles. S'excuser correctement est honorable, tandis que refuser des excuses est déshonorant. Les membres conservent leur statut et leur place au sein du groupe en étant responsables, en étant sensibles à l'opinion du groupe et en résolvant les conflits. Si certaines personnes se comportaient comme on peut s'y attendre dans une société basée sur la police et la répression, elles s'isoleraient et limiteraient ainsi leur influence néfaste.
Pendant deux mois, en 1973, des prisonniers de haute sécurité du Massachusetts, aux États-Unis, ont montré que les supposés criminels pouvaient être moins responsables de la violence dans notre société que leurs gardiens. Après que le massacre de la prison d'Attica en 1971 ait attiré l'attention nationale sur l'échec dramatique du système pénitentiaire à corriger ou à réhabiliter les personnes condamnées pour des crimes, le gouverneur du Massachusetts a nommé un commissaire réformateur au sein du département des services correctionnels. Entre-temps, les détenus de la prison d'État de Walpole avaient formé un syndicat des prisonniers. Leurs objectifs étaient notamment de se protéger des gardiens, de bloquer les tentatives des administrateurs de la prison d'instituer des programmes de modification du comportement et d'organiser des programmes d'éducation, d'autonomisation et de guérison pour les prisonniers. Ils cherchaient à obtenir davantage de droits de visite, à obtenir des missions de travail ou de bénévolat à l'extérieur de la prison, et à pouvoir gagner de l'argent à envoyer à leurs familles. En fin de compte, ils espéraient mettre fin à la récidive - les anciens prisonniers étant à nouveau condamnés et retournant en prison - et abolir le système carcéral lui-même.
Les prisonniers noirs avaient formé un groupe éducatif et culturel Black Power pour créer l'unité et contrer le racisme de la majorité blanche, ce qui s'est avéré déterminant dans la formation de l'union face à la répression des gardiens. Tout d'abord, ils devaient mettre fin à la guerre raciale entre les prisonniers, une guerre qui était encouragée par les gardiens. Les dirigeants de tous les groupes de prisonniers ont négocié une trêve générale qu'ils ont garantie par la promesse de tuer tout détenu qui la romprait. Le syndicat de la prison était soutenu par un groupe extérieur de militants des droits civiques et religieux doués pour les médias, bien que la communication entre les deux groupes ait parfois été entravée par la mentalité de prestataire de services de ces derniers et leur engagement orthodoxe en faveur de la non-violence. Il a été utile que le commissaire chargé de l'administration pénitentiaire ait soutenu l'idée d'un syndicat des prisonniers, plutôt que de s'y opposer carrément comme l'auraient fait la plupart des administrateurs de prison.
Au début de la vie du syndicat des prisonniers de Walpole, le directeur de la prison a tenté de diviser les prisonniers en plaçant la prison sous un confinement arbitraire au moment même où les prisonniers noirs préparaient leur célébration Kwanzaa. Les prisonniers blancs avaient déjà fêté Noël sans être dérangés, et les prisonniers noirs avaient passé toute la journée à cuisiner, attendant avec impatience les visites de leur famille. Dans une incroyable démonstration de solidarité, tous les prisonniers se sont mis en grève, refusant de travailler ou de quitter leur cellule. Pendant trois mois, ils ont été battus, mis à l'isolement, affamés, privés de soins médicaux, dépendants des tranquillisants distribués par les gardiens, et dans des conditions dégoûtantes, les excréments et les déchets s'entassant dans et autour de leurs cellules. Mais les prisonniers refusaient d'être brisés ou divisés. Finalement, l'État a dû négocier ; ils n'avaient plus de plaques d'immatriculation que les prisonniers de Walpole produisaient normalement et la crise leur faisait mauvaise presse.
Les prisonniers ont gagné leur première demande : le directeur de la prison a été contraint de démissionner. Rapidement, ils ont obtenu d'autres demandes : droit de visite élargi, permission de sortie, programmes auto-organisés, examen et libération des personnes en isolement, et observateurs civils à l'intérieur de la prison. En échange, ils ont nettoyé la prison, et ont apporté ce que les gardiens n'ont jamais eu : la paix.
Pour protester contre leur perte de contrôle, les gardiens ont quitté leur poste. Ils pensaient que cet acte prouverait à quel point ils étaient nécessaires, mais, chose embarrassante pour eux, il a eu exactement l'effet inverse. Pendant deux mois, les prisonniers ont dirigé eux-mêmes la prison. Pendant la majeure partie de cette période, les gardiens n'étaient pas présents dans les blocs de cellules, bien que la police d'État ait contrôlé le périmètre de la prison pour empêcher les évasions. Des observateurs civils étaient présents dans la prison vingt-quatre heures sur vingt-quatre, mais ils étaient formés pour ne pas intervenir ; leur rôle était de documenter la situation, de parler avec les prisonniers et de prévenir la violence des gardiens qui entraient parfois dans la prison. Un observateur a raconté :
L'atmosphère était tellement détendue - pas du tout ce à quoi je m'attendais. Je trouve que ma propre pensée a été tellement conditionnée par la société et les médias. Ces hommes ne sont pas des animaux, ce ne sont pas des maniaques dangereux. J'ai trouvé que mes propres craintes étaient vraiment sans fondement.
Un autre observateur a insisté : "Il est impératif qu'aucun des membres du personnel qui se trouvaient auparavant dans le bloc 9 [un bloc de ségrégation] ne revienne jamais. Cela vaut la peine de les payer pour qu'ils prennent leur retraite. Les gardiens sont le problème de sécurité." [76]
Walpole avait été l'une des prisons les plus violentes du pays, mais alors que les prisonniers étaient sous contrôle, les récidives ont chuté de façon spectaculaire et les meurtres et les viols sont tombés à zéro. Les prisonniers ont réfuté deux mythes fondamentaux du système de justice pénale : les personnes qui commettent des crimes doivent être isolées et elles doivent bénéficier d'une réhabilitation forcée plutôt que de contrôler leur propre guérison.
Les gardiens étaient impatients de mettre fin à cette expérience embarrassante d'abolition des prisons. Le syndicat des gardiens était suffisamment puissant pour provoquer une crise politique, et le commissaire de l'administration pénitentiaire ne pouvait renvoyer aucun d'entre eux, même ceux qui pratiquaient la torture ou faisaient des déclarations racistes à la presse. Pour conserver son emploi, le commissaire a dû ramener les gardiens dans la prison, et il a fini par trahir les principes des prisonniers. Les principaux éléments de la structure du pouvoir, notamment la police, les gardiens, les procureurs, les politiciens et les médias, se sont opposés aux réformes des prisons et les ont rendues impossibles à réaliser dans le cadre des canaux démocratiques. Les observateurs civils ont unanimement reconnu que les gardiens avaient ramené le chaos et la violence dans la prison et qu'ils avaient intentionnellement perturbé les résultats pacifiques de l'auto-organisation des prisonniers. Finalement, pour écraser le syndicat des prisonniers, les gardiens ont organisé une émeute et la police d'État a été appelée, tirant sur plusieurs prisonniers et torturant les principaux organisateurs. Le chef le plus connu des prisonniers noirs n'a sauvé sa vie que grâce à l'autodéfense armée.
Beaucoup d'observateurs civils et le commissaire de l'administration pénitentiaire, qui a rapidement été contraint de quitter son poste, se sont finalement prononcés en faveur de l'abolition des prisons. Les prisonniers qui ont pris le contrôle de Walpole ont continué à se battre pour leur liberté et leur dignité, mais le syndicat des gardiens a fini par avoir plus de pouvoir qu'auparavant, les médias ont cessé de parler de la réforme des prisons, et à l'heure où nous écrivons ces lignes, la prison de Walpole, devenue MCI Cedar Junction, continue à entreposer, torturer et tuer des personnes qui méritent d'être dans leur communauté, travaillant pour une société plus sûre.
Qu'en est-il des gangs et des brutes ?
Certains craignent que dans une société sans autorités, les plus forts se mettent en colère, prenant et faisant tout ce qu'ils veulent. Peu importe que cela décrive ce qui se passe généralement dans les sociétés dotées d'un gouvernement ! Cette crainte découle du mythe étatiste selon lequel nous sommes tous isolés. Le gouvernement aimerait beaucoup que vous croyiez que sans sa protection vous êtes vulnérables aux caprices de quiconque est plus fort que vous. Cependant, aucun tyran n'est plus fort qu'une communauté entière. Une personne qui brise la paix sociale, qui ne respecte pas les besoins d'une autre personne et qui agit de manière autoritaire et brutale peut être vaincue ou expulsée par des voisins qui travaillent ensemble pour rétablir la paix.
À Christiania, le quartier autonome et anti-autoritaire de la capitale danoise, ils se sont occupés de leurs propres problèmes, ainsi que des problèmes liés à tous les visiteurs qu'ils reçoivent et à la grande mobilité sociale qui en résulte. Beaucoup de gens viennent en touristes, et beaucoup d'autres viennent acheter du haschisch - il n'y a pas de lois à Christiania et les drogues douces sont faciles à obtenir, bien que les drogues dures aient été interdites avec succès. Il y a à Christiania de nombreux ateliers qui produisent une grande variété de produits, dont les plus connus sont les bicyclettes de haute qualité ; il y a aussi des restaurants, des cafés, un jardin d'enfants, une clinique, un magasin d'aliments naturels, une librairie, un espace anarchiste et une salle de concert. Christiania n'a jamais été dominée avec succès par des gangs ou des brutes résidentes. En 1984, un gang de motards s'est installé, espérant exploiter l'anarchie de la zone autonome et monopoliser le commerce du haschisch. Après plusieurs conflits, les habitants de Christiania ont réussi à chasser les motards, en utilisant des tactiques pour la plupart pacifiques.
Les pires brimades sont le fait de la police, qui a récemment repris l'entrée de Christiania pour arrêter des personnes pour marijuana et haschisch, généralement en tant que prétexte pour aggraver les tensions. Les promoteurs immobiliers locaux aimeraient voir l'État libre détruit parce qu'il se trouve sur des terres qui ont pris beaucoup de valeur. Il y a des décennies, les habitants de Christiania ont eu un débat animé sur la manière de traiter le problème des drogues dures arrivant de l'extérieur. Face à une forte opposition, ils ont décidé de demander l'aide de la police, pour découvrir que celle-ci se concentrait sur l'enfermement des gens pour des drogues douces et protégeait la diffusion de drogues dures comme l'héroïne, sans doute dans l'espoir qu'une épidémie de toxicomanie détruirait l'expérience sociale autonome[77]. Ce n'est en aucun cas la première fois que la police ou d'autres agents de l'État répandent des drogues addictives tout en supprimant les drogues douces ou hallucinogènes ; en fait, cela semble universellement faire partie des stratégies policières de répression. En fin de compte, les habitants de Christiania ont mis la police à la porte et se sont occupés eux-mêmes du problème des drogues dures, en tenant à l'écart les dealers et en utilisant la pression sociale pour décourager la consommation de drogues dures.
A Christiania comme ailleurs, l'Etat représente le plus grand danger pour la communauté. Contrairement aux brutes individuelles que l'on imagine terroriser une société sans loi, l'État ne peut être facilement vaincu. Généralement, l'État cherche à obtenir le monopole de la force sous prétexte de protéger les citoyens contre d'autres brutes ; c'est la raison pour laquelle il est interdit à toute personne extérieure à l'appareil d'État d'utiliser la force, en particulier pour se défendre contre le gouvernement. En échange de l'abandon de ce pouvoir, les citoyens sont dirigés vers le système judiciaire comme moyen de défendre leurs intérêts ; mais bien sûr, le système judiciaire fait partie de l'État et protège ses intérêts avant tout. Lorsque le gouvernement vient à saisir votre terrain pour construire un centre commercial, par exemple, vous pouvez porter l'affaire devant les tribunaux ou même devant le conseil municipal, mais vous pourriez vous retrouver à parler à quelqu'un qui pourrait profiter du centre commercial. Les tribunaux ne seront pas justes envers les victimes de l'intimidateur, et ils ne sympathiseront pas avec vous si vous vous défendez contre l'expulsion. Au lieu de cela, ils vous enfermeront.
Dans ce contexte, ceux qui veulent une résolution doivent souvent la chercher en dehors des tribunaux. Une dictature militaire a pris le pouvoir en Argentine en 1976 et a mené une "Sale guerre" contre les gauchistes, torturant et tuant 30 000 personnes ; les officiers responsables des tortures et des exécutions ont été graciés par le gouvernement démocratique qui a succédé à la dictature. Les Mères de la Place de Mai, qui ont commencé à se rassembler pour exiger la fin des disparitions et pour savoir ce qu'il advenait de leurs enfants, ont été une force sociale importante pour mettre fin au règne de la terreur. Comme le gouvernement n'a jamais pris de mesures sérieuses pour demander des comptes aux meurtriers et aux tortionnaires, les gens ont élaboré une justice populaire qui s'appuie sur les protestations et les commémorations organisées par les Mères et va au-delà.
Lorsqu'un participant à la Sale guerre est repéré, les militants placent des affiches dans tout le quartier pour informer tout le monde de sa présence ; ils peuvent demander aux magasins locaux de refuser l'entrée à la personne, la suivre et la harceler. Dans le cadre d'une tactique appelée "escrache", des centaines, voire des milliers de participants défilent vers la maison d'un participant à la Sale Guerre avec des pancartes, des bannières, des marionnettes et des tambours. Ils chantent, psalmodient et font de la musique pendant des heures, faisant honte au tortionnaire et faisant savoir à tout le monde ce qu'il a fait ; la foule peut attaquer sa maison avec des bombes de peinture.[78] Malgré un système judiciaire qui protège les puissants, les mouvements sociaux d'Argentine se sont organisés collectivement pour faire honte et isoler les pires brutes.
Qu'est-ce qui empêche quelqu'un de tuer des gens ?
La plupart des crimes violents sont dus à des facteurs culturels. La criminalité violente, comme le meurtre, diminuerait probablement de façon spectaculaire dans une société anarchiste parce que la plupart de ses causes - la pauvreté, la glorification télévisée de la violence, les prisons et la police, la guerre, le sexisme et la normalisation des comportements individualistes et antisociaux - disparaîtraient ou diminueraient.
Les différences entre deux communautés zapotèques illustrent le fait que la paix est un choix. Les Zapotèques sont une nation indigène agraire sédentaire vivant sur des terres qui sont maintenant revendiquées par l'État du Mexique. Une communauté zapotèque, La Paz, a un taux d'homicide annuel de 3,4/100 000. Une communauté zapotèque voisine a un taux d'homicides beaucoup plus élevé, 18,1/100 000. Quels sont les attributs sociaux qui accompagnent un mode de vie plus pacifique ? Contrairement à leurs voisins plus violents, les zapotèques de La Paz ne battent pas les enfants ; par conséquent, les enfants voient moins de violence et en utilisent moins dans leurs jeux. De même, les coups portés aux femmes sont rares et ne sont pas considérés comme acceptables ; les femmes sont considérées comme égales aux hommes et bénéficient d'une activité économique autonome importante pour la vie de la communauté, de sorte qu'elles ne sont pas dépendantes des hommes. En ce qui concerne l'éducation des enfants, les implications de cette comparaison particulière sont corroborées par au moins une étude interculturelle sur la socialisation, qui a révélé que les techniques de socialisation chaleureuses et affectueuses sont en corrélation avec de faibles niveaux de conflit dans la société.[79]
Les Semai et les Norvégiens ont tous deux été mentionnés précédemment comme des sociétés ayant un faible taux d'homicide. Jusqu'au colonialisme, les Semai étaient apatrides, alors que la Norvège est dirigée par un gouvernement. La socialisation est relativement pacifique chez les Semai comme chez les Norvégiens. Les Semai utilisent une économie du don pour que la richesse soit répartie de manière égale, tandis que la Norvège a l'un des écarts de richesse les plus faibles de tous les pays capitalistes en raison de ses politiques intérieures socialistes. Une autre similitude est le recours à la médiation plutôt qu'à la punition, à la police ou aux prisons pour résoudre les conflits. La Norvège dispose d'une police et d'un système carcéral, mais par rapport à la plupart des États, elle s'appuie fortement sur les mécanismes de médiation des conflits, comme c'est le cas dans les sociétés pacifiques et apatrides. En Norvège, la plupart des litiges civils doivent être portés devant des médiateurs avant de pouvoir être portés devant les tribunaux, et des milliers d'affaires pénales sont également portées devant des médiateurs. En 2001, un accord a été conclu dans 89% des médiations.[80]
Ainsi, dans une société anarchiste, les crimes violents seraient moins fréquents. Mais lorsqu'il se produirait, la société serait-elle plus vulnérable ? Après tout, pourrait-on dire, même lorsque la violence n'est plus une réponse sociale rationnelle, des tueurs psychopathes pourraient encore apparaître occasionnellement. Qu'il suffise de dire que toute société capable de renverser un gouvernement ne serait guère à la merci de tueurs psychopathes solitaires. Et les sociétés qui ne sont pas issues d'une révolution, mais qui jouissent d'un fort sentiment de communauté et de solidarité, sont également capables de se protéger. Les Inuits, chasseurs-cueilleurs originaires des régions arctiques d'Amérique du Nord, sont un exemple de ce qu'une société apatride peut faire dans le pire des cas. Selon leurs traditions, si une personne commettait un meurtre, la communauté lui pardonnerait et le ferait se réconcilier avec la famille de la victime. Si cette personne commet un autre meurtre, elle serait tuée - généralement par des membres de son propre groupe familial, de sorte qu'il n'y aurait pas de mauvais sang ni de motif de querelle.
Les méthodes punitives de l'État pour lutter contre la criminalité aggravent les choses, et non les améliorent. Les méthodes réparatrices utilisées dans de nombreuses sociétés apatrides pour répondre au préjudice social ouvrent de nouvelles possibilités pour échapper aux cycles d'abus, de punition et de préjudice qui ne sont que trop familiers à beaucoup d'entre nous.
Qu'en est-il des viols, de la violence domestique et des autres formes de préjudices ?
De nombreuses actions qui sont considérées comme des crimes par notre gouvernement sont totalement inoffensives ; certains crimes, comme le vol des riches ou le sabotage des instruments de guerre, peuvent en fait réduire les dommages. Néanmoins, un certain nombre de transgressions qui sont aujourd'hui considérées comme des crimes constituent un réel préjudice social. Parmi ceux-ci, le meurtre est très sensationnalisé mais rare par rapport à d'autres problèmes plus courants.
La violence sexuelle et domestique est omniprésente dans notre société, et même en l'absence de gouvernement et de capitalisme, ces formes de violence continueront si elles ne sont pas spécifiquement combattues. Actuellement, de nombreuses formes de violence sexuelle et domestique sont communément tolérées ; certaines sont même subtilement encouragées par Hollywood, les églises et d'autres institutions traditionnelles. Hollywood sexualise souvent le viol et, avec d'autres médias institutionnels et la plupart des grandes religions, glorifie la passivité et la servilité des femmes. Dans le discours que ces institutions influencent, le grave problème du viol conjugal est ignoré et, en conséquence, beaucoup de gens croient même qu'un mari ne peut pas violer sa femme parce qu'ils sont liés par une union sexuelle contractuelle. Les médias et les films hollywoodiens présentent régulièrement le viol comme un acte commis par un étranger - en particulier un étranger pauvre et non blanc. Dans cette version, le seul espoir d'une femme est d'être protégée par la police ou un petit ami. Mais en fait, la grande majorité des viols sont commis par des petits amis, des amis et des membres de la famille, dans des situations qui se situent dans la zone grise entre les définitions classiques du consentement et de la force. Plus fréquemment, Hollywood ignore complètement les problèmes de viol, d'abus et de violence domestique, tout en perpétuant le mythe du coup de foudre. Dans ce mythe, l'homme l'emporte sur la femme et les deux répondent à tous les besoins émotionnels et sexuels de l'autre, s'accordant parfaitement sans avoir à parler de consentement, à travailler sur la communication ou à naviguer entre les frontières émotionnelles et sexuelles.
La police et les autres institutions censées protéger les femmes contre le viol conseillent aux femmes de ne pas résister de peur d'aggraver la situation de leur agresseur, alors que toutes les preuves et le bon sens suggèrent que la résistance est souvent la meilleure chance. L'État offre rarement des cours d'autodéfense aux femmes, tout en poursuivant fréquemment les femmes qui tuent ou blessent leur agresseur en légitime défense. Les personnes qui se rendent dans l'État pour dénoncer une agression sexuelle ou physique sont confrontées à des humiliations supplémentaires. Les tribunaux remettent en question l'honnêteté et l'intégrité morale des femmes qui se manifestent courageusement en public après avoir été agressées sexuellement ; les juges accordent la garde des enfants à des pères violents ; la police ignore les appels pour violence domestique, voire reste sur place pendant que les maris battent leurs femmes. Certaines réglementations locales exigent que la police arrête une personne, ou même les deux parties impliquées, dans un appel pour violence domestique ; souvent, une femme qui appelle à l'aide est elle-même envoyée en prison. Les personnes transgenres sont encore plus régulièrement trahies par le système juridique, qui refuse de respecter leur identité et les force souvent à se retrouver dans des cellules de prison avec des personnes de sexe différent. Les transsexuels de la classe ouvrière et les sans-abri sont systématiquement violés par les agents du système judiciaire.
Beaucoup d'abus qui ne sont pas directement causés par les autorités sont le résultat de la colère des gens envers ceux qui se trouvent en dessous d'eux dans la hiérarchie sociale. Les enfants, qui ont tendance à se trouver au bas de la pyramide, sont en fin de compte les victimes d'une grande partie de ces abus. Les autorités qui sont censées assurer leur sécurité - parents, proches, prêtres, enseignants - sont les plus susceptibles de les maltraiter. Chercher de l'aide ne fait qu'empirer les choses, car à aucun moment le système juridique ne leur permet de reprendre le contrôle de leur vie, même si c'est ce contrôle dont les victimes d'abus ont le plus besoin. Au lieu de cela, chaque cas est décidé par des travailleurs sociaux et des juges qui connaissent mal la situation et des centaines d'autres cas à arbitrer.
Le paradigme actuel qui consiste à punir les délinquants et à ignorer les besoins des victimes s'est avéré un échec total, et une application accrue des lois ne changerait rien à cela. Les personnes qui abusent ont souvent été elles-mêmes abusées ; les envoyer en prison ne les rend pas moins susceptibles d'agir de manière abusive. Les personnes qui survivent à la maltraitance peuvent bénéficier d'un espace sûr, mais envoyer leurs agresseurs en prison leur enlève toute chance de réconciliation, et si elles dépendent économiquement de leurs agresseurs, comme c'est souvent le cas, elles peuvent choisir de ne pas signaler le crime par crainte de se retrouver sans abri, pauvres ou en famille d'accueil.
Dans le cadre de l'État, nous considérons la violence sexuelle et domestique comme des crimes - des violations des droits des victimes mandatés par l'État, inacceptables parce qu'elles défient les commandements de l'État. En revanche, de nombreuses sociétés apatrides ont utilisé un paradigme fondé sur les besoins. Ce paradigme considère ces formes de violence comme un préjudice social, mettant ainsi l'accent sur les besoins de guérison du survivant et sur le besoin du délinquant de devenir une personne en bonne santé, capable d'établir des relations avec la communauté au sens large. Comme ces actes de violence sociale ne se produisent pas de manière isolée, ce paradigme s'étend à l'ensemble de la communauté et vise à rétablir une paix sociale générale, tout en respectant l'autonomie et les besoins définis par chaque individu.
La méthode navajo de "rétablissement de la paix" a survécu pendant des siècles, malgré la violence du colonialisme. Ils font actuellement revivre cette méthode pour faire face aux dommages sociaux et réduire leur dépendance vis-à-vis du gouvernement américain ; et les personnes qui étudient la justice réparatrice se tournent vers l'exemple des Navajos pour les guider. Dans la pratique navajo de la justice réparatrice, une personne respectée par toutes les parties comme étant juste et impartiale agit comme un artisan de la paix. Une personne peut faire appel à un artisan de la paix si elle cherche de son propre chef à résoudre un problème, si sa communauté ou sa famille s'inquiète de son comportement, si elle a blessé quelqu'un ou a été blessée par quelqu'un, ou si elle est en conflit avec une autre personne que les deux parties ont besoin d'aide pour résoudre. Comparez cela avec le système étatique de justice punitive, dans lequel les gens ne reçoivent de l'attention - et toujours une attention négative - que lorsqu'ils commettent une infraction à la loi. Le préjudice lui-même et les raisons qui le provoquent n'ont pas d'importance pour le processus judiciaire.
L'objectif de la méthode navajo est de répondre aux besoins de ceux qui s'adressent à l'artisan de la paix et de trouver la racine du problème. "Lorsque les membres de la communauté Navajo tentent d'expliquer pourquoi les gens se font du mal ou en font à d'autres, ils disent que les responsables d'un préjudice se comportent ainsi parce qu'ils sont devenus déconnectés du monde qui les entoure, des gens avec qui ils vivent et travaillent. Ils disent que cette personne "agit comme si elle n'avait pas de parents". Les artisans de la paix résolvent ce problème en "parlant" et en aidant la personne qui a subi un préjudice à renouer avec sa communauté et à retrouver le soutien et l'ancrage dont elle a besoin pour agir de manière saine. En outre, ils apportent un soutien à la personne qui a subi un préjudice, en cherchant des moyens d'aider cette personne à se sentir à nouveau en sécurité et entière.
À cette fin, le processus de rétablissement de la paix implique la famille et les amis des personnes concernées. Les personnes présentent leurs histoires, leurs points de vue sur le problème et leurs sentiments. Le but ultime est de trouver une solution pratique qui rétablisse les relations entre les personnes. Pour y parvenir, le pacificateur prononce une homélie qui s'inspire souvent des histoires de la création des Navajos pour montrer comment les personnages traditionnels ont traité les mêmes problèmes dans le passé. Dans les cas où il est clair qu'une personne a mal agi et a fait du mal à une autre personne, à la fin du processus, le délinquant paie souvent un montant convenu de restitution, ou nalyeeh. Cependant, nalyeeh n'est pas une forme de punition dans l'esprit "œil pour œil", mais plutôt une façon de "réparer les choses pour la personne qui a subi une perte". 104 des 110 chapitres, ou communautés semi-autonomes, de la nation Navajo ont actuellement désigné des artisans de la paix et, dans de nombreux cas, dans le passé, des membres respectés de la famille ont été appelés à régler des différends à titre officieux.[81]
Critical Resistance est une organisation anti-autoritaire aux États-Unis formée par d'anciens détenus et des membres de leur famille dans le but d'abolir le système carcéral et ses causes. Au moment où nous écrivons ces lignes, le groupe travaille à la mise en place de "zones sans danger". L'objectif d'une zone sans préjudice est de fournir "des outils et des formations aux communautés locales pour renforcer et développer leur capacité à résoudre les conflits sans avoir recours à la police, au système judiciaire ou à l'industrie carcérale. La zone sans danger pratique une approche abolitionniste du développement des communautés, ce qui signifie qu'il faut construire des modèles aujourd'hui qui peuvent représenter la façon dont nous voulons vivre maintenant et à l'avenir."[82] En établissant des relations plus fortes entre les voisins et en créant intentionnellement des ressources communes, les gens d'un quartier peuvent tenir à l'écart les trafiquants de drogue, apporter un soutien à ceux qui souffrent d'une dépendance, intervenir dans les situations familiales abusives, mettre en place des garderies et des alternatives à l'adhésion à des gangs, et accroître la communication face à face.
D'autres groupes anti-autoritaires, dont certains s'inspirent de ce modèle, ont commencé à travailler dur pour créer des zones sans danger dans leurs propres villes. Bien sûr, même s'il n'y avait aucun crime violent, un gouvernement raciste et capitaliste trouverait toujours des excuses pour enfermer les gens : créer des ennemis internes et punir les rebelles ont toujours été des fonctions du gouvernement, et aujourd'hui, tant d'entreprises privées sont investies dans le système carcéral que celui-ci est devenu une industrie en pleine croissance. Mais lorsque les gens ne dépendent plus de la police et des prisons, lorsque les communautés ne sont plus paralysées par les dommages sociaux qu'elles s'infligent elles-mêmes, il est beaucoup plus facile d'organiser la résistance.
Aux États-Unis et dans d'autres pays, les féministes ont organisé un événement intitulé "Take Back the Night" pour lutter contre la violence à l'égard des femmes. Une fois par an, un grand groupe de femmes et leurs sympathisants défilent dans leur quartier ou sur leur campus la nuit - un moment que beaucoup de femmes associent à un risque accru d'agression sexuelle - pour se réapproprier leur environnement et rendre le problème visible. Ces événements comprennent généralement une éducation sur la prévalence et les causes de la violence à l'égard des femmes. Certains groupes Take Back the Night abordent également la violence endémique de notre société à l'égard des transsexuels. La première marche Take Back the Night a eu lieu en Belgique en 1976, organisée par les femmes participant au Tribunal international pour les crimes contre les femmes. Cette manifestation s'inspire largement de la tradition des manifestations de la Walpurgisnacht en Allemagne. Connue sous le nom de "Nuit des sorcières", le 30 avril, la veille du 1er mai, est une nuit traditionnelle de farces, d'émeutes et de résistance païenne et féministe. En 1977, les féministes allemandes engagées dans le mouvement autonome ont défilé sur la Walpurgisnacht sous la bannière "Les femmes reprennent la nuit !" Le premier Take Back the Night aux États-Unis a eu lieu le 4 novembre 1977, dans le quartier des feux rouges de San Francisco.
Une telle action est un premier pas important vers la création d'une force collective capable de changer la société. Sous le patriarcat, chaque famille est isolée, et bien que de nombreuses personnes souffrent des mêmes problèmes, elles le font seules. Se rassembler pour parler d'un problème qui a été indescriptible, pour récupérer un espace public qui vous a été refusé - les rues la nuit - est une métaphore vivante de la société anarchiste, dans laquelle les gens se rassemblent pour surmonter toute figure d'autorité, tout oppresseur.
La violence sexuelle touche tout le monde dans une société patriarcale. Elle se produit dans les communautés radicales qui s'opposent au sexisme et à la violence sexuelle. À moins qu'ils ne se concentrent sincèrement sur le désapprentissage du conditionnement patriarcal, les radicaux autoproclamés répondent souvent au viol, au harcèlement et à d'autres formes d'abus et de violence sexuelle avec le même comportement qui est trop commun dans le reste de la société : les ignorer, les justifier, refuser de prendre position, ne pas croire ou même blâmer le survivant. Afin de lutter contre cela, les féministes et les anarchistes de Philadelphie ont formé deux groupes. Le premier, Philly's Pissed, travaille à soutenir les survivantes de violences sexuelles :
Tout le travail de Philly's Pissed est fait de manière confidentielle, sauf si le survivant demande le contraire. Nous ne sommes pas des "experts" certifiés, mais un groupe de personnes dont la vie a été affectée à plusieurs reprises par des agressions sexuelles et qui font de leur mieux pour rendre le monde plus sûr. Nous respectons nos propres connaissances et celles des autres afin de déterminer ce qui est le plus sûr pour chacun. Philly's Pissed soutient les survivants d'agressions sexuelles en répondant à leurs besoins immédiats ainsi qu'en les aidant à formuler et à faciliter ce dont ils ont besoin pour se sentir à nouveau en sécurité et maîtres de leur vie.[83]
Si un survivant a des exigences à formuler à l'égard de son agresseur - par exemple, qu'il reçoive suive une thérapie, qu'il s'excuse publiquement ou qu'il ne s'approche plus jamais du survivant - le groupe de soutien les satisfait. Si la victime le souhaite, le groupe peut rendre publique l'identité de l'agresseur afin d'avertir d'autres personnes ou d'empêcher cette personne de dissimuler ses actes.
Le deuxième groupe, Philly Stands Up, travaille avec des personnes qui ont commis des agressions sexuelles pour les soutenir dans le processus de prise de responsabilité de leurs actes, d'apprentissage de ces derniers et de changement de leurs comportements, et de rétablissement de relations saines avec leur communauté. Les deux groupes organisent également des ateliers dans d'autres villes pour partager leurs expériences en matière de réponse aux agressions sexuelles.
Au-delà de la justice individuelle
La notion de justice est peut-être le produit le plus dangereux de la psychologie autoritaire. Les pires abus de l'État se produisent dans ses prisons, ses inquisitions, ses corrections forcées et ses réhabilitations. La police, les juges et les gardiens de prison sont les principaux agents de coercition et de violence. Au nom de la justice, des voyous en uniforme terrorisent des communautés entières tandis que les dissidents adressent des pétitions au gouvernement même qui les réprime. Beaucoup de gens ont intériorisé les rationalisations de la justice d'État à un point tel qu'ils sont terrifiés de perdre la protection et l'arbitrage que les États sont censés fournir.
Lorsque la justice devient la sphère privée des spécialistes, l'oppression n'est pas loin derrière. Dans les sociétés apatrides qui sont sur le point de développer les hiérarchies coercitives qui mènent au gouvernement, le point commun semble être un groupe d'anciens hommes respectés à qui l'on confie en permanence le rôle de résoudre les conflits et de rendre la justice. Dans un tel contexte, le privilège peut s'enraciner, car ceux qui en bénéficient peuvent façonner les normes sociales qui préservent et amplifient leur privilège. Sans ce pouvoir, la richesse et le pouvoir individuels reposent sur une base faible que chacun peut contester.
La justice d'État commence par un refus de s'engager dans les besoins humains. Les besoins humains sont dynamiques et ne peuvent être pleinement compris que par ceux qui en font l'expérience. La justice d'État, en revanche, est l'exécution de prescriptions universelles codifiées en droit. Les spécialistes qui interprètent les lois sont censés se concentrer sur l'intention initiale du législateur plutôt que sur la situation en question. Si vous avez besoin de pain et que le vol est un crime, vous serez puni pour l'avoir pris, même si vous le prenez à quelqu'un qui n'en a pas besoin. Mais si votre société se concentre sur les besoins et les désirs des gens plutôt que sur l'application de lois statiques, vous avez la possibilité de convaincre votre communauté que vous aviez plus besoin de pain que la personne à qui vous l'avez pris. De cette façon, l'acteur et les personnes concernées restent au centre du processus, toujours en mesure de s'expliquer et de contester les normes de la communauté.
La justice, en revanche, repose sur le jugement, privilégiant un décideur puissant par rapport aux accusateurs et aux défendeurs qui attendent impuissants le résultat. La justice est l'application de la morale - qui, à l'origine, est justifiée comme étant divinement ordonnée. Lorsque les sociétés s'éloignent des justifications religieuses, la morale devient universelle, ou naturelle, ou scientifique - des sphères toujours plus éloignées de l'influence du grand public - jusqu'à ce qu'elle soit façonnée et présentée presque exclusivement par les médias et le gouvernement.
La notion de justice et les relations sociales qu'elle implique sont intrinsèquement autoritaires. Dans la pratique, les systèmes de justice donnent toujours des avantages injustes aux puissants et infligent de terribles torts aux impuissants. En même temps, ils nous corrompent sur le plan éthique et provoquent l'atrophie de notre pouvoir d'initiative et de notre sens des responsabilités. Comme une drogue, ils nous rendent dépendants tout en imitant la satisfaction d'un besoin humain naturel, en l'occurrence la nécessité de résoudre les conflits. Ainsi, les gens supplient la justice de procéder à des réformes, même si leurs attentes sont irréalistes, plutôt que de prendre les choses en main. Pour guérir des abus, la personne blessée doit reprendre le contrôle de sa vie, l'agresseur doit rétablir des relations saines avec ses pairs, et la communauté doit examiner ses normes et la dynamique du pouvoir. Le système judiciaire empêche tout cela. Il accapare le contrôle, aliène des communautés entières et empêche l'examen des racines des problèmes, en préservant surtout le statu quo.
La police et les juges peuvent offrir un degré de protection limité, en particulier aux personnes privilégiées par le racisme, le sexisme ou le capitalisme ; mais le plus grand danger auquel sont confrontés la plupart des êtres humains est le système lui-même. Par exemple, des milliers de travailleurs sont tués chaque année par la négligence de l'employeur et des conditions de travail dangereuses, mais les employeurs ne sont jamais punis comme des meurtriers et ne sont pratiquement jamais accusés comme des criminels. Le plus que les familles des travailleurs puissent espérer est un règlement monétaire de la part d'un tribunal civil. Qui décide qu'un patron qui profite de la mort de travailleurs ne devrait pas faire face à pire qu'un procès, alors qu'une femme qui tire sur son mari violent va en prison et qu'un adolescent noir qui tue un policier en légitime défense obtient la peine de mort ? Il ne s'agit certainement pas des travailleurs, des femmes ou des personnes de couleur.
Pour chaque besoin humain, un système totalitaire doit le fournir, le soumettre ou le substituer par autre chose. Dans l'exemple ci-dessus, le système judiciaire considère le meurtre des travailleurs comme un problème à régler par des règlements et des bureaucraties. Les médias y contribuent en concentrant une couverture grossièrement disproportionnée sur les tueurs en série et les "assassins de sang-froid", presque toujours pauvres et généralement pas blancs, ce qui change la perception des risques auxquels les gens sont confrontés. Par conséquent, beaucoup de gens craignent d'autres personnes pauvres plus que leurs propres patrons et sont prêts à aider la police et les tribunaux à les cibler.
Certes, dans certains cas, la police et les tribunaux interviennent lorsque des travailleurs ou des femmes sont tués - mais c'est souvent pour contrebalancer l'indignation populaire et décourager les gens de chercher leurs propres solutions. Même dans ces cas, les réponses sont souvent timides ou contre-productives.
En attendant, le système judiciaire sert assez efficacement d'outil pour remodeler la société et contrôler les populations des classes inférieures. Considérez la "guerre contre la drogue" menée depuis les années 1980 jusqu'à aujourd'hui. Par rapport au travail et au viol, la plupart des drogues illégales sont relativement inoffensives ; dans le cas de celles qui peuvent être nocives, il a été démontré que les soins médicaux sont une réponse plus efficace que la prison. Mais le système judiciaire a déclaré cette guerre pour déplacer les priorités publiques : il justifie l'occupation policière des quartiers pauvres, l'emprisonnement et l'esclavage en masse de millions de pauvres et de personnes de couleur, et l'extension des pouvoirs de la police et des juges.
Que fait la police avec ce pouvoir ? Elle arrête et intimide les éléments les plus impuissants de la société. Les pauvres et les personnes de couleur sont en très grande majorité les victimes d'arrestations et de condamnations, sans parler du harcèlement quotidien et même des meurtres commis par la police. Les tentatives de réforme de la police se contentent rarement d'alimenter leur budget et de rationaliser leurs méthodes d'emprisonnement. Et qu'advient-il des millions de personnes emprisonnées ? Elles sont isolées, tuées lentement par une mauvaise alimentation et des conditions misérables ou rapidement par des gardiens qui ne sont presque jamais condamnés. Les gardiens de prison encouragent les gangs et la violence raciale pour les aider à garder le contrôle, et souvent ils introduisent clandestinement et vendent des drogues addictives pour remplir leur portefeuille et endormir la population. Des dizaines de milliers de prisonniers sont enfermés en isolement, certains pendant des décennies.
D'innombrables études ont montré que le fait de traiter la toxicomanie et d'autres problèmes psychologiques comme des affaires criminelles est inefficace et inhumain ; il a été prouvé que le fait de maltraiter les prisonniers et de les priver de contacts humains et de possibilités d'éducation augmente la récidive.[84] Mais pour chaque étude qui a montré comment mettre fin à la criminalité et réduire la population carcérale, le gouvernement a fait exactement le contraire : il a réduit les programmes éducatifs, augmenté le recours à l'isolement cellulaire, allongé les peines et réduit les droits de visite. Pourquoi ? Parce qu'en plus d'un mécanisme de contrôle, la prison est une industrie. Elle achemine des milliards de dollars d'argent public vers des institutions qui renforcent le contrôle de l'État, comme la police, les tribunaux, les sociétés de surveillance et de sécurité privée, et elle fournit une main-d'œuvre esclave qui produit des biens pour le gouvernement et les sociétés privées. Le travail forcé est toujours légal dans le système carcéral, et la plupart des prisons contiennent des usines où les prisonniers doivent travailler pour quelques centimes de l'heure. Les prisons ont également l'équivalent moderne du magasin d'entreprise, où les prisonniers doivent dépenser tout l'argent qu'ils gagnent et celui que leur famille leur envoie, en achetant des vêtements, de la nourriture ou en téléphonant, le tout à des prix gonflés.
Le système pénitentiaire est au-delà de tout espoir de réforme. Les bureaucrates pénitentiaires réformistes ont abandonné ou sont venus soutenir l'abolition des prisons. Un bureaucrate de haut rang qui dirigeait les services correctionnels pour mineurs dans le Massachusetts et l'Illinois en est arrivé à cette conclusion :
Les prisons sont des bureaucraties violentes et dépassées qui ne protègent pas la sécurité publique. Il n'y a aucun moyen de réhabiliter qui que ce soit dans ces prisons. L'établissement produit une violence qui exige davantage de l'établissement. C'est une prophétie auto-réalisatrice. Les prisons se présentent comme une solution aux problèmes qu'elles ont créés. Les institutions sont mises en place pour faire échouer les gens. C'est leur but latent. [85]
Il ne s'agit pas de problèmes à résoudre par des réformes ou des changements de loi. Le système judiciaire a fixé ses priorités et organisé ses lois dans le but précis de nous contrôler et d'abuser de nous. Le problème, c'est la loi elle-même.
Souvent, les personnes qui vivent dans une société étatiste supposent que sans un système judiciaire centralisé suivant des lois claires, il serait impossible de résoudre les conflits. Sans un ensemble de lois communes, chacun se battrait pour ses propres intérêts, ce qui entraînerait des querelles perpétuelles. Si les méthodes de traitement des préjudices sociaux sont décentralisées et volontaires, qu'est-ce qui empêche les gens de "se faire justice eux-mêmes" ?
Un important mécanisme de nivellement dans les sociétés apatrides est que les gens prennent parfois la justice entre leurs mains, en particulier lorsqu'ils ont affaire à des dirigeants qui agissent de manière autoritaire. Toute personne peut se conformer à sa conscience et prendre des mesures contre une personne qu'elle perçoit comme nuisible à la communauté. Au mieux, cela peut pousser les autres à reconnaître et à affronter un problème qu'ils avaient essayé d'ignorer. Au pire, cela peut diviser la communauté entre ceux qui pensent qu'une telle action était justifiée et ceux qui pensent qu'elle était nuisible. Même si cela est préférable à l'institutionnalisation des déséquilibres de pouvoir ; dans une communauté où chacun a le pouvoir de prendre les choses en main, où tout le monde est égal, les gens trouveront qu'il est beaucoup plus facile de discuter et d'essayer de changer l'opinion de leurs pairs que de faire ce qu'ils veulent ou de provoquer des conflits en jouant les justiciers. La raison pour laquelle cette méthode n'est pas utilisée dans les sociétés démocratiques et capitalistes n'est pas qu'elle ne fonctionne pas, mais parce qu'il y a certaines opinions qui ne doivent pas être changées, certaines contradictions qui ne doivent pas être abordées et certains privilèges qui ne peuvent jamais être remis en question.
Dans de nombreuses sociétés apatrides, les mauvais comportements ne sont pas traités par des défenseurs spécialisés de la justice, mais par tout le monde, par le biais de ce que les anthropologues appellent des sanctions diffuses - des sanctions ou des réactions négatives qui sont diffusées dans toute la société. Tout le monde est habitué à réagir à l'injustice et aux comportements nuisibles, et donc tout le monde est plus habilité et plus impliqué. Lorsqu'il n'y a pas d'État pour monopoliser l'entretien quotidien de la société, les gens apprennent à le faire par eux-mêmes, et s'enseignent les uns les autres.
Nous n'avons pas besoin de définir l'abus comme un crime pour savoir qu'il nous fait du mal. Les lois ne sont pas nécessaires dans les sociétés autonomes ; il existe d'autres modèles pour répondre au préjudice social. Nous pouvons identifier le problème comme une atteinte aux besoins des autres plutôt que comme une violation d'un code écrit. Nous pouvons encourager une large participation sociale à la résolution du problème. Nous pouvons aider ceux qui ont été blessés à exprimer leurs besoins et nous pouvons suivre leur exemple. Nous pouvons tenir les personnes responsables lorsqu'elles font du mal aux autres, tout en les soutenant et en leur donnant des occasions d'apprendre et de rétablir des relations respectueuses avec la communauté. Nous pouvons considérer les problèmes comme relevant de la responsabilité de l'ensemble de la communauté plutôt que de la faute d'une seule personne. Nous pouvons récupérer le pouvoir de guérir la société et briser l'isolement qui nous est imposé.
Lectures recommandées
Kristian Williams, Our Enemies in Blue. Brooklyn : Soft Skull Press, 2004.
Jamie Bissonette, When the Prisoners Ran Walpole : A True Story in the Movement for Prison Abolition, Cambridge : South End Press, 2008.
Dennis Sullivan and Larry Tifft, Restorative Justice : Healing the Foundations of Our Everyday Lives, Monsey, NY : Willow Tree Press, 2001.
Graham Kemp and Douglas P. Fry (eds.), Keeping the Peace : Conflict Resolution and Peaceful Societies around the World, New York : Routledge, 2004.
Michel Foucault, Discipline and Punish : the Birth of the Prison, New York : Pantheon Books, 1977.
Ammon Hennacy, The Book of Ammon. Salt Lake City : Catholic Worker Books, 1970.
Fred Woodworth, The Match ! an anarchist periodical published in Tucson.
6. La révolution
Pour mettre fin à toutes les hiérarchies coercitives et ouvrir un espace pour organiser une société horizontale et libérée, les gens doivent surmonter les pouvoirs répressifs de l'État, abolir toutes les institutions du capitalisme, du patriarcat et de la suprématie blanche, et créer des communautés qui s'organisent sans nouvelles autorités.
Comment des personnes organisées horizontalement pourraient-elles surmonter l'État ?
Si les anarchistes croient en l'action bénévole et à l'organisation décentralisée, comment pourraient-ils jamais être assez forts pour renverser un gouvernement avec une armée professionnelle ? En fait, de puissants mouvements anarchistes et anti-autoritaires ont vaincu des armées et des gouvernements dans un certain nombre de révolutions. Cela se produit souvent en période de crise économique, lorsque l'État manque de ressources vitales, ou de crise politique, lorsque l'État a perdu l'illusion de sa légitimité.
La révolution soviétique de 1917 n'a pas commencé comme la terreur autoritaire qu'elle est devenue après le détournement de Lénine et Trotsky. C'était une rébellion multiforme contre le tsar et contre le capitalisme. Elle comprenait des acteurs aussi divers que les révolutionnaires socialistes, les républicains, les syndicalistes, les anarchistes et les bolcheviks. Les soviets eux-mêmes étaient des conseils ouvriers spontanés et non partisans qui s'organisaient selon des lignes anti-autoritaires. Les bolcheviks ont pris le contrôle et ont finalement réprimé la révolution en jouant un jeu politique efficace qui comprenait la cooptation ou le sabotage des soviets, la prise de contrôle de l'armée, la manipulation et la trahison des alliés et la négociation avec les puissances impérialistes. Les bolcheviks se sont habilement imposés comme le nouveau gouvernement, et leurs alliés ont fait l'erreur de croire à leur rhétorique révolutionnaire.
L'une des premières actions du gouvernement bolchevique a été de signer un traité de paix à l'envers avec les empires allemand et autrichien. Pour se retirer de la Première Guerre mondiale et libérer l'armée pour l'action intérieure, les Léninistes ont cédé aux impérialistes un trésor d'argent et de ressources stratégiques, et leur ont légué le pays de l'Ukraine - sans consulter les Ukrainiens. Les paysans du sud de l'Ukraine se sont révoltés, et c'est là que l'anarchisme a été le plus fort pendant la révolution soviétique. Les rebelles se sont appelés l'Armée Révolutionnaire Insurrectionnelle. Ils étaient communément décrits comme des Makhnovistes, d'après Nestor Makhno, leur stratège militaire le plus influent et un organisateur anarchiste compétent. Makhno avait été libéré de prison après la révolution en février 1917, et il est retourné dans sa ville natale pour organiser une milice anarchiste afin de combattre les forces d'occupation allemandes et autrichiennes.
Au fur et à mesure que l'armée anarchiste insurrectionnelle s'est développée, elle a mis en place une structure plus formelle pour permettre une coordination stratégique sur plusieurs fronts, mais elle est restée une milice volontaire, basée sur le soutien des paysans. Les questions de politique et de stratégie étaient décidées lors des assemblées générales des paysans et des travailleurs. Aidés plutôt qu'entravés par leur structure flexible et participative et par le soutien important des paysans, ils ont libéré une zone d'environ 300 miles sur 500, contenant 7 millions d'habitants, centrée autour de la ville de Gulyai-Polye. Les villes entourant cette zone anarchiste - Alexandrovsk et Ekaterinoslav (maintenant appelées respectivement Zaporizhye et Dnipropetrovsk) ainsi que Melitopol, Mariupol et Berdyansk - ont parfois été libérées du contrôle de l'État, bien qu'elles aient changé de mains plusieurs fois pendant la guerre. L'auto-organisation selon des lignes anarchistes a été déployée de manière plus conséquente dans les zones rurales au cours de ces années tumultueuses. À Gulyai-Polye, les anarchistes ont créé trois écoles secondaires et ont donné de l'argent exproprié des banques aux orphelinats. Dans toute la région, l'alphabétisation des paysans a augmenté.
En plus de s'attaquer aux Allemands et aux Autrichiens, les anarchistes ont également combattu les forces des nationalistes qui ont tenté de soumettre le pays nouvellement indépendant sous un gouvernement ukrainien. Ils ont ensuite tenu le front sud contre l'Armée Blanche Russe - l'armée aristocratique et pro-capitaliste financée et armée en grande partie par les Français et les Américains - tandis que leurs supposés alliés, les Bolcheviks, ont retenu les armes et les munitions et ont commencé à purger les anarchistes pour arrêter la propagation de l'anarchisme émanant du territoire Makhnoviste. Les blancs finirent par percer le front sud affamé et reconquérir Gulyai-Polye. Makhno se retira à l'ouest, attirant une grande partie des armées blanches, le reste de celles-ci repoussant l'Armée Rouge et avançant régulièrement vers Moscou. À la bataille de Pérégénovka, dans l'ouest de l'Ukraine, les anarchistes ont anéanti l'Armée Blanche qui les poursuivait. Bien qu'ils aient été dépassés en nombre et en armement, ils ont réussi à s'imposer en exécutant efficacement une série de brillantes manœuvres mises au point par Makhno, qui n'avait aucune formation ou expertise militaire. L'armée anarchiste volontaire a couru vers Gulyai-Polye, libérant la campagne et plusieurs grandes villes des blancs. Ce revirement soudain a coupé les lignes de ravitaillement des armées qui avaient presque atteint Moscou, les forçant à battre en retraite et sauvant la Révolution russe.
Pendant une autre année, une société anarchiste a de nouveau prospéré à Gulyai-Polye et dans ses environs, malgré les efforts de Lénine et de Trotsky pour réprimer les anarchistes là-bas comme ils l'avaient fait dans toute la Russie et le reste de l'Ukraine. Lorsqu'une autre incursion des blancs sous le général Wrangel menaça la révolution, les Makhnovistes acceptèrent à nouveau de se joindre aux communistes contre les impérialistes, malgré la trahison précédente. Le contingent anarchiste accepta une mission suicide pour détruire les positions de tir ennemies sur l'isthme de Perekop en Crimée ; il y parvint et s'empara de la ville stratégique de Simferopol, jouant une fois encore un rôle crucial dans la défaite des blancs. Après la victoire, les Bolcheviks ont encerclé et massacré la plupart du contingent anarchiste, et ont occupé Gulyai-Polye et exécuté de nombreux organisateurs et combattants anarchistes influents. Makhno et quelques autres s'échappèrent et confondirent l'immense Armée Rouge avec une campagne efficace de guérilla pendant de nombreux mois, causant même plusieurs défections majeures ; à la fin, cependant, les survivants décidèrent de s'enfuir à l'Ouest. Certains paysans d'Ukraine ont conservé leurs valeurs anarchistes et ont hissé la bannière anarchiste dans le cadre de la résistance des partisans contre les nazis et les staliniens pendant la Seconde Guerre mondiale. Aujourd'hui encore, le drapeau rouge et noir est un symbole de l'indépendance ukrainienne, bien que peu de gens en connaissent les origines.
Les Makhnovistes du sud de l'Ukraine ont maintenu leur caractère anarchiste dans des conditions extrêmement difficiles : guerre constante, trahison et répression par de supposés alliés, pressions mortelles qui les obligeaient à se défendre par la violence organisée. Dans ces circonstances, ils ont continué à se battre pour la liberté, même lorsque ce n'était pas dans leur intérêt militaire. Ils sont intervenus à plusieurs reprises pour empêcher les pogroms contre les communautés juives, tandis que les nationalistes ukrainiens et les bolcheviks attisaient l'antisémitisme pour servir de bouc émissaire aux problèmes qu'ils aggravaient eux-mêmes. Makhno a personnellement tué un seigneur de guerre voisin et allié potentiel en apprenant qu'il avait ordonné des pogroms, même à un moment où il avait désespérément besoin d'alliés.[86]
En octobre et novembre [1919], Makhno a occupé Ekaterinoslav et Aleksandrovsk pendant plusieurs semaines, et a ainsi obtenu sa première chance d'appliquer les concepts de l'anarchisme à la vie urbaine. Le premier acte de Makhno en entrant dans une grande ville (après avoir ouvert les prisons) a été de dissiper toute impression qu'il était venu introduire une nouvelle forme de règle politique. Des annonces ont été affichées pour informer les citadins qu'ils étaient désormais libres d'organiser leur vie comme bon leur semblait, que l'armée insurgée ne leur "dicterait ni ne leur ordonnerait de faire quoi que ce soit". La liberté d'expression, de presse et de réunion a été proclamée et, à Ekaterinoslav, une demi-douzaine de journaux, représentant un large éventail d'opinions politiques, ont vu le jour dans la nuit. Tout en encourageant la liberté d'expression, Makhno ne tolère cependant aucune organisation politique qui cherche à imposer son autorité au peuple. Il a donc dissous les "comités révolutionnaires" bolcheviques (revkomy) à Ekaterinoslav et Aleksandrovsk, en donnant pour instruction à leurs membres de "faire un peu de commerce honnête". [87]
Les Makhnovistes se sont attachés à défendre la région, laissant l'organisation socio-économique aux villes individuelles ; cette approche non interventionniste envers les autres a été assortie d'un accent interne sur la démocratie directe. Les officiers étaient élus au sein de chaque sous-groupe de combattants, et ils pouvaient être rappelés par ce même groupe ; ils n'étaient pas salués, ils ne recevaient pas de privilèges matériels, et ils ne pouvaient pas diriger par derrière pour éviter les risques de combat.
En revanche, les officiers de l'Armée Rouge étaient nommés d'en haut et recevaient des privilèges et une rémunération plus élevée sur l'échelle de l'Armée tsariste. En fait, les bolcheviks avaient essentiellement repris la structure et le personnel de l'armée tsariste après la révolution d'octobre. Ils ont conservé la plupart des officiers mais l'ont réformée en une "armée du peuple" en y ajoutant des officiers politiques chargés d'identifier les "contre-révolutionnaires" à purger. Ils ont également adopté la pratique impérialiste consistant à stationner les soldats loin de chez eux, à travers le continent, dans des zones où ils ne parlent pas la langue, afin qu'ils soient plus enclins à obéir aux ordres de répression des habitants et moins susceptibles de déserter.
L'Armée Révolutionnaire Insurrectionnelle a appliqué une discipline stricte, tirant sur les espions présumés et sur ceux qui abusaient des paysans pour leur profit personnel, comme les escrocs et les violeurs. Les insurgés devaient avoir les mêmes pouvoirs sur la population civile que n'importe quelle armée. Parmi les nombreuses occasions qu'ils ont eues d'abuser de ce pouvoir, certaines l'ont probablement fait. Cependant, leur relation avec les paysans était unique parmi les puissances militaires. Les Makhnovistes ne pouvaient pas survivre sans le soutien populaire, et pendant leur longue guerre de guérilla contre l'Armée Rouge, de nombreux paysans leur ont fourni des chevaux, de la nourriture, un logement, une aide médicale et des renseignements. En fait, ce sont les paysans eux-mêmes qui ont fourni la majorité des combattants anarchistes.
Il est également question de la démocratisation des organisations Makhnovistes. Certains historiens affirment que Makhno exerçait un contrôle substantiel sur les "soviets libres" - les assemblées non partisanes où les ouvriers et les paysans prenaient des décisions et organisaient leurs affaires. Même des historiens sympathiques racontent des anecdotes de Makhno qui intimidait les délégués qu'il considérait comme contre-révolutionnaires dans les réunions. Mais il faut les mettre en balance avec les nombreuses occasions où Makhno a refusé des postes de pouvoir, ou avec le fait qu'il a quitté le Soviet militaire révolutionnaire, l'assemblée qui décidait de la politique militaire pour les milices paysannes, dans une tentative de sauver le mouvement de la répression bolchevique[88].
Une des critiques que les bolcheviks ont formulées à l'encontre des Makhnovistes était que leur Soviet militaire révolutionnaire, ce qui se rapprochait le plus d'une organisation dictatoriale, n'exerçait aucun pouvoir réel - il ne s'agissait en réalité que d'un groupe consultatif - alors que les groupes de travailleurs et les communautés paysannes individuelles conservaient leur autonomie. Plus charitable est la description de l'historien soviétique Kubanin : "l'organe suprême de l'armée insurgée était son Soviet militaire révolutionnaire, élu lors d'une assemblée générale de tous les insurgés. Ni le commandement général de l'armée ni Makhno lui-même ne dirigeait véritablement le mouvement ; ils ne faisaient que refléter les aspirations de la masse, agissant comme ses agents idéologiques et techniques". Un autre historien soviétique, Yefimov, déclare : "Aucune décision n'a jamais été prise par un seul individu. Toutes les questions militaires étaient débattues en commun". "[89]
Les milices anarchistes volontaires, nettement moins nombreuses et sous armées, ont réussi à vaincre les armées des Allemands, des Autrichiens, des nationalistes ukrainiens et des Russes blancs. Il a fallu une armée professionnelle fournie par les plus grandes puissances industrielles du monde et la trahison simultanée de leurs alliés pour les arrêter. S'ils avaient su alors ce que nous savons maintenant - que les révolutionnaires autoritaires peuvent être aussi tyranniques que les gouvernements capitalistes - et si les anarchistes russes de Moscou et de Saint-Pétersbourg avaient réussi à empêcher les Bolcheviks de détourner la révolution russe, les choses auraient peut-être tourné différemment.
Plus impressionnante encore que l'exemple fourni par les Makhnovistes est la victoire remportée par plusieurs nations indigènes en 1868. Au cours d'une guerre de deux ans, des milliers de guerriers des nations Lakota et Cheyenne ont vaincu l'armée américaine et détruit plusieurs forts de l'armée pendant ce qui est devenu la guerre du Nuage Rouge. En 1866, les Lakota ont rencontré le gouvernement américain au Fort Laramie parce que ce dernier voulait obtenir l'autorisation de construire une piste militaire à travers le pays de Powder River pour faciliter l'afflux de colons blancs qui cherchaient de l'or. L'armée américaine avait déjà vaincu les Arapahos dans sa tentative d'ouvrir la région aux colons blancs, mais elle n'avait pas réussi à vaincre les Lakotas. Au cours des négociations, il est apparu que le gouvernement américain avait déjà commencé à construire des forts militaires le long de cette piste, sans même avoir obtenu l'autorisation pour la piste elle-même. Le chef de guerre des Lakota d'Oglala, Red Cloud, a promis de résister à toute tentative d'occupation de la région par les blancs. Néanmoins, à l'été 1866, l'armée américaine a commencé à envoyer des troupes supplémentaires dans la région et à construire de nouveaux forts. Les guerriers Lakota, Cheyenne et Arapaho qui suivaient les directives de Red Cloud commencèrent une campagne de résistance de guérilla, fermant effectivement la piste de Bozeman et harcelant les troupes stationnées dans les forts. Les militaires ont donné l'ordre de mener une campagne hivernale agressive et le 21 décembre, lorsque leur train de bois a été attaqué une nouvelle fois, une armée d'une centaine de soldats américains a décidé de poursuivre. Ils ont rencontré un groupe de leurres comprenant le guerrier Oglala Crazy Horse et ont mordu à l'hameçon. L'ensemble de la force fut vaincu et tué par une force de 1 000 à 3 000 guerriers qui attendaient dans une embuscade. Le commandant des soldats blancs a été poignardé à mort lors d'un combat corps à corps. Les Lakota ont laissé un jeune clairon qui s'est battu avec son seul clairon recouvert d'une robe de buffle en signe d'honneur. Avec de tels actes, les guerriers indigènes ont démontré la possibilité d'une forme de guerre beaucoup plus respectueuse, contrairement aux soldats blancs et aux colons qui découpaient souvent les fœtus des femmes enceintes et utilisaient les organes génitaux amputés des victimes non armées comme des sachets de tabac.
Durant l'été 1867, les troupes américaines, équipées de nouveaux fusils à répétition, ont combattu les Lakota jusqu'à l'arrêt en deux batailles, mais elles n'ont pas réussi à mener à bien leurs offensives. Finalement, ils ont demandé des pourparlers de paix, que Red Cloud a déclaré qu'il n'accorderait que si les nouveaux forts militaires étaient abandonnés. Le gouvernement américain a accepté et, lors des pourparlers de paix, il a reconnu les droits des Lakotas sur le pays des Black Hills et de Powder River, une vaste zone actuellement occupée par les États du Dakota du Nord, du Dakota du Sud et du Montana.
Pendant la guerre, les Lakota et les Cheyennes se sont organisés sans contrainte ni discipline militaire. Mais contrairement aux dichotomies typiques, leur absence relative de hiérarchie n'a pas entravé leur capacité d'organisation. Au contraire, ils se sont maintenus ensemble pendant une guerre brutale sur la base d'une discipline collective et motivée et de diverses formes d'organisation. Dans une armée occidentale, l'unité la plus importante est la police militaire ou l'officier qui marche derrière les troupes, pistolet chargé et prêt à tirer sur quiconque se retourne et court. Les Lakota et les Cheyennes n'avaient pas besoin d'une discipline imposée d'en haut. Ils se battaient pour défendre leur terre et leur mode de vie, en groupes liés par la parenté et l'affinité.
Certains groupes de combat étaient structurés avec une chaîne de commandement, tandis que d'autres fonctionnaient de manière plus collective, mais tous se ralliaient volontairement autour d'individus ayant les meilleures capacités organisationnelles, le meilleur pouvoir spirituel et la meilleure expérience du combat. Ces chefs de guerre ne contrôlaient pas tant ceux qui les suivaient que ceux qui les inspiraient. Lorsque le moral était bas ou qu'un combat semblait sans espoir, les groupes de guerriers rentraient souvent chez eux, et ils étaient toujours libres de le faire. Si un chef déclarait la guerre, il devait y aller, mais personne d'autre ne le faisait. Ainsi, un chef qui ne pouvait convaincre personne de le suivre à la guerre s'engageait dans une aventure embarrassante, voire suicidaire. En revanche, les politiciens et les généraux de la société occidentale déclenchent souvent des guerres impopulaires, et ce ne sont jamais eux qui en subissent les conséquences.
Les sociétés guerrières ont joué un rôle important dans l'organisation indigène de la guerre, mais les sociétés de femmes ont également été vitales. Elles jouaient un rôle similaire à celui de l'intendant dans les armées occidentales, en fournissant de la nourriture et du matériel, sauf que lorsque l'intendant est un simple rouage qui obéit aux ordres, les femmes Lakota et Cheyenne refusent de coopérer si elles ne sont pas d'accord avec les raisons d'une guerre. Si l'on considère que l'une des plus importantes contributions de Napoléon à la guerre en Europe a été l'idée qu'une "armée marche sur le ventre", il devient évident que les femmes Lakota et Cheyenne ont exercé plus de pouvoir dans les affaires de leurs nations que les histoires écrites par les hommes et les blancs ne le laissent croire. De plus, les femmes qui choisissaient de se battre pouvaient le faire aux côtés des hommes.
Bien qu'ils aient été surpassés en nombre par l'armée américaine et les paramilitaires blancs, les Amérindiens ont gagné. Après la guerre de Red Cloud, les Lakota et les Cheyennes ont bénéficié de près d'une décennie d'autonomie et de paix. Contrairement aux allégations pacifistes sur la résistance militante, les vainqueurs n'ont pas commencé à s'opprimer les uns les autres ou à créer des cycles de violence incontrôlables simplement parce qu'ils avaient violemment combattu les envahisseurs blancs. Ils ont gagné plusieurs années de liberté et de paix.
En 1876, l'armée américaine envahit à nouveau le territoire des Lakotas pour tenter de les contraindre à vivre dans les réserves, qui sont transformées en camps de concentration dans le cadre de la campagne de génocide contre les populations indigènes. Plusieurs milliers de soldats y participèrent et ils subirent plusieurs défaites précoces, dont la plus notable fut la bataille de Greasy Grass Creek, également connue sous le nom de bataille de Little Bighorn. Un millier de guerriers Lakota et Cheyenne, se défendant contre une attaque, décimèrent l'unité de cavalerie commandée par George A. Custer et tuèrent plusieurs centaines de soldats. Custer lui-même avait auparavant envahi les terres des Lakotas pour répandre des rapports sur l'or et provoquer une autre vague de colons blancs, qui furent un moteur important du génocide. Les colons, en plus d'être une force paramilitaire armée responsable d'une grande partie des empiètements et des meurtres, ont fourni un prétexte suffisant pour faire venir les militaires. La logique était que ces pauvres et humbles colons, dans l'acte d'envahir un autre pays, devaient être défendus contre les "Indiens en maraude". Le gouvernement américain a finalement gagné la guerre contre les Lakota, en attaquant leurs villages, en envahissant leurs terrains de chasse et en instituant une forte répression contre les habitants des réserves. L'un des derniers à se rendre fut le guerrier Oglala Crazy Horse, qui avait été l'un des chefs les plus efficaces dans la lutte contre l'armée américaine. Après que son groupe ait accepté de venir dans la réserve, le Crazy Horse a été arrêté et assassiné.
Leur défaite finale n'indique pas tant une faiblesse dans l'organisation horizontale des Lakota et des Cheyennes que le fait que la population blanche américaine qui essayait de les exterminer dépassait en nombre ces groupes indigènes par mille contre un, et avait la capacité de répandre des maladies et la toxicomanie sur leur territoire tout en détruisant leur source de nourriture.
La résistance des Lakotas n'a jamais cessé, et ils pourraient bien finir par gagner leur guerre. En décembre 2007, un groupe de Lakota a de nouveau affirmé son indépendance, informant le Département d'État américain qu'il se retirait de tous les traités, déjà rompus par le gouvernement des colons, et qu'il faisait sécession, comme mesure nécessaire face aux "conditions d'apartheid colonial". [90]
Certaines des luttes les plus intransigeantes contre l'État sont des luttes indigènes. Les luttes indigénistes actuelles ont créé certaines des seules zones en Amérique du Nord qui jouissent d'une autonomie physique et culturelle et qui ont réussi à se défendre dans des confrontations périodiques avec l'État. Ces luttes ne s'identifient généralement pas comme anarchistes, et c'est peut-être pour cette raison que les anarchistes ont encore plus à apprendre d'elles. Mais si l'apprentissage ne doit pas être une autre relation de marchandise, un acte d'acquisition, il doit être accompagné de relations horizontales de réciprocité, c'est-à-dire de solidarité.
La nation mohawk a longtemps lutté contre la colonisation et en 1990, elle a remporté une grande victoire contre les forces de l'État colonisateur. Sur le territoire de Kanehsatake, près de Montréal, les blancs de la ville d'Oka ont voulu agrandir un terrain de golf aux dépens d'une zone forestière où se trouvait un cimetière mohawk, ce qui a suscité des protestations de la part des autochtones. Au printemps 1990, les Mohawks y ont installé un campement et ont bloqué la route. Le 11 juillet 1990, la police québécoise a attaqué le campement avec des gaz lacrymogènes et des armes automatiques, mais les défenseurs mohawks étaient armés et se sont retranchés. Un policier a été tué par balle et les autres se sont enfuis. Les voitures de police, qu'ils avaient laissées derrière eux dans la panique, ont été utilisées pour construire de nouvelles barricades. Pendant ce temps, les guerriers mohawks de Kahnawake bloquaient le pont Mercier, interrompant le trafic de banlieue vers Montréal. La police a commencé un siège des communautés mohawks, mais d'autres guerriers sont arrivés, faisant de la contrebande de fournitures. Les résistants ont organisé la nourriture, les soins médicaux et les services de communication, et les blocages ont persisté. Des foules de Blancs se sont formées dans les villes voisines et se sont révoltées, exigeant la violence policière pour ouvrir le pont et rétablir la circulation. Plus tard en août, ces émeutiers ont attaqué un groupe de Mohawks alors que la police se tenait prête.
Le 20 août, les blocus étaient toujours en vigueur et l'armée canadienne a pris le relais de la police pour le siège. Au total, 4 500 soldats ont été déployés, soutenus par des chars, des véhicules blindés de transport de troupes, des hélicoptères, des avions de chasse, de l'artillerie et des navires de guerre. Le 18 septembre, les soldats canadiens ont fait un raid sur l'île de Tekakwitha, tirant des gaz lacrymogènes et des balles. Les Mohawks ont riposté et les soldats ont dû être évacués par hélicoptère. Partout au Canada, les autochtones ont protesté en solidarité avec les Mohawks, occupant des bâtiments, bloquant les voies ferrées et les autoroutes, et commettant des actes de sabotage. Des inconnus ont incendié des ponts ferroviaires en Colombie-Britannique et en Alberta, et ont abattu cinq tours hydroélectriques en Ontario. Le 26 septembre, les Mohawks assiégés restants ont déclaré la victoire et sont sortis, après avoir brûlé leurs armes. Le terrain de golf n'a jamais été agrandi, et la plupart des personnes arrêtées ont été acquittées des accusations de port d'armes et d'émeutes. "Oka a servi à revitaliser l'esprit guerrier des peuples indigènes et notre volonté de résister." [91]
À la fin des années 90, la Banque mondiale a menacé de ne pas renouveler un prêt important dont dépendait le gouvernement bolivien s'il n'acceptait pas de privatiser tous les services d'eau de la ville de Cochabamba. Le gouvernement a cédé et a signé un contrat avec un consortium dirigé par des entreprises d'Angleterre, d'Italie, d'Espagne, des États-Unis et de Bolivie. Le consortium, qui ne connaissait pas les conditions locales, a immédiatement augmenté les tarifs, au point que de nombreuses familles ont dû payer un cinquième de leurs revenus mensuels uniquement pour l'eau. De plus, ils ont appliqué une politique de fermeture de l'eau à tous les ménages qui ne payaient pas. En janvier 2000, de grandes manifestations ont éclaté contre la privatisation de l'eau. Les paysans, principalement indigènes, ont convergé vers la ville, rejoints par des retraités, des employés d'ateliers de misère, des vendeurs de rue, des jeunes sans-abri, des étudiants et des anarchistes. Les manifestants se sont emparés de la place centrale et ont barricadé les principales routes. Ils ont organisé une grève générale qui a paralysé la ville pendant quatre jours. Le 4 février, une grande marche de protestation a été attaquée par la police et les soldats. Deux cents manifestants ont été arrêtés, tandis que soixante-dix personnes et cinquante et un flics ont été blessés.
En avril, la population s'est à nouveau emparée de la place centrale de Cochabamba, et lorsque le gouvernement a commencé à arrêter les organisateurs, les protestations se sont étendues aux villes de La Paz, Oruro et Potosí, ainsi qu'à de nombreux villages ruraux. La plupart des grandes routes du pays ont été bloquées. Le 8 avril, le président bolivien a déclaré un état de siège de 90 jours, interdisant les réunions de plus de 4 personnes, restreignant l'activité politique, permettant les arrestations arbitraires, établissant des couvre-feux et plaçant les stations de radio sous contrôle militaire. La police s'est parfois jointe aux manifestants pour exiger des salaires plus élevés, participant même à certaines émeutes. Une fois que le gouvernement a augmenté leurs salaires, ils ont repris le travail et ont continué à battre et à arrêter leurs anciens camarades. Dans tout le pays, les gens se sont battus contre la police et l'armée avec des pierres et des cocktails molotov, souffrant de nombreux blessés et de multiples morts. Le 9 avril, des soldats qui tentaient de lever un barrage routier ont rencontré une résistance et ont abattu deux manifestants, en blessant plusieurs autres. Les voisins ont attaqué les soldats, ont saisi leurs armes et ont ouvert le feu. Plus tard, ils ont pris d'assaut un hôpital et se sont emparés d'un capitaine de l'armée qu'ils avaient blessé, et l'ont lynché.
Comme les protestations violentes ne faisaient que montrer des signes de croissance malgré, et souvent à cause, des meurtres répétés et de la répression violente de la police et de l'armée, l'État a annulé son contrat avec le consortium de l'eau et, le 11 avril, a annulé la loi qui avait autorisé la privatisation de l'eau à Cochabamba. La gestion de l'infrastructure de l'eau a été confiée à un groupe de coordination communautaire issu du mouvement de protestation. Certains participants à la lutte se sont ensuite rendus à Washington, D.C. pour se joindre aux manifestants anti-mondialisation dans la manifestation destinée à faire cesser la réunion annuelle de la Banque mondiale.[92]
Les plaintes des manifestants allaient bien au-delà de la privatisation de l'eau dans une ville. La résistance s'était généralisée à une rébellion sociale qui comprenait le rejet socialiste du néolibéralisme, le rejet anarchiste du capitalisme, le rejet des dettes des paysans, les demandes des pauvres pour une baisse des prix du carburant et la fin de la propriété multinationale du gaz bolivien, et les demandes indigènes pour la souveraineté. Une résistance tout aussi féroce au cours des années suivantes a vaincu l'élite politique bolivienne à plusieurs reprises. Des paysans et des anarchistes armés de dynamite ont pris le contrôle des banques pour obtenir l'annulation de leurs dettes. Sous une pression populaire intense, le gouvernement a nationalisé l'extraction du gaz, et un puissant syndicat d'agriculteurs indigènes a défait le programme d'éradication de la coca soutenu par les États-Unis. Les cultivateurs de coca ont même fait élire leur chef, Evo Morales, à la présidence, donnant ainsi à la Bolivie son premier chef d'État indigène. De ce fait, la Bolivie est actuellement confrontée à une crise politique que le gouvernement pourrait être incapable de résoudre, car l'élite traditionnelle, située dans les régions blanches de l'est du pays, refuse de se soumettre aux politiques progressistes du gouvernement Morales. Dans les zones rurales, les communautés indigènes ont utilisé des moyens plus directs pour préserver leur autonomie. Elles ont continué à bloquer les autoroutes et ont saboté les tentatives de contrôle du gouvernement sur leurs villages par des actes de résistance quotidiens. En pas moins d'une douzaine d'occasions, lorsqu'un maire ou un autre fonctionnaire du gouvernement se montrait particulièrement intrusif ou abusif, il était lynché par les villageois.
La résistance décentralisée peut vaincre le gouvernement dans une impasse armée - elle peut aussi renverser les gouvernements. En 1997, la corruption gouvernementale et l'effondrement économique ont déclenché une insurrection massive en Albanie. En quelques mois, la population s'est armée et a forcé le gouvernement et la police secrète à fuir le pays. Ils n'ont pas mis en place un nouveau gouvernement ni ne se sont unis sous l'égide d'un parti politique. Ils ont plutôt poussé l'État à créer des zones autonomes où ils pouvaient organiser leur propre vie. La rébellion s'est propagée spontanément, sans direction centrale ni même coordination. Dans tout le pays, les gens ont identifié l'État comme leur oppresseur et l'ont attaqué. Des prisons ont été ouvertes et des postes de police et des bâtiments gouvernementaux ont été incendiés. Les gens ont cherché à satisfaire leurs besoins au niveau local dans le cadre de réseaux sociaux préexistants. Malheureusement, il leur manquait un mouvement consciemment anarchiste ou anti-autoritaire. Rejetant les solutions politiques intuitivement mais pas explicitement, ils manquaient d'une analyse qui pourrait identifier tous les partis politiques comme des ennemis par nature. En conséquence, le parti socialiste d'opposition a pu s'installer au pouvoir, bien qu'il ait fallu une occupation par des milliers de troupes de l'Union européenne pour pacifier complètement l'Albanie.
Même dans les pays les plus riches du monde, les anarchistes et autres rebelles peuvent vaincre l'État dans une zone limitée, créant ainsi une zone autonome dans laquelle de nouvelles relations sociales peuvent s'épanouir. En 1980-81, le parti conservateur allemand a perdu le pouvoir à Berlin après avoir essayé d'écraser de force le mouvement des squatters. Les squatters occupaient des bâtiments abandonnés pour lutter contre l'embourgeoisement et la dégradation urbaine, ou simplement pour se procurer un logement gratuit. De nombreux squatters, connus sous le nom d'autonomen, s'identifiaient à un mouvement anticapitaliste et anti-autoritaire qui considérait ces squats comme des bulles de liberté dans lesquelles il était possible de créer les prémices d'une nouvelle société. À Berlin, la lutte a été la plus féroce dans le quartier de Kreuzberg. Dans certaines zones, la majorité des résidents étaient des autonomen, des marginaux et des immigrants - c'était à bien des égards une zone autonome. Utilisant toute la puissance de la police, la ville a tenté de vider les squats et d'écraser le mouvement, mais les autonomen ont riposté. Ils ont défendu leur quartier avec des barricades, des pierres et des cocktails molotov et ont déjoué la police lors de combats de rue. Ils ont contre-attaqué en faisant des ravages dans les quartiers financiers et commerciaux de la ville. Le parti au pouvoir a abandonné en disgrâce et les socialistes ont pris le pouvoir ; ces derniers ont utilisé une stratégie de légalisation pour tenter de saper l'autonomie du mouvement, puisqu'ils n'ont pas pu les expulser par la force. Entre-temps, les autonomistes de Kreuzberg ont pris des mesures pour protéger le quartier des trafiquants de drogue, avec une campagne "poings contre aiguilles". Ils ont également lutté contre l'embourgeoisement, en démolissant les restaurants et les bars bourgeois.
À Hambourg, en 1986 et 1987, la police a été arrêtée par les barricades des autonomen lorsqu'ils ont tenté d'expulser les squats de la Hafenstrasse. Après avoir perdu plusieurs grandes batailles de rue et subi des contre-attaques, comme un incendie criminel coordonné contre treize grands magasins causant 10 millions de dollars de dommages, le maire a légalisé les squats, qui sont toujours en place et continuent d'être des centres de résistance culturelle et politique au moment où nous écrivons ces lignes.
À Copenhague, au Danemark, le mouvement de jeunesse autonome a été attaqué en 1986. À l'époque des actions de squattage et des attaques de sabotage contre les stations pétrolières de Shell et d'autres cibles de la lutte anti-impérialiste, plusieurs centaines de personnes ont détourné leur marche de protestation par surprise et ont occupé Ryesgade, une rue du quartier d'Osterbro. Ils ont construit des barricades, obtenu le soutien du voisinage et apporté des provisions aux voisins âgés bloqués par les barricades. Pendant neuf jours, les autonomen ont tenu les rues, battant la police dans plusieurs batailles importantes. Des stations de radio libres dans tout le Danemark ont aidé à mobiliser des soutiens, notamment de la nourriture et des fournitures. Enfin, le gouvernement a annoncé qu'il ferait appel à l'armée pour dégager les barricades. Les jeunes des barricades ont annoncé une conférence de presse, mais lorsque le matin désigné est arrivé, ils avaient tous disparu. Deux négociateurs de la ville s'interrogent :
Où sont passés les BZers [brigades d'occupation] lorsqu'ils sont partis ? Qu'a appris la mairie ? Il semble que l'acte peut recommencer, partout et à tout moment. Encore plus grand. Avec les mêmes participants.[93]
En 2002, la police de Barcelone a tenté d'expulser Can Masdeu, un grand centre social squatté à flanc de montagne, juste à l'extérieur de la ville. Can Masdeu était lié au mouvement des squatters, au mouvement environnemental et à la tradition locale de résistance. La colline environnante était couverte de jardins, dont beaucoup étaient utilisés par des voisins plus âgés qui se souvenaient de la dictature et de la lutte contre celle-ci, et comprenaient que cette lutte se poursuivait encore aujourd'hui malgré le vernis de la démocratie. En conséquence, le centre a reçu le soutien de nombreux secteurs de la société. Lorsque la police est arrivée, les résidents se sont barricadés et enfermés, et pendant des jours, onze personnes ont été suspendues à des harnais à l'extérieur du bâtiment, pendues à flanc de colline, haut au-dessus du sol. Des sympathisants sont entrés en masse et ont défié la police ; d'autres sont intervenus dans toute la ville, bloquant la circulation et attaquant des banques, des agences immobilières, un McDonalds et d'autres magasins. La police a essayé d'affamer ceux qui étaient suspendus au bâtiment et a utilisé des tactiques de torture psychologique contre eux, mais a finalement échoué. La résistance a fait échouer la tentative d'expulsion et la zone autonome survit encore aujourd'hui, avec des jardins communautaires actifs et un centre social.
Le 6 décembre 2008, la police grecque a abattu l'anarchiste Alexis Grigoropoulos, âgé de quinze ans, au milieu d'Exárcheia, le bastion anarchiste et autonome du centre-ville d'Athènes. En quelques minutes, des groupes d'affinité anarchistes communiquant par internet et par téléphone portable sont entrés en action dans tout le pays. Ces groupes d'affinité, au nombre de plusieurs centaines, avaient développé des relations de confiance et de sécurité et la capacité de mener des actions offensives au cours des années précédentes, alors qu'ils organisaient et menaient de nombreuses attaques à petite échelle contre l'État et le capital. Ces attaques comprenaient de simples graffitis, des expropriations populaires de supermarchés, des attaques molotov contre la police, les voitures de police et les économats, et des attentats à la bombe contre les véhicules et les bureaux des partis politiques, des institutions et des entreprises qui avaient mené la réaction contre les mouvements sociaux, les immigrants, les travailleurs, les prisonniers et autres. La continuité des actions a créé un contexte de résistance féroce qui pourrait se manifester lorsque la société grecque serait prête.
Leur rage à propos du meurtre d'Alexis a servi de point de ralliement aux anarchistes, et ils ont commencé à attaquer la police dans tout le pays, avant même que la police de nombreuses villes ne sache ce qui se passait. La force de l'attaque a brisé l'illusion de paix sociale et, dans les jours qui ont suivi, des centaines de milliers d'autres personnes sont descendues dans les rues pour exprimer leur rage contre le système. Immigrants, étudiants, lycéens, travailleurs, révolutionnaires de la génération précédente, personnes âgées, toute la société grecque est sortie et a participé à diverses actions. Ils se sont battus contre la police et ont gagné, gagnant ainsi le pouvoir de transformer leurs villes. Des magasins de luxe et des bâtiments gouvernementaux ont été détruits et brûlés. Des écoles, des stations de radio, des théâtres et d'autres bâtiments ont été occupés. Leur deuil s'est transformé en fête, les gens mettant le feu et commémorant l'incendie du vieux monde par des fêtes dans les rues. La police est intervenue en force, blessant et arrêtant des centaines de personnes et remplissant l'air de gaz lacrymogène. Les gens se sont défendus avec d'autres feux, brûlant tout ce qu'ils détestaient et produisant d'épais nuages de fumée noire qui neutralisaient les gaz lacrymogènes.
Les jours où les gens ont commencé à rentrer chez eux, peut-être pour revenir à la normale, les anarchistes ont continué les émeutes, afin qu'il ne fasse aucun doute que les rues appartenaient au peuple et qu'un nouveau monde était à leur portée. Au milieu de tous les graffitis qui apparaissaient sur les murs se trouvait la promesse : "Nous sommes une image du futur". Les émeutes ont duré deux semaines d'affilée. La police avait depuis longtemps perdu tout semblant de contrôle, et n'avait plus de gaz lacrymogène. Finalement, les gens sont rentrés chez eux, épuisés physiquement, mais ils n'ont pas arrêté. Les attaques ont continué, et une grande partie de la société grecque a commencé à participer à des actions créatives. La société grecque avait été transformée. Il était prouvé que tous les symboles du capitalisme et du gouvernement provoquaient le mépris des masses. L'État avait perdu sa légitimité et les médias en étaient réduits à répéter le mensonge transparent, ces émeutiers ne savent tout simplement pas ce qu'ils veulent. Le mouvement anarchiste a gagné le respect dans tout le pays, et a inspiré la nouvelle génération. Les émeutes se sont apaisées, mais les actions ont continué. Au moment où nous écrivons ces lignes, les gens continuent d'occuper des bâtiments dans toute la Grèce, de créer des centres sociaux, de protester, d'attaquer, d'évaluer leurs stratégies et de tenir des assemblées massives pour déterminer la direction de leur lutte.
Les États démocratiques ont toujours la possibilité de faire appel à l'armée lorsque leurs forces de police ne peuvent pas maintenir l'ordre, et ils le font parfois même dans les pays les plus progressistes. Mais ce choix ouvre également des possibilités dangereuses. Les dissidents peuvent également prendre les armes ; si la lutte continue à gagner en popularité, de plus en plus de gens verront le gouvernement comme une force d'occupation ; dans un cas extrême, les militaires peuvent se mutiner et la lutte se répandre. En Grèce, des soldats font circuler des lettres promettant que s'ils étaient appelés à écraser la révolte, ils donneraient leurs armes au peuple et ouvriraient le feu sur les flics. L'intervention militaire est une étape inévitable de toute lutte pour renverser l'État ; mais si les mouvements sociaux peuvent faire preuve de courage et de capacité d'organisation pour vaincre la police, ils peuvent peut-être vaincre les militaires ou les gagner à leur cause. Grâce à la rhétorique des gouvernements démocratiques, les soldats sont aujourd'hui beaucoup moins préparés psychologiquement à réprimer des soulèvements locaux aussi brutalement que dans un pays étranger.
En raison de la nature mondialement intégrée du système, les États et les autres institutions de pouvoir se renforcent mutuellement, et donc jusqu'à un certain point. Mais au-delà de ce point, ils sont tous plus faibles et plus vulnérables à l'effondrement à l'échelle mondiale que jamais auparavant dans l'histoire. La crise politique en Chine pourrait détruire l'économie américaine et entraîner la chute d'autres dominos. Nous n'avons pas encore atteint le point où nous pouvons renverser la structure du pouvoir mondial, mais il est significatif que dans des concours spécifiques, l'État est souvent incapable de nous écraser, et des bulles d'autonomie existent à côté du système qui prétend être universel et sans alternatives. Chaque année, des gouvernements sont renversés. Le système n'a toujours pas été aboli car les vainqueurs de ces luttes ont toujours été cooptés et réincorporés dans le capitalisme mondial. Mais si des mouvements explicitement anti-autoritaires peuvent prendre l'initiative de la résistance populaire, c'est un signe d'espoir pour l'avenir.
Comment savoir si les révolutionnaires ne vont pas devenir de nouvelles autorités ?
Il n'est pas inévitable que les révolutionnaires deviennent les nouveaux dictateurs, surtout si leur objectif premier est l'abolition de toute autorité coercitive. Les révolutions du 20e siècle ont créé de nouveaux systèmes totalitaires, mais tous ont été dirigés ou détournés par des partis politiques, dont aucun ne dénonçait l'autoritarisme ; au contraire, un grand nombre d'entre eux promettaient de créer une "dictature du prolétariat" ou un gouvernement nationaliste.
Après tout, les partis politiques sont des institutions intrinsèquement autoritaires. Même dans les rares cas où ils proviennent légitimement de circonscriptions dépourvues de pouvoir et où ils construisent des structures démocratiques internes, ils doivent toujours négocier avec les autorités existantes pour gagner en influence, et leur objectif ultime est de contrôler une structure de pouvoir centralisée. Pour que les partis politiques acquièrent le pouvoir par le biais du processus parlementaire, ils doivent mettre de côté les principes égalitaires et les objectifs révolutionnaires qu'ils auraient pu avoir et coopérer avec les arrangements de pouvoir préexistants - les besoins des capitalistes, les guerres impérialistes, etc. Ce triste processus a été démontré par les partis sociaux-démocrates du monde entier, du Parti travailliste au Royaume-Uni au Parti communiste en Italie, et plus récemment par le Parti des Verts en Allemagne ou le Parti des travailleurs au Brésil. D'autre part, lorsque des partis politiques - tels que les bolcheviks, les Khmers rouges et les communistes cubains - cherchent à imposer des changements en prenant le contrôle par un coup d'État ou une guerre civile, leur autoritarisme est encore plus immédiatement visible.
Cependant, les révolutionnaires expressément anti-autoritaires ont pour habitude de détruire le pouvoir plutôt que de le prendre. Aucun de leurs soulèvements n'a été parfait, mais ils donnent de l'espoir pour l'avenir et des leçons sur la façon dont une révolution anarchiste pourrait être réalisée. Si l'autoritarisme est toujours un danger, il n'est pas l'aboutissement inévitable d'une lutte.
En 2001, après des années de discrimination et de brutalité, les habitants amazighs (berbères) de Kabylie, une région d'Algérie, se sont élevés contre le gouvernement à prédominance arabe. Le déclenchement du soulèvement a eu lieu le 18e d'avril, lorsque la gendarmerie a tué un jeune de la région et a ensuite soumis un certain nombre d'étudiants à des arrestations arbitraires, bien que le mouvement qui en a résulté se soit clairement révélé être beaucoup plus large qu'une réaction contre la brutalité policière. À partir du 21 avril, les gens se sont battus avec la gendarmerie, ont brûlé des postes de police, des bâtiments gouvernementaux et des bureaux de partis politiques d'opposition. Constatant que les bureaux des services sociaux du gouvernement n'avaient pas été épargnés, les intellectuels et les journalistes nationaux ainsi que les gauchistes en France ont admonesté avec paternalisme que les émeutiers malavisés détruisaient leurs propres quartiers - omettant par hypocrisie ou ignorance le fait que les services sociaux dans les régions pauvres remplissent la même fonction que la police, mais qu'ils font seulement la partie la plus douce du travail.
Les émeutes se généralisent et le peuple kabyle obtient rapidement l'une de ses principales revendications : le retrait de la gendarmerie de la région. De nombreux commissariats de police qui n'avaient pas été incendiés ont été assiégés et leurs lignes de ravitaillement ont été coupées, de sorte que la gendarmerie a dû partir en force en mission de raid pour s'approvisionner. Au cours des premiers mois, la police a tué plus de cent personnes et en a blessé des milliers, mais les insurgés n'ont pas reculé. En raison de la férocité de la résistance plutôt que de la générosité du gouvernement, la Kabylie était toujours interdite à la gendarmerie à partir de 2006.
Le mouvement a rapidement organisé la région libérée selon des lignes traditionnelles et anti-autoritaires. Les communautés ont ressuscité la tradition amazighe du aarch (ou aaruch au pluriel), une assemblée populaire pour l'auto-organisation. La Kabylie a bénéficié d'une culture anti-autoritaire profondément enracinée. Pendant la colonisation française, la région a été le théâtre de fréquents soulèvements et d'une résistance quotidienne à l'administration gouvernementale.
En 1948, une assemblée villageoise, par exemple, a formellement interdit toute communication avec le gouvernement sur les affaires communautaires : "La transmission d'informations à toute autorité, qu'il s'agisse de la moralité d'un autre citoyen, de chiffres fiscaux, sera sanctionnée par une amende de dix mille francs. C'est le type d'amende le plus grave qui existe. Le maire et la garde rurale ne sont pas exclus" [...] Et quand le mouvement actuel a commencé à organiser des comités de quartiers et de villages, un délégué (de l'aarch d'Aït Djennad) a déclaré, pour démontrer qu'au moins la mémoire de cette tradition ne s'était pas perdue : "Avant, quand les tajmat prenaient en charge la résolution d'un conflit entre les gens, ils punissaient le voleur ou le fraudeur, il n'était pas nécessaire d'aller au tribunal. En fait, c'était honteux. "[94]
A partir du 20 avril, les délégués de 43 villes de la sous-préfecture de Beni Duala, en Kabylie, ont coordonné l'appel à la grève générale, tandis que les habitants de nombreux villages et quartiers organisaient des assemblées et des coordinations. Le 10 mai, les délégués des différentes assemblées et coordinations de Beni Duala se sont réunis pour formuler des revendications et organiser le mouvement. La presse, démontrant le rôle qu'ils allaient jouer tout au long de l'insurrection, a publié une fausse annonce disant que la réunion était annulée, mais un grand nombre de délégués se sont tout de même réunis, principalement du wilaya, ou district, de Tizi Uzu. Ils ont expulsé un maire qui avait tenté de participer aux réunions. "Ici, nous n'avons pas besoin d'un maire ou d'un autre représentant de l'Etat", a déclaré un délégué.
Les délégués de l'aarch ont continué à se réunir et ont créé une coordination interwilaya. Le 11 juin, ils se sont réunis à El Kseur :
Nous, représentants des wilayas de Sétis, Bordj-Bu-Arreridj, Buira, Bumerdes, Bejaia, Tizi Uzu, Alger, ainsi que du Comité Collectif des Universités d'Alger, réunis aujourd'hui lundi 11 juin 2001, à la Maison des Jeunes "Mouloud Feraoun" à El Kseur (Bejaia), avons adopté le tableau de revendications suivant :
Que l'État prenne d'urgence la responsabilité de toutes les victimes blessées et des familles des martyrs de la répression lors de ces événements.
Pour le jugement par un tribunal civil des auteurs, instigateurs et complices de ces crimes et leur expulsion des forces de sécurité et de la fonction publique.
Pour un statut de martyr pour chaque victime digne pendant ces événements et la protection de tous les témoins du drame.
Pour le retrait immédiat des brigades de la gendarmerie et des renforts de l'URS.
Pour l'annulation des procédures judiciaires contre tous les manifestants ainsi que la libération de ceux qui ont déjà été condamnés lors de ces événements.
Abandon immédiat des expéditions punitives, des intimidations et des provocations contre la population.
Dissolution des commissions d'enquête initiées par le pouvoir.
La satisfaction des revendications des Amazighs, dans toutes leurs dimensions (d'identité, de civilisation, de langue et de culture) sans référendum et sans conditions, et la déclaration de Tamazight comme langue nationale et officielle.
Pour un État qui garantit tous les droits socio-économiques et toutes les libertés démocratiques.
Contre les politiques de sous-développement, de paupérisation et de misérabilisation du peuple algérien.
Placer toutes les fonctions exécutives de l'État, y compris les forces de sécurité, sous l'autorité effective d'organes démocratiquement élus.
Pour un plan socio-économique urgent pour toute la Kabylie.
Contre les Tamheqranit [en gros, l'arbitraire du pouvoir] et toutes les formes d'injustice et d'exclusion.
Pour un réexamen au cas par cas des examens régionaux pour tous les étudiants qui ne les ont pas réussis.
Versement d'allocations de chômage pour toute personne qui gagne moins de 50 % du salaire minimum.
Nous exigeons une réponse officielle, urgente et publique à ce tableau de revendications.
Ulac Smah Ulac [la lutte continue][95]
Le 14 juin, des centaines de milliers de personnes sont allées marcher sur Alger pour présenter ces revendications, mais elles ont été mises sur la voie de manière préventive et dispersées par une action policière intense. Bien que le mouvement ait toujours été le plus fort en Kabylie, il ne s'est jamais limité aux frontières nationales/culturelles et a bénéficié d'un soutien dans tout le pays ; les partis politiques d'opposition ont néanmoins tenté de diluer le mouvement en le réduisant à de simples demandes de mesures contre la brutalité policière et de reconnaissance officielle de la langue berbère. Mais la défaite de la marche à Alger a effectivement démontré la faiblesse du mouvement en dehors de la Kabylie. Un habitant d'Alger a souligné la difficulté de la résistance dans la capitale par rapport aux régions berbères : "Ils ont de la chance. En Kabylie, ils ne sont jamais seuls. Ils ont toute leur culture, leurs structures. Nous vivons entre les mouchards et les affiches Rambo".
En juillet et août, le mouvement se donne pour tâche de réfléchir stratégiquement à leur structure : il adopte un système de coordination entre les aaruch, les dairas et les communes au sein d'une wilaya, et l'élection de délégués au sein des villes et des quartiers ; ces délégués formeront une coordination municipale jouissant d'une pleine autonomie d'action. Une coordination pour l'ensemble de la wilaya serait composée de deux délégués de chacune des coordinations communales. Dans un cas typique à Bejaia, la coordination a chassé les syndicalistes et les gauchistes qui l'avaient infiltrée, et a lancé une grève générale de sa propre initiative. À l'issue de ce processus de réflexion, le mouvement a identifié comme l'une de ses principales faiblesses le manque relatif de participation des femmes au sein des coordinations (bien que les femmes aient joué un rôle important dans l'insurrection et dans d'autres parties du mouvement). Les délégués ont décidé d'encourager une plus grande participation des femmes.
Tout au long de ce processus, certains délégués ont secrètement tenté de dialoguer avec le gouvernement tandis que la presse oscillait entre diaboliser le mouvement et suggérer que leurs revendications plus civiques pourraient être adoptées par le gouvernement, tout en ignorant leurs demandes plus radicales. Le 20 août, le mouvement a démontré sa puissance en Kabylie avec une grande marche de protestation, suivie d'une série de réunions interwilaya. L'élite du pays espérait que ces réunions démontreraient la "maturité" du mouvement et aboutiraient à un dialogue, mais les coordinations ont continué à rejeter les négociations secrètes et ont réaffirmé les accords d'El Kseur. Les commentateurs ont fait remarquer que si le mouvement continuait à rejeter le dialogue tout en faisant valoir ses exigences et en défendant avec succès son autonomie, il rendait effectivement le gouvernement impossible et le résultat pourrait être l'effondrement du pouvoir de l'État, au moins en Kabylie.
Le 10 octobre 2002, après avoir survécu à plus d'un an de violence et de pressions pour faire de la politique, le mouvement a lancé un boycott des élections. A la grande frustration des partis politiques, les élections ont été bloquées en Kabylie, et dans le reste de l'Algérie, la participation a été remarquablement faible.
Dès le début, les partis politiques ont été menacés par l'auto-organisation du soulèvement et ont fait de leur mieux pour intégrer le mouvement dans le système politique. Mais ce ne fut pas si facile. Très tôt, le mouvement a adopté un code d'honneur que tous les délégués de la coordination devaient jurer de respecter. Ce code stipulait :
Les délégués du mouvement s'engagent à
Respectez les termes énoncés dans le chapitre des principes directeurs des coordinations d'aaruch, de dairas et de communes.
Honorer le sang des martyrs qui ont suivi la lutte jusqu'à l'achèvement de ses objectifs et ne pas utiliser leur mémoire à des fins lucratives ou partisanes.
Respecter l'esprit résolument pacifique du mouvement.
Ne prendre aucune mesure conduisant à l'établissement de liens directs ou indirects avec le pouvoir.
Ne pas utiliser le mouvement à des fins partisanes, ni l'entraîner dans des compétitions électorales ou des tentatives de prise de pouvoir.
Démissionner publiquement du mouvement avant de se porter candidat à une fonction élective.
N'accepter aucune fonction politique (nomination par décret) dans les institutions du pouvoir.
Faire preuve d'esprit civique et de respect envers les autres.
Donner au mouvement une dimension nationale.
Ne pas contourner la structure appropriée en matière de communication.
Offrir une solidarité effective à toute personne ayant subi un préjudice en raison de son activité de délégué du mouvement.
Note : Tout délégué qui enfreint ce code d'honneur sera publiquement dénoncé. [96]
Et en fait, les délégués qui ont rompu cette promesse ont été ostracisés et même attaqués.
La pression de la récupération s'est poursuivie. Des comités et des conseils anonymes ont commencé à publier des communiqués de presse dénonçant la "spirale de la violence" des jeunes et les "mauvais calculs politiques" de "ceux qui continuent à parasiter bruyamment le débat public" et à réduire au silence les "bons citoyens". Plus tard, ce conseil particulier a précisé que ces bons citoyens étaient "tous les personnages scientifiques et politiques de la municipalité capables de donner un sens et une cohérence au mouvement". [97]
Dans les années qui ont suivi, l'affaiblissement du caractère anti-autoritaire du mouvement a démontré un obstacle majeur aux insurrections libertaires qui gagnent une bulle d'autonomie : non pas un autoritarisme inévitable et rampant, mais une pression internationale constante sur le mouvement pour l'institutionnaliser. En Kabylie, une grande partie de cette pression est venue des ONG européennes et des agences internationales qui prétendaient travailler pour la paix. Elles ont exigé que les coordinations d'aaruch adoptent des tactiques pacifiques, renoncent à leur boycott de la politique et présentent des candidats aux élections. Depuis lors, le mouvement s'est divisé. De nombreux délégués aarchistes et des anciens qui se sont nommés dirigeants sont entrés dans l'arène politique, où leur principal objectif est de réécrire la constitution algérienne pour instaurer des réformes démocratiques et mettre fin à la dictature actuelle. Pendant ce temps, le Mouvement pour l'autonomie de la Kabylie (MAK) a continué à insister sur la décentralisation du pouvoir et l'indépendance de la région.
La Kabylie n'a pas reçu un soutien et une solidarité significatifs de la part des mouvements anti-autoritaires du monde entier, ce qui aurait pu contribuer à contrebalancer la pression de l'institutionnalisation. Cela est dû en partie à l'isolement et à l'eurocentrisme de nombre de ces mouvements. En même temps, le mouvement lui-même a limité son champ d'action aux frontières de l'État et n'avait pas d'idéologie explicitement révolutionnaire. En soi, l'esprit civique et l'accent mis sur l'autonomie que l'on trouve dans la culture amazighe sont clairement anti-autoritaires, mais dans une lutte avec l'État, ils donnent lieu à un certain nombre d'ambiguïtés. Les revendications du mouvement, si elles avaient été pleinement réalisées, auraient rendu le gouvernement impraticable et elles étaient donc révolutionnaires ; cependant, elles n'appelaient pas explicitement à la destruction du "pouvoir", et laissaient donc une grande marge de manœuvre à l'État pour se réinsérer dans le mouvement. Même si le Code d'honneur interdisait de manière exhaustive la collaboration avec les partis politiques, l'idéologie civique du mouvement rendait cette collaboration inévitable en exigeant un bon gouvernement, ce qui est bien sûr impossible, mot de code pour désigner l'auto-illusion et la trahison.
Une idéologie ou une analyse aussi révolutionnaire qu'anti-autoritaire aurait pu empêcher la récupération et faciliter la solidarité avec les mouvements d'autres pays. Dans le même temps, les mouvements d'autres pays auraient pu être en mesure d'apporter leur solidarité s'ils avaient développé une compréhension plus large de la lutte. Par exemple, pour une multitude de raisons historiques et culturelles, il est peu probable que l'insurrection en Algérie se soit jamais identifiée comme "anarchiste", et pourtant elle a été l'un des exemples les plus inspirants d'anarchie à apparaître dans ces années-là. La plupart des anarchistes qui se sont identifiés comme tels ont été empêchés de s'en rendre compte et d'établir des relations de solidarité en raison d'un préjugé culturel contre les luttes qui n'adoptent pas l'esthétique et l'héritage culturel prévalant chez les révolutionnaires euro-américains.
Les expériences historiques de collectivisation et de communisme anarchiste qui ont eu lieu en Espagne en 1936 et 1937 n'ont pu avoir lieu que parce que les anarchistes s'étaient préparés à vaincre l'armée dans une insurrection armée, et lorsque les fascistes ont lancé leur coup d'État, ils ont pu les vaincre militairement dans une grande partie du pays. Pour protéger le nouveau monde qu'ils étaient en train de construire, ils se sont organisés pour retenir les fascistes les mieux équipés par une guerre de tranchées, en déclarant "No pasarán ! Ils ne doivent pas passer !
Bien qu'ils aient eu beaucoup à faire sur le front intérieur, en créant des écoles, en collectivisant les terres et les usines, en réorganisant la vie sociale, les anarchistes ont levé et formé des milices volontaires pour combattre sur le front. Au début de la guerre, la colonne anarchiste Durruti a repoussé les fascistes sur le front d'Aragon, et en novembre, elle a joué un rôle important dans la défaite de l'offensive fasciste sur Madrid. Les milices volontaires ont fait l'objet de nombreuses critiques, principalement de la part des journalistes bourgeois et des staliniens qui voulaient écraser les milices en faveur d'une armée professionnelle entièrement sous leur contrôle. George Orwell, qui a combattu dans une milice trotskiste, remet les pendules à l'heure :
Tous, du général au privé, ont reçu le même salaire, ont mangé la même nourriture, porté les mêmes vêtements et se sont mélangés dans des conditions de totale égalité. Si vous vouliez taper le général commandant la division dans le dos et lui demander une cigarette, vous pouviez le faire, et personne ne trouvait cela curieux. En théorie, en tout cas, chaque milice était une démocratie et non une hiérarchie... Ils avaient essayé de produire au sein des milices une sorte de modèle de travail temporaire de la société sans classes. Bien sûr, il n'y avait pas d'égalité parfaite, mais il y avait une approche plus proche de celle-ci que ce que j'avais jamais vu ou que ce que j'aurais cru concevable en temps de guerre...
...Plus tard, il est devenu à la mode de décrier les milices, et donc de prétendre que les fautes qui étaient dues au manque d'entraînement et d'armes étaient le résultat du système égalitaire. En fait, un nouveau groupe de miliciens était une foule indisciplinée, non pas parce que les officiers appelaient les soldats "camarades", mais parce que les troupes brutes sont toujours une foule indisciplinée... Les journalistes qui se moquaient du système de milice se souvenaient rarement que les milices devaient tenir la ligne pendant que l'Armée Populaire s'entraînait à l'arrière. Et c'est un hommage à la force de la discipline "révolutionnaire" que les milices soient restées sur le terrain. Car jusqu'en juin 1937 environ, il n'y avait rien pour les y maintenir, si ce n'est la loyauté de classe... Une armée de conscrits dans les mêmes circonstances - avec sa police de combat enlevée - aurait fondu... Au début, le chaos apparent, le manque général d'entraînement, le fait qu'il fallait souvent discuter pendant cinq minutes avant de pouvoir faire obéir un ordre, m'ont consterné et m'ont rendu furieux. J'avais des idées de l'armée britannique, et il est certain que les milices espagnoles étaient très différentes de l'armée britannique. Mais compte tenu des circonstances, elles étaient de meilleures troupes qu'on était en droit de s'attendre.[98]
Orwell a révélé que les milices étaient délibérément privées de l'armement nécessaire à leur victoire par un appareil politique déterminé à les écraser. Néanmoins, en octobre 1936, les milices anarchistes et socialistes repoussèrent les fascistes sur le front d'Aragon, et pendant les huit mois suivants, elles maintinrent la ligne, jusqu'à ce qu'elles soient remplacées par l'armée gouvernementale.
Le conflit a été long et sanglant, plein de dangers graves, d'opportunités sans précédent et de choix difficiles. Tout au long de ce conflit, les anarchistes ont dû prouver la faisabilité de leur idéal d'une révolution véritablement anti-autoritaire. Ils ont connu un certain nombre de succès et d'échecs qui, pris ensemble, montrent ce qui est possible et les dangers que les révolutionnaires doivent éviter pour résister à l'idée de devenir de nouvelles autorités.
Derrière les lignes, les anarchistes et les socialistes ont saisi l'occasion de mettre leurs idéaux en pratique. Dans les campagnes espagnoles, les paysans ont exproprié des terres et aboli les relations capitalistes. Il n'y avait pas de politique uniforme régissant la manière dont les paysans établissaient le communisme anarchiste ; ils employaient toute une série de méthodes pour renverser leurs maîtres et créer une nouvelle société. Dans certains endroits, les paysans ont tué des membres du clergé et des propriétaires terriens, bien que ce fût souvent en représailles directes contre ceux qui avaient collaboré avec les fascistes ou le régime précédent en donnant des noms de radicaux à arrêter et à exécuter. Lors de plusieurs soulèvements en Espagne entre 1932 et 1934, les révolutionnaires avaient montré peu de prédisposition à assassiner leurs ennemis politiques. Par exemple, lorsque les paysans du village andalou de Casas Viejas ont déployé le drapeau rouge et noir, leur seule violence a été dirigée contre les titres fonciers, qu'ils ont brûlés. Ni les patrons politiques ni les propriétaires n'ont été attaqués ; ils ont simplement été informés qu'ils ne détenaient plus le pouvoir ni la propriété. Le fait que ces paysans pacifiques aient ensuite été massacrés par les militaires, sur ordre de ces patrons et propriétaires, peut aider à expliquer leur conduite plus agressive en 1936. Et l'Église en Espagne était une institution très pro-fasciste. Les prêtres ont longtemps été les pourvoyeurs de formes abusives d'éducation et les défenseurs du patriotisme, du patriarcat et des droits divins des propriétaires. Lorsque Franco a lancé son coup d'État, de nombreux prêtres ont agi comme des paramilitaires fascistes.
Il y a eu un débat de longue date dans les cercles anarchistes sur la question de savoir si la lutte contre le capitalisme en tant que système nécessitait d'attaquer des individus spécifiques au pouvoir, en dehors des situations d'autodéfense. Le fait que ceux qui étaient au pouvoir, lorsqu'ils ont fait preuve de pitié, se sont retournés et ont donné des noms aux pelotons d'exécution pour punir les rebelles et décourager de futurs soulèvements a souligné l'argument selon lequel les élites ne jouent pas seulement un rôle innocent au sein d'un système impersonnel, mais qu'elles s'impliquent spécifiquement dans la guerre contre les opprimés. Ainsi, les assassinats perpétrés par les anarchistes et les paysans espagnols n'étaient pas tant des signes d'un autoritarisme inhérent à la lutte révolutionnaire qu'une stratégie intentionnelle dans le cadre d'un conflit dangereux. Le comportement contemporain des staliniens, qui ont créé une police secrète pour torturer et exécuter leurs anciens camarades, montre à quel point les gens peuvent s'abaisser lorsqu'ils pensent se battre pour une juste cause ; mais l'exemple contrasté offert par les anarchistes et les autres socialistes prouve qu'un tel comportement n'est pas inévitable.
Une démonstration de l'absence d'autoritarisme chez les anarchistes peut être vue dans le fait que ces mêmes paysans qui se sont libérés violemment n'ont pas forcé les paysans individualistes à collectiviser leurs terres avec le reste de la communauté. Dans la plupart des villages étudiés dans les zones anarchistes, les exploitations collectives et individuelles se côtoyaient. Dans le pire des cas, lorsqu'un paysan anticollectif détenait un territoire divisant les paysans qui voulaient rejoindre leurs terres, la majorité demandait parfois au paysan individualiste d'échanger sa terre contre une autre, afin que les autres paysans puissent unir leurs efforts pour former un collectif. Dans un exemple documenté, les paysans collectivisateurs ont offert au propriétaire individuel des terres de meilleure qualité afin d'assurer une résolution consensuelle.
Dans les villes et au sein des structures de la CNT, le syndicat anarchiste qui compte plus d'un million de membres, la situation était plus compliquée. Après que les groupes de défense préparés par la CNT et la FAI (Fédération Anarchiste Ibérique) aient vaincu le soulèvement fasciste en Catalogne et saisi les armes de l'armurerie, la base de la CNT a spontanément organisé des conseils d'usine, des assemblées de quartier et d'autres organisations capables de coordonner la vie économique ; de plus, ils l'ont fait de manière non partisane, en travaillant avec d'autres travailleurs de toutes les opinions politiques. Bien que les anarchistes aient été la force la plus puissante de Catalogne, ils n'ont pas manifesté la volonté de réprimer d'autres groupes, ce qui contraste fortement avec le Parti communiste, les trotskystes et les nationalistes catalans. Le problème est venu des délégués de la CNT. L'union n'avait pas réussi à se structurer de manière à empêcher son institutionnalisation. Les délégués des comités régionaux et nationaux ne pouvaient pas être rappelés s'ils ne fonctionnaient pas comme on le souhaitait, il n'y avait pas de coutume pour empêcher les mêmes personnes de maintenir des positions constantes dans ces comités supérieurs, et les négociations ou les décisions prises par les comités supérieurs ne devaient pas toujours être ratifiées par l'ensemble des membres. En outre, les militants anarchistes de principe refusaient systématiquement les postes de direction de la Confédération, tandis que les intellectuels axés sur les théories abstraites et la planification économique gravitaient autour de ces comités centraux. Ainsi, au moment de la révolution en juillet 1936, la CNT avait une direction établie, et cette direction était isolée du mouvement réel.
Des anarchistes tels que Stuart Christie et des vétérans du groupe de jeunes libertaires qui ont participé à la guérilla contre les fascistes au cours des décennies suivantes ont fait valoir que ces dynamiques ont séparé la direction de facto de la CNT de la base et l'ont rapprochée des politiciens professionnels. Ainsi, en Catalogne, lorsqu'ils ont été invités à participer à un Front populaire antifasciste aux côtés des partis autoritaires socialistes et républicains, ils ont accepté. Pour eux, c'était un geste de pluralisme et de solidarité, ainsi qu'un moyen d'autodéfense contre la menace posée par le fascisme.
Les anarchistes comme Stuart Christie et les vétérans du groupe de jeunes libertaires qui ont poursuivi leur éloignement de la base les a empêchés de se rendre compte que le pouvoir n'était plus dans les bâtiments du gouvernement ; il était déjà dans la rue et partout où les travailleurs prenaient spontanément le contrôle de leurs usines. Ignorant cela, ils ont en fait entravé la révolution sociale, décourageant les masses armées de poursuivre la pleine réalisation du communisme anarchiste par peur de contrarier leurs nouveaux alliés.[99] En tout cas, les anarchistes de cette période ont dû prendre des décisions extrêmement difficiles. Les représentants étaient pris entre le fascisme en marche et des alliés perfides, tandis que ceux qui étaient dans la rue devaient choisir entre accepter les décisions douteuses d'une direction autoproclamée ou diviser le mouvement en étant trop critiques, participer à la guérilla contre les fascistes au cours des décennies suivantes ont fait valoir que ces dynamiques ont séparé la direction de fait de la CNT de la base et l'ont rapprochée des politiciens professionnels.
Mais malgré le pouvoir soudain acquis par la CNT - elle était la force politique organisée dominante en Catalogne et une force majeure dans d'autres provinces - la direction et la base ont agi de manière coopérative plutôt qu'avec une soif de pouvoir. Par exemple, dans les comités antifascistes proposés par le gouvernement catalan, ils se sont permis d'être mis sur un pied d'égalité avec le syndicat socialiste relativement faible et le parti nationaliste catalan. L'une des principales raisons données par la direction de la CNT pour collaborer avec les partis autoritaires était que l'abolition du gouvernement en Catalogne équivaudrait à imposer une dictature anarchiste. Mais leur hypothèse selon laquelle se débarrasser du gouvernement - ou, plus exactement, permettre à un mouvement populaire spontané de le faire - signifiait le remplacer par la CNT a montré leur propre suffisance aveuglante. Ils n'ont pas compris que la classe ouvrière développait de nouvelles formes d'organisation, telles que les conseils d'usine, qui pourraient mieux s'épanouir en transcendant les institutions préexistantes - que ce soit la CNT ou le gouvernement - plutôt que d'être absorbées par elles. Les dirigeants de la CNT "n'ont pas réalisé à quel point le mouvement populaire était puissant et que leur rôle de porte-parole des syndicats était désormais contraire au cours de la révolution". "[100]
Plutôt que de brosser un tableau rose de l'histoire, nous devrions reconnaître que ces exemples montrent que naviguer dans la tension entre efficacité et autoritarisme n'est pas facile, mais c'est possible.
Comment les communautés décideront-elles de s'organiser au début ?
Tous les gens sont capables de s'organiser, qu'ils aient ou non une expérience du travail politique. Bien sûr, il ne sera pas facile de prendre le contrôle de notre vie dans un premier temps, mais c'est possible dans l'immédiat. Dans la plupart des cas, les gens adoptent l'approche évidente, organisant spontanément de grandes réunions ouvertes avec leurs voisins, leurs collègues ou leurs camarades sur les barricades pour déterminer ce qui doit être fait. Dans certains cas, la société est organisée par le biais d'organisations révolutionnaires préexistantes.
La rébellion populaire de 2001 en Argentine a vu les gens prendre un niveau de contrôle sans précédent sur leur vie. Ils ont formé des assemblées de quartier, se sont emparés des usines et des terres abandonnées, ont créé des réseaux de troc, ont bloqué les autoroutes pour obliger le gouvernement à accorder une aide aux chômeurs, ont tenu les rues contre une répression policière meurtrière et ont forcé quatre présidents et plusieurs vice-présidents et ministres de l'économie à démissionner rapidement les uns après les autres. Tout cela n'a pas permis de nommer des dirigeants, et la plupart des assemblées de quartier ont rejeté les partis politiques et les syndicats qui essayaient de coopter ces institutions spontanées. Au sein des assemblées, des occupations d'usines et d'autres organisations, ils ont pratiqué le consensus et encouragé l'organisation horizontale. Selon les mots d'un militant impliqué dans la mise en place de structures sociales alternatives dans son quartier, où le chômage atteint 80% : "Nous construisons le pouvoir, nous ne le prenons pas." [101]
Rien qu'à Buenos Aires, les gens ont formé plus de 200 assemblées de quartier, impliquant des milliers de personnes ; selon un sondage, un habitant de la capitale sur trois avait assisté à une assemblée. Les gens commençaient par se réunir dans leur quartier, souvent autour d'un repas commun, ou olla popular. Ensuite, ils occupaient un espace pour servir de centre social - dans de nombreux cas, une banque abandonnée. Bientôt, l'assemblée de quartier tiendrait des réunions hebdomadaires "sur des questions communautaires mais aussi sur des sujets tels que la dette extérieure, la guerre et le libre-échange "ainsi que" sur la façon dont ils pourraient travailler ensemble et comment ils envisagent l'avenir". De nombreux centres sociaux finiront par offrir :
un espace d'information et peut-être des ordinateurs, des livres et divers ateliers sur le yoga, l'autodéfense, les langues et les compétences de base. Beaucoup ont également des jardins communautaires, des clubs d'enfants après l'école et des cours pour adultes, organisent des événements sociaux et culturels, cuisinent collectivement, et se mobilisent politiquement pour eux-mêmes et pour soutenir les piqueteros et les usines de récupération.[102]
Les assemblées ont mis en place des groupes de travail, tels que les comités sur les soins de santé et les médias alternatifs, qui ont tenu des réunions supplémentaires auxquelles ont participé les personnes les plus intéressées par ces projets. Selon des journalistes indépendants en visite :
Certaines assemblées comptent jusqu'à 200 participants, d'autres sont beaucoup plus petites. L'une des assemblées auxquelles nous avons participé comptait environ 40 personnes, allant de deux mères assises sur le trottoir pendant l'allaitement, à un avocat en costume, à un hippie maigre en batik, à un chauffeur de taxi âgé, à un messager à vélo dreadlocké, à une étudiante infirmière. C'était toute une tranche de la société argentine qui se tenait en cercle à un coin de rue sous la lueur orange des lampes au sodium, passant autour d'un mégaphone tout neuf et discutant de la manière de reprendre le contrôle de leur vie. De temps à autre, une voiture passait et klaxonnait pour les soutenir, et tout cela se passait entre 20 heures et minuit un mercredi soir ![103]
Bientôt, les assemblées de quartier se sont coordonnées à l'échelle de la ville. Une fois par semaine, les assemblées envoyaient des porte-parole à la plénière interbarrio, qui réunissait des milliers de personnes de toute la ville pour proposer des projets communs et des plans de protestation. À l'interbarrio, les décisions étaient prises à la majorité, mais la structure n'était pas coercitive, de sorte que les décisions n'étaient pas contraignantes - elles n'étaient exécutées que si les gens avaient l'enthousiasme nécessaire pour les mettre en œuvre. En conséquence, si un grand nombre de personnes à l'interbarrio votaient pour s'abstenir sur une proposition spécifique, celle-ci était retravaillée pour qu'elle reçoive plus de soutien.
La structure de l'assemblée s'est rapidement étendue aux niveaux provincial et national. Dans les deux mois qui ont suivi le début du soulèvement, "l'assemblée des assemblées" nationale a demandé le remplacement du gouvernement par les assemblées. Cela ne s'est pas produit, mais le gouvernement argentin a finalement été contraint de faire des concessions populaires - il a annoncé qu'il ne rembourserait pas sa dette internationale, un événement sans précédent. Le Fonds monétaire international a été tellement effrayé par la rébellion populaire et son soutien mondial au mouvement anti-mondialisation, et tellement embarrassé par l'effondrement de sa tête d'affiche, qu'il a dû accepter cette perte stupéfiante. Le mouvement en Argentine a joué un rôle central dans la réalisation de l'un des principaux objectifs du mouvement antimondialisation, à savoir la défaite du FMI et de la Banque mondiale. Au moment où nous écrivons ces lignes, ces institutions sont discréditées et menacées de faillite. Entre-temps, l'économie argentine s'est stabilisée et une grande partie de l'indignation populaire s'est calmée. Pourtant, certaines des assemblées qui ont fait une niche vitale dans le soulèvement continuent de fonctionner sept ans plus tard. La prochaine fois que le conflit fera surface, ces assemblées resteront dans la mémoire collective comme les graines d'une société future.
La ville de Gwangju (ou Kwangju), en Corée du Sud, s'est libérée pendant six jours en mai 1980, après que les protestations des étudiants et des travailleurs contre la dictature militaire se soient intensifiées en réponse aux déclarations de la loi martiale. Les manifestants ont brûlé la chaîne de télévision gouvernementale et ont saisi des armes, organisant rapidement une "Armée citoyenne" qui a forcé la police et l'armée à quitter le pays. Comme lors d'autres rébellions urbaines, notamment celles de Paris en 1848 et 1968, de Budapest en 1919 et de Pékin en 1989, les étudiants et les travailleurs de Gwangju ont rapidement formé des assemblées ouvertes pour organiser la vie dans la ville et communiquer avec le monde extérieur. Les participants au soulèvement racontent qu'un système organisationnel complexe s'est développé spontanément en peu de temps - et sans les dirigeants des principaux groupes d'étudiants et organisations de protestation, qui avaient déjà été arrêtés. Leur système comprenait une armée de citoyens, un centre de situation, un comité citoyens-étudiants, un conseil de planification et des départements pour la défense locale, les enquêtes, l'information, les services publics, l'enterrement des morts et d'autres services.[104] Il a fallu une invasion à grande échelle par des unités spéciales de l'armée coréenne avec le soutien des États-Unis pour écraser la rébellion et empêcher qu'elle ne se propage. Plusieurs centaines de personnes ont été tuées au cours de ce processus. Même ses ennemis ont décrit la résistance armée comme "féroce et bien organisée". La combinaison d'une organisation spontanée, d'assemblées ouvertes et de comités ayant une orientation organisationnelle spécifique a laissé une impression profonde, montrant la rapidité avec laquelle une société peut se transformer une fois qu'elle a rompu avec l'habitude d'obéir au gouvernement.
Lors de la révolution hongroise de 1956, le pouvoir de l'État s'est effondré après que des masses de manifestants étudiants se soient armés ; une grande partie du pays est tombée entre les mains du peuple, qui a dû réorganiser l'économie et former rapidement des milices pour repousser l'invasion soviétique. Au départ, chaque ville s'est organisée spontanément, mais les formes d'organisation qui ont vu le jour étaient très similaires, peut-être parce qu'elles se sont développées dans le même contexte culturel et politique. Les anarchistes hongrois ont été influents dans les nouveaux conseils révolutionnaires, qui se sont fédérés pour coordonner la défense, et ils ont pris part aux conseils ouvriers qui ont pris le contrôle des usines et des mines. À Budapest, les anciens politiciens ont formé un nouveau gouvernement et ont essayé d'exploiter ces conseils autonomes dans une démocratie multipartite, mais l'influence du gouvernement ne s'est pas étendue au-delà de la capitale dans les jours précédant la deuxième invasion soviétique qui a réussi à écraser le soulèvement. La Hongrie n'avait pas un grand mouvement anarchiste à l'époque, mais la popularité des différents conseils montre à quel point les idées anarchistes sont contagieuses une fois que les gens décident de s'organiser. Et leur capacité à faire fonctionner le pays et à vaincre la première invasion de l'Armée rouge montre l'efficacité de ces formes d'organisation. Il n'était pas nécessaire de mettre en place un schéma institutionnel complexe avant que les gens ne quittent leur gouvernement autoritaire. Tout ce dont ils avaient besoin était la détermination de se réunir dans des réunions ouvertes pour décider de leur avenir, et la confiance en eux-mêmes pour faire en sorte que cela fonctionne, même si au début on ne savait pas trop comment.
Comment seront réglées les oppressions passées ?
Si le gouvernement et le capitalisme disparaissaient du jour au lendemain, les gens seraient encore divisés. Les héritages de l'oppression déterminent généralement le lieu où nous vivons, notre accès à la terre, à l'eau, à un environnement propre et aux infrastructures nécessaires, ainsi que le niveau de violence et de traumatisme dans nos communautés. Les gens se voient accorder des privilèges sociaux très différents selon la couleur de leur peau, leur sexe, leur citoyenneté, leur classe économique et d'autres facteurs. Une fois que les exploités de la terre se lèveront pour s'emparer des richesses de notre société, de quoi hériteront-ils exactement ? Des terres saines, de l'eau propre et des hôpitaux, ou des sols appauvris, des décharges et des tuyaux en plomb ? Cela dépend en grande partie de la couleur de leur peau et de leur nationalité.
Une partie essentielle d'une révolution anarchiste est la solidarité mondiale. La solidarité est l'opposé de la charité. Elle ne dépend pas d'une inégalité entre celui qui donne et celui qui reçoit. Comme toutes les bonnes choses de la vie, la solidarité est partagée, elle détruit donc les catégories du donateur et du bénéficiaire et n'ignore ni ne valide les dynamiques de pouvoir inégales qui peuvent exister entre les deux. Il ne peut y avoir de véritable solidarité entre un révolutionnaire de l'Illinois et un révolutionnaire du Mato Grosso s'ils doivent ignorer que la maison de l'un est construite avec du bois volé sur les terres de l'autre, ce qui ruine le sol et laisse à ce dernier et à toute sa communauté moins de possibilités pour l'avenir.
L'anarchie doit se rendre totalement incompatible avec le colonialisme, soit un colonialisme qui se poursuit jusqu'à nos jours sous de nouvelles formes, soit un héritage historique que nous essayons d'ignorer. Ainsi, une révolution anarchiste doit également se fonder sur les luttes contre le colonialisme. Celles-ci incluent les populations du Sud qui tentent de renverser le néolibéralisme, les nations indigènes qui luttent pour récupérer leurs terres, et les communautés noires qui luttent encore pour survivre aux séquelles de l'esclavage. Ceux qui ont été privilégiés par le colonialisme - les blancs et tous ceux qui vivent en Europe ou dans un État européen colonisateur (États-Unis, Canada, Australie) - devraient soutenir ces autres luttes sur le plan politique, culturel et matériel. Étant donné que les rébellions anti-autoritaires ont eu une portée limitée jusqu'à présent, et que des réparations significatives devraient être d'envergure mondiale en raison de la mondialisation de l'oppression, il n'existe pas d'exemples qui démontrent pleinement à quoi ressembleraient des réparations. Cependant, certains exemples à petite échelle montrent que la volonté de réparer existe et que les principes anarchistes d'aide mutuelle et d'action directe peuvent permettre d'obtenir des réparations plus efficacement que les gouvernements démocratiques - avec leur refus de reconnaître l'étendue des crimes passés et leurs demi-mesures embarrassantes. Il en va de même pour les gouvernements révolutionnaires, qui héritent généralement de l'oppression et la dissimulent au sein des États qu'ils prennent en charge - comme le montre l'insensibilité avec laquelle les gouvernements de l'URSS et de la Chine ont pris leur place à la tête d'empires raciaux tout en se prétendant anti-impérialistes.
Dans l'État du Chiapas, au sud du Mexique, les zapatistes se sont soulevés en 1994 et ont obtenu l'autonomie pour des dizaines de communautés indigènes. Nommés d'après le paysan révolutionnaire mexicain Zapata et épousant un mélange d'idées indigènes, marxistes et anarchistes, les zapatistes ont formé une armée guidée par des "encuentros" populaires, ou rassemblements, pour lutter contre le capitalisme néolibéral et les formes continues d'exploitation et de génocide infligées par l'État mexicain. Pour sortir ces communautés de la pauvreté après des générations de colonialisme, et pour aider à contrer les effets des blocus militaires et du harcèlement, les zapatistes ont appelé au soutien. Des milliers de volontaires et de personnes ayant une expérience technique sont venus du monde entier pour aider les communautés zapatistes à construire leurs infrastructures, et des milliers d'autres continuent à soutenir les zapatistes en envoyant des dons d'argent et d'équipement ou en achetant des biens équitables[105] produits dans le territoire autonome. Cette aide est accordée dans un esprit de solidarité, et surtout selon les conditions propres aux zapatistes. Cela contraste fortement avec le modèle de la charité chrétienne, dans lequel les objectifs du donateur privilégié sont imposés au bénéficiaire appauvri, qui est censé être reconnaissant.
En Espagne, les paysans ont été opprimés pendant des siècles de féodalisme. La révolution partielle de 1936 leur a permis de récupérer les privilèges et les richesses que leurs oppresseurs avaient tirés de leur travail. Les assemblées paysannes des villages libérés se sont réunies pour décider de la redistribution des territoires saisis aux grands propriétaires terriens, afin que ceux qui avaient travaillé comme serfs virtuels puissent enfin avoir accès à la terre. Contrairement aux commissions de réconciliation ridicules organisées en Afrique du Sud, au Guatemala et ailleurs, qui protègent les oppresseurs de toute conséquence réelle et surtout préservent la répartition inégale du pouvoir et des privilèges qui est le résultat direct des oppressions passées, ces assemblées ont permis aux paysans espagnols de décider eux-mêmes comment retrouver leur dignité et leur égalité. Outre la redistribution des terres, ils ont également repris les églises pro-fascistes et les villas de luxe pour les utiliser comme centres communautaires, entrepôts, écoles et cliniques. En cinq ans de réforme agraire étatique, le gouvernement républicain espagnol n'a redistribué que 876 327 hectares de terres ; en quelques semaines de révolution, les paysans ont saisi 5 692 202 hectares de terres pour eux-mêmes.[106] Ce chiffre est d'autant plus significatif que cette redistribution était opposée par les républicains et les socialistes, et ne pouvait avoir lieu que dans la partie du pays non contrôlée par les fascistes.
Comment une éthique commune, anti-autoritaire et écologique va-t-elle se mettre en place ?
À long terme, une société anarchiste fonctionnera mieux si elle développe une culture qui valorise la coopération, l'autonomie et les comportements respectueux de l'environnement. La manière dont une société est structurée peut encourager ou entraver un telle éthique, tout comme notre société actuelle récompense les comportements compétitifs, oppressifs et polluants et décourage les comportements anti-autoritaires. Dans une société non coercitive, les structures sociales ne peuvent pas forcer les gens à vivre conformément aux valeurs anarchistes : les gens doivent le vouloir et s'identifier personnellement à ces valeurs. Heureusement, l'acte de rébellion contre une culture autoritaire et capitaliste peut lui-même populariser les valeurs anti-autoritaires.
L'anthropologue anarchiste David Graeber parle des Tsimihety à Madagascar, qui se sont rebellés et se sont éloignés de la dynastie Maroansetra. Même plus d'un siècle après cette rébellion, les Tsimihety "sont marqués par une organisation et des pratiques sociales résolument égalitaires", au point de définir leur identité même.[107] Le nouveau nom que la tribu s'est choisi, Tsimihety, signifie "ceux qui ne coupent pas leurs cheveux", en référence à la coutume des sujets des Maroansetra de se couper les cheveux en signe de soumission.et
Pendant la guerre civile espagnole de 1936, un certain nombre de changements culturels ont eu lieu. Dans les campagnes, les jeunes politiquement actifs ont joué un rôle de premier plan en défiant les coutumes conservatrices et en poussant leurs villages à adopter une culture anarchiste-communiste. La situation des femmes, en particulier, a commencé à changer rapidement. Les femmes ont organisé le groupe anarcho-féministe Mujeres Libres pour aider à atteindre les objectifs de la révolution et pour s'assurer que les femmes jouissent d'une place au premier plan de la lutte. Les femmes se sont battues sur le front, littéralement, en rejoignant les milices anarchistes pour tenir la ligne contre les fascistes. Mujeres Libres a organisé des cours sur les armes à feu, des écoles, des programmes de garde d'enfants et des groupes sociaux réservés aux femmes pour aider les femmes à acquérir les compétences nécessaires pour participer à la lutte sur un pied d'égalité. Les membres de Mujeres Libres ont discuté avec leurs camarades masculins, soulignant l'importance de la libération des femmes comme partie nécessaire de toute lutte révolutionnaire. Ce n'était pas une préoccupation mineure à traiter après la défaite du fascisme.
Dans les villes de Catalogne, les restrictions sociales imposées aux femmes ont considérablement diminué. Pour la première fois en Espagne, les femmes pouvaient se promener seules dans les rues sans chaperon - sans compter que beaucoup d'entre elles se promenaient dans les rues en portant des uniformes de milice et des armes. Des femmes anarchistes comme Lucia Sanchez Saornil ont écrit sur la façon dont il leur était possible de changer la culture qui les avait opprimées. Des observateurs masculins, de George Orwell à Franz Borkenau, ont fait des remarques sur l'évolution des conditions de vie des femmes en Espagne.
Lors du soulèvement provoqué par l'effondrement économique de l'Argentine en 2001, la participation aux assemblées populaires a aidé des personnes autrefois apolitiques à construire une culture anti-autoritaire. Une autre forme de résistance populaire, le mouvement piquetero, a exercé une grande influence sur la vie et la culture de nombreux chômeurs. Les piqueteros étaient des chômeurs qui se masquaient le visage et dressaient des piquets de grève, fermant les autoroutes pour couper le commerce et obtenir des moyens de pression pour des demandes telles que la nourriture des supermarchés ou les allocations de chômage. En plus de ces activités, les piqueteros s'auto-organisaient pour mettre en place une économie anticapitaliste, comprenant des écoles, des groupes de médias, des magasins de vêtements, des boulangeries, des cliniques et des groupes pour réparer les maisons des gens et construire des infrastructures telles que des systèmes d'égouts. De nombreux groupes de piqueteros étaient affiliés au Mouvement des travailleurs au chômage (MTD). Leur mouvement s'était déjà considérablement développé avant la course de décembre 2001 menée sur les banques par la classe moyenne et, à bien des égards, ils étaient à l'avant-garde de la lutte en Argentine.
Deux volontaires d'Indymedia qui se sont rendus en Argentine depuis les États-Unis et la Grande-Bretagne pour documenter la rébellion pour les pays anglophones ont passé du temps avec un groupe dans le quartier de l'Admiralte Brown au sud de Buenos Aires.[108] Les membres de ce groupe particulier, semblable à de nombreux piqueteros du MTD, n'avaient été poussés à l'activisme que récemment, par le chômage. Mais leurs motivations n'étaient pas purement matérielles ; par exemple, ils organisaient fréquemment des manifestations culturelles et éducatives. Les deux activistes d'Indymedia ont raconté un atelier tenu dans une boulangerie de MTD, au cours duquel les membres du collectif ont discuté des différences entre une boulangerie capitaliste et une boulangerie anticapitaliste. "Nous produisons pour nos voisins... et pour nous apprendre à faire de nouvelles choses, pour apprendre à produire pour nous-mêmes", a expliqué une femme d'une cinquantaine d'années. Un jeune homme portant un sweat-shirt d'Iron Maiden ajoute : "Nous produisons pour que tout le monde puisse vivre mieux." [109] Le même groupe a exploité un Ropero, un magasin de vêtements, et de nombreux autres projets également. Il était géré par des bénévoles et dépendait de dons, même si tout le monde dans la région était pauvre. Malgré ces difficultés, il ouvrait deux fois par mois pour distribuer des vêtements gratuits aux personnes qui n'en avaient pas les moyens. Le reste du temps, les bénévoles réparaient les vieux vêtements qui étaient déposés. En l'absence des motivations qui animent le système capitaliste, les gens de la région étaient visiblement fiers de leur travail, montrant aux visiteurs à quel point les vêtements étaient bien restaurés malgré la rareté des matériaux.
L'idéal partagé par les piqueteros comprenait un engagement ferme en faveur de formes d'organisation non hiérarchiques et la participation de tous les membres, jeunes et vieux, à leurs discussions et activités. Les femmes étaient souvent les premières à se rendre sur les piquets de grève, et en sont venues à détenir un pouvoir considérable au sein du mouvement des piqueteros. Au sein de ces organisations autonomes, de nombreuses femmes ont eu l'occasion de participer à la prise de décision à grande échelle ou d'assumer d'autres rôles à prédominance masculine pour la première fois de leur vie. Dans la boulangerie où se tenait l'atelier décrit ci-dessus, une jeune femme était chargée de la sécurité, un autre rôle traditionnellement masculin.
Tout au long de la rébellion de 2006 à Oaxaca, ainsi qu'avant et après, la culture indigène a été une source de résistance. Bien qu'ils aient été des exemples de comportements coopératifs, anti-autoritaires et écologiquement durables avant le colonialisme, les peuples indigènes de la résistance oaxaquénienne en sont venus à chérir et à mettre en valeur les aspects de leur culture qui contrastent avec le système qui valorise la propriété par rapport à la vie, encourage la concurrence et la domination et exploite l'environnement jusqu'à son extinction. Leur capacité à pratiquer une culture anti-autoritaire et écologique - en travaillant ensemble dans un esprit de solidarité et en se nourrissant du peu de terres dont ils disposaient - a accru la puissance de leur résistance, et donc leurs chances de survie. Ainsi, la résistance au capitalisme et à l'État est à la fois un moyen de protéger les cultures indigènes et un creuset qui forge une philosophie anti-autoritaire plus fort. Nombre des personnes qui ont participé à la rébellion n'étaient pas elles-mêmes indigènes, mais elles ont été influencées et inspirées par la culture indigène. Ainsi, l'acte de rébellion lui-même a permis aux gens de choisir des valeurs sociales et de façonner leur propre identité.
Avant la rébellion, l'État appauvri de Oaxaca vendait sa culture indigène comme une marchandise pour attirer les touristes et faire des affaires. La Guelaguetza, un rassemblement important des cultures indigènes, était devenue une attraction touristique parrainée par l'État. Mais pendant la rébellion de 2006, l'État et le tourisme ont été poussés à la marge et, en juillet, les mouvements sociaux ont organisé une Guelaguetza du peuple - non pas pour vendre aux touristes, mais pour s'amuser. Après avoir réussi à bloquer l'événement commercial mis en place pour les touristes, des centaines d'étudiants de la ville de Oaxaca et des habitants de villages de tout l'État ont commencé à organiser leur propre événement. Ils ont fabriqué des costumes et pratiqué des danses et des chants des sept régions de Oaxaca. Au final, la Guelaguetza populaire a connu un énorme succès. Tout le monde y a assisté gratuitement et le lieu était bondé. Il y avait plus de danses traditionnelles qu'il n'y en avait jamais eu dans les Guelaguetzas commerciales. Bien que l'événement ait été organisé auparavant pour de l'argent, dont la plus grande partie a été empochée par les sponsors et le gouvernement, il est devenu une journée de partage, comme le voulait la tradition. Au cœur d'un mouvement anticapitaliste, largement indigène, se trouvait un festival, une célébration des valeurs qui maintiennent le mouvement uni, et une renaissance des cultures indigènes qui étaient en train d'être anéanties ou réduites à un exotisme commercialisable.
Alors que la Guelaguetza a été récupérée comme partie de la culture indigène pour soutenir une rébellion anticapitaliste et la société libératrice qu'elle cherchait à créer, une autre célébration traditionnelle a été modifiée pour servir le mouvement. En 2006, le Jour des Morts, une fête mexicaine qui syncrétise la spiritualité indigène avec des influences catholiques, a coïncidé avec une violente attaque du gouvernement contre le mouvement. Juste avant le 1er novembre, les forces de police et les paramilitaires ont tué une douzaine de personnes, les morts étaient donc fraîches dans tous les esprits. Les graffeurs ont longtemps joué un rôle important dans le mouvement à Oaxaca, recouvrant les murs de messages bien avant que la population ne s'empare des stations de radio pour se donner une voix. Lorsque le Jour des morts et la lourde répression gouvernementale ont coïncidé en novembre, ces artistes ont pris l'initiative d'adapter la fête pour commémorer les morts et honorer la lutte. Ils ont couvert les rues avec les traditionnelles tapetes - des peintures murales colorées faites de sable, de craie et de fleurs - mais cette fois, les tapetes contenaient des messages de résistance et d'espoir, ou représentaient les noms et les visages de toutes les personnes tuées. Les gens ont également fait des sculptures de squelettes et des autels pour chaque personne assassinée par la police et les paramilitaires. Un graffeur, Yescka, l'a décrit :
Cette année, le Jour des Morts, les festivités traditionnelles ont pris un nouveau sens. La présence intimidante des troupes de la police fédérale a rempli l'air - une atmosphère de tristesse et de chaos planait sur la ville. Mais nous avons réussi à surmonter notre peur et notre perte. Les gens voulaient perpétuer les traditions, non seulement pour leurs ancêtres, mais aussi pour tous ceux qui sont tombés dans le mouvement ces derniers mois.
Bien que cela semble un peu contradictoire, le Jour des Morts est le jour où il y a le plus de vie à Oaxaca. Il y a des carnavals, et les gens se déguisent avec des costumes différents, comme des diables ou des squelettes pleins de plumes colorées. Ils défilent dans les rues en dansant ou en créant des représentations théâtrales d'événements comiques quotidiens - cette année avec une touche sociopolitique.
Nous n'avons pas laissé les forces de la police fédérale monter la garde pour empêcher notre célébration ou notre deuil. Tout le parcours touristique du centre ville, Macedonio Alcalá, était plein de vie. De la musique de protestation jouait et les gens dansaient et regardaient la création de nos célèbres peintures murales sur sable, appelées tapetes.
Nous les avons dédiés à toutes les personnes tuées dans le mouvement. Tous ceux qui le souhaitaient pouvaient se joindre à nous pour compléter les mosaïques. Les couleurs mélangées exprimaient nos sentiments de répression et de liberté, de joie et de tristesse, de haine et d'amour. Les œuvres d'art et les chants qui ont imprégné la rue ont créé une scène inoubliable qui a fini par transformer notre tristesse en joie.[110]
Si les œuvres d'art et les festivals traditionnels ont joué un rôle dans le développement d'une culture libératrice, la lutte elle-même, et plus particulièrement les barricades, ont constitué un point de rencontre où l'aliénation s'est dissipée et où les voisins ont établi de nouvelles relations. Une femme a décrit son expérience :
Vous avez trouvé toutes sortes de gens aux barricades. Beaucoup de gens nous disent qu'ils se sont rencontrés aux barricades. Même s'ils étaient voisins, ils ne se connaissaient pas avant. Ils diront même : "Je ne parlais jamais à mon voisin avant parce que je pensais que je ne l'aimais pas, mais maintenant que nous sommes à la barricade ensemble, c'est un compañero." Donc les barricades n'étaient pas seulement des barrières de circulation, mais sont devenues des espaces où les voisins pouvaient discuter et où les communautés pouvaient se rencontrer. Les barricades sont devenues un moyen pour les communautés de s'autonomiser. "[111]
Dans toute l'Europe, des dizaines de villages autonomes ont construit une vie en dehors du capitalisme. En Italie, en France et en Espagne notamment, ces villages existent en dehors du contrôle régulier de l'État et avec peu d'influence de la logique du marché. Achetant parfois des terres bon marché, squattant souvent des villages abandonnés, ces nouvelles communautés autonomes créent l'infrastructure nécessaire à une vie libertaire et communautaire et à la culture qui l'accompagne. Ces nouvelles cultures remplacent la famille nucléaire par une famille beaucoup plus large, plus inclusive et plus souple, unie par l'affinité et l'amour consensuel plutôt que par les liens du sang et l'amour propriétaire ; elles détruisent la division du travail selon le sexe, affaiblissent la ségrégation et la hiérarchie des âges et créent des valeurs et des relations communautaires et écologiques.
Un réseau particulièrement remarquable de villages autonomes se trouve dans les montagnes autour d'Itoiz, en Navarre, au Pays Basque. Le plus ancien d'entre eux, Lakabe, est occupé depuis vingt-huit ans au moment où nous écrivons ces lignes, et abrite une trentaine de personnes. Projet d'amour, Lakabe remet en question et change l'esthétique traditionnelle de la pauvreté rurale. Les sols et les allées sont de magnifiques mosaïques de pierre et de carreaux, et la maison la plus récente qui y a été construite pourrait passer pour la retraite de luxe d'un millionnaire - sauf qu'elle a été construite par les gens qui y vivent, et conçue en harmonie avec l'environnement, pour capter le soleil et éloigner le froid. Lakabe abrite une boulangerie et une salle à manger communes, qui, un jour normal, accueillent de délicieux festins que tout le village mange ensemble.
Un autre village des environs d'Itoiz, Aritzkuren, illustre une certaine esthétique qui représente une autre idée de l'histoire. Il y a treize ans, une poignée de personnes ont occupé le village, qui avait été abandonné pendant plus de cinquante ans auparavant. Depuis lors, ils ont construit toutes leurs habitations dans les ruines du vieux hameau. La moitié d'Aritzkuren est toujours en ruines, se décomposant lentement en forêt à flanc de montagne, à une heure de route de la route goudronnée la plus proche. Les ruines rappellent l'origine et les fondements des parties vivantes du village, et elles servent d'espaces de stockage pour les matériaux de construction qui seront utilisés pour rénover le reste du village. Le nouveau sens de l'histoire qui vit au milieu de ces pierres empilées n'est ni linéaire ni amnésique, mais organique - en ce sens que le passé est la coquille du présent et le compost du futur. Il est également post-capitaliste, suggérant un retour à la terre et la création d'une nouvelle société sur les ruines de l'ancienne.
Uli, un autre des villages abandonnés et réoccupés, a été démantelé après plus d'une décennie d'existence autonome ; mais le taux de réussite de tous les villages réunis est encourageant, cinq sur six étant toujours en activité. "L'échec" d'Uli démontre un autre avantage de l'organisation anarchiste : un collectif peut se dissoudre plutôt que de rester coincé dans une erreur pour toujours ou de supprimer les besoins individuels pour perpétuer une collectivité artificielle. Ces villages dans leurs incarnations antérieures, un siècle plus tôt, n'ont été dissous que par la catastrophe économique de l'industrialisation du capitalisme. Sinon, leurs membres étaient maintenus par un système de parenté conservateur appliqué de façon rigide par l'église.
À Aritzkuren comme dans d'autres villages autonomes du monde, la vie est à la fois laborieuse et détendue. Les habitants doivent construire eux-mêmes toutes leurs infrastructures et créer de leurs propres mains la plupart des choses dont ils ont besoin, il y a donc beaucoup de travail à faire. Les gens se lèvent le matin et travaillent sur leurs propres projets, ou bien chacun se réunit pour un effort collectif décidé lors d'une réunion précédente. Après un énorme déjeuner qu'une personne cuisine à tour de rôle pour tout le monde, les gens ont tout l'après-midi pour se détendre, lire, aller en ville, travailler dans le jardin ou réparer un bâtiment. Certains jours, personne ne travaille du tout ; si une personne décide de sauter une journée, il n'y a pas de récriminations, car il y a des réunions pour s'assurer que les responsabilités sont réparties équitablement. Dans ce contexte, caractérisé par un lien étroit avec la nature, une liberté individuelle inviolable mêlée à une vie sociale collective, et la confusion entre travail et plaisir, les habitants d'Aritzkuren ont créé non seulement un nouveau style de vie, mais aussi une éthique compatible avec la vie dans une société anarchiste.
L'école qu'ils construisent à Aritzkuren en est un puissant symbole. Un certain nombre d'enfants vivent à Aritzkuren et dans les autres villages. Leur environnement offre déjà de nombreuses possibilités d'apprentissage, mais le désir d'un cadre éducatif formel et la possibilité d'utiliser des méthodes d'enseignement alternatives dans un projet qui puisse être accessible aux enfants de toute la région sont très forts.
Comme l'indique l'école, les villages autonomes violent le stéréotype de la commune hippie comme une tentative d'évasion pour créer une utopie dans le microcosme plutôt que de changer le monde existant. Malgré leur isolement physique, ces villages sont très impliqués dans le monde extérieur et dans les mouvements sociaux qui luttent pour le changer. Les habitants partagent leurs expériences de création de collectifs durables avec d'autres collectifs anarchistes et autonomes dans tout le pays. De nombreuses personnes se répartissent chaque année entre le village et la ville, équilibrant une existence plus utopique avec la participation aux luttes en cours. Les villages servent également de refuge aux militants qui font une pause dans la vie stressante de la ville. De nombreux villages mènent des projets qui les maintiennent impliqués dans les luttes sociales ; par exemple, un village autonome en Italie offre un cadre paisible à un groupe qui traduit des textes radicaux. De même, les villages autour d'Itoiz ont joué un rôle majeur dans la résistance au barrage hydroélectrique qui s'y trouve depuis vingt ans.
Depuis une dizaine d'années, à partir de l'occupation de Rala, près d'Aritzkuren, les villages autonomes autour d'Itoiz ont créé un réseau, partageant outils, matériels, expertise, nourriture, semences et autres ressources. Ils se réunissent périodiquement pour discuter d'aide mutuelle et de projets communs. Les habitants d'un village passent dans un autre pour déjeuner, discuter et, peut-être, livrer une douzaine de plants de framboises supplémentaires. Ils participent également à des rassemblements annuels qui rassemblent des communautés autonomes de toute l'Espagne pour discuter du processus de construction de collectifs durables. Lors de ces réunions, chaque groupe présente un problème qu'il n'a pas réussi à résoudre, comme le partage des responsabilités ou la mise en pratique des décisions prises par consensus. Ensuite, chacun propose de servir de médiateur pendant qu'un autre collectif discute de son problème - de préférence un problème que le groupe médiateur a déjà résolu.
Les villages d'Itoiz sont remarquables, mais pas uniques. À l'est, dans les Pyrénées d'Aragon, les montagnes de La Solana abritent près de vingt villages abandonnés. Au moment où nous écrivons ces lignes, sept de ces villages ont été réoccupés. Le réseau entre eux est encore à un stade informel, et beaucoup de ces villages ne sont habités que par quelques personnes au début du processus de rénovation ; mais de plus en plus de gens s'y installent chaque année, et bientôt ce pourrait être une constellation d'occupations rurales plus importante qu'Itoiz. Nombreux sont ceux qui, dans ces villages, entretiennent des liens étroits avec le mouvement des squatters à Barcelone, et les gens sont invités à s'y rendre, à y apporter leur aide, voire à s'y installer.
Dans certaines circonstances, une communauté peut également acquérir l'autonomie dont elle a besoin pour construire une nouvelle forme de vie en achetant des terres, plutôt qu'en les occupant ; cependant, bien qu'elle soit plus sûre, cette méthode crée des pressions supplémentaires pour produire et gagner de l'argent afin de survivre, mais ces pressions ne sont pas fatales. Longo Maï est un réseau de coopératives et de villages autonomes qui a vu le jour à Bâle, en Suisse, en 1972. Le nom est provençal pour "que cela dure longtemps", et jusqu'à présent, ils ont été à la hauteur de leur éponyme. Les premières coopératives Longo Maï sont les fermes Le Pigeonnier, Grange neuve et St. Hippolyte, situées près du village de Limans en Provence. Ici, 80 adultes et de nombreux enfants vivent sur 300 hectares de terres, où ils pratiquent l'agriculture, le jardinage et l'élevage. Ils élèvent 400 moutons, des volailles, des lapins, des abeilles et des chevaux de trait ; ils gèrent un garage, un atelier de métallurgie, un atelier de menuiserie et un atelier textile. La station alternative Radio Zinzine émet depuis 25 ans, depuis 2007, à partir de la coopérative. Des centaines de jeunes passent et aident la coopérative, acquièrent de nouvelles compétences et ont souvent leur premier contact avec la vie en communauté ou avec l'agriculture et l'artisanat non industriel.
Depuis 1976, Longo Maï gère une filature coopérative à Chantemerle, dans les Alpes françaises. En utilisant des teintures naturelles et la laine de 10 000 moutons, pour la plupart locaux, ils fabriquent des pulls, des chemises, des draps et des tissus pour la vente directe. La coopérative a créé le syndicat ATELIER, un réseau d'éleveurs et de lainiers. L'usine produit sa propre électricité grâce à une petite centrale hydroélectrique.
Toujours en France, près d'Arles, la coopérative Mas de Granier s'étend sur 20 hectares de terrain. Ils cultivent des champs de foin et d'oliviers, produisant les bonnes années suffisamment d'huile d'olive pour subvenir aux besoins des autres coopératives Longo Maï ainsi qu'à ceux de la coopérative elle-même. Trois hectares sont consacrés aux légumes biologiques, livrés chaque semaine aux abonnés de la communauté au sens large. Certains des légumes sont mis en conserve dans l'usine de la coopérative. Ils cultivent également des céréales pour le pain, les pâtes et l'alimentation animale.
Dans la région de Transkarpaty en Ukraine, Zeleniy Hai, un petit groupe de Longo Maï, a démarré après la chute de l'Union soviétique. Ils y ont créé une école de langues, un atelier de menuiserie, un ranch de bétail et une usine laitière. Ils ont également un groupe de musique traditionnelle. Le réseau Longo Maï a utilisé ses ressources pour aider à former une coopérative au Costa Rica en 1978 qui a fourni des terres à 400 paysans sans terre fuyant la guerre civile au Nicaragua, leur permettant de créer une nouvelle communauté et de subvenir à leurs besoins. Il existe également des coopératives Longo Maï en Allemagne, en Autriche et en Suisse, qui produisent du vin, construisent des bâtiments avec des matériaux locaux et écologiques, gèrent des écoles, etc. Dans la ville de Bâle, elles possèdent un immeuble de bureaux qui sert de point de coordination, de centre d'information et de centre d'accueil des visiteurs.
L'appel au réseau de coopération, rédigé à Bâle en 1972, se lit en partie comme suit :
Qu'attendez-vous de nous ? Que, pour ne pas être exclus, nous nous soumettions à l'injustice et aux contraintes insensées de ce monde, sans espoir ni attente ?
Nous refusons de poursuivre cette bataille impossible à gagner. Nous refusons de jouer un jeu qui a déjà été perdu, un jeu dont le seul résultat est notre criminalisation. Cette société industrielle va sans aucun doute à sa propre perte et nous ne voulons pas y participer.
Nous préférons chercher un moyen de construire notre propre vie, de créer nos propres espaces, ce qui n'a pas sa place dans ce monde cynique et capitaliste. Nous pouvons trouver suffisamment d'espace dans les zones économiquement et socialement défavorisées, où les jeunes partent en nombre croissant, et où seuls restent ceux qui n'ont pas d'autre choix. [112]
L'agriculture capitaliste étant de plus en plus incapable de nourrir le monde suite aux catastrophes liées au climat et à la pollution, il semble presque inévitable qu'un grand nombre de personnes doivent retourner à la terre pour créer des formes d'agriculture durables et localisées. Dans le même temps, les citadins doivent prendre conscience de la provenance de leur nourriture et de leur eau, et l'une des façons d'y parvenir est de se rendre dans les villages et d'y apporter leur aide.
Une révolution qui est beaucoup de révolutions
Beaucoup de gens pensent que les révolutions suivent toujours un parcours tragique, de l'espoir à la trahison. Le résultat final des révolutions en Russie, en Chine, en Algérie, à Cuba, au Vietnam et ailleurs a été l'établissement de nouveaux régimes autoritaires - certains pires que leurs prédécesseurs, d'autres à peine différents. Mais les grandes révolutions du 20e siècle ont été menées par des autoritaires qui avaient l'intention de créer de nouveaux gouvernements, et non de les abolir. Il est maintenant évident, si ce n'est pas déjà fait, que les gouvernements maintiennent toujours des ordres sociaux oppressifs.
Mais l'histoire est pleine de preuves que les gens peuvent renverser leurs oppresseurs sans les remplacer. Pour ce faire, ils doivent se référer à une culture égalitaire, ou à des objectifs, des structures et des moyens explicitement anti-autoritaires, et à un ethos égalitaire. Un mouvement révolutionnaire doit rejeter tous les gouvernements et toutes les réformes possibles, afin de ne pas être récupéré comme beaucoup de rebelles en Kabylie et en Albanie. Il doit s'organiser de manière souple et horizontale, en veillant à ce que le pouvoir ne soit pas délégué en permanence aux dirigeants ou ancré dans une organisation formelle, comme cela s'est produit avec la CNT en Espagne. Enfin, elle doit tenir compte du fait que toutes les insurrections impliquent des stratégies et des participants divers. Cette multitude bénéficiera de la communication et de la coordination, mais elle ne doit pas être homogénéisée ou contrôlée à partir d'un point central. Cette uniformisation et cette centralisation ne sont ni souhaitables ni nécessaires ; les luttes décentralisées telles que celles menées par les Lakotas ou les squatters à Berlin et à Hambourg se sont révélées capables de vaincre les forces plus lentes de l'État.
Une nouvelle façon de penser peut naître dans le processus de résistance, à mesure que nous faisons cause commune avec des étrangers et que nous découvrons nos propres pouvoirs. Il peut également être nourri par les environnements que nous nous construisons. Une pensée véritablement libératrice n'est pas seulement un nouvel ensemble de valeurs, mais une nouvelle approche de la relation entre l'individu et sa culture ; il exige que les gens passent du statut de récepteurs passifs de la culture à celui de participants à sa création et à sa réinterprétation. En ce sens, la lutte révolutionnaire contre la hiérarchie ne se termine jamais, mais se poursuit d'une génération à l'autre.
Pour réussir, la révolution doit se produire sur plusieurs fronts à la fois. Il ne sera pas possible d'abolir le capitalisme tout en laissant l'État ou le patriarcat intact. Une révolution réussie doit être composée de plusieurs révolutions, accomplies par des personnes différentes utilisant des stratégies différentes, respectant l'autonomie de chacun et construisant la solidarité. Cela ne se fera pas du jour au lendemain, mais au cours d'une série de conflits qui se renforcent les uns les autres.
Les révolutions ratées ne sont pas des échecs si les gens ne perdent pas espoir. Dans leur livre sur la rébellion populaire en Argentine, deux militants britanniques terminent par les mots d'un piquetero de Solano :
Je ne pense pas que décembre 2001 ait été une occasion perdue pour la révolution, ni qu'il s'agisse d'une révolution ratée. Elle faisait et fait toujours partie du processus révolutionnaire en cours ici. Nous avons tiré de nombreuses leçons sur l'organisation et la force collectives, et sur les obstacles à l'autogestion. Pour beaucoup de gens, cela leur a ouvert les yeux sur ce que nous pouvons faire ensemble, et sur le fait que prendre le contrôle de nos vies et agir collectivement, que ce soit dans le cadre d'un pique-nique, d'une boulangerie collective ou d'un club extrascolaire, améliore considérablement la qualité de nos vies. Si la lutte reste autonome et avec le peuple, le prochain soulèvement aura des bases solides sur lesquelles s'appuyer...[113]
Lectures recommandées
Dee Brown, Bury My Heart at Wounded Knee, New York : Holt, Rinehart & Winston, 1970.
David Dixon, Never Come to Peace Again : Pontiac’s Uprising and the Fate of the British Empire in North America. Norman : University of Oklahoma Press, 2005.
Diana Denham and C.A.S.A. Collective (eds.), Teaching Rebellion : Stories from the Grassroots Mobilization in Oaxaca, Oakland : PM Press, 2008.
Alexandre Skirda, Nestor Makhno, Anarchy’s Cossack : The Struggle for Free Soviets in the Ukraine 1917–1921, London : AK Press, 2005.
Alfredo Bonanno, From Riot to Insurrection : analysis for an anarchist perspective against post industrial capitalism. London : Elephant Editions, 1988.
John Jordan and Jennifer Whitney, Que Se Vayan Todos : Argentina’s Popular Rebellion, Montreal : Kersplebedeb, 2003.
Jaime Semprun, Apologie pour l’Insurrection Algérienne, Paris : Editions de L’Encyclopédie des Nuisances, 2001.[114]
George Orwell, La Catalogne Libre (1936-1937), traduction d'Yvonne Davet, Paris, Gallimard, 1955 (réédition de cette même traduction sous le titre Hommage à la Catalogne, Champ libre, 1982) (édition originale : Homage to Catalonia, London : Martin Secker & Warburg Ltd., 1938.)
George Katsiaficas, The Subversion of Politics : European Autonomous Social Movements and the Decolonization of Everyday Life. Oakland : AK Press, 2006.
A.G. Grauwacke, Autonome in Bewegung, Berlin : Assoziation A, 2008.
Leanne Simpson, ed. Lighting the Eighth Fire : The Liberation, Resurgence, and Protection of Indigenous Nations, Winnipeg : Arbeiter Ring, 2008.
A.G. Schwarz, Tasos Sagris, and Void Network, eds. We Are an Image from the Future : The Greek Revolts of December 2008. Oakland : AK Press, 2010.
7. Les sociétés voisines
Parce que l'anarchisme s'oppose à la domination et à la conformité forcée, une révolution anarchiste ne créerait pas un monde complètement anarchiste. Les sociétés anarchistes devraient trouver des moyens pacifiques de coexister avec les sociétés voisines, de se défendre contre des voisins autoritaires et de soutenir la libération dans des sociétés ayant une dynamique interne oppressive.
Une société anarchiste pourrait-elle se défendre contre un voisin autoritaire ?
Certains craignent qu'une révolution anarchiste ne soit une entreprise inutile car une société anti-autoritaire serait rapidement conquise par un voisin autoritaire. Bien sûr, une révolution anarchiste n'est pas une affaire strictement nationale se limitant aux frontières du gouvernement qu'elle renverse. L'idée n'est pas de créer une petite poche de liberté où l'on peut se cacher ou se retirer, mais d'abolir les systèmes d'esclavage et de domination à l'échelle mondiale. Parce que certaines régions pourraient se libérer avant d'autres, la question reste de savoir si une société anarchiste pourrait être à l'abri d'un voisin autoritaire.
En fait, la réponse est non. Les États et le capitalisme sont impérialistes par nature, et ils essaieront toujours de conquérir leurs voisins et d'universaliser leur pouvoir : la classe élite des sociétés hiérarchiques est déjà en guerre avec ses propres classes inférieures, et ils étendent cette logique à leurs relations avec le reste du monde, qui ne devient rien d'autre qu'un réservoir de ressources qu'ils peuvent exploiter pour gagner plus d'avantages dans leur guerre sans fin. Les sociétés anarchistes, quant à elles, encouragent la révolution dans les sociétés autoritaires à la fois par une solidarité intentionnelle avec les rebelles de ces sociétés et en donnant un exemple subversif de liberté, en montrant aux sujets de l'État qu'ils n'ont pas besoin de vivre dans la peur et la soumission. Ainsi, en fait, aucune de ces sociétés ne serait à l'abri de l'autre. Mais une société anarchiste ne serait en aucun cas sans défense.
La société anarchiste du sud de l'Ukraine à la fin de la Première Guerre mondiale constituait une menace majeure pour les empires allemand et autrichien, l'Armée blanche, l'État nationaliste ukrainien de courte durée et l'Union soviétique. Les milices volontaires des Makhnovistes ont inspiré d'importantes désertions dans les rangs de l'autoritaire Armée rouge, ont chassé les Austro-allemands et les nationalistes qui essayaient de revendiquer leurs terres et ont contribué à la défaite de l'Armée blanche. Ceci est d'autant plus remarquable qu'ils étaient presque entièrement équipés d'armes et de munitions saisies à l'ennemi. Coordonnant des forces pouvant atteindre des dizaines de milliers de personnes, les anarchistes ont régulièrement combattu sur de multiples fronts et ont alterné entre guerre de front et guérilla avec une fluidité dont les armées conventionnelles sont incapables. Bien que toujours largement en infériorité numérique, ils ont défendu leur territoire pendant plusieurs années. Lors de deux batailles décisives, Pérégonovka et l'isthme de Perekop, les milices Makhnovistes ont écrasé la grande Armée Blanche, qui était fournie par les gouvernements occidentaux.
Une mobilité extraordinaire et un sac d'astuces constituaient les principaux dispositifs tactiques de Makhno. Voyageant à cheval et dans des charrettes paysannes légères (tatchanki) sur lesquelles étaient montées des mitrailleuses, ses hommes [et ses femmes] se déplaçaient rapidement d'avant en arrière à travers la steppe ouverte entre le Dniepr et la mer d'Azov, se transformant en une petite armée au fur et à mesure de leur progression, et inspirant la terreur dans le cœur de leurs adversaires. Des groupes de guérilla jusqu'alors indépendants ont accepté le commandement de Makhno et se sont ralliés derrière sa bannière noire. Les villageois ont volontiers fourni de la nourriture et des chevaux frais, ce qui a permis aux Makhnovtsy de parcourir 40 ou 50 miles par jour avec peu de difficultés. Ils apparaissaient assez soudainement là où on s'y attendait le moins, attaquaient la noblesse et les garnisons militaires, puis disparaissaient aussi vite qu'ils étaient venus [...] Lorsqu'ils étaient acculés, les Makhnovtsy enterraient leurs armes, rentraient seuls dans leur village et se mettaient à travailler dans les champs, attendant le signal suivant pour déterrer une nouvelle cache d'armes et réapparaître dans un quartier inattendu. Les insurgés de Makhno, pour reprendre les mots de Victor Serge, ont révélé "une capacité d'organisation et de combat véritablement épique". [115]
Après que leurs prétendus alliés, les bolcheviks, aient tenté d'imposer un contrôle bureaucratique sur le sud de l'Ukraine pendant que les Makhnovistes se battaient au front, ils ont mené avec succès une guérilla contre l'énorme Armée rouge pendant deux ans, aidés par le soutien populaire. La défaite finale des anarchistes ukrainiens démontre la nécessité d'une plus grande solidarité internationale. Si d'autres soulèvements contre les bolcheviks avaient été mieux coordonnés, ils n'auraient peut-être pas pu concentrer autant de leur force à la destruction des anarchistes en Ukraine - de même si les socialistes libertaires d'autres pays avaient diffusé des informations sur la répression bolchevique au lieu de se rallier tous derrière Lénine. Une rébellion anti-autoritaire dans un coin du monde pourrait même se défendre contre le gouvernement qu'elle renverse et plusieurs gouvernements voisins, mais pas contre tous les gouvernements du monde entier. La répression mondiale doit se heurter à une résistance mondiale. Heureusement, à mesure que le capital se mondialise, les réseaux populaires font de même ; notre capacité à former des mouvements mondiaux et à agir rapidement en solidarité avec une lutte de l'autre côté de la planète est plus grande que jamais.
Dans certaines parties de l'Afrique précoloniale, les sociétés anarchiques ont pu coexister avec des "États prédateurs" pendant des siècles parce que le terrain et la technologie disponible favorisaient "la guerre défensive à l'arc et aux flèches - l'arme de guerre "démocratique" puisque tout le monde peut en avoir une". "[116] La tribu Seminole de Floride offre un exemple inspirant de société anarchiste apatride persistant malgré les meilleurs efforts d'un État voisin extrêmement puissant et technologiquement avancé, avec une population des milliers de fois plus importante. Les Seminole, dont le nom signifie à l'origine "fugueurs", sont issus de plusieurs nations indigènes, principalement de la Western Creek, fuyant le génocide par la partie sud-est de ce que les blancs avaient décidé être les États-Unis. Les Séminoles comprenaient également un nombre important d'esclaves africains en fuite et même quelques Européens blancs qui avaient fui la société oppressive des États-Unis.
L'inclusivité des Séminoles montre comment les Américains autochtones considéraient la tribu et la nation comme des questions d'association volontaire et d'acceptation au sein d'une communauté, plutôt que comme des catégories ethniques/héritées restrictives qu'on suppose dans la civilisation occidentale. Les Séminoles se qualifient eux-mêmes de "peuple invaincu" parce qu'ils n'ont jamais signé de traité de paix avec les colonisateurs. Ils ont survécu à une série de guerres menées contre eux par les États-Unis et ont réussi à tuer 1 500 soldats américains et un nombre inconnu de miliciens. Pendant la deuxième guerre des Séminoles, de 1835 à 1842, les mille guerriers séminoles des Everglades ont utilisé des tactiques de guérilla à l'effet dévastateur, même s'ils ont dû faire face à 9 000 soldats professionnels et bien équipés. La guerre a coûté au gouvernement américain 20 millions de dollars, une somme énorme à l'époque. À la fin de la guerre, le gouvernement américain avait réussi à forcer la plupart des séminoles à s'exiler en Oklahoma, mais avait renoncé à conquérir le groupe restant, qui ne s'est jamais rendu et a continué à vivre libre de tout contrôle gouvernemental pendant des décennies.
Les Mapuches sont un groupe indigène important qui vit sur des terres actuellement occupées par les États du Chili et de l'Argentine. Traditionnellement, ils prenaient des décisions par consensus et avec un minimum de hiérarchie. L'absence de tout type d'appareil d'État ne les empêchait pas de se défendre. Avant l'invasion européenne, ils se sont défendus avec succès contre leurs voisins hiérarchiques, les Incas, qui étaient, selon les normes européennes, bien plus avancés. Pendant la conquête espagnole, l'Inca tomba rapidement, mais les terres des Mapuches devinrent connues sous le nom de "cimetière espagnol". Après que les Mapuches aient vaincu les conquistadors dans une série de guerres s'étendant sur cent ans, l'Espagne a signé le traité de Killin, admettant son échec à conquérir les Mapuches et les reconnaissant comme une nation souveraine. La souveraineté des Mapuches a été reconnue dans 28 traités ultérieurs.
Dans leurs guerres contre les Espagnols, les groupes mapuches s'unifient sous la direction de chefs de guerre élus (Taqui ou "porteurs de haches"). Contrairement aux troupes militaires, les groupes ont conservé leur autonomie et ont combattu librement plutôt que sous la contrainte. Cette absence de hiérarchie et de coercition s'est avérée être un avantage militaire pour les Mapuches. Dans toutes les Amériques, les groupes indigènes hiérarchisés comme les Incas et les Aztèques furent rapidement défaits par les envahisseurs, car ils se rendaient souvent après la perte du chef ou du capital. Ils ont également été affaiblis par les attaques de vengeance des ennemis qu'ils avaient faites en conquérant les groupes voisins avant l'arrivée des Européens. Les groupes indigènes anarchistes étaient souvent les plus capables de mener une guérilla contre les occupants.
De 1860 à 1865, les Mapuches ont été envahis et "pacifiés" par les États chilien et argentin, un génocide qui a fait des centaines de milliers de victimes. Les envahisseurs ont commencé un processus de suppression de la langue mapuche et de christianisation du peuple conquis. Mais la résistance des Mapuches se poursuit, et grâce à cela, un certain nombre de communautés mapuches jouissent encore d'un degré d'autonomie relatif. Leur résistance reste une menace pour la sécurité de l'État chilien ; au moment où nous écrivons ces lignes, plusieurs Mapuches sont emprisonnés en vertu des lois antiterroristes de l'époque de Pinochet pour des attaques contre des plantations forestières et des mines de cuivre qui détruisaient la terre.
La résistance féroce des indigènes n'était pas le seul obstacle majeur au colonialisme. Alors que les ressources étaient transférées de force des Amériques vers l'Europe, un phénomène est né de la longue et fière tradition du banditisme pour faire naître la peur dans le cœur des marchands qui faisaient le trafic de l'or et des esclaves. Des écrivains, de Daniel Defoe à Peter Lamborn Wilson, ont décrit la piraterie comme une lutte contre la chrétienté, le capitalisme et son prédécesseur, le mercantilisme, et le gouvernement. Les paradis de pirates étaient une menace constante pour l'ordre établi - perturbateurs du pillage mondialisé sous le colonialisme, instigateurs de rébellions d'esclaves, refuges où les fugitifs des classes inférieures pouvaient se retirer et se joindre à la guerre contre leurs anciens maîtres. La république pirate de Salé, près de ce qui est aujourd'hui la capitale du Maroc, a été la pionnière des formes de démocratie représentative un siècle avant la révolution française. Dans les Caraïbes, de nombreux fugitifs ont rejoint les vestiges des sociétés indigènes et ont adopté leurs structures égalitaires. Cette classe sociale pirate comprenait également de nombreux révolutionnaires sociaux proto-anarchistes, tels que les Levellers, les Diggers et les Ranters, bannis dans les colonies pénales anglaises du Nouveau Monde. De nombreux capitaines pirates ont été élus et immédiatement rappelés.
Les autorités ont souvent été choquées par leurs tendances libertaires ; le gouverneur néerlandais de l'île Maurice a rencontré un équipage de pirates et a fait des commentaires : "Chaque homme a autant de voix que le capitaine et chacun porte ses propres armes dans sa couverture." Cette situation menaçait profondément l'ordre de la société européenne, où les armes à feu étaient réservées aux classes supérieures, et offrait un contraste saisissant avec les navires marchands où tout ce qui pouvait être utilisé comme arme était gardé sous clé, et avec la marine où le but premier des marins stationnés sur les navires de guerre était de garder les marins à leur place.[117]
Les sociétés pirates cultivent également une plus grande égalité entre les sexes, et un certain nombre de capitaines pirates sont des femmes. De nombreux pirates se considéraient comme des Robin des Bois, et peu se considéraient comme des sujets d'un quelconque État. Alors que de nombreux autres pirates se livraient au mercantilisme, vendant leurs biens volés aux plus offrants, ou même participaient à la traite des esclaves, un autre courant de la piraterie a constitué une force précoce pour l'abolitionnisme, aidant les rébellions d'esclaves et impliquant de nombreux anciens esclaves. Les autorités des colonies nord-américaines comme la Virginie s'inquiétaient des liens entre la piraterie et les insurrections d'esclaves. La crainte que les esclaves s'enfuient pour rejoindre les pirates et voler leurs anciens maîtres, ainsi que la crainte de soulèvements raciaux mixtes, ont encouragé le développement de lois dans les colonies pour punir le mélange des races. Ce furent quelques-unes des premières tentatives juridiques pour institutionnaliser la ségrégation et généraliser le racisme au sein de la classe inférieure blanche.
Dans les Caraïbes et dans d'autres parties du monde, les enclaves de pirates libérés ont prospéré pendant des années, bien qu'elles soient entourées de mystère. Le fait que ces sociétés de pirates constituaient un problème répandu et durable pour les puissances impériales, et que beaucoup d'entre elles étaient scandaleusement libertaires, est documenté, mais d'autres informations font défaut, étant donné qu'elles ont existé en guerre avec les écrivains de l'histoire. Il est révélateur que l'utopie pirate la mieux décrite, Libertalia ou alternativement Libertatia, soit fortement contestée. De nombreuses parties de son histoire sont généralement reconnues comme étant fictives, mais certaines sources affirment que Libertatia dans son intégralité n'a jamais existé, tandis que d'autres soutiennent que son légendaire fondateur, le capitaine James Misson, n'était qu'une invention littéraire, mais que le campement de pirates lui-même existait.
Les marines en expansion de Grande-Bretagne et des États-Unis ont finalement écrasé la piraterie au 19e siècle, mais au 17e et au 18e siècles, les pirates constituaient une puissante société apatride qui menait une guerre contre l'impérialisme et le gouvernement, et permettait à des milliers de personnes de se libérer à une époque où l'oppression de la civilisation occidentale dépassait toutes les barbaries précédentes de l'histoire du monde.
Que fera-t-on à propos des sociétés qui resteront patriarcales ou racistes ?
L'anarchisme met l'accent sur l'autonomie et l'action locale, mais ce n'est pas une tendance isolationniste ou provinciale. Les mouvements anarchistes se sont toujours préoccupés des problèmes mondiaux et des luttes lointaines. Si les gouvernements se disent également préoccupés par les problèmes qui se posent dans d'autres parties du monde, l'anarchisme se distingue par son refus d'imposer des solutions. La propagande étatiste prétend que nous avons besoin d'un gouvernement mondial pour libérer les peuples des sociétés oppressives, alors même que l'ONU, l'OTAN, les États-Unis et d'autres institutions continuent à encourager l'oppression et à s'engager dans la guerre pour maintenir l'ordre mondial hiérachique[118].
Les approches anarchistes sont à la fois locales et globales, fondées sur l'autonomie et la solidarité. Si une société voisine était patriarcale, raciste ou oppressive d'une autre manière, une culture anarchiste offrirait un éventail de réponses possibles au-delà de l'apathie et de la "libération" par la force. Dans toutes les sociétés oppressives, on peut trouver des gens qui luttent pour leur propre liberté. Il est beaucoup plus réaliste et efficace de soutenir ces personnes, en les laissant mener leurs propres combats, plutôt que d'essayer d'apporter la libération comme un missionnaire apporte de "bonnes nouvelles".
Lorsque Emma Goldman, Alexander Berkman, Mollie Steimer et d'autres anarchistes ont été déportés des États-Unis vers la Russie et ont découvert l'État oppressif créé par les bolcheviks, ils ont diffusé des informations au niveau international pour encourager les protestations contre les bolcheviks et le soutien aux nombreux prisonniers anarchistes et autres prisonniers politiques. Ils ont travaillé avec la Croix Noire anarchiste, une organisation de soutien aux prisonniers politiques ayant des sections internationales, qui soutenait les prisonniers politiques en Russie et ailleurs. À plusieurs reprises, le soutien et la solidarité internationale qu'ils ont organisés ont poussé Lénine à suspendre temporairement la répression qu'il exerçait contre ses opposants politiques et à libérer les prisonniers politiques.
La Croix noire anarchiste, appelée à l'origine Croix rouge anarchiste, s'est formée en Russie pendant la révolution ratée de 1905 pour aider les personnes persécutées par la réaction du gouvernement. En 1907, des sections internationales se sont formées à Londres et à New York. La solidarité internationale qu'elles ont mobilisée a permis de maintenir en vie les prisonniers anarchistes et d'en laisser d'autres s'échapper. Le résultat fut qu'en 1917, le mouvement révolutionnaire en Russie était plus fort, bénéficiait de plus de connexions internationales et était mieux équipé pour renverser le gouvernement tsariste.
L'Association révolutionnaire des femmes d'Afghanistan, fondée à Kaboul en 1977, a lutté pour la libération des femmes contre la violence des fondamentalistes islamiques ainsi que contre l'occupation par des régimes comme l'URSS, qui a été responsable de l'assassinat du fondateur de RAWA au Pakistan en 1987. Après avoir lutté contre l'occupation soviétique et les talibans, elles ont continué à s'opposer à l'Alliance du Nord qui est arrivée au pouvoir avec le soutien des États-Unis. À travers une série de situations désespérées, ils sont restés fermes dans leur conviction que la libération ne peut venir que de l'intérieur. Même au milieu de l'oppression des talibans, ils se sont opposés à l'invasion américaine en 2001, arguant que si les Occidentaux voulaient vraiment aider à libérer l'Afghanistan, ils devaient soutenir les groupes afghans qui luttaient pour se libérer. Leurs prédictions se sont avérées justes, car les femmes afghanes ont subi les mêmes oppressions sous l'occupation américaine que sous les talibans. Selon RAWA : "RAWA croit que la liberté et la démocratie ne peuvent pas être données ; c'est le devoir du peuple d'un pays de se battre et de réaliser ces valeurs."[119]
Qu'est-ce qui empêchera guerres et querelles incessantes ?
Dans la société étatiste, la crise de la guerre a conduit à la poursuite d'un gouvernement unifié à des niveaux de plus en plus élevés, et finalement vers un gouvernement mondial. Cet effort a clairement échoué - après tout, la guerre est la santé de l'État - mais le succès dans le cadre de ce modèle n'est même pas souhaitable. C'est l'occupation mondiale, et non la paix mondiale, qu'un gouvernement mondial s'efforce d'obtenir. Pour prendre l'exemple de la Palestine, parce que c'est là que sont développées les technologies et les méthodes de contrôle qui sont ensuite adoptées par l'armée américaine et les gouvernements du monde entier, l'occupation ne se transforme en guerre visible qu'une fois de temps en temps, mais les occupants mènent constamment une guerre invisible pour préserver et étendre leur contrôle, avec l'utilisation des médias, des écoles, du système de justice pénale, des systèmes de circulation, des publicités, des politiques de minute, de la surveillance et des opérations secrètes. Ce n'est que lorsque les Palestiniens ripostent et qu'une guerre qui ne peut être ignorée éclate que les Nations unies et les organisations humanitaires passent à l'action, non pour réparer les torts passés et présents, mais pour revenir à l'illusion antérieure de paix et faire en sorte que ces torts ne puissent jamais être remis en question. Bien qu'avec moins d'intensité, la même guerre invisible est menée contre les nations indigènes, les immigrants, les minorités ethniques, les pauvres, les travailleurs, tous ceux qui ont été colonisés ou exploités.
Dans les petites sociétés apatrides du passé, la guerre était courante, mais elle n'était pas universelle et, dans beaucoup de ses manifestations, elle n'était pas particulièrement sanglante. Certaines sociétés apatrides n'ont jamais participé à la guerre. La paix est un choix, et elles l'ont fait en valorisant la réconciliation coopérative des conflits et en encourageant les comportements. D'autres sociétés apatrides qui se sont engagées dans la guerre en ont souvent pratiqué une variété inoffensive et ritualisée. Dans certains cas, la ligne de démarcation entre les événements sportifs et la guerre n'est pas claire. Comme le décrivent certains récits anthropologiques, des équipes ou des parties de guerre de deux communautés différentes se rencontraient dans un lieu convenu à l'avance pour se battre. Le but n'était pas d'anéantir l'autre partie, ni même nécessairement de tuer qui que ce soit. Quelqu'un d'un côté lançait une lance ou une flèche, et tous regardaient si elle touchait quelqu'un avant de lancer la lance suivante. Ils rentraient souvent chez eux après qu'une personne ait été blessée, ou même avant.[120] Dans la guerre telle que pratiquée par les Lakotas et les autres Indiens des Plaines d'Amérique du Nord, il était plus important de toucher un ennemi avec un bâton - "compter les coups" - que de le tuer. D'autres formes de guerre consistaient simplement à faire des raids, à vandaliser ou à voler les communautés voisines et souvent à essayer de s'enfuir avant qu'un combat n'éclate. Si ce genre de combats chaotiques était la guerre d'une société anarchiste, combien cela serait préférable aux bains de sang froids et mécaniques de l'État !
Mais les sociétés qui ne veulent pas entrer en guerre avec leurs voisins peuvent se structurer pour l'empêcher. Ne pas avoir de frontières est un premier pas important. Souvent, nous pouvons arriver à la vérité en inversant simplement les rationalisations de l'État, et la ligne de démarcation entre les frontières qui nous protègent peut facilement être décodée : les frontières nous mettent en danger. En cas de conflit social, la violence a beaucoup plus de chances d'éclater s'il y a un "nous" et un "eux". Des divisions sociales et des frontières claires empêchent la réconciliation et la compréhension mutuelle et encouragent la concurrence et la polarisation.
L'anthropologue anarchiste Harold Barclay décrit certaines sociétés dans lesquelles chaque individu est relié aux autres par de multiples réseaux qui se chevauchent, issus de la parenté, du mariage, des affiliations claniques, etc :
Nous avons des exemples de politiques anarchiques parmi les peuples [...] qui se comptent par centaines de milliers et dont la population est assez dense, souvent plus de 100 personnes au kilomètre carré. De tels ordres sociaux peuvent être réalisés par un système de lignage segmentaire qui, comme nous l'avons vu, présente déjà certains parallèles avec la notion anarchiste de fédéralisme. Ou bien, comme chez les Tonga et certains pasteurs d'Afrique de l'Est, de grandes populations peuvent être intégrées par un arrangement plus complexe qui associe l'individu à un certain nombre de groupes qui se croisent et se divisent en deux, de manière à étendre ses liens sociaux sur une vaste zone. En d'autres termes, les individus et les groupes constituent une multitude de bulles interconnectés, ce qui produit l'intégration d'une grande entité sociale, mais sans aucune coordination centralisée réelle.[121]
En plus de cette propriété auto-équilibrée des sociétés coopératives, certains peuples apatrides ont développé d'autres mécanismes pour prévenir les querelles. Les aborigènes Mardu de l'Australie occidentale vivaient traditionnellement en petits groupes, mais ceux-ci se réunissaient périodiquement pour tenir des réunions de masse, où les différends entre individus ou entre différents groupes étaient résolus sous les yeux de la société tout entière. De cette façon, les querelles prolongées et sans responsabilité pouvaient être évitées, et tout le monde était là pour aider à résoudre le conflit. Les Konkomba et les Nuer d'Afrique ont reconnu les relations bilatérales de parenté et les relations économiques qui se chevauchent. Dans la mesure où chacun était lié aux autres, il n'y avait pas d'axe de conflit clair qui pourrait soutenir la guerre. Un tabou culturel communément entretenu contre les querelles encourageait également les gens à résoudre les conflits de manière pacifique. L'anthropologue E.E. Evans Pritchard a décrit la société Nuer comme une "anarchie ordonnée".
Le mouvement anarchiste continue aujourd'hui à lutter contre les frontières qui divisent un monde capitaliste. Le réseau anti-autoritaire No Border Network, formé en Europe occidentale en 1999, est depuis lors devenu actif dans toute l'Europe et en Turquie, en Amérique du Nord et en Australie. Les efforts de No Border comprennent le soutien aux immigrants illégaux, l'éducation sur le racisme encouragé par les politiques d'immigration du gouvernement, les protestations contre les fonctionnaires du gouvernement, les actions contre les compagnies aériennes pour arrêter les déportations et les camps No Border qui traversent les frontières de deux pays. Au cours de la campagne, les participants ont ouvert de force des postes-frontières entre l'Espagne et le Maroc, ont pénétré par effraction dans un centre de détention pour enfants aux Pays-Bas pour apporter de l'aide et ouvrir la communication, ont partiellement détruit un centre de détention et saboté les entreprises impliquées dans les expulsions en Italie, ont fermé un centre de détention en Grèce et ont libéré des dizaines d'immigrants d'un centre de détention en Australie. Les camps No Border rassemblent des personnes de nombreux pays pour élaborer des stratégies et mener des actions. Ils se situent souvent à la périphérie des zones en expansion du "premier monde", par exemple en Ukraine, entre la Grèce et la Bulgarie ou entre les États-Unis et le Mexique. Parmi les slogans courants des manifestations "No Borders", on peut citer "Pas de frontières, pas de nation, arrêtez les déportations !" et "Liberté de circulation, liberté de résidence : Droit de venir, droit de partir, droit de rester !
Les sociétés anarchistes encouragent la libre création de réseaux qui se chevauchent entre voisins, communautés et sociétés. Ces réseaux peuvent inclure l'échange de matériel, la communication culturelle, les amitiés, les relations familiales et la solidarité. Il n'y a pas de délimitation claire entre la fin d'une société et le début d'une autre, ni entre les parties en conflit. Lorsqu'il y a une querelle, les parties en conflit sont susceptibles d'avoir de nombreuses relations sociales en commun, et de nombreuses tierces parties seront prises au milieu. Dans une culture qui met l'accent sur la compétition et la conquête, ils peuvent encore prendre parti et contrecarrer la possibilité de réconciliation. Mais si leur culture valorise la coopération, le consensus et les liens sociaux, et que leurs relations économiques renforcent ces valeurs, elles sont plus susceptibles d'encourager la médiation et la paix entre les parties en conflit. Elles peuvent le faire par désir personnel de paix, par souci du bien-être des personnes impliquées dans le combat, ou par intérêt personnel, car elles dépendent également de la santé des réseaux sociaux en question. Dans une telle société, l'intérêt personnel, les intérêts de la communauté et les idéaux sont plus confluents que dans notre propre société.
Dans des zones plus vastes ou des populations plus diverses, où un ethos culturel commun et une résolution spontanée des conflits peuvent ne pas suffire à protéger contre les conflits graves, des sociétés multiples peuvent créer des fédérations intentionnelles ou des pactes de paix. Un exemple de pacte de paix anti-autoritaire ayant une plus grande longévité que la plupart des traités entre États est la confédération promulguée au sein de la Haudennosaunne, souvent appelée la Ligue iroquoise. Les Haudennosaunne sont composées de cinq nations qui parlent toutes des langues similaires, dans la partie nord-est du territoire que se sont approprié les États-Unis et dans les parties sud de ce qui est aujourd'hui considéré comme les provinces canadiennes de l'Ontario et du Québec.
La confédération a été formée vers le 31 août 1142.[122] Elle couvrait une zone géographiquement immense, considérant que les seules options de transport étaient le canoë et la marche. Les Haudennosaunne étaient des agriculteurs sédentaires qui vivaient avec les plus fortes densités de population, en moyenne 200 personnes par acre, de tous les habitants du Nord-Est jusqu'au 19e siècle.[123] Les terres agricoles communales entouraient les villes fortifiées. Les cinq nations concernées - Sénèque, Cayuga, Onondaga, Oneida et Mohawk - avaient une longue histoire de luttes intestines, y compris des guerres provoquées par la concurrence pour les ressources. La confédération a réussi à mettre fin à ces conflits. Au dire de tous, les cinq nations - et plus tard une sixième, la Tuscarora, qui a fui la colonisation anglaise des Carolines - ont vécu en paix pendant plus de cinq cents ans, même pendant l'expansion européenne génocidaire et le commerce des armes et de l'alcool contre des peaux d'animaux qui ont provoqué la scission ou la guerre de tant d'autres nations avec leurs voisins. La confédération s'est finalement fracturée - seulement temporairement - pendant la révolution américaine, en raison de stratégies divergentes sur le choix du camp à soutenir pour atténuer les effets de la colonisation.
La vie économique commune des cinq nations a joué un rôle important dans leur capacité à vivre en paix ; une métaphore souvent utilisée pour la fédération était de rassembler tout le monde dans la même maison longue et de manger dans le même bol. Tous les groupes de la fédération ont envoyé des délégués pour se réunir et fournir une structure de communication, de résolution des conflits et de discussion des relations avec les sociétés voisines. Les décisions étaient prises par consensus, sous réserve de l'approbation de l'ensemble de la société.
Le mouvement anarcho-syndicaliste originaire d'Europe a pour habitude de créer des fédérations internationales pour partager l'information et coordonner les luttes contre le capitalisme. Ces fédérations pourraient constituer un précédent direct aux structures mondiales qui facilitent la vie en paix et empêchent la guerre. L'Association internationale des travailleurs (IWA, ou AIT en espagnol) regroupe des syndicats anarcho-syndicalistes d'une quinzaine de pays sur 4 continents, et elle tient périodiquement des congrès internationaux, chaque fois dans un pays différent. L'IWA a été créée en 1922 et comptait initialement des millions de membres. Bien que presque tous ses syndicats membres aient été contraints à la clandestinité ou à l'exil pendant la Seconde Guerre mondiale, elle s'est depuis régénérée et continue de se réunir.
Des réseaux pas des frontières
Au fur et à mesure de l'évolution des États-nations en Europe pendant plusieurs centaines d'années, les gouvernements ont travaillé dur pour créer un sentiment de communauté sur la base d'une langue, d'une culture et d'une histoire communes, le tout étant associé à un gouvernement partagé. Cette communauté fictive sert à favoriser l'identification et donc l'allégeance aux autorités centrales, à masquer le conflit d'intérêts entre les classes inférieures et l'élite en les présentant comme faisant partie de la même équipe, et à confondre la bonne fortune ou la gloire des dirigeants avec une bonne fortune partagée par tous ; elle permet également aux pauvres d'un pays de tuer plus facilement les pauvres d'un autre pays en créant une distance psychologique entre eux.
En y regardant de plus près, cette notion selon laquelle les États-nations sont fondés sur une culture et une histoire communes est une fraude. Par exemple, l'Espagne s'est créée en expulsant les Maures et les Juifs. Même en dehors de cela, sans la gravité centrale produite par l'État, l'Espagne n'existerait pas. Il n'y a pas une seule langue espagnole, mais au moins cinq : Le catalan, l'euskera, le galicien, le castillan et le dialecte arabe se sont développés au Maroc et en Andalousie. Si l'une de ces langues était soumise à un examen minutieux, d'autres fractures apparaîtraient. Les Valenciens pourraient dire, non sans raison, que leur langue n'est pas la même que le catalan, mais si vous placez le siège du gouvernement à Barcelone, vous obtiendrez la même suppression du valencien que celle que le gouvernement espagnol a employée contre le catalan.
Sans l'homogénéisation forcée des États-nations, il y aurait encore plus de variété, car les langues et les cultures évoluent et se mélangent les unes aux autres. Les frontières entravent cette diffusion culturelle, et favorisent ainsi les conflits en formalisant les similitudes et les différences. Les frontières ne protègent pas les gens ; elles sont un moyen pour les gouvernements de protéger leurs biens, dont nous faisons partie. Lorsque les frontières se déplacent dans une guerre, l'État victorieux a avancé, revendiquant de nouveaux territoires, de nouvelles ressources et de nouveaux sujets. Nous sommes des pillards - de la chair à canon potentielle, des contribuables et des travailleurs - et les frontières sont les murs de notre prison.
Même sans frontières, il peut parfois y avoir de nettes différences dans la façon dont les sociétés s'organisent - par exemple, on peut tenter de conquérir un voisin ou maintenir l'oppression des femmes. Mais les sociétés décentralisées et sans frontières peuvent toujours se défendre contre les agressions. Une communauté ayant un sens clair de son autonomie n'a pas besoin de voir un envahisseur franchir une ligne imaginaire pour remarquer une agression. Les personnes qui luttent pour leur liberté et leur propre maison se battent avec acharnement et sont capables de s'organiser spontanément. S'il n'y avait pas de gouvernements pour financer les complexes militaires, ceux qui mènent des campagnes défensives auraient généralement l'avantage, de sorte qu'il ne serait pas rentable de passer à l'offensive. Lorsque les États européens ont conquis le reste du monde, ils ont bénéficié de certains avantages décisifs, notamment une densité de population sans précédent et des technologies que leurs victimes n'avaient jamais vues auparavant. Ces avantages existaient à un certain moment historique et ils ne sont plus pertinents. La communication est désormais mondiale, la densité de population et la résistance aux maladies sont plus uniformément réparties, et les armes populaires nécessaires pour mener une guerre défensive efficace contre les armées les plus avancées sur le plan technologique - fusils d'assaut et explosifs - sont disponibles dans la plupart des régions du monde et peuvent être fabriquées chez soi. Dans un avenir sans gouvernement, les sociétés agressives seraient désavantagées.
Aujourd'hui, les anarchistes font tomber les frontières en créant des réseaux mondiaux, en sapant le nationalisme et en luttant par solidarité avec les immigrés qui bouleversent l'homogénéité des États-nations. Les gens aux frontières peuvent contribuer à les abolir en aidant les personnes qui traversent illégalement la frontière ou en soutenant celles qui le font, en apprenant la langue parlée de l'autre côté et en construisant des communautés qui traversent la frontière. Les personnes situées plus loin à l'intérieur des frontières peuvent apporter leur aide en mettant fin à leur allégeance à une culture centralisée et homogénéisée et en développant la culture locale, en accueillant les migrants dans leurs communautés, en sensibilisant les gens et en agissant en solidarité avec les luttes menées dans d'autres parties du monde.
Lectures recommandées
Harold Barclay, People Without Government : An Anthropology of Anarchy, London : Kahn and Averill, 1982.
Starhawk, The Fifth Sacred Thing. New York, Bantam, 1993.
Stephen Arthur, “Where License Reigns With All Impunity:” An Anarchist Study of the Rotinonshón:ni Polity,” Northeastern Anarchist No.12, Winter 2007 nefac.net
8. Le futur
Nous nous battons pour notre propre vie, mais aussi pour un monde que nous n'aurons peut-être jamais l'occasion de voir.
L'état ne réémergera-t-il pas avec le temps ?
La plupart des exemples cités dans ce livre n'existent plus, et certains n'ont duré que quelques années. Les sociétés apatrides et les expériences sociales ont été pour la plupart conquises par les puissances impérialistes ou réprimées par les États. Mais l'histoire a également montré que la révolution est possible, et que la lutte révolutionnaire ne conduit pas inévitablement à l'autoritarisme. Les idées révolutionnaires autoritaires telles que la social-démocratie ou le marxisme-léninisme ont été discréditées dans le monde entier. Alors que les partis politiques socialistes continuent d'être des parasites aspirant les énergies vitales des mouvements sociaux, vendant comme prévu leurs circonscriptions à chaque fois qu'ils arrivent au pouvoir, un mélange varié d'horizontalisme, d'indigénisme, d'autonomisme, et l'anarchisme ont été au premier plan de toutes les rébellions sociales passionnantes de la dernière décennie - les soulèvements populaires en Algérie, en Argentine, en Bolivie et au Mexique, les autonomies en Italie, en Allemagne et au Danemark, les étudiants et les insurgés en Grèce, la lutte des agriculteurs en Corée et le mouvement anti-mondialisation qui a uni les pays du monde entier. Ces mouvements ont une chance d'abolir l'État et le capitalisme au milieu des crises des années à venir.
Mais certains craignent que même si une révolution mondiale abolissait l'État et le capitalisme, ceux-ci réapparaîtraient inévitablement au fil du temps. C'est compréhensible, car l'éducation étatiste nous a endoctrinés à croire aux mythes du progrès et de l'histoire unilatérale - l'idée qu'il n'y a qu'un seul récit mondial et qu'il a conduit inexorablement à l'ascension de la civilisation occidentale. En fait, personne ne sait exactement comment l'État s'est développé, mais il est certain que ce n'était ni un processus inévitable ni irréversible. La plupart des sociétés n'ont jamais développé volontairement des États, et peut-être autant de sociétés ont développé des États puis les ont abandonnés que celles qui les ont conservés. Du point de vue de ces sociétés, l'État peut apparaître comme un choix ou une imposition plutôt qu'un développement naturel. La chronologie que nous utilisons affecte également notre perspective. Pendant des dizaines de milliers d'années, l'humanité n'a pas eu besoin d'États, et lorsqu'il n'y aura plus d'États, il sera clair qu'ils étaient une aberration provenant de quelques régions du monde qui contrôlaient temporairement le destin de chacun sur la planète avant d'être à nouveau abandonnés.
Une autre idée fausse est que les sociétés apatrides sont susceptibles d'être détournées par des mâles alpha agressifs qui se nomment eux-mêmes dirigeants. Au contraire, il semble que le modèle de société "Big Man" n'ait jamais abouti à un État ou même à une chefferie. Les sociétés qui permettent à un homme autoritaire, plus talentueux ou plus fort d'avoir plus d'influence l'ignorent généralement ou le tuent s'il devient trop autoritaire, et le "Big Man" est incapable d'étendre son influence très loin, géographiquement ou temporellement. Les caractéristiques physiques sur lesquelles repose son leadership sont éphémères, et il s'efface rapidement ou est remplacé.[124]
Il semble que les États se soient progressivement développés à partir de systèmes de parenté culturellement acceptés qui associaient la gérontocratie au patriarcat - sur une période de plusieurs générations, les hommes plus âgés se sont vus accorder plus de respect et une plus grande exclusivité en tant que médiateurs de conflits et dispensateurs de cadeaux. Ce n'est que très tard dans ce processus qu'ils possédaient quelque chose qui ressemblait à un pouvoir de faire respecter leur volonté. Nous devons nous rappeler qu'à mesure que les gens abandonnaient leurs responsabilités et accordaient plus de respect à certains membres de la communauté, ils n'avaient aucun moyen de connaître les résultats de leurs actions - aucun moyen de savoir à quel point la société hiérarchisée pouvait devenir mauvaise. Une fois que les élites sociales ont obtenu des pouvoirs coercitifs, une nouvelle dialectique du développement social a émergé et, à ce stade, la création de l'État était probable, mais pas encore inévitable car la majorité restait une force sociale ayant le pouvoir de déposséder l'élite ou d'arrêter le processus.
Les sociétés modernes qui ont la mémoire collective des techniques bureaucratiques pourraient redévelopper un État beaucoup plus rapidement, mais nous avons l'avantage de savoir où ce chemin mène et d'être conscients des signes avant-coureurs. Après s'être battus avec acharnement pour gagner leur liberté, les gens auraient beaucoup de motivation pour stopper la réémergence de l'État si elle se produisait à proximité d'eux.
Heureusement, une société anarchiste est sa propre récompense. De nombreuses sociétés apatrides, après le contact colonial, ont eu l'occasion de rejoindre une société hiérarchisée et continuent pourtant à résister, comme !Kung qui continue à vivre dans le désert de Kalihari malgré les efforts du gouvernement du Botswana pour les "installer".
Il existe également des exemples d'expériences sociales anti-autoritaires de longue durée qui prospèrent au sein de la société étatique. Dans le Gloucestershire, en Angleterre, les anarchistes tolstoïens ont fondé la colonie de Whiteway sur un terrain de 40 acres en 1898. Après avoir acheté le terrain, ils ont brûlé l'acte de propriété au bout d'une fourche. En conséquence, ils ont dû construire eux-mêmes toutes leurs maisons car ils ne pouvaient pas obtenir d'hypothèque. Plus de cent ans plus tard, cette commune pacifiste-anarchiste existe toujours, et certains de ses habitants actuels sont des descendants des fondateurs. Ils prennent des décisions en assemblée générale et partagent un certain nombre d'installations communales. Whiteway a parfois hébergé des réfugiés et des objecteurs de conscience. Elle a également abrité un certain nombre de coopératives, telles qu'une boulangerie et une guilde d'artisans. Malgré les pressions extérieures du capitalisme et les relations hiérarchiques reproduites par la société étatiste, Whiteway reste égalitaire et anti-autoritaire.
De l'autre côté de la mer du Nord, à Appelscha, en Frise, un village anarchiste a célébré son 75e année en 2008. Actuellement composé de caravanes, de camping-cars et de quelques bâtiments permanents, le site d'Appelscha est actif dans les mouvements anarchistes et antimilitaristes depuis que le prêtre Domela Nieuwenhuis a quitté l'église et a commencé à prêcher l'athéisme et l'anarchisme. Un groupe de travailleurs a commencé à s'y rassembler et a rapidement acquis des terrains sur lesquels ils ont tenu des rassemblements anarchistes annuels à chaque Pentecôte. Le camp est toujours exempt d'alcool, à l'image du mouvement de tempérance socialiste qui a reconnu l'alcool comme un fléau paralysant pour les travailleurs et une forme d'esclavage pour les employeurs qui vendaient de l'alcool dans les magasins de la compagnie. En 2008, 500 personnes venues de tous les Pays-Bas ainsi que d'Allemagne et de Belgique ont participé au rassemblement anarchiste annuel à Appelscha. Elles ont rejoint les anarchistes qui y vivent toute l'année pour un week-end d'ateliers et de discussions sur des sujets tels que le pacifisme, la libération des animaux, la lutte antifasciste, le sexisme au sein du mouvement, la santé mentale et la campagne qui a empêché les Jeux olympiques d'Amsterdam en 1992. Il y avait des programmes pour enfants, des présentations sur la longue histoire du camp, des repas communautaires, et suffisamment d'enthousiasme dans l'air pour promettre une autre génération d'anarchisme dans la région.
D'autres projets anarchistes peuvent également survivre cent ans. Il n'est pas nécessaire de graver dans le marbre des sociétés, des communautés et des organisations spécifiques - les anarchistes n'ont pas besoin d'adopter des mesures restrictives pour préserver les institutions aux dépens de leurs participants. Parfois, la meilleure chose qu'une communauté ou une organisation puisse faire pour ses participants est de leur permettre d'aller de l'avant. Il n'y a pas de privilèges héréditaires ou de Constitutions qui doivent être transmis ou imposés à l'avenir. En permettant plus de fluidité et de changement, les sociétés anarchistes peuvent durer beaucoup plus longtemps.
La majorité des sociétés au cours de l'histoire humaine ont été communales et apatrides, et beaucoup d'entre elles ont duré des millénaires jusqu'à ce qu'elles soient détruites ou conquises par la civilisation occidentale. La croissance et la puissance de la civilisation occidentale n'étaient pas inévitables, mais plutôt le résultat de processus historiques spécifiques dont on peut dire qu'ils dépendent d'une coïncidence géographique.[125] Les succès militaires de notre civilisation peuvent sembler prouver sa supériorité, mais même en l'absence de résistance, des problèmes endémiques à notre civilisation tels que la déforestation et le changement climatique pourraient bien entraîner sa disparition, révélant qu'elle est un échec total en termes de durabilité. D'autres exemples de sociétés hiérarchisées non durables, de Sumer à l'île de Pâques, montrent la rapidité avec laquelle une société apparemment à son apogée peut s'effondrer.
L'idée que l'État réapparaîtra inévitablement avec le temps est un autre de ces fantasmes désespérément eurocentriques dans lesquels la culture occidentale endoctrine les gens. Des dizaines de sociétés indigènes dans le monde n'ont jamais développé d'État, elles ont prospéré pendant des milliers d'années, elles n'ont jamais capitulé, et lorsqu'elles triompheront enfin contre le colonialisme, elles se débarrasseront de l'imposition de la culture blanche, qui comprend l'État et le capitalisme, et revitaliseront leurs cultures traditionnelles, qu'elles portent toujours en elles. De nombreux groupes indigènes ont l'expérience de centaines, voire de milliers d'années de contact avec l'État, et à aucun moment ils ne se sont volontairement rendus à l'autorité de l'État. Les anarchistes occidentaux ont beaucoup à apprendre de cette persistance, et tous les membres de la société occidentale devraient comprendre l'allusion suivante : l'État n'est pas une adaptation inévitable, c'est une imposition, et une fois que nous aurons appris à le vaincre pour de bon, nous ne le laisserons pas revenir.
Qu'en est-il des autres problèmes que nous ne pouvons pas prévoir ?
Les sociétés anarchistes seront confrontées à des problèmes que nous ne pouvons pas prévoir maintenant, tout comme elles rencontreront des difficultés que nous pourrions prévoir mais que nous ne pourrons pas résoudre sans le laboratoire historique que la révolution fournis. Mais l'une des nombreuses erreurs de l'État est la supposition névrotique selon laquelle la société est perfectible, qu'il est possible d'élaborer des plans qui prévoient tous les problèmes avant qu'ils ne se produisent. Privilégier les lois à l'évaluation au cas par cas et au bon sens, maintenir une armée permanente, accorder à la police des pouvoirs d'urgence de façon permanente - tout cela découle de la paranoïa de l'étatisme.
Nous ne pouvons pas et ne devons pas fixer les contingences de la vie dans un schéma directeur. Dans une société anarchiste, nous devrions inventer des solutions entièrement nouvelles pour des problèmes totalement imprévisibles. Si nous en avons l'occasion, nous le ferons avec joie, en nous salissant les mains dans les complexités de la vie, en réalisant notre vaste potentiel et en atteignant de nouveaux niveaux de croissance et de maturité. Nous ne devons plus jamais abandonner le pouvoir de résoudre nos propres problèmes en coopération avec ceux qui nous entourent.
Faire que l'anarchie fonctionne
Il y a un million de façons de s'attaquer aux structures interconnectées du pouvoir et de l'oppression, et de créer l'anarchie. Vous seul pouvez décider des voies à suivre. Il est important de ne pas laisser vos efforts être détournés vers l'un des canaux qui sont intégrés au système pour récupérer et neutraliser la résistance, comme demander le changement à un parti politique plutôt que de le créer vous-même, ou permettre à vos efforts et créations de devenir des marchandises, des produits ou des modes. Pour nous libérer, nous devons reprendre le contrôle de tous les aspects de notre vie : notre culture, nos loisirs, nos relations, notre logement, l'éducation et les soins de santé, la façon dont nous protégeons nos communautés et produisons de la nourriture - tout. Sans vous isoler dans des campagnes à thème unique, découvrez où se trouvent vos propres passions et compétences, quels problèmes vous concernent et concernent votre communauté, et ce que vous pouvez faire vous-même. Dans le même temps, restez au courant de ce que font les autres, afin de pouvoir établir des relations de solidarité mutuellement inspirantes.
Il se peut que des groupes anti-autoritaires soient déjà actifs dans votre région. Vous pouvez également créer votre propre groupe ; une des grandes qualités de l'anarchiste est qu'il n'a pas besoin d'autorisation. S'il n'y a personne avec qui vous pourriez travailler, vous pourriez peut-être être le prochain Robin des Bois - ce poste est vacant depuis bien trop longtemps ! Ou si c'est une commande trop importante, commencez plus petit, par exemple en faisant des graffitis, en distribuant de la littérature ou en menant un petit projet de bricolage, jusqu'à ce que vous ayez acquis de l'expérience et de la confiance en vos propres capacités et que vous ayez rencontré d'autres personnes qui veulent travailler à vos côtés.
L'anarchie prospère dans la lutte contre la domination, et partout où l'oppression existe, la résistance existe aussi. Ces luttes n'ont pas besoin de se qualifier d'anarchistes pour être des terrains propices à la subversion et à la liberté. Ce qui est important, c'est que nous les soutenions et que nous les rendions plus fortes. Le capitalisme et l'État ne seront pas détruits si nous nous contentons de créer de merveilleuses alternatives. Il était une fois un monde rempli de merveilleuses alternatives et le système sait très bien comment les conquérir et les détruire. Quoi que nous créions, nous devons être prêts à le défendre.
Un seul livre ne suffit pas pour explorer toutes les possibilités de la révolution anarchiste. En voici plusieurs autres que vous pourriez trouver utiles.
Lectures recommandées
CrimethInc., Recipes for Disaster : An Anarchist Cookbook, Olympia : CrimethInc. Workers’ Collective, 2005 ; and Expect Resistance, Salem : CrimethInc. Workers’ Collective 2008.
Kuwasi Balagoon, A Soldier’s Story : Writings by a Revolutionary New Afrikan Anarchist, Montreal : Kersplebedeb, 2001.
Ann Hansen, Direct Action : Memoirs of an Urban Guerrilla, Toronto : Between the Lines, 2002.
Lorenzo Komboa Ervin, Anarchism and the Black Revolution, 2e édition en ligne sur Infoshop.org, 1993.
Emma Goldman, Vivre ma vie. Une anarchiste au temps des révolutions, trad. intégrale de Living my life, L'Échappée, 2018
Richard Kempton, Provo : Amsterdam’s Anarchist Revolt, Brooklyn : Autonomedia, 2007.
Bommi Baumann, Comment tout a commencé , préf. Daniel Cohn-Bendit et Heinrich Böll, Presse d'aujourd'hui, La France sauvage, 1976,
Trapese Collective, ed. Do It Yourself : a handbook for changing our world, London : Pluto Press, 2007.
Roxanne Dunbar Ortiz, Outlaw Woman : A Memoir of the War Years 1960–1975, San Francisco : City Lights, 2001.
A.G. Schwarz and Void Network, We Are an Image from the Future : The Greek Uprising of December 2008, Oakland : AK Press 2009.
Isy Morgenmuffel and Paul Sharkey (eds.), Beating Fascism : Anarchist anti-fascism in theory and practice, London : Kate Sharpley Library, 2005.
Appel (un manifeste anonyme français sans aucune information de publication supplémentaire)
L'article, ou le fanzine, ou le livre que vous allez écrire, pour partager vos expériences avec le monde et élargir notre boîte à outils collective...
Ça fonctionne quand on le fait fonctionner
Les nombreuses personnes qui ont conspiré pour mettre ces histoires de rebelles sur papier et les mettre entre vos mains ont été assez prévenantes pour vous fournir un exemple de séparation de l'anarchie : le livre lui-même. Imaginez le réseau décentralisé, le chaos harmonieux, la confluence de désirs libérés, qui ont rendu cela possible. Avec passion et détermination, des millions de personnes ont donné vie aux histoires que nous présentons, et beaucoup d'entre elles ont lutté, même au-delà d'une certaine défaite, dans l'espoir que leurs utopies puissent inspirer les générations futures. Des centaines d'autres personnes ont documenté ces mondes et les ont maintenus en vie dans nos esprits. Une douzaine d'autres se sont réunies pour éditer, concevoir et illustrer le livre, et encore plus ont collaboré à sa relecture, son impression et sa distribution. Nous n'avons pas de patron, et nous ne sommes pas payés pour faire cela. En fait, le livre est vendu au prix coûtant et notre but en le distribuant n'est pas de gagner de l'argent, mais de le partager avec vous.
L'édition est une entreprise que nous étions censés laisser aux professionnels, et les livres étaient quelque chose que nous étions censés acheter et consommer, et non pas fabriquer nous-mêmes. Mais nous nous sommes forgé une autorisation pour poursuivre ce projet, et nous espérons vous montrer que vous le pouvez aussi. Il peut être tentant de présenter des projets aussi ambitieux comme des produits finaux magiques, laissant le lecteur deviner comment nous l'avons fait et se délectant de l'illusion nous-mêmes ; cependant, il est parfois préférable de laisser entrer une rafale de vent inopportune, de balayer les rideaux et de révéler les machinations en coulisses. Ce livre ne diffère donc pas de tous les autres exemples qui y sont présentés, dans la mesure où sa création a également été une question de conflit constructif. La collection de personnes immédiatement responsables de sa publication n'est pas un cercle homogène, mais comprend plutôt des groupes éditoriaux aux modes de fonctionnement distincts, et un auteur principal pour qui l'écriture est une activité individuelle. En raison de la divergence des besoins et des opinions, certaines personnes n'ont pas pu mener ce projet à terme, mais en tant qu'anarchistes, elles étaient libres de quitter le groupe lorsque cela était dans leur intérêt, et elles avaient déjà eu de bonnes répercussions sur le manuscrit. Pendant ce temps, grâce à une organisation souple, le projet a pu aller de l'avant.
En tant qu'individualiste dans ce groupe, j'ai appris et évolué d'une manière que je n'aurais pas connue si j'avais travaillé dans un groupe autoritaire. Avec un éditeur traditionnel, j'étais obligé de concéder chaque fois qu'un désaccord survenait, non pas parce que j'avais été convaincu de leur point de vue, mais parce qu'ils contrôlaient plus de ressources et pouvaient déterminer si le livre allait être imprimé ou non. Mais avec notre arrangement horizontal, je pouvais recevoir des critiques dont je savais qu'elles visaient à développer le livre jusqu'à son potentiel le plus extrême, plutôt que de simplement le faire mieux vendre sur un marché abruti.
Certes, publier un livre n'est pas la plus grande réussite, et le petit journal n'est certainement pas sur le point de prendre d'assaut le Palais d'hiver, aussi fougueux soit-il, mais l'un de nos arguments les plus fondamentaux est que l'anarchie est beaucoup plus courante qu'on ne nous l'a fait croire. Et bordel, si nous pouvons le faire fonctionner, vous le pouvez aussi.
Tout comme les autres histoires que nous avons racontées ici, l'histoire de nos récits contient ses propres faiblesses. Nous aimerions être les premiers à les souligner. Inévitablement, il manque quelques éléments. L'une est une question de réalisme. En rédigeant ce livre, nous avons essayé de ne pas romancer les exemples, bien qu'il soit clair que ces pages ne permettent pas une analyse complète des forces et des faiblesses de chaque révolution ou expérience sociale citée. Cependant, nous avons voulu donner une indication de l'abondance des complexités et des difficultés qui se cachent sous la surface de chaque exemple d'anarchie. Mais si le livre est couronné de succès, si vous, les lecteurs, ne vous contentez pas de dire, Oh, c'est bien, l'anarchie est possible, puis de retourner à vos vies, mais au contraire vous vous armez de ce savoir pour vous plonger dans la création d'un monde anarchiste, vous découvrirez rapidement par vous-mêmes à quel point c'est difficile.
La vérité, c'est que parfois l'anarchie ne fonctionne pas. Parfois, les gens n'apprennent pas à coopérer, ou un certain groupe ne trouve jamais le moyen de partager les responsabilités, ou encore les conflits internes laissent tout un mouvement à plat ventre et incapable de survivre aux graves pressions du monde qui l'entoure. Même certains des exemples décrits dans ce livre ont fini par s'effondrer en raison de leurs propres défaillances internes. Dans d'autres cas, une communauté libérée sera brutalement réprimée, un centre social squatté créant une bulle de liberté par rapport à l'État et au capital sera expulsé par le propriétaire, ou l'État trouvera une excuse pour vous enfermer pour avoir participé à la lutte pour créer un monde nouveau.
De nombreuses personnes qui se sont battues pour l'anarchie ont fini par mourir et être vaincues, ou simplement démoralisées. Et leurs sacrifices ne seront pas célébrés si nous n'écrivons pas cette histoire nous-mêmes, pour tirer les leçons de leurs échecs et être inspirés par ce qu'ils ont gagné.
Un autre défaut de ce livre est que nous n'avons pas réussi à romancer suffisamment ces exemples. J'ai bien peur que notre tentative docile d'objectivité omette de montrer combien il est inspirant de mettre l'anarchie en pratique, malgré toutes les difficultés. Les histoires ici sont réelles, à un niveau plus profond que ce que les notes de bas de page, la chronique des dates et des noms, peuvent exprimer. Certaines de ces histoires, je les ai vécues moi-même, et elles sont enveloppées dans l'écriture même du livre. La satisfaction fastidieuse d'organiser des infoshops et d'apprendre à utiliser le consensus, au mépris du terrain psychologique étouffant des États-Unis, a été mon inspiration pour commencer un livre sur ce à quoi ressemblerait réellement un monde anarchiste. Alors que je n'avais pas encore terminé ce projet, il m'a amené à faire des recherches sur ce à quoi l'anarchie avait déjà ressemblé. Sur un banc de parc à Berlin, faisant une pause dans l'étude du mouvement autonome de cette ville, j'ai esquissé les grandes lignes de ce nouveau livre, et quelques semaines plus tard, à Christiania, j'ai vu comment un quartier entier vivant dans l'anarchie semble parfaitement ordinaire.
Il m'est venu à l'esprit que je pourrais rencontrer beaucoup d'autres histoires vivantes si je regardais. L'année suivante, je suis allé dans un camp anarchiste de soixante-quinze ans aux Pays-Bas, et j'ai pataugé dans une continuité de lutte dans laquelle le passé n'emprisonne pas le présent, mais le fertilise. Je me suis retrouvé dans des villes de province ukrainiennes qui avaient autrefois renversé l'autorité et j'ai essayé d'imaginer à quoi elles ressemblaient, j'ai jardiné dans un village anarchiste dans les montagnes d'Italie et j'ai ressenti jusqu'au plus profond de moi ce que signifie l'abolition du travail. En voyageant, j'ai correspondu avec un de mes meilleurs amis qui est parti à Oaxaca pendant six mois et qui a participé à la rébellion là-bas.
Comme il se doit, j'ai terminé mon écriture dans un squat de Barcelone, où j'étais coincé en attendant mon procès et menacé de prison après une machination policière. Le parc en bas de la rue était autrefois la prison municipale, mais les anarchistes l'ont démolie en 1936. En 2007, notre centre social l'a repris pour protester contre notre expulsion imminente, en créant un magasin gratuit, en distribuant une sélection de livres de notre bibliothèque, en racontant des histoires aux enfants. Contre toute attente, j'ai trouvé ma survie liée au réseau d'espaces libérés dans toute la ville, qui m'ont logé et nourri. Et ces espaces, à leur tour, dépendaient de nous tous qui nous battions pour les créer et les défendre.
Il en va de même pour toutes les autres histoires que nous avons vues : aucune d'entre elles ne doit son existence aux spectateurs. Ces histoires montrent que l'anarchie peut fonctionner. Mais nous devons la construire nous-mêmes. Le courage et la confiance dont nous avons besoin pour y parvenir ne se trouvent dans aucun livre. Ils nous appartiennent déjà. Nous n'avons qu'à les revendiquer.
Que ces histoires sautent de leurs pages et dans vos cœurs, et trouvent une nouvelle vie.
Peter Gelderloos
Barcelone, décembre 2008
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[76]Les deux citations d'observateurs viennent de Jamie Bissonette, When the Prisoners Ran Walpole : a true story in the movement for prison abolition, Cambridge : South End Press, 2008, p. 160.
[1] Sam Mbah et I.E. Igariway écrivent qu'avant le contact colonial, presque toutes les sociétés africaines traditionnelles étaient des "anarchies", et ils avancent un argument solide à cet effet. On pourrait aussi dire la même chose des autres continents. Mais comme l'auteur ne vient d'aucune de ces sociétés, et comme la culture occidentale croit traditionnellement qu'elle a le droit de représenter d'autres sociétés de manière intéressée, il est préférable d'éviter ces caractérisations générales, tout en s'efforçant de tirer des enseignements de ces exemples.
[2] “The Really Really Free Market : Instituting the Gift Economy,” Rolling Thunder, No. 4 Spring 2007, p. 34.
[3] Robert K. Dentan, The Semai : A Nonviolent People of Malaya. New York : Holt, Rinehart and Winston, 1979, p. 48.
[4] Christopher Boehm, “Egalitarian Behavior and Reverse Dominance Hierarchy,” Current Anthropology, Vol. 34, No. 3, June 1993.
[5] Amy Goodman, “Louisiana Official : Federal Gov’t Abandoned New Orleans,” Democracy Now, September 7, 2005. Fox News, CNN et le New York Times ont tous rapporté à tort des meurtres et des bandes de violeurs itinérants dans le Superdome, où les réfugiés se sont rassemblés pendant la tempête. (Aaron Kinney, “Hurricane Horror Stories,” Salon.com)
[6] Jesse Walker (“Nightmare in New Orleans : Do disasters destroy social cooperation?” Reason Online, September 7, 2005) cite les études du sociologue E.L. Quarantelli, qui a constaté que "Après le cataclysme, les liens sociaux se renforceront, le volontariat explosera, la violence sera rare...".
[7] Roger M. Keesing, Andrew J. Strathern, Cultural Anthropology : A Contemporary Perspective, 3rd Edition, New York : Harcourt Brace & Company, 1998, p.83.
[8] Judith Van Allen “Sitting On a Man” : Colonialism and the Lost Political Institutions of Igbo Women.” Canadian Journal of African Studies. Vol. ii, 1972, pp. 211–219.
[9] Johan M.G. van der Dennen, “Ritualized ‘Primitive’ Warfare and Rituals in War : Phenocopy, Homology, or...?” rechten.eldoc.ub.rug.nl Parmi d'autres exemples, van der Dennen cite les montagnards de Nouvelle-Guinée, parmi lesquels des bandes en guerre s'affrontaient, criaient des insultes et tiraient des flèches qui n'avaient pas de plumes et ne pouvaient donc pas être visées, tandis qu'une autre bande sur la ligne de touche criait qu'il était mal pour des frères de se battre et essayait de calmer la situation avant que le sang ne soit versé. La source originale de ce récit est Rappaport, R.A. (1968), Pigs for the Ancestors : Ritual in the Ecology of a New Guinea People. New Haven : Yale University Press.
[10] “The Aims and Means of the Catholic Worker,” The Catholic Worker, May 2008.
[11] Graham Kemp and Douglas P. Fry (eds.), Keeping the Peace : Conflict Resolution and Peaceful Societies around the World, New York : Routledge, 2004. Le taux de meurtres des Semai, p. 191, les autres taux de meurtres p. 149. Le faible taux de meurtres en Norvège montre que les sociétés industrielles peuvent aussi être pacifiques. Il convient de noter que la Norvège a l'un des écarts de richesse les plus faibles de tous les pays capitalistes, et qu'elle est également peu dépendante de la police et des prisons. La majorité des litiges civils et de nombreuses affaires pénales en Norvège sont réglés par la médiation (p. 163).
[12] Robert K. Dentan, The Semai : A Nonviolent People of Malaya. New York : Holt, Rinehart and Winston, 1979, p. 59.
[13] Dmitri M. Bondarenko and Andrey V. Korotayev, Civilizational Models of Politogenesis, Moscow : Russian Academy of Sciences, 2000.
[14] Harold Barclay, People Without Government : An Anthropology of Anarchy, London : Kahn and Averill, 1982, p. 98.
[15] Christopher Boehm, “Egalitarian Behavior and Reverse Dominance Hierarchy,” Current Anthropology, Vol. 34, No. 3, June 1993.
[16] Les victoires du mouvement et l'échec du FMI et de la Banque mondiale sont argumentés par David Graeber dans "The Shock of Victory," Rolling Thunder no. 5, Spring 2008.
[17] Les paragraphes concernant le peuple des collines et l'Asie du Sud-Est sont basés sur James C. Scott, "Civilizations Can't Climb Hills : A Political History of Statelessness in Southeast Asia", conférence à l'université de Brown, Providence, Rhode Island, 2 février 2005.
[18] Alan MacSimoin, “The Korean Anarchist Movement,” a talk in Dublin, September 1991. MacSimoin references Ha Ki-Rak, A History of the Korean Anarchist Movement, 1986.
[19] Sam Dolgoff, The Anarchist Collectives, New York : Free Life Editions, 1974, p. 73.
[20] Ditto, p. 73. La statistique sur Graus provient de la p. 140.
[21] Gaston Leval, Collectives in the Spanish Revolution, London : Freedom Press, 1975, pp. 206–207.
[22] Sam Dolgoff, The Anarchist Collectives, New York : Free Life Editions, 1974, p. 113.
[23] Les critiques de ce paragraphe et des suivants sont basées sur une interview de Marcello, “Criticisms of the MST,” February 17, 2009, Barcelona.
[24] Wikipedia, “Asamblea Popular de los Pueblos de Oaxaca,” [consulté le 6 novembre 2006]
[25] Diana Denham and C.A.S.A. Collective (eds.), Teaching Rebellion : Stories from the Grassroots Mobilization in Oaxaca, Oakland : PM Press, 2008, interview with Marcos.
[26] Ditto, interview with Adán.
[27] Melford E. Spiro, Kibbutz : Venture in Utopia, New York : Schocken Books, 1963, pp. 90–91.
[28] Robert Fernea, “Putting a Stone in the Middle : the Nubians of Northern Africa,” in Graham Kemp and Douglas P. Fry (eds.), Keeping the Peace : Conflict Resolution and Peaceful Societies around the World, New York : Routledge, 2004, p. 111.
[29] Alice Schlegel, “Contentious But Not Violent : The Hopi of Northern Arizona” in Graham Kemp and Douglas P. Fry (eds.), Keeping the Peace : Conflict Resolution and Peaceful Societies around the World, New York : Routledge, 2004.
[30] Melford E. Spiro, Kibbutz : Venture in Utopia, New York : Schocken Books, 1963, pp. 83–85.
[31] Gemma Aguilar, “Els okupes fan la feina que oblida el Districte,” Avui, Saturday 15 December 2007, p. 43.
[32] Natasha Gordon and Paul Chatterton, Taking Back Control : A Journey through Argentina’s Popular Uprising, Leeds (UK) : University of Leeds, 2004, p. 45.
[33] William Foote Whyte and Kathleen King Whyte, Making Mondragon : The Growth and Dynamics of the Worker Cooperative Complex, Ithaca, New York : ILR Press, 1988, p. 5.
[34] Malcolm Gladwell, The Tipping Point : How Little Things Can Make a Big Difference. New York : Little, Brown, and Company, 2002, pp. 183–187.
[35] Michael Albert, Parecon : Life After Capitalism, New York : Verso, 2003, pp. 104–105.
[36] Diana Denham and C.A.S.A. Collective (eds.), Teaching Rebellion : Stories from the Grassroots Mobilization in Oaxaca, Oakland : PM Press, 2008, interview with Tonia.
[37] Ditto, interview with Francisco.
[38] Cahal Milmo, “On the Barricades : Trouble in a Hippie Paradise,” The Independent, May 31, 2007.
[39] Techniquement, les anciens remplissent une fonction de reproduction car ils stockent des types d'informations obscures comme la façon de survivre aux catastrophes naturelles qui ne se produisent qu'une fois toutes les plusieurs générations. Ils peuvent également servir à accroître la cohésion sociale en augmentant le nombre de relations vivantes au sein de la communauté - par exemple, le nombre de personnes ayant les mêmes grands-parents est beaucoup plus important que le nombre de personnes ayant les mêmes parents. Toutefois, ces avantages en termes de survie ne sont pas immédiatement évidents et rien n'indique qu'une société humaine fasse de tels calculs lorsqu'elle décide de nourrir ou non ses grands-parents édentés. En d'autres termes, le fait que nous nous prévalions des prestations des personnes âgées est le reflet de notre générosité sociale habituelle.
[40] Gaston Leval, Collectives in the Spanish Revolution, London : Freedom Press, 1975, p. 270.
[41] Neille Ilel, “A Healthy Dose of Anarchy : After Katrina, nontraditional, decentralized relief steps in where big government and big charity failed,” Reason Magazine, December 2006.
[42] Albany Free School website (viewed November 24, 2006) www.albanyfreeschool.com
[43] Natasha Gordon and Paul Chatterton, Taking Back Control : A Journey through Argentina’s Popular Uprising, Leeds (UK) : University of Leeds, 2004, pp. 43–44.
[44] See chapter 5 in Uri Gordon, Anarchy Alive ! Anti-authoritarian Politics from Practice to Theory, London : Pluto Press, 2008.
[45] The description of the New Guinea highlanders in Jared Diamond’s book (Collapse : How Societies Choose to Fail or Succeed, New York, Viking, 2005), particularly the portrayal of their curiosity, wit, and humanity, does a great service to dispelling the lingering imagery of so-called primitive peoples as grunting apes or noble savages.
[46] “Wikipedia survives research test,” BBC News 15 Décembre 2005 news.bbc.co.uk
[47] “Editorial administration, oversight and management” Wikipedia, en.wikipedia.org
[48] Patrick Fleuret, “The Social Organization of Water Control in the Taita Hills, Kenya,” American Ethnologist, Vol. 12, 1985.
[49] Sam Dolgoff, The Anarchist Collectives, New York : Free Life Editions, 1974, p. 66.
[50] Ditto, p. 88.
[51] Toutes les citations et statistiques du paragraphe proviennent de Sam Dolgoff, The Anarchist Collectives, New York : Free Life Editions, 1974, pp. 88–92.
[52] Ditto, pp. 75–76
[53] George Katsiaficas, The Subversion of Politics : European Autonomous Social Movements and the Decolonization of Everyday Life. Oakland : AK Press, 2006, pp. 84–85
[54] The Stonehenge Free Festivals, 1972–1985. www.ukrockfestivals.com Viewed 8 May 2008.
[55] The Curious George Brigade, Anarchy In the Age of Dinosaurs, CrimethInc. 2003, pp. 106–120. The statistic from Ghana appears on page 115.
[56] Emily Achtenberg, “Community Organizing and Rebellion : Neighborhood Councils in El Alto, Bolivia,” Progressive Planning, No.172, Summer 2007.
[57] Bien que l'auteur de l'article choisisse le terme de gouvernement, le concept sous-jacent ne doit pas être mis sur un pied d'égalité avec ce qui, dans la société occidentale, est considéré comme un gouvernement. Dans la tradition ayllu, le rôle de chef n'est pas une position sociale privilégiée ou une position de commandement, mais une forme de "service communautaire".
[58] Emily Achtenberg, “Community Organizing and Rebellion : Neighborhood Councils in El Alto, Bolivia,” Progressive Planning, No.172, Summer 2007.
[59] All the quotes on Symphony Way come from Daria Zelenova, “Anti-Eviction Struggle of the Squatters Communities in Contemporary South Africa,” paper presented at the conference “Hierarchy and Power in the History of Civilizations,” at the Russian Academy of Sciences, Moscow, June 2009.
[60] Oxfam America, “Havana’s Green Revelation,” www.oxfamamerica.org [consulté le 5 décembre 2005]
[61] Sam Dolgoff, The Anarchist Collectives, New York : Free Life Editions, 1974, pp. 163–164.
[62] Cette théorie sur le sort de l'île de Pâques est argumentée de manière convaincante dans Jared Diamond, Collapse : How Societies Choose to Fail or Succeed, New York, Viking, 2005.
[63] Eric Alden Smith, Mark Wishnie, “Conservation and Subsistence in Small-Scale Societies,” Annual Review of Anthropology, Vol. 29, 2000, pp. 493–524. “Avec l'augmentation de la densité de la population et de la centralisation politique, les communautés peuvent dépasser la taille et l'homogénéité nécessaires aux systèmes endogènes de gestion communale” (As population density and political centralization increases, communities may exceed the size and homogeneity needed for endogenous systems of communal management) (p. 505). Les auteurs ont également souligné que l'ingérence coloniale et postcoloniale a mis fin à de nombreux systèmes de gestion des ressources communales. Bonnie Anna Nardi, “Modes of Explanation in Anthropological Population Theory : Biological Determinism vs. Self-Regulation in Studies of Population Growth in Third World Countries,” American Anthropologist, vol. 83, 1981. Nardi souligne qu'à mesure que la prise de décision, la société et l'identité passent d'une échelle réduite à une échelle nationale, le contrôle de la fécondité perd de son efficacité (p. 40).
[64] Bruce Stewart, quoted in Derrick Jensen, A Language Older Than Words, White River Junction, Vermont : Chelsea Green Publishing Company, 2000, p.162.
[65] Jared Diamond, Collapse : how societies choose to fail or succeed, New York : Viking, 2005, pp. 292–293
[66] Par exemple, les États-Unis et l'Europe occidentale, responsables de la plupart des gaz à effet de serre dans le monde, forcent actuellement des centaines de millions de personnes à mourir chaque année plutôt que de réduire leur culture automobile et leurs émissions.
[67] The ten percent figure and mention of the two attacks in Germany come from Nathaniel C. Nash, “Oil Companies Face Boycott Over Sinking of Rig,” The New York Times, June 17, 1995.
[68] Jared Diamond, Collapse : How Societies Choose to Fail or Succeed, New York : Viking, 2005, p. 277.
[69] H. Van Der Linden, “Een Nieuwe Overheidsinstelling : Het Waterschap circa 1100–1400” in D.P. Blok, Algemene Geschiednis der Nederlanden, deel III. Haarlem : Fibula van Dishoeck, 1982, p. 64. Author’s translation.
[70] This analysis is well documented by Kristian Williams in Our Enemies in Blue. Brooklyn : Soft Skull Press, 2004.
[71] En 2005, 5.734 travailleurs ont été tués par des blessures traumatiques au travail, et on estime que 50.000 à 60.000 sont morts de maladies professionnelles, selon l'AFL-CIO "Facts About Worker Safety and Health 2007". www.aflcio.org
De tous les meurtres de travailleurs par négligence de l'employeur entre 1982 et 2002, moins de 2000 ont fait l'objet d'une enquête du gouvernement, et parmi ceux-ci, 81 seulement ont abouti à des condamnations et 16 seulement à des peines de prison, bien que la peine maximale autorisée ait été de six mois, selon David Barstow, "U.S. Rarely Seeks Charges for Deaths in Workplace", New York Times, 22 décembre 2003.
[72] Ces statistiques sont largement disponibles auprès du bureau du recensement américain, du ministère de la justice, de chercheurs indépendants, de Human Rights Watch et d'autres organisations. On peut les trouver, par exemple, sur drugwarfacts.org [consulté le 30 décembre 2009].
[73] Wikipedia “Seattle General Strike of 1919,” en.wikipedia.org [consulté le 21 juin 2007]. Les sources imprimées citées dans cet article incluent Jeremy Brecher, Strike ! Revised Edition. South End Press, 1997 ; and Howard Zinn, A People’s History of the United States, Perrenial Classics Edition, 1999.
[74] Diana Denham and C.A.S.A. Collective (eds.), Teaching Rebellion : Stories from the Grassroots Mobilization in Oaxaca, Oakland : PM Press, 2008, interview with Cuatli.
[75] Alan Howard, “Restraint and Ritual Apology : the Rotumans of the South Pacific,” in Graham Kemp and Douglas P. Fry (eds.), Keeping the Peace : Conflict Resolution and Peaceful Societies around the World, New York : Routledge, 2004, p. 42.
[77] On ne peut s'empêcher de comparer cette situation à celle des Britanniques qui répandent l'opium en Chine ou du gouvernement américain qui répand le whisky parmi les indigènes et, plus tard, l'héroïne dans les ghettos.
[78] Natasha Gordon and Paul Chatterton, Taking Back Control : A Journey through Argentina’s Popular Uprising, Leeds (UK) : University of Leeds, 2004, pp. 66–68.
[79] Graham Kemp and Douglas P. Fry (eds.), Keeping the Peace : Conflict Resolution and Peaceful Societies around the World, New York : Routledge, 2004, pp. 73–79. The cross-cultural study is M.H. Ross, The Culture of Conflict, New Haven : Yale University Press, 1993.
[80] Graham Kemp and Douglas P. Fry (eds.), Keeping the Peace : Conflict Resolution and Peaceful Societies around the World, New York : Routledge, 2004, p. 163.
[81] Toutes les citations et statistiques sur les Navajos proviennent de Dennis Sullivan et Larry Tifft, Restorative Justice : Healing the Foundations of Our Everyday Lives, Monsey, NY : Willow Tree Press, 2001, pp. 53–59.
[82] www.harmfreezone.org [consulté le 24 novembre 2006]
[83] Philly’s Pissed, www.phillyspissed.net [consulté le 20 mai 2008]
[84] George R. Edison, MD, “The Drug Laws : Are They Effective and Safe?” The Journal of the American Medial Association. Vol. 239 No.24, June 16, 1978. A.W. MacLeod, Recidivism : a Deficiency Disease, Philadelphia : University of Pennsylvania Press, 1965.
[85] Jamie Bissonette, When the Prisoners Ran Walpole : A True Story in the Movement for Prison Abolition, Cambridge : South End Press, 2008, p. 201. Considérez également les histoires de John Boone et d'autres bureaucrates présentées dans ce récit.
[86] Certaines sources traditionnelles contestent encore que les Makhnovistes soient à l'origine des pogroms antisémites en Ukraine. Dans Nestor Makhno, Anarchy’s Cossack, Alexandre Skirda retrace cette affirmation à ses racines dans la propagande anti-Makhno, tout en citant des sources contemporaines hostiles qui reconnaissent que les Makhnovistes étaient les seules unités militaires à ne pas mener de pogroms. Il fait également référence à la propagande des Makhnovistes qui attaquent l'antisémitisme comme un outil de l'aristocratie, aux milices juives qui ont combattu parmi les Makhnovistes, et aux actions contre les pogroms menées personnellement par Makhno.
[87] Paul Avrich, The Russian Anarchists, Oakland : AK Press, 2005, p. 218.
[88] Makhno espérait que Lénine et Trotsky étaient motivés par une vendetta personnelle contre lui plutôt que par un désir absolu d'écraser les soviets libres, et qu'ils mettraient fin à la répression s'il partait.
[89] Alexandre Skirda, Nestor Makhno, Anarchy’s Cossack : The Struggle for Free Soviets in the Ukraine 1917–1921, London : AK Press, 2005, p. 314.
[90] Amy Goodman, “Lakota Indians Declare Sovereignty from US Government,” Democracy Now !, December 26, 2007.
[91] Extrait d'une brochure illustrée anonyme, “The ‘Oka Crisis’ ”
[92] Oscar Olivera, Cochabamba ! Water War in Bolivia, Cambridge : South End Press, 2004.
[93] George Katsiaficas, The Subversion of Politics : European Autonomous Social Movements and the Decolonization of Everyday Life. Oakland : AK Press, 2006, p. 123
[94] Jaime Semprun, Apologie pour l'insurrection algérienne, Éditions de l'Encyclopédie des Nuisances, 2001. (traduit en anglais par l'auteur). Les citations du paragraphe suivant viennent des pages 18 et 20.
[95] Jaime Semprun, Apologie pour l'insurrection algérienne, Éditions de l'Encyclopédie des Nuisances, 2001. (traduit en anglais par l'auteur)
[96] Ditto, p.80 . En ce qui concerne le quatrième point, contrairement à la société occidentale et à ses différentes formes de pacifisme, la pacification du mouvement en Algérie n'exclut pas l'autodéfense ni même le soulèvement armé, comme le montre le point précédent concernant les martyrs. Elle indique plutôt une préférence pour des résultats pacifiques et consensuels plutôt que pour la coercition et l'autorité arbitraire.
[97] Ditto, p.26.
[98] George Orwell, Homage to Catalonia, London : Martin Secker & Warburg Ltd., 1938, pp.26–28.
[99] Il y avait 40 000 militants anarchistes armés rien qu'à Barcelone et dans la région environnante. Le gouvernement catalan aurait été effectivement aboli si la CNT l'avait simplement ignoré, au lieu d'entamer des négociations. Stuart Christie, We, the Anarchists ! A study of the Iberian Anarchist Federation (FAI) 1927–1937, Hastings, UK : The Meltzer Press, 2000, p. 106.
[100] Ditto, p. 101
[101] John Jordan and Jennifer Whitney, Que Se Vayan Todos : Argentina’s Popular Rebellion, Montreal : Kersplebedeb, 2003, p. 56.
[102] Natasha Gordon and Paul Chatterton, Taking Back Control : A Journey through Argentina’s Popular Uprising, Leeds (UK) : University of Leeds, 2004.
[103] John Jordan and Jennifer Whitney, Que Se Vayan Todos : Argentina’s Popular Rebellion, Montreal : Kersplebedeb, 2003, p. 9.
[104] George Katsiaficas, "Comparing the Paris Commune and the Kwangju Uprising", www.eroseffect.com. Le fait que la résistance était "bien organisée" provient d'un rapport de la fondation conservatrice Heritage Foundation, Daryl M. Plunk, "South Korea's Kwangju Incident Revisited", The Heritage Foundation, n° 35, 16 septembre 1985.
[105] Des biens produits de manière écologique, par des travailleurs qui reçoivent un salaire vital dans des conditions de travail plus saines.
[106] Sam Dolgoff, The Anarchist Collectives, New York : Free Life Editions, 1974, p. 71.
[107] David Graeber, Fragments of an Anarchist Anthropology, Chicago : Prickly Paradigm Press, 2004, pp. 54–55.
[108] John Jordan and Jennifer Whitney, Que Se Vayan Todos : Argentina’s Popular Rebellion, Montreal : Kersplebedeb, 2003, pp. 42–52.
[109] Ditto, pp. 43–44.
[110] Diana Denham and C.A.S.A. Collective (eds.), Teaching Rebellion : Stories from the Grassroots Mobilization in Oaxaca, Oakland : PM Press, 2008, interview with Yescka.
[111] Ditto, interview avec Leyla.
[112] “Longo Maï,” Buiten de Orde, Summer 2008, p.38. Traduction en anglais par l'auteur.
[113] Natasha Gordon and Paul Chatterton, Taking Back Control : A Journey through Argentina’s Popular Uprising, Leeds (UK) : University of Leeds, 2004.
[114] Pour ceux qui ne savent pas lire le français ou l'espagnol, Firestarter Press a publié en 2004 un bon zine sur cette insurrection, intitulé “You Cannot Kill Us, We Are Already Dead.” Algeria’s Ongoing Popular Uprising.
[115] Paul Avrich, The Russian Anarchists, Oakland : AK Press, p. 212–213.
[116] Harold Barclay, People Without Government : An Anthropology of Anarchy, London : Kahn and Averill, 1982, p. 57.
[117] “Pirate Utopias,” Do or Die, No. 8, 1999, pp. 63–78.
[118] Pour ne citer qu'un exemple, les missions "humanitaires" de l'ONU ont été prises à plusieurs reprises en train de mettre en place des réseaux de trafic sexuel dans les pays où elles sont stationnées pour le maintien de la paix. "Mais le problème va au-delà du Kosovo et du trafic sexuel. Partout où l'ONU a mis en place des opérations ces dernières années, diverses violations des droits des femmes semblent suivre". Michael J. Jordan, "Sex Charges haunt UN forces," Christian Science Monitor, 26 novembre 2004. Ce que la presse grand public ne peut pas aller jusqu'à admettre, c'est que cette réalité est universelle pour les militaires, qu'ils portent ou non un casque bleu.
[119] “About RAWA,” www.rawa.org [consulté le 22 juin 2007]
[120] Voir la citation de van der Dennen et Rappaport au chapitre 1.
[121] Harold Barclay, People Without Government : An Anthropology of Anarchy, London : Kahn and Averill, 1982, p. 122.
[122] Les traditions orales Haudennosaunne ont toujours maintenu cette date ancienne, mais les anthropologues blancs racistes ont écarté cette affirmation et ont estimé que la ligue a commencé dans les années 1500. Certains ont même émis l'hypothèse que la constitution des cinq nations a été rédigée avec l'aide de l'Europe. Mais des preuves archéologiques récentes et l'enregistrement d'une éclipse solaire coïncidente ont étayé les histoires orales, prouvant que la fédération était leur propre invention. Wikipedia, "La ligue iroquoise", fr.wikipedia.org [consulté sur http : //en.wikipedia.org/wiki/Iroquois_League le 22 juin 2007]
[123] Stephen Arthur, “Where License Reigns With All Impunity:” An Anarchist Study of the Rotinonshón:ni Polity,” Northeastern Anarchist No. 12, hiver 2007 nefac.net
[124] Voir, par exemple, Dmitri M. Bondarenko and Andrey V. Korotayev, Civilizational Models of Politogenesis, Moscow : Russian Academy of Sciences, 2000.
[125] L'argument selon lequel certaines sociétés ont pu conquérir le monde en raison de conditions géographiques plutôt que d'une quelconque supériorité inhérente est habilement présenté par Jared Diamond dans Guns, Germs, and Steel : The Fates of Human Societies. New York : W.W. Norton, 1997.