Michel Bakounine
Trois conférences faites aux ouvriers du Val de Saint-Imier
Première conférence[1]
Compagnons,[2]
Depuis la grande Révolution de 1789-1793, aucun des événements qui lui ont succédé, en Europe, n’a eu l’importance et la grandeur de ceux qui se déroulent à nos yeux, et dont Paris est aujourd’hui le théâtre.
Deux faits historiques, deux révolutions mémorables avaient constitué ce que nous appelons le monde moderne, le monde de la civilisation bourgeoise. L’une, connue sous le nom de Réformation, au commencement du seizième siècle, avait brisé la clef de voûte de l’édifice féodal, la toute-puissance de l’Église ; en détruisant cette puissance, elle prépara la ruine du pouvoir indépendant et quasi-absolu des seigneurs féodaux, qui, bénis et protégés par l’Église, comme les rois et souvent même contre les rois, faisaient procéder leurs droits directement de la grâce divine ; et par là même elle donna un essor nouveau à l’émancipation de la classe bourgeoise, lentement préparée, à son tour, pendant les deux siècles qui avaient précédé cette révolution religieuse, par le développement successif des libertés communales, et par celui du commerce et de l’industrie qui en avait été en même temps la condition et la conséquence nécessaire.
De cette révolution sortit une nouvelle puissance, non encore celle de la bourgeoisie, mais celle de l’État, monarchique, constitutionnel et aristocratique en Angleterre, monarchique, absolu, nobiliaire, militaire et bureaucratique sur tout le continent de l’Europe, moins deux petites républiques, la Suisse et les Pays-Bas.
Laissons, par politesse, ces deux républiques de côté, et occupons-nous des monarchies. Examinons les rapports des classes, leur situation politique et sociale après la Réformation.
À tout seigneur tout honneur, commençons donc par celle des prêtres ; et sous ce nom de prêtres je n’entends pas seulement ceux de l’Église catholique, mais aussi les ministres protestants, en un mot tous les individus qui vivent du culte divin et qui nous vendent le Bon Dieu tant en gros qu’en détail. Quant aux différences théologiques qui les séparent, elles sont si subtiles et en même temps si absurdes, que ce serait une vaine perte de temps que de s’en occuper.
Avant la Réformation, l’Église et les prêtres, le pape en tête, étaient les vrais seigneurs de la terre. D’après la doctrine de l’Église, les autorités temporelles de tous les pays, les monarques les plus puissants, les empereurs et les rois n’avaient de droits qu’autant que ces droits avaient été reconnus et consacrés par l’Église. On sait que les deux derniers siècles du moyen âge furent occupés par la lutte de plus en plus passionnée et triomphante des souverains couronnés contre le pape, des États contre l’Église. La Réformation mit un terme à cette lutte, en proclamant l’indépendance des États. Le droit du souverain fut reconnu comme procédant immédiatement de Dieu, sans l’intervention du pape, et naturellement, grâce à cette provenance toute céleste, il fut déclaré absolu. C’est ainsi que sur les ruines du despotisme de l’Église fut élevé l’édifice du despotisme monarchique. L’Église, après avoir été le maître, devint la servante de l’État, un instrument du gouvernement entre les mains du monarque.
Elle prit cette attitude non seulement dans les pays protestants où, sans en excepter l’Angleterre et notamment par l’Église anglicane, le monarque fut déclaré le chef de l’Église, mais encore dans tous les pays catholiques, sans en excepter même l’Espagne. La puissance de l’Église romaine, brisée par les coups terribles que lui avait portés la Réforme, ne put se soutenir désormais par elle-même. Pour maintenir son existence, elle eut besoin de l’assistance des souverains temporels des États. Mais les souverains, on le sait, ne donnent jamais leur assistance pour rien. Ils n’ont jamais eu d’autre religion sincère, d’autre culte que ceux de leur puissance et de leurs finances, ces dernières étant en même temps le moyen et le but de la première. Donc, pour acheter le soutien des gouvernements monarchiques, l’Église devait leur prouver qu’elle était capable et désireuse de les servir. Avant la Réformation, elle avait maintes fois soulevé les peuples contre les rois. Après la Réformation, elle devint dans tous les pays, sans excepter même la Suisse, l’alliée des gouvernements contre les peuples, une sorte de police noire, entre les mains des hommes d’État et des classes gouvernantes, se donnant pour mission de prêcher aux masses populaires la résignation, la patience, l’obéissance quand même, et le renoncement aux biens et aux jouissances de cette terre, que le peuple, disait-on, doit abandonner aux heureux et aux puissants de la terre, afin de s’assurer pour lui-même les trésors célestes. Vous savez qu’encore aujourd’hui toutes les Églises chrétiennes, catholique et protestante, continuent de prêcher dans ce sens. Heureusement, elles sont de moins en moins écoutées, et nous pouvons prévoir le moment où elles seront forcées de fermer leurs établissements faute de croyants, ou, ce qui veut dire la même chose, faute de dupes.
Voyons maintenant les transformations qui se sont effectuées dans la classe féodale, dans la noblesse, après la Réforme. Elle était demeurée la propriétaire privilégiée et à peu près exclusive de la terre, mais elle avait perdu toute son indépendance politique. Avant la Réforme elle avait été, comme l’Église, la rivale et l’ennemie de l’État. Après cette révolution elle en devint la servante, comme l’Église, et, comme elle, une servante privilégiée. Toutes les fonctions militaires et civiles de l’État, à l’exception des moins importantes, furent occupées par des nobles. Les cours des grands et même des plus petits monarque de l’Europe en furent remplies. Les plus grands seigneurs féodaux, jadis si indépendants et si fiers, devinrent les valets titrés des souverains. Ils perdirent bien leur fierté et leur indépendance, mais ils conservèrent toute leur arrogance. On peut même dire qu’elle s’accrut, l’arrogance étant le vice privilégié des laquais. Bas, rampants, serviles en présence du souverain, ils n’en devinrent que plus insolents vis-à-vis des bourgeois et du peuple, qu’ils continuèrent de piller non plus en leur propre nom et de par le droit divin, mais avec la permission et au service de leurs maîtres, et sous le prétexte du plus grand bien de l’État.
Ce caractère et cette situation particulière de la noblesse se sont presque intégralement conservés, même de nos jours, en Allemagne, pays étrange et qui semble avoir le privilège de rêver les choses les plus belles, les plus nobles, pour ne réaliser que les plus honteuses et les plus infâmes. À preuve les barbaries ignobles, atroces, de la dernière guerre, la formation toute récente de cet affreux Empire knouto-germanique, qui est incontestablement une menace contre la liberté de tous les pays de l’Europe, un défi jeté à l’humanité tout entière par le despotisme brutal d’un empereur-sergent de ville et de guerre à la fois, et par la stupide insolence de sa canaille nobiliaire.
Par la Réformation, la bourgeoisie s’était vue complètement délivrée de la tyrannie et du pillage des seigneurs féodaux, en tant que bandits ou pillards indépendants et privés ; mais elle se vit livrée à une nouvelle tyrannie et à un pillage nouveau, et désormais régularisés, sous le nom d’impôts ordinaires et extraordinaires de l’État, par ces mêmes seigneurs devenus des serviteurs, c’est-à-dire des brigands et des pillards légitimes, de l’État. Cette transition du pillage féodal au pillage beaucoup plus régulier et plus systématique de l’État parut d’abord satisfaire la classe moyenne. Il faut en conclure que ce fut pour elle un vrai allégement de sa situation économique et sociale. Mais l’appétit vient en mangeant, dit le proverbe. Les impôts des États, d’abord assez modestes, augmentèrent chaque année dans une proportion inquiétante, pas aussi formidable pourtant que dans les États monarchiques de nos jours. Les guerres, on peut dire incessantes, que ces États, devenus absolus, se firent sous le prétexte d’équilibre international, depuis la Réforme jusqu’à la Révolution de 1789 ; la nécessité d’entretenir de grandes armées permanentes, qui désormais étaient devenues la base principale de la conservation des États ; le luxe croissant des cours des souverains, qui s’étaient transformées en des orgies permanentes, et où la canaille nobiliaire, toute la valetaille titrée, chamarrée, venait mendier des pensions de ses maîtres ; la nécessité de nourrir toute cette foule privilégiée qui remplissait les plus hautes fonctions dans l’armée, dans la bureaucratie et dans la police, tout cela exigea d’énormes dépenses. Ces dépenses furent payées, naturellement, avant tout et d’abord par le peuple, mais aussi par la classe bourgeoise, qui, jusqu’à la Révolution, fut aussi bien, sinon dans le même degré que le peuple, considérée comme une vache à lait, n’ayant d’autre destination que d’entretenir le souverain et de nourrir cette foule innombrable de fonctionnaires privilégiés. La Réformation, d’ailleurs, avait fait perdre à la classe moyenne en liberté peut-être le double de ce qu’elle lui avait donné en sécurité. avant la Réformation, elle avait été généralement l’alliée et le soutien indispensable des rois dans leur lutte contre l’Église et contre les seigneurs féodaux, et elle en avait habilement profité pour conquérir un certain degré d’indépendance et de liberté. Mais depuis que l’Église, et les seigneurs féodaux s’étaient soumis à l’État, les rois, n’ayant plus besoin des services de la classe moyenne, la privèrent peu à peu de toutes les libertés qu’ils lui avaient anciennement octroyées.
Si telle fut la situation de la classe bourgeoise après la Réformation, on peut imaginer quelle dut être celle des masses populaires, des paysans et des ouvriers des villes. Les paysans du centre de l’Europe, en Allemagne, en Hollande, en partie même en Suisse, on le sait, firent, au début du seizième siècle et de la Réformation, un mouvement grandiose pour s’émanciper, au cri de « Guerre aux châteaux et paix aux chaumières ». Ce mouvement, trahi par la classe bourgeoise, et maudit par les chefs du protestantisme bourgeois, Luther et Mélanchthon, fut étouffé dans le sang de plusieurs dizaines de milliers de paysans insurgés. Dès lors les paysans se virent, plus que jamais, rattachés à la glèbe, serfs de droit, esclaves de fait, et ils restèrent dans cet état jusqu’à la révolution de 1789-1793 en France, jusqu’en 1807 en Prusse, et jusqu’en 1848 dans presque tout le reste de l’Allemagne. Dans plusieurs parties du nord de l’Allemagne, et notamment dans le Mecklenburg, le servage existe encore aujourd’hui, alors qu’il a cessé d’exister même en Russie.
Le prolétariat des villes ne fut pas beaucoup plus libre que les paysans. Il se divisait en deux catégories, celle des ouvriers qui faisaient partie des corporation, et celle du prolétariat aucunement organisé. Le première était liée, garrottée dans ses mouvements et dans sa production, par une foule de règlements qui l’asservissaient aux chefs des maîtrises, aux patrons. La seconde, privée de tout droit, était opprimée et exploitée par tout le monde. La plus grande masse des impôts, comme toujours, retombait nécessairement sur le peuple.
Cette ruine et cette oppression générale des masses ouvrières, et de la classe bourgeoise en partie, avaient pour prétexte et pour but avoué la grandeur, la magnificence de l’État monarchique, nobiliaire, bureaucratique et militaire, État qui dans l’adoration officielle avait pris la place de l’Église, et (était) proclamé comme une institution divine. Il y eut donc une morale de l’État, toute différente, ou plutôt même tout opposée à la morale privée des hommes. Dans la morale privée, en tant qu’elle n’est point viciée par les dogmes religieux, il y a un fondement éternel, plus ou moins reconnu, compris, accepté et réalisé dans chaque société humaine. Ce fondement n’est autre que le respect humain, le respect de la dignité humaine, du droit et de la liberté de tous les individus humains. Les respecter, voilà le devoir de chacun ; les aimer et les provoquer, voilà la vertu ; les violer, au contraire, c’est le crime. La morale de l’État est tout opposée à cette morale humaine. L’État se pose lui-même à tous ses sujets comme le but suprême. Servir sa puissance, sa grandeur, par tous les moyens possibles et impossibles, et contrairement même à toutes les lois humaines et au bien de l’humanité, voilà la vertu. Car tout ce qui contribue à la puissance et à l’agrandissement de l’État, c’est le bien ; tout ce qui leur est contraire, fût-ce même l’action la plus vertueuse, la plus noble au point de vue humain, c’est le mal. C’est pourquoi les hommes d’État, les diplomates, les ministres, tous les fonctionnaires de l’État, ont toujours usé de crimes et de mensonges et d’infâmes trahisons pour servir l’État. Du moment qu’une vilenie est commise au service de l’État, elle devient une action méritoire. Telle est la morale de l’État. C’est la négation même de la morale humaine et de l’humanité.
La contradiction réside dans l’idée même de l’État. L’État universel n’ayant jamais pu se réaliser, chaque État est un être restreint comprenant un territoire limité et un nombre plus ou moins restreint de sujets. L’immense majorité de l’espèce humaine reste donc en dehors de chaque État, et l’humanité tout entière est partagée entre une foule d’États grands, moyens ou petits, dont chacun, malgré qu’il n’embrasse qu’une partie très restreinte de l’espèce humaine se proclame et se pose comme le représentant de l’humanité tout entière et comme quelque chose d’absolu. Par là même, tout ce qui reste en dehors de lui, tous les autres États, avec leurs sujets et la propriété de leurs sujets, sont considérés par chaque État comme des être privés de toute sanction, de tout droit, et qu’il a par conséquent celui d’attaquer, de conquérir, de massacrer, de piller, autant que ses moyens et ses forces le lui permettent. Vous savez, chers compagnons, qu’on n’est jamais parvenu à établir un droit international, et qu’on n’a jamais pu le faire précisément parce que, au point de vue de l’État, tout ce qui est dehors de l’État est privé de droit. aussi suffit-il qu’un État déclare la guerre à un autre pour qu’il permette, que dis-je ? pour qu’il commande à ses propres sujets de commettre contre les sujets de l’État ennemi tous les crimes possibles : le meurtre, le viol, le vol, la destruction, l’incendie, le pillage. Et tous ces crimes sont censés être bénis par le Dieu des chrétiens, que chacun des États belligérants considère et proclame (comme) son partisan à l’exclusion de l’autre, — ce qui naturellement doit mettre dans un fameux embarras ce pauvre Bon Dieu, au nom duquel les crimes les plus horribles ont été et continuent d’être commis sur la terre. C’est pourquoi nous sommes les ennemis du Bon Dieu, et nous considérons cette fiction, ce fantôme divin, comme l’une des sources principales des maux qui tourmentent les hommes.
C’est pourquoi nous sommes également les adversaires passionnés de l’État et de tous les États. Parce que tant qu’il y aura des États, il n’y aura point d’humanité, et tant qu’il y aura des États, la guerre et les horribles crimes de la guerre, et la ruine, la misère des peuples, qui en sont les conséquences inévitables, seront permanents.
Tant qu’il aura des États, les masses populaires, même dans les républiques les plus démocratiques, seront esclaves de fait, car elles ne travailleront pas en vue de leur propre bonheur et de leur propre richesse, mais pour la puissance et la richesse de l’État. Et qu’est-ce que l’État ? On prétend que c’est l’expression et la réalisation de l’utilité, du bien, du droit et de la liberté de tout le monde. Eh bien, ceux qui le prétendent mentent aussi bien que ceux qui prétendent que le Bon Dieu est le protecteur de tout le monde. Depuis que la fantaisie d’un Être divin s’est formée dans l’imagination des hommes, Dieu, tous les dieux, et parmi eux surtout le Dieu des chrétiens, a toujours pris le parti des forts et des riches contre les masses ignorantes et misérables. Il a béni, par ses prêtres, les privilèges les plus révoltants, les oppressions et les exploitations les plus infâmes.
De même l’État n’est autre chose que la garantie de toutes les exploitations au profit d’un petit nombre d’heureux privilégiés et au détriment des masses populaires. Il se sert de la force collective et du travail de tout le monde pour assurer le bonheur, la prospérité et les privilèges de quelques uns, au détriment du droit humain de tout le monde. C’est un établissement où la minorité joue le rôle de marteau et la majorité forme l’enclume.
Jusqu’à la grande Révolution, la classe bourgeoise, quoique à un moindre degré que les masses populaires, avait fait partie de l’enclume. Et c’est à cause de cela qu’elle fut révolutionnaire.
Oui, elle fut bien révolutionnaire. Elle osa se révolter contre toutes les autorités divines et humaines, et mit en question dieu, les rois, le pape. Elle en voulut surtout à la noblesse, qui occupait dans l’État une place qu’elle brûlait d’impatience d’occuper à son tour. Mais non, je ne veux pas être injuste, et je ne prétends aucunement que, dans ses magnifiques protestations contre la tyrannie divine et humaine, elle n’ait été conduite et poussée que par une pensée égoïste. La force des choses, la nature même de son organisation particulière, l’avaient poussée instinctivement à s’emparer du pouvoir. Mais comme elle n’avait point encore la conscience de l’abîme qui la sépare réellement des masses ouvrières qu’elle exploite, comme cette conscience se s’était aucunement réveillée encore au sein du prolétariat lui-même, la bourgeoisie, représentée, dans cette lutte contre l’Église et l’État, par ses plus nobles esprits et par ses plus grands caractères, crut de bonne foi qu’elle travaillait également pour l’émancipation de tout le monde.
Les deux siècles qui séparent les luttes de la Réformation religieuse de celles de la grande Révolution furent l’âge héroïque de la classe bourgeoise. Devenue puissante par la richesse et par l’intelligence, elle attaqua audacieusement toutes les institutions respectées de l’Église et de l’État. Elle sapa tout, d’abord, par la littérature et par la critique philosophique ; plus tard, elle renversa tout par la révolte ouverte. C’est elle qui fit la révolution de 1789 et de 1793. Sans doute elle ne put la faire qu’en se servant de la force populaire ; mais ce fut elle qui organisa cette force et qui la dirigea contre l’Église, contre la royauté et contre la noblesse. Ce fut elle qui pensa, et qui prit l’initiative de tous les mouvements que le peuple exécuta. La bourgeoisie avait foi en elle-même, elle se sentait puissante parce qu’elle savait que derrière elle, avec elle, il y avait le peuple.
Si l’on compare les géants de la pensée et de l’action qui étaient sortis de la classe bourgeoise au dix-huitième siècle, avec les plus grandes célébrités, avec les nains vaniteux célèbres qui la représentent de nos jours, on pourra se convaincre de la décadence, de la chute effroyable qui s’est produite dans cette classe. Au dix-huitième siècle elle était intelligente, audacieuse, héroïque. Aujourd’hui elle se montre lâche et stupide. Alors, pleine de foi, elle osait tout, et elle pouvait tout. Aujourd’hui, rongée par le doute, et démoralisée par sa propre iniquité, qui est encore plus dans sa situation que dans sa volonté, elle nous offre le tableau de la plus honteuse impuissance.
Les événements récents en France ne le prouvent que trop bien. La bourgeoisie se montre tout à fait incapable de sauver la France. Elle a préféré l’invasion des Prussiens à la révolution populaire qui seule pouvait opérer ce salut. Elle a laissé tomber de ses mains débiles le drapeau des progrès humains, celui de l’émancipation universelle. Et le prolétariat de Paris nous prouve aujourd’hui que les travailleurs sont désormais seuls capables de le porter.
Dans une prochaine séance, je tâcherai de le démontrer.
Deuxième conférence
Chers compagnons,
Je vous ai dit l’autre fois que deux grands événements historiques avaient fondé la puissance de la bourgeoisie : la révolution religieuse du seizième siècle, connue sous le nom de Réforme, et la grande Révolution politique du siècle passé. J’ai ajouté que cette dernière, accomplie certainement par la puissance du bras populaire, avait été initiée et dirigée exclusivement par la classe moyenne. Je dois aussi vous prouver, maintenant, que c’est aussi la classe moyenne qui en a profité exclusivement.
Et pourtant le programme de cette Révolution, au premier abord, paraît immense. Ne s’est-elle point accomplie au nom de la Liberté, de l’Égalité et de la Fraternité du genre humain, trois mots qui semblent embrasser tout ce que dans le présent et l’avenir l’humanité peut seulement vouloir et réaliser ? Comment se fait-il donc qu’une Révolution qui s’était annoncée d’une manière si large ait abouti misérablement à l’émancipation exclusive, restreinte et privilégiée d’une seule classe au détriment de ces millions de travailleurs qui se voient aujourd’hui écrasés par la prospérité insolente et inique de cette classe ?
Ah ! c’est que cette Révolution n’a été qu’une révolution politique. Elle avait audacieusement renversé toutes les barrières, toutes les tyrannies politiques mais elle avait laissé intactes — elle avait même proclamé sacrées et inviolables — les bases économiques de la société, qui ont été la source éternelle, le fondement principal de toutes les iniquités politiques et sociales, de toutes les absurdités religieuses passées et présentes. Elle avait proclamé la liberté de chacun et de tous, ou plutôt elle avait proclamé le droit d’être libre pour chacun et pour tous.
Mais elle n’avait donné réellement les moyens de réaliser cette liberté et d’en jouir qu’aux propriétaires, aux capitalistes, aux riches.
La pauvreté, c’est l’esclavage !
Voilà les terribles paroles que de sa voix sympathique, partant de l’expérience et du cœur, notre ami Clément,[3] nous a répétées plusieurs fois depuis les quelques jours que j’ai le bonheur de passer au milieu de vous, chers compagnons et amis.
Oui, la pauvreté c’est l’esclavage, c’est la nécessité de vendre son travail, et avec son travail sa personne, au capitaliste qui vous donne le moyen de ne point mourir de faim. Il faut avoir vraiment l’esprit intéressé au mensonge de Messieurs les bourgeois pour oser parler de liberté politique des masses ouvrières ! Belle liberté que celle qui les assujettit aux caprices du capital et les enchaîne à la volonté du capitaliste par la faim ! Chers amis, je n’ai assurément pas besoin de vous prouver, à vous qui avez appris à connaître par une longue et dure expérience les misères du travail, que tant que le capital restera d’un côté et le travail de l’autre, le travail sera l’esclave du capital et les travailleurs les sujets de Messieurs les bourgeois, qui vous donnent par dérision tous les droits politiques, toutes les apparences de la liberté, pour en conserver la réalité exclusivement pour eux-mêmes.
Le droit à la liberté, sans les moyens de la réaliser, n’est qu’un fantôme. Et nous aimons trop la liberté n’est-ce pas ? pour nous contenter de son fantôme. Nous en voulons la réalité. Mais (qu’est-ce) qui constitue le fond réel et la condition positive de la liberté ? C’est le développement intégral et la pleine jouissance de toutes les facultés corporelles, intellectuelles et morales pour chacun. C’est par conséquent tous les moyens matériels nécessaires à l’existence humaine de chacun ; c’est ensuite l’éducation et l’instruction. Un homme qui meurt d’inanition, qui se trouve écrasé par la misère, qui se meurt chaque jour de froid et de faim, et qui, voyant souffrir tous ceux qu’il aime, ne peut venir à leur aide, n’est pas un homme libre, c’est un esclave. Un homme condamné à rester toute la vie un être brutal, faute d’éducation humaine, un homme privé d’instruction, un ignorant, est nécessairement un esclave ; et s’il exerce des droits politiques, vous pouvez être sûrs que, d’une manière ou d’une autre, il les exercera toujours contre lui-même, au profit de ses exploiteurs, de ses maîtres.
La condition négative de la liberté est celle-ci : aucun homme ne doit obéissance à un autre ; il n’est libre qu’à la condition que tous ses actes soient déterminés, non par la volonté d’autres hommes, mais par sa volonté et par ses convictions propres. Mais un homme que la faim oblige à vendre son travail, et avec son travail, sa personne, au plus bas prix possible au capitaliste qui daigne l’exploiter ; un homme que sa propre brutalité et son ignorance livrent à la merci de ses savants exploiteurs, sera nécessairement et toujours esclave.
Ce n’est pas tout. La liberté des individus n’est point un fait individuel, c’est un fait, un produit collectif. aucun homme ne saurait être libre en dehors et sans le concours de toute l’humaine société. Les individualistes, ou les faux-frères socialistes que nous avons combattus dans tous les congrès de travailleurs, ont prétendu, avec les moralistes et les économistes bourgeois, que l’homme pouvait être libre, qu’il pouvait être homme, en dehors de la société, disant que la société avait été fondée par un contrat libre d’hommes antérieurement libres.
Cette théorie, proclamée par J.-J. Rousseau, l’écrivain le plus malfaisant du siècle passé, le sophiste qui a inspiré tous les révolutionnaires bourgeois, cette théorie dénote une ignorance complète tant de la nature que de l’histoire. Ce n’est pas dans le passé, ni même dans le présent, que nous devons chercher la liberté des masses, c’est dans l’avenir, — dans un prochain avenir : c’est dans cette journée de demain que nous devons créer nous-mêmes, par la puissance de notre pensée, de notre volonté, mais aussi par celle de nos bras. Derrière nous, il n’y a jamais eu de libre contrat, il n’y a eu que brutalité, stupidité, iniquité et violence, — et aujourd’hui encore, vous ne le savez que trop bien, ce soi-disant libre contrat s’appelle le pacte de la faim, l’esclavage de la faim pour les masses et l’exploitation de la faim pour les minorités qui nous dévorent et nous oppriment.
La théorie du libre contrat est également fausse au point de vue de la nature. L’homme ne crée pas volontairement la société : il y naît involontairement. Il est par excellence un animal social. Il ne peut devenir un homme, c’est-à-dire un animal pensant, parlant, aimant et voulant, qu’en société. Imaginez-vous l’homme doué par la nature des facultés les plus géniales, jeté dès son bas âge en dehors de toute société humaine, dans un désert. S’il ne périt pas misérablement, ce qui le plus probable, il ne sera rien qu’une brute, un singe, privé de parole et de pensée, — car la pensée est inséparable de la parole ; aucun ne peut penser sans le langage. Alors même que, parfaitement isolé, vous vous trouvez seul avec vous-même, pour penser vous devez faire usage de mots ; vous pouvez bien avoir des imaginations représentatives des choses, mais aussitôt que vous voulez penser, vous devez sous servir de mots, car les mots seuls déterminent la pensée, et donnent aux représentations fugitives, aux instincts, le caractère de la pensée. La pensée n’est point avant la parole, ni la parole avant la pensée ; ces deux formes d’un même acte du cerveau humain naissent ensemble. Donc, point de pensée sans parole. Mais qu’est-ce que la parole ? C’est la communication, c’est la conversation d’un individu humain avec beaucoup d’autres individus. L’homme animal ne se transforme en être humain, c’est-à-dire pensant, que par cette conversation, que dans cette conversation. Son individualité, en tant qu’humaine, sa liberté, est donc le produit de la collectivité.
L’homme ne s’émancipe de la pression tyrannique qu’exerce sur chacun la nature extérieure que par le travail collectif ; car le travail individuel, impuissant et stérile, ne saurait jamais vaincre la nature. Le travail productif, celui qui a créé toutes les richesses et toute notre civilisation, a été toujours un travail social, collectif ; seulement jusqu’à présent il a été iniquement exploité par des individus au détriment des masses ouvrières. De même l’éducation et l’instruction qui développent l’homme, cette éducation et cette instruction dont Messieurs les bourgeois sont si fiers, et qu’ils versent avec tant de parcimonie sur les masses populaires, sont également les produits de la société tout entière. Le travail et, je dirai même plus, la pensée instinctive du peuple les créent, mais ils ne les ont créés jusqu’ici qu’au profit des individus bourgeois. C’est donc encore ne exploitation d’un travail collectif par des individus qui n’ont aucun droit à en monopoliser le produit.
Tout ce qui est humain dans l’homme, et plus que toute autre chose la liberté, est le produit d’un travail social, collectif. Être libre dans l’isolement absolu est une absurdité inventée par les théologiens et les métaphysiciens, qui ont remplacé la société des hommes par celle de leur fantôme, de Dieu. Chacun, disent-ils, se sent libre en présence de Dieu, c’est-à-dire du vide absolu, du néant ; c’est donc la liberté du néant, ou bien le néant de la liberté, l’esclavage. Dieu, la fiction de Dieu, a été historiquement la source morale, ou plutôt immorale, de tous les asservissements.
Quant à nous, qui ne voulons ni fantômes, ni néant, mais la réalité humaine vivante, nous reconnaissons que l’homme ne peut se sentir et se savoir libre — et par conséquent, ne peut réaliser sa liberté — qu’au milieu des hommes. Pour être libre, j’ai besoin de me voir entouré, et reconnu comme tel, par des hommes libres. Je ne suis libre que lorsque ma personnalité, se réfléchissant, comme dans autant de miroirs, dans la conscience également libre de tous les hommes qui m’entourent, me revient renforcée par la reconnaissance de tout le monde. La liberté de tous, loin d’être une limite de la mienne, comme le prétendent les individualistes, en est au contraire la confirmation, la réalisation, et l’extension infinie. Vouloir la liberté et la dignité humaine de tous les hommes, voir et sentir ma liberté confirmée, sanctionnée, infiniment étendue par l’assentiment de tout le monde, voilà le bonheur, le paradis humain sur la terre.
Mais cette liberté n’est possible que dans l’égalité. S’il y a un être humain plus libre que moi, je deviens forcément son esclave ; si je le suis plus que lui, il sera le mien. Donc, l’égalité est une condition absolument nécessaire de la liberté.
Les bourgeois révolutionnaires de 1793 ont très bien compris cette nécessité logique. Aussi le mot Égalité figure-t-il comme le second terme dans leur formule révolutionnaire : Liberté, Égalité, Fraternité. Mais quelle égalité ? L’égalité devant la loi, l’égalité des droits politiques, l’égalité des citoyens, non celle des hommes ; parce que l’État ne reconnaît point les hommes, il ne connaît que les citoyens. Pour lui, l’homme n’existe qu’en tant qu’il exerce — ou que, par une pure fiction, il est censé exercer — les droits politiques. L’homme qui est écrasé par le travail forcé, par la misère, par la faim, l’homme qui est socialement opprimé, économiquement exploité, écrasé, et qui souffre, n’existe point pour l’État, qui ignore ses souffrances et son esclavage économique et social, sa servitude réelle qui se cache sous les apparences d’une liberté politique mensongère. C’est donc l’égalité politique, non l’égalité sociale.
Mes chers amis, vous savez tous par expérience combien cette prétendue égalité politique non fondée sur l’égalité économique et sociale est trompeuse.Dans un État largement démocratique, par exemple, tous les hommes arrivés à l’âge de majorité, et qui ne se trouvent pas sous le coup d’une condamnation criminelle, ont le droit, et même, ajoute-t-on, le devoir, d’exercer tous les droits politiques et de remplir toutes les fonctions auxquelles les peut appeler la confiance de leurs concitoyens. Le dernier homme du peuple, le plus pauvre, le plus ignorant, peut et doit exercer tous ces droits et remplir toutes ces fonctions : peut-on s’imaginer une égalité plus large que celle-là ? Oui, il le doit, il le peut légalement ; mais en réalité, cela lui est impossible. Ce pouvoir n’est que facultatif pour les hommes qui font partie des masses populaires, mais il ne pourra jamais devenir réel pour eux à moins d’une transformation radicale des bases économiques de la société, — disons le mot, à moins d’une révolution sociale. Ces prétendus droits politiques exercés par le peuple ne sont donc qu’une vaine fiction.
Nous sommes là de toutes les fictions, tant religieuses que politiques. Le peuple est las de se nourrir de fantômes et de fables. Cette nourriture n’ engraisse pas. Aujourd’hui il demande la réalité. Voyons donc ce qu’il y a de réel pour lui dans l’exercice des droits politiques.
Pour remplir convenablement les fonctions, et surtout les plus hautes fonctions, de l’État, il faut posséder déjà un haut degré d’instruction. Le peuple manque absolument de cette instruction. Est-ce sa faute ? Non, c’est la faute des institutions. Le grand devoir de tous les États vraiment démocratiques, c’est de répandre à pleines mains l’instruction dans le peuple. Y a-t-il un seul État qui l’ait fait ? Ne parlons pas des États monarchiques, qui ont un intérêt évident à répandre non l’instruction, mais le poison du catéchisme chrétien dans les masses. Parlons des États républicains et démocratiques comme les États-Unis de l’Amérique et la Suisse. Certainement, il faut reconnaître que ces deux États ont fait plus que tous les autres pour l’instruction populaire. Mais sont-ils parvenus au but, malgré toute leur bonne volonté ? a-t-il été possible pour eux de donner indistinctement à tous les enfants qui naissent dans leur sein une instruction égale ? Non, c’est impossible. Pour les enfants des bourgeois, l’instruction supérieure, pour ceux du peuple seulement l’instruction primaire, et, dans de rares occasions, quelque peu d’instruction secondaire. Pourquoi cette différence ? Par cette simple raison que les hommes du peuple, les travailleurs des campagnes et des villes, n’ont pas le moyen d’entretenir, c’est-à-dire de nourrir, de vêtir, de loger leurs enfants, pendant toute la durée de leurs études. Pour se donner une instruction scientifique, il faut étudier jusqu’à l’âge de vingt et un ans, et quelquefois jusqu’à vingt-cinq ans. Je vous demande quels sont les ouvriers qui sont en état d’entretenir si longtemps leurs enfants ? Ce sacrifice est au-dessus de leurs forces, parce qu’ils n’ont ni capitaux, ni propriété, et parce qu’ils vivent au jour le jour de leur salaire qui suffit à peine à l’entretien d’une nombreuse famille.
Et encore faut-il dire, chers compagnons, que vous, travailleurs des Montagnes, ouvriers dans un métier que la production capitaliste, c’est-à-dire l’exploitation des gros capitaux, n’est point encore parvenue à absorber, vous êtes comparativement fort heureux.[4] Travaillant par petits groupes dans vos ateliers, et souvent même travaillant chez vous à la maison, vous gagnez beaucoup plus qu’on ne gagne dans les grands établissements industriels qui emploient des centaines d’ouvriers ; votre travail est intelligent, artistique, il n’abrutit pas comme celui qui se fait par les machines. Votre habileté, votre intelligence comptent pour quelque chose. Et de plus vous avez beaucoup de loisir et de liberté relative ; c’est pourquoi vous êtes plus instruits, plus libres et plus heureux que les autres.
Dans les immenses fabriques établies, dirigées et exploitées par les grands capitaux, et dans lesquelles ce sont les machines, non les hommes, qui jouent le rôle principal, les ouvriers deviennent nécessairement de misérables esclaves, — tellement misérables que, le plus souvent, ils sont forcés de condamner leurs pauvres petits enfants, à peine âgés de huit ans, à travailler douze, quatorze, seize heures par jour pour quelques misérables petits sous. Et ils le font non par cupidité, mais par nécessité. Sans cela ils ne seraient point capables d’entretenir leurs familles.
Voilà l’instruction qu’ils peuvent leur donner. Je ne crois pas devoir perdre plus de paroles pour vous prouver, chers compagnons, à vous qui le savez si bien par expérience, que tant que le peuple travaillera non pour lui-même, mais pour enrichir les détenteurs de la propriété et du capital, l’instruction qu’il pourra donner à ses enfants sera toujours infiniment inférieure à celle des enfants de la classe bourgeoise.
Et voilà donc une grosse et funeste inégalité sociale que vous trouverez nécessairement à la base même de l’organisation des États : une masse forcément ignorante, et une minorité privilégiée qui, si elle n’est point toujours très intelligente, est au moins comparativement fort instruite. La conclusion est facile à tirer. La minorité instruite gouvernera éternellement les masses ignorantes.
Il ne s’agit pas seulement de l’inégalité naturelle des individus ; c’est une inégalité à laquelle nous sommes forcés de nous résigner. L’un a une organisation plus heureuse que l’autre, l’un naît avec une faculté naturelle d’intelligence et de volonté plus grande que l’autre. Mais je m’empresse d’ajouter : ces différences ne sont pas du tout aussi grandes qu’on veut bien le dire. Même au point de vue naturel, les hommes sont à peu près égaux, les qualités et les défauts se compensent à peu près dans chacun. Il n’y a que deux exceptions à cette loi d’égalité naturelle : ce sont les hommes de génie et les idiots. Mais les exceptions ne sont pas la règle, et, en général, on peut dire que tous les individus humains se valent, et que, s’il existe des différences énormes entre les individus dans la société actuelle, elles prennent leur source dans l’inégalité monstrueuse de l’éducation et de l’instruction, et non dans la nature.
L’enfant doué des plus grandes facultés, mais né dans une famille pauvre, dans une famille de travailleurs vivant au jour le jour de leur rude travail quotidien, se voit condamné à l’ignorance, qui, au lieu de les développer, tue toutes ses facultés naturelles : il sera le travailleur, le manœuvre, l’entreteneur et le nourrisseur forcé de bourgeois qui, naturellement, sont beaucoup plus bêtes que lui. L’enfant du bourgeois, au contraire, l’enfant du riche, quelque bête qu’il soit naturellement, recevra l’éducation et l’instruction nécessaires pour développer au possible ses pauvres facultés : il sera un exploiteur du travail, le maître, le patron, le législateur, le gouverneur, — un Monsieur. Tout bête qu’il soit, il fera des lois pour le peuple, contre le peuple, et il gouvernera les masses populaires.
Dans un État démocratique, dira-t-on, le peuple ne choisira que les bons. — Mais comment reconnaîtra-t-il les bons ? il n’a ni l’instruction nécessaire pour juger le bon et le mauvais, ni le loisir nécessaire pour apprendre à connaître les hommes qui se proposent à son élection. Ces hommes vivent d’ailleurs dans une société différente de la sienne : ils ne viennent tirer leur chapeau devant Sa Majesté le peuple souverain qu’au moment des élections, et, une fois élus, ils lui tournent le dos. D’ailleurs, appartenant à la classe privilégiée, à la classe exploitante, quelque excellents qu’ils soient comme membres de leurs familles et de leur société, ils seront toujours mauvais pour le peuple, parce que tout naturellement ils voudront toujours conserver ces privilèges qui constituent la base même de leur existence sociale, et qui condamnent le peuple à un esclavage éternel.
Mais pourquoi le peuple n’enverrait-il pas dans les assemblées législatives et dans le gouvernement des hommes à lui, des hommes du peuple ? — D’abord, parce que les hommes du peuple, devant vivre du travail de leurs bras, n’ont pas le temps de se vouer exclusivement à la politique ; et, ne pouvant pas le faire, étant pour la plupart du temps ignorants des questions politiques et économiques qui se traitent dans ces hautes régions, ils seront presque toujours les dupes des avocats et des politiciens bourgeois. Et, ensuite, parce qu’il suffira la plupart du temps à ces hommes du peuple d’entrer dans le gouvernement pour devenir des bourgeois à leur tour, quelquefois même plus détestables et plus dédaigneux du peuple dont ils sont sortis que les bourgeois de naissance eux-mêmes.
Vous voyez bien que l’égalité politique, même dans les États les plus démocratiques, est un mensonge. Il en est de même de l’égalité juridique, de l’égalité devant la loi. La loi est faite par les bourgeois, pour les bourgeois, et elle est exercée par les bourgeois contre le peuple. L’État et la loi qui l’exprime n’existent que pour éterniser l’esclavage du peuple au profit des bourgeois.
D’ailleurs, vous le savez, quand vous vous trouvez lésés dans vos intérêts, dans votre honneur, dans vos droits, et que vous voulez faire un procès, pour le faire vous devez d’abord prouver que vous êtes en état d’en payer les frais, c’est-à-dire que vous devez déposer une certaine somme. Et si vous n’êtes pas en état de la déposer, vous ne pouvez pas faire de procès. Mais le peuple, la majorité des travailleurs ont-ils des sommes à déposer au tribunal ? La plupart du temps, non. Donc le riche pourra vous attaquer, vous insulter impunément, — car il n’y a point de justice pour le peuple.
Tant qu’il n’y aura point d’égalité économique et sociale, tant qu’une minorité quelconque pourra devenir riche, propriétaire, capitaliste, non par le propre travail de chacun, mais par l’héritage, l’égalité politique sera un mensonge. Savez-vous quelle est la vraie définition de la propriété héréditaire ? C’est la faculté héréditaire d’exploiter le travail collectif du peuple et d’asservir les masses.
Voilà ce que les plus grands héros de la Révolution de 1793, ni Danton, ni Robespierre, ni Saint-Just, n’avaient point compris. ils voulaient que la liberté et l’égalité politiques, non économiques et sociales. Et c’est pourquoi la liberté et l’égalité fondées par eux ont constitué et assis sur des bases nouvelles la domination des bourgeois sur le peuple.
Ils ont cru masquer cette contradiction en mettant comme troisième terme à leur formule révolutionnaire la Fraternité. Ce fut encore un mensonge ! Je vous demande si la fraternité est possible entre les exploiteurs et les exploités, entre les oppresseurs et les opprimés ? Comment ! je vous ferai suer et souffrir pendant tout un jour, et le soir, quand j’aurais recueilli le fruit de vos souffrances et de votre sueur, en ne vous en laissant qu’une toute petite partie afin que vous puissiez vivre, c’est-à-dire de nouveau suer et souffrir à mon profit encore demain, — le soir, je vous dirai : Embrassons-nous, nous sommes des frères !
Telle est la fraternité de la Révolution bourgeoise.
Mes chers amis, nous voulons aussi, nous la noble Liberté, la salutaire Égalité et la sainte Fraternité. Mais nous voulons que ces belles, ces grandes choses, cessent d’être des fictions, des mensonges, deviennent une vérité et constituent la réalité !
Tel est le sens et le but de ce que nous appelons la Révolution sociale.
Elle peut se résumer en peu de mots : Elle veut et nous voulons que tout homme qui naît sur cette terre puisse devenir un homme dans le sens le plus complet de ce mot ; qu’il n’ait pas seulement le droit, mais tous les moyens nécessaires pour développer toutes ses facultés, et être libre, heureux, dans l’égalité et par la fraternité ! Voilà ce que nous voulons tous, et tous nous sommes prêts à mourir pour atteindre ce but.
Je vous demande, amis, une troisième et dernière séance pour vous exposer complètement ma pensée.
Troisième et dernière conférence
Chers compagnons,
Je vous ai dit la dernière fois comment la bourgeoisie, sans en avoir complètement conscience elle-même, mais en partie aussi, et au moins pour le quart, sciemment, s’est servie du bras puissant du peuple, pendant la grande Révolution de 1789-1793, pour asseoir, sur les ruines du monde féodal, sa propre puissance. Désormais elle est devenue la classe dominante. C’est bien à tort qu’on s’imagine que ce furent la noblesse émigrée et les prêtres qui firent le coup d’État réactionnaire de thermidor, qui renversa et tua Robespierre et Saint-Just, et qui guillotina ou déporta une foule de leurs partisans. Sans doute beaucoup de membres de ces deux corps déchus prirent une part active à l’intrigue, heureux de voir tomber ceux qui les avaient fait trembler et qui leur avaient coupé la tête sans pitié. Mais à eux seuls ils n’eussent pu rien faire. Dépossédés de leurs biens, ils avaient été réduits à l’impuissance. Ce fut cette partie de la classe bourgeoise qui s’était enrichie par l’achat des biens nationaux, par les fournitures de la guerre et par le maniement des fonds publics, profitant de la misère publique et de la banqueroute elle-même pour grossir leur poche, ce furent eux, ces vertueux représentants de la moralité et de l’ordre public, qui furent les principaux instigateurs de cette réaction. Ils furent chaudement et puissamment soutenus par la masse des boutiquiers, race éternellement malfaisante et lâche, qui trompe et empoisonne le peuple en détail, en lui vendant ses marchandises falsifiées, et qui a toute l’ignorance du peuple sans en avoir le grand cœur, toute la vanité de l’aristocratie bourgeoise sans en avoir les poches pleines ; lâche pendant les révolutions, elle devient féroce dans la réaction. Pour elle toutes ces idées qui font palpiter le cœur des masses, les grands principes, les grands intérêts de l’humanité, n’existent pas. Elle ignore même le patriotisme, ou n’en connaît que la vanité ou les fanfaronnades. Aucun sentiment qui puisse l’arracher aux préoccupations mercantiles, aux misérables soucis du jour au jour. Tout le monde a su, et les hommes de tous les partis nous ont confirmé, que pendant ce terrible siège de Paris, — tandis que le peuple se battait, et que la classe des riches intriguait et préparait la trahison qui livra Paris aux Prussiens, pendant que le prolétariat généreux, les femmes et les enfants du peuple étaient à demi-affamés, — les boutiquiers n’ont eu qu’un seul souci, celui de vendre leurs marchandises, leurs denrées, les objets les plus nécessaires à la subsistance du peuple, au plus haut prix possible.
Les boutiquiers de toutes les villes de France ont fait la même chose. Dans les villes envahies par les Prussiens, ils ont ouvert les portes aux Prussiens. Dans les villes non envahies, ils se préparaient à les ouvrir ; ils paralysèrent la défense nationale, et, partout où ils purent, ils s’opposèrent au soulèvement et à l’armement populaires qui seuls pouvaient sauver la France. Les boutiquiers dans les villes, aussi bien que les paysans dans les campagnes, constituent aujourd’hui l’armée de la réaction. Les paysans pourront et devront être convertis à la révolution, mais les boutiquiers jamais.
Pendant la grande Révolution, la bourgeoisie s’était divisée en deux catégories, dont l’une, constituant l’infime minorité, était la bourgeoisie révolutionnaire, connue sous le nom générique de Jacobins. Il ne faut pas confondre les Jacobins d’aujourd’hui avec ceux de 1793. Ceux d’aujourd’hui ne sont que de pâles fantômes et de ridicules avortons, des caricatures des héros du siècle passé. Les Jacobins de 1793 étaient des grands hommes, ils avaient le feu sacré, le culte de la justice, de la liberté et de l’égalité. Ce ne fut pas leur faute s’ils ne comprirent pas mieux certains mots qui résument encore aujourd’hui toutes nos aspirations. Il n’en considérèrent que la face politique, non le sens économique et social. Mais, je le répète, ce ne fut pas leur faute, comme ce n’est pas notre mérite à nous de les comprendre aujourd’hui. C’est la faute et c’est le mérite du temps. L’humanité se développe lentement, trop lentement, hélas ! et ce n’est que par une succession d’erreurs et de fautes, et de cruelles expériences surtout, qui en sont toujours la conséquence nécessaire, que les hommes conquièrent la vérité. Les Jacobins de 1793 furent des hommes de bonne foi, des hommes inspirés par l’idée, dévoués à l’idée. Ils furent des héros ! S’il ne l’avaient pas été, ils n’eussent point accompli les grands actes de la Révolution. Nous pouvons et nous devons combattre les erreurs théoriques des Danton, des Robespierre, des Saint-Just, mais, tout en combattant leurs idées fausses, étroites, exclusivement bourgeoises en économie sociale, nous devons nous incliner devant leur puissance révolutionnaire. Ce furent les derniers héros de la classe bourgeoise, autrefois si féconde en héros.
En dehors de cette minorité héroïque, il y avait la grande masse de la bourgeoisie matériellement exploitante, et pour laquelle les idées, les grands principes de la Révolution n’étaient que des mots qui n’avaient de valeur et de sens qu’autant que les bourgeois pouvaient s’en servir pour remplir leurs poches si larges et si respectables. Une fois que les plus riches et par conséquent aussi les plus influents parmi eux eurent suffisamment rempli les leurs au bruit et au moyen de la Révolution, ils trouvèrent que la Révolution avait duré trop longtemps, qu’il était temps d’en finir et de rétablir le règne de la loi et de l’ordre public.
Ils renversèrent le Comité de salut public, tuèrent Robespierre, Saint-just et leurs amis, et établirent le Directoire, qui fut une vraie incarnation de la dépravation bourgeoise à la fin du dix-huitième siècle, le triomphe et le règne de l’or acquis et aggloméré dans les poches de quelques milliers d’individus par le vol.
Mais la France, qui n’avait pas encore eu le temps de se corrompre, et qui était encore toute palpitante des grands faits de la Révolution, ne put supporter longtemps ce régime. Il y eut deux protestations, l’une manquée, l’autre triomphante. La première, si elle avait réussi, si elle avait pu réussir, aurait sauvé la France et le monde ; le triomphe de la seconde inaugura le despotisme des rois et l’esclavage des peuples. Je veux parler de l’insurrection de Babeuf et de l’usurpation du premier Bonaparte.
L’insurrection de Babeuf fut la dernière tentative révolutionnaire du dix-huitième siècle. Babeuf et ses amis avaient été plus ou moins des amis de Robespierre et de Saint-Just. Ce furent des Jacobins socialistes. Ils avaient le culte de l’égalité, même au détriment de la liberté. Leur plan fut très simple : ce fut d’exproprier tous les propriétaires et tous les détenteurs d’instruments de travail et d’autres capitaux au profit de l’État républicain, démocratique et social, de sorte que l’État, devenant le seul propriétaire de toutes les richesses tant mobilières qu’immobilières, devenait de la sorte l’unique employeur, l’unique patron de la société ; muni en même temps de la toute-puissance politique, il s’emparait exclusivement de l’éducation et de l’instruction égales pour tous les enfants, et forçait tous les individus majeurs de travailler et de vivre selon l’égalité et la justice. Toute autonomie communale, toute initiative individuelle, toute liberté, en un mot, disparaissait, écrasée par ce pouvoir formidable. La société tout entière ne devait plus présenter que le tableau d’une uniformité monotone et forcée. Le gouvernement était élu par le suffrage universel, mais une fois élu, et tant qu’il restait en fonctions, il exerçait sur tous les membres de la société un pouvoir absolu.
La théorie de l’égalité établie de force par la puissance de l’État n’a pas été inventée par Babeuf. Les premiers fondements de cette théorie avaient été jetés par Platon, plusieurs siècles avant Jésus-Christ, dans sa République, ouvrage dans lequel ce grand penseur de l’antiquité essaya d’esquisser le tableau d’une société égalitaire. Les premiers chrétiens exercèrent incontestablement un communisme pratique dans leurs associations persécutées par toute la société officielle. Enfin, au début même de la Révolution religieuse, dans le premier quart du seizième siècle, en Allemagne, Thomas Münzer et ses disciples firent une première tentative d’établir l’égalité sociale sur un pied très large. La conspiration de Babeuf fut la seconde manifestation pratique de l’idée égalitaire dans les masses. Toutes ces tentatives, sans en excepter cette dernière, durent échouer pour deux raisons : d’abord, parce que les masses ne s’étaient point suffisamment développées pour en rendre la réalisation possible ; et ensuite et surtout parce que, dans tous ces systèmes, l’égalité s’alliait à la puissance, à l’autorité de l’État, et que par conséquent elle excluait la liberté. Et nous le savons, chers amis, l’égalité n’est possible qu’avec et par la liberté : non par cette liberté exclusive des bourgeois qui est fondée sur l’esclavage des masses et qui n’est pas la liberté, mais le privilège ; mais par cette liberté universelle des êtres humains, qui élève chacun à la dignité de l’homme. Mais nous savons aussi que cette liberté n’est possible que dans l’égalité. Révolte non seulement théorique, mais pratique, contre toutes les institutions et contre tous les rapports sociaux créés par l’inégalité, puis établissement de l’égalité économique et sociale par la liberté de tout le monde : voilà notre programme actuel, celui qui doit triompher malgré les Bismarck, les Napoléon, les Thiers, et malgré tous les cosaques de mon auguste empereur, le tsar de toutes les Russies.
La conspiration de Babeuf avait réuni dans son sein tout ce que, après les exécutions et les déportations du coup d’État réactionnaire de thermidor, il était resté ce citoyens dévoués à la Révolution à Paris, et nécessairement beaucoup d’ouvriers. Elle échoua ; quelques-uns furent guillotinés, mais plusieurs survécurent, entre autres le citoyen Philippe Buonarroti, un homme de fer, un caractère antique, tellement respectable qu’il sut se faire respecter par les hommes des partis les plus opposés. Il vécut longtemps en Belgique, où il devint le principal fondateur de la société secrète des carbonari-communistes ; et, dans un livre devenu très rare aujourd’hui, mais que je tâcherai d’envoyer à notre ami Adhémar,[5] il a raconté cette lugubre histoire, cette dernière protestation héroïque de la Révolution contre la réaction, connue sous le nom de conspiration de Babeuf.
L’autre protestation de la société contre la corruption bourgeoise qui s’était emparée du pouvoir sous le nom de Directoire, fut, comme je l’ai déjà dit, l’usurpation du premier Bonaparte.
Cette histoire, mille fois plus lugubre encore, est connue de vous tous. Ce fut la première inauguration du régime infâme et brutal du sabre, le premier soufflet imprimé au début de ce siècle par un parvenu insolent sur la joue de l’humanité. Napoléon Ier devint le héros de tous les despotes, en même temps que militairement il en fut la terreur. Lui vaincu, il laissa son funeste héritage, son infâme principe : le mépris de l’humanité, et son oppression par le sabre.
Je ne vous parlerai pas de la Restauration. Ce fut une tentative ridicule de rendre la vie et le pouvoir politique à deux corps tarés et déchus : à la noblesse et aux prêtres. Il n’y eut sous la Restauration que ceci de remarquable, qu’attaquée, menacée dans ce pouvoir qu’elle avait cru avoir conquis pour toujours, la bourgeoisie était redevenue quasi révolutionnaire. Ennemie de l’ordre public aussitôt que cet ordre public n’est pas le sien, c’est-à-dire aussitôt qu’il établit et garantit d’autres intérêts que les siens, elle conspira de nouveau. MM. Guizot, Périer, Thiers et tant d’autres, qui sous Louis-Philippe se distinguèrent comme les plus fanatiques partisans et défenseurs d’un gouvernement oppressif, corrupteur, mais bourgeois et par conséquent parfait à leurs yeux, toutes ces âmes damnées de la réaction bourgeoise, conspirèrent sous la Restauration. Ils triomphèrent en juillet 1830, et le règne du libéralisme bourgeois fut inauguré.
C’est depuis 1830 que date vraiment la domination exclusive des intérêts et de la politique bourgeoise en Europe ; surtout en France, en Angleterre, en Belgique, en Hollande et en Suisse. Dans les autres pays tels que l’Allemagne, le Danemark, la Suède, l’Italie, l’Espagne et le Portugal, les intérêts bourgeois l’avaient bien emporté sur tous les autres, mais non le gouvernement politique des bourgeois. Je ne vous parle pas de ce grand et misérable Empire de toutes les Russies, qui reste encore soumis au despotisme absolu des tsars, et qui n’a proprement pas de classe politique intermédiaire, point de corps politique bourgeois, et où il n’y a en effet, d’un côté, que le monde officiel, une organisation militaire, policière et bureaucratique, pour remplir les caprices du tsar, de l’autre côté le peuple, des dizaines de millions d’être humains dévorés par le tsar et ses fonctionnaires. En Russie la révolution viendra directement du peuple, comme je l’ai amplement développé dans un assez long discours, que j’ai prononcé il y a quelques années à Berne et que je m’empresserai de vous envoyer.[6] Je ne vous parle pas non plus de cette malheureuse et héroïque Pologne, qui se débat, toujours étouffée de nouveau, mais jamais morte, sous la serre de trois aigles infâmes : celui de l’Empire de Russie, (celui) de l’Empire d’Autriche, et celui du nouvel Empire d’Allemagne, représenté par la Prusse. En Pologne comme en Russie, il n’y a proprement pas de classe moyenne ; il y a d’un côté la noblesse, bureaucratie héréditaire esclave du tsar en Russie, et ci-devant dominante et aujourd’hui désorganisée et déchue en Pologne ; et, de l’autre côté, il y a le paysan asservi, dévoré, écrasé maintenant, non plus par la noblesse, qui en a perdu le pouvoir, mais par l’État, par ses fonctionnaires innombrables, par le tsar. Je ne vous parlerai pas non plus des petits pays de la Suède et du Danemark, qui ne sont devenus réellement constitutionnels que depuis 1848, et qui sont restés plus ou moins en arrière du développement général de l’Europe ; ni de l’Espagne et du Portugal, où le mouvement industriel et la politique bourgeoise ont été paralysés si longtemps par la double puissance du clergé et de l’armée. Cependant je dois observer que l’Espagne, qui nous paraissait si arriérée, nous présente aujourd’hui l’une des plus magnifiques organisations de l’Association internationale des travailleurs qui existe dans le monde.
Je m’arrêterai un instant sur l’Allemagne. L’Allemagne depuis 1830 nous a présenté et continue de nous présenter le tableau étrange d’un pays où les intérêts de la bourgeoisie prédominent, mais où la puissance politique n’appartient pas à la bourgeoisie, mais à la monarchie absolue sous un masque de constitutionnalisme, militairement et bureau- cratiquement organisée et servie exclusivement par des nobles.
C’est en France, en Angleterre, en Belgique surtout, qu’il faut étudier le règne de la bourgeoisie. Depuis l’unification de l’Italie sous le sceptre de Victor-Emmanuel, on peut l’étudier aussi en Italie. Mais nulle part il ne s’est aussi pleinement caractérisé qu’en France ; aussi est-ce dans ce pays que nous le considérerons principalement.
Depuis 1830, le principe bourgeois a eu pleine liberté de s’y manifester dans la littérature, dans la politique, et dans l’économie sociale. On peut le résumer par un seul mot, l'individualisme.
J’entends par individualisme cette tendance qui — considérant toute la société, la masse des individus, comme des indifférents, des rivaux, des concurrents, comme des ennemis naturels, en un mot, avec lesquels chacun est bien forcé de vivre, mais qui obstruent la voie à chacun — pousse l’individu à conquérir et à établir son propre bien-être, sa prospérité, son bonheur malgré tout le monde, au détriment et sur le dos de tous les autres. C’est une course au clocher, un sauve-qui-peut général où chacun cherche à parvenir le premier. Malheur à ceux qui s’arrêtent, ils sont devancés. Malheur à ceux qui, lassés de fatigue, tombent en chemin, ils sont de suite écrasés. La concurrence n’a point de cœur, n’a point de pitié. Malheur aux vaincus ! Dans cette lutte, nécessairement, beaucoup de crimes doivent se commettre ; toute cette lutte fratricide d’ailleurs n’est qu’un crime continu contre la solidarité humaine, qui est la base unique de toute morale. L’État, qui, dit-on, est le représentant et le vindicateur de la justice, n’empêche pas la perpétration de ces crimes, il les perpétue et les légalise au contraire. Ce qu’il représente, ce qu’il défend, ce n’est pas la justice humaine, c’est la justice juridique, qui n’est rien autre chose que la consécration du triomphe des forts sur les faibles, des riches sur les pauvres. L’État n’exige qu’une chose : c’est que tous ces crimes soient accomplis légalement. Je puis vous ruiner, vous écraser, vous tuer, mais je dois le faire en observant les lois. Autrement je suis déclaré criminel et traité comme tel. Tel est le sens de ce principe, de ce mot : individualisme.
Maintenant, voyons comment ce principe s’est manifesté dans la littérature, dans cette littérature créée par les Victor Hugo, les Dumas, les Balzac, les Jules Janin et tant d’autres auteurs de livres et d’articles de journaux bourgeois, qui depuis 1830 ont inondé l’Europe, portant la dépravation et réveillant l’égoïsme dans les cœurs des jeunes gens des deux sexes, et malheureusement même du peuple. Prenez tel roman que vous voulez : à côté des grands et faux sentiments, des belles phrases, qu’y trouvez-vous ? Toujours la même chose. Un jeune homme est pauvre, bis obscur, méconnu ; il est dévoré de toutes sortes d’ambitions et d’appétits. Il voudrait habiter un palais, manger des truffes, boire du champagne, rouler carrosse, et coucher avec quelque belle marquise. Il y parvient à force d’efforts héroïques et d’aventures extraordinaires, tandis que tous les autres succombent. Voilà le héros : c’est l’individualiste pur.
Voyons la politique. Comment s’y exprime le principe ? Les masses, dit-on, ont besoin d’être menées, gouvernées ; elles sont incapables de se passer de gouvernement, comme aussi elles sont incapables de se gouverner par elles-mêmes. Qui les gouvernera ? Il n’y a plus de privilège de classe. Tout le monde a le droit de monter aux plus hautes positions et fonctions sociales. Mais pour y parvenir il faut être intelligent, habile ; il faut être fort et heureux ; il faut savoir et pouvoir l’emporter sur tous les rivaux. Voilà encore une course au clocher : ce seront les individus habiles et forts qui gouverneront, qui tondront les masses.
Considérons maintenant ce même principe dans la question économique, qui au fond est la principale, on pourrait dire l’unique question. Les économistes bourgeois nous disent qu’ils sont les partisans d’une liberté illimitée des individus et que la concurrence est la condition de cette liberté. Mais voyons quelle est cette liberté ? Et d’abord une première question : Est-ce le travail séparé, isolé, qui a produit et qui continue de produire toutes ces richesses merveilleuses dont se glorifie notre siècle ? Nous savons bien que non. Le travail isolé des individus serait à peine capable de nourrir et de vêtir un petit peuple de sauvages ; une grande nation ne devient riche et ne peut subsister que par le travail collectif, solidairement organisé. Le travail pour la production des richesses étant collectif, il semblerait logiquement, n’est-ce pas ? que la jouissance de ces richesses devrait l’être aussi. Eh bien, voilà ce que ne veut pas, ce que repousse avec haine l’économie bourgeoise. Elle veut la jouissance isolée des individus. Mais de quels individus ? Serait-ce de tous ? Oh, non ! Elle veut la jouissance des forts, des intelligents, des habiles, des heureux. Ah ! oui, des heureux surtout. Car dans son organisation sociale, et conformément à cette loi d’héritage qui en est le fondement principal, il naît une minorité d’individus plus ou moins riches, heureux, et des millions d’être humains déshérités, malheureux. Puis la société bourgeoise dit à tous ces individus : Luttez, disputez-vous le prix, le bien-être, la richesse, la puissance publique. Les vainqueurs seront heureux. Y a-t-il au moins égalité dans cette lutte fratricide ? Non, pas du tout. Les uns, le petit nombre, sont armés de pied en cap, forts de leur instruction et de leur richesse héritées, et les millions d’hommes du peuple se présentent dans l’arène presque nus, avec leur ignorance et leur misère également héritées. Quel est le résultat nécessaire de cette concurrence soi-disant libre ? Le peuple succombe, la bourgeoisie triomphe, et le prolétariat enchaîné est forcé de travailler comme un forçat pour son éternel vainqueur le bourgeois.
Le bourgeois est muni principalement d’une arme contre laquelle le prolétariat restera toujours sans possibilité de défense, tant que cette arme, le capital, — qui est devenu désormais, dans tous les pays civilisés, l’agent principal de la production industrielle, — tant que ce nourrisseur du travail sera tourné contre lui.
Le capital, tel qu’il est constitué et approprié aujourd’hui, n’écrase pas seulement le prolétariat, il assomme, exproprie et réduit à la misère une immense quantité de bourgeois. La cause de ce phénomène, que la moyenne et la petite bourgeoisie ne comprend pas assez, qu’elle ignore, est pourtant toute simple. Par suite de la concurrence, de cette lutte à mort qui, grâce à la liberté conquise par le peuple au profit des bourgeois, règne aujourd’hui dans le commerce et dans l’industrie, tous les fabricants sont forcés de vendre leurs produits, ou plutôt les produits des travailleurs qu’ils emploient, qu’ils exploitent, au plus bas prix possible. Vous le savez par expérience, les produits chers se voient de plus en plus exclus du marché aujourd’hui par les produits bon marché, alors même que ces derniers sont beaucoup moins parfaits que les premiers. Voilà donc une première conséquence funeste de cette concurrence, de cette lutte intestine dans la production bourgeoise. Elle tend nécessairement à remplacer les bons produits par des produits médiocres, les travailleurs habiles par des travailleurs médiocres. Elle diminue en même temps la qualité des produits et celle des producteurs.
Dans cette concurrence, dans cette lutte au plus bas prix, les gros capitaux doivent nécessairement écraser les petits capitaux, les gros bourgeois doivent ruiner les petits bourgeois. Car une immense fabrique peut naturellement confectionner ses produits et les donner à meilleur marché qu’une fabrique petite ou moyenne. L’institution d’une grande fabrique exige naturellement un grand capital, mais, proportionnellement à ce qu’elle peut produire, elle coûte moins cher qu’une fabrique petite ou moyenne : 100.000 francs sont plus que 10.000 francs, mais 100.000 francs employés en fabrique donneront 50%, 60% ; tandis que 10.000 francs employés de la même manière ne donneront que 20%. Le grand fabricant économise sur le bâtiment, sur les matières premières, sur les machines ; employant beaucoup plus de travailleurs que le petit ou le moyen fabricant, il économise aussi, ou il gagne, par une meilleure organisation et par une plus grande division du travail. En un mot, avec 100.000 francs concentrés entre ses mains et employés à l’établissement et à l’organisation d’une fabrication unique, il produit beaucoup plus que dix fabricants employant chacun 10.000 francs ; de manière que si chacun de ces derniers réalise, sur les 10.000 francs qu’il emploie, un bénéfice net de 2.000 francs par exemple, le fabricant qui établit et organise une grande fabrique qui lui coûte 100.000 francs, gagne sur chaque 10.000 francs 5.000 ou 6.000 francs, c’est-à-dire qu’il produit proportionnellement beaucoup plus de marchandises. Produisant beaucoup plus, il peut naturellement vendre ses produits à beaucoup meilleur marché que les petits ou moyens fabricants ; mais, en les vendant à meilleur marché, il force également les petits ou moyens fabricants à baisser leur prix, sans quoi leurs produits ne seraient point achetés. Mais comme la production de ces produits leur revient beaucoup plus cher qu’au grand fabricant, en les vendant au prix du grand fabricant ils se ruinent. C’est ainsi que les grands capitaux tuent les petits capitaux, et, si les grands capitaux en rencontrent de plus grands qu’eux-mêmes, ils sont écrasés à leur tour.
C’est si vrai, qu’il y a aujourd’hui dans les grands capitaux une tendance à s’associer pour constituer des capitaux monstrueusement formidables. L’exploitation du commerce et de l’industrie par des sociétés anonymes commencent à remplacer, dans les pays les plus industrieux, en Angleterre, en Belgique et en France, l’exploitation des grands capitalistes isolés. Et à mesure que la civilisation, que la richesse nationale des pays les plus avancés s’accroissent, la richesse des grands capitalistes s’accroît, mais le nombre des capitalistes diminue. Une masse de moyens bourgeois se voit refoulée dans la petite bourgeoisie, et une plus grande foule encore de petits bourgeois se voient inexorablement poussés dans le prolétariat, dans la misère.
C’est un fait incontestable, aussi bien constaté par la statistique de tous les pays que par la démonstration la plus exactement mathématique. Dans l’organisation économique de la société actuelle, cet appauvrissement graduel de la grande masse de la bourgeoisie au profit d’un nombre restreint de monstrueux capitalistes est une loi inexorable, contre laquelle il n’y a pas d’autre remède que la révolution sociale. Si la petite bourgeoisie avait assez d’intelligence et de bon sens pour le comprendre, depuis longtemps elle se serait alliée au prolétariat pour accomplir cette révolution. Mais la petite bourgeoisie est généralement très bête ; sa sotte vanité et son égoïsme lui ferment l’esprit. Elle ne voit rien, ne comprend rien, et, écrasée d’un côté par la grande bourgeoisie, menacée de l’autre par ce prolétariat qu’elle méprise autant qu’elle le déteste et le craint, elle se laisse sottement entraîner dans l’abîme.
Les conséquences de cette concurrence bourgeoise sont désastreuses pour le prolétariat. Forcés de vendre leurs produits — ou bien les produits des ouvriers qu’ils exploitent — au plus bas prix possible, les fabricants doivent nécessairement payer leurs ouvriers le plus bas prix possible. Par conséquent, ils ne peuvent plus payer le talent, le génie de leurs ouvriers. Ils doivent rechercher le travail qui se vend, qui est forcé de se vendre, au tarif le plus bas. Les femmes et les enfants se contentant d’un moindre salaire, ils emploient les enfants et les femmes de préférence aux hommes, et les travailleurs médiocres de préférence aux travailleurs habiles, à moins que ces derniers ne se contentent du salaire des travailleurs malhabiles, des enfants et des femmes. Il a été prouvé et reconnu par tous les économistes bourgeois que la mesure du salaire de l’ouvrier est toujours déterminée par le prix de son entretien journalier : ainsi, si un ouvrier pouvait se loger, se vêtir, se nourrir pour un franc par jour, son salaire tomberait bien vite à un franc. Et cela par la raison toute simple : c’est que les ouvriers, pressés par la faim, sont forcés de se faire concurrence entre eux, et le fabricant, impatient de s’enrichir au plus vite par l’exploitation de leur travail, et forcé d’un autre côté, par la concurrence bourgeoise, de vendre ses produits au plus bas prix possible, prendra naturellement les ouvriers qui, pour le moindre salaire, lui offriront le plus d’heures de travail.
Ce n’est point seulement une déduction logique, c’est un fait qui se passe journellement en Angleterre, en France, en Belgique, en Allemagne, et dans les parties de la Suisse où s’est établie la grande industrie, l’industrie exploitée dans de grandes fabriques par les grands capitaux. Dans ma dernière conférence, je vous ai dit que vous êtiez des ouvriers privilégiés. Quoique vous soyez bien loin encore de recevoir intégralement en salaire toute la valeur de votre production journalière, quoique vous soyez incontestablement exploités par vos patrons, cependant, comparativement aux ouvriers des grands établissements, vous êtes assez bien payés, vous avez du loisir, vous êtes libres, vous êtes heureux. Et je m’empresse de reconnaître qu’il y a d’autant plus de mérite à vous d’être entrés dans l’Internationale et d’être devenus des membres dévoués et zélés de cette immense association du travail qui doit émanciper les travailleurs du monde entier. C’est noble, c’est généreux de votre part. Vous prouvez par là même que vous ne pensez pas seulement à vous-mêmes, mais à ces millions de frères qui sont beaucoup plus opprimés et beaucoup plus malheureux que vous. C’est avec bonheur que je vous donne ce témoignage.
Mais en même temps que vous faites acte de généreuse et fraternelle solidarité, laissez-moi vous dire que vous faites aussi acte de prévoyance et de prudence ; vous agissez, non pas seulement pour vos frères malheureux des autres industries et des autres pays, mais aussi, sinon tout à fait pour vous-mêmes, au moins pour vos propres enfants. Vous êtes, non absolument, mais relativement bien rétribués, libres, heureux. Pourquoi l’êtes-vous ? Par cette simple raison que le grand capital n’a pas encore envahi votre industrie. Mais vous ne croyez pas sans doute qu’il en sera toujours ainsi. Le grand capital, par une loi qui lui est inhérente, est fatalement poussé à envahir tout. Il a commencé naturellement par exploiter les branches du commerce et de l’industrie qui lui ont promis de plus grands avantages, celles dont l’exploitation était le plus facile, et il finira nécessairement, après les avoir suffisamment exploités, et à cause de la concurrence qu’il se fait à lui-même dans cette exploitation, par se rabattre sur les branches qu’il n’avait pas touchées jusque-là. Ne fait-on pas déjà des habits, des bottes, des dentelles à la machine ? Croyez-le bien, tôt ou tard, et sans doute avant peu, on fera aussi des montres à la machine. Les ressorts, les échappements, les boîtes, la cuvette, le polissage, le guillochage, la gravure, se feront à la machine. Les produits ne seront pas aussi soignés que ceux qui sortent de vos mains habiles, mais ils coûteront beaucoup moins, et ils se vendront beaucoup plus d’acheteurs que vos produits plus parfaits, qu’ils finiront par exclure du marché. Et alors, sinon vous, du moins vos enfants se trouveront aussi esclaves, aussi misérables que les ouvriers des grands établissements industriels le sont aujourd’hui. Vous voyez donc bien qu’en travaillant pour vos frères, les malheureux ouvriers des autres industries et des autres pays, vous travaillez aussi pour vous-mêmes, ou au moins pour vos propres enfants.
Vous travaillez pour l’humanité. La classe ouvrière est devenue aujourd’hui l’unique représentant de la grande, de la sainte cause de l’humanité. L’avenir appartient aujourd’hui aux travailleurs : aux travailleurs des champs, aux travailleurs des fabriques et des villes. Toutes les classes qui sont au-dessus, les éternels exploiteurs du travail des masses populaires : la noblesse, le clergé, la bourgeoisie, et toute cette myriade de fonctionnaires militaires et civils qui représentent l’iniquité et la puissance malfaisante de l’État, sont des classes corrompues, frappées d’impuissance, incapables désormais de comprendre et de vouloir le bien, et puissantes seulement pour le mal.
Le clergé et la noblesse ont été démasquées et battues en 1793. La révolution de 1848 a démasqué la bourgeoisie en a montré l’impuissance et la malfaisance. Pendant les journées de Juin, en 1848, la classe bourgeoise a hautement renoncé à la religion de ses pères : à cette religion révolutionnaire qui avait eu la liberté, l’égalité et la fraternité pour principes et pour bases. Aussitôt que le peuple eut pris l’égalité et la liberté au sérieux, la bourgeoisie, qui n’existe que par l’exploitation, c’est-à-dire par l’inégalité économique et par l’esclavage social du peuple, s’est rejetée dans la réaction.
Ces mêmes traîtres qui veulent perdre encore une fois la France aujourd’hui, ces Thiers, ces Jules Favre, et l’immense majorité de l’Assemblée nationale en 1848, ont travaillé pour le triomphe de la plus immonde réaction, comme ils y travaillent encore aujourd’hui. Ils avaient commencé par élever à la présidence Louis Bonaparte, et plus tard ils ont détruit le suffrage universel. La crainte de la révolution sociale, l’horreur de l’égalité, le sentiment de ses crimes et la crainte de la justice populaire, avaient jeté toute une classe déchue, jadis si intelligente et si héroïque, aujourd’hui si stupide et si lâche, dans les bras de la dictature de Napoléon III. Et ils en ont eu, de la dictature militaire, pendant dix-huit ans de suite. Il ne faut pas croire que messieurs les bourgeois s’en soient trop mal trouvés. Ceux d’entre eux qui voulurent faire les mutins et jouer au libéralisme d’une manière trop bruyante et par trop incommode pour le régime impérial, furent naturellement écartés, comprimés. Mais tous les autres, ceux qui, laissant les balivernes politiques au peuple, s’appliquèrent exclusivement, sérieusement, à la grande affaire de la bourgeoisie, à l’exploitation du peuple, furent puissamment protégés et encouragés. On leur donna même, pour sauver leur honneur, toutes les apparences de la liberté. N’existait-il pas sous l’Empire une assemblée législative élue régulièrement par le suffrage universel ? Tout alla donc bien selon les vœux de la bourgeoisie. Il n’y eut qu’un point noir. C’était l’ambition conquérante du souverain, qui entraînait la France forcément dans des dépenses ruineuses et finit par anéantir son antique puissance. Mais ce point noir n’était pas un accident, c’était une nécessité du système. Un régime despotique, absolu, alors même qu’il a les apparences de la liberté, doit nécessairement s’appuyer sur une puissante armée, et toute grande armée permanente rend tôt ou tard la guerre extérieure nécessaire, parce que la hiérarchie militaire a pour inspiration principale l’ambition : tout lieutenant veut être colonel, et tout colonel veut être général ; quant aux soldats, systématiquement démoralisés dans les casernes, ils rêvent des nobles plaisirs de la guerre : le massacre, le pillage, le vol, le viol, — preuve : les exploits de l’armée prussienne en France. Eh bien, si toutes ces nobles passions, savamment, systématiquement nourries dans le cœur des officiers et des soldats, restent longtemps sans satisfaction aucune, elles aigrissent l’armée et la poussent au mécontentement, et du mécontentement à la révolte. Donc il devient nécessaire de faire la guerre. Toutes les expéditions et les guerres entreprises par Napoléon III n’ont donc point été des caprices personnels, comme le prétendent aujourd’hui messieurs les bourgeois : ce fut une nécessité du système impérial despotique qu’ils avaient fondé eux-mêmes par crainte de la révolution sociale. Ce sont les classes privilégiées, c’est le haut et bas clergé, c’est la noblesse déchue, c’est enfin et surtout cette respectable, honnête et vertueuse bourgeoisie qui, aussi bien que toutes les autres classes et plus que Napoléon III lui-même, est la cause de tous les horribles malheurs qui viennent de frapper la France.
Et vous l’avez tous vu, compagnons, pour défendre cette malheureuse France, il ne s’est trouvé dans tout le pays qu’une seule masse, la masse des ouvriers des villes, celle précisément qui avait été trahie et livrée par la bourgeoisie à l’Empire et sacrifiée par l’Empire à l’exploitation bourgeoise. Dans tout le pays, il n’y eut que les généreux travailleurs des fabriques et des villes qui voulurent le soulèvement populaire pour le salut de la France. Les travailleurs des campagnes, les paysans, démoralisés, abêtis par l’éducation religieuse qu’on leur avait donnée à partir du premier Napoléon jusqu’à ce jour, ont pris le parti des Prussiens et de la réaction contre la France. On aurait pu les révolutionner. Dans une brochure que beaucoup d’entre vous ont lue, intitulée Lettres à un Français, j’ai exposé les moyens dont il fallait faire usage pour les entraîner dans la Révolution. Mais pour le faire, il fallait d’abord que les villes se soulèvent et s’organisent révolutionnairement. Les ouvriers l’ont voulu : ils le tentèrent même dans beaucoup de villes du midi de la France, à Lyon, à Marseille, à Montpellier, à Saint-Étienne, à Toulouse. Mais partout ils furent comprimés et paralysés par les bourgeois radicaux au nom de la République. Oui, c’est au nom même de la République que les bourgeois, devenus républicains par crainte du peuple, c’est au nom de la République, que les Gambetta, ce vieux pécheur Jules Favre, Thiers, cet infâme renard, et tous ces Picard, Ferry, Jules Simon, Pelletan et tant d’autres, c’est au nom de la République qu’ils ont assassiné la République et la France.
La bourgeoisie est jugée. Elle qui est la classe la plus riche et la plus nombreuse de la France, — en exceptant la masse populaire, sans doute, — si elle avait voulu, elle aurait pu sauver la France. Mais pour cela elle eût dû sacrifier son argent, sa vie, et s’appuyer franchement sur le prolétariat, comme le firent ses ancêtres les bourgeois de 1793. Eh bien, elle voulut sacrifier son argent encore moins que sa vie, et elle préféra la conquête de la France par les Prussiens à son salut par la révolution populaire.
La question entre les ouvriers des villes et les bourgeois fut assez nettement posée. Les ouvriers ont dit : Nous ferons plutôt sauter les maisons que de livrer nos villes aux Prussiens. Les bourgeois répondirent : Nous ouvrirons plutôt les portes de nos villes aux Prussiens que de vous permettre de faire du désordre public, et nous voulons conserver nos chères maisons à tout prix, dussions-nous même baiser le cul de Messieurs les Prussiens.
Et remarquez que ce sont aujourd’hui ces mêmes bourgeois qui osent insulter la Commune de Paris, cette noble Commune qui sauve l’honneur de la France et, espérons-le, la liberté du monde en même temps ; ce sont ces mêmes bourgeois qui l’insultent aujourd’hui au nom de quoi ? — au nom du patriotisme !
Vraiment, ces bourgeois ont un front d’airain ! Il sont arrivés à un degré d’infamie qui leur a fait perdre jusqu’au dernier sentiment de pudeur. Ils ignorent la honte. Avant d’être morts, ils sont déjà complètement pourris.
Et ce n’est pas seulement en France, compagnons, que la bourgeoisie est pourrie, moralement et intellectuellement anéantie ; elle l’est de même partout en Europe, et dans tous les pays de l’Europe seul le prolétariat a conservé le feu sacré. Lui seul porte aujourd’hui le drapeau de l’humanité.
Quelle est sa devise, son principe ? La solidarité. Tous pour chacun, et chacun par tous et pour tous. C’est la devise et le principe fondamental de notre grande Association internationale, qui, franchissant les frontières des États et par là détruisant les États, tend à unir les travailleurs du monde entier en une seule famille humaine, sur la base du travail également obligatoire pour tous et au nom de la liberté de chacun et de tous. Cette solidarité, dans l’économie sociale, s’appelle travail et propriété collectifs ; en politique, elle s’appelle destruction des États et la liberté de chacun par la liberté de tous.
Oui, chers compagnons, vous les ouvriers, solidairement avec vos frères les travailleurs du monde entier, vous héritez seuls aujourd’hui de la grande mission de l’émancipation de l’humanité. Vous avez un cohéritier, travailleur comme vous, quoique à d’autres conditions que vous. C’est le paysan. Mais le paysan n’a pas encore la conscience de la grande mission populaire. Il a été empoisonné, il est encore empoisonné par les prêtres, et sert contre lui-même d’instrument à la réaction. Vous devez l’instruire, vous devez le sauver malgré lui en l’entraînant, en lui expliquant ce que c’est que la Révolution sociale.
Dans ce moment, et surtout au commencement, les ouvriers de l’industrie ne doivent, ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Mais ils seront tout-puissants s’il le veulent. Seulement ils doivent le vouloir sérieusement. Et pour réaliser ce vouloir, ils n’ont que deux moyens. C’est d’établir d’abord dans leurs groupes, et ensuite entre tous les groupes, une vraie solidarité fraternelle, non seulement en paroles, mais en action, pas seulement pour les jours de fête, de discours et de boisson, mais dans leur vie quotidienne. Chaque membre de l’Internationale doit pouvoir sentir, doit être pratiquement convaincu, que tous les autres membres sont ses frères.
L’autre moyen, c’est l’organisation révolutionnaire, l’organisation pour l’action. Si les soulèvements populaires de Lyon, de Marseille et dans les autres villes de France ont échoué, c’est parce qu’il n’y a aucune organisation. Je puis en parler avec pleine connaissance de cause, puisque j’y ai été et que j’en ai souffert. Et si la Commune de Paris se tient si vaillamment aujourd’hui, c’est que pendant tout le siège les ouvriers se sont sérieusement organisés. Ce n’est pas sans raison que les journaux bourgeois accusent l’Internationale d’avoir produit ce soulèvement magnifique de Paris. Oui, disons-le avec fierté, ce sont nos frères les internationaux qui, par leur travail persévérant, ont organisé le peuple de Paris et ont rendu possible la Commune de Paris.
Soyons donc bons frères, compagnons, et organisons-nous. Ne croyez pas que nous soyons à la fin de la Révolution, nous sommes à son commencement. La Révolution est désormais à l’ordre du jour, pour beaucoup de dizaines d’années. Elle viendra nous trouver, tôt ou tard ; préparons-nous donc, purifions-nous, devenons plus réels, moins discoureurs, moins crieurs, moins phraseurs, moins buveurs, moins noceurs. Ceignons nos reins et préparons-nous dignement à cette lutte qui doit sauver tous les peuples et émanciper finalement l’humanité.
Vive la Révolution sociale ! Vive la Commune de Paris !
[1] L’original ne porte aucun titre.
[2] Bakounine avait d’abord écrit « Citoyens », puis il a biffé ce mot et l’a remplacé par celui de « Compagnons ».
[3] Sylvain Clément, photographe à Saint-Imier, est l’auteur d’une photographie de Bakounine faite en mai 1871, et qui est devenue populaire dans les Montagnes jurassiennes.
[4] Les choses ont bien changé au Val de Saint-Imier depuis 1871. L’industrie de l’horlogerie est entrée dans la phase de la grande production ; la plupart des ouvriers et ouvrières occupés à la fabrication des montres travaillent aujourd’hui dans des usines ou des manufactures, et leurs salaires ont beaucoup diminué.
[5] Adhémar Schwitzguébel, de Sonvillier, ouvrier graveur.
[6] Voir les Annales du Congrès de Berne de la Ligue de la paix et de la liberté (septembre 1868), et la brochure : Discours prononcés au Congrès de la paix et de la liberté, à Berne, 1868, par MM. MROCZKOWSKI et BAKOUNINE, Genève, 1869, in-8°, impr. Czerniecki, pages 5-23.