Patrice Spadoni
La synthèse entre l’anarchisme et le marxisme
Rosa Luxemburg à la croisée de deux voies
Pour un matérialisme sans économisme
L’hypothèse de Daniel Guérin, celle d’une synthèse à venir de l’anarchisme et du marxisme, trouve précisément aujourd’hui, dix ans après sa mort, de bonnes et de nouvelles raisons pour être réexaminée. En effet, ces dix années ont tout d’abord vu s’effondrer l’empire soviétique, et avec lui les illusions qui avaient dominé pendant plus de soixante ans une grande partie de la gauche et de l’extrême gauche.
Pendant des décennies, Daniel Guérin fut l’un des plus vigoureux critiques de ce monstrueux empire du mensonge, dénonçant le stalinisme, mais aussi, bien avant que cela devînt une mode, les tendances jacobines, autoritaires, liberticides, de Lénine et de Trotski. Mais l’effondrement salutaire du mythe soviétique entraîna dans sa chute, un temps, toute idée d’une transformation radicale de la société, fût-elle libertaire ou autogestionnaire : ces dix années ont d’abord vu la victoire idéologique du libéralisme, par disparition de son adversaire officiel, mais aussi grâce à l’active réhabilitation de l’entreprise, diligentée par les partis sociaux-démocrates du monde entier, et par de larges fractions des anciens ou des toujours « communistes », qui découvraient la « liberté », sous sa seule forme « réellement existante », celle du marché capitaliste.
Et puis, l’Histoire ne s’arrêtant jamais, ce second mythe, libéral, auquel il manquait maintenant le renfort du repoussoir stalinien, se fissura à son tour, aidé par une indéfendable crise sociale croissant au même rythme que les richesses, laissant maintenant un grand nombre de citoyens, à la charnière de deux siècles et de deux millénaires, habités par le sentiment contradictoire que le capitalisme n’est pas un système légitime pour régenter éternellement le destin de l’humanité, mais que pourtant le « communisme », en tout cas tel qu’il fut incarné dans ce siècle, ne saurait être l’alternative qu’il conviendrait de ressusciter. Alors, on cherche à nouveau à distinguer, dans ce qui fut l’extraordinaire élan vers le socialisme, ce qui était juste et généreux, ce qui constituait un idéal qui mériterait de renaître, de ce qui fut une hideuse tromperie et une terrible erreur collective. Dans cette situation à nouveau ouverte, la démarche originale proposée par Daniel Guérin peut trouver son rebond.
Marx libéré de Lénine
La formule, « une synthèse du marxisme et de l’anarchisme », peut évidemment se prêter à des interprétations multiples. Daniel Guérin, lors d’une conférence qu’il prononça à New York en 1973, « Anarchisme et marxisme »,[1] précisait : « De quel « marxisme » s’agit-il ? (...) nous appellerons ici « marxisme » l’ensemble de l’oeuvre écrite par Karl Marx et par Frédéric Engels eux-mêmes. Et non celle de leurs successeurs, plus ou moins infidèles, qui ont usurpé l’étiquette de « marxistes » ». Guérin proposait donc un retour aux sources, accompagné d’une vigoureuse critique des courants qui se sont ensuite formés en les détournant, puis en les glaçant. Ainsi s’en prend-il à la social-démocratie allemande, à E. Bernstein, qui « répudiait ouvertement la lutte des classes, qui était selon lui surannée, au profit de l’électoralisme, du parlementarisme et des réformes sociales ». À Kautsky, pour qui « la conscience socialiste est un élément importé du dehors dans la lutte de classes du prolétariat, et non quelque chose qui en surgit spontanément ». Thèse élitiste, valorisant l’activité de la direction « éclairée » du Parti, préparant les errements du léninisme, la chaîne, logique dans sa forme et absurde dans ses présupposés et dans ses conséquences, qui prône la « dictature du prolétariat » comme régime nécessaire, mais qui ajoute aussitôt que le prolétariat lui-même n’est pas assez éclairé pour exercer cette dictature, qui doit donc revenir au vrai détenteur de la conscience socialiste, au Parti — et plus précisément, car on est toujours plus éclairé en s’élevant, à la direction du Parti -, la « dictature du prolétariat » se révélant, par substitutions successives, celle du Parti et de quelques hommes au sommet de celui-ci.
Daniel Guérin, tout en se situant sur une position nettement « révolutionnaire » et « marxiste », s’en prenait à « la révolution par en haut » de Lénine, affirmant qu’il fallait « déjacobiniser la révolution ». Un des éléments forts de sa démarche est bien de dissocier Marx de Lénine (et donc, bien évidemment, de Trotsky). Cette thèse, lorsqu’elle fut énoncée, au cours des années cinquante, rencontra l’hostilité presque générale, le mouvement de contestation étant alors incarné par le Parti communiste, qui ralliait à lui nombre d’intellectuels, les militants qui s’en écartaient n’osant pas, bien souvent, dépasser les filets de sécurité ou de rattrapage du trotskysme puis des prochinois.
Rosa Luxemburg à la croisée de deux voies
L’entreprise de Daniel Guérin, qui est une démarche croisée, subtile, s’adressant à des pans dissociés du mouvement ouvrier, pour les inviter, séparément et ensemble, à de profondes remises en question, dirige donc un élément de subversion, de déstabilisation interne, en direction de la forme dominante, pratiquement exclusive, du « marxisme » — compris cette fois-ci comme l’ensemble des courants se réclamant de Marx. Rosa Luxemburg, la grande révolutionnaire assassinée par les sociaux-démocrates au cours de l’écrasement de la révolution conseilliste allemande, en 1919, sera son atout.
« La seule théoricienne, dans la social-démocratie allemande, qui resta fidèle au marxisme originel fut Rosa Luxemburg. » Or : « (...) en dépit de variantes dans l’énonciation, il n’y a pas de différence véritable entre la grève générale anarcho-syndicaliste et ce que la prudente Rosa Luxemburg préférait dénommer « grève de masses ». De même ses violentes controverses, la première avec Lénine, en 1904, la dernière au printemps de 1918, avec le pouvoir bolchevique, ne sont pas très éloignées de l’anarchisme. Il en est de même pour ses conceptions ultimes, dans le mouvement spartakiste, à la fin de 1918, d’un socialisme propulsé de bas en haut par les conseils ouvriers. Rosa Luxemburg est l’un des traits d’union entre l’anarchisme et le marxisme authentique. » La contribution historique de Daniel Guérin fut, sur ce point comme sur plusieurs autres, tout à fait décisive, car il s’agissait de restituer l’originalité d’une révolutionnaire passionnée par la spontanéité et la liberté, mais que les staliniens comme les trotskistes s’étaient efforcés de récupérer, la transformant en sainte momifiée du marxisme léniniste.[2]
Guérin trouva donc dans la figure de Rosa Luxemburg un point d’appui pour démontrer que l’on pouvait être « marxiste » sans être léniniste, et même en se situant, comme Rosa, contre Lénine. Ce qui, pour bien des militants « marxistes », était proprement renversant.
Pour un matérialisme sans économisme
Mais que reste-t-il de Marx lorsqu’on l’a séparé de Lénine, et de ce qui, chez le Marx autoritaire, préfigurait Lénine ? Une approche du monde et de la société ; la « théorie révélatrice du capital » ; une conception de l’histoire et une méthode d’analyse qui mettent en avant, comme autant d’éléments décisifs de compréhension, les modes et les rapports de production, la lutte des classes, et finalement « l’être social » qui modèle les consciences des êtres humains, insérés dans des relations sociales contradictoires ; les formes de la production et de la redistribution, qui rayonnent sur tous les aspects de la vie, sur les institutions et sur le politique, sur les pensées et sur les idéologies. Ce marxisme s’arme de la dialectique systématisée par le philosophe Hegel, mais remise, selon l’expression de Marx, « sur ses pieds ». C’est-à-dire une dialectique matérialiste. Ce marxisme originel rejette les postures contemplatives, ou attentistes, ou descriptives, en énonçant une philosophie qui n’a de sens que si elle s’incarne dans un combat politique concret.
Mais, se saisissant de ce marxisme originel, Daniel Guérin n’allait agir ni en disciple ni en croyant : « La pensée de Marx et d’Engels est en elle-même assez difficile à appréhender, car elle a passablement évolué au cours d’un demi-siècle de travaux qui toujours s’efforçaient de refléter la réalité vivante de leur temps ». Et de mettre en regard le jeune Marx, qui, « humaniste, est bien différent du Marx de l’âge mûr (...) qui, par la suite, s’enfermera dans un déterminisme scientifique quelque peu rigide ». Le Marx « insurrectionnaliste » des années 1850, et celui qui, par la suite, « s’enfermait dans la bibliothèque du British Museum pour s’y livrer à des recherches étendues et paisibles ». « Le Marx de 1864–1869, jouant, tout d’abord dans la coulisse, le rôle de conseiller désintéressé et discret des ouvriers rassemblés dans la Première Internationale » mais qui « devient soudain, à partir de 1870, un Marx fort autoritaire (...). »
Le Marx qui, dans La Guerre civile en France, « assure que la Commune a eu le mérite de détruire l’appareil d’État et de le remplacer par le pouvoir communal n’est pas le même qui, dans la « Lettre sur le Programme de Gotha », s’efforcera de convaincre que l’État doit survivre, pour une assez longue période de temps, après la révolution prolétarienne ». Face à ce parcours, qui est aussi un modèle de pensée en recherche, hésitante donc, heureusement contradictoire, c’est-à-dire aussi créatrice, Daniel Guérin propose de trouver une source d’inspiration, plutôt qu’un catéchisme à reproduire : « il ne peut être question de considérer comme un bloc homogène le marxisme originel, celui de Marx et d’Engels. Nous devons le soumettre à un examen critique serré et n’en retenir que les éléments qui auraient un lien de parenté avec l’anarchisme. »
Critiques au marxisme de Marx
En fait de synthèse, on pourrait imaginer une addition « simple » : prendre du marxisme l’approche philosophique et la méthode dialectique, et de l’anarchisme social son projet de transformation autogestionnaire de la société. Mais la « synthèse » avec l’anarchisme à laquelle Guérin pensait n’était pas l’accumulation de « ce qui semble bon » chez les uns et chez les autres, ce n’était pas une addition quantitative, mais justement une confrontation dialectique, ne laissant personne intact. Mettre l’anarchisme en résonance avec le marxisme sert aussi à révéler les limites du marxisme — y compris celui de Marx (tout comme cette confrontation ne peut pas épargner l’anarchisme). Le travail critique de Guérin s’exprime dans au moins trois directions : la spontanéité, l’autogestion, l’aliénation.
Selon Guérin, la spontanéité est « une notion spécifiquement libertaire. Nous trouvons, en effet, très souvent les mots « spontané », « spontanéité » sous la plume de Proudhon et de Bakounine. Mais, ce qui est étrange, jamais dans les écrits de Marx et d’Engels, du moins dans leur rédaction d’origine en langue allemande. (...) En réalité, Marx et Engels se réfèrent seulement à l’auto-activité (Selbsttätigkeit) des masses, notion plus restreinte de la spontanéité. Car un parti révolutionnaire peut se donner le gant d’admettre, parallèlement à ses activités prioritaires, une certaine dose « d’auto-activité » des masses, mais la spontanéité, elle, risque de compromettre sa prétention au rôle dirigeant. » Ajoutons qu’en pointant cette carence, on questionne tant le projet marxiste que sa méthode. La « spontanéité » c’est aussi la créativité, ce facteur déterminant de l’activité humaine, qui fait que si les hommes sont, certes, contraints et agis par le corset des « déterminations matérielles », qu’ils ont par ailleurs pour partie créées, ils sont en même temps capables de créer des conditions nouvelles, et imprévisibles. Daniel Guérin a su introduire un point de vue critique, mais il n’est sans doute pas allé aussi loin que Bakounine qui, tout en partageant l’option matérialiste et dialectique de Marx et d’Engels, rejetait l’économisme « métaphysique » de Marx, la croyance en un sens de l’Histoire préexistant à l’action créatrice des hommes.
Seconde pierre dans le jardin, l’autogestion : « Venons-en au dilemme : nationalisation des moyens de production ou autogestion ? Ici encore Marx et Engels louvoient. Dans le Manifeste communiste de 1848, écrit sous l’influence directe du socialiste d’État français Louis Blanc, ils annoncèrent leur intention de « centraliser tous les moyens de production entre les mains de l’État ». Plus tard les deux auteurs parleront d’autogouvernement des producteurs ». « Mais il est à souligner que jamais Marx ne scruta dans le détail les voies par lesquelles l’autogestion pourrait fonctionner, tandis que Proudhon lui consacrera des pages et des pages. » Une conception déterministe de l’Histoire conduit naturellement à cette erreur, puisque le devenir « socialiste » de la société serait en quelque sorte contenu dans la dialectique « objective » des forces productives et des rapports de production. Il ne s’agirait que d’aider ce futur pré-écrit à se révéler, sans que n’entrent en jeu de façon déterminante les parts d’imaginaire, de créativité, et même d’irrationnel, qui animent pourtant les actes des acteurs des mouvements sociaux.
Logique avec ce réexamen critique, Daniel Guérin pose naturellement au marxisme la question de l’aliénation. Ainsi note-t-il : « la notion de l’aliénation contenue dans les Manuscrits de 1844 du jeune Marx et qui s’accorde fort bien avec le souci de liberté individuelle des anarchistes. » Mais le concept s’efface dans les travaux ultérieurs, et, s’il fut jusqu’au bout partisan de « la fameuse méthode de la dialectique matérialiste et historique qui demeure un des fils conducteurs pour la compréhension des événements du passé et du présent ». Daniel Guérin ajoute, en recherchant les termes d’un marxisme libertaire : « une condition est requise toutefois : ne pas appliquer cette méthode rigidement, mécaniquement (...). »
La « méthode », il la mettra brillamment à l’oeuvre. « Fascisme et grand capital »[3] est ainsi une sorte de modèle d’analyse historique, claire, magnifiquement articulée, presque trop parfaite. On a pu dire, a posteriori, que l’ouvrage n’avait pas suffisamment restitué la dimension irrationnelle du nazisme. Guérin en conviendra lui-même. Mais ce serait lui faire une critique, elle-même bien peu dialectique, que d’ignorer le moment où cette analyse fut produite. En 1936, si la nature antisémite du nazisme était incontestable, il n’avait pas encore montré jusqu’à quel degré d’horreur il allait se porter. Il s’agissait alors pour Daniel Guérin d’éclairer une bonne partie de la gauche, encore aveuglée sur la gravité du danger, en démontrant les liens qui unissaient le fascisme au capitalisme, et ses analyses restent, en ceci, très éclairantes. De son étude de la Révolution française, Guérin sut ensuite induire une analyse singulière, « La Lutte de classes sous la première République »,[4] où le rôle des acteurs plébéiens et prolétariens était nettement dégagé, avec leurs aspirations spécifiques, distinctes de celles de la bourgeoisie révolutionnaire et de ses leaders, les Robespierre ou les Danton.
Celui qui appelait à une synthèse de l’anarchisme et du marxisme était donc l’un des plus brillants marxistes de son époque. Mais toute l’oeuvre de Daniel Guérin est travaillée par une tension elle-même dialectique. D’un côté, il y a un matérialisme exigeant, cherchant toujours à débusquer les signes de la lutte des classes, et les effets, sur les choix des hommes, des conditions de production. D’un autre côté, rares furent ceux qui contribuèrent comme lui à relier, non seulement dans les livres mais également dans les engagements concrets, le refus de l’exploitation et celui de l’aliénation. Aux côtés des colonisés, des Noirs américains, et bien sûr des homosexuels, il transgressait en acte le « marxisme » vulgaire, et militait pour une « Révolution globale », émancipatrice non seulement des exploités mais de tous les aspects personnels et collectifs de la vie humaine. En ceci, le « marxisme libertaire » de Guérin était une sorte de préfiguration des aspirations de mai 68, et, maintenant, il nous propose peut-être la seule posture « marxiste » possible, à la charnière de ces deux siècles, quand penser l’Histoire et la politique sans poser la question de l’aliénation et de l’autonomie n’est plus possible, mais quand, également, juger du monde qui nous entoure sans en analyser les ressorts sociaux et la quête constante des profits serait une fumisterie.
Dégager l’anarchisme des vieux dogmes
Mais si l’option libertaire choisie par Guérin le conduisait à soumettre le marxisme à l’épreuve de la critique, il n’allait pas non plus épargner l’anarchisme. En 1984, dans l’avant-propos de son livre « A la recherche d’un communisme libertaire »,[5] il traçait son parcours à grands traits : « Mon virage libertaire passa par des phases successives : d’abord enfermé dans ce que j’appellerais un anarchisme classique, qui s’exprima dans « Jeunesse du socialisme libertaire » (1959), puis « L’Anarchisme, de la doctrine à la pratique » (1965) et, simultanément, « Ni Dieu ni Maître, anthologie de l’anarchisme », où, aux côtés de Bakounine, place était faite à Stirner, Proudhon, Kropotkine, Malatesta et beaucoup d’autres. Ensuite, prenant quelque distance vis-à-vis de l’anarchisme classique et ne tournant plus le dos à mes précédentes lectures marxiennes, je publierai « Pour un marxisme libertaire » (1969), dont le titre, j’en conviens, prêtera à confusion et choquera mes nouveaux amis libertaires. Enfin, au lendemain de la tempête révolutionnaire de Mai 68, où je plongeai jusqu’au cou, je rejoindrai le Mouvement communiste libertaire (MCL) autour d’un Georges Fontenis revenu de ses écarts autoritaires. Mes options organisationnelles ultérieures seront l’Organisation communiste libertaire (OCL), première et seconde manière ; enfin, et jusqu’à aujourd’hui, l’Union des travailleurs communistes libertaires (UTCL).[6]
« Pendant un quart de siècle, je me suis donc réclamé, et me réclame toujours, du socialisme ou communisme libertaire (le vocable anarchisme me paraît trop restrictif et je ne l’adopterais que s’il était complété par l’épithète « communiste »). Un communisme libertaire différent, ô combien, de l’utopie propagée sous la même étiquette par l’école de Kropotkine, devançant l’ère de l’abondance, tout comme celle propagée en Espagne par Isaac Puente, partant de la patria chica andalouse, et malencontreusement reprise par le congrès de la CNT à Saragosse, à la veille du putsch franquiste. La spécificité du communisme libertaire, tel que j’en esquisse les contours, est intégrationniste et non microcosmique, elle se voudrait synthèse, voire dépassement, de l’anarchisme et du meilleur de la pensée de Marx. »
Dangereuse pour l’orthodoxie marxiste, l’option de Daniel Guérin l’est aussi aux yeux des catéchistes anarchistes, parce qu’elle invite à une relation non sectaire avec les « marxistes », en s’appuyant sur des exemples comme celui de Bakounine, qui fut, comme Marx, un « hégélien de gauche », et qui introduisit « Le Capital » en Russie en commençant sa traduction, mais aussi parce que cette orientation bat en brèche le mode de pensée régressif des anarchistes traditionalistes, qui s’imaginent pouvoir formuler une « doctrine » anarchiste invariante, qu’il n’y aurait plus qu’à ânonner à travers les temps, jusqu’à ce que Révolution s’en suive. Il faut bien l’avouer, Daniel Guérin nous surprenait toujours par quelque trait de non dogmatisme. Dans les années soixante-dix, si marquées, dans nos rangs et pas seulement dans les groupes léninistes, par de l’aveuglement et du sectarisme, Daniel nous déstabilisait souvent. Ainsi, jeunes communistes libertaires que nous étions, dans l’Organisation révolutionnaire anarchiste, où nous l’avions rencontré, puis durant les premières années de l’UTCL, où il nous avait rejoint, nous pâlissions quand il faisait l’éloge d’un Proudhon dont il disait : « Oui et non » quand nous disions : « Non et non », puis blêmissions, quand il citait un Stirner que nous honnissions — sans vraiment l’avoir lu — puis devenions livides, quand il dialoguait avec des sociaux-démocrates, et enfin, pratiquement liquides, quand il valorisait, sans les approuver, la révolte des militants d’Action directe.
« Un point de ralliement vers l’avenir »
L’hypothèse de Daniel Guérin, cette émergence à venir d’une nouvelle forme de socialisme qui emprunterait tant à l’anarchisme qu’au marxisme, a été forgée dans les années 50, et elle est le produit d’un cheminement qui remonte sans doute, chez son auteur, aux premières années de ses engagements, dans les années 20 et surtout 30. C’est dire que la question de son actualité ou de sa caducité est bien posée. En 1984 — il avait alors 80 ans -, il dressait un bilan lucide et ouvert : « Au soir de ma vie, je ne puis certes me vanter d’avoir entrevu, sinon dans ses grandes lignes, la cristallisation définitive d’une synthèse aussi informelle et malaisée. H. E. Kaminski, dans sa biographie de Bakounine (1938), estimait qu’elle est nécessaire et même inévitable, mais que ce serait au futur, moins qu’au présent, de la formuler. Elle devrait surgir de tempêtes sociales au contenu novateur, dont nul aujourd’hui ne peut se targuer de détenir la recette. Au surplus, je crois être, à part mon engagement militant, davantage un historien qu’un théoricien. Il me paraît fort présomptueux de trancher, entre autres, quels aspects de l’anarchisme et de la pensée flottante de Marx seraient ou non conciliables. Le communisme libertaire n’est encore qu’une approximation et non un dogme ne varietur. Il ne peut, me semble-t-il, se définir sur le papier, dans l’absolu. Il ne saurait être une ratiocination du passé, mais bien plutôt un point de ralliement vers l’avenir. La seule conviction qui m’anime est que la future révolution sociale ne sera ni de despotisme moscovite, ni de chlorose social-démocrate, qu’elle ne sera pas autoritaire, mais libertaire et autogestionnaire, ou, si l’on veut, conseilliste ».
Si l’on reprend la formule de Guérin, si l’on considère le communisme libertaire comme un « point de ralliement » et comme une synthèse dont l’accomplissement est projeté dans l’avenir, alors on s’approchera peut-être d’une méthode opérante, qui pourra nous aider à mettre, aujourd’hui, quelque chose en mouvement.
Synthèse, mais dont il n’est plus possible de limiter le champ d’investigation aux seuls marxisme et anarchisme. Ce sont toutes les pensées et tous les courants critiques dont il faudrait tenir compte. Point de ralliement, parce que le courant révolutionnaire de demain ne sera pas le produit d’un développement linéaire des courants se réclamant aujourd’hui explicitement d’un communisme libertaire, mais le résultat de convergences issues de plusieurs courants. La « synthèse » ne s’opérera pas seulement dans le monde des idées, elle sera aussi la synthèse concrète, le ralliement concret d’individus et de groupe concrets qui se rapprocheront à l’échelle du monde entier, et qui formeront l’ossature d’une alternative libertaire de masse à la social-démocratie et au « communisme » autoritaire. C’est-à-dire que des pans entiers des militances qui agissent aujourd’hui sous des drapeaux non libertaires, des militants socialistes, communistes, trotskistes, écologistes, seront concernés par une dynamique d’élaboration / recomposition faisant du communisme libertaire, selon la formule de Guérin, son « point de ralliement », aux côtés d’anarcho-syndicalistes, de syndicalistes révolutionnaires, de libertaires.
Dans ce processus, qui sera l’avenir, ou le rebond sous une forme renouvelée, de la synthèse préconisée par Daniel Guérin, les militants marxistes seront bien évidemment un élément majeur, parce qu’aujourd’hui encore, le présent portant les marques du passé, la très grande majorité des militants anticapitalistes sont de formation marxiste. Nombre de ces militants ont devant eux un dur travail de deuil. Il leur faudra, à l’exemple de Guérin, séparer Marx de Lénine et de Trotsky. Il leur faudra rompre avec le léninisme, avoir le courage de détruire les icônes, mais aussi abandonner des concepts « clés » tels que le rôle dirigeant du parti ou l’État comme mode de centralisation dans une société socialiste, et il leur faudra faire ces ruptures alors que la bourgeoisie reste idéologiquement à l’offensive, c’est-à-dire à un moment où la tentation est forte de se replier vers la défense des vieux dogmes, ou encore d’abandonner toute perspective révolutionnaire et de revenir, même par des détours, vers une matrice social-démocrate.
Le travail de deuil n’épargnera pas les militants libertaires. Et il ne s’agira pas seulement d’abandonner les vieux oripeaux d’un anarchisme traditionnel. Il va falloir entrer dans un âge adulte. Comprendre, en s’aidant de la bonne vieille dialectique, que le pouvoir et la délégation de pouvoir sont des traits inhérents à toute société humaine et à toute forme d’organisation collective, du moins pour l’époque présente et immédiatement à venir, et qu’il est donc vain de s’enivrer avec des vues de l’esprit aussi belles qu’impraticables, qu’il faut au contraire penser pouvoir et contre-pouvoirs, autogestion et délégation sous influence de cette autogestion, décentralisation et centralisation nécessaires, non pas pour jeter par-dessus bord l’exigence libertaire au nom du « réalisme », mais pour proposer un positionnement libertaire crédible et opérant. L’abolition de l’État ne peut tenir lieu de projet de société. Il faut dire clairement qu’à la place de l’État nous proposons une autre forme de centralisation, la Fédération autogérée, qui, bien que fondamentalement basée sur le mandat impératif donné par tous les citoyens sur les grandes décisions, et sur une très large décentralisation, comporte encore des aspects d’élection, de délégation de pouvoir, et, sous des formes que l’Histoire et les expériences détermineront, de coercition, lorsqu’il s’agira d’imposer à ceux qui s’y refuseront ce qu’une société nouvelle établirait comme juste, ou comme nécessaire à l’intérêt collectif.
En cette fin de siècle, avec notamment la terrible épreuve de la « solution finale » derrière nous, nous ne pouvons plus nous illusionner sur une humanité spontanément et universellement bonne, qui se révélerait telle en tout et partout, dès les premiers jours d’une Révolution. La question est bien de penser une société nouvelle où l’exigence libertaire tendrait à modeler tous les rapports sociaux et toutes les institutions, mais sans prétendre au dogme irréel d’une « Anarchie » (ou d’un « Communisme ») pure et sans contradiction. Bref, à travers l’élaboration d’un projet libertaire nouveau, il s’agira bien, comme nous le proposait Daniel Guérin, d’opérer une « synthèse » qui sera également un « dépassement », tant du meilleur de Marx que de l’anarchisme.
[1] On trouve ce texte en annexe dans l’édition de son livre, « L’Anarchisme », Folio, Essais.
[2] « Rosa Luxemburg et la spontanéité révolutionnaire », Daniel Guérin, Flammarion, 1972, Spartacus, 1982.
[3] « Fascisme et grand capital, Italie-Allemagne », Gallimard, 1936, Maspero 1965, 1969.
[4] « La Lutte des classes sous la Ière République », Gallimard, 1946, 1968.
[5] « A la recherche d’un communisme libertaire » Spartacus, 1984.
[6] L’Union des travailleurs communistes libertaires, avec son journal, « Lutter ! », est fondée en 1976 (Daniel Guérin la rejoindra en 1979), elle participera très activement à la constitution d’Alternative libertaire, où elle se fondra.