Mouvement pour l’abolition de la carte d’identité (MACI)
Contre le recensement
La police, ce n’est pas ce que vous croyez
1. Le recensement sert d’abord à faire la guerre
2. L’inventaire des sujets de l’Etat
3. La statistique est une technologie
L’agent recenseur a laissé une fiche à remplir. Nombre de personnes du foyer, profession, revenus, surface du domicile, etc. Par habitude, par lassitude, par devoir, vous êtes anonymement rentré dans les statistiques. Dans ce texte, vous croiserez Charlemagne et le neveu de Napoléon ; vous verrez passer le nuage de Tchernobyl et le pass Navigo, des militaires et des anarchistes, des avocats et des harkis ; l’informatique fera des progrès fulgurants et on cherchera un instant une chèvre.
En France, l’identification rationnelle des individus et des populations débute au XVIe siècle. Si l’objet de la police (du latin policia, « l’organisation rationnelle de l’ordre public ») est la surveillance des individus et le contrôle de leur identité, l’objet de la statistique (originellement : « la science de l’État », de status) est la surveillance des populations et le contrôle de leurs conditions de vie. Deux manières complémentaires d’assurer l’ordre public. On traitera ici de la statistique et du recensement, nos griefs envers les papiers d’identité et les fichiers ayant été exposés dans un texte précédent*.
1. Le recensement sert d’abord à faire la guerre
Avant 1539, l’imprécision du savoir étatique sur la population nuit à la levée de l’impôt et à la solde de l’armée royale. Dépendant de ses vassaux pour réunir ses troupes, le Roi cherche à améliorer la perception de l’impôt. Pour cela, il lui faut connaître ses sujets, en commençant par les compter. Mais la possibilité même de dénombrer tête par tête tous les individus du royaume reste alors à démontrer. Charlemagne ou Saint-Louis se sont bien livrés à des « inventaires des sujets du royaume », mais on y comptait plus les feux, ou foyers fiscaux, que les individus. L’édit de Villers-Cotterêt, en 1539, marque un tournant, quand François 1er oblige chaque paroisse à tenir des registres d’état civil. Ces registres sont complétés par les dénombrements de population à l’époque où Vauban publie, en 1686, sa Méthode générale et facile pour faire des dénombrements des peuples. Pourquoi compter les individus, si l’impôt est assuré en comptant les feux ? C’est que pour faire la guerre, il faut certes de l’argent, mais aussi des soldats et une bonne connaissance du territoire et de ses ressources.
Trois siècles s’écoulent, pendant lesquels nous oublions les racines militaires du recensement. L’exemple algérien va nous rafraichir la mémoire. En 1955, un an après le début de la guerre, le gouverneur général Jacques Soustelle créé les sections administratives spécialisées (SAS), majoritairement composées de musulmans pour être « au contact de la population ». Main gauche, les SAS mènent de nombreuses actions sociales, économiques, sanitaires, éducatives, et acquièrent bientôt une vraie légitimité auprès de la population. Main droite, elles couplent fichage, délivrance de cartes d’identité, numérotation des maisons, quadrillage militaire de la ville et recensement (hommes, bétail, lieux de stockage). Ou est passé votre fils ? Et votre troisième chèvre ? L’identification des maquisards et de leurs réseaux va bon train.
Main gauche comme main droite, le recensement est au coeur de l’action étatique. Lors des guerres coloniales comme dans les États de droits en temps de paix. Par exemple en Inde, en avril 2010. L’objectif est une « radioscopie géante de la population » : compter le milliard d’habitants du pays. « Nom, date de naissance, empreintes digitales, photographie : chaque Indien agé de plus de 15 ans recevra ensuite une carte à puce électronique contenant ces informations, ainsi qu’un numéro d’identité unique » (Le Monde, 3 avril 2010). Trois techniques (recenser, enregistrer, mettre en carte), dans un but : faire l’inventaire des sujets de l’État. Le recensement sert à faire la guerre mais aussi à faire la police, précisément à administrer les sujets.
2. L’inventaire des sujets de l’Etat
On ne traitera pas ici des dénombrements de population menés à partir du VIème siècle avant notre ère dans l’Empire romain, ni de ceux d’Egypte, de Chine ou de Sumer. Imparfaits et grossiers, ces recensements ne répondent pas à l’exigence systématique et rationnelle qui se met en place en France à partir du XVIème siècle. Là, sous l’influence des administrateurs (Colbert ou Vauban), on comprend que le dénombrement des individus, des biens industriels et des biens de consommation est indispensable à l’État moderne, celui qui gouverne activement au lieu de régner passivement. L’« économie politique » a le vent en poupe ; le terme de « statistique » apparaît en 1771 pour désigner la mesure des forces de l’État, « la science de l’État », avant de prendre son sens actuel. Necker créé en 1784 le premier bureau de statistique français. Lucien Bonaparte et Jean- Antoine Chaptal organisent en 1801 le premier recensement fiable de la population du pays. Les efforts de rationalisation de Colbert et Vauban ont porté.
Savoir, c’est pouvoir. Gouverner c’est prévoir, donc dénombrer, mesurer, quantifier, répertorier, planifier. C’est à cette entreprise de connaissance rationnalisée et donc de pouvoir, que se livre depuis l’administration. Entreprise illimitée, puisque la quantité de données du recensement ainsi que leur traitement s’améliorent constamment : par cartons perforées en 1896, par bande magnétique en 1962, par ordinateur dans les années 1970. Dès lors, cette connaissance étant illimitée, pourquoi le pouvoir qu’elle engendre serait, lui, limité ?
3. La statistique est une technologie
Au sens actuel, la statistique c’est « l’ensemble des méthodes mathématiques qui, à partir du recueil et de l’analyse de données réelles, permettent l’élaboration de modèles probabilistes autorisant les prévisions ». Cette technologie a plusieurs applications : optimiser le nombre de crèches comme identifier et éliminer les maquisards en distribuant des cartes d’identité. La technologie n’est pas séparable de ses applications. Et ce ne sont pas ses applications mais la technologie statistique qui contient ce rapport d’instrumentation au monde, ce rapport technico-rationnel, ce traitement des individus comme des numéros, comme du bétail, comme des objets de l’État. Ce n’est pas l’exploitation des données qui serait bonne ou mauvaise, mais la collecte de données qui induit par elle-même la gestion des populations et la réification des individus.
La liaison entre social et répression est exemplaire dans le cas des SAS algériens, qui se devaient de bien connaître la population en vue de la conduite de la guerre. Une guerre entre l’État français et le FLN, avec comme champ de bataille la population (dont il fallait « gagner les coeurs et les esprits »). L’objet de la technologie statistique est le maintien de l’ordre par la pacification. On pourrait alors se réjouir de ses usages positifs (comme on pouvait se réjouir des SAS entraînant les gamins à jouer au football), et déplorer ses usages négatifs (comme on condamnait la répression des maquisards algériens par les mêmes SAS). Mais ces deux applications sont inséparables. Elles partagent les mêmes techniques (identification des personnes et des populations, papiers d’identité, registres d’état civil et recensement) et participent d’une même logique de dépossession, de sujetion des individus à l’État. Sans identification pas de statistiques, et pas plus d’État social, que d’État pénal. S’il se trouve chez les statisticiens des personnes sincères (qui veulent améliorer la vie des gens) ou naïves (votre agent recenseur n’est pas à priori un nazi en puissance), qu’elles sachent que leurs idées généreuses ne valent guère, quand elles sont au service de la cynique raison d’État.
4. La technologie est un instrument politique
Mais Colbert et Vauban ont vu juste : leur technologie gestionnaire correspondait aux besoins des prémisses de la Révolution industrielle, à l’imposition de la discipline de fabrique. Trois siècles de développement capitaliste plus tard, en Occident l’administration est partout, en partie suite aux luttes sociales qui ont imposé l’État- Providence et l’accès de tous au confort technique. La population, de plus en plus urbaine, dépend largement du système technicien pour sa nourriture comme pour son énergie ou ses communications. Mondialisation oblige, l’interdépendance entre territoires est telle que les prévisions - démographiques, économiques, policières, militaires - se doivent d’être optimales pour éviter désagréments, accidents et catastrophes. Le système industriel imposant de gérer les humains comme du bétail, l’État semble être la seule manière de faire société. Aussi le recensement est-il obligatoire sous peine d’amende : c’est un filet politique qui nous saisit tous. Comme pour le nuage de Tchernobyl, il ne suffit pas d’aller « vivre en Ardèche » pour y échapper.
S’insoumettre à cette chosification n’est pas compatible avec une amélioration des outils du système technicien. Il est absurde de réclamer la prise en compte statistique de « l’appartenance ethnique » au titre de la lutte contre les discriminations, ou « l’anonymisation des données » au nom des libertés individuelles (recensement de l’Insee ou pass Navigo de la Ratp). Cela revient à dire « oui » au cheptel humain, à la condition que les bêtes soient anonymisées et non discriminées. À ceux qui portent ces revendications, comme aux auto-gestionnaires prônant une planification des besoins et des demandes dans une société post-capitaliste, il faut rappeler que le problème n’est pas dans la constitution de fichiers nominatifs, dans leur contrôle ou leur amélioration, mais dans la collecte même de données sur la vie des populations, dans ce rapport politique de gestion. Il y a problème lorsque l’administration nous traite en objet collectif et non pas seulement lorsqu’elle nous fiche individuellement.
Quand l’État gère le cheptel humain et les flux de marchandises (avec des données anonymisées), quand l’ordinateur de l’administration optimise notre consommation nucléaire et la production de marchandises (sans constitution de fichiers nominatifs), quand notre ration de nourriture et de bonheur est administrée par le délégué (mandaté par l’Assemblée Générale), que reste-t-il à la liberté humaine ?
5. Saboter le recensement
Contre cette logique de gestion et de chosification, il faut boycotter l’identification individuelle et collective. Quand des syndicalistes refusent le fichage génétique de la police, ils refusent d’être considérés comme des coupables en puissance. Et si vous refusez d’être traités comme du bétail, il vous faut boycotter le recensement. Refuser de répondre, enlever les affichettes de propagande, faire connaître votre refus de cette opération de police. Le recensement est obligatoire, selon la loi n° 51-711 du 7 juin 1951. Ne pas y répondre nous expose à une amende de 38 € (Code pénal, art. 131-13, 1°). Mais il est possible d’affirmer n’avoir pas reçu le papier ou l’avoir renvoyé directement à l’Insee. L’agent recenseur peut toujours renseigner, en se renseignant auprès du voisinage, une « fiche de logement non enquêté » indiquant le nombre de personnes occupant le logement. Mentir est plus risqué : jusqu’à 150 € d’amende. On préférera donc s’abstenir.
Il ne s’agit pas simplement d’actes individuels, pour la beauté du geste. S’insoumettre au recensement, c’est saper la base matérielle de l’emprise étatique sur nos vies. Peut-être est-ce la hantise de nos dirigeants, le recensement ne relevant pas d’un désir particulier des citoyens. Le ministère de l’intérieur indiquait ainsi en 2006 : « Les campagnes de communication accompagnant les collectes visent à convaincre chaque citoyen du caractère indispensable de sa participation au recensement, contribuant ainsi à la faiblesse du taux de refus » (Journal Officiel du 21/02/2006). Sans propagande, quid de la participation au recensement ? Et sans recensement, quid de l’emprise étatique ?
Mais sommes-nous bien sûrs de vouloir détruire la quiétude de l’ordre étatique ? Sa police comme ses allocations logement, ses militaires comme ses assistantes sociales ? Ne serait-ce pas assez, ne serait-ce pas plus sûr, plus juste, plus raisonnable, de s’en tenir au combat des excès, fichages abusifs et mauvaise gestion, sans attaquer son principe pastoral ?
Quand les moutons refusent d’être traités comme tels, tout peut arriver.
Les statistiques, n’y entrez pas. Boycott du recensement. Abolition des collectes de données.
[Tract de mars 2012.]