Et maintenant que la misère ne saute plus aux yeux ?
Sur les camps pour les migrants et pour « nous » tous
On se croyait déjà habitués à les voir tous les jours… Des milliers de damnés de la Terre qui avaient fait le choix d’abandonner leurs familles, leurs amis et leurs proches, et qui avaient atterri sur les avenues parisiennes en attente d’espoir. Par le hasard de circonstance, la misère qui n’est ni nouvelle, ni même récente, s’est désormais retrouvée devant les yeux de chacun. La misère de ce que les gestionnaires appellent « les parcours migratoires », dont les campements ne sont pas le stade premier, ni le dernier.
Maintenant c’est réglé : la violence de la loi a été mobilisée pour que les misérables soient embarqués et transportés on ne sait pas où, loin de nos champs de vision quotidiens, loin de nos petits ou grands soucis de tristesse, d’indignation, d’outrance, d’impuissance ou d’indifférence - peut-être quelque peu forcée. La vie est finalement retournée à la normale : la jeunesse peut continuer à s’occuper de sport comme il le faut, les familles peuvent se balader parmi les odeurs de sapin, et tout ça dans la sécurité des grilles érigées par la Mairie pour qu’on ne se méprenne jamais sur notre place.
Sauf que la misère continue à exister, tout comme elle existait avant qu’il y ait des campements dans les avenues de Stalingrad. Les flics qui descendaient régulièrement pour rafler, dégager, tabasser ou simplement terroriser les gens, n’ont pas interrompu leur sale travail. Les autorités de l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides) n’ont pas cessé de trier entre ceux qui, d’après elles, méritent d’être réfugiés, et le reste, à qui on a réservé les rafles, l’enfermement aux centres de rétention (CRA), l’expulsion, mais entretemps aussi l’exploitation accélérée et l’exclusion sociale. Les boîtes de construction et de maintenance des CRA, telles que Vinci, les banques qui balancent les sans-papiers comme LCL, La Poste et BNP, les expulseurs directs comme SNCF ou Air France, aussi bien que toute une palette d’agences intérim, constituent un réseau de business pour qui la misère des migrants n’est qu’une énième niche rentable. Et n’oublions pas les belles âmes caritatives et municipales, la Mairie en tête, qui font tout pour que cette horreur soit oubliée derrière les activités sportives et familiales du quartier.
Et quoi ?
Un pas
Quoiqu’on habite à une époque où tout le monde, de l’extrême droite à l’extrême gauche, tient à nous diviser selon des origines, selon des croyances débiles, selon des échelles infiniment divisibles en bas de la hiérarchie sociale, selon des identités plus vides les unes que les autres, voire selon des « races », nous tenons à ce que la solidarité soit partagée par tous les damnés de la Terre. Nous refusons de considérer les migrants sans-papiers séparément de nous-mêmes. Nous n’acceptons pas de dire « nous » sans les guillemets.
Face à la misère extrême, comme cet été dans les avenues autour de Stalingrad, le sentiment de solidarité peut être confusément mêlé de pitié inavouée, de condescendance maladroite, de désolation impuissante. Ce n’est pas héroïque mais ce n’est pas inavouable.
Mais ne peut-on être solidaire qu’avec celui, celle qui « nous » ressemble ? Peut-être.
Devrait-on souligner que l’exploitation des migrants est une version accélérée de ce que n’importe quel prolo vit au travail ? Ou que la prison, tout comme les CRA, elle aussi est réservée pour quiconque n’arrivera pas à prouver qu’il a une place dans cette « meilleure » des sociétés ? On ne sait pas.
Cependant, il ne s’agit pas de faire de la similitude des misères un argument pour être solidaires. Et cela pour une raison précise : notre problème n’est pas tant la misère mais son acceptation. La solidarité, donc, ne peut pas s’appuyer sur la misère commune, mais sur le partage de son refus.
Face au vide artificiellement créé ces derniers jours – l’équation a été simple : aux vivants humains succède une forêt qui sent le sapin, merci la poésie – face au vide donc, l’idée de solidarité exige plus de chacun : elle exige une démarche volontaire, une affirmation active. Le faux contenu et le vide réel des avenues du quartier de Stalingrad ne répondent plus aux gestes d’empathie quotidiens, et cela pour la raison même qui les rendait insuffisants, voire ridicules, quoique compréhensibles, jusqu’il y a quelques semaines : c’est l’État et ses douaniers de la marchandise humaine qui mènent des milliers de gens à s’installer dans les rues ; ce sont les propriétaires et les exploiteurs qui les empêchent d’en partir ; c’est l’État et ses geôliers qui finissent par les ébouer, enfermer et expulser.
Les autorités compétentes produisent cette catastrophe humaine, et après elles ont le culot de remercier ceux et celles qui, menés par l’empathie humaine, « gèrent » la misère qu’elles ont créée ?
Deuxième pas
Que faire alors ? Va-t-on pardonner les mises en scène macabres qui font tout pour qu’on oublie la catastrophe lorsqu’on traverse les avenues parisiennes ? Va-t-on remercier nos maîtres d’avoir caché la misère, alors qu’on continue à crever dans les cages, dans les rues, sur les frontières ? Va-t-on continuer à se tourner vers des pouvoirs responsables de cet état des choses, guettant de leur part une solution improbable ? Va-t-on continuer de « gérer » les catastrophes comme pour compenser un peu, pour s’excuser à demi-mots, de l’accueil fait par un Etat que nous n’avons pas demandé ?
Non. Commençons par ça.
Les avenues de Stalingrad à Jaurès sont vides, détournons le regard, suivons la perspective a présent dégagée, traçons la ligne, tirons les conclusions. Nous jugeons responsables tous ceux et celles qui, de par leur profession même, condamnent d’autres à l’état de misère qui était jusqu’à récemment visible dans le quartier de Stalingrad. Nous jugeons responsables ceux et celles qui trouvent dans l’enfermement et dans les expulsions une niche rentable. Nous jugeons responsables ceux et celles qui mènent la mascarade grotesque dont le but est l’oubli et la déresponsabilisation. Nous les jugeons responsables pour la misère qui nous est commune.
On n’appellera pas à l’abolition de la douleur. On n’appellera pas à l’amour abstrait et vide entre tous et chacun. Mais on propose le refus de tout ce qui s’érige contre la possibilité même du bonheur, de la solidarité humaine et de la liberté.
Le refus actif que chacun peut retrouver et réaliser à sa propre manière.
La misère nous est commune, mais ne partageons que la rage qui va à son encontre.
Que crève tout ce qui la produit.