Pascal Holenweg
Le Manifeste Communiste a 150 ans...
et cela fait 150 ans qu’on attend que le communisme se manifeste...
Quelle actualité pour le marxisme aujourd’hui ? Le capitalisme.
« La sinistra in Europa non è da rinnovare, o da ricostruire, o da ripensare, o da ricomporre, ma da inventare. Radicalmente et dacapo. »
— Paolo Flores d’Arcais
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Quelle actualité pour le marxisme aujourd’hui ? nous demande-t-on. Quelle actualité ? D’abord, le capitalisme. Ensuite, le refus de s’en accommoder. Enfin, la volonté de s’organiser pour le dépasser. L’actualité du marxisme est donc dans l’objet (le capitalisme) et le contenu (la volonté de changement et l’exigence d’action) du marxisme lui-même.
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Mais de quoi, et de qui, parlons nous lorsque nous posons la questions « quelle actualité de Marx aujourd’hui ?» ? Nous parlons de Marx, et nous parlons de nous. Nous parlons de Marx, et non de ceux qui se sont réclamés de lui ; et nous parlons de nous, puisque nous parlons de l’ « actualité » de Marx — comme nous pourrions parler de celle de Bakounine, heureusement (pour lui, d’abord) moins encombré de disciples que son vieux frère ennemi.... Bref , il faut s’entendre sur les termes de la question comme sur ceux de la réponse : il y a ce que Marx a dit, écrit, et ce que les « marxistes», ou présumés tels, ou autoproclamés tels, en ont fait — et le rapport de l’un aux autres tient plus souvent de l’interprétation hasardeuse et du bégaiement rituel que de la compréhension et de l’adaptation : les meilleurs d’entre les « marxistes», je veux dire ceux qui d’entre eux ont le mieux compris Marx, quitte à la réinterpréter et à le « réviser » (comme Bernstein ou Kautsky) ont été dénoncés, idéologiquement déshérités, politiquement diabolisés, par les pires caricaturistes de Marx — à commencer par Lénine.
Tout le reste, à commencer par le léninisme, est de l’histoire : Lénine prétend certes au marxisme, mais Lénine prend le pouvoir avec les méthodes de Blanqui et le garde avec celles de Robespierre. Staline prétend certes continuer Lénine (et donc Marx), mais Staline prend le pouvoir avec les méthodes de Fouché et le garde avec celles d’Yvan le Terrible. On aurait d’ailleurs fort surpris Marx en lui annonçant qu’en se réclamant de lui, une force politique totalement minoritaire arrivée au pouvoir par un putsch allait prétendre instaurer le socialisme dans le dernier pays d’Europe où lui-même le pensait possible...
Marx n’est pas pour grand chose dans ce que quelques uns de ses disciples ont fait du marxisme, et dans le succès du putsch bolchevik de novembre 1917, la social-démocratie d’août 1914 porte une part de responsabilité infiniment plus grande que la référence des bolcheviks à Marx. La chute de l’Union Soviétique, de ce point de vue, éclaire singulièrement notre paysage politique et intellectuel : on peut (re)lire Marx sans se retrouver dans le même camp que les professeurs de Diamat stalinien, comme on peut (re)lire Bakounine sans se retrouver dans la même cellule que l’assassin de Sissi, et (re)lire Rousseau sans se retrouver siégeant au Comité de Salut Public. Et lire Marx (comme Bakounine ou Rousseau, comme Machiavel ou La Boëtie), ce peut être (et, de son propre point de vue, ce doit être) s’apprêter à le critiquer (à critiquer son déterminisme, son mécanisme, ses certitudes...). La critique de Marx sera d’ailleurs d’autant plus radicale qu’elle s’appuiera sur lui.
En outre, ni l’analyse du capitalisme, ni la volonté de l’abattre, ne sont réductibles au seul Marxisme. Marx lui-même s’appuie sur les économistes anglais pour analyser le capitalisme. Et d’entre les multiples courants politiques et/ou intellectuels du socialisme, le marxisme n’est ni le plus virulent à l’égard du capitalisme, s’il prétend être le seul à l’analyser scientifiquement, ni le plus volontariste : l’exigence anticapitaliste est plus encore présente chez les anarchistes, et n’est pas moins forte chez les socialistes chrétiens. Marx est anticapitaliste, certes — mais Lamennais aussi, et Bakounine l’est plus encore... enfin, l’anticapitalisme n’est pas le socialisme : après tout, et à leur manière, le fascisme et l’intégrisme religieux sont anticapitalistes...
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Marx est-il d’actualité, nous demande-t-on ? Il l’est donc, puisque son objet (le capitalisme) l’est toujours. Marx est d’actualité, mais comme Machiavel, et pour les mêmes raisons instrumentales : l’un analyse le capitalisme, l’autre le pouvoir politique, et ni le capitalisme ni le pouvoir politique n’ont déserté ni le champ de l’analyse, ni celui de l’action. Nous avons donc à récuser le marxisme comme idéologie, tout en pouvant continuer d’user de la pensée de Marx comme d’une méthode, ou d’une référence, non exclusive, non totalisante (il n’y a pas, n’en déplaise à Sartre, d’ « horizon indépassable » dans l’histoire des idées, si un « horizon indépassable » est pour le reste un beau pléonasme).
Nous n’avons pas affaire avec le marxisme, et moins encore avec la pensée de Marx, à un corpus théologique clos, mais à une pensée sociale — au double sens d’une analyse de la société, et d’une volonté de transformer la société : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; il s’agit maintenant de le changer », Pour Marx l’interprétation et la volonté de changement sont indissociables : on interprète pour pouvoir changer, on ne peut changer que si on a interprété.
Que vaut le meilleur des programmes si l’on ne dispose d’aucun moyen de l’appliquer ? Marx (mais aussi Bakounine) répond par l’engagement à la pratique. L’utopie n’est pas l’île de Thomas More, elle est concrète, et elle se concrétise dans la lutte politique, et l’organisation pour cette lutte. Mais que vaut une lutte sans programme ? Que vaut d’être au pouvoir si on ne sait pas qu’en faire, ni qu’y faire, si on n’y fait rien ou qu’on n’y fait que ce que d’autres pourraient y faire (aménager le capitalisme, par exemple ?) Marx (mas pas Marx seulement) répond par l’engagement au programme. Cette double exigence, celle du programme et celle de la pratique, est une double critique : une critique du pragmatisme et de l’activisme (des pratiques sans programme) et une critique de l’utopisme (un programme sans pratique). L’île d’Utopie est parfaite, en son genre quelque peu carcéral. Mais elle n’est nulle part, et elle est hors du temps. Elle n’est pas une alternative, mais un rêve — un opium du peuple comme les autres. Quant au pragmatisme, qui calibre constamment l’action aux possibilités offertes d’agir ici et maintenant sans sortir du cadre donné par les institutions existantes, à quoi mène-t-il, sinon à pérenniser ces institutions, et donc à faire le contraire de ce qu’une force de changement est supposée faire ?
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Il y a dans Marx une analyse scientifique (ou voulant l’être) de la réalité sociale, et une critique éthique de cette réalité, de quoi découle la volonté de la changer. Il y a l’ « analyse concrète des situations concrètes», pour reprendre une expression léniniste, et la volonté de mettre cette analyse au service d’un projet de changement. De ce point de vue, Marx condense les deux figures de l’intellectuel selon Max Weber, le savant et le politique, et les deux éthiques intellectuelles, l’éthique de la responsabilité et l’éthique de la vérité, la première reposant sur la seconde, aucune des deux n’ayant de légitimité sans l’autre.
Analyse et pratique (praxis et poiesis, pour faire pédant...) sont des exigences au présent : Il s’agit bien aujourd’hui de comprendre la mondialisation capitaliste, puisque c’est elle qui impose son rythme et ses critères, et de la comprendre pour y opposer une alternative, puisque ces critères (la mercantilisation généralisée) sont inacceptables, et leurs conséquences catastrophiques. Comprendre la mondialisation et s’en tenir là, c’est se contenter d’un travail d’autopsie ; s’opposer à la mondialisation sans la comprendre, c’est se condamner à l’impuissance.
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Opposer une alternative à la mondialisation capitaliste, ce n’est pas seulement y résister, et dans l’appel à « résister » à la mondialisation capitaliste, il semble qu’il entre aujourd’hui plus de Proudhon ou de Lassalle que de Marx, plus de conservatisme, de corporatisme, de fétichisme étatique, que de volonté de changement. Marx n’appelait pas à « résister » à la marche du capitalisme, mais à la poursuivre jusqu’à la faire sortir de ses rails et de ses limites ; il n’appelait pas à la défense de l’État-Nation, mais applaudissait la force révolutionnaire qui, après l’avoir édifié, menaçait de le mettre à bas. Les mots du « Manifeste communiste » sont clairs — et ils ne décrivent pas seulement l’état du capitalisme en 1848, mais aussi, toujours, sa force en 2001 :
« Le marché mondial accéléra prodigieusement le développement du commerce, de la navigation, de tous les moyens de communication. Ce développement réagit à son tour sur la marche de l’industrie ; et au fur et à mesure que l’industrie, le commerce, la navigation, les chemins de fer se développaient, la Bourgeoisie grandissait, décuplant ses capitaux et refoulant à l’arrière plan les classes transmises par le moyen âge. (...) Chaque étape de l’évolution parcourue par la Bourgeoisie était accompagnée d’un progrès correspondant. (...) La Bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle essentiellement révolutionnaire. (...) La Bourgeoisie n’existe qu’à la condition de révolutionner sans cesse les instruments de travail, ce qui veut dire le mode de production, ce qui veut dire tous les rapports sociaux».
Ce faisant, la bourgeoisie (c’est-à-dire le capitalisme) a à la fois « cassé » les vieilles structures et rendu possible l’avènement de nouveaux rapports sociaux — le socialisme, c’est-à-dire, pour Marx mais aussi pour l’ensemble des autres courants du socialisme, des anarchistes aux sociaux-démocrates en passant par les socialistes chrétiens, la propriété collective, sociale (et non pas, ou pas forcément, l’étatisation) des moyens de production et des circuits financiers.
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Il n’y a pas aujourd’hui de meilleurs « marxistes», au sens de praticiens des hypothèses de Marx, que les principaux acteurs du capitalisme mondialisé. Jean-Marie Meissier ou Bill Gates sont de meilleurs « marxistes » que Robert Hue ou Fausto Bertinotti. Berlusconi est meilleur « gramscien » que ses adversaires (lui au moins a compris le sens concret de l’exigence d’hégémonie culturelle : en diffusant de la merde, certes, mais en transformant dans le même temps les citoyens en mouches).
Marx est un critique du capitalisme, mais un critique admiratif, et un critique qui, animé de la volonté de dépasser le capitalisme, et d’un refus éthique absolu d’admettre sa légitimité et la « normalité » de ses conséquences, affirme que ce dépassement, ce refus et l’abolition de ces conséquences s’inscrivent dans le prolongement du capitalisme, non dans le retour à des formes anciennes de rapports sociaux (comme les rêvait Proudhon) ou dans la défense des rapports sociaux existants. Le capitalisme créée les conditions du socialisme.
Reste que ces conditions ne sont pas des nécessités, et que le passage du capitalisme au socialisme se fait par l’action humaine. Au centre de la pensée de Marx, il y a bien l’homme (l’humain), non comme concept métaphysique mais comme acteur — non comme être pensant, mais comme être agissant, n’étant que parce qu’il est agissant. Ce qui constitue l’humain est son action sur les choses, sur d’autres humains, sur son milieu, sur sa société — non une âme ou une essence spirituelle. Et l’une des critiques les plus radicales du capitalisme est précisément celle qui se fonde sur ce constat qu’en « chosifiant » l’action des hommes, et la réduisant et en réduisant leurs relations à des actions et des relations marchandes, le capitalisme transforme l’homme lui-même en marchandise.
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Le capitalisme n’est pas une « simple » forme de production : il est un système global, soumettant toute la société, tout fonctionnement social, toute règle et toute norme sociale à ses lois. C’est-à-dire transformant tout rapport humain en chose, et toute chose en marchandise. La gauche ne se plie-t-elle pas elle-même à cette « loi » en admettant comme mesure essentielle de son efficacité politique les critères mêmes du capitalisme : équilibres macro-économiques, équilibre budgétaire, croissance quantitative et mesurable monétairement, augmentation du niveau de vie mesurée par celle du revenu ?
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Dans le grand jeu de masques idéologiques auquel il paraît que l’on joue depuis dix ans, l’on voit donc des masques « marxistes » défendre l’État-Nation comme rempart contre le capitalisme (mais qui donc a constitué l’État nation ?), la gauche révolutionnaire en appeler à la défense de l’État social (c’est-à-dire du capitalisme socialisé par la social-démocratie, que la même gauche révolutionnaire il y a dix ans dénonçait précisément comme gestionnaire du capitalisme), des forces se proclamant « alternative » proposer le capitalisme des années cinquante du XXème siècle comme alternative au capitalisme des premières années du XXIème siècle (il est vrai que nous avons fait encore mieux, encore plus « alternatif», en proposant d’en revenir au IIIème siècle — mais c’était en usant du calendrier républicain...) et une partie de la social-démocratie s’autoproclamer « moderniste » en se donnant pour programme celui de la Migros et de l’Alliance des Indépendants de Gottlieb Duttweiler : « le capital à but social».
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Ou en est on à « gauche de la gauche » (pendant qu’à la « droite de la gauche » on se livre à la chasse aux « bobos » et à la caresse des classes moyennes dans le sens du poil fiscal et patrimonial...) ? A affirmer qu’il n’y a pas de meilleur « anticapitalisme » que celui qui consiste à défendre deux des trois instruments du capitalisme : le salariat et l’État (non pas la collectivité publique, non pas la commune, mais l’État central). A accuser la social-démocratie (héritière, qu’elle l’admette ou non, du marxisme...) de basculer dans le social-libéralisme, mais en même temps à proclamer l’ardente obligation de reprendre des mains de la social-démocratie défaillante le flambeau de l’État social — bref, à transformer l’ancienne gauche révolutionnaire en succédané de l’ancienne social-démocratie.
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La gauche, depuis bientôt cinquante ans, concentre dans nos pays son action, ses forces, ses capacités de projets, sur les institutions politiques et sociales, sur le travail législatif et constituant, sur l’action dans, par et sur l’État. Bref, sur ce que Marx concevait comme étant la « superstructure» ; or celle-ci (les lois, les institutions, les idéologies, leurs appareils) est toujours « en retard » sur l’infrastructure économique, que le capitalisme constitue « globalement», à marche forcée et avec une efficacité (de son point de vue) remarquable. De quel poids face à la puissance de l’infrastructure économique capitaliste peuvent être les efforts (admettons qu’efforts il y ait) consacrés par la gauche traditionnelle à « moderniser » les appareils politiques et sociaux, sans plus se poser la question de leur transformation radicale (et pour certains d’entre eux, de leur abolition) ?
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Pour Marx, le « moteur de l’histoire » est la lutte des classes. La fin de cette lutte est désormais proclamée, avec la fin des classes, et la fin de l’histoire, dans une société réconciliée autour d’une massive classe moyenne (certes flanquée d’une frange d’exclus et d’une marge de milliardaires) qu’il conviendrait désormais d’entretenir, de préserver, de laisser prospérer pour sur elle construire un ordre social stable, paisiblement démocratique et respectueux de quelques droits fondamentaux. Mais à supposer même que cette vision ait quelque réalité hors du centre du morceau de monde où elle est proclamée, quelles sont les conditions nécessaires à la prospérité de ce petit paradis de petits bourgeois ? D’entre les conditions de cette société « réconciliée», n’y a-t-il pas la multiplication des sociétés désagrégées ? La fin de la lutte des classes dans les pays du « centre » développé ne se paie-t-elle pas de la constitution d’une gigantesque classe d’exclus à leurs portes ? Et quel sens cela peut-il avoir pour des socialistes de combattre pour le maintien ici de conditions et de normes sociales dont la contrepartie reste l’exclusion de la majorité des habitants de la planète des droits les plus fondamentaux ?
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Face à la mondialisation capitaliste, nous avons à opposer notre propre « mondialisation » : l’internationalisme — et un internationalisme aussi concret que ce à quoi il s’oppose. Un tel internationalisme suppose à la fois des instruments (des organisations internationales, politiques et syndicales) et une traduction des principes de solidarité dans chaque action politique concrète, à tous les niveaux de l’action politique, jusqu’au plus local, jusqu’au plus trivial, jusqu’au plus impopulaire. Car s’il n’y a plus grand monde, dans ce pays, dont on puisse dire ce que Marx disait des prolétaires de son temps : « ils n’ont à perdre que leurs chaînes», des millions d’hommes et de femmes de par le monde n’ont toujours à perdre que leurs chaînes, quand la fameuse et improbable « classe moyenne » occidentale aux basques de laquelle court toute la social-démocratie européenne a de toute évidence « quelque chose » à perdre à être solidaire des gueux. Que craignent de perdre les jeunes manifestants de Kabylie ? Et de quelle solidarité avec eux croit-on que nos bobos soient capables ?
L’internationalisme n’est pas une solidarité entre les « riches » et les « pauvres», mais une organisation solidaires des « pauvres » contre les « riches».
C’est là, finalement, dans l’exigence internationaliste, dans la certitude qu’on ne sortira pas du capitalisme sans en sortir ensemble, après l’avoir combattu ensemble, que nous pouvons aujourd’hui retrouver le meilleur de l’héritage marxien. Le capitalisme est mondialisé ? L’alternative au capitalisme doit l’être aussi. Les internationalismes passés ont échoué ? Un nouvel internationalisme doit recevoir l’enseignement de ces échecs.
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Le Manifeste Communiste de Marx et Engels a donc été publié pour la première fois il y a plus de 150 ans. À la relecture de ce texte, aujourd’hui, on pensera sans doute moins aux intentions et aux projets de ses auteurs qu’à ce qu’en firent ceux qui s’en emparèrent. Ce n’est pas à tort que ce lien se fait, entre Marx et les marxistes, même les pires : après tout, un « intellectuel » doit tout de même est tenu pour un peu responsable de ce que l’on fait de son travail, sauf à considérer celui-ci comme inconsistant. Mais ce serait tout de même évidemment à tort qu’on réduirait l’apport de Marx à ce qu’en firent Lénine, Staline ou Mao — d’autant que cette réduction est généralement faite par des gens qui n’ont jamais pris la peine de lire une seule ligne du vieux Karl, et ne retiennent de lui que le titre de son texte le plus court : le Manifeste communiste, précisément — et en donnant au mot « communiste » le sens que nous lui donnons aujourd’hui, plus de 80 ans après le putsch de novembre 1917.
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De quel « communisme » Marx et Engels écrivent-ils ? Evidemment pas du collectivisme d’État né de ce putsch, mais bien plutôt du vieux projet utopiste de réconciliation des hommes, des classes et des peuples. La Révolution à laquelle se réfèrent Marx et Engels est au fond, toujours, la Grande Révolution de 1789, qu’il faut faire là où elle n’a pas encore été faite, refaire là où elle a été défaite, parfaire partout où elle n’a pas été conduite à son terme. Bref : ils reprennent la révolution là où Robespierre et Saint-Just l’ont laissée.
150 ans après son « Manifeste», le communisme ainsi projeté (la société sans classe, sans État, sans frontières et sans propriété privée) ne s’est évidemment toujours pas manifesté. A qui la faute ? Au capitalisme, sans doute, qui s’est acharné à démentir la prédiction rituelle de son effondrement dans une crise définitive, apocalyptique au sens strict du terme. La baisse tendancielle du taux de profit a finalement agi sur le capitalisme comme une provocation à l’innovation technologique, à la rationalisation de la production, à l’ouverture de nouveaux marchés, à la création de nouveaux « besoins » (c’est-à-dire à la transformation d’anciennes envies en nouvelles consommation). Mais de la pérennité du capitalisme la faute revient aussi au mouvement ouvrier lui-même (du moins à sa part majoritaire) qui, sociaux-démocrates et « communistes » sur ce point au moins complices, n’a eu de cesse de renforcer ce que le communisme « théorique » voulait abolir — à commencer par l’État, à poursuivre par le salariat, à terminer par la propriété privée...
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La première et la dernière phrase du Manifeste sont célèbres, mais entre « un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme » et « prolétaires de tous les pays, unissez-vous», il y a quelque chose, l’essentiel, qui s’est perdu en 150 ans : un souffle révolutionnaire romantique pas encore ossifié dans la prétention scientifique, un volontarisme et un optimisme politiques qui tranchent vigoureusement avec les plates soumissions aux normes établies par quoi la gauche contemporaine se manifeste si souvent. Que nous reste-t-il de ce souffle et de ce volontarisme ? Des réflexes, de la nostalgie, peut-être, mais encore ?
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Un spectre hante la gauche européenne, celui de son impotence, de sa propension à vouloir faire du social-capitalisme neuf avec du corporatisme vieux, du socialisme moderne avec d’anciens modernismes « radicaux», du mouvement social avec la défense du salariat, de l’État et de la propriété privée contre ce qui, venant du capitalisme lui-même, les menacent. Bref, les héritiers du mouvement ouvrier adorent ce que le mouvement voulait brûler et combattent pour la défense de ce qu’il voulait abolir.
150 ans après l’un de ses manifestes fondateurs, pourquoi combat la gauche ? Pour la préservation des normes sociales petites-bourgeoises (à commencer par l’emploi et le salariat) et pour la défense des « bases nationales » de l’économie, quand Marx applaudissait haut et fort à leur destruction par la mondialisation (qu’il appelait de ses vœux et en quoi il voyait une condition préalable et nécessaire au socialisme).
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Il y a bien quelque chose de cruellement exemplaire dans telle de nos querelles locales, où l’on peut voir par exemple la « gauche de la gauche » combattre pour la défense des petits propriétaires de villas menacées par un (modeste) projet d’urbanisation sociale (partielle) de leur zone pavillonnaire... Marx, encore (et en substance) : en soumettant la campagne à la ville, en augmentant la population des villes aux dépens de celle des campagnes, la bourgeoisie fait œuvre révolutionnaire...
Ainsi en sommes nous, ou plutôt ainsi nous sommes-nous réduits à défendre le « vieux monde » contre ce qui le menace. Quant à celles et ceux d’entre nous qui ont peine à se satisfaire de cet avachissement du projet et des pratiques, ils ont à répondre à cette autre question, non moins inquiète que « pourquoi combattons-nous ? » : Pour qui, et avec qui combattons nous ?
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Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! Certes, mais où sont-ils passés, les prolétaires ? Dans la fonction publique ou au RMCAS (RMI) ? Et de quelle couche sociale sont aujourd’hui représentatifs les héritiers de ceux qui parlaient autrefois en leur nom — puisqu’aussi bien, le prolétariat a toujours eu pour son malheur plus de porte-paroles que de droit à la parole ?
L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes de classes, assénaient nos deux barbus fondateurs. Fort bien -mais quelles classes, ici et maintenant, sont-elles en lutte ? Marx et Engels constataient que la société de leur temps se divisait « de plus en plus en deux vastes camps opposés, et deux classes ennemies : la Bourgeoisie et le Prolétariat », .. Les deux vieux ennemis se sont-ils réconciliés (ils se marièrent, créèrent une start-up, vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants : les bobos) ou plutôt l’un des deux a-t-il digéré l’autre ? De la bonne vieille dichotomie du Manifeste, il semble bien ne nous rester qu’une contradiction qui n’est plus une lutte, entre une grande bourgeoisie qui croit conduire le changement social parce qu’elle en célèbre les vertus à Davos et une petite bourgeoisie qui ne craint rien tant que sa paupérisation, et une contradiction qui n’est pas encore une lutte, entre les « socialisés » et les exclus, et les classes moyennes d’ « ici » et les sous-prolétarisés de « là-bas » (contre qui se prêche un contrôle de l’immigration dont le seul effet perceptible est de transformer des immigrés légaux en immigrants illégaux, et de remplir les poches des réseaux mafieux de passeurs).
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Pour la plupart de ses habitants, notre monde est invivable, et invivable aussi pour des millions d’Européens (et d’Américains du nord) la société prévalant sur leurs continents. Mais de l’édification de cette société, les héritiers de Marx et d’Engels (sociaux-démocrates et « communistes») ont pris leur part, considérable ; ce monde, les socialistes l’ont aussi construit, et ils en ont aussi défini les règles. 150 après le Manifeste communiste, nous ne sommes toujours pas sortis du capitalisme, nous avons même largement contribué à le renforcer, en le « socialisant», et notre problème (quand encore nous consentons à nous le poser) est toujours celui que se posaient les fondateurs du mouvement ouvrier international : le problème du dépassement de la réalité sociale par le projet politique, et par sa pratique — l’utopie concrète.
Pour Marx et Engels, le socialisme était un projet — un projet logique, inscrit dans le capitalisme comme une conséquence l’est dans une cause. Le socialisme est, reste un projet, et peut-être est-il voué à n’être que cela, aussi peu réalisable qu’un horizon est atteignable (cet horizon là est, pour le coup, « indépassable»), mais donnant une direction sans proposer une réalité « clef en main». L’important, il est vrai, est le cheminement, pas d’atteindre le terme du chemin. Le chemin se trace en cheminant — ce qui après tout est encore le meilleur moyen de ne pas perdre en route ceux qui ont oublié quel était le chemin (ce n’est plus du Marx, c’est de l’Héraclite : tant qu’à être accusé d’archaïsme, autant faire dans le présocratique...)
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Relire le « Manifeste » (et si le temps nous en est donné, « Le Capital », l’ « Introduction à la critique du droit politique hégélien » et « L’Idéologie allemande») s’impose certes, comme un acte de culture ou de mémoire, non pour y trouver une réponse pratique à la nécessité présente de faire resurgir une « gauche»qui soit aussi radicalement socialiste que radicalement anticapitaliste, et qui sache bien que ces deux radicalités ne se confondent pas (il y a, présent, un anticapitalisme foncièrement réactionnaire, lors même qu’il se pare de rhétoriques révolutionnaire, et nous avons à nous en défaire dans le même mouvement que nous avons à nous défaire de nos fétiches modernistes).
Le reproche que nous avons à faire aujourd’hui à la gauche n’est pas d’être réformiste, mais de ne même plus l’être. Et apparemment de renoncer à le redevenir.
Quand la posture moderniste tient lieu de programme et que le corporatisme se proclame force de résistance, ce n’est pas seulement « la gauche » qui s’efface devant le marché triomphant, mais c’est le politique — tout le politique, du citoyen aux institutions — qui s’efface devant l’économie — et plus précisément : une certaine forme d’économie : celle-là même qui fut l’objet du travail d’analyse et de l’appel à l’action de Marx, ce capitalisme dont la persistance fonde, précisément, l’actualité de ce travail et, avec d’autres, de cet appel.
Relisons le Manifeste Communiste, non comme on relit un programme (et moins encore comme on bégaie un catéchisme) mais pour la même raison que nous devons aussi relire le Discours de la servitude volontaire : pour nous souvenir de ce que nous voulions, comprendre pourquoi nous n’en avons rien obtenu, et reprendre le cheminement interrompu.