Paul Lafargue
Une visite à Louise Michel
— Mais qu’avez-vous donc ? Vous avez l’air tout bouleversé, comme si la vue d’une prison vous troublait, me dit en souriant Louise Michel, me voyant entrer.
— Ah ! citoyenne, il nous est pénible de vous savoir emprisonnée ; mais je ne m’attendais pas à vous voir derrière une grille ; j’espérais causer avec vous dans une chambre, vous serrer les mains.
— Mon cher Lafargue, me répondit-elle, il n’existe pas d’autre parloir dans cet hôtel où les bourgeois me logent gratis. Je ne me plains pas ; j’en ai supporté de plus dures à vous dire vrai ; j’ai trouvé en prison un bonheur que je n’ai jamais connu en liberté, j’ai des loisirs pour étudier et j’en profite. Quand j’étais libre j’avais ma classe, cent cinquante élèves au plus ; ça ne suffisait pas à me faire vivre, les deux tiers au moins ne payaient pas ; le soir, jusqu’à dix et onze heures, il me fallait donner des leçons de musique, de grammaire, d’histoire, de tout enfin ; et quand je rentrais, je me couchais fatiguée, incapable de rien faire ; j’aurais alors donné des années de vie, afin d’avoir des heures pour étudier. Ici, à Saint-Lazare, j’ai du temps à moi, beaucoup de temps ; et j’en suis heureuse : je lis, j’étudie ; j’ai appris plusieurs langues. Un ami, G..., m’a donné des leçons de russe, déjà je puis le lire, et même l’écrire un peu. Vous le savez, j’ai une excellente mémoire, la chose principale pour l’étude des langues. J’ai appris l’anglais toute seule... Il faut que je sache plusieurs langues pour ce que je veux entreprendre à ma sortie de prison... En attendant que je reconquière ma liberté d’action, ma liberté de propagande, j’écris. J’ai écrit des livres pour les enfants ; je leur enseigne à penser en citoyens, en révolutionnaires, tout en les amusant ; j’ai fait, dans des romans, la peinture réaliste des misères de la vie, j’essaye de souffler dans le coeur des hommes l’amour de la révolution.
Pendant une heure et demie, nous causâmes ayant perdu le souvenir du lieu où nous étions, parlant de tout, abordant tous les sujets politique courante, élections, littérature réaliste, romans nouveaux, voyages.
— Ne me plaignez pas, je suis plus libre que beaucoup de ceux qui se promènent à ciel découvert ; ceux-là sont prisonniers par la pensée ; ils sont enchaînés par leur propriété, par leurs intérêts d’argent, leurs tristes nécessités de vie ; ils sont absorbés au point de ne pouvoir vivre en êtres humains, en êtres pensants. Moi, je vis de la vie du monde. Je suis avec enthousiasme le mouvement révolutionnaire de Russie, d’Allemagne, de France, de partout. Oui, je suis une fanatique et, ainsi que les martyrs, mon corps ne ressent pas la douleur quand ma pensée me transporte dans le monde de la révolution. Emprisonnée entre ces murailles épaisses, je revis mon beau voyage de la Nouvelle-Calédonie. Jamais mon être n’a été si puissamment ému par le spectacle de la nature, que lorsque je voguais sur la sombre immensité de l’Océan, lorsque, au pôle Sud, j’assistais à une tempête de neige et que je voyais l’air blanc de neige et la mer noire dévorant les flocons qui tombaient à sa surface, alors que dans mon coeur vivaient les sanglantes journées de la défaite et la sublime explosion du 18 mars. Je peuple ma solitude de milliers de souvenirs. Et mes chers Canaques ! Quels barbares que les civilisés ! J’ai appris leur langue, leur musique, leurs chants ; j’ai vécu au milieu d’eux ; ils m’aimaient comme si j’appartenais à leur tribu. J’avais fondé une école ; en un rien de temps, j’apprenais à ces petits Sauvages à lire et à compter ; mais il faut vous dire que j’avais inventé une méthode spéciale à leur usage...
Louise Michel s’étendit longuement sur la question pédagogique qui l’intéresse si vivement.
— J’ai reçu une lettre du maire de Nouméa ; il me réclame pour que j’aille là-bas fonder des écoles. J’irai.
C’était émouvant d’entendre parler cette femme héroïque.
— Ah ! citoyenne, comme vous nous manquez !
— Ne me parlez pas de grâce ; je ne veux pas de grâce, jamais, à aucun prix.
— Ce ne serait pas une grâce que vous ferait le gouvernement en vous rendant la liberté dont il vous prive par la force. Un révolutionnaire, et c’est mon opinion mûrement réfléchie, ne doit pas reconnaître à la bourgeoisie le droit de le condamner ; il cède à la force énorme qui l’écrase, mais n’abandonne aucun de ses droits et si, après l’avoir enfermé, le gouvernement bourgeois lui ouvre les portes de sa prison, il ne lui fait pas une grâce, il lui restitue la liberté qu’il lui avait dérobée ; il lui doit même des réparations pour les mois de prison qu’il lui a fait faire. Je viens de terminer huit mois de prison et je compte en tirer dommages et intérêts le jour de la révolution. Songez donc, citoyenne, aux services que vous rendriez à la cause révolutionnaire si vous étiez libre.
— Non, je ne veux pas de grâce ; je ne sortirai de prison que si l’on donne une amnistie. Que ceux qui m’aiment ne me parlent jamais de grâce, ce serait me déshonorer.
— Jamais aucune grâce ne déshonorera Louise Michel recommençant le lendemain de sa sortie sa campagne de lutte révolutionnaire.
— Allons, cessons, je ne veux pas entendre parler de grâce. N’oubliez pas de m’apporter vos livres d’anthropologie et le Descent of man de Darwin, sa lecture fortifiera mon anglais. Dites aux amis que je me porte bien. Adieu et au revoir.