Michel Bakounine
Théorie générale de la Révolution
Textes assemblés et annotés par Etienne Lesourd, d’après G. P. Maximov
Première partie LA NATURE, CETTE TOTALITÉ
Chapitre 1 : La conception matérialiste du monde
Chapitre 2 : Idéalistes et matérialistes
Chapitre 3 : Les missions et les limites de la science
Chapitre 4 : Contre le gouvernement des savants
Chapitre 5 : La faculté de penser, le besoin de se révolter
Chapitre 6 : L’esprit de l’homme et sa volonté
Chapitre 7 : Sur le « libre arbitre »
Chapitre 8 : L’essence de toute religion
Chapitre 9 : L’idée de Dieu est une abdication de la raison
Chapitre 10 : Sur l’immortalité de l’âme
Chapitre 11 : Liberté de l »âme et entretien du corps
Chapitre 12 : Liberté et égalité
Chapitre 13 : Philosophie de l’Histoire
Deuxième partie L’ÉTAT ET LA PROPRIÉTÉ
Chapitre 1 : La religion de la propriété
Chapitre 2 : Travail musculaire et travail nerveux
Chapitre 3 : Ouvriers et patrons
Chapitre 4 : Le prolétariat, avenir de la civilisation
Chapitre 5 : Puissance et décadence intellectuelle de la bourgeoisie
Chapitre 6 : La révolution paysanne, anarchique par nature
Chapitre 7 : L’ absurde fiction du contrat social
Chapitre 8 : Théologie de l’Etat
Chapitre 9 : Tout État est policier
Chapitre 10 : La fiction du système représentatif : l’exemple suisse
Chapitre 11 : Système monarchique et système républicain
Troisième partie : CONTRE LE SOCIALISME AUTORITAIRE
Chapitre 1 : Les premières batailles du socialisme
Chapitre 2 : La sociale-démocratie allemande
Chapitre 3 : Critique du programme d’Eisenach
Chapitre 4 : Les grèves et les coopératives
Chapitre 5 : Solidarités locales et internationale du prolétariat
Chapitre 6 : L’ Organisation du prolétariat international
Chapitre 7 : Notre politique : l’abolition de la politique
Quatrième partie VERS LE SOCIALISME LIBERTAIRE
Chapitre 1 : L’Instruction intégrale
Chapitre 2 : L’Abolition de l’héritage
Chapitre 3 : L’Abolition du mariage
Chapitre 4 : Du patriotisme primitif, animal
Chapitre 5 : Sur le principe des nationalités
Chapitre 6 : L’Allemagne et le communisme d’Etat
Chapitre 7 : La Guerre de 1870 et la Commune de Paris
Chapitre 8 : La violence révolutionnaire
Chapitre 9 : Associations, commune et fédérations
Chapitre 10 : La révolution sociale universelle
PRÉSENTATION
Plus que toute autre, la figure de Michel Bakounine se confond avec celle du révolutionnaire romantique que nous a léguée le XIXe siècle. Il doit cette renommée posthume aux divers soulèvements auxquels il a participé, à sa longue captivité dans les prisons du tsar, au courage et à la générosité qu’il a toujours manifestés. Homme d’action, orateur chaleureux, écrivain politique « à la plume facile » (selon ses propres termes), ses écrits n’ont pourtant pas eu la même postérité que ceux de son maître et grand rival Karl Marx, traduits dans pratiquement toutes les langues.
Il y a plusieurs raisons à cela. De son vivant, Mikhaïl Alexandrovitch n’a publié que dix-sept titres, dont trois seulement dépassent les cent pages (l’Empire knouto-germanique et la Révolution sociale, la Théologie politique de Mazzini et Etatisme et anarchie) ; les autres, restés à l’état de manuscrits, ne purent donc être remaniés par l’auteur lorsque l’on songea enfin à les imprimer. Le plus souvent, ses écrits étaient des textes de circonstance (articles, pamphlets, brochures...), composés à la diable -entre une conspiration et un expédient pour trouver de l’argent-, souvent sous la forme de lettres dans lesquelles il interpelle ses adversaires, implore ou encourage ses amis. Les répétitions et digressions y abondent ; des pans entiers de textes plus anciens y sont recyclés ; tous défauts encore aggravés par le goût de l’auteur pour les phrases à rallonge.
Sans doute, tant à l’écrit qu’à l’oral, la parole de Bakounine précédait-elle la pensée, l’impulsion la réflexion, et ce n’est pas toujours littérairement dommageable, quand le désordre de plusieurs de ses textes ne les a pas prémunis contre la critique impitoyable du temps. Il reste quand même des fulgurances, des développements lumineux, des prévisions étonnantes, qui justifient leur réédition et indiquent aussi que l’aura dont disposait le « géant russe » (1,97 m) auprès de ses contemporains ne reposait pas que sur ses qualités de baroudeur.
Raisons externes ensuite. Malgré ses incarnations monstrueuses, la pensée marxiste l’a assez nettement emporté sur la pensée anarchiste — que l’on mesure cette victoire en nombre et en variétés de partis qui se sont réclamés d’elle, en révolutions qui se sont accomplies en son nom, ou simplement en rééditions de textes. Même parmi les libertaires, beaucoup —et Bakounine lui-même fut le premier d’entre eux— ont reconnu la supériorité intellectuelle du père du « socialisme scientifique ». Par la suite, le sectarisme arrogant du stalinisme, et le magistère que — malgré son indigence théorique— il s’est arrogé pendant des décennies sur la vie intellectuelle, ont placé durablement sous le boisseau les textes fondateurs de l’anarchisme en général, et ceux de Bakounine en particulier.
Cette tendance historique du socialisme a cependant repris des couleurs pendant et après Mai-68, particulièrement en France, incarnée notamment par Daniel Cohn-Bendit, qui se réclamait alors de Bakounine. Les situationnistes, nonobstant le goût de Guy Debord pour le style de Marx, ont aussi beaucoup fait pour la réhabilitation du courant libertaire. Enfin, on s’est rappelé, lors de l’effondrement de l’URSS, que les inspirateurs et théoriciens de l’anarchie avaient mis en garde contre les dangers oligarchiques et policiers du communisme, et tout particulièrement Bakounine. Mais il faut aussi regretter, sans s’en étonner, que l’on n’ait souvent retenu que cela, évacuant de l’anarchisme son anticapitalisme fondamental, qu’il partage avec le marxisme. De sorte qu’aujourd’hui, nombreux sont les léninistes perplexes, les chrétiens de gauche ou les humanistes inquiets qui affichent quelque inclination pour la pensée « libertaire ».
On verra pourtant, et notamment dans la première partie, que nombre de ces exposés brillants de la doctrine matérialiste — telle elle fut établie par les philosophes français du XVIIIe siècle et continuée au XIXe par les hégéliens de gauche, particulièrement Feuerbach- auraient pu être contresignés par Marx et Engels. Mais d’autres révèlent au contraire une démarche différente. Ainsi, l’ancien artilleur affirme que « l’existence de Dieu [...] aboutit nécessairement à un esclavage non seulement théorique, mais pratique ». D’où l’importance prise dans ses écrits philosophiques par la critique de la religion. Or, on le sait, Marx pensait plutôt l’inverse -que l’idéologie n’est que le reflet et la justification du système social-, et n’accordait en conséquence, depuis la fin des années 1840, qu’une importance secondaire à la lutte antireligieuse.
Outre cette divergence qui n’avait pas de conséquence pratique —tous deux étaient convaincus de la prééminence de la critique des armes sur les armes de la critique—, Bakounine reconnaissait habituellement la validité des analyses économiques de Marx, qu’il lisait en allemand (il aurait d’ailleurs traduit le Manifeste communiste en russe, et avait accepté de faire de même pour le livre I du Capital). L’hommage n’est pas que formel, même si la critique du capitalisme menée par l’ancien déporté en Sibérie est encore largement redevable à Proudhon, ou même à Malthus.
Comment faire la révolution ?
Mais c’est paradoxalement sur les moyens d’amener les prolétaires à la conscience révolutionnaire, notamment par le biais de ce qu’on appellera bientôt le syndicalisme, que les deux hommes se retrouvent le plus dans leurs écrits, sinon dans leur pratique réelle. Cette étonnante convergence — eu égard à leurs polémiques sur l’autoritarisme — inclut la question de l’organisation politique révolutionnaire. Il est piquant de constater que, dans les programmes très carbonaristes de sa Fraternité révolutionnaire, le libertaire russe s’affirme plus directif que le leader du Conseil général de l’Internationale qui, s’il n’a pas manqué d’appliquer des méthodes politiciennes, s’est gardé de les coucher sur le papier. Mais, en réa-
lité, les organisations secrètes que Bakounine créait constamment ne furent jamais que de petites coteries affinitaires, sans guère d’influence. Au contraire, Marx, plus réaliste et calculateur, n’a pas hésité à torpiller l’internationale plutôt que de l’abandonner aux fédéralistes.
Il reste que la conception de la révolution développée par Bakounine est très différente de celle de Marx pour qui ce vocable qualifie surtout le passage d’un état socio-économique à un autre -longue transition historique dont il faut s’attendre à ce quelle soit parfois émaillée de violences. Chez Bakounine, la révolution est d’abord une aventure humaine — la plus belle qui soit—, et une éruption passionnelle.
La différence est aussi sociologique : pour lui, l’acteur principal de cette révolution, prolongement et achèvement de celle de 1789 -une conception commune à tous les socialistes de l’avant-dernier siècle—, est surtout « le peuple », concept incertain qui revient dans ses textes plus souvent que celui de classe ouvrière. Car, s’il affirmait la prééminence du prolétariat urbain dans le processus révolutionnaire, il est assez probable qu’au fond de lui-même, Bakounine mettait plus d’espoirs dans une révolution paysanne, qu’il voyait « anarchique par nature et menant directement à la destruction de l’Etat », du fait justement de l’arriération de cette classe, relativement à la modernité capitaliste. Cependant, il vit bien, à la différence des marxistes qui ne lui réservent qu’un destin subordonné, qu’on ne la collectiviserait pas contre son gré.
Ce qui sépare le marxisme de l’anarchisme, et ce qui résiste le mieux au temps chez ce dernier, est la question de l’Etat. Et cela malgré qu’objet de fascination plus ou moins assumée pour les uns, de méfiance absolue pour les autres, les deux doctrines avaient inscrit son abolition dans leurs programmes — à court, moyen ou long terme. Marx a justement noté dans l’anti-étatisme l’angoisse immémoriale du petit propriétaire contre les empiétements, notamment fiscaux, toujours plus marqués des Etats, et cela est très sensible chez Proudhon. Il reste que celui-ci avait bien pressenti qu’une conquête de l’Etat qui ne s’appuierait pas sur le terrain économique, ne pourrait entraîner qu’une dictature. On peut d’ailleurs noter la contradiction dans les termes contenue dans la notion marxienne, au fond assez peu matérialiste, de « dictature du prolétariat », dans lequel une classe toujours exploitée économiquement pourrait néanmoins diriger politiquement la société. A la suite de Proudhon, son disciple critique, Bakounine affirmait qu’un Etat ouvrier exercerait tout autant qu’un autre son pouvoir sur les ouvriers eux-mêmes, et qu’il serait en fait monopolisé par la petite-bourgeoisie intellectuelle, renforcée par des transfuges des hautes classes, ainsi que par des prolétaires élevés au-dessus de leur condition.
La seule manière d’empêcher cette funeste évolution, répétait constamment Bakounine, est de faire la révolution « par le bas », d’abolir immédiatement l’Etat, et non de le conquérir ou d’en édifier un autre. « Le moyen et la condition, sinon le but principal de la révolution, c’est l’anéantissement du principe de l’autorité dans toutes ses manifestations possibles, c’est l’abolition, la destruction complète et au besoin violente de l’Etat. » ( Troisième Lettre à un Français, août 1870). Autrement dit, on ne peut instaurer une société égalitaire que par des moyens accordés à ce but.
Après la guerre de 1914–18, les convulsions révolutionnaires menées ou gérées par les marxistes prirent des formes diverses. En Allemagne, après son ralliement à la défense nationale, la sociale-démocratie prit très logiquement la succession de l’empire guillaumien abattu par la défaite et inaugura le nouveau régime républicain par le massacre des spartakistes, dont le premier but était l’extension de la révolution intervenue l’année précédente en Russie. Dans ce pays, la violente réaction militaire de l’Europe bourgeoise et de ses satellites sociaux-démocrates contre le nouveau pouvoir eut pour conséquence la militarisation de l’Etat, la liquidation des soviets et l’instauration rapide d’une dictature bolchévique. Dans les deux cas, conquis ou reconstruit, l’Etat fut maintenu, sous un habillage démocratique en Allemagne, révolutionnaire en Russie.
Mais, en 1936, l’abandon par l’appareil de la CNT-FAI espagnole, très largement bakouniniste, de sa pratique révolutionnaire au profit de la défense antifranquiste démontre que les libertaires se sont heurtés aux mêmes problèmes que les marxistes, à la même tragique alternative entre le « Tout, tout de suite » et le « Tout, mais plus tard », entre l’impatience suicidaire et le réalisme mortifère. Et, avant cela en France, la « sociale-démocratisation » de l’anarcho-syndicaliste CGT — amorcée dès avant la faillite d’août 1914— indique que la défiance à l’égard des partis politiques, de gauche comme de droite, n’est pas une protection suffisante contre les séductions corruptrices du capitalisme.
La prégnance du patriotisme
La succession des révolutions manquées, écrasées, trahies ou dégénérées des XIXe et XXe siècles illustre l’incapacité de la classe ouvrière des pays industriels à se débarrasser du capitalisme et à prendre ses affaires en main, hors le cadre étroit du syndicat. La grande scission entre autoritaires et libertaires, centralistes et fédéralistes, peut se comprendre comme la cause autant que la conséquence de ce décalage entre la conscience socialiste de l’humanité et ce que les marxistes nomment « l’immaturité des conditions objectives » : c’est-à-dire l’insuffisante intégration économique de la planète. Il n’est pas sans signification que les seules révolutions antibourgeoises — sinon socialistes — réussies ont concerné des pays peu industrialisés et quelles ont été assurées par la mobilisation de la paysannerie qui, dans la plus grande partie de l’Eurasie, aura donc aboli la propriété privée pendant plusieurs dizaines d’années. Mais les événements récents ont montré que les régimes staliniens n’ont été essentiellement qu’une expression des nationalismes russe, chinois, etc., l’indispensable dictature permettant la mise en selle de bourgeoisies embryonnaires, incapables par elles-mêmes de concurrencer leurs grandes sœurs d’Occident.
Mondialiste dans son projet, le mouvement ouvrier n’a, malgré ses efforts, jamais dépassé le niveau de l’internationalisme, mot qui dit assez que les nations étaient les cadres obligés de cette époque historique. Chaque fois que les ouvriers, les organisations socialistes, durent choisir absolument entre la fidélité patriotique et la solidarité ouvrière internationale, ils se prononcèrent-de bon ou de mauvais gré— pour la nation, même si bien sûr la démission des bureaucraties ouvrières et la répression policière ont joué leur rôle.
Cette imprégnation nationaliste se retrouve chez tous les socialistes du XIXe siècle. Pour eux, il n’y avait pas contradiction entre le patriote et le révolutionnaire. La phrase du Manifeste communiste selon laquelle « les prolétaires n’ont pas de patrie » s’entend aussi bien comme l’assomption révolutionnaire de cette situation que comme une volonté d’intégration, de « nationalisation » de la classe ouvrière. Pendant la guerre franco-allemande de 1870, les rivaux soutinrent des camps opposés (Marx appuyant son pays, et Bakounine la France par anti-germanisme).
Certes, ils justifièrent leurs choix stratégiques par les intérêts supérieurs de la révolution. Toujours est-il que les positions prises par les deux groupes — dont le clivage politique recoupait le clivage géographique entre sections latines et germaniques — n’ont pas manqué d’être utilisées cinquante ans plus tard par leurs épigones pour justifier leurs ralliements aux défenses nationales : les uns pour défendre la démocratie (française) contre le militarisme (allemand), les autres pour pourfendre la barbarie (russe), ennemie de la civilisation (allemande)...
Il est cependant à l’honneur du Russe d’avoir dénoncé sans relâche l’empire tsariste (à qui il souhaita un jour « toutes les humiliations, toutes les défaites »), ce que ne fit pas toujours l’Allemand vis-à-vis de son propre impérialisme. Et à son crédit idéologique d’avoir perçu la dimension nationaliste du socialisme marxien, même s’il exagérait en le qualifiant de pangermanique. De son côté, Bakounine eut dans sa jeunesse quelque inclination pour un « panslavisme révolutionnaire », commençant même — du moins le prétendit-il dans sa Confession— à rédiger un Appel au tsar pour qu’il prenne la tête de ce combat (le fait n’a pas été prouvé).
De nos jours, le débat entre fédéralistes et centralistes, libertaires et autoritaires, n’est plus d’une actualité brûlante. Gageons que cette tension entre la volonté d’efficacité — souvent illusoire — affichée par les marxistes, et la spontanéité — qui doit souvent être organisée -revendiquée par les libertaires, réapparaîtra lors des prochaines secousses révolutionnaires. Sauf évidemment si celles-ci sont suffisamment radicales et mondialisées pour effectuer d’elles-mêmes la résolution dialectique de cette opposition.
Cette synthèse, tentée plusieurs fois par les militants les moins sectaires des deux bords, ne se résumera pas à une simple fusion des éléments subversifs encore actifs dans les deux théories et intégrera probablement les apports du féminisme et de l’écologie radicale. Tant il est vrai que la survie de la planète impose un ralentissement et une réorientation de ces fameuses « forces productives » dont le socialisme a toujours disputé à la bourgeoisie le soin de les accroître. A ce sujet, on ne trouvera chez Bakounine aucune remise en cause de l’industrialisme —si l’on excepte une vive mise en garde contre « le gouvernement des savants », « s’appelassent-ils, précise-t-il, des disciples d’Auguste Comte », sur lequel il entretenait quelques illusions. De plus, les abolitionnistes contemporains du travail qui ne le savaient pas seront surpris d’apprendre qu’il voulait le rendre obligatoire, même si, comme on le verra, il assortissait parfois cette injonction d’une certaine compréhension à l’égard de la fainéantise...
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Le désordre des textes de Bakounine se retrouve aussi dans sa bibliographie, du fait des nombreux remaniements qu’il apportait sans cesse à ses écrits. Arthur Lehning regrettait en 1961, dans sa préface aux Archives Bakounine (voir supra la Bibliographie), l’absence d’une édition vraiment complète qui « se fait sentir comme une lacune grave ». Or le travail imposant que le chercheur holandais (mort en 2000) avait commencé en 1961 s’est arrêté en 1982 avec la publication du volume VIII. Il ne comprend presque aucun écrit antérieur à 1869, et seulement une partie de la correspondance. Par rapport à l’édition française précédente (Stock, 1895–1913), il ajoute cependant beaucoup de manuscrits inédits, dont les principaux écrits en russe, Etatisme et anarchie en particulier, le seul qui, avec l’Empire..., puisse être considéré comme un ouvrage de synthèse, malgré certains défauts. Mais il ne reproduit pas le volume V, ni deux textes importants du volume VI de l’édition Stock, Protestation de l’Alliance et Rapport sur l’Alliance, l’Alliance (le premier a été réédité par nos soins dans Le Sentiment Sacré de la Révolte, Les Nuits rouges, 2004).
Il faut dire qu’avant cela toutes les tentatives de livrer une édition complète de l’œuvre du rival de Marx s’étaient heurtées à une sorte de malédiction. Ainsi, James Guillaume ne put, à cause de la Première Guerre mondiale, publier le volume VII des Œuvres. La première édition russe resta incomplète, les autorités bolcheviques voyant sans doute une telle publication d’un mauvais œil ; puis Staline interrompit la seconde dans les années 30. Une édition allemande en trois volumes vit le jour entre 1921 et 1924, sous la direction de Max Nettlau. Les nazis la brûlèrent. Quant à l’édition espagnole, reprise d’une édition argentine des années 1920–30, son septième volume ne vit pas le jour en raison de la chute de Barcelone, en 1939.
Dans les années 1980, Stock a réédité les deux premiers volumes de l’édition de 1895. Avant cela, Fernand Rude avait publié un volume intitulé De la guerre à la Commune, qui comprend la plus grande part de l’Empire knouto-germanique (mais le volume VIII de Lehning est plus complet), puis le Socialisme libertaire, qui reprend l’essentiel du volume V de l’édition Stock, paru en 1911 (voir supra la Bibliographie).
Quant à la Confession, publiée pour la première fois en 1932, elle a été rééditée en 1974 et en 2001. Les textes relatifs à l’affaire Netchaïev ont été publiés en 1973 par Michael Confino (là encore, le volume V de Lehning est plus complet).
Il nous faut signaler aussi le recueil La Liberté, composé par François Munoz, publié en 1965 chez Pauvert, et qui n’était pas sans mérites, malgré les nombreuses coupes qui hachaient les textes. Réédité en 1969 et 1972, ce livre a, de façon fort opportune, accompagné Mai-68 et le renouveau de la pensée libertaire qui a suivi.
Nous avons été séduits par cette idée de présenter hors de leur contexte les passages les plus marquants de la pensée bakouninienne de la maturité (quasiment tous issus d’œuvres écrites entre 1867 et 1873) et de les assembler en continuité, et, autant qu’ils le permettaient, selon un ordre logique. Le tout constituant « une théorie générale de la Révolution ». L’ouvrage même qu’un éditeur eût été avisé de lui commander de son vivant, ou d’élaborer lui-même, sous le contrôle de l’auteur. Car, s’il est un écrivain politique dont l’œuvre appelle la compilation, c’est bien Mikhaïl Alexandrovitch, pour les raisons que nous avons dites. Cette formule a aussi l’avantage de réhabiliter des textes peu connus, ou très courts. La liste des textes utilisés et les références sont consultables en fin de volume.
A la fin des années 1940, l’anarchiste russe Gregori Petrovitch Maximov (1893–1950) avait réalisé dans sa langue maternelle un assemblage de textes de Bakounine. Son travail fut publié aux Etats-Unis, trois ans après sa mort, par The Free Press, traduit en anglais, sous le titre The Political Philosophy of Bakunin — Scientific Anarchism. Maximov avait fui son pays en 1921 après l’élimination des libertaires par les bolchéviques. Après un séjour en Allemagne, il émigra aux Etats-Unis, où il écrivit pour divers journaux et magazines russes. 11 composa aussi un important ouvrage intitulé The Guillotine at Work : Twenty years of Terror in Russia (1940), où la dictature stalinienne reçoit une de ses premières tentatives d’analyse sérieusement documentée.
Cependant, la compilation Maximov, composée d’abord en russe, puis traduite en anglais, souffrait elle aussi de deux défauts principaux : des problèmes de traduction, et des répétitions, les deux étant souvent liés. Maximov s’était servi des éditions russe de Golos Trouda (Petrograd et Moscou, 1919–1922) — à laquelle il avait d’ailleurs collaboré — et allemande (Verlag der Syndicalist, Berlin, 1921–1924). En conséquence, plus de cinq sixièmes des originaux en français — langue la plus usuelle de Bakounine- ont été traduits en anglais à partir de ces versions russe et allemande (les éditeurs américains avaient seulement consulté, pour vérification, l’édition française de Stock et le volume V des Obras espagnoles).
Nous sommes donc remontés, à l’aide des références heureusement très précises de Maximov, aux originaux français que nous avons reproduits d’après les éditions existantes. Pour les textes écrits en russe, nous avons repris les traductions en français réalisées par Marcel Body pour les Archives Bakounine. Il s’agit principalement d’Etatisme et Anarchie, mais nous reproduisons aussi des extraits de La science et la question vitale de la révolution, L’Alliance révolutionnaire mondiale de la démocratie sociale et des Intrigues de Monsieur Outine. Nous-mêmes avons dû retraduire de l’anglais les extraits d’un texte utilisé par Maximov que nous n’avons malheureusement pu retrouver. Il s’agit du Programme de l’Alliance de la révolution internationale, écrit en français en mars 1871, puis traduit en russe dans Anarchichesky Vestnik (Le Courrier anarchiste) en 1923–24.
Le livre publié par The Free Press — peut-être à partir de dossiers constitués par Maximov avant sa mort — pâtissait également d’un certain illogisme dans l’ordonnancement des citations, parfois très courtes. D’autre part, les nombreuses références à des faits historiques précis ou à des personnalités oubliées ne facilitaient pas la lecture de cet ouvrage touffu qui, nous l’avons dit, laissait subsister en outre de nombreuses répétitions.
Nous en avons donc modifié quelque peu l’architecture, l’élaguant des citations qui nous paraissaient redondantes, ou trop conjoncturelles. L’essentiel de la première partie a été conservé, mais les trois autres ont été réorganisées. La quatrième partie a été en outre augmentée d’un chapitre sur « l’Allemagne et le communisme d’Etat ».
Un appareil de notes et un index biographique des noms cités permettront au lecteur contemporain non familier de l’anarchisme ou de l’histoire du XIXe siècle de ne pas perdre le fil du livre. La ponctuation a été modernisée et rectifiée. De la même façon, nous avons corrigé, entre crochets, quelques expressions fautives ou vieillies, quand elles gênaient la compréhension. Précisons enfin que les titres des chapitres ont été constitués le plus souvent à partir d’expressions de Bakounine lui-même.
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Cette réédition est quelque peu différente de celles de 2001 et 2008. Quelques corrections de détail ont été faites et la bibliographie a été actualisée. Surtout, nous avons ajouté deux textes, une adresse « Aux révolutionnaires russes », et un fragment célèbre qui résume parfaitement sa position politique : « En un mot, ... voilà dans quel sens nous sommes réellement des anarchistes. »
30 mai 1814 (18 mai, selon le calendrier julien). Naissance, à Priamoukhino, district de Novotaschok, province de Tver, de Mikhaïl Alexandrovitch, troisième de onze enfants nés entre 1811 et 1823. Leur père, Alexander Mikhaïovitch Bakounine (1768?-1854), propriétaire de mille âmes, est un ancien diplomate, imprégné de culture européenne, admirateur de Goethe et de Rousseau, mais aussi un conservateur, dévoué au tsar. La mère, née Mouraviev, disparaîtra en 1864.
Décembre 1825. Soulèvement des officiers de la garnison de Saint-Pétersbourg, passés à la postérité sous le nom de « décembristes ».Trois des conjurés appartenaient à la famille de la mère de Bakounine.
1828. Promis à une carrière d’officier, le jeune Mikhaïl entre à l’école d’artillerie de Saint-Pétersbourg.
1833. Son diplôme obtenu, il est affecté en Russie occidentale (Minsk, Grodno, Vilna).
1835. Il quitte l’armée, refuse un poste de fonctionnaire et part pour Moscou pour s’inscrire à l’Université. Ami des écrivains Stankevitch, Bielinski et Alexandre Herzen, il découvre la philosophie allemande à travers les livres de Kant et de Schelling, puis, plus tard, de Fichte, Goethe, Schiller, Jean-Paul Richter, E.T A. Hoffmann, etc.
1838. Découverte de Hegel. Il préface l’édition de l’un de ses cours. C’est son premier texte publié.
1840. En juin, il part pour l’Allemagne (Lübeck, Berlin).
1842. A Dresde, il rencontre Ruge, Reichel et fréquente Tourgueniev. En octobre, publication de La Réaction en Allemagne.
1843. Bakounine s’installe à Zürich. Il publie une « Lettre à Ruge » dans les Annales Franco-allemandes, puis une série d’articles sur « Le Communisme » en juin. Il fait l’objet d’un rapport de la police secrète russe, alertée par ses activités.
1844. Il se lie avec la famille Vogt, dont Adolf, le fils, deviendra son ami et son médecin. En février, voyage à Bruxelles. Il séjourne à Paris avec le musicien Reichel jusqu’en 1847, rencontre Marx, Engels, Herwegh, George Sand, Proudhon, avec lesquels il a d’intenses discussions, ainsi qu’Hugo et Michelet.
Janvier 1845. Il est déchu de ses droits civiques par le tsar Nicolas Ier, à la confiscation de ses biens et à la détention perpétuelle au cas où il rentrerait en Russie.
Mars 1846. Première déclaration publique, sur la Pologne, dans Le Constitutionnel.
Novembre 1847. Il revoit Herzen et Bielinski. Un discours sur la Pologne, dans lequel il appelle à la révolution en Russie, entraîne son expulsion de France. Il se réfugie en Belgique.
1848. A Bruxelles, il revoit Marx. Selon des rumeurs répandues par l’ambassade russe, Bakounine serait un agent du tsar. En février, il se rend à Paris à pied pour rejoindre la révolution qui vient de se déclencher. Il déploie une intense activité dans les milieux slaves. En avril, il retourne en Allemagne et participe aux émeutes de Breslau et de Berlin, avant d’être une nouvelle fois expulsé. Quelques semaines plus tard, il participe à Prague à une insurrection contre les Autrichiens. Il rédige un Appel aux Slaves, dans lequel il proclame que la révolution sociale doit aller de pair avec l’émancipation des peuples opprimés.
Mars 1849. Bakounine s’installe à Dresde où il fréquente Wagner. En mai, il est l’un des dirigeants de la révolution contre la monarchie saxonne. Devant la supériorité numérique de l’armée, il se réfugie avec 2000 combattants à Chemnitz, où il est trahi et arrêté. Un an de prison à Dresde et Kœningstein ; condamnation à mort, commuée en prison à vie. Extradition vers l’Autriche, puis emprisonnement à Prague et à Olmütz. De nouveau condamné à mort, et sa peine une nouvelle fois commuée, il est livré à la Russie en 1851.
Août 1851. A la forteresse Pierre-et-Paul, Bakounine écrit, à la demande du tsar, une Confession. Il implore la clémence du monarque, mais ne livre aucun renseignement sur ses fréquentations révolutionnaires. Mais il ne quittera cette prison que deux ans après la mort de Nicolas, intervenue en 1855.
1857. Son successeur, Alexandre II, consent, à la demande de sa famille et vu son état de santé, à l’envoyer en exil en Sibérie, à Tomsk.
1858. Mariage avec la jeune Polonaise Antonia Kwiatowska (1841–1887).
1859. Transfert à Irkoutsk.
1860. Reprise de sa correspondance avec Herzen.
1861. Il quitte Irkoutsk pour Vladivostok, où il s’embarque à bord d’un bateau américain vers le Japon, première étape d’un périple qui le conduira successivement à San Francisco, Panama, New York. En décembre, il arrive à Londres et s’installe chez Herzen et Ogarev.
1863. Il part à Stockholm, via Hambourg et Copenhague pour fomenter un soulèvement en Finlande. A l’automne, il se désintéresse définitivement des mouvements slaves, après l’échec de l’insurrection polonaise. Il part s’installer en Italie. Entretemps, il a revu Proudhon et Vogt, et fait la connaissance des frères Reclus ainsi que de Garibaldi.
1864. Il revoit Marx à Londres. Résidence à Florence, puis à Naples. La lutte contre le nationaliste Mazzini accapare l’essentiel de son activité.
1867. Fondation de la Fraternité (société secrète). Organisation d’un mouvement révolutionnaire italien actif. Septembre : discours au Congrès international de la Paix (publié sous le titre de Fédéralisme, Socialisme et Antihéologisme).
1868. Rupture définitive avec la Ligue de la Paix et de la Liberté. Fondation de l’Alliance internationale de la Démocratie socialiste. En juillet, il adhère à l’Association internationale des travailleurs, section de Genève, mais sa société secrète continue de fonctionner. Son émissaire, Giuseppe Fanelli, part fonder une section en Espagne.
1869. Rédacteur à L’Egalité où il publie de nombreux articles. Rencontre avec James Guillaume. Au congrès de Bâle de l’AIT il rédige le rapport de la commission consacrée à l’héritage. Rencontre avec le jeune Serge Netchaïev. Il se fixe à Locarno.
Janvier 1870. Mort de Herzen. En mars, Bakounine écrit Les ours de Berne et l’ours de Saint-Pétersbourg. En juin, il rompt définitivement avec Netchaïev. En août-septembre, rédaction de ses Lettres à un Français, suivies de Lettres à un Français sur la crise actuelle. Il participe à la tentative révolutionnaire de Lyon, qui tourne court, mais pourra s’en retourner à Locarno.
Avril 1871. Publication de la première livraison de L’Empire knouto-germanique et la révolution sociale. Bakounine poursuit la composition de cet ouvrage pendant et après la Commune de Paris, mais la suite ne sera pas publiée de son vivant. Début du conflit avec Marx. Nombreux écrits contre Mazzini.
Septembre 1872. Des accusations calomnieuses font exclure Bakounine de PAIT au congrès de La Haye, en compagnie de James Guillaume. Au congrès de Saint-Imier Jura suisse), les exclus fondent une AIT-bis, qui ne survivra pas, sauf en Espagne. Cette scission aura d’importantes conséquences dans le mouvement ouvrier mondial.
1873. Malade, Bakounine séjourne à Locarno. Il se lie d’amitié avec Cafiero, écrit (en russe) Etatisme et anarchie, puis décide d’abandonner ses activités révolutionnaires pour se consacrer à son épouse, Antonia.
1874. Il participe néanmoins à une tentative d’insurrection à Bologne, qui est encore un échec.
1875. Il vit dans la misère à Lugano.
1876. Il décide de repartir en Italie ; mais, auparavant, il veut consulter son ami Adolf Vogt, à Berne, où il meurt le 1 » juillet. La révolution représente plus un instinct qu’une pensée, elle agit, elle se propage comme un instinct et c’est comme un instinct qu’elle livre ses premières batailles. Voilà pourquoi les philosophes, les littérateurs et les politiciens, tous ceux qui ont en poche un petit système tout prêt et qui voudraient contraindre cet océan insondable dans des limites et dans une forme déterminées s’avèrent aussi sots et aussi impuissants ; ils sont dénués de cet instinct et craignent de se plonger dans les vagues de cet océan. Mais la révolution est là, cher ami, elle est partout, elle agit et fermente, je l’ai sentie et trouvée partout et je ne crains pas la réaction. (...) D’ailleurs, je m’intéresse très peu aux débats parlementaires, l’époque de la vie parlementaire, des assemblées constituantes, nationales, etc., est révolue, et quiconque se poserait honnêtement la question, devrait bien admettre qu’il n’éprouve finalement plus aucun intérêt ou, à tout le moins, qu’un intérêt contraint et chimérique pour ces formes vieillies. Je ne crois ni aux constitutions, ni aux lois. Même la meilleure des constitutions ne saurait me satisfaire. C’est d’autre chose que nous avons besoin : l’effervescence et la vie, un nouveau monde sans lois et donc libre.
Lettre à Georg Herwegh, août 1848.
J’ai agi suivant ma meilleure conviction et je n’ai rien cherché pour moi-même. J’ai échoué comme tant d’autres et de meilleurs avant moi, mais ce que j’ai voulu ne peut périr, non parce que “je” l’ai voulu, mais parce que “ce” que j’ai voulu est nécessaire, inévitable. Tôt ou tard, avec plus ou moins de sacrifices, cela viendra vers son droit, vers sa réalisation.
Lettre à Mathilde Reichel, 16 fév. 1850.
Première partie LA NATURE, CETTE TOTALITÉ
Chapitre 1 : La conception matérialiste du monde
Considérés au point de vue de leur existence terrestre, c’est-à-dire non fictive mais réelle, la masse des hommes présente un spectacle tellement dégradant, si mélancoliquement pauvre d’initiative, de volonté et d’esprit, qu’il faut être doué vraiment d’une grande capacité de se faire illusion pour trouver en eux une âme immortelle et l’ombre d’un libre arbitre quelconque. Ils se présentent à nous comme des êtres absolument et fatalement déterminés : déterminés avant tout par la nature extérieure, par la configuration du sol et par toutes les conditions matérielles de leur existence ; déterminés par les innombrables rapports politiques, religieux et sociaux, par les coutumes, les habitudes, les lois, par tout un monde de préjugés ou de pensées élaborées lentement par les siècles passés, et qu’ils trouvent en naissant à la vie dans la société, dont ils ne sont jamais les créateurs, mais les produits d’abord et plus tard les instruments. Sur mille hommes on en trouvera à peine un, duquel on puisse dire à un point de vue non absolu, mais relatif, qu’il veut et qu’il pense de soi-même. L’immense majorité des individus humains, non seulement dans les masses ignorantes, mais tout aussi bien dans les classes civilisées et privilégiées, ne veulent et ne pensent que ce que tout le monde autour d’eux veut et pense ; ils croient sans doute vouloir et penser eux-mêmes, mais ils ne font que reprendre servilement, routinièrement, avec des modifications tout à fait imperceptibles et nulles, les pensées et les volontés d’autrui.
Je pourrais dire que la nature, c’est la somme de toutes les choses réellement existantes. Mais cela [...] donnerait une idée complètement morte de cette nature, qui se présente à nous au contraire comme tout mouvement et toute vie. D’ailleurs, qu’est-ce que la somme des choses ? Les choses qui sont aujourd’hui ne seront plus demain ; demain elles seront, non perdues, mais entièrement transformées. Je me rapprocherai donc beaucoup plus de la vérité en disant que la nature, c’est la somme des transformations réelles des choses qui se produisent et se reproduisent incessamment en son sein ; et, pour me donner une idée un peu plus déterminée de ce que peut être cette somme ou cette « totalité », que j’appelle la nature, je dirai, et je crois pouvoir établir comme un axiome, la proposition suivante :
Tout ce qui est, les êtres qui constituent l’ensemble indéfini de l’univers, toutes les choses existantes dans le monde, quelle que soit d’ailleurs leur nature particulière, tant sous le rapport de la qualité que sous celui de la quantité, les plus différentes et les plus semblables, grandes ou petites, rapprochées ou immensément éloignées, exercent nécessairement et inconsciemment, soit par voie immédiate et directe, soit par transmission indirecte, une action et réaction perpétuelles ; et toute cette quantité infinie d’actions et de réactions particulières, en se combinant en un mouvement général et unique, produit et constitue ce que nous appelons la vie, la solidarité et la causalité universelles, la Nature. Appelez cela Dieu, l’Absolu, si cela vous amuse, peu m’importe, pourvu que vous ne donniez à ce Dieu d’autre sens que celui que je viens de préciser : celui de la combinaison universelle, naturelle, nécessaire et réelle, mais nullement prédéterminée, ni préconçue ni prévue, de cette infinité d’actions et de réactions particulières que toutes les choses réellement existantes exercent incessamment les unes sur les autres. La solidarité universelle ainsi définie, la nature considérée dans le sens de l’Univers qui n’a ni fin ni limites, s’impose comme une nécessité rationnelle à notre esprit.
Bien entendu la solidarité universelle, expliquée de cette manière, ne peut avoir le caractère d’une cause absolue et première ; elle n’est au contraire rien qu’une résultante, toujours produite et reproduite de nouveau par l’action simultanée d’une infinité de causes particulières, dont l’ensemble constitue précisément la causalité universelle, l’unité composée, toujours reproduite par l’ensemble indéfini des transformations incessantes de toutes les choses qui existent, et, en même temps, créatrice de toutes ces choses ; chaque point agissant sur le tout (voilà l’univers produit), et le tout agissant sur chaque point (voilà l’univers producteur ou créateur). L’ayant ainsi expliquée, je puis dire maintenant, sans crainte de donner lieu à aucun mésentendu [sic], que la Causalité universelle, la Nature, crée les mondes. C’est elle qui a déterminé la configuration mécanique, physique, chimique, géologique et géographique de notre terre, et qui, après avoir couvert sa surface de toutes les splendeurs de la vie végétale et animale, continue de créer encore, dans le monde humain, la société avec tous ses développements passés, présents et à venir.
Quand l’homme commence à observer avec une attention persévérante et suivie cette partie de la nature qui l’entoure et qu’il retrouve en lui-même, il finit par s’apercevoir que toutes les choses sont gouvernées par des lois qui leur sont inhérentes et qui constituent proprement leur nature particulière ; que chaque chose a un mode de transformation et d’action particulier ; que dans cette transformation et dans cette action, il y a une succession de phénomènes ou de faits qui se répètent constamment, dans les mêmes circonstances données, et qui, sous l’influence de circonstances déterminées, nouvelles, se modifient d’une manière également régulière et déterminée. Cette reproduction constante des mêmes faits par les mêmes procédés constitue proprement la législation de la nature : l’ordre dans l’infinie diversité des phénomènes et des faits. La somme de toutes les lois, connues et inconnues, qui agissent dans l’univers, en constitue la loi unique et suprême.
On comprend que, dans l’univers ainsi entendu, il ne puisse être question, ni d’idées antérieures ni de lois préconçues et préordonnées. Les idées, y compris celle de Dieu, n’existent sur cette terre qu’autant qu’elles ont été produites par le cerveau. On voit donc qu’elles viennent beaucoup plus tard que les faits naturels, beaucoup plus tard que les lois qui gouvernent ces faits. Elles sont justes lorsqu’elles sont conformes à ces lois, fausses lorsqu’elles leur sont contraires. Quant aux lois de la nature, elles ne se manifestent sous cette forme idéale ou abstraite de lois que pour l’intelligence humaine, lorsque, reproduites par notre cerveau, sur la base d’observations plus ou moins exactes des choses, des phénomènes et de la succession des faits, elles prennent cette forme d’idées humaines quasi spontanées. Antérieurement à la naissance de la pensée humaine, elles ne sont reconnues comme des lois par personne, et n’existent qu’à l’état de procédés réels de la nature, procédés qui, comme je viens de le dire plus haut, sont toujours déterminés par un concours indéfini de conditions particulières, d’influences et de causes qui se répètent régulièrement. Ce mot nature exclut par conséquent toute idée mystique ou métaphysique de substance, de cause finale ou de création providentiellement combinée et dirigée.
Sous le mot création, nous n’entendons donc ici ni la création théologique ou métaphysique, ni la création artistique, savante, industrielle, ni n’importe quelle création derrière laquelle se trouve un individu créateur. Nous entendons tout simplement par ce mot le produit infiniment complexe d’une quantité innombrable de causes très différentes, grandes et petites, quelques-unes connues, mais dont la plus immense partie reste encore inconnue, et qui, dans un moment donné, s’étant combinées -non sans raison, sans doute, mais sans plan tracé d’avance et sans préméditation aucune-, ont produit le fait.
Mais alors, dira-t-on, l’histoire et les destinées de l’humaine société ne présenteraient plus qu’un chaos et ne seraient plus que le jouet du hasard ? Bien au contraire, du moment que l’histoire est libre de tout arbitraire divin et humain, c’est alors, et seulement alors, qu’elle se présente à nos yeux dans toute la grandeur imposante et en même temps rationnelle d’un développement nécessaire, comme la nature organique et physique, dont elle est la continuation immédiate. Cette dernière, malgré l’inépuisable richesse et variété des êtres réels dont elle est composée, ne nous présente nullement le chaos, mais au contraire un monde magnifiquement organisé, et où chaque partie garde, pour ainsi dire, un rapport nécessairement logique avec toutes les autres. Mais alors, dira-t-on, il y a eu un ordonnateur ? Pas du tout, un ordonnateur, fût-il un Dieu, n’aurait pu qu’entraver par son arbitraire personnel l’ordonnance naturelle et le développement logique des choses, et nous avons vu que la propriété principale de la divinité dans toutes les religions, c’est d’être précisément supérieure, c’est-à-dire contraire à toute logique, et de n’avoir toujours qu’une seule logique à elle, celle de l’impossibilité naturelle, ou de l’absurdité.
Dire que Dieu n’est pas contraire à la logique, c’est affirmer qu’il lui est absolument identique, qu’il n’est rien lui-même que la logique, c’est-à-dire que le courant et le développement naturel des choses réelles, c’est-à-dire que Dieu n’existe pas. L’existence de Dieu ne peut donc avoir de valeur que comme la négation des lois naturelles, d’où résulte ce dilemme irréfutable : Dieu est, donc il n’y a point de lois naturelles et le monde présente un chaos. Le monde n’est pas un chaos, il est ordonné en lui-même, donc Dieu n’existe pas.
Car qu’est-ce que la logique, si ce n’est le courant ou le développement naturel des choses, ou bien le procédé naturel par lequel beaucoup de causes déterminées produisent un fait. Par conséquent, nous pouvons énoncer cet axiome si simple et en même temps si décisif : Tout ce qui est naturel est logique, et tout ce qui est logique est réalisé ou doit se réaliser dans le monde réel : dans la nature proprement dite, et dans son développement postérieur —dans l’histoire naturelle de l’humaine société.
Mais si les lois du monde naturel et social n’ont été créées ni ordonnées par personne, pourquoi et comment existent-elles ? Qu’est-ce qui leur donne ce caractère si invariable ? Voilà une question qu’il n’est pas en mon pouvoir de résoudre, et à laquelle, que je sache, personne n’a encore trouvé et ne trouvera sans doute jamais de réponse.
Elles existent, elles sont inséparables du monde réel, de cet ensemble de choses et de faits, dont nous sommes nous-mêmes les produits, les effets, sauf à devenir aussi, à notre tour, des causes relatives d’êtres, de choses et de faits nouveaux. Voilà tout ce que nous savons, et, je pense, tout ce que nous pouvons savoir. D’ailleurs comment pourrions-nous trouver la cause première, puisqu’elle n’existe pas ? ce que nous avons appelé la Causalité universelle n’étant elle-même qu’une résultante de toutes les causes particulières agissantes dans l’Univers.
Le théologue et le métaphysicien se prévaudraient aussitôt de cette ignorance forcée et nécessairement éternelle de l’homme pour recommander leurs divagations ou leurs rêves. Mais la science dédaigne cette triviale consolation, elle déteste ces illusions aussi ridicules que dangereuses. Lorsqu’elle se voit forcée d’arrêter ses investigations, faute de moyens pour les prolonger, elle préfère dire : « Je ne sais pas », à présenter comme des vérités des hypothèses dont la vérification est impossible. La science a fait plus que cela : elle est parvenue à démontrer, avec une certitude qui ne laisse rien à désirer, l’absurdité et la nullité de toutes les conceptions théologiques et métaphysiques ; mais elle ne les a pas détruites pour les remplacer par des absurdités nouvelles. Arrivée à son terme, elle dira honnêtement : « Je ne sais pas », mais elle ne déduira jamais rien de ce qu’elle ne saura pas.
La science universelle est donc un idéal que l’homme ne pourra jamais réaliser. Il sera toujours forcé de se contenter de la science de son monde, en étendant tout au plus ce dernier jusqu’aux étoiles qu’il peut voir, et encore n’en saura-t-il jamais que bien peu de choses. La science réelle n’embrasse que le système solaire, surtout notre globe et tout ce qui se produit et se passe sur ce globe. Mais dans ces limites mêmes, la science est encore trop immense pour qu’elle puisse être embrassée par un seul homme, ou même par une seule génération, d’autant plus que, comme je l’ai déjà fait observer, les détails de ce monde se perdent dans l’infiniment petit et sa diversité n’a point de commensurables limites.
Si dans l’univers l’ordre est naturel et possible, c’est uniquement parce que cet univers n’est pas gouverné d’après quelque système imaginé d’avance et imposé par une volonté suprême. L’hypothèse théologique d’une législation divine conduit à une absurdité évidente et à la négation non seulement de tout ordre, mais de la nature elle-même. Les lois naturelles ne sont réelles qu’en ce qu’elles sont inhérentes à la nature, c’est à dire ne sont fixées par aucune autorité. Ces lois ne sont que de simples manifestations ou bien de continuelles modalités du développement des choses et des combinaisons de ces faits très variés, passagers mais réels. L’ensemble constitue ce que nous appelons « nature ». L’intelligence humaine et sa science observèrent ces faits, les contrôlèrent expérimentalement, puis les réunirent en un système et les appelèrent lois. Mais la nature elle-même ne connaît point de lois. Elle agit inconsciemment, représentant par elle-même la variété infinie des phénomènes, apparaissant et se répétant d’une manière fatale. Voilà pourquoi, grâce à cette inévitabilité de l’action, l’ordre universel peut exister et existe de fait.
Ces lois se divisent et se subdivisent en lois générales et en lois particulières et spéciales. Les lois mathématiques, mécaniques, physiques et chimiques, par exemple, sont des lois générales, qui se manifestent en tout ce qui est, dans toutes les choses qui ont une réelle existence, qui, en un mot, sont inhérentes à la matière, c’est-à-dire à l’Etre réellement et uniquement universel, le vrai substratum de toutes les choses existantes.
Les lois de l’équilibre, de la combinaison et de l’action Rituelle des forces ou du mouvement mécanique ; les lois de la pesanteur, de la chaleur, de la vibration des corps, sont absolument inhérentes à toutes les choses qui existent, sans en excepter aucunement les différentes manifestations du sentiment, de la volonté et de l’esprit ; toutes ces trois choses, qui constituent proprement le monde idéal de l’homme, n’étant elles-mêmes que des fonctionnements tout à fait matériels de la matière organisée et vivante, dans le corps de l’animal en général et surtout dans celui de l’animal humain en particulier. Par conséquent toutes ces lois sont des lois générales, auxquels sont soumis tous les ordres connus et inconnus d’existence réelle dans le monde.
Mais il est des lois particulières qui ne sont propres qu’à certains ordres particuliers de phénomènes, de faits et de choses, et qui forment entre elles des systèmes ou des groupes à part : tels sont, par exemple, le système des lois géographiques ; celui des lois de l’organisation végétale ; celui des lois de l’organisation animale ; celui enfin des lois qui président au développement idéal et social de l’animal le plus accompli sur la terre, de l’homme. On ne peut pas dire que les lois appartenant à l’un de ces systèmes soient absolument étrangères à celles qui composent les autres systèmes. Dans la nature, tout s’enchaîne beaucoup plus intimement qu’on ne le pense en général, et que ne le voudraient peut-être les pédants de la science, dans l’intérêt d’une plus grande précision dans leur travail de classification.
Le procédé invariable par lequel se reproduit constamment un phénomène naturel, soit extérieur, soit intérieur, la succession invariable des faits qui le constituent, sont précisément ce que nous appelons la loi de ce phénomène. Cette constance et cette répétition ne sont pourtant pas absolues.
Nous ne pourrons jamais arriver, non seulement à comprendre, mais seulement à embrasser ce système unique et réel de l’univers, système infiniment étendu d’un côté et infiniment spécialisé de l’autre ; de sorte qu’en l’étudiant nous nous arrêtons devant deux infinités : l’infiniment grand et l’infiniment petit.
Les détails en sont infinis. Il ne sera jamais donné à l’homme d’en connaître qu’une infiniment petite partie. Notre ciel étoilé avec sa multitude de soleils ne forme qu’un point imperceptible dans l’immensité de l’espace et quoique nous l’embrassions du regard, nous n’en saurons jamais presque rien. Force nous est de nous contenter de connaître un peu notre système solaire, dont nous devons présumer la parfaite harmonie avec le reste de l’univers ; car si cette harmonie n’existait pas, elle devrait ou bien s’établir ou bien notre monde solaire périrait. Nous connaissons déjà fort bien ce dernier sous le rapport de la haute mécanique et nous commençons à le reconnaître déjà quelque peu sous le rapport physique, chimique, voire même géologique. Notre science ira difficilement beaucoup au delà. Si nous voulons une connaissance plus concrète, nous devrons nous en tenir à notre globe terrestre. Nous savons qu’il est né dans le temps et nous présumons que nous ne savons dans quel nombre de siècles il sera condamné à périr — comme naît et périt ou plutôt se transforme tout ce qui est.
Comment notre globe terrestre, d’abord matière brûlante et gazeuse, s’est condensé, s’est refroidi ? Par quelle immense série d’évolutions géologiques il a dû passer, avant de pouvoir produire à sa surface toute cette infinie richesse de la vie organique, végétale et animale, depuis la simple cellule jusqu’à l’homme ? Comment s’est-il manifesté et continue-t-il à se développer dans notre monde historique et social ? Quel est le but vers lequel nous marchons, poussés par cette loi suprême et fatale de transformation incessante, et qui dans la société humaine s’appelle le progrès ?
Voilà les seules questions qui nous soient accessibles, les seules qui puissent et doivent être réellement embrassées, étudiées et résolues par l’homme. Ne formant qu’un point imperceptible dans la question illimitée et indéfinissable de l’Univers, ces questions humaines et terrestres offrent tout de même à notre esprit un monde réellement infini, non dans le sens divin, c’est-à-dire abstrait, de ce mot, non comme l’Etre suprême créé par l’abstraction religieuse ; infini, au contraire, par la richesse de ses détails, qu’aucune observation, aucune science ne sauront jamais épuiser.
A moins donc de renoncer à son humanité, l’homme doit savoir, il doit pénétrer par sa pensée tout le monde visible, et sans espoir de pouvoir jamais en atteindre le fond, en approfondir toujours davantage la coordination et les lois, car notre humanité n’est qu’à ce prix. Il lui en faut reconnaître toutes les régions inférieures, antérieures et contemporaines à lui, toutes les évolutions mécaniques, physiques, chimiques, géologiques, organiques, à tous les degrés de développement de la vie végétale et animale, c’est-à-dire toutes les causes et conditions de sa propre naissance et de son existence, afin qu’il puisse comprendre sa propre nature et sa mission sur cette terre — sa patrie et son théâtre uniques-, afin que dans ce monde de l’aveugle fatalité, il puisse inaugurer le règne de la liberté.
Et pour connaître ce monde, notre monde infini, la seule abstraction ne suffit pas. Elle nous conduirait de nouveau à Dieu, à l’Etre suprême, au néant. Il faut tout en appliquant cette faculté d’abstraction, sans laquelle nous ne pourrions jamais nous élever d’un ordre de choses inférieur à un ordre de choses supérieur, ni par conséquent comprendre la hiérarchie naturelle des êtres, il faut, disons-nous, que notre esprit se plonge avec respect et amour dans l’étude minutieuse des détails et des infiniment petits, sans lesquels nous ne concevrons jamais la réalité vivante des êtres. Ce n’est donc qu’en unissant ces deux facultés, ces deux tendances en apparence si contraires : l’abstraction et l’analyse attentive, scrupuleuse et patiente de tous les détails, que nous pourrons nous élever à la conception réelle de notre monde non extérieurement mais intérieurement infini et nous former une idée quelque peu suffisante de notre univers à nous -de notre globe terrestre, ou, si vous voulez aussi, de notre système solaire.
Il est évident que, si notre sentiment et notre imagination peuvent nous donner une image, une représentation plus ou moins fausse de ce monde, la science seule pourra nous en donner une idée claire et précise.
Telle est la tâche de l’homme : elle est inépuisable, elle est infinie et bien suffisante pour satisfaire les esprits et les cœurs les plus ambitieux. Etre instantané et imperceptible au milieu de l’océan sans rivages de la transformation universelle, avec une éternité ignorée derrière lui et une éternité inconnue devant lui, l’homme pensant, l’homme actif, l’homme conscient de son humaine mission reste fier et calme dans le sentiment de sa liberté qu’il conquiert lui-même en éclairant, en aidant, en émancipant, en révoltant au besoin, le monde autour de lui. Voilà sa consolation, sa récompense et son unique paradis. Si vous lui demandez après cela son intime pensée et son dernier mot sur l’unité réelle de l’univers, il vous dira, que c’est l’éternelle et universelle transformation, un mouvement sans commencement, sans limites et sans fin. C’est donc le contraire absolu de toute Providence -la négation de Dieu.
Chapitre 2 : Idéalistes et matérialistes
ON conçoit parfaitement le développement successif du monde matériel, aussi bien que la vie organique, animale, et de l’intelligence historiquement progressive, tant individuelle que sociale, de l’homme, dans ce monde. C’est un mouvement tout à fait naturel du simple au composé, de bas en haut ou de l’inférieur au supérieur ; un mouvement conforme à toutes nos expériences journalières, et par conséquent conforme aussi à notre logique naturelle, aux propres lois de notre esprit qui, ne se formant jamais et ne pouvant se développer qu’à l’aide de ces mêmes expériences, n’en est pour ainsi dire rien que la reproduction mentale, cérébrale, ou le résumé réfléchi.
Le système des idéalistes nous présente tout à fait le contraire. C’est le renversement absolu de toutes les expériences humaines et de ce bon sens universel et commun qui est la condition essentielle de toute entente humaine et qui, en s’élevant de cette vérité si simple et si unanimement reconnue, que 2 fois 2 font 4, jusqu’aux considérations scientifiques les plus sublimes et les plus compliquées, n’admettant d’ailleurs jamais rien qui ne soit sévèrement confirmé par l’expérience ou par l’observation des choses ou des faits, constitue la seule base sérieuse des connaissances humaines,
Le chemin que proposent messieurs les métaphysiciens est bien différent. Nous appelons métaphysiciens non seulement les adeptes de la doctrine de Hegel[1] qui ne sont déjà plus très nombreux sur la terre, mais aussi les positivistes et d’une manière générale tous ceux qui, aujourd’hui, divinisent la science ; qui, après s’être instruits d’une manière ou d’une autre, fût-ce en étudiant de la façon la plus scrupuleuse, mais nécessairement pas toujours la plus parfaite, le passé et le présent, se sont forgé un idéal d’organisation sociale dans laquelle, tels de nouveaux Procuste[2], ils veulent faire entrer coûte que coûte la vie des générations futures ; qui, en un mot, ne considèrent pas la pensée, la science comme une des manifestations nécessaires à la vie naturelle et sociale, mais réduisent les limites de cette pauvre vie au point de ne plus y voir que la manifestation de leur pensée, et de leur science, laquelle évidemment n’est jamais parfaite.
Au lieu de suivre la voie naturelle de bas en haut, de l’inférieur au supérieur, et du relativement simple au plus compliqué ; au lieu d’accompagner sagement, rationnellement, le mouvement progressif et réel du monde appelé inorganique au monde organique, végétal, et puis animal, et puis spécialement humain ; de la matière ou de l’être chimique à la matière ou à l’être vivant, et de l’être vivant à l’être pensant, les penseurs idéalistes, obsédés, aveuglés et poussés par le fantôme divin qu’ils ont hérité de la théologie, prennent la voie absolument contraire. Ils vont de haut en bas, du supérieur à l’inférieur, du compliqué au simple. Ils commencent par Dieu, soit comme personne, soit comme substance ou idée divine, et le premier pas qu’ils font est une terrible dégringolade des hauteurs sublimes de l’éternel idéal dans la fange du monde matériel ; de la perfection absolue dans l’imperfection absolue ; de la pensée à l’Etre, ou plutôt de l’Etre suprême dans le Néant. Quand, comment et pourquoi l’Etre divin, éternel, infini, le Parfait absolu, probablement ennuyé de lui-même, s’est-il décidé à ce salto mortale désespéré, voilà ce qu’aucun idéaliste, ni théologien, ni métaphysicien, ni poète n’a jamais su ni comprendre lui-même, ni expliquer aux profanes. Toutes les religions passées et présentes et tous les systèmes de philosophie transcendants roulent sur cet unique et inique mystère.
De saints hommes, des législateurs inspirés, des prophètes, des messies y ont cherché la vie, et n’y ont trouvé que la torture et la mort. Comme le sphinx antique, il les a dévorés, parce qu’ils n’ont pas su l’expliquer. De grands philosophes, depuis Héraclite et Platon jusqu’à Descartes, Spinoza, Leibniz, Kant, Fichte, Schelling et Hegel, sans parler des philosophes indiens, ont écrit des tas de volumes et ont créé des systèmes aussi ingénieux que sublimes, dans lesquels ils ont dit en passant beaucoup de belles et de grandes choses et découvert des vérités immortelles, mais qui ont laissé ce mystère, objet principal de leurs investigations transcendantes, aussi insondable qu’il l’avait été avant eux. Mais puisque les efforts gigantesques des plus admirables génies que le monde connaisse —et qui, l’un après l’autre, pendant trente siècles au moins, ayant entrepris toujours de nouveau ce travail de Sisyphe- n’ont abouti qu’à rendre ce mystère plus incompréhensible encore, pouvons-nous espérer qu’il nous sera dévoilé, aujourd’hui, par les spéculations routinières de quelque disciple pédant d’une métaphysique artificiellement réchauffée, et cela à une époque où tous les esprits vivants et sérieux se sont détournés de cette science équivoque, issue d’une transaction, historiquement explicable sans doute, entre la déraison de la foi et la saine raison scientifique ?
Il est évident que ce terrible mystère est inexplicable, c’est-à-dire qu’il est absurde, parce que l’absurde seul ne se laisse point expliquer. Il est évident que quiconque en a besoin pour son bonheur, pour sa vie, doit renoncer à sa raison, et, retournant s’il le peut à la foi naïve, aveugle, stupide, répéter, avec Tertullien et avec tous les croyants sincères, ces paroles qui résument la quintessence même de la théologie : « Je crois en ce qui est absurde. »[3] Alors toute discussion cesse, et il ne reste plus que la stupidité triomphante de la foi.
Ils ne sont pas forts en logique, et on dirait qu’ils la méprisent. C’est là ce qui les distingue des métaphysiciens panthéistes et déistes, et ce qui imprime à leurs idées le caractère d’un idéalisme pratique, puisant ses inspirations beaucoup moins dans le développement sévère d’une pensée, que dans les expériences, je dirais presque dans les émotions, tant historiques et collectives qu’individuelles, de la vie. Cela donne à leur propagande une apparence de richesse et de puissance vitale, mais une apparence seulement ; car la vie elle-même devient stérile, lorsqu’elle est paralysée par une contradiction logique.
Cette contradiction est celle-ci : ils veulent Dieu et ils veulent l’humanité. Ils s’obstinent à mettre ensemble deux termes qui, une fois séparés, ne peuvent plus se rencontrer que pour s’entre-détruire. Ils disent d’une seule haleine : Dieu et la liberté de l’homme ; Dieu et la dignité et la justice et l’égalité et la fraternité et la prospérité des hommes, sans se soucier de la logique fatale conformément à laquelle, si Dieu existe, tout cela est condamné à la non-existence. Car si Dieu est, il est nécessairement le Maître éternel, suprême, absolu, et si ce maître existe, l’homme est esclave ; mais s’il est esclave, il n’y a pour lui ni justice, ni égalité, ni fraternité, ni prospérité possibles. Ils auront beau, contrairement au bon sens et à toutes les
expériences de l’histoire, se représenter leur Dieu anime du plus tendre amour pour la liberté humaine : un maître, quoi qu’il fasse et quelque libéral qu’il veuille se montrer, n’en reste pas moins toujours un maître, et son existence implique nécessairement l’esclavage de tout ce qui se trouve au-dessous de lui. Donc, si Dieu existait, il n’y aurait pour lui qu’un seul moyen de servir la liberté humaine : ce serait de cesser d’exister.
Amoureux et jaloux de la liberté humaine, et la considérant comme la condition absolue de tout ce que nous adorons et respectons dans l’humanité, je retourne la phrase de Voltaire, et je dis que, si Dieu existait réellement, il faudrait le faire disparaître.[4]
Il est évident que l’idéalisme théorique ou divin a pour condition essentielle le sacrifice de la logique, de la raison humaine, la renonciation à la science. On voit, d’un autre côté, qu’en défendant les doctrines idéales, on se trouve forcément entraîné dans le parti des oppresseurs et des exploiteurs des masses populaires. Voilà deux grandes raisons qui sembleraient devoir suffire pour éloigner de l’idéalisme tout grand esprit, tout grand cœur. Comment se fait-il que nos illustres idéalistes contemporains, auxquels, certainement, ce ne sont ni l’esprit, ni le cœur, ni la bonne volonté qui manquent, et qui ont voué leur existence entière au service de l’humanité ; comment se fait-il qu’ils s’obstinent à rester dans les rangs des représentants d’une doctrine désormais condamnée et déshonorée ?
Il faut qu’ils y soient poussés par une raison très puissante. Ce ne peut être ni la logique ni la science, puisque la logique et la science ont prononcé leur verdict contre la doctrine idéaliste. Ce ne peuvent être non plus des intérêts personnels, puisque ces hommes sont infiniment élevés au-dessus de tout ce qui a nom intérêt personnel. Il faut donc que ce soit une puissante raison morale. Laquelle ? Il ne peut y en avoir qu’une : ces hommes illustres pensent sans doute que les théories ou les croyances idéales sont essentiellement nécessaires à la dignité et à la grandeur morale de l’homme, et que les théories matérialistes, par contre, le rabaissent au niveau des bêtes.
Et si c’était le contraire qui fut vrai ?
L’école doctrinaire des socialistes, ou plutôt des communistes autoritaires de l’Allemagne, est une école parfaitement respectable, ce qui ne l’empêche pas de montrer un fort mauvais caractère quelquefois, et surtout d’avoir pris pour base de ses théories un principe qui est profondément vrai lorsqu’on le considère sous son vrai jour, c’est-à-dire d’un point de vue relatif, mais qui envisagé et posé d’une manière absolue, comme l’unique fondement et la source première de tous les autres principes, comme le fait cette école, devient complètement faux. Ce principe, qui constitue d’ailleurs le fondement essentiel du socialisme positif, a été pour la première fois scientifiquement formulé et développé par M. Charles Marx, le chef principal des communistes allemands. Il forme la pensée dominante du célèbre Manifeste des communistes.
Ce principe est l’absolu opposé du principe reconnu par les idéalistes de toutes les écoles. Tandis que ces derniers font dériver tous les faits de l’histoire, y compris le développement des intérêts matériels et des différentes phases de l’organisation économique de la société, du développement des idées, les communistes allemands, au contraire, ne veulent voir dans toute l’histoire humaine, dans les manifestations les plus idéales de la vie tant collective qu’individuelle de la société, de l’humanité, dans tous les développements intellectuels et moraux, religieux, métaphysiques, scientifiques, artistiques, politiques et sociaux, qui se sont produits dans le passé et qui continuent de se produire dans le présent, rien que des reflets ou des contre-coups nécessaires du développement des faits économiques. Tandis que les idéalistes prétendent que les idées dominent et produisent les faits, les communistes, d’accord en cela avec le matérialisme scientifique, disent au contraire que les faits donnent naissance aux idées et que ces dernières ne sont jamais autre chose que l’expression idéale des faits accomplis ; et que parmi tous les faits, les faits économiques, matériels, les faits par excellence, constituent la base essentielle, le fondement principiel, dont tous les autres faits intellectuels et moraux, politiques et sociaux, ne sont plus rien que les dérivatifs obligés.
Qui a raison, les idéalistes ou les matérialistes ? Une fois que la question se pose ainsi, l’hésitation devient impossible. Sans doute, les idéalistes ont tort, et seuls les matérialistes ont raison. Oui, les faits priment les idées ; oui, l’idéal, comme l’a dit Proudhon, n’est qu’une fleur dont les conditions matérielles d’existence constituent la racine. Oui, toute l’histoire intellectuelle et morale, politique et sociale de l’humanité est un reflet de son histoire économique.
Toutes les branches de la science moderne, consciencieuse et sérieuse, convergent à proclamer cette grande, cette fondamentale et cette décisive vérité : oui, le monde social, le monde proprement humain, l’humanité en un mot, n’est autre chose que le développement dernier et suprême — suprême pour nous au moins et relativement à notre planète — la manifestation la plus haute de l’animalité. Mais comme tout développement implique nécessairement une négation, celle de la base ou du point de départ, l’humanité est en même temps et essentiellement la négation réfléchie et progressive de l’animalité dans les hommes ; et c’est précisément cette négation aussi rationnelle que naturelle, qui n’est rationnelle que parce qu’elle est naturelle, à la fois historique et logique, fatale comme le sont les développements et les réalisations de toutes les lois naturelles dans le monde -c’est elle qui constitue et qui crée l’idéal, le monde des convictions intellectuelles et morales : les idées,
[Mazzini][5] dit que nous sommes des matérialistes, des athées. A cela nous n’avons rien à répondre, car nous le sommes en effet, et autant qu’un sentiment de fierté est permis à de pauvres individus qui, pareils à des vagues, s’élèvent pour disparaître bientôt dans l’immense océan de la vie collective de l’humaine société, nous nous glorifions de l’être, parce que l’athéisme et le matérialisme, c’est la vérité ou plutôt, c’est la base réelle de toute vérité, et parce que, sans nous soucier des conséquences pratiques, nous voulons la vérité avant tout et rien que la vérité. De plus, nous avons cette foi, que, malgré toutes les apparences du contraire, malgré toutes les craintives suggestions d’une prudence politique et sceptique, la vérité seule peut créer le bien pratique des hommes. [...]
Vous ne vous contentez pas toutefois de constater notre athéisme et notre matérialisme, vous concluez que nous ne pouvons avoir ni amour pour les hommes, ni respect pour leur dignité ; que toutes les grandes choses qui de tout temps ont fait battre les cœurs les plus nobles : liberté, justice, humanité, beauté, vérité, doivent nous être complètement étrangères, et que, traînant au hasard notre existence misérable, rampant plutôt que marchant sur la terre, nous ne pouvons connaître d’autres soucis que de satisfaire nos appétits sensuels et grossiers.
A vous, maître respecté et injuste, nous dirons que c’est là de votre part une erreur déplorable. Voulez-vous savoir à quel point nous aimons toutes ces grandes et belles choses dont vous nous refusez la connaissance et l’amour ? Sachez donc que nous les aimons à ce point que nous sommes fatigués et dégoûtés de les voir éternellement suspendues à votre ciel, qui les a dérobées à la terre, comme autant de symboles et de promesses à jamais irréalisables ! Nous ne nous contentons plus de la fiction de ces choses, nous en voulons la réalité.
Et voilà le second article de notre foi, illustre maître. Nous croyons en la possibilité, en la nécessité de cette réalisation sur la terre ; en même temps nous sommes convaincus que toutes ces choses que vous adorez comme des espérances célestes, en devenant des réalités humaines et terrestres perdront nécessairement leur caractère mystique et divin.
En nous appelant des matérialistes, vous croyez avoir tout dit. Il vous semble que vous nous avez définitivement condamnés, écrasés. Et savez-vous d’où vous vient cette erreur ? C’est que ce que nous appelons matière, vous et nous, sont deux choses, deux conceptions absolument differentes. Votre matière à vous est un Etre fictif, comme votre Dieu, comme votre Satan, comme votre âme immortelle. Votre matière, c’est [...] l’inerte brutalité, un être impossible, comme est impossible l’esprit pur, immatériel, absolu, et qui, comme lui, n’a jamais existé que dans la fantaisie spéculative des théologiens et des métaphysiciens, ces uniques créateurs de l’une et de l’autre.
histoire de la philosophie nous a dévoilé maintenant le procédé, d’ailleurs très simple, de cette création inconsciente, la genèse de cette fatale illusion historique, qui, pendant une longue série de siècles, a pesé comme un cauchemar horrible sur l’esprit écrasé des générations humaines.
Les premiers penseurs qui furent nécessairement des théologiens et des métaphysiciens, parce que l’esprit terrestre est ainsi fait qu’il commence toujours par beaucoup de sottises, par le mensonge, par l’erreur, pour arriver à une parcelle de vérité, ce qui ne recommande pas beaucoup les saintes traditions du passé ; les premiers penseurs, dis-je, ont pris à l’ensemble des êtres réels dont ils eurent connaissance, y compris sans doute eux-mêmes, tout ce qui leur parut en constituer la force, le mouvement, la vie, l’intelligence, et ils appelèrent cela du nom générique d’esprit ; puis ils donnèrent au reste, au résidu informe et inerte qu’ils supposèrent devoir rester après cette opération abstractive, exécutée inconsciemment sur le monde réel par leur propre esprit, le nom de matière. Après quoi ils s’étonnèrent que cette matière qui, de même que cet esprit, n’exista jamais que dans leur imagination, leur apparût si inerte, si stupide, en présence de leur Dieu, esprit pur.
Nous l’avouons franchement : nous ne connaissons pas votre Dieu, mais nous ne connaissons pas non plus votre matière ; ou plutôt nous savons que l’un et l’autre sont également des Non-Etres créés a priori par la fantaisie spéculative des naïfs penseurs des siècles passés. Par ces mots -matériel et matière- nous entendons, nous, la totalité toute l’échelle des êtres réels, connus et inconnus, depuis les corps organiques les plus simples jusqu’à la constitution et au fonctionnement du cerveau du plus grand génie : les plus beaux sentiments, les plus grandes pensées, les faits héroïques, les actes de dévouement, les devoirs comme les droits, le sacrifice comme l’égoïsme, tout jusqu’aux aberrations transcendantales et mystiques de Mazzini, de même que les manifestations de la vie organique, les propriétés et actions chimiques, l’électricité, la lumière, la chaleur, l’attraction naturelle des corps, constituent à nos yeux autant d’évolutions sans doute différentes, mais non moins étroitement solidaires de cette totalité d’êtres réels que nous appelons la matière.
Et remarquez bien que nous ne considérons pas cette totalité comme une sorte de substance absolue et éternellement créatrice, ainsi que le font les panthéistes, mais comme une résultante éternelle, produite et reproduite toujours de nouveau par le concours d’une infinité d’actions et de réactions de toutes sortes ou par l’incessante transformation des êtres réels qui naissent et meurent en son sein.
Pour ne point prolonger cette dissertation métaphysique, je dirai, en me résumant, que nous appelons maté-riel tout ce qui est, tout ce qui se produit dans le monde réel, dans l’homme aussi bien qu’en dehors de l’homme, et que nous appliquons le nom d’idéal exclusivement aux produits de l’action cérébrale de l’homme ; mais comme notre cerveau est une organisation tout à fait matérielle et que par conséquent tous les fonctionnements en sont aussi matériels que peut l’être l’action de toutes les autres choses réunies, il en résulte que ce que nous appelons la matière ou le monde matériel n’exclut aucunement, mais au contraire, embrasse infailliblement l’idéal.
Il est un fait qui serait digne d’être bien médité par nos platoniques adversaires : comment se fait-il que généralement les théoriciens matérialistes se montrent bien plus largement idéalistes en pratique qu’eux-mêmes ? Au fond, rien de plus logique ni de plus naturel que ce fait. Tout développement, n’est-ce pas, implique en quelque sorte la négation du point de départ ; eh bien, les théoriciens matérialistes partent de la conception de la matière pour arriver à quoi ? à l’idée ; tandis que les idéalistes, partant de l’idée pure, absolue et répétant toujours de nouveau l’antique mythe du péché originel, qui n’est que l’expression symbolique de leur mélancolique destinée, retombent éternellement, tant en théorie qu’en pratique, dans la matière dont ils ne parviennent jamais à se dépêtrer, et dans quelle matière ! brutale, ignoble, stupide, créée par leur propre imagination, comme l’alter ego ou comme le reflet de leur Moi idéal.
De même, les matérialistes, conformant toujours leurs théories sociales aux réels développements de l’histoire, considèrent la bestialité, l’anthropophagie, l’esclavage, comme les premiers points de départ du mouvement progressif de la société ; mais que cherchent-ils, que veulent-ils ? L’émancipation et l’humanisation complète de la société ; tandis que les idéalistes qui prennent pour bases de leurs spéculations l’âme immortelle et le libre arbitre, aboutissent au culte de l’ordre public comme Thiers et à celui de l’autorité comme Mazzini, c’est-à-dire à la consécration et à l’organisation de l’éternel esclavage. D’où il résulte, d’une manière évidente, que le matérialisme théorique a pour conséquence nécessaire l’idéalisme pratique, et qu’au contraire les théories sociales idéalistes ne trouvent leur réalisation possible que dans le plus crasse matérialisme pratique.
Chapitre 3 : Les missions et les limites de la science
Le monde, malgré l’infinie diversité des êtres qui le composent, est un. L’esprit humain qui, l’ayant pris pour objet, s’efforce de le reconnaître et de le comprendre, est un ou identique aussi, malgré l’innombrable quantité d’êtres humains divers, présents et passés, par lesquels il est représenté. Cette identité est prouvée par ce fait incontestable, que pourvu qu’un homme pense, quels que soient d’ailleurs son milieu, sa nature, sa race, sa position sociale et le degré de son développement intellectuel et moral, et lors même qu’il divague et qu’il déraisonne, sa pensée se développe toujours selon les mêmes lois ; et c’est là précisément ce qui, dans l’immense diversité des âges, des climats, des races, des nations, des positions sociales et des natures individuelles, constitue la grande unité du genre humain. Par conséquent la science, qui n’est autre chose que la connaissance et la compréhension du monde par l’esprit humain, doit être une aussi,
La science n’a d’autre objet que la reproduction mentale, réfléchie et aussi systématique que possible, des lois naturelles qui sont inhérentes à la vie tant matérielle qu’intellectuelle et morale, tant du monde physique que du monde social, ces deux mondes ne constituant dans le fait qu’un seul et même monde naturel.
Quelle est la méthode scientifique ? C’est la méthode réaliste par excellence. Elle va des détails à l’ensemble, et de la constatation, de l’étude des faits, à leur compréhension, aux idées ; ses idées n’étant rien que le fidèle exposé des rapports de coordination, de succession et d’action ou de causalité mutuelle qui réellement existent entre les choses et les phénomènes réels ; sa logique, rien que la logique des choses.
En quoi consiste l’expérience de chacun ? Dans le témoignage de ses sens, dirigés par son intelligence. Je n’accepte, pour mon compte, rien que je n’aie matériellement rencontré, vu, entendu, et au besoin palpé de mes doigts. C’est pour moi personnellement le seul moyen de n’assurer de la réalité d’une chose. Et je n’ai confiance te dans le témoignage de ceux qui procèdent absolument de la même manière.
De tout cela, il résulte que la science, tout d’abord, est fondée sur la coordination d’une masse d’expériences personnelles contemporaines et passées, soumises constamment à une sévère critique mutuelle. On ne peut s’imaginer de base plus démocratique que celle-là. C’est la base constitutive et première et toute connaissance humaine qui en dernière instance ne repose point sur elle doit être exclue comme dénuée de toute certitude et de toute valeur scientifique.
Rien n’est aussi antipathique à la science que la foi, et la critique n’y a jamais dit son dernier mot. Elle seule, représentante du grand principe de la révolte dans la science, est la gardienne sévère et incorruptible de la vérité.
La science ne peut pourtant pas s’arrêter à cette base, qui ne lui donne d’abord rien qu’une quantité innombrable de faits des natures les plus différentes et dûment constatés par d’innombrables quantités d’observations ou d’expériences personnelles. La science propre ne commence qu’avec la compréhension des choses, des phénomènes et des faits.
Sur cette nature se fondent les droits incontestables et la grande mission de la science, mais aussi son impuissance vitale et même son action malfaisante, toutes les fois que, par ses représentants officiels, patentés, elle s’arroge le droit de gouverner la vie. La mission de la science est celle-ci : en constatant les rapports généraux des choses passagères et réelles, en reconnaissant les lois générales qui sont inhérentes au développement des phénomènes tant du monde physique que du monde social, elle plante pour ainsi dire les jalons immuables de la marche progressive de l’humanité, en indiquant aux hommes les conditions générales dont l’observation rigoureuse est nécessaire et dont l’ignorance ou l’oubli seront toujours fatals. En un mot, la science, c’est la boussole de la vie ; mais ce n’est pas la vie. La science est immuable, impersonnelle, générale, abstraite, insensible, comme les lois dont elle n’est rien que la reproduction idéale, réfléchie ou mentale, c’est-à-dire cérébrale (pour nous rappeler que la science elle-même n’est rien qu’un produit matériel d’un organe matériel de l’organisation matérielle de l’homme, du cerveau). La vie est toute fugitive et passagère, mais aussi toute palpitante de réalité et d’individualité, de sensibilité, de souffrances, de joies, d’aspirations, de besoins et de passions. C’est elle seule qui spontanément crée les choses et tous les êtres réels. La science ne crée rien, elle constate et reconnaît seulement les créations de la vie. Et toutes les fois que les hommes de la science, sortant de leur monde abstrait, se mêlent de création vivante dans le monde réel, tout ce qu’ils proposent ou ce qu’ils créent est pauvre, ridiculement abstrait, privé de sang et de vie, mort-né, pareil à 1’homunculus créé par Wagner, non le musicien de l’avenir qui est lui-même une sorte de créateur abstrait, mais le disciple pédant de l’immortel Faust de Goethe. Il en résulte que la science a pour mission unique d’éclairer la vie, non de la gouverner.
Nous entendons par science rationnelle celle qui, s’étant délivrée de tous les fantômes de la métaphysique et de la religion, se distingue des sciences purement expérimentales et critiques, d’abord en ce qu’elle ne restreint pas ses investigations à tel ou tel objet déterminé, mais s’efforce d’embrasser l’univers tout entier, en tant que connu, car elle n’a rien à faire avec l’inconnu ; et ensuite en ce qu’elle ne se sert pas, comme les sciences ci-dessus mentionnées, exclusivement et seulement de la méthode analytique, mais se permet aussi de recourir à la synthèse, procédant assez souvent par analogie et par déduction, tout en ayant soin de ne jamais prêter à ces synthèses qu’une valeur hypothétique, jusqu’à ce qu’elles aient été entièrement confirmées par la plus sévère analyse expérimentale ou critique.
Les hypothèses de la science rationnelle se distinguent de celles de la métaphysique, en ce que cette dernière, déduisant les siennes comme des conséquences logiques d’un système absolu, prétend forcer la nature à les accepter ; tandis que les hypothèses de la science rationnelle, issues non d’un système transcendant, mais d’une synthèse qui n’est jamais elle-même que le résumé ou l’expression générale d’une quantité de faits démontrés par l’expérience, ne peuvent jamais avoir ce caractère impératif et obligatoire, étant au contraire toujours présentées de manière à ce qu’on puisse les retirer aussitôt qu’elles se trouvent démenties par de nouvelles expériences.
Comme, dans le développement historique de l’esprit humain la science positive vient toujours après la théologie et après la métaphysique, l’homme arrive à la science déjà préparé et considérablement corrompu par une sorte d’éducation abstraite. Il y apporte donc beaucoup d’idées abstraites, élaborées tant par la théologie que par la métaphysique, et qui pour la première ont été des objets de foi aveugle, pour la seconde des objets de spéculations transcendantes et de jeux de mots plus ou moins ingénieux, d’explications et de démonstrations qui n’expliquent et ne démontrent absolument rien, parce qu’elles s’y font en dehors de toute expérimentation réelle, et parce que la métaphysique n’a d’autre garantie pour l’existence même des objets sur lesquels elle raisonne que les assurances ou le mandat impératif de la théologie.
L’immense avantage de la science positive sur la théologie, la métaphysique, la politique et le droit juridique[6] consiste en ceci, qu’à la place des abstractions mensongères et funestes prônées par ces doctrines, elle pose des abstractions vraies qui expriment la nature générale ou la logique même des choses, leurs rapports généraux et les lois générales de leur développement. Voilà ce qui la sépare profondément de toutes les doctrines précédentes et ce qui lui assurera toujours une grande position dans l’humaine société.
La philosophie rationnelle [...] est une science toute démocratique. Elle s’organise de bas en haut librement, et a pour fondement unique l’expérience. Rien de ce qui n’a été réellement analysé et confirmé par l’expérience ou par la plus sévère critique ne peut être par elle accepté. Par conséquent, Dieu, l’infini, l’Absolu, tous ces objets tant aimés de la métaphysique, sont absolument éliminés de son sein. Elle s’en détourne avec indifférence, les regardant comme autant de mirages ou de fantômes. Mais comme les mirages et les fantômes sont une partie essentielle du développement de l’esprit humain —puisque l’homme n’arrive ordinairement à la connaissance de la vérité simple qu’après avoir imaginé, épuisé toutes les illusions possibles, et comme le développement de l’esprit humain est un objet réel de la science—, la philosophie naturelle leur assigne leur vraie place, ne s’en occupant qu’au point de vue de l’histoire, et s’efforce de nous montrer en même temps les causes tant physiologiques qu’historiques qui expliquent la naissance, le développement et la décadence des idées religieuses et métaphysiques aussi bien que leur nécessité relative et transitoire [...]. De cette manière, elle leur rend toute la justice à laquelle elles ont droit, puis s’en détourne pour toujours.
Son objet, c’est le monde réel et connu. Aux yeux du philosophe rationnel il n’est qu’un être au monde et une science. Par conséquent il tient à embrasser et à coordonner toutes les sciences particulières en un seul système. Cette coordonnance [sic] de toutes les sciences positives en un seul savoir humain constitue la Philosophie positive ou la science universelle. Héritière et en même temps négation absolue de la religion et de la métaphysique, cette philosophie, pressentie et préparée dès long-temps par les plus nobles esprits, fut conçue pour la première fois comme un système complet, par un grand censeur français, Auguste Comte, qui en traça le premier plan d’une main savante et hardie[7].
La coordonnance qu’établit la philosophie positive n’est point une simple juxtaposition, c’est une sorte d’enchaînement organique par lequel, commençant par la science la plus abstraite, celle qui a pour objet l’ordre des faits les plus simples, les mathématiques, on s’élève de degré en degré aux sciences comparativement plus concrètes qui ont pour objet des faits de plus en plus composés. Ainsi des mathématiques pures on s’élève à la mécanique, à l’astronomie, puis à la physique, à la chimie, à la géologie et à la biologie (y comprenant la classification, l’anatomie et la physiologie comparées des plantes d’abord, puis du règne animal), et on finit par la sociologie qui embrasse toute l’humaine histoire en tant que développement de l’Etre humain collectif et individuel dans la vie politique, économique, sociale, religieuse, artistique et scientifique. Il n’y a entre toutes ces sciences,
qui se suivent, depuis les mathématiques jusqu’à la sociologie inclusivement, aucune solution de continuité. Un seul Etre, un seul savoir, et au fond, toujours la même méthode, mais qui se complique nécessairement à mesure que les faits qui se présentent à elle deviennent plus compliqués ; chaque science qui suit s’appuie largement sur la science précédente, et, autant que l’état actuel de nos connaissances réelles le permet, se présente comme son développement nécessaire.
Il est curieux d’observer que l’ordre des sciences établi par Auguste Comte, est à quelque chose près le même que celui de l’Encyclopédie des sciences philosophiques de Hegel, le plus grand métaphysicien des temps présents et passés et qui a eu le bonheur et la gloire d’avoir conduit le développement de la philosophie spéculative à son point culminant, ce qui fit que, poussée désormais par sa dialectique propre, elle devait se détruire elle-même. Mais il y a entre Auguste Comte et Hegel une énorme différence. Tandis que ce dernier, en vrai métaphysicien qu’il était, avait spiritualisé la matière et la nature, en les faisant procéder de la logique, c’est-à-dire de l’esprit, Auguste Comte a tout au contraire matérialisé l’esprit, en le fondant uniquement sur la matière. C’est en cela que consiste sa gloire immense.
Ainsi la psychologie, cette science si importante, qui constituait la base même de la métaphysique, et que la philosophie spéculative considérait comme un monde quasi absolu, spontané et indépendant de toute influence matérielle, n’a plus, dans le système d’Auguste Comte, d’autre base que la physiologie, et n’est autre chose que le développement de celle-ci ; de sorte que ce que nous appelons intelligence, imagination, mémoire, sentiment, sensation et volonté, ne sont plus rien à nos yeux que les différentes facultés, fonctions ou activités du corps humain.
Le socialisme, considéré au point de vue moral, c’est l’avènement du respect humain remplaçant les dégradations volontaires du culte divin ; et considéré au point de vue scientifique pratique, c’est la proclamation de ce grand principe qui, entré désormais dans la conscience des peuples, est devenu l’unique point de départ, tant des recherches et des développements de la science positive, que des mouvements révolutionnaires du prolétariat.
Ce principe, résumé dans toute sa simplicité, le voici : de même que dans le monde proprement appelé matériel, la matière inorganique (mécanique, physique, chimique) est la base déterminante de la matière organique (végétale, animale, intelligente, ou cérébrale), de même dans le monde social, qui ne peut être considéré d’ailleurs que comme le premier degré connu du monde matériel, le développement des questions économiques a toujours été et continue d’être encore la base déterminante de tous les développements religieux, philosophiques, politiques et sociaux.
C’est ainsi que l’on pressent déjà dans cette voie l’avènement d’une science nouvelle : la sociologie, c’est-à-dire la science des lois générales qui président à tous les développements de la société humaine. Elle sera le dernier terme et le couronnement de la philosophie positive. L’histoire et la statistique nous prouvent que le corps social comme tout autre corps naturel, obéit dans ses évolutions et transmutations à des lois générales et qui paraissent être tout aussi nécessaires que celles du monde physique. Dégager ces lois des événements passés et de la masse des faits présents, tel doit être l’objet de cette science. En dehors de l’immense intérêt qu’elle présente déjà à l’esprit, elle nous promet dans l’avenir une grande utilité pratique ; car de même que nous ne pouvons dominer la nature et la transformer selon nos besoins progressifs que grâce à la connaissance que nous avons acquise de ses lois, nous ne pourrons réaliser notre liberté et notre prospérité dans le milieu social qu’en tenant compte des lois naturelles et permanentes qui le gouvernent. Et du moment que nous avons reconnu que l’abîme qui, dans l’imagination des théologiens et des métaphysiciens, était censé séparer l’esprit de la nature, n’existe pas du tout, nous devons considérer la société humaine comme un corps sans doute beaucoup plus complexe que les autres mais tout aussi naturel, et obéissant aux mêmes lois, plus celles qui lui sont exclusivement propres. Une fois ceci admis, il devient clair que la connaissance et la stricte observation de ces lois devient indispensable, pour que les transformations sociales que nous entreprendrons soient viables.
Mais d’un autre côté, nous savons que la sociologie est une science à peine née, qu’elle est encore à la recherche de ses éléments, et si nous jugeons de cette science, la plus difficile de toutes, d’après l’exemple des autres, nous devons reconnaître qu’il lui faudra des siècles, un siècle au moins, pour se constituer définitivement et pour devenir une science sérieuse, quelque peu suffisante et complète.
La vraie science de l’histoire, par exemple, n’existe pas encore, et c’est à peine si on commence à entrevoir aujourd’hui les conditions immensément compliquées de cette science. Mais supposons-la enfin réalisée : que pourra-t-elle nous donner ? Elle rétablira le tableau raisonné et fidèle du développement naturel des conditions générales, tant matérielles qu’idéelles, tant économiques que politiques et sociales, religieuses, philosophiques, esthétiques et scientifiques, des sociétés qui ont eu une histoire. Mais ce tableau universel de la civilisation humaine, si détaillé qu’il soit, ne pourra jamais contenir que des appréciations générales et par conséquent abstraites, dans ce sens, que des milliards d’individus humains qui ont formé la matière vivante et souffrante de cette histoire, à la fois triomphante et lugubre -triomphante au point de vue de ses résultats généraux, lugubre au point de vue de l’immense hécatombe de victimes humaines « écrasées sous son char»— que ces milliards d’individus obscurs, mais sans lesquels aucun de ces grands résultats abstraits de l’histoire n’eût été obtenu, et qui, notez-le bien, n’ont jamais profité d’aucun de ses résultats, ne trouveront pas même la moindre petite place dans l’histoire. Ils ont vécu, et ils ont été immolés, écrasés pour le bien de l’humanité abstraite, voilà tout.
Faudra-t-il en faire un reproche à la science de l’histoire ? Ce serait ridicule et injuste. Les individus sont insaisissables pour la pensée, pour la réflexion, même pour la parole humaine, qui n’est capable d’exprimer que des abstractions ; insaisissables dans le présent, aussi bien que dans le passé. Donc la science sociale elle-même-la science de l’avenir- continuera forcément de les ignorer. Tout ce que nous avons le droit d’exiger d’elle, c’est qu’elle nous indique, d’une main ferme et fidèle, les causes générales des souffrances individuelles -et parmi ces causes elle n’oubliera sans doute pas l’immolation et la subornation, hélas ! trop habituelles encore, des individus savants aux généralités abstraites ; et qu’en même temps elle nous montre les conditions générales nécessaires à l’émancipation réelle des individus vivant dans la société. Voilà sa mission, voilà aussi ses limites, au-delà desquelles l’action de la science sociale ne saurait être qu’impuissante et funeste. Car au-delà de ces limites commencent les prétentions doctrinaires et gouvernementales de ses représentants patentés, de ses prêtres. Et il est bien temps d’en finir avec tous les papes et les prêtres ; nous n’en voulons plus, alors même qu’ils s’appelleraient des démocrates socialistes.
Encore une fois, l’unique mission de la science, c’est d’éclairer la route. Mais la vie seule, délivrée de toutes les entraves gouvernementales et doctrinaires et rendue à la plénitude de son action spontanée, peut créer.
Chapitre 4 : Contre le gouvernement des savants
Le gouvernement de la science et des hommes de la science, s’appelassent-ils même des positivistes, des disciples d’Auguste Comte, ou même des disciples de l’école doctrinaire du communisme allemand, ne peut être qu’impuissant, ridicule, inhumain, cruel, oppressif, exploiteur, malfaisant,
Un corps scientifique auquel on aurait confié le gouvernement de la société, finirait bientôt par ne plus s’occuper du tout de science, mais d’une tout autre affaire ; et cette affaire, l’affaire de tous les pouvoirs établis, serait de s’éterniser en rendant la société confiée à ses soins toujours plus stupide et par conséquent plus nécessiteuse de son gouvernement et de sa direction.
Ce que je prêche, c’est donc, jusqu’à un certain point, la révolte de la vie contre la science, ou plutôt contre le gouvernement de la science. Non pour détruire la science -à Dieu ne plaise ! Ce serait un crime de lèse-humanité-mais pour la remettre à sa place, de manière à ce qu’elle ne puisse plus jamais en sortir.
Dans leur organisation actuelle, monopolistes de la science et restant comme tels en dehors de la vie sociale, les savants forment certainement une caste à part et qui offre beaucoup d’analogie avec la caste des prêtres. L’abstraction scientifique est leur Dieu, les individualités vivantes et réelles sont les victimes, et ils en sont les immolateurs consacrés et patentés.
La science ne peut sortir de la sphère des abstractions. Sous ce rapport, elle est infiniment inférieure à l’art, qui, lui aussi, n’a proprement à faire qu’avec des types généraux et des situations générales, mais qui, par un artifice qui lui est propre, sait les incarner dans des formes qui, pour n’être point vivantes, dans le sens de la vie réelle, n’en provoquent pas moins, dans notre imagination, le sentiment ou le souvenir de cette vie ; il individualise en quelque sorte les types et les situations qu’il conçoit, et, par ces individualités sans chair et sans os, et, comme telles, permanentes ou immortelles, qu’il a le pouvoir de créer, il nous rappelle les individualités vivantes, réelles, qui apparaissent et qui disparaissent à nos yeux. L’art est donc en quelque sorte le retour de l’abstraction dans la vie. La science est au contraire l’immolation perpétuelle de la vie fugitive, passagère mais réelle, sur l’autel des abstractions éternelles.
Et pourtant, ce ne sont pas ces individualités abstraites, ce sont les individus réels, vivants, passagers, qui font l’histoire. Les abstractions n’ont point de jambes pour marcher, elles ne marchent que lorsqu’elles sont portées par des hommes vivants. Pour ces êtres réels, composés, non en idée seulement, mais réellement de chair et de sang, la science n’a pas de cœur. Elle les considère tout au plus comme de la chair à développement intellectuel et social. Que lui font les conditions particulières et le sort fortuit de Pierre et de Jacques ?
Puisque sa propre nature la force d’ignorer l’existence et le sort de Pierre et de Jacques, il ne faut jamais lui permettre, ni à elle ni à personne en son nom, de gouverner Pierre et Jacques. Car elle serait bien capable de les traiter à peu près comme elle traite les lapins. Ou plutôt, elle continuerait de les ignorer ; mais ses représentants patentés, hommes nullement abstraits, mais au contraire très vivants, ayant des intérêts très réels, cédant à l’influence pernicieuse que le privilège exerce fatalement sur les hommes, finiront par les écorcher au nom de la science, comme les ont écorchés jusqu’ici les prêtres, les politiciens de toute couleur et les avocats, au nom de Dieu, de l’Etat et du droit juridique.
Mais tant que les masses ne seront pas arrivées à ce degré d’instruction, faudra-t-il qu’elles se laissent gouverner par les hommes de la science ? A Dieu ne plaise ! il vaudrait mieux pour elles se passer de la science que de se laisser gouverner par des savants. Le gouvernement des savants aurait pour première conséquence de rendre la science inaccessible au peuple et serait nécessairement un gouvernement aristocratique, parce que l’institution actuelle de la science est une institution aristocratique. L’aristocratie de l’intelligence ! au point de vue pratique la plus implacable, et au point de vue social la plus arrogante et la plus insultante : tel serait le régime d’une société gouvernée par la science. Ce régime serait capable de paralyser la vie et le mouvement dans la société. Les savants, toujours présomptueux, toujours suffisants, et toujours impuissants, voudraient se mêler de tout, et toutes les sources de la vie se dessécheraient sous leur souffle abstrait et savant.
Supposez une académie de savants, composée des représentants les plus illustres de la science ; supposez que cette académie soit chargée de la législation, de l’organisation de la société, et que, ne s’inspirant que de l’amour le plus pur de la vérité, elle ne lui dicte que des lois absolument conformes aux plus récentes découvertes de la science. Eh bien, je prétends, moi, que cette législation et cette organisation seront une monstruosité, et cela pour deux raisons. La première, c’est que la science humaine est toujours nécessairement imparfaite, et qu’en comparant ce qu’elle a découvert avec ce qu’il lui reste à découvrir, on peut dire qu’elle en est toujours à son berceau. De sorte que si on voulait forcer la vie pratique, tant collective qu’individuelle, des hommes à se conformer strictement, exclusivement, aux dernières données de la science, on condamnerait la société aussi bien que les individus à souffrir le martyre sur un lit de Procuste, qui finirait bientôt par les disloquer et par les étouffer, la vie restant toujours infiniment plus large que la science.
La seconde raison est celle-ci : une société qui obéirait à une législation émanée d’une académie scientifique, non parce qu’elle en aurait compris elle-même le caractère rationnel -auquel cas l’existence de l’académie deviendrait inutile—, mais parce que cette législation, émanant de cette académie, s’imposerait à elle au nom d’une science qu’elle vénérerait sans la comprendre, une telle société serait une société non d’hommes, mais de brutes. Ce serait une seconde édition de cette pauvre république du Paraguay qui se laissa gouverner si longtemps par la Compagnie de Jésus. Une telle société ne manquerait pas de descendre au plus bas degré d’idiotisme [sïc].
Mais il est encore une troisième raison qui rend un tel gouvernement impossible. C’est qu’une académie scientifique revêtue de cette souveraineté pour ainsi dire absolue, et fut-elle même composée des hommes les plus illustres, finirait infailliblement et bientôt, elle-même, par corrompre et moralement et intellectuellement. C’est déjà aujourd’hui, avec le peu de privilèges qu’on leur laisse, l’histoire de toutes les académies.
Notre estime pour les savants sera à la mesure de leurs mérites, mais pour le salut de leur intellect et de leur moralité, nous ne leur accorderons aucun privilège social et nous ne leur reconnaîtrons pas d’autre droit que le droit commun de propager librement leurs convictions, leurs idées et leurs connaissances. Il n’y a pas lieu de leur donner, pas plus qu’à d’autres, de l’autorité, car qui en est investi devient infailliblement, selon une loi sociale invariable, un oppresseur et un exploiteur de la société.
Comment résoudre cette antinomie ?
D’un côté la science est indispensable à l’organisation rationnelle de la société ; d’un autre côté, incapable de s’intéresser à ce qui est réel et vivant, elle ne doit pas se mêler de l’organisation réelle ou pratique de la société. Cette contradiction ne peut être résolue que d’une seule manière : par la liquidation de la science comme être moral existant en dehors de la vie sociale de tout le monde, et représenté, comme tel, par un corps de savants patentés, et sa diffusion dans les masses populaires. La science, étant appelée désormais à représenter la conscience collective de la société, doit réellement devenir la propriété de tout le monde. Par là, sans rien perdre de son caractère universel, dont elle ne pourra jamais se départir, sous peine de cesser d’être la science, et tout en continuant de ne s’occuper exclusivement que des causes générales, des conditions générales et des rapports généraux des individus et des choses, elle se fondra dans le fait avec la vie immédiate et réelle de tous les individus humains. Ce sera un mouvement analogue à celui qui a fait dire aux protestants, dans le commencement de la Réforme religieuse, qu’il n’y avait plus besoin de prêtres, tout homme devenant désormais son propre prêtre, tout homme, grâce à l’intervention invisible, unique, de Notre Seigneur Jésus-Christ, étant enfin parvenu à avaler son bon Dieu. Mais il ne s’agit ici ni de Notre Seigneur Jésus-Christ, ni du bon Dieu, ni de la liberté politique, ni du droit juridique, toutes choses soit théologiquement, soit métaphysiquement révélées, et toutes également indigestes, comme on sait. Le monde des abstractions scientifiques n’est point révélé ; il est inhérent au monde réel, dont il n’est rien que l’expression et la représentation générale ou abstraite. Tant qu’il forme une région séparée, représentée spécialement par le corps des savants, ce monde idéal nous menace de prendre, vis-à-vis du monde réel, la place du bon Dieu, réservant à ses représentants patentés l’office de prêtres. C’est pour cela qu’il faut dissoudre l’organisation sociale séparée de la science par l’instruction générale, égale pour tous et pour toutes, afin que les masses, cessant d’être des troupeaux humains paîtrés [sic] et tondus par des pasteurs privilégiés, puissent prendre désormais leurs propres destinées historiques en leurs mains.
Aujourd’hui l’enseignement et la science, dans l’immense majorité des écoles et des universités d’Europe, se trouvent précisément dans [un] état de falsification systématique et prémédité. On pourrait croire que ces dernières ont été établies exprès pour l’empoisonnement intellectuel et moral de la jeunesse bourgeoise. Ce sont autant de boutiques de privilégiés, où le mensonge se vend en détail et en gros. [...]
On peut dire sans exagération que tout jeune homme qui sort de l’université, imbu de ces sciences ou plutôt de ces mensonges et de ces demi-mensonges systématisés qui s’arrogent le nom de science, à moins que des circonstances extraordinaires ne viennent le sauver, est perdu. Les professeurs, ces prêtres modernes de la fourberie politique et sociale patentée, lui ont inoculé un poison tellement corrosif, qu’il faut vraiment des miracles pour le guérir. Il sort de l’université un doctrinaire achevé, plein de respect pour lui-même et de mépris pour la canaille populaire qu’il ne demande pas mieux que d’opprimer et d’exploiter surtout, au nom de sa supériorité intellectuelle et morale. Alors plus il est jeune, et plus il est malfaisant et odieux,
Dans tous les Etats de l’Europe, la bourgeoisie, y compris la noblesse qui n’existe plus aujourd’hui que de nom, la classe exploitante et dominante seule reçoit une instruction plus ou moins sérieuse. En outre, il se dégage de son sein une sorte de classe à part, et naturellement moins nombreuse, d’hommes qui se dédient exclusivement à l’étude des plus grands problèmes de la philosophie, de la science sociale, et de la politique et qui constituent proprement l’aristocratie nouvelle, celle de l’intelligence patentée et privilégiée. C’est la quintessence et l’expression scientifique de l’esprit et des intérêts bourgeois.
Les universités modernes de l’Europe, formant une sorte de république scientifique, rendent actuellement à la classe bourgeoise les mêmes services que l’Eglise catholique avait rendus jadis à l’aristocratie nobiliaire ; et de même que le catholicisme avait sanctionné en son temps toutes les violences de la noblesse contre le peuple, de même l’université, cette Eglise de la science bourgeoise explique et légitime aujourd’hui l’exploitation de ce même peuple par le capital bourgeois. Faut-il s’étonner après cela que, dans la grande lutte du socialisme contre l’économie politique bourgeoise, la science patentée ait pris et continue de prendre si résolument le parti des bourgeois ?
Le plus grand reproche que nous ayons à adresser à la science et aux arts, c’est précisément de ne répandre leurs bienfaits et de n’exercer leur influence salutaire que sur une portion très minime de la société, à l’exclusion, et par conséquent aussi au détriment, de l’immense majorité. On peut dire aujourd’hui des progrès de la science et des arts ce qu’on a dit déjà avec tant de raison du développement prodigieux de l’industrie, du commerce, du crédit, de la richesse sociale en un mot, dans les pays les plus civilisés du monde moderne.
Ces progrès sont immenses ! Oui, c’est vrai. Mais plus ils sont immenses, et plus ils deviennent une cause d’esclavage intellectuel, et par conséquent aussi matériel, une cause de misère et d’infériorité pour le peuple ; car ils élargissent toujours davantage l’abîme qui sépare déjà l’intelligence populaire de celle des classes privilégiées.
Ne nous en prenons pas aux effets, attaquons toujours les causes : la science des écoles étant un produit de l’esprit bourgeois, les hommes représentants de cette science étant nés, ayant été élevés et instruits dans le milieu bourgeois et sous l’influence de son esprit et de ses intérêts exclusifs, l’une aussi bien que les autres sont naturellement opposés à l’émancipation intégrale et réelle du prolétariat, et toutes leurs théories économiques, philosophiques, politiques et sociales ont été successivement élaborées dans ce sens, n’ont au fond d’autre fin que de démontrer l’incapacité définitive des masses ouvrières, et par conséquent aussi la mission de la bourgeoisie, qui est instruite parce qu’elle est riche et qui peut toujours s’enrichir davantage parce qu’elle possède l’instruction, de les gouverner jusqu’à la fin des siècles.
Pour rompre ce cercle fatal, que devons-nous conseiller au monde ouvrier ? C’est naturellement de s’instruire et de s’emparer de cette arme si puissante de la science, sans laquelle il pourrait bien faire des révolutions, mais ne serait jamais en état d’établir, sur les ruines des privilèges bourgeois, cette égalité, cette justice et cette liberté qui constituent le fond même de toutes ses aspirations politiques et sociales.
Chapitre 5 : La faculté de penser, le besoin de se révolter
L’homme forme avec toute la nature un seul être et n’est que le produit matériel d’une quantité indéfinie de causes exclusivement matérielles,
C’est ainsi qu’après avoir commencé par une simple cellule à peine organisée et l’avoir fait passer par toutes les transformations de l’organisation végétale d’abord et plus tard animale, [la nature] en a fait un homme.
Nos premiers ancêtres, nos Adam et nos Eve, furent sinon des gorilles, au moins des cousins très proches du gorille, des omnivores, des bêtes intelligentes et féroces, douées, à un degré infiniment plus grand que les animaux de toutes les autres espèces, de deux facultés précieuses : la faculté de penser, et la faculté, le besoin de se révolter.
Ces deux facultés, combinant leur action progressive dans l’histoire, représentent proprement le moment, le côté, la puissance négative dans le développement positif de l’animalité humaine, et créent par conséquent tout ce qui constitue l’humanité dans les hommes.
Les idéalistes de toutes les Ecoles, aristocrates et bourgeois, théologiens et métaphysiciens, politiciens et moralistes, religieux, philosophes ou poètes -sans oublier les économistes libéraux, adorateurs effrénés de l’idéal, comme on sait — s’offensent beaucoup lorsqu’on leur dit que l’homme, avec toute son intelligence magnifique, ses idées sublimes et ses aspirations infinies, n’est, aussi bien que toutes les autres choses qui existent dans le monde, rien que matière, rien qu’un produit de cette vile matière.
L’homme, comme tout le reste du monde, est un être complètement matériel. L’esprit, la faculté de penser, de recevoir et de réfléchir les diverses sensations tant extérieures qu’intérieures, de s’en ressouvenir alors qu’elles sont passées et de les reproduire par l’imagination, de les comparer et de les distinguer, d’en abstraire les déterminations communes et de créer par là même des notions générales ou abstraites, enfin de former des idées, en groupant et en combinant ces dernières, selon des modes différents — l’intelligence en un mot, l’unique créateur de notre monde idéal, est une propriété du corps animal et notamment de l’organisation tout à fait matérielle du cerveau.
[La science a] établi que tous les actes intellectuels et moraux qui distinguent l’homme de toutes les autres espèces d’animaux, tels que la pensée, l’acte de l’humaine intelligence et les manifestations de la volonté réfléchie, ont leur source unique dans l’organisation sans doute plus accomplie, mais néanmoins toute matérielle de l’homme, sans l’ombre d’une intervention spirituelle ou extra-matérielle quelconque ; qu’ils sont en un mot des produits issus de la combinaison de diverses fonctions purement physiologiques du cerveau. Cette découverte est immense tant sous le rapport de la science que sous le rapport de la vie.
Entre le monde humain et le monde naturel, il n’y a plus de solution de continuité ; mais, de même que le monde organique qui, tout en étant le développement non interrompu et direct du monde inorganique, se distingue pourtant de lui foncièrement par l’introduction d’un élément actif nouveau : la matière organique, produite non par l’intervention d’une cause extra-mondaine quelconque, mais par des combinaisons jusqu’à présent à nous inconnues de la matière inorganique elle-même, et produisant à son tour, sur la base et dans les conditions de ce monde inorganique, dont elle est elle-même le plus élevé résultat, toutes les richesses de la vie végétale et animale ; de même le monde humain, tout en étant aussi la continuation immédiate du monde organique, s’en distingue essentiellement par un nouvel élément : la pensée, produite par l’activité toute physiologique du cerveau et produisant en même temps au milieu de ce monde matériel et dans les conditions organiques et inorganiques dont elle est, pour ainsi dire, le dernier résumé, tout ce que nous appelons le développement intellectuel et moral, politique et social de l’homme, l’histoire de l’humanité.
Les points cardinaux de l’existence humaine la plus raffinée et de l’existence animale la moins éveillée sont et resteront toujours identiques : naître, se développer et grandir, travailler pour manger et boire, pour s’abriter et se défendre, maintenir son existence individuelle dans l’équilibre social de sa propre espèce, aimer, se reproduire, puis mourir... A ces points, il s’en ajoute seulement pour l’homme un nouveau : c’est penser et connaître, faculté et besoin qui se retrouvent sans doute à un degré inférieur, mais déjà fort sensible, dans les espèces d’animaux qui par leur organisation sont les plus proches de l’homme, car il semble que dans la nature il n’est point de différences qualitatives absolues, et que toutes les différences de qualité se réduisent en dernière
analyse à des différences de quantité, mais qui dans l’homme seul arrivent à une puissance tellement impérative et prédominante qu’ils transforment à la longue toute sa vie. Comme l’a fort bien observé l’un des plus grands penseurs de nos jours, Ludwig Feuerbach[8], l’homme fait tout ce que les animaux font, seulement il doit le faire de plus en plus humainement. C’est toute la différence, mais elle est énorme.
On ne saurait assez répéter ceci à beaucoup de partisans du naturalisme ou du matérialisme moderne, qui — parce que l’homme a retrouvé de nos jours sa parenté pleine et entière avec toutes les autres espèces d’animaux et sa descendance immédiate et directe de la terre, et parce qu’il a renoncé aux absurdes et vaines ostentations d’un spiritualisme, qui sous le prétexte de le gratifier d’une liberté absolue, le condamnait à un éternel esclavage — s’imaginent que cela leur donne le droit de renoncer à tout respect humain. On pourrait comparer ces gens-là à des laquais, qui, en découvrant l’origine plébéienne d’un homme qui leur [en] avait imposé par sa dignité naturelle, croient pouvoir le traiter comme un égal, par cette simple raison qu’ils ne comprennent pas d’autre dignité que celle que crée à leurs yeux une naissance aristocratique. D’autres sont si heureux d’avoir retrouvé la parenté de l’homme avec le gorille, qu’ils voudraient le conserver toujours à l’état d’animal et se refusent à comprendre que toute sa mission historique, toute sa dignité et toute sa liberté consistent à s’en éloigner.
[La différence] contient toute la civilisation avec toutes les merveilles de l’industrie, de la science et des arts ; avec tous les développements religieux, esthétiques, philosophiques, politiques économiques et sociaux de l’humanité -en un mot tout le monde de l’histoire. L’homme crée ce monde historique par la puissance d’une activité que vous retrouvez dans tous les êtres vivants, qui constitue le fond même de toute vie organique, et qui tend à s’assimiler et à transformer le monde extérieur selon les besoins de chacun — activité par conséquent instinctive et fatale, antérieure à toute pensée, mais qui, illuminée par la raison de l’homme et déterminée par sa volonté réfléchie, se transforme en lui et pour lui en travail intelligent et libre.
Tous les animaux sont forcés de travailler pour vivre ; tous, sans y prendre garde et sans en avoir la moindre conscience, participent, dans la mesure de leurs besoins, de leur intelligence, et de leur force, à l’œuvre si lente de la transformation de la surface de notre globe en un lieu favorable à la vie animale, mais ce travail ne devient un travail proprement humain que lorsqu’il commence à servir à la satisfaction, non plus seulement des besoins fixes et fatalement circonscrits de la vie animale, mais encore de ceux de l’être social, pensant et parlant, qui tend à conquérir et à réaliser pleinement sa liberté,
L’accomplissement de cette tâche immense, infinie, n’est pas seulement une œuvre de développement intellectuel et moral, c’est en même temps une œuvre d’émancipation matérielle. L’homme ne devient réellement homme, il ne conquiert la possibilité de son développement et de son perfectionnement intérieur qu’à la condition d’avoir rompu dans une certaine mesure pour le moins, les chaînes d’esclave que la nature fait peser sur tous ses enfants. Ces chaînes sont la faim, les privations de toute espèce, la douleur, l’influence des climats, des saisons et en général les mille conditions de la vie animale qui maintiennent l’être humain dans une dépendance quasi absolue vis-à-vis du milieu qui l’entoure ; les dan-gers permanents qui, [sous] la forme de phénomènes naturels, le menacent et l’oppressent de toutes parts ; cette crainte perpétuelle qui constitue le fond de toute existence animale et qui domine l’individu naturel et sau-vage au point qu’il ne trouve rien en lui-même qui puisse lui résister et la combattre... en un mot il n’y manque
aucun des éléments de l’esclavage le plus absolu.
Cette crainte, comme je le montrerai plus tard, constitue la base première de toute religion... De là résulte aussi pour l’animal la nécessité de lutter pendant toute sa vie contre les dangers qui le menacent du dehors ; de soutenir son existence propre comme individu, et son existence sociale, comme espèce, au détriment de tout ce qui l’entoure.
Toute l’animalité travaille et ne vit qu’en travaillant. L’homme, être vivant, n’est pas soustrait à cette nécessité, qui est la loi suprême de la vie. Pour maintenir son existence, pour se développer dans la plénitude de son être, il doit travailler. Il y a pourtant entre le travail de l’homme et celui des animaux de toutes les autres espèces une différence énorme : le travail des animaux est stagnant, parce que leur intelligence est stagnante ; celui de l’homme au contraire est essentiellement progressif, parce que son intelligence est au plus haut degré progressive.
Rien ne prouve mieux l’infériorité décisive de toutes les autres espèces d’animaux, par rapport à l’homme, que ce fait incontestable et incontesté, que les méthodes aussi bien que les fruits du travail tant collectif qu’individuel de tous les autres animaux, méthodes et produits souvent tellement ingénieux qu’on les croirait dirigés et confectionnés par une intelligence scientifiquement développée, ne varient et ne se perfectionnent presque pas. Les fourmis, les abeilles, les castors, et d’autres animaux qui vivent en république, font aujourd’hui précisément ce qu’ils ont fait il y a trois mille ans, ce qui prouve que dans leur intelligence il n’y a pas de progrès Ils sont aussi savants et aussi bêtes à cette heure qu’il y a trente ou quarante siècles. Il se fait bien un mouvement progressif dans le monde animal. Mais ce sont les espèces elles-mêmes, les familles et les classes, qui se transforment lentement, poussées par la lutte pour la vie, cette loi suprême du monde animal, et en conséquence de laquelle les organisations les plus intelligentes et les plus énergiques remplacent successivement des organisations inférieures, incapables de soutenir à la longue cette lutte contre elles. Sous ce rapport, mais seulement sous ce rapport, il y a incontestablement dans le monde animal mouvement et progrès. Mais au sein même des espèces, des familles et des classes d’animaux, en tant qu’invariables et fixes, il n’y en a aucun ou presque aucun.
Le travail de l’homme, considéré tant au point de vue des méthodes qu’à celui des produits, est aussi perfectible et progressif que son esprit. Par la combinaison de son activité cérébrale ou nerveuse avec son activité musculaire, de son intelligence scientifiquement développée avec sa force physique, par l’application de sa pensée progressive à son travail, qui, d’exclusivement animal, instinctif et quasi machinal et aveugle qu’il était d’abord, devient de dus en plus intelligent, l’homme crée son monde humain. Pour se faire une idée de l’immense carrière qu’il a parcourue et des progrès énormes de son industrie, qu’on compare seulement la hutte du sauvage avec ces palais luxueux de Paris que les sauvages Prussiens se croient providentiellement destinés à détruire ; et les pauvres armes des populations primitives avec ces terribles engins de destruction qui semblent être devenus le dernier mot de la civilisation germanique[9].
Chapitre 6 : L’esprit de l’homme et sa volonté
La vie tant individuelle que sociale de l’homme n’est d’abord rien que la continuation la plus immédiate de la vie animale. Elle n’est autre chose que cette même vie animale, mais seulement compliquée d’un élément nouveau : la faculté de penser et de parler.
L’homme n’est pas le seul animal intelligent sur la terre. Bien loin de là ; la psychologie comparée nous démontre qu’il n’existe point d’animal qui soit absolument dénué d’intelligence et que plus une espèce, par son organisation et surtout par le développement de son cerveau, se rapproche de l’homme, plus son intelligence se développe et s’élève aussi. Mais dans l’homme seul elle arrive à ce qu’on appelle proprement la faculté de penser, c’est-à-dire de comparer, de séparer et de combiner entre elles les représentations des objets tant extérieurs qu’intérieurs qui nous sont donnés par nos sens, d’en former des groupes ; puis de comparer et de combiner encore entre eux ces groupes, qui ne sont plus des êtres réels, ni des représentations d’objets perçus par nos sens, mais des notions abstraites, formées et classées par le travail de notre esprit, et qui, retenues par notre mémoire, autre faculté du cerveau, deviennent le point de départ ou la base de ces conclusions que nous appelons les idées. Tous ces fonctionnements de notre cerveau auraient été impossibles, si l’homme n’était doué d’une autre faculté complémentaire et inséparable de celle de penser : de la faculté d’incorporer et de fixer, pour ainsi dire, jusque dans leurs variations et leurs modifications les plus fines et les plus compliquées, toutes ces opérations de l’esprit, tous ces agissements matériels du cerveau, par des signes extérieurs : si l’homme, en un mot, n’était doué de la faculté de parler. Tous les autres animaux ont un langage aussi, qui en doute ? mais, de même que leur intelligence ne s’élève jamais au-dessus des représentations matérielles, ou, tout au plus, au-dessus d’une toute première comparaison et combinaison de ces représentations entre elles, de même leur langage, dénué d’organisation et incapable de développement, n’exprime que des sensations ou des notions matérielles, jamais des idées,
[Des idées, l’homme déduit] ensuite les conséquences ou bien les applications logiquement nécessaires. Nous rencontrons, hélas ! assez souvent des hommes qui ne sont pas encore arrivés au plein exercice de cette faculté, mais nous n’avons jamais vu, ni même entendu parler d’aucun individu d’espèce inférieure qui l’ait jamais exercée, à moins qu’on ne veuille nous citer l’exemple de l’âne de Balaam[10] ou de quelques animaux recommandés à notre foi et à notre respect par une religion quelconque. Nous pouvons donc dire, sans crainte d’être réfutés, que de tous les animaux de cette terre, l’homme seul pense.
Seul il est doué de cette puissance d’abstraction, fortifiée et développée sans doute dans l’espèce par l’exercice des siècles, et qui, l’élevant successivement en lui-même au-dessus de tous les objets qui l’environnent, au-dessus de tout ce qu’on appelle le monde extérieur et même au-dessus de lui-même comme individu, lui permet de concevoir, de créer l’idée de la totalité des Etres, de l’Univers, de l’infini ou de l’Absolu — idée tout abstraite et vide de contenu si l’on veut ; mais tout de même toute-puissante et cause de toutes les conquêtes postérieures de l’homme, parce que seule elle l’arrache aux prétendues béatitudes et à la stupide innocence du paradis animal, pour le jeter dans les triomphes et dans les tourments infinis d’un développement sans bornes...
Grâce à cette faculté d’abstraction, l’homme en s’élevant au-dessus de la pression immédiate que tous les objets extérieurs ne manquent jamais d’exercer sur chaque individu, peut les comparer les uns avec les autres, observer leurs rapports. Voilà le commencement de l’analyse et de la science expérimentale. Grâce à cette même faculté, il se dédouble et se séparant de lui-même en lui-même, il s’élève au-dessus de ses mouvements propres, de ses instincts et de ses différents appétits, en tant que passagers et particuliers, ce qui lui donne la possibilité de les comparer entre eux, comme il compare les objets et les mouvements extérieurs, et de prendre parti pour les uns contre les autres, selon l’idéal (social) qui
s’est formé en lui -voilà le réveil de la conscience et de ce que nous appelons la volonté.
Tout ce qui vit tend à se réaliser dans la plénitude de son être. L’homme, être vivant et pensant à la fois, pour se réaliser doit d’abord se connaître. C’est à cause de l’immense retard que nous observons dans son développement et qui fait que, pour arriver à l’état actuel de la société, dans les pays les plus civilisés — état encore si peu conforme à l’idéal auquel nous tendons aujourd’hui — il lui a fallu employer plusieurs centaines de siècles... On dirait que, dans la recherche de lui-même, à travers toutes ses pérégrinations physiologiques, aussi bien qu’historiques, l’homme a dû épuiser toutes les sottises et tous les malheurs possibles, avant d’avoir pu réaliser le peu de raison et de justice qui règne aujourd’hui dans le monde.
Le dernier terme, le but suprême de tout développement humain, c’est la liberté. Rousseau et ses disciples ont eu le tort de l’avoir cherchée dans les commencements de l’histoire, alors que l’homme encore privé de toute conscience de lui-même, et par conséquent encore incapable de former quelque constat que ce soit, subissait pleinement le joug de cette fatalité naturelle, à laquelle se trouvent assujettis tous les animaux, et dont l’homme n’a pu s’émanciper, en un certain sens, que par l’usage consécutif de sa raison qui, en se développant avec beaucoup de lenteur, il est vrai, à travers toute l’histoire, reconnaissait peu à peu les lois qui régissent le monde extérieur, aussi bien que celles qui sont inhérentes à notre propre nature, se les appropriait pour ainsi dire, en les transformant en idées — créations quasi spontanées de notre cerveau — et faisait que tout en continuant d’obéir a ces lois, l’homme n’obéissait plus qu’à ses propres pensées. C est vis-à-vis de la nature, pour l’homme, la seule dignité et toute la liberté possible. Il n’en aura jamais d’autre ; car les lois naturelles sont immuables, fatales ; elles sont la base même de toute existence et constituent notre etre, de sorte que nul ne saurait se révolter contre elles, sans arriver immédiatement à l’absurde et sans se suicider coup sûr. Mais en les reconnaissant et en se les appropriant par l’esprit, l’homme s’élève au-dessus de l’obsession immédiate du monde extérieur, puis devenant créateur à son tour, n’obéissant désormais qu’à ses propres idées, il transforme ce dernier plus ou moins selon ses besoins progressifs et lui inspire en quelque sorte l’image de son humanité.
Ainsi ce que nous appelons monde humain n’a point d’autre créateur immédiat que l’homme qui le produit en conquérant, pas à pas, sur le monde extérieur et sur sa propre bestialité, sa liberté et son humaine dignité. Il les conquiert, poussé par une force indépendante de lui, irrésistible et qui est également inhérente à tous les êtres vivants. Cette force, c’est le courant universel de la vie, celui-là même que nous avons appelé la causalité universelle, la nature, et qui se traduit dans tous les êtres vivants, plantes ou animaux, par la tendance à réaliser, chacun pour soi-même, les conditions vitales de son espèce —c’est-à-dire à satisfaire ses besoins. Cette tendance, manifestation essentielle et suprême de la vie, constitue la base même de ce que nous appelons volonté :fatale et irrésistible dans tous les animaux, sans en excepter l’homme le plus civilisé ; instinctive, on pourrait presque dire mécanique, dans les organisations inférieures ; plus intelligente dans les espèces supérieures, elle n’arrive à une pleine conception d’elle-même que dans l’homme qui, grâce à son intelligence -qui l’élève au-dessus de chacun de ses mouvements instinctifs et lui permet de comparer, et de critiquer et d’ordonner ses propres besoins-, seul parmi tous les animaux de cette terre, possède une détermination réfléchie de soi-même, une volonté libre.
Bien entendu que cette liberté de la volonté humaine en présence du courant universel de la vie ou de cette causalité absolue, dont chaque vouloir particulier n’est pour ainsi dire qu’un ruisseau, n’a d’autre sens ici que celui que lui donne la réflexion, en tant qu’opposée à l’exécution mécanique ou même à l’instinct. L’homme saisit et comprend les nécessités naturelles qui, en se réfléchissant dans son cerveau, y renaissent par un procédé physiologique réactif, encore peu connu, comme une succession logique de ses propres pensées -et cette compréhension, au milieu de son absolue dépendance aucunement interrompue, lui donne le sentiment de la propre détermination, de la volonté réfléchie spontanée et de la liberté. A moins d’un suicide, partiel ou total, aucun homme ne parviendra jamais à se délivrer de ses appétits naturels, mais il pourra les régler et les modifier, en s’efforçant de les conformer toujours davantage à ce que dans les différentes époques de son développement intellectuel et moral, il appellera le juste et le beau.
Chaque homme à sa naissance et pendant toute la durée de son développement, de sa vie, n’étant autre chose que la résultante d’une quantité innombrable d’actions, de circonstances, et de conditions innombrables, matérielles et sociales, qui continuent de le produire tant qu’il vit, d’où lui viendrait, à lui, chaînon passager et à peine perceptible de l’enchaînement universel de tous les êtres passés, présents et à venir, la puissance de rompre par un acte volontaire cette éternelle et omnipotente solidarité, le seul être universel et absolu qui existe réellement, mais qu’aucune imagination humaine ne saurait embrasser ? Reconnaissons donc, une fois pour toutes, que vis-à-vis de cette universelle nature, notre mère, qui nous forme, nous élève, nous enveloppe, nous pénètre jusque dans la moelle de nos os et jusqu’aux plus intimes profondeurs de notre être intellectuel et moral, et qui finit toujours par nous étouffer dans son embrassement maternel, il n’est, pour nous, ni d’indépendance ni de révolte possible.
Il est vrai que, par la connaissance et par l’application réfléchie des lois de la nature, l’homme s’émancipe graduellement, mais non de ce joug universel que portent avec lui tous les êtres vivants et toutes les choses qui existent, qui se produisent et qui disparaissent dans le monde ; il se délivre seulement de la pression brutale qu’exerce sur lui son monde extérieur, matériel et social y compris toutes les choses et tous les hommes qui l’entourent. Il domine les choses par la science et le travail ; quant au joug arbitraire des hommes, il le renverse par les révolutions. Tel est donc l’unique sens rationnel de ce mot liberté : c’est la domination sur les choses extérieures, fondée sur l’observation respectueuse des lois de la nature ; c’est l’indépendance vis-à-vis des prétentions et des actes despotiques des hommes ; c’est la science, le travail, la révolte politique, c’est enfin l’organisation à la fois réfléchie et libre du milieu social, conformément aux lois naturelles qui sont inhérentes à toute société humaine. La première et la dernière condition de cette liberté restent donc toujours la soumission la plus absolue à l’omnipotence de la nature, notre mère, et l’observation, l’application la plus rigoureuse de ses lois.
La volonté, aussi bien que l’intelligence, n’est donc pas une étincelle mystique, immortelle et divine, tombée miraculeusement du ciel sur la terre, pour animer des morceaux de chair, des cadavres. C’est le produit de la chair organisée et vivante, le produit de l’organisme animal. Le plus parfait organisme est celui de l’homme, et par conséquent c’est dans l’homme que se trouvent l’intelligence et la volonté relativement les plus parfaites, et surtout les plus capables de perfectionnement, de progrès.
La volonté, de même que l’intelligence, est une faculté nerveuse de l’organisme animal, et a pour organe spécial principalement le cerveau ; de même que la force physique ou proprement animale est une faculté musculaire de ce même organisme, et quoique répandue dans tout le corps, elle a pour organes principalement actifs les pieds et les bras. Le fonctionnement nerveux qui constitue proprement l’intelligence et la volonté et qui est matériellement différent, tant par son organisation spéciale que par son objet, du fonctionnement musculaire de l’organisme animal, est pourtant tout aussi matériel que ce dernier. Force musculaire ou physique, et force nerveuse, ou force de l’intelligence et force de la volonté, ont ceci de commun, que, premièrement, chacune d’elles dépend avant tout de l’organisation de l’animal, organisation qu’il apporte en naissant et qui est par conséquent le produit d’une foule de circonstances et de causes qui ne lui sont pas même seulement extérieures, mais antérieures ; et que, deuxièmement, toutes sont capables d’être développées par la gymnastique ou par l’éducation, ce qui nous les présente encore une fois comme des produits d’influences et d’actions extérieures.
Il est clair que, n’étant tant sous le rapport de leur nature que sous celui de leur intensité, rien que des produits de causes tout à fait indépendantes d’elles, toutes ces forces n’ont elles-mêmes qu’une indépendance tout à fait relative, au milieu de cette causalité universelle qui constitue et embrasse les mondes... Qu’est-ce que la force musculaire ? C’est une puissance matérielle d’une intensité quelconque, formée dans l’animal par un concours d’influences ou de causes antérieures, et qui lui permet dans un moment donné d’opposer à la pression des forces extérieures une résistance, non absolue, mais relative quelconque.
Il en est absolument de même de cette force morale que nous appelons la force de la volonté. Toutes les espèces d’animaux en sont douées à des degrés différents, et cette différence est déterminée tout d’abord par la nature particulière de leur organisme. Parmi tous les animaux de cette terre, l’espèce humaine en est douée à un degré supérieur. Mais dans cette espèce elle-même tous les individus n’apportent pas en naissant une égale disposition volitive, la plus ou moins grande capacité de vouloir étant préalablement déterminée en chacun par la santé et le développement de son corps et surtout par une plus ou moins heureuse conformation de son cerveau. Voici donc, dès le début, une différence dont l’homme n’est aucunement responsable. Suis-je coupable si la nature m’a doué d’une capacité de vouloir inférieure ? Les théologiens et les métaphysiciens les plus enragés n’oseront pas dire que ce qu’ils appellent les âmes, c’est-à-dire l’ensemble des facultés affectives, intelligentes et volitives que chacun apporte en naissant, soient égales.
Il est vrai que la faculté de vouloir, aussi bien que toutes les autres facultés de l’homme, peuvent être développées par l’éducation, par une gymnastique qui lui est propre. Cette gymnastique habitue peu à peu les enfants, d’abord à ne point manifester immédiatement les moindres de leurs impressions, ou à contenir plus ou moins les mouvements de leurs muscles, lorsqu’ils sont irrités par les sensations tant extérieures qu’intérieures qui leur sont transmises par les nerfs ; plus tard, lorsqu’un certain degré de réflexion, développé par une éducation qui lui est également propre, s’est formé dans l’enfant, cette même gymnastique, prenant à son tour un caractère de plus en plus réfléchi, appelant à son aide l’intelligence naissante de l’enfant et se fondant sur un certain degré de force volitive qui s’est développé en lui, l’habitue à réprimer l’expression immédiate de ses sentiments et de ses désirs, et à soumettre enfin tous les mouvements volontaires de son corps, aussi bien que de ce qu’on appelle son âme, sa pensée même, ses paroles et ses actes, à un but dominant, bon ou mauvais.
La volonté de l’homme ainsi développée, exercée, n’est évidemment de nouveau rien que le produit d’influences qui lui sont extérieures et qui s’exercent sur elle, qui la déterminent et la forment, indépendamment de ses propres résolutions. Un homme peut-il être rendu responsable de l’éducation, bonne ou mauvaise, suffisante ou insuffisante, qu’on lui a donnée ?
L’homme peut devenir ainsi, jusqu’à un certain point, son propre éducateur, son propre instructeur, et comme le créateur de soi-même. Mais on voit qu’il n’acquiert par là qu’une indépendance tout à fait relative et qui ne le soustrait aucunement à la dépendance fatale, ou si l’on veut à la solidarité absolue, par laquelle, comme être existant et vivant, il est irrévocablement enchaîné au monde naturel et social.
Chapitre 7 : Sur le « libre arbitre »
Etant prouvé que la volonté animale, y compris celle de l’homme, est une puissance toute formelle, capable, comme nous le verrons plus tard, par la connaissance que l’homme acquiert des lois de la nature, et seulement en s’y soumettant strictement dans ses actes, de modifier, jusqu’à un certain point, tant les rapports de l’homme avec les choses qui l’entourent, que ceux des choses entre elles, mais non de les produire, ni de créer le fond même de la vie animale ; étant prouvé que la puissance tout à fait relative de cette volonté, une fois qu’on la met en présence de la seule puissance absolue qui existe, celle de la causalité universelle, apparaît aussitôt comme l’absolue impuissance, ou comme une cause relative d’effets relatifs nouveaux, déterminée et produite par cette même causalité ; il est évident que ce n’est pas en elle, que ce n’est pas dans la volonté animale, mais dans cette solidarité universelle et fatale des choses et des êtres, que nous devons chercher le moteur puissant qui crée le monde animal et humain.
Ce moteur, nous ne l’appelons ni intelligence ni volonté ; parce que réellement il n’a et ne peut avoir aucune conscience de lui-même, ni aucune détermination ni résolution propre, n’étant pas même un être indivisible, substantiel et unique, comme se le représentent les métaphysiciens, mais un produit lui-même, et, comme je l’ai dit déjà, la résultante éternellement reproduite de toutes les transformations des êtres et des choses dans l’Univers. En un mot, ce n’est pas une idée, mais un fait universel, au-delà duquel il nous est impossible de rien concevoir ; et ce fait n’est point du tout un Etre immuable, mais, au contraire, c’est le mouvement perpétuel, se manifestant, se formant par une infinité d’actions et de réactions relatives : mécaniques, physiques, chimiques, géologiques, végétales, animales et humainement sociales. Comme résultant toujours de cette combinaison de mouvements relatifs sans nombre, ce moteur universel est aussi tout-puissant qu’il est inconscient, fatal et aveugle.
Il crée les mondes, en même temps qu’il en est toujours le produit. Dans chaque règne de notre nature terrestre, il se manifeste par des lois ou des manières de développement particulières. C’est ainsi que dans le monde inorganique, dans la formation géologique de notre globe, il se présente comme l’action et la réaction incessante de lois mécaniques, physiques et chimiques, qui semblent se réduire à une loi fondamentale : celle de la pesanteur et du mouvement, ou bien celle de l’attraction matérielle, dont toutes les autres lois n’apparaissent plus alors que comme les manifestations ou transformations différentes. Ces lois, comme je l’ai déjà observé plus haut, sont générales en ce sens qu’elles embrassent tous les phénomènes qui se produisent sur la terre, réglant aussi bien les rapports et le développement de la vie organique : végétale, animale et sociale, que ceux de l’ensemble inorganique des choses.
Dans le monde organique, ce même moteur universel se manifeste par une loi nouvelle, qui est fondée sur l’ensemble de ces lois générales, et qui n’en est sans doute rien qu’une transformation nouvelle, transformation dont le secret nous échappe jusqu’ici, mais qui est une loi particulière en ce sens qu’elle ne se manifeste que dans les êtres vivants : plantes et animaux y compris l’homme. C’est la loi de la nutrition, consistant, pour me servir des expressions propres d’Auguste Comte : « 1° Dans l’absorption intérieure des matériaux nutritifs puisés dans le système ambiant, et leur assimilation graduelle ; 2° Dans l’exhalation à l’extérieur des molécules, dès lors étrangères, qui se désassimilent nécessairement à mesure que cette nutrition s’accomplit. » (Cours de Philosophie positive, 1864).
Cette loi est particulière en ce sens, ai-je dit, qu’elle ne s’applique pas aux choses du monde inorganique, mais elle est générale et fondamentale pour tous les êtres vivants. C’est la question de la nourriture, la grande question de l’économie sociale qui constitue la base réelle de tous les développements postérieurs de l’humanité.
Dans le monde proprement animal, le même moteur universel reproduit cette loi générique de la nutrition, qui est propre à tout ce qui est organisé sur cette terre, sous une forme particulière et nouvelle, en la combinant avec deux propriétés qui distinguent tous les animaux de toutes les plantes : celles de la sensibilité et de l’irritabilité, facultés évidemment matérielles mais dont les facultés soi-disant idéales, celle du sentiment appelé moral pour le distinguer de la sensation physique, aussi bien que celles de l’intelligence et de la volonté, ne sont évidemment que la plus haute expression ou la dernière transformation. Ces deux propriétés, la sensibilité et l’irritabilité, ne se rencontrent que chez les animaux ; on ne les retrouve pas dans les plantes : combinées avec la loi de la nutrition, qui est commune aux uns et aux autres, étant la loi fondamentale de tout organisme vivant, elles constituent par cette combinaison la loi particulière générique de tout le monde animal,
Les différentes fonctions que nous appelons les facultés animales ne sont point d’une telle nature qu’il soit facultatif, pour l’animal, de les exercer ou de ne les point exercer ; toutes les facultés sont des propriétés essentielles, des nécessités inhérentes à l’organisation animale. Les différentes espèces, familles et classes d’animaux se distinguent les unes des autres, soit par l’absence totale de quelques facultés, soit par le développement prépondérant d’une ou de plusieurs facultés au détriment de toutes les autres. Au sein même de chaque espèce, famille et classe d’animaux, tous les individus ne sont pas également réussis. L’exemplaire parfait est celui dans lequel tous les organes caractéristiques de l’ordre auquel l’individu appartient se trouvent harmonieusement dévelopés. L’absence ou la faiblesse d’un de ces organes constitue un défaut, et, quand c’est un organe essentiel, l’individu est un monstre. Monstruosité ou perfection, qualités ou défauts, tout cela est donné à l’individu par la nature, il apporte tout cela en naissant. Mais du moment qu’une faculté existe, elle doit s’exercer, et tant que l’animal n’est pas arrivé à l’âge de sa décroissance naturelle, elle tend nécessairement à se développer et à se fortifier par cet exercice répété qui crée l’habitude, base de tout développement animal ; et plus elle se développe et s’exerce, et plus elle devient dans l’animal une force irrésistible à laquelle il doit obéir.
Il arrive quelquefois que la maladie, ou des circonstances extérieures plus puissantes que cette tendance fatale de l’individu, empêchent l’exercice et le développement d’une ou plusieurs de ses facultés. Alors les organes correspondants s’atrophient, et tout l’organisme animal se trouve frappé de souffrance, plus ou moins, selon l’importance de ces facultés et de leurs organes correspondants. L’individu peut en mourir, mais, tant qu’il vit, tant qu’il lui reste encore des facultés, il doit les exercer sous peine de mourir. Donc, il n’en est point le maître du tout, il en est, au contraire, l’agent involontaire, l’esclave.
Comme organisme vivant, doué de cette double propriété de la sensibilité et de l’irritabilité, et, comme tel, éprouvant tantôt la souffrance, tantôt le plaisir, tout animal, y compris l’homme, est forcé, par sa propre nature, à manger et à boire avant tout et à se mettre en mouvement, tant pour chercher sa nourriture que pour obéir à un besoin impérieux de ses muscles ; il est forcé de se conserver, de s’abriter, de se défendre contre tout ce qui le menace dans sa nourriture, dans sa santé, dans toutes les conditions de sa forcé d’aimer, de s’accoupler et de procréer ; forcé de réfléchir, dans la mesure de ses capacités intellectuelles, aux conditions de sa conservation et de son existence ; forcé de vouloir toutes ces conditions pour lui-même ; et, dirigé par une sorte de prévision, fondée sur l’expérience et dont aucun animal n’est absolument dénué, forcé de travailler, dans la mesure de son intelligence et de sa force musculaire, afin de se les assurer pour un lendemain plus ou moins éloigné.
L’homme possède-t-il réellement une volonté libre ? Oui et non, c’est selon la manière dont on l’entend. Si, par volonté libre, on veut dire le libre arbitre, c’est-à-dire la faculté présumée de l’individu humain de se déterminer spontanément, de lui-même, indépendamment de toute influence extérieure ; si, comme l’ont fait toutes les religions et toutes les métaphysiques, par cette prétendue volonté libre on veut arracher l’homme au courant de la causalité universelle qui détermine l’existence de toute chose et qui rend chacune dépendante de toutes les autres, nous ne pourrons faire autrement que la rejeter comme un non-sens, car rien ne peut exister en dehors de cette causalité.
Le socialisme, fondé sur la science positive, repousse absolument la doctrine du libre arbitre ; il reconnaît que tout ce qu’on appelle vices et vertus des hommes est absolument le produit de l’action combinée de la nature proprement dite et de la société. La nature, en tant qu’action ethnographique, physiologique et pathologique, crée les facultés et dispositions qu’on appelle naturelles, et l’organisation sociale les développe, ou en arrête ou en fausse le développement. Tous les individus, sans aucune exception, sont à tous les moments de leur vie ce que la nature et la société les ont faits.
Ce n’est que grâce à cette fatalité naturelle et sociale que la science statistique est possible. Cette science ne se contente pas de constater et d’énumérer seulement les faits sociaux, elle en cherche l’enchaînement et la corrélation avec l’organisation de la société. La statistique criminelle, par exemple, constate que dans un même pays, dans une même ville, pendant une période de 10, de 20, de 30 ans et quelquefois davantage, si aucune crise politique et sociale n’est venue changer les dispositions de la société, le même crime ou le même délit se reproduit chaque année, à peu de chose près, dans la même proportion ; et ce qui est encore plus remarquable, c’est que le mode de leur perpétration se renouvelle presque autant de fois dans une année que dans l’autre ; par exemple, le nombre des empoisonnements, des homicides par le fer ou par les armes à feu, aussi bien que le nombres des suicides par tel ou tel autre moyen, sont presque toujours les mêmes. Ce qui fait dire au célèbre statisticien belge, Adolphe Quételet, ces paroles mémorables : « La société prépare les crimes et les individus ne font que les exécuter. »
Ce retour périodique des mêmes faits sociaux n’aurait pu avoir lieu, si les dispositions intellectuelles et morales des hommes, aussi bien que les actes de leur volonté, avaient pour source le libre arbitre. Ou bien ce mot de libre arbitre n’a pas de sens, ou bien il signifie que l’individu humain se détermine spontanément, par lui-même, en dehors de toute influence extérieure, soit naturelle, soit sociale. Mais s’il en était ainsi, tous les hommes ne procédant que d’eux-mêmes, il y aurait dans le monde la plus grande anarchie ; toute solidarité deviendrait entre eux impossible, et toutes ces millions de volontés, absolument indépendantes les unes des autres et se heurtant les unes contre les autres, tendraient nécessairement à se détruire et finiraient même par le faire, s’il n’y avait au-dessus d’elles la despotique volonté de la divine providence, qui les « mènerait pendant qu’elles s’agitent », et qui, les anéantissant toutes à la fois, imposerait à cette humaine confusion l’ordre divin. Aussi voyons-nous tous les adhérents du principe du libre arbitre poussés fatalement par la logique à reconnaître l’existence et l’action de la divine providence. C’est la base de toutes les doctrines théologiques et métaphysiques, un système magnifique qui a longtemps réjoui la conscience humaine, et qui, au point de vue de la réflexion abstraite ou de l’imagination religieuse et poétique, vu de loin, semble en effet plein d’harmonie et de grandeur. Il est malheureux seulement que la réalité historique qui a correspondu à ce système ait toujours été affreuse, et que le système lui-même ne puisse supporter la critique scientifique.
En effet, nous savons que tant que le droit divin a régné sur la terre, l’immense majorité des hommes a été brutalement et impitoyablement exploitée, tourmentée, opprimée, décimée ; nous savons qu’encore aujourd’hui c’est toujours au nom de la divinité théologique ou métaphysique qu’on s’efforce de retenir les masses populaires dans l’esclavage ; et il n’en peut être autrement, car, du moment qu’une divine volonté gouverne le monde, aussi bien la nature que l’humaine société, la liberté humaine est absolument annulée. La volonté de l’homme est nécessairement impuissante en présence de la divine volonté. Qu’en résulte-t-il ? C’est qu’en voulant défendre la liberté métaphysique abstraite ou fictive des hommes, le libre arbitre, on est forcé de nier leur liberté réelle. En présence de la toute-puissance et de l’omniprésence divines, l’homme est esclave. La liberté de l’homme en général étant détruite par la providence divine, il ne reste plus que le privilège, c’est-à-dire les droits spéciaux accordés par la grâce divine à un tel individu, à telle hiérarchie, à telle dynastie, à telle classe.
Cette expérience accumulée, coordonnée et réfléchie que nous appelons la science, nous démontre que le libre arbitre est une fiction impossible, contraire à la nature même des choses ; que ce qu’on appelle la volonté n’est rien que le produit de l’exercice d’une faculté nerveuse, comme notre force physique n’est rien aussi que le produit de l’exercice de nos muscles, et que par conséquent l’une et l’autre sont également des produits de la vie naturelle et sociale, c’est-à-dire des conditions physiques et sociales au milieu desquelles chaque individu est né, et dans lesquelles il continue à se développer.
Ainsi expliqués et compris, l’esprit de l’homme et sa volonté ne se présentent plus comme des puissances absolument autonomes, indépendantes du monde matériel et capables, en créant, l’un des pensées, l’autre des actes spontanés, de rompre l’enchaînement fatal des effets et des causes qui constitue la solidarité universelle des mondes. L’un et l’autre apparaissent au contraire comme des forces dont l’indépendance est excessivement relative, parce que, tout aussi bien que la force musculaire de l’homme, ces forces ou ces capacités nerveuses se forment dans chaque individu par un concours de circonstances, d’influences et d’actions extérieures, matérielles et sociales, absolument indépendantes et de sa pensée et de sa volonté. Et tout aussi bien que nous devons rejeter la possibilité de ce que les métaphysiciens nomment les idées spontanées, nous devons rejeter aussi les actes spontanés de la volonté, le libre arbitre et la responsabilité morale de l’homme, dans le sens théologique, métaphysique et juridique de ce mot.
Personne ne parle du libre arbitre des animaux. Tous s accordent en ceci, que les animaux, à chaque instant de leur vie et dans chacun de leurs actes, sont déterminés par des causes indépendantes de leur pensée et de leur volonté ; qu’ils suivent fatalement l’impulsion qu’ils reçoivent tant du monde extérieur que de leur propre nature intérieure ; qu’ils n’ont aucune possibilité, en un mot, d’interrompre par leurs idées et par les actes spontanés de leur volonté le courant universel de la vie, et que par conséquent il n’existe pour eux aucune responsabilité juridique et morale. Et pourtant, tous les animaux sont incontestablement doués et d’intelligence et de volonté. Entre ces facultés animales et les facultés correspondantes de l’homme, il n’y a qu’une différence quantitative, une différence de degré. Pourquoi donc déclarons-nous l’homme absolument responsable et l’animal absolument irresponsable ?
Je pense que l’erreur ne consiste pas dans cette idée de responsabilité, qui existe d’une manière très réelle non seulement pour l’homme, mais pour tous les animaux aussi, sans en excepter aucun, quoique à différents degrés, pour chacun ; elle consiste dans le sens absolu que notre vanité humaine, soutenue par une aberration théologique et métaphysique, donne à la responsabilité humaine. Toute l’erreur est dans ce mot : absolu. L’homme n’est pas absolument responsable et l’animal n’est pas absolument irresponsable. La responsabilité de l’un comme de l’autre est relative au degré de réflexion dont il est capable.
Nous pouvons accepter comme un axiome général que ce qui n’existe pas dans le monde animal, au moms a l’état de germe, n’existe et ne se produira jamais dans le monde humain, l’humanité n’étant rien que le dernier développement de l’animalité sur cette terre. Donc, s il n’y avait pas de responsabilité animale, il ne pourrait y avoir aucune responsabilité humaine, l’homme étant d’ailleurs soumis à l’absolue omnipotence de la nature, tout aussi bien que l’animal le plus imparfait de cette terre ; de sorte qu’au point de vue absolu, les animaux et l’homme sont également irresponsables.
Mais la responsabilité relative existe certainement à tous les degrés de la vie animale ; imperceptible dans les espèces inférieures, elle est déjà très prononcée dans les animaux doués d’une organisation supérieure. Les bêtes élèvent leurs enfants, elles en développent à leur manière l’intelligence, c’est-à-dire la compréhension ou la connaissance des choses, et la volonté, c’est-à-dire cette faculté, cette force intérieure qui nous permet de contenir nos mouvements instinctifs ; elles punissent même avec une tendresse paternelle la désobéissance de leurs petits. Donc il y a chez les animaux mêmes un commencement de responsabilité morale.
Nous avons vu que l’homme n’est nullement responsable ni du degré des capacités intellectuelles et morales qu’il a apportées en naissant ni du genre d’éducation bonne ou mauvaise que ces facultés ont reçue avant l’âge de sa virilité ou au moins de sa puberté. Mais nous voici arrivés à un point où l’homme, conscient de lui-même, et armé de facultés intellectuelles et morales déjà aguerries, grâce à l’éducation qu’il a reçue du dehors, devient en quelque sorte le producteur de lui-même, pouvant évidemment développer, étendre et fortifier lui-même son intelligence et sa volonté. Celui qui, trouvant cette possibilité en lui-même, n’en profite pas, n’est-il pas coupable ?
Et comment le serait-il ? Il est évident qu’au moment où il doit et peut prendre cette résolution de travailler sur lui-même, il n’a pas encore commencé ce travail spontané, intérieur, qui fera de lui en quelque sorte le créateur de lui-même et le produit de sa propre action sur lui-même ; en ce moment il n’est encore rien que le produit de l’action d’autrui ou des influences extérieures qui l’ont amené à ce point ; donc la résolution qu’il prendra dépendra non de la force de pensée et de volonté qu’il se sera donnée à lui-même, puisque son propre travail n’a pas encore commencé, mais de celle qui lui aura été donnée tant par sa nature que par l’éducation, indépendamment de sa résolution propre ; et la résolution bonne ou mauvaise qu’il prendra ne sera encore rien que l’effet ou le produit immédiat de cette éducation et de cette nature dont il n’est aucunement responsable ; d’où il résulte que cette résolution ne peut nullement impliquer la responsabilité de l’individu qui la prend.
Il est évident que l’idée de la responsabilité humaine, idée toute relative, est inapplicable à l’homme pris isolément et considéré comme individu naturel, en dehors du développement collectif de la société. Considéré comme tel en présence de cette causalité universelle au sein de laquelle tout ce qui existe est en même temps effet et cause, producteur et produit, chaque homme nous apparaît à chaque instant de sa vie comme un être absolument déterminé, incapable de rompre ou d’interrompre seulement le courant universel de la vie, et par conséquent mis en dehors de toute responsabilité juridique. Avec toute cette conscience de lui-même, qui produit en lui ce mirage d’une prétendue spontanéité, malgré cette intelligence et cette volonté qui sont les conditions indispensables de l’établissement de sa liberté vis-à-vis du monde extérieur, y compris les hommes qui l’entourent, l’homme, aussi bien que tous les animaux de cette terre, n’en reste pas moins soumis d’une manière absolue a l’universelle fatalité qui règne dans la nature.
L’homme n’est point et ne sera jamais libre vis-à-vis des lois naturelles, vis-à-vis des lois sociales ; les lois, qu’on divise ainsi en deux catégories pour la plus grande connaissance de la science, n’appartiennent en réalité qu’à une seule et même catégorie, car elles sont toutes également des lois naturelles, des lois fatales et qui constituent la base et la condition même de toute existence, de sorte qu’aucun être vivant ne saurait se révolter contre elles sans se suicider.
Mais il faut bien distinguer ces lois naturelles des lois autoritaires, arbitraires, politiques, religieuses, criminelles et civiles, que les classes privilégiées ont établies dans l’histoire, toujours dans l’intérêt de l’exploitation du travail des masses ouvrières, à cette seule fin de museler la liberté des masses, et qui, sous le prétexte d’une moralité fictive, ont toujours été la source de la plus profonde immoralité. Ainsi, obéissance involontaire et fatale à toutes les lois qui, indépendantes de toute volonté humaine, sont la vie même de la nature et de la société ; mais indépendance aussi absolue que possible de chacun vis-à-vis de toutes les prétentions de commandement, vis-à-vis de toutes les volontés humaines, tant collectives qu’individuelles, qui voudraient lui imposer, non leur influence naturelle, mais leur loi.
Chapitre 8 : L’essence de toute religion
Pour les hommes qui pensent réellement avec logique et dont l’intelligence s’est élevée à la hauteur actuelle de la science — cette unité du Monde ou de l’Etre est désormais un fait acquis. Mais il est impossible de ne point reconnaître que ce fait si simple et tellement évident que tout ce qui lui est opposé nous apparaît désormais comme absurde, que ce fait, disons-nous, ne se trouve en flagrante contradiction avec la conscience universelle de l’humanité, qui, abstraction faite de la différence des formes sous lesquelles elle s’est manifestée dans l’histoire, s’est toujours unanimement prononcée pour l’existence de deux mondes distincts : le monde spirituel et le monde matériel, le monde divin et le monde réel. Depuis les grossiers fétichistes qui adorent dans le monde qui les entoure l’action d’une puissance surnaturelle, incarnée dans quelque objet matériel, tous les peuples ont cru, tous croient encore aujourd’hui à l’existence d’une divinité quelconque. Cette unanimité imposante, selon l’avis de beaucoup de personnes, vaut plus que toutes les démonstrations de la science ; et, si la logique d’un petit nombre de penseurs conséquents mais isolés lui est contraire, tant pis, disent-elles, pour cette logique,
Ainsi donc l’antiquité et l’universalité de la croyance en Dieu seraient, contre toute science et contre toute logique, les preuves irrécusables de l’existence de Dieu. Et pourquoi ? Jusqu’au siècle de Copernic et de Galilée, tout le monde, moins les pythagoriciens peut-être, avait cru que le soleil tourne autour de la terre : cette croyance était-elle une preuve de la vérité de cette supposition ? Dès l’origine de la société historique jusqu’à nos jours, il y a eu toujours et partout exploitation du travail forcé des masses ouvrières, esclaves ou salariées, par quelque minorité conquérante ; s’ensuit-il que l’exploitation du travail d’autrui par des parasites ne soit pas une iniquité, une spoliation ou un vol ? Voilà deux exemples qui prouvent que l’argumentation de nos déistes modernes ne vaut rien.
Rien n’est en effet ni aussi universel, ni aussi antique que l’absurde, et c’est la vérité au contraire qui relativement est beaucoup plus jeune, ayant toujours été le résultat, le produit, jamais le commencement de l’histoire, car l’homme, par son origine, cousin, sinon descendant direct du gorille, est parti de la nuit profonde de 1 instinct animal pour arriver à la lumière de l’esprit, ce qui explique fort naturellement toutes ses divagations passées et nous console en partie de ses présentes erreurs. Toute 1 histoire de l’homme n’est donc autre chose que son éloignement progressif de la pure animalité par la création de son humanité. Il s’ensuit que l’antiquité d’une idée, loin de prouver quelque chose en faveur d’une idée, doit au contraire nous la rendre suspecte. Quant à l’universalité d’une erreur, elle ne prouve qu’une chose : l’identité de l’humaine nature dans tous les temps et sous tous les climats. Et puisque tous les peuples à toutes les époques ont cru et croient en Dieu, sans nous en laisser imposer par ce fait sans doute incontestable, mais qui ne saurait prévaloir dans notre esprit ni contre la logique, ni contre la science, nous devrons en conclure simplement que l’idée divine, sans doute issue de nous-mêmes, est une erreur nécessaire dans le développement de l’humanité et nous demander comment et pourquoi elle est née ? pourquoi, pour l’immense majorité de l’espèce humaine, elle reste encore aujourd’hui nécessaire ?
Tant que nous ne saurons pas nous rendre compte de la manière dont l’idée d’un monde surnaturel et divin s’est produite, et a dû nécessairement se produire dans le développement naturel de l’esprit humain et de l’humaine société par l’histoire, nous aurons beau être scientifiquement convaincus de l’absurdité de cette idée, nous ne pourrons jamais la détruire dans l’opinion du monde, parce que sans cette connaissance, nous ne pourrons jamais l’attaquer dans les profondeurs mêmes de l’être humain, où elle a pris racine — et condamnés à une lutte stérile et sans fin, nous devrons nous contenter de la combattre seulement à la surface, dans ses mille manifestations, dont l’absurdité, à peine abattue par les coups du bon sens, renaîtra aussitôt dans une forme nouvelle et non moins insensée — parce que tant que la racine de la croyance en Dieu reste intacte, elle produira toujours des rejetons nouveaux. C’est ainsi que dans certaines régions de la société civilisée actuelle, le spiritisme tend à s’installer aujourd’hui sur les ruines du christianisme.
Nous sommes plus que jamais convaincus de l’urgence qu’il y a aujourd’hui à résoudre complètement la question suivante : U homme formant avec toute la nature un seul être et n’étant que le produit matériel d’une quantité indéfinie de causes exclusivement matérielles, comment cette dualité : la supposition de deux mondes opposés, l’un spirituel, l’autre matériel, l’un divin, l’autre tout naturel, a-t-elle pu naître, s’établir et s’enraciner si profondément dans la conscience humaine ?
La religion, comme on voit, ainsi que toutes les choses humaines, a sa première source dans la vie animale. Il est impossible de dire qu’aucun animal, excepté l’homme, ait une religion ; parce que la religion la plus grossière suppose encore un certain degré de réflexion, auquel aucun animal, hormis l’homme, ne s’est jamais élevé. Mais il est tout aussi impossible de nier que dans l’existence de tous les animaux, sans en excepter aucun, ne se trouvent tous les éléments, pour ainsi dire matériels, constitutifs de la religion, moins sans doute son côté idéal, celui même qui doit la détruire, tôt ou tard : la pensée. En effet, quelle est l’essence réelle de toute religion ? C’est précisément ce sentiment d’absolue dépendance de l’individu passager vis-à-vis de l’éternelle et omnipotente nature
Il nous est difficile d’observer ce sentiment et d en analyser toutes les manifestations dans les animaux d especes inférieures ; pourtant nous pouvons dire que 1 instinct de conservation, qu’on retrouve jusque dans les organisations relativement les plus pauvres, sans doute à un moindre degré que dans les organisations supérieures, n’est rien qu’une sorte de sagesse coutumière qui se forme en chacune sous l’influence de ce sentiment qui n’est autre, avons-nous dit, que le sentiment religieux. Dans les animaux doués d’une organisation plus complète et qui se rapprochent davantage de 1 homme, manifeste d’une manière beaucoup plus sensible pour nous, dans la peur instinctive et panique, par exemp e, qui s’empare d’eux quelquefois à l’approche e que que grande catastrophe naturelle, telle qu’un tremblement de terre, un incendie de forêts ou une forte tempête. Et en général, on peut dire que la peur est un des sentiments prédominants dans la vie animale. Tous les animaux vivants en liberté sont farouches, ce qui prouve qu’ils vivent dans une peur instinctive, incessante, qu’ils ont toujours le sentiment du danger, c’est-à-dire celui d’une influence toute-puissante qui les poursuit, les pénètre et les embrasse toujours et partout. Cette crainte, la crainte de Dieu, diraient les théologiens, est le commencement de la sagesse, c’est-à-dire de la religion. Mais chez les animaux elle ne devient pas religion, parce qu’il leur manque cette puissance de réflexion qui fixe le sentiment, en détermine l’objet et le transforme en conscience, en pensée. On a eu donc raison de prétendre que l’homme est religieux par naturel -il l’est comme tous les autres animaux— mais lui seul sur cette terre a la conscience de la religion.
La religion, a-t-on dit, est le premier réveil de la raison : oui, mais sous la forme de la déraison. La religion, avons-nous observé tout à l’heure, commence par la crainte. Et en effet l’homme, en se réveillant aux premières lueurs de ce soleil intérieur, que nous appelons la conscience de soi-même, et sortant lentement, pas à pas, de ce demi-sommeil magnétique, de cette existence toute l’instinct qu’il menait, lorsqu’il se trouvait encore à l’état le pure innocence, c’est-à-dire d’animal -étant d’ailleurs né comme tout animal, dans la crainte de ce monde extérieur, qui le produit et le nourrit, il est vrai, mais qui, en même temps, l’opprime, l’écrase et menace de l’engloutir à toute heure-, l’homme a dû avoir nécessairement, pour premier objet de sa naissante réflexion, cette crainte même. On peut présumer que chez l’homme primitif, au réveil de son intelligence, cette instinctive terreur devait être plus forte que chez les animaux de toutes les autres espèces ; d’abord parce qu’il naît beaucoup moins armé que les autres, et que son enfance dure beaucoup plus longtemps, et ensuite parce que cette même réflexion, à peine éclose et non encore arrivée à un degré suffisant de maturité et de force pour reconnaître et utiliser les objets extérieurs, a dû tout de même arracher l’homme à l’union, à l’entente, à l’harmonie instinctive, dans lesquelles, comme cousin du gorille, il a dû se trouver avec le reste de la nature, avant que la pensée ne se fût en lui réveillée ; ainsi la réflexion l’isolait au milieu de cette nature, qui, lui devenant ainsi étrangère, a dû lui apparaître à travers le prisme de son imagination excitée et élargie par l’effet même de cette commençante réflexion, comme une sombre et mystérieuse puissance, infiniment plus hostile et plus menaçante qu’elle ne l’est en réalité.
Il nous est excessivement difficile, sinon impossible, de nous rendre un compte exact des premières sensations et imaginations religieuses de l’homme sauvage. Dans leurs détails, elles ont dû être sans doute aussi diverses que l’ont été les propres natures des peuplades primitives qui les ont éprouvées, aussi bien que les climats, la nature des lieux et toutes les autres circonstances et déterminations extérieures, au milieu desquelles elles se sont développées. Mais comme, après tout, c’étaient des sensations et des imaginations humaines, elles ont dû, malgré cette grande diversité de détails, se résumer en quelques simples points identiques, d’un caractère général et que nous allons tâcher de fixer. Quelle que soit la provenance des différents groupes humains et de la séparation des races humaines sur le globe ; que tous les hommes n aient eu qu’un seul Adam-gorille ou cousin de gorille pour ancêtre, ou qu’ils soient issus de plusieurs, que la nature aurait formés sur différents points et à différentes époques, indépendamment les uns des autres, la faculté qui constitue proprement et qui crée l’humanité de tous les hommes : la réflexion, la puissance d abstraction, a raison, la pensée, en un mot, la faculté de former es idées, restent, aussi bien que les lois qui déterminent la manifestation de cette faculté, en tous temps et en tous lieux identiques, partout et toujours les mêmes, de sorte qu’aucun développement humain ne saurait se faire contrairement à ces lois. Ceci nous donne le droit de penser que les phases principales observées dans .le premier développement religieux d’un seul peuple ont dû se reproduire dans celui de toutes les autres populations de la terre.
A en juger d’après les rapports unanimes des voyageurs qui, depuis le siècle passé, ont visité les îles de l’Océanie, comme de ceux qui de nos jours ont pénétré dans l’intérieur de l’Afrique, le fétichisme doit être la première religion, celle de toutes les peuplades sauvages, qui se sont le moins éloignées de l’état de nature. Mais le fétichisme n’est autre chose que la religion de la peur. Il est la première humaine expression de cette sensation de dépendance absolue, mêlée de terreur instinctive, que nous trouvons au fond de toute vie animale et qui, comme nous l’avons déjà dit, constitue le rapport religieux des individus des espèces même les plus inférieures avec la toute-puissance de la nature. Qui ne connaît l’influence qu exercent et l’impression que produisent sur tous les êtres vivants, sans en excepter même les plantes, les grands phénomènes réguliers de la nature ; tels que le lever et le coucher du soleil, le clair de la lune, le retour des saisons, la succession du froid et du chaud, l’action particulière et constante de l’océan, des montagnes du désert, ou bien les catastrophes naturelles, telles que les tempêtes, les éclipses, les tremblements de terre, aussi bien que les rapports si variés et mutuellement destructifs des espèces animales entre elles et avec les espèces végé-.ales ; tout cela constitue pour chaque animal un ensemble de conditions d’existence, un caractère, une nature ; et nous serions presque tentés de dire un culte particulier, car chez tous les animaux, dans tous les êtres vivants, vous retrouverez une sorte d’adoration de la nature, mêlée de crainte et de joie, d’espérance et d’inquiétude, et qui en tant que sentiment, ressemble beaucoup à la religion humaine. L’invocation et la prière même n’y manquent pas. Considérez le chien apprivoisé, implorant une caresse, un regard de son maître ; n’est-ce pas l’image de l’homme à genoux devant son Dieu ? Ce chien ne transporte-t-il pas par son imagination et même par un commencement de réflexion, que l’expérience a développé en lui, la toute-puissance naturelle qui l’obsède, sur son maître comme l’homme croyant la transporte sur Dieu ? Quelle est donc la différence entre le sentiment religieux de l’homme et celui du chien ? Ce n’est pas même la réflexion, c’est le degré de réflexion, ou bien la capacité de la fixer et de la concevoir comme une pensée abstraite, de la généraliser en la nommant — la parole humaine ayant ceci de particulier, qu’incapable de nommer les choses réelles qui agissent immédiatement sur nos sens, elle n’en exprime que la notion ou la généralité abstraite ; et comme la parole et la pensée sont les deux formes distinctes, mais inséparables d’un seul et même acte de l’humaine réflexion, cette dernière, en fixant 1 objet de la terreur et de l’adoration animales ou du premier culte naturel de l’homme, l’universalise, le transforme en être abstrait et cherche à le désigner par un nom. L objet réellement adoré par tel ou tel individu reste toujours celui-ci : cette pierre, ce morceau de bois, pas un autre, mais du moment qu’il a été nommé par la parole, il devient un objet ou une notion abstraite, un morceau de bois, une pierre en général. C’est ainsi qu’avec le premier réveil de la pensée, manifestée par la parole, le monde exclusivement humain, le monde des abstractions commence.
Cette faculté d’abstraction, source de toutes nos connaissances et de toutes nos idées, est donc aussi, comme on voit, l’unique cause de toutes les émancipa lions humaines. Mais le premier réveil de cette faculté, qui n’est autre que la raison, ne produit pas immédiatement la liberté. Lorsqu’elle commence à agir dans l’homme, en se dégageant lentement des langes de son instinctivité animale, elle se manifeste d’abord, non sous la forme d’une réflexion raisonnée, ayant conscience et connaissance de son activité propre, mais sous celle d’une réflexion imaginative ou de la déraison, et comme telle, elle ne délivre graduellement l’homme de l’esclavage naturel qui l’obsède à son berceau, que pour le rejeter aussitôt sous le poids d’un esclavage, mille fois plus dur et plus terrible encore —sous celui de la religion.
C’est la réflexion imaginative de l’homme qui transforme le culte naturel dont nous avons retrouvé les éléments et les traces chez tous les animaux, en culte humain, sous la forme élémentaire du fétichisme. Nous avons montré les animaux adorant instinctivement les grands phénomènes de la nature, qui réellement exercent sur leur existence une influence immédiate et puissante, mais nous n’avons jamais entendu parler d’animaux, qui adorent un inoffensif morceau de bois, un torchon, un os ou une pierre — tandis que nous retrouvons ce culte dans la religion primitive des sauvages et jusque dans le catholicisme. Comment expliquer cette anomalie en apparence du moins si étrange et qui, sous le rapport du bon sens et du sentiment de la réalité des choses, nous présente 1 homme comme bien inférieur aux plus modestes animaux ?
Cette absurdité est le produit de la réflexion imaginative de 1 homme sauvage. Il ne sent pas seulement la toute-puissance de la nature comme les autres animaux, il en fait l’objet de sa constante réflexion, il le fixe et le généralise en lui donnant un nom quelconque, il en fait le centre autour duquel se groupent toutes ses imaginations enfantines. Encore incapable d’embrasser par sa pauvre pensée 1 univers, même le globe terrestre, même le milieu
si restreint au sein duquel il est né et il vit, il cherche partout où réside donc cette toute-puissance, dont le sentiment, désormais réfléchi et fixé, l’obsède — et par un jeu, par une observation de sa fantaisie ignorante qu’il nous serait difficile d’expliquer aujourd’hui, il l’attache à ce morceau de bois, à ce torchon, à cette pierre... c’est le pur fétichisme, la plus religieuse, c’est-à-dire la plus absurde de toutes les religions.
Après et souvent avec le fétichisme, vient le culte des sorciers. C’est un culte, sinon beaucoup plus rationnel, au moins plus naturel et qui nous surprendra moins que le pur fétichisme, parce que nous y sommes habitués, étant encore aujourd’hui entourés de sorciers : les spiritistes, les médiums, les clairvoyants avec leurs magnétiseurs, voire même les prêtres de l’Eglise catholique romaine aussi bien que ceux de l’Eglise orientale grecque, qui prétendent avoir la puissance de forcer le bon Dieu, à l’aide de quelques formules mystérieuses, à descendre sur l’eau ou bien même à se transformer en pain et en vin, tous ces farceurs de la divinité soumise à leurs enchantements, ne sont-ils pas autant de sorciers ? Il est vrai que leur divinité, issue d’un développement de plusieurs mille ans, est beaucoup plus compliquée que celle de la sorcellerie primitive, qui n’a d’abord pour objet que l’imagination déjà fixe, mais encore indéterminée de la toute-puissance, sans aucun autre attribut, soit intellectuel, soit moral. La distinction du bien et du mal, du juste ou de l’injuste, y est encore inconnue ; on ne sait ce qu’elle aime, ce qu elle déteste, ce qu’elle veut et ce qu’elle ne veut pas ; elle n est ni bonne ni mauvaise -elle est seulement la toute-puissance. Pourtant le caractère divin commence déjà à se dessiner ; elle est égoïste et vaniteuse, elle aime les compliments, les génuflexions, l’humiliation et 1 immolation des hommes, leur adoration et leurs sacrifices -et elle persécute et punit cruellement ceux qui ne veulent pas s y soumettre : les rebelles, les orgueilleux, les impies. C est, comme on sait, le fond principal de la nature divine dans tous les dieux, antiques et présents, créés par l’humaine déraison. Y a-t-il eu jamais au monde un être plus atrocement jaloux, vaniteux, égoïste, sanguinaire que le Jehovah des juifs ou Dieu le père des chrétiens ?
Dans le culte de la sorcellerie primitive, la divinité ou cette toute-puissance indéterminée, apparaît d’abord comme inséparable de la personne du sorcier : lui-même est Dieu, comme le fétiche. Mais à la longue, le rôle d’homme surnaturel, d’homme-dieu, pour un homme réel -surtout pour un sauvage, qui n’ayant encore aucun moyen de s’abriter contre la curiosité indiscrète de ses croyants, reste du matin jusqu’au soir exposé à leurs investigations— devient impossible. Le bon sens, l’esprit pratique d’une peuplade sauvage, qui continue de se développer parallèlement à son imagination religieuse, finit enfin par lui démontrer l’impossibilité qu’un homme accessible à toutes les faiblesses et infirmités humaines, soit un Dieu. Le sorcier reste pour elle un être surnaturel, mais seulement par instant, lorsqu’il est possédé. Mais possédé par qui ? Par la toute-puissance, par Dieu... Donc la divinité se trouve ordinairement en dehors du sorcier. Où la chercher ? Le fétiche, le dieu-chose est dépassé, le sorcier, l’homme-Dieu, l’est aussi. Toutes ces transformations, dans les temps primitifs, ont pu occuper des siècles. L’homme sauvage déjà avancé, développé et riche de l’expérience et de la tradition de plusieurs siècles, cherche alors la divinité bien loin de lui, mais toujours encore dans des êtres réellement existants : dans le soleil, dans la lune, dans les astres. La pensée religieuse commence déjà à embrasser l’univers.
L’homme, avons-nous dit, n’a pu arriver à ce point qu’après une longue série de siècles. Sa faculté abstractive, sa raison s’est déjà développée, fortifiée, éprouvée par la connaissance pratique des choses qui l’entourent, et par l’observation de leurs rapports ou de leur causalité mutuelle, tandis que le retour régulier de certains phénomènes lui a donné la première notion de quelques lois naturelles ; il commence à s’inquiéter de l’ensemble des phénomènes et leurs causes ; il les cherche. En même temps il commence à se connaître lui-même, et grâce toujours à cette puissance d’abstraction, qui lui permet de s’élever en lui-même, par la pensée, au-dessus de lui-même et de se poser comme objet de sa réflexion, il commence à séparer son être matériel et vivant de son etre pensant, son extérieur de son intérieur, son corps de son âme. Mais une fois cette distinction pour lui acquise et fixée, il la transporte naturellement, nécessairement dans son dieu, il commence à chercher l’âme invisible de cet apparent univers. C’est ainsi qu’a dû naître le panthéisme religieux des Indiens.
Nous devons nous arrêter sur ce point, car c’est ici que commence proprement la religion dans la pleine acception de ce mot, et avec elle la théologie et la métaphysique mêmes. Jusque-là l’imagination religieuse de 1 homme, obsédée par la représentation fixe de la toute-puissance, a procédé naturellement, cherchant la cause et la source de cette toute-puissance, par la voie de 1 investigation expérimentale, d’abord dans les objets les plus rapprochés, dans les fétiches, puis dans les sorciers, plus tard encore dans les grands phénomènes de la nature, en dans les astres, mais l’attachant toujours à quelque objet réel et visible, si éloigné qu’il fût. Maintenant il suppose l’existence d’un Dieu spirituel, extra-mondain, invisible. D’autre part, jusqu’ici ses dieux ont été des êtres restreints et particuliers, parmi beaucoup d autres êtres non divins, non doués de la toute-puissance, mais non moins réellement existants. Maintenant il pose pour la premier fois une divinité universelle : l’Etre des êtres, substance et créateur de tous ces êtres restreints et particuliers universelle de tout l’univers, le Grand-Tout. Voici donc le vrai Dieu qui commence et avec lui la vraie religion.
Nous devons examiner maintenant le procédé par lequel l’homme est arrivé à ce résultats afin de reconnaître, dans son origine historique même, la véritable nature de la divinité.
Toute la question se réduit à celle-ci : comment naissent en l’homme la représentation de l’univers et l’idée de son unité ? D’abord, commençons par le dire, la représentation de l’univers pour l’animal ne peut exister, car ce n est pas un objet qui se donne immédiatement par le sens, comme tous les objets réels, grands ou petits, qui de près ou de loin l’entourent, c’est un être abstrait et qui par conséquent ne peut exister que pour la faculté abstractive, c’est-à-dire pour l’homme seul. Examinons donc la manière dont elle se forme dans l’homme. L’homme se voit entouré d’objets extérieurs : lui-même, en tant que corps vivant, en est un pour sa propre pensée. Tous ces objets qu’il apprend successivement et lentement à connaître se trouvent entre eux dans des rapports mutuels, réguliers, qu’il reconnaît aussi plus ou moins ; et néanmoins malgré ces rapports, qui les avoisinent sans les unir, ni les confondre en un seul, ces objets restent en dehors l’un de l’autre. Le monde extérieur ne présente donc à l’homme rien qu’une diversité innombrable d’objets, d actions et de rapports séparés et distincts, sans la moindre apparence d’unité : c’est une juxtaposition indéfinie, ce n’est pas un ensemble. D’où vient l’ensemble ? gît dans la pensée de l’homme. L’intelligence de l’homme st douée de cette faculté abstractive, qui lui permet, après qu’elle eut parcouru lentement et examiné séparément, l’un après l’autre, une quantité d’objets, et les embrasser en un clin d’œil par une seule représentation, de les unir en une seule et même pensée. C’est donc la pensée de l’homme qui crée l’unité et qui la transporte dans la diversité du monde extérieur.
Il s’ensuit que cette unité est un être, non concret et réel, mais abstrait, produit uniquement par la faculté abs-tractive de l’homme. Nous disons : faculté abstractive, Parce que pour unir tant d’objets différents en une seule représentation, notre pensée doit faire abstraction de tout ce qui constitue leur différence, c’est-à-dire leur existence séparée et réelle, et ne retenir que ce qu’ils ont de commun, d’où il résulte, que plus une unité pensée par nous embrasse d’objets, plus elle s’élève, et plus ce qu’elle retient en commun et ce qui constitue sa détermination positive, son contenu, se raréfie, plus elle devient abstraite et dénuée de réalité. La vie avec toutes ses exubérances et magnificences passagères est en bas, dans la diversité, la mort avec sa monotonie éternelle et sublime est en haut, dans l’unité. Montez toujours plus haut et plus haut, par cette même puissance d’abstraction, dépassez le monde terrestre, embrassez en une même pensée le monde solaire, imaginez-vous cette sublime unité : que vous restera-t-il pour la remplir ? Le sauvage aurait été bien embarrassé de répondre à cette question ! Mais nous répondrons pour lui : il restera la matière avec ce que nous appelons la force d’abstraction, la matière mouvante avec ses divers phénomènes, tels que la lumière, la chaleur, l’électricité et le magnétisme, qui sont, comme on le prouve aujourd’hui, les différentes manifestations d’une seule et même chose. Mais, si par la puissance de cette faculté d’abstraction, qui ne s’arrête devant aucune limite, vous montez encore plus haut, au-dessus de votre système solaire, et réunissez dans votre pensée, non seulement ces millions de soleils que nous voyons briller au firmament, mais encore une infinité d’autres systèmes solaires, que nous ne voyons et que nous ne verrons jamais, mais dont nous supposons l’existence — car notre pensée, par cette même raison qu’elle ne connaît point de. limites à son action abstractive, se refuse de croire que l’univers, c’est-à-dire la totalité de tous les mondes existants, puisse avoir une limite ou une fin — puis faisant abstraction, toujours par notre pensée, de l’existence particulière de chacun de ces mondes existants, si vous tâchez de vous représenter l’unité de cet univers infini, que vous restera-t-il pour la déterminer et la remplir ? Un seul mot, une seule abstraction : l’Etre indéterminé, c’est-à-dire l’immobilité, le vide, le néant absolu : Dieu.
Dieu, c’est donc l’abstracrum absolu, c’est le propre produit de la pensée humaine qui, comme puissance abstractive, ayant dépassé tous les êtres connus, tous les mondes existants et s’étant délivrée par là même de tout contenu réel, arrivée à n’être plus rien que le monde absolu, se pose devant elle-même, sans se reconnaître pourtant dans cette sublime nudité — comme l’Etre unique et suprême.
Chapitre 9 : L’idée de Dieu est une abdication de la raison
Dans toutes les religions qui se partagent le monde et qui possèdent une théologie quelque peu développée -moins le bouddhisme pourtant, dont la doctrine étrange et d’ailleurs parfaitement incomprise par les quelques centaines de millions de ses adhérents, établit une religion sans Dieu-, dans tous les systèmes de métaphysique, Dieu nous apparaît avant tout comme un être suprême, éternellement préexistant et prédéterminant, contenant en lui-même, étant lui-même, la pensée et la volonté génératrices de toute existence et antérieures à toute existence : source et cause éternelle de toute création, immuable et toujours égal à lui-même dans le mouvement universel des mondes créés. Ce Dieu, nous l’avons vu, ne se trouve pas dans l’univers réel, au moins dans cette partie de l’univers que l’homme peut atteindre. Donc, n’ayant pu le rencontrer en dehors de lui-même,
l’homme a dû le trouver en lui-même. Comment l’a-t-il cherché ? En faisant abstraction de toutes les choses vivantes et réelles, de tous les mondes visibles, connus. Mais nous avons vu qu’à la fin de ce stérile voyage, la faculté ou l’action abstractive de l’homme ne rencontre qu’un seul objet : elle-même, mais délivrée de tout contenu et privée de tout mouvement, faute de quelque chose à dépasser, elle-même comme abstraction, comme etre absolument immobile et absolument vide. Nous dirions le Néant absolu. Mais la fantaisie religieuse dit : l’Etre suprême -Dieu.
D’ailleurs, comme nous l’avons déjà fait observer, elle est induite à le faire en prenant exemple de la différence ou même de l’opposition que la réflexion déjà développée à ce point, commence à établir entre l’homme extérieur — son corps -, et son monde intérieur, comprenant sa pensée et sa volonté -l’âme humaine. Ignorant naturellement que cette dernière n’est rien que le produit et la dernière expression toujours renouvelée, reproduite de l’organisme humain, voyant au contraire que dans la vie journalière le corps semble toujours obéir aux suggestions de la pensée et de la volonté ; supposant par conséquent que l’âme est, sinon le créateur, au moins toujours le maître du corps auquel il ne resterait alors d’autre mission que celle de la servir et de la manifester -l’homme religieux — du moment que sa faculté abstractive arrivée, de la maniéré que nous venons de décrire, à la conception de l’être universel et suprême, qui n’est autre, avons-nous prouvé, que cette puissance d’abstraction se posant à elle-même comme objet, en fait naturellement l’âme de tout 1 univers : Dieu.
C’est ainsi que le vrai Dieu — l’être universel, éternel, immuable, créé par la double action de l’imagination religieuse et de la faculté abstractive de l’homme — fut pose pour la première fois dans l’histoire. Mais du moment qu’il fut ainsi connu et posé, l’homme oubliant ou plutôt même ignorant sa propre action intellectuelle, qui seule l’avait créé, et ne se reconnaissant plus du tout dans sa création propre, Vabstractum universel, se mit à l’adorer. Les rôles aussitôt changèrent : le créé devint le créateur présumé, et le véritable créateur, l’homme, prit sa place parmi tant d’autres créatures misérables, comme une pauvre créature [...] quelque peu privilégiée.
Une fois Dieu posé, le développement successif et progressif des différentes théologies s’explique naturellement, comme le reflet du développement de l’humanité dans l’histoire. Car du moment que l’idée d’un être extraordinaire et suprême s’est emparée de l’imagination de l’homme et s’est établie dans sa conviction religieuse, au point que la réalité de cet être lui apparaît plus certaine que celle des choses réelles qu’il voit et qu’il touche de ses doigts, il devient naturel, nécessaire, que cette idée devienne le fond principal de toute l’humaine existence, qu’elle la modifie, la pénètre et la domine exclusivement et d’une manière absolue. L’être suprême apparaît aussi-tôt comme le maître absolu, comme la pensée, la volonté a source, comme le créateur et le régulateur de toutes choses, rien ne saurait plus rivaliser avec lui, et tout doit en sa présence disparaître : la vérité de toute chose ne se trouvant qu’en lui seul, et chaque être particulier, quelque puissant qu’il paraisse, y compris l’homme lui-même, ne pouvant désormais exister que par une concession divine -ce qui d’ailleurs est parfaitement logique, puisqu’autrement Dieu ne serait point l’être suprême, tout-puissant, absolu, c’est-à-dire qu’il n’existerait pas du tout.
Dès lors, par une conséquence naturelle, l’homme attribue à Dieu toutes les qualités, toutes les forces, toutes les vertus qu’il découvre successivement soit en lui, soit en dehors de lui-même. Nous avons vu que, posé comme être suprême, et n’étant rien en réalité que l’abstractum absolu, Dieu est absolument vide de toute détermination et de tout contenu -nu et nul comme le néant : et comme tel, il se remplit et s’enrichit de toutes les réalités du monde existant, dont il n’est rien que l’abstraction, mais dont il apparaît à la fantaisie religieuse comme le Seigneur et le Maître, d’où il résulte que Dieu, c’est le spoliateur absolu, et que -l’anthropomorphisme étant l’essence même de toute religion — le ciel, séjour des dieux immortels, n’est rien qu’un infidèle miroir qui renvoie à l’homme croyant sa propre image renversée et grossie.
Car l’action de la religion ne consiste pas seulement en ceci qu’elle prend à la terre les richesses et puissances naturelles et à l’homme ses facultés et ses vertus, à mesure qu’il les découvre dans son développement historique, pour les transformer dans le ciel en autant d attributs ou d’êtres divins. En effectuant cette transformation, elle change radicalement la nature de ces puissances et de ces qualités, elle les fausse, les corrompt, leur donnant une direction diamétralement opposée à leur direction primitive.
C’est ainsi que la raison humaine, le seul organe que nous possédions pour reconnaître la vérité, en devenant raison divine, se fait incompréhensible pour nous et s impose aux croyants, comme la révélation de l’absurde. C’est ainsi que le respect du ciel se traduit en mépris pour la terre, et l’adoration de la divinité en dénigrement de l’humanité ; l’amour humain, cette immense solidarité naturelle, qui, reliant tous les individus, tous les peuples, et rendant le bonheur et la liberté de chacun dépendants de la liberté et du bonheur de tous les autres, doit, malgré toutes les différences de couleurs et de races, les unir tôt ou tard, dans une commune fraternité ; cet amour, trans formé en amour divin et en religieuse charité, devient aussitôt le fléau de l’humanité : tout le sang versé au nom de la religion, depuis le commencement de 1 histoire, es millions de victimes humaines immolées à la plus grande gloire des dieux, en font foi... Enfin la justice elle meme, cette mère future de l’égalité, une fois transportée par a fantaisie religieuse dans les célestes régions et transformée en justice divine, retombant aussitôt sur la terre sous la forme théologique de la grâce, et embrassant toujours et partout le parti des plus forts, ne sème plus parmi les hommes que violences, privilèges, monopoles et toutes les monstrueuses inégalités consacrées par le droit historique.
Nous ne prétendons pas nier la nécessité historique de la religion, ni affirmer qu’elle ait été un mal absolu dans l’histoire. Si c’en est un, elle fut et malheureusement elle reste encore aujourd’hui pour l’immense majorité de l’humanité ignorante, un mal inévitable, comme le sont, dans le développement de toute humaine faculté, les défaillances, les erreurs. La religion, avons-nous dit, c’est le premier réveil de l’humaine raison sous la forme de la divine déraison ; c’est la première lueur de l’humaine vérité à travers le voile divin du mensonge ; la première manifestation de la morale humaine, de la justice et du droit, à travers les iniquités historiques de la grâce divine ; c’est enfin l’apprentissage de la liberté sous le joug humiliant et pénible de la divinité, joug qu’il faudra bien finir par briser, afin de conquérir pour tout de bon la raison raisonnable, la vérité vraie, la pleine justice et la réelle liberté.
Par la religion, l’homme animal, en sortant de la bestialité, fait un premier pas vers l’humanité ; mais tant qu’il restera religieux, il n’atteindra jamais son but, parce que toute religion le condamne à l’absurde et, faussant la direction de ses pas, le fait chercher le divin au lieu de l’humain. Par la religion, les peuples à peine délivrés de l’esclavage naturel, dans lequel restent plongées toutes les autres espèces d’animaux, retombent aussitôt dans l’esclavage des hommes forts et des castes privilégiées par la divine élection,
Toutes les religions, avec leurs dieux, n’ayant jamais été rien que la création de la fantaisie croyante et crédule de
l’homme non encore à la hauteur de la réflexion pure et de la pensée libre appuyée sur la science, le ciel religieux n’a été qu’un mirage où l’homme exalté par la foi a si longtemps retrouvé sa propre image, mais agrandie et renversée, c’est-à-dire divinisée.
L’histoire des religions, celle de la grandeur et de la décadence des dieux qui se sont succédé, n’est donc rien que l’histoire du développement de l’intelligence et de la conscience collective des hommes. A mesure qu’ils découvraient soit en eux, soit en dehors d’eux mêmes, une force, une capacité, une qualité quelconques, ils l’attribuaient à leurs dieux, après l’avoir agrandie, élargie, outre toute mesure, comme font ordinairement les enfants, par un acte de fantaisie religieuse. De sorte que grâce à cette modestie et à cette générosité des hommes, le ciel s’est enrichi des dépouilles de la terre, et par une conséquence naturelle, elle fut naturellement proclamée la maîtresse, la source, la dispensatrice de toutes choses : le monde réel ne fut plus rien que par elle et l’homme, après l’avoir créée à son insu, s’agenouilla devant elle et se déclara sa créature, son esclave.
Le christianisme est précisément la religion par excellence parce qu’il expose et manifeste la nature même et l’essence de toute religion, qui sont : l’appauvrissement, l’anéantissement et l’asservissement systématiques, absolus, de l’humanité au profit de la divinité, principe suprême non seulement de toute religion, mais encore de toute métaphysique soit théiste, soit même panthéiste. Dieu étant tout, le monde réel et l’homme ne sont rien. Dieu étant la vérité, la justice et la vie infinie, l’homme est le mensonge, l’iniquité et la mort. Dieu étant le maître, l’homme est esclave. Incapable de trouver par lui-même le chemin de la justice et de la vérité, il doit les recevoir comme une révélation d’en-haut, par l’intermédiaire des envoyés et des élus de la grâce divine. Qui dit révélation dit révélateurs, dit prophètes, dit prêtres, et ceux-ci une fois reconnus comme les représentants de la divinité sur la terre, comme les instructeurs et les initiateurs de l’humanité à la vie éternelle, reçoivent par là même la mission de la diriger, de la gouverner et de lui commander ici-bas. Tous les hommes leur doivent une foi et une obéissance absolue ; esclaves de Dieu, ils doivent l’être aussi de l’Eglise et de l’Etat en tant que celui-ci est béni par l’Eglise. C’est ce que de toutes les religions qui existent ou ont existé, le christianisme a seul parfaitement compris, et ce que, parmi toutes les sectes chrétiennes, le catholicisme romain a seul proclamé et réalisé avec une conséquence rigoureuse. Voilà pourquoi le christianisme est la religion absolue, la dernière religion, et pourquoi l’Eglise apostolique et romaine est la seule conséquente, légitime et divine.
N’en déplaise donc à tous les demi-philosophes, à tous les soi-disant penseurs religieux : l’existence de Dieu implique l’abdication de la raison et de la justice humaines, elle est la négation de l’humaine liberté et aboutit nécessairement à un esclavage non seulement théorique mais pratique.
A moins donc de vouloir l’esclavage, nous ne pouvons, ni ne devons faire la moindre concession à la théologie, car dans cet alphabet mystique et rigoureusement conséquent, qui commence par A devra fatalement arriver à Z, et qui veut adorer Dieu devra renoncer à sa liberté et à sa dignité d’homme :
Dieu est, donc l’homme est esclave.
L’homme est intelligent, juste, libre, donc Dieu n’existe pas.
Nous défions qui que ce soit de sortir de ce cercle, et maintenant qu’on choisisse.
D’ailleurs l’histoire nous démontre que les prêtres de toutes les religions, moins ceux des Eglises persécutées, ont été les alliés de la tyrannie. Et ces derniers même, tout en combattant et en maudissant les pouvoirs qui les opprimaient, ne disciplinaient-ils pas en même temps leurs propres croyants, et par là même n’ont-ils pas toujours préparé les éléments d’une tyrannie nouvelle ? L’esclavage intellectuel, de quelque nature qu’il soit, aura toujours pour conséquence naturelle l’esclavage politique et social. Aujourd’hui le christianisme sous toutes ses formes différentes, et avec lui la métaphysique doctrinaire et déiste, issue de lui, et qui n’est au fond qu’une théologie masquée, font sans aucun doute le plus formidable obstacle à l’émancipation de la société ; et pour preuve, c’est que les gouvernements, tous les hommes d’Etat de l’Europe qui ne sont, eux, ni métaphysiciens, ni théologiens, ni déistes, et qui, dans le fond de leurs cœurs ne croient ni à Dieu ni à Diable, protègent avec passion, avec acharnement la métaphysique, aussi bien que la religion, quelque religion que ce soit, pourvu qu’elle enseigne, comme toutes le font du reste, la patience, la résignation, la soumission.
Cet acharnement qu’ils mettent à les défendre nous prouve combien il est pour nous nécessaire de les combattre et de les renverser.
Est-il besoin de rappeler jusqu’à quel point les influences religieuses démoralisent et corrompent les peuples ? Elles tuent en eux la raison, le principal instrument de l’émancipation humaine, et les réduisent à l’imbécillité, fondement principal de tout esclavage, en remplissant leur esprit de divines absurdités. Elles tuent en eux l’énergie du travail, qui est leur gloire et leur salut : le travail étant l’acte par lequel l’homme, devenant créateur, forme son monde, les bases et les conditions de son humaine existence et conquiert en même temps sa liberté et son humanité. La religion tue en eux cette puissance productive, en leur faisant mépriser la vie terrestre, en vue d’une céleste béatitude, et en leur représentant le travail comme une malédiction ou comme un châtiment mérité, et le désœuvrement comme un divin privilège. Elle tue en eux la justice, cette gardienne sévère de la fraternité et cette condition souveraine de la paix, en faisant toujours pencher la balance en faveur des plus forts, objets privilégiés de la sollicitude, de la grâce et de la bénédiction divines. Enfin elle tue en eux l’humanité, en la remplaçant dans leurs cœurs par la divine cruauté.
Toute religion est fondée sur le sang, car toutes, comme on sait, reposent essentiellement sur l’idée du sacrifice, c’est-à-dire sur l’immolation perpétuelle de l’humanité à l’inextinguible vengeance de la divinité. Dans ce sanglant mystère, l’homme est toujours la victime, et le prêtre — homme aussi, mais homme privilégié par la grâce — est le divin bourreau. Cela nous explique pourquoi les prêtres de toutes les religions, les meilleurs, les plus humains, les plus doux, ont presque toujours dans le fond de leur cœur et, sinon dans leur cœur, au moins dans leur esprit et dans leur imagination — et on sait l’influence que l’un et l’autre exercent sur le cœur-quelque chose de cruel et de sanguinaire : et pourquoi, lorsqu’on avait partout agité la question de l’abolition de la peine de mort, prêtres catholiques romains, orthodoxes moscovites et grecs, protestants, tous se sont unanimement déclarés pour son maintien !
La religion chrétienne, plus que toute autre, fut fondée sur le sang et historiquement baptisée dans le sang. Qu’on compte les millions de victimes que cette religion de l’amour et du pardon a immolées à la vengeance cruelle de son Dieu. Qu’on se rappelle les tortures qu’elle a inventées et qu’elle a infligées. Est-elle devenue plus douce et plus humaine aujourd’hui ? Non. Ebranlée par l’indifférence et par le scepticisme, elle est devenue seulement impuissante, ou plutôt beaucoup moins puissante, car malheureusement la puissance du mal ne lui manque pas encore, même aujourd’hui. Et regardez dans les pays où, galvanisée par des passions réactionnaires, elle se donne l’air de revivre : son premier mot n’est-il pas toujours la vengeance et le sang, son second mot l’abdication de la raison humaine, et sa conclusion l’esclavage ? Tant que le christianisme et les prêtres chrétiens, tant que quelque religion divine que ce soit, continueront d’exercer la moindre influence sur les masses populaires, la raison, la liberté, l’humanité, la justice ne triompheront pas sur la terre ; parce que tant que les masses populaires resteront plongées dans la superstition religieuse, elles serviront toujours d’instrument à tous les despotismes coalisés contre l’émancipation de l’humanité.
Il nous importe donc beaucoup de délivrer les masses de la superstition religieuse, pas seulement par amour d’elles, mais encore par amour de nous-mêmes, pour sauver notre liberté et notre sécurité. Mais nous ne pouvons atteindre ce but que par deux moyens : la science rationnelle et la propagande du socialisme.
Ce n’est pas la propagande de la libre pensée, mais la révolution sociale seule qui pourra tuer la religion dans le peuple. La propagande de la libre pensée est certaine ment très utile ; elle est indispensable, comme un moyen excellent pour convertir les individus déjà avancés ; mais elle ne fera pas brèche dans le peuple, parce que la religion n’est pas seulement une aberration, une déviation de la pensée, mais encore et spécialement une protestation du naturel vivant, puissant, des masses contre les étroitesses et les misères de la vie réelle. Le peuple va à l’église comme il va au cabaret, pour s’étourdir, pour oublier sa misère, pour se voir en imagination — pour quelques instants au moins — libre et heureux à l’égal de tous les autres. Donnez-lui une existence humaine, et il n’ira plus ni au cabaret, ni à l’église. Eh bien, cette existence humaine, la révolution sociale devra et pourra seule la lui donner.
Chapitre 10 : Sur l’immortalité de l’âme
L’erreur commune et fondamentale de tous les idéalistes -erreur qui est d’ailleurs une conséquence très logique de tout leur système-, c’est de chercher la base de la morale dans l’individu isolé, tandis qu’elle ne se trouve et ne peut se trouver que dans les individus associés. Pour le prouver, commençons à faire justice, une fois pour toutes, de l’individu isolé ou absolu des idéalistes.
Cet individu humain solitaire et abstrait est une fiction, pareille à celle de Dieu, toutes les deux ayant été créées simultanément par la fantaisie croyante ou par la raison enfantine, non réfléchie, expérimentale et critique mais imaginative des peuples, d’abord, et plus tard développées, expliquées et dogmatisées par les théories théologiques et métaphysiques des penseurs idéalistes. Toutes les deux, représentant un abstractum vide de tout contenu et incompatible avec une réalité quelconque, aboutissent au néant. Je crois avoir prouvé l’immoralité de la fiction de Dieu ; plus tard, je prouverai encore davantage son absurdité. Maintenant je veux analyser la fiction aussi immorale qu’absurde de cet individu humain absolu ou abstrait, que les moralistes de l’école idéaliste prennent pour base de leurs théories politiques et sociales.
Il ne me sera pas difficile de prouver que l’individu humain qu’ils préconisent et qu’ils aiment, est un être parfaitement immoral. C’est l’égoïsme personnifié, l’être antisocial par excellence. Puisqu’il est doué d’une âme immortelle, il est infini et complet en lui-même ; donc il n’a besoin de personne, pas même de Dieu, à plus forte raison n’a-t-il pas besoin d’autres hommes[11]. Logiquement il ne devrait point supporter l’existence d’un individu égal ou supérieur, aussi immortel et aussi infini, ou plus immortel ou plus infini que lui-même, soit a côté, soit au-dessus de lui. Il devrait être le seul homme sur la terre, que dis-je, il devrait pouvoir se dire le seul etre, le monde. Car l’infini qui trouve quoi que ce soit en dehors de lui-même, trouve une limite, n’est plus l’infini, et deux infinis qui se rencontrent s’annulent.
Pourquoi les théologiens et les métaphysiciens, qui se montrent d’ailleurs des logiciens si subtils, ont-ils commis et continuent-ils de commettre cette inconséquence d’admettre l’existence de beaucoup d’hommes également immortels, c’est-à-dire également infinis, et au-dessus d’eux celle d’un Dieu encore plus immortel et plus infini ? Ils y ont été forcés par l’impossibilité absolue de nier l’existence réelle, la mortalité aussi bien que l’indépendance mutuelle des millions d’êtres humains qui ont vécu et qui vivent sur cette terre. C’est un fait dont, malgré toute leur bonne volonté, ils ne peuvent faire abstraction. Logiquement, ils auraient dû en conclure que les âmes ne sont pas immortelles et qu’elles n’ont point d’existence séparée de leurs enveloppes corporelles et mortelles, et qu’en se limitant et se trouvant dans une dépendance mutuelle, rencontrant en dehors d’eux-mêmes une infinité d’objets différents, les individus humains, comme tout ce qui existe dans ce monde, sont des êtres passagers, limités et finis. Mais en reconnaissant cela, ils devraient renoncer aux bases mêmes de leurs théories idéales, ils devraient se ranger sous le drapeau du matérialisme pur, ou de la science expérimentale et rationnelle. C’est à quoi les convie aussi la voix puissante du siècle.
Ils restent sourds à cette voix. Leur nature d’inspirés, de prophètes, de doctrinaires et de prêtres, et leur esprit poussé par les subtils mensonges de la métaphysique, habitué aux crépuscules des fantaisies idéales, se révoltent contre les franches conclusions et contre le plein jour de la vérité simple. Ils l’ont tellement en horreur qu’ils préfèrent supporter la contradiction qu’ils créent eux-mêmes par cette fiction absurde de l’âme immortelle, soit à devoir en chercher la solution dans une absurdité nouvelle, dans la fiction de Dieu. Au point de vue de la théorie, Dieu n’est réellement autre chose que le dernier refuge et l’expression suprême de toutes les absurdités et contradictions de l’idéalisme. Dans la théologie, qui représente la métaphysique enfantine et naïve, il apparaît comme la base et la cause première de l’absurde, mais dans la métaphysique proprement dite, c’est-à-dire dans la théologie subtilisée et rationalisée, il en constitue au contraire la dernière instance et le suprême recours, dans ce sens que toutes les contradictions qui paraissent insolubles dans le monde réel, on les explique en Dieu et par Dieu, c’est-à-dire par l’absurde enveloppé autant que possible d’une apparence rationnelle.
L’existence d’un dieu personnel et l’immortalité de ’âme sont deux fictions inséparables, sont les deux pôles le la même absurdité absolue, l’un provoquant l’autre et l’un cherchant vainement son explication, sa raison d’être dans l’autre. Ainsi pour la contradiction évidente qu’il y a entre l’infinité supposée de chaque homme et le fait réel de l’existence de beaucoup d’hommes, donc quantité d’êtres infinis qui se trouvent en dehors l’un de l’autre, se limitant nécessairement ; entre leur mortalité et leur immortalité ; entre leur dépendance naturelle et leur indépendance absolue l’un de l’autre, les idéalistes n’ont qu’une seule réponse : Dieu. Si cette réponse ne vous explique rien, et ne vous satisfait pas, tant pis pour vous. Ils ne peuvent pas vous en donner d’autre,
La fiction de l’immortalité de l’âme et celle de la morale individuelle, qui en est la conséquence nécessaire, sont la négation de toute morale. Et sous ce rapport, il faut rendre justice aux théologiens, qui, beaucoup plus conséquents, plus logiques que les métaphysiciens, nient hardiment ce que l’on est convenu d’appeler aujourd’hui la morale indépendante, déclarant, avec beaucoup de raison, que du moment qu’on admet l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu, il faut reconnaître aussi qu’il ne peut y avoir qu’une seule morale, c’est la loi divine révélée, la morale religieuse, c’est-à-dire le rapport de l’âme immortelle avec Dieu par la grâce de Dieu. En dehors de ce rapport irrationnel, miraculeux et mystique, [...] le seul salutaire, et en dehors des conséquences qui en découlent pour l’homme, tous les autres rapports sont nuis. La morale divine est la négation absolue de la morale humaine.
La morale divine a trouvé sa parfaite expression dans cette maxime chrétienne : « Tu aimeras Dieu plus que toi-même et tu aimeras ton prochain autant que toi-même », ce qui implique le sacrifice de soi-même et du prochain a Dieu. Passe pour le sacrifice de soi-même, il peut être taxé de folie ; mais le sacrifice du prochain est, au point de vue humain, absolument immoral. Et pourquoi suis-je forcé à un sacrifice inhumain ? Pour le salut de mon âme. C’est le dernier mot du christianisme. Donc pour complaire à Dieu et pour sauver mon âme, je dois sacrifier mon prochain. C’est l’absolu égoïsme. Cet égoïsme non diminué ni détruit, mais seulement masqué dans le catholicisme, par la collectivité forcée et par l’unité autoritaire, hiérarchique et despotique de l’Eglise, apparaît dans toute sa franchise cynique dans le protestantisme, qui est une sorte de « sauve qui peut » religieux.
Les métaphysiciens à leur tour s’efforcent de pallier cet égoïsme qui est le principe inhérent et fondamental de toutes les doctrines idéales, ne parlant fort peu, aussi peu que possible des rapports de l’homme avec Dieu, et beaucoup des rapports mutuels des hommes. Ce qui n est pas du tout beau, ni franc, ni logique de leur part, car du moment qu’on admet l’existence de Dieu, on est force de reconnaître la nécessité des rapports de l’homme avec Dieu : et on doit reconnaître qu’en présence de ces rapports avec l’être absolu et suprême, tous les autres rapports sont nécessairement simulés. Ou bien Dieu n’est pas Dieu, ou bien sa présence absorbe, détruit tout.
Les métaphysiciens cherchent donc la morale dans les rapports des hommes entre eux, et en même temps, ils prétendent qu’elle est un fait absolument individuel, une loi divine inscrite dans le cœur de chaque homme, indépendamment de ses rapports avec d’autres individus humains. Telle est la contradiction inextricable sur laquelle est fondée la théorie morale des idéalistes. Du moment que je porte, antérieurement à tous mes rapports avec la société et par conséquent indépendamment de toute influence de cette société sur ma propre personne, une loi morale écrite primitivement par Dieu même dans mon cœur, cette loi morale est nécessairement étrangère et indifférente sinon hostile à mon existence dans la société ; elle ne peut concerner mes rapports avec les hommes, et ne peut régler que mes rapports avec Dieu, comme l’affirme très logiquement la théologie. Quant aux hommes, au point de vue de cette loi, ils me sont parfaitement étrangers. La loi morale s’étant formée et inscrite en mon cœur en dehors de tous mes rapports avec eux, elle ne peut avoir rien à faire avec eux.
Mais, dira-t-on, cette loi vous commande précisément d’aimer les hommes, autant que vous-même, parce qu’ils sont vos semblables, et de ne leur rien faire que vous ne voudriez pas qu’il soit fait à vous-même, d’observer à leur égard l’égalité, l’équation morale, la justice. A ceci je réponds que s’il est vrai que la loi morale contient ce commandement, je dois en conclure qu’elle ne s’est pas formée et qu’elle n’a pas été écrite isolément dans mon cœur ; elle suppose nécessairement l’existence antérieure de mes rapports avec d’autres hommes, mes semblables, et par conséquent elle ne crée pas ces rapports, mais les trouvant déjà naturellement établis, elle les règle seulement, et en est en quelque sorte la manifestation développée, l’explication, le produit. D’où il résulte que la loi morale n’est pas un fait individuel, mais social, une création de la société.
S’il en était autrement, la loi morale inscrite dans mon cœur serait absurde ; elle réglerait mes rapports avec des êtres avec lesquels je n’aurais aucun rapport et dont j’ignorerais même l’existence.
La théorie générale des moralistes de l’école métaphysique [...] est très plausible et semble réconcilier les choses les plus disparates : la révélation divine et la raison humaine, l’immortalité et l’indépendance absolue des individus avec leur mortalité et leur dépendance absolue, l’individualisme et le socialisme. Mais en examinant cette théorie et ses conséquences de plus près, il nous sera facile de reconnaître que ce n’est qu’une réconciliation apparente qui couvre sous un faux masque de rationalisme et de socialisme, l’antique triomphe de l’absurdité divine sur la raison humaine et de l’égoïsme individuel sur la solidarité sociale. En dernière instance, elle aboutit à la séparation et à l’isolement des individus, et par conséquent à la négation de toute morale.
Une légende de l’Eglise orientale raconte que deux saints anachorètes s’étant emprisonnés volontairement pendant quelques dizaines d’années dans une île déserte, s’isolant même l’un de l’autre et passant nuit et jour dans la contemplation et la prière, étaient arrivés à ce point qu’ils avaient même perdu l’usage de la parole, de tout leur ancien dictionnaire, ils n’avaient conservé que trois ou quatre mots, qui, réunis ensemble, ne présentaient aucun sens, mais qui n’en exprimaient pas moins, devant Dieu, les aspirations les plus sublimes de leurs âmes, s vivaient naturellement de racines comme les bêtes herbivores. Au point de vue humain, ces deux hommes étaient des imbéciles ou des fous, mais au point de vue divin, a celui de la croyance en l’immortalité de 1 âme, ils se sont montrés des calculateurs bien plus profonds que Galilée ou Newton. Car ils ont sacrifié quelques dizaines d années de prospérité terrestre et d’esprit mondain pour gagner la béatitude éternelle et l’esprit divin.
Donc il est évident qu’en tant que doué d’une âme immortelle, d’une infinité et d’une liberté inhérentes a cette âme, l’homme est un être éminemment antisocial. Et s’il avait été toujours sage, si, préoccupé exclusivement de son éternité, il avait eu l’esprit de mépriser tous les biens, toutes les affections et toutes les vanités de cette terre, il ne serait jamais sorti de cet état d’innocence ou d’imbécillité divine et ne se serait jamais formé en société. En un mot, Adam et Eve n’auraient jamais goûté du fruit de l’arbre de la science et nous aurions tous vécu comme des bêtes dans ce paradis terrestre que Dieu leur avait assigné pour demeure. Mais du moment que les hommes ont voulu savoir, se civiliser, s’humaniser, penser, parler et jouir des biens matériels, ils ont dû nécessairement sortir de leur solitude et s’organiser en société Car autant ils sont intérieurement infinis, immortels, libres, autant ils sont extérieurement limités, mortels, faibles et dépendants lu monde entier.
Chapitre 11 : Liberté de l »âme et entretien du corps
L’homme, qui a retrouvé son essence infinie et immortelle, complet en lui-même, n’a plus besoin de personne, il n’a besoin que de Dieu, qui, par un mystère que les métaphysiciens seuls comprennent, paraît posséder une infinité plus infinie et une immortalité plus immortelle que celles des hommes ; soutenu désormais par l’omniscience et l’omnipotence divines, l’individu recueilli et libre en lui-même ne peut plus avoir besoin d’autres hommes. Donc s’il continue encore de garder quelques
apports avec eux, ce ne peut être que pour deux raisons.
D’abord parce que tant qu’il reste affublé de son corps mortel, il a besoin de manger, de s’abriter, de se couvrir, de se défendre aussi bien contre la nature extérieure que contre les attaques des hommes, et lorsqu’il est un homme civilisé, il a besoin d’une quantité de choses matérielles qui constituent l’aisance, le confort, le luxe et dont plusieurs, inconnues à nos pères, sont considérées aujourd’hui par tout le monde comme des objets de première nécessité. Il aurait bien pu suivre l’exemple des saints des siècles passés et, s’isolant dans quelque caverne, se nourrir de racines. Mais il paraît que ce n’est plus dans les goûts des saints modernes, qui pensent sans doute que le confort matériel est nécessaire au salut de l’âme. Donc il a besoin de toutes ces choses ; mais ces choses ne peuvent être produites que par le travail collectif des hommes : le travail isolé d’un seul homme serait incapable d’en produire seulement la millionième partie. D’où il résulte que l’individu en possession de son âme immortelle et de sa liberté intérieure indépendante de la société, le saint moderne, a matériellement besoin de cette société, sans en avoir, au point de vue moral, le moindre besoin.
Mais quel est le nom qu’on doit donner à des rapport qui, n’étant motivés que par des besoins exclusivement matériels, ne se trouvent pas en même temps sanctionnes, appuyés par un besoin moral quelconque ? Evidemment, il ne peut y en avoir qu’un seul, c’est l’exploitation. Et en effet, dans la morale métaphysique et dans la société bourgeoise qui a, comme l’on sait, cette morale pour base, chaque individu devient nécessairement l’exploiteur de la société, c’est-à-dire de tous, et l’Etat, sous ses formes différentes, depuis l’Etat théocratique et la monarchie la plus absolue jusqu’à la république la plus démocratique basée sur le suffrage universel le plus large, n’est autre chose que le régulateur et le garantisseur de cette exploitation mutuelle. [...]
La seconde raison qui peut induire un individu arrive à la pleine possession de soi-même de conserver des rapports avec d’autres hommes, c’est le désir de plaire à Dieu et le devoir de remplir son second commandement ; le premier étant d’aimer Dieu plus que soi-même, et le second d’aimer les hommes, ses prochains, autant que soi-même et de leur faire, pour l’amour de Dieu, tout le bien qu’il désire qu’on lui fasse.
Remarquez ces mots : « Pour l’amour de Dieu » ; ils expriment parfaitement le caractère du seul amour humain qui soit possible dans la morale métaphysique, qui consiste précisément à ne point aimer les hommes pour eux-mêmes, par propre besoin, mais seulement pour complaire au maître souverain. Au reste, il doit en être ainsi ; car du moment que la métaphysique admet l’existence d’un Dieu, et les rapports de l’homme avec Dieu, elle doit, comme la théologie, leur subordonner tous les rapports humains. L’idée de Dieu absorbe, détruit tout, remplaçant toutes les réalités humaines et terrestres par des fictions divines.
Dans la morale métaphysique, ai-je dit, l’homme arrivé la conscience de son âme immortelle et de sa liberté individuelle devant Dieu et en Dieu, ne peut pas aimer les hommes, parce que moralement il n’en a plus besoin, et parce qu’on ne peut aimer, ai-je ajouté encore, que ce qui a besoin de vous.
Si l’on en croit les théologiens et les métaphysiciens, la première condition est parfaitement remplie dans les rapports de l’homme avec Dieu, car ils prétendent que l’homme ne peut se passer de Dieu. L’homme peut donc et doit aimer Dieu, puisqu’il en a tant besoin. Quant à la seconde condition, celle de ne pouvoir aimer que ce qui a besoin de cet amour, on ne la trouve point réalisée dans les rapports de l’homme avec Dieu. Ce serait une impiété que de dire que Dieu peut avoir besoin de l’amour des hommes. Car avoir besoin signifie manquer d’une chose
qui est nécessaire à la plénitude de l’existence, c’est donc une manifestation de faiblesse, un aveu de pauvreté. Dieu, absolument complet en lui-même, ne peut avoir besoin de personne ni de rien,
L’amour vrai, réel, expression d’un besoin mutuel et égal, ne peut exister qu’entre égaux. L’amour du supérieur à l’inférieur, c’est l’écrasement, l’oppression, le mépris, c’est l’égoïsme, l’orgueil, la vanité triomphants dans le sentiment d’une grandeur fondée sur l’abaissement d’autrui. L’amour de l’inférieur au supérieur, c’est l’humiliation, les terreurs et les espérances de l’esclave qui attend de son maître soit le malheur, soit le bonheur.
Tel est le caractère du soi-disant amour de Dieu pour les hommes et des hommes pour Dieu. C’est le despotisme de l’un et l’esclavage des autres.
Que signifient donc ces mots : aimer les hommes et leur faire le bien, pour l’amour de Dieu ? C’est de les traiter comme Dieu veut qu’ils soient traités ; et comment veut-il qu’ils soient traités ? Comme des esclaves. Dieu, par sa nature, est forcé de les traiter ainsi. Etant lui-même le Maître absolu, il est forcé de les considérer comme des esclaves absolus ; les considérant comme tels, il ne peut faire autrement que de les traiter comme tels. Pour les émanciper, il n’aurait qu’un seul moyen ce serait d’abdiquer, de s’annuler et de disparaître. Mais ce serait trop exiger de sa toute-puissance. Il peut bien, pour concilier l’amour étrange qu’il ressent pour les hommes avec son éternelle justice, non moins singulière, sacrifier son fils unique, comme nous le raconte l’Evangile ; mais abdiquer, se suicider pour l’amour des hommes, il ne le fera jamais, à moins qu’on ne l’y force par la critique scientifique. Tant que la fantaisie crédule des hommes lui permettra d’exister, il sera toujours le souverain absolu, le maître d’esclaves. Il est donc évident que traiter les hommes selon Dieu ne peut signifier autre chose que de les traiter en esclaves. L’amour des hommes selon Dieu, c’est l’amour de leur esclavage-Moi, individu immortel et complet, grâce à Dieu, et qui me sens libre précisément parce que je suis l’esclave de Dieu, je n’ai besoin d’aucun homme pour rendre ma félicité et mon existence intellectuelle et morale plus complètes, mais je garde mes rapports avec eux pour obéir à Dieu, et les aimant pour l’amour de Dieu, les traitant selon Dieu, je veux qu’ils soient esclaves de Dieu comme moi-même. Donc s’il plaît au Maître souverain de m’élire pour faire prévaloir sa sainte volonté sur la terre, je saurai bien les y forcer. Tel est le vrai caractère de ce que les adorateurs de Dieu sincères et sérieux appellent leur amour humain. Ce n’est pas autant le dévouement de ceux qui aiment que le sacrifice forcé de ceux qui sont les objets ou plutôt les victimes de cet amour. Ce n’est pas leur émancipation, c’est leur asservissement pour la plus grande gloire de Dieu. Et c’est ainsi que l’autorité divine se transforme en autorité humaine et que l’Eglise fonde l’Etat.
Selon la théorie, tous les hommes devraient servir Dieu le cette manière. Mais on le sait : tous sont appelés, mais il y a peu d’élus. Et d’ailleurs, si tous étaient également capables de le remplir, c’est-à-dire si tous étaient arrivés au même degré de perfection intellectuelle et morale, de sainteté et de liberté dans Dieu, ce service même deviendrait inutile. S’il est nécessaire, c’est que l’immense majorité des individus humains ne sont pas arrivés à ce point, d’où il résulte que cette masse encore ignorante et profane doit être aimée et traitée selon Dieu, c’est-à-dire gouvernée, asservie par une minorité de saints, que, d’une manière ou d’une autre, Dieu ne manque jamais de choisir lui-même et d’établir dans une position privilégiée qui leur permette de remplir ce devoir.
Tels sont donc, dans la société conçue selon la théorie des métaphysiciens, les deux genres différents et même opposés de rapports qui peuvent exister entre les indivi-
dus. Le premier est celui de l’exploitation, et le second celui [du] gouvernement. S’il est vrai que gouverner signifie se sacrifier pour le bien de ceux qu’on gouverne, ce second rapport est en effet en pleine contradiction avec le premier, avec celui de l’exploitation. Mais entendons-nous. Selon la théorie idéaliste, soit théologique, soit métaphysique, ces mots, le bien des masses, ne peuvent signifier leur bien-être terrestre ni leur bonheur temporel ; qu’est-ce que c’est que quelques dizaines d’années de vie terrestre en comparaison de l’éternité ? On doit donc gouverner les masses non en vue de cette félicité grossière que nous donnent les puissances matérielles sur la terre, mais en vue de leur salut éternel. Les privations et les souffrances matérielles peuvent être même considérées comme un manque d’éducation, étant prouvé que trop de jouissances corporelles tuent l’âme immortelle. Mais alors la contradiction disparaît : exploiter et gouverner signifient la même chose, l’un complétant l’autre et lui servant à la fin de moyen et de but.
Chapitre 12 : Liberté et égalité
Qu’est-ce que la liberté ? Qu’est-ce que l’escl : vage ? La liberté de l’homme consisterait-elle dan la révolte contre toutes les lois ? Non, en tant que ces lois sont des lois naturelles, économiques et sociales, des lois non autoritairement imposées, mais inhérentes aux choses, aux rapports, aux situations dont elles expriment le développement naturel. Oui, en tant que ce sont des lois politiques et juridiques, imposées par des hommes à des hommes, soit par le droit de la force, violemment ; soit hypocritement, au nom d’une religion ou d’une doctrine métaphysique quelconque ; soit enfin en vertu de cette fiction, de ce mensonge démocratique qu’on appelle le suffrage universel,
La définition matérialiste, réaliste et collectiviste de la liberté tout opposée à celle des idéalistes, est celle-ci : l’homme ne devient homme et n’arrive tant à la conscience qu’à la réalisation de son humanité, que dans la société et seulement par l’action collective de la société tout entière ; il ne s’émancipe du joug de la nature extérieure que par le travail collectif ou social qui seul est capable de transformer la surface de la terre en un séjour favorable aux développements de l’humanité ; et sans cette émancipation matérielle il ne peut y avoir d’émancipation intellectuelle et morale pour personne. Il ne peut s’émanciper du joug de sa propre nature, c’est-à-dire il ne peut subordonner les instincts et les mouvements de son propre corps à la direction de son esprit de plus en plus développé, que par l’éducation et par l’instruction ; mais l’une et l’autre sont des choses éminemment, exclusivement sociales ; car en dehors de la société l’homme serait resté éternellement une bête sauvage ou un saint, ce qui signifie à peu près la même chose. Enfin l’homme isolé ne peut avoir la conscience de sa liberté. Etre libre, pour l’homme, signifie être reconnu et considéré et traité comme tel par un autre homme, par tous les hommes qui l’entourent. La liberté n’est donc point un fait d’isolement, mais de réflexion mutuelle, non d’exclusion, mais au contraire de liaison ; la liberté de tout individu n’étant autre chose que la réflexion de son humanité ou de son droit humain dans la conscience de tous les hommes libres, ses frères, ses égaux.
Je ne puis me dire et me sentir libre seulement qu’en présence et vis-à-vis d’autres hommes. En présence d’un animal d’une espèce inférieure, je ne suis ni libre ni homme, parce que cet animal est incapable de concevoir et par conséquent aussi de reconnaître mon humanité. Je ne suis humain et libre moi-même qu’autant que je
reconnais la liberté et l’humanité de tous les hommes qui m’entourent. Ce n’est qu’en respectant leur caractère humain que je respecte le mien propre. Un anthropophage qui mange son prisonnier, en le traitant de bête sauvage, n’est pas un homme mais une bête. Ignorant l’humanité de ses esclaves, il ignore sa propre humanité. Toute la société antique nous en fournit une preuve . es Grecs, les Romains ne se sentaient pas libres comme hommes, ils ne se considéraient pas comme tels de par e droit humain ; ils se croyaient des privilégiés comme Grecs, comme Romains, seulement au sein de leur propre patrie, tant qu’elle restait indépendante, inconquise et conquérant au contraire les autres pays, par la protection spéciale de leurs dieux nationaux, et ils ne s étonnaient point, ni ne croyaient avoir le droit et le devoir e se révolter, lorsque, vaincus, ils tombaient eux-mêmes dans l’esclavage.
Le fondement du culte chrétien et la première condition du salut, n’est-ce pas la renonciation à la dignité humaine et le mépris de cette dignité en présence de la grandeur divine ? Un chrétien n’est donc pas un homme, dans ce sens qu’il n’a pas la conscience de l’humanité, et parce que, ne respectant pas la dignité en soi-même, il ne peut la respecter en autrui ; et ne la respectant pas en autrui, il ne peut la respecter en soi-même. Un chrétien peut être un prophète, un saint, un prêtre, un roi, un général, un ministre, un fonctionnaire, le représentant d’une autorité quelconque, un gendarme, un bourreau, un noble, un bourgeois exploitant ou un prolétaire asservi, un oppresseur ou un opprimé, un [tortionnaire] ou un torturé, un maître ou un salarié, mais il n a pas le droit de se dire un homme, parce que 1 homme ne devient réellement tel que lorsqu’il respecte et qu il aime l’humanité et la liberté de tout le monde, et que sa liberté et son humanité sont respectées, aimées, suscitées et créées par tout le monde.
Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent, hommes et femmes, sont vraiment libres. La liberté d’autrui, loin d’être une limite ou la négation de ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et la confirmation. Je ne deviens libre vraiment que par la liberté d’autres, de sorte que plus nombreux sont les hommes libres qui m’entourent et plus profonde et plus large est leur liberté, et plus étendue, plus profonde et plus large devient ma liberté. C’est au contraire l’esclavage des hommes qui pose une barrière à ma liberté, ou, ce qui revient au même, c’est leur bestialité qui est une négation de mon humanité parce que encore une fois, je ne puis me dire libre vraiment que lorsque ma liberté, ou, ce qui veut dire la même chose, lorsque ma dignité d’homme, mon droit humain, qui consiste à n’obéir à aucun autre homme et à ne déterminer mes actes que conformément à mes convictions propres, réfléchis par la conscience également libre de tous, me reviennent confirmés par l’assentiment de tout le monde. Ma liberté personnelle ainsi confirmée par la liberté de tout le monde s’étend à l’infini.
On voit que la liberté, telle qu’elle est conçue par les matérialistes, est une chose très positive, très complexe et surtout éminemment sociale, parce qu’elle ne peut être réalisée que par la société et seulement dans la plus étroite égalité et solidarité de chacun avec tous. On peut distinguer en elle [deux] moments de développement, deux éléments, dont le premier est éminemment positif et social ; c’est le plein développement et la pleine jouissance de toutes les facultés et puissances humaines pour chacun par l’éducation, par l’instruction scientifique et par la prospérité matérielle, toutes choses qui ne peuvent être données à chacun que par le travail collectif, matériel et intellectuel, musculaire et nerveux de la société tout entière. Le second élément ou moment de la liberté est négatif. C’est celui de la révolte de l’individu humain contre toute autorité divine et humaine, collective et individuelle.
C’est d’abord la révolte contre la tyrannie du fantôme suprême de la théologie, contre Dieu. [...] C’est ensuite et en conséquence la révolte de chacun contre la tyrannie des hommes, contre l’autorité tant individuelle que sociale représentée par l’Etat.
Nous autres, ne croyant ni en Dieu, ni en l’immortalité de l’âme, ni en la propre liberté de la volonté, nous affirmons que la liberté doit être comprise dans son acception la plus complète et la plus large, comme but du progrès historique de l’humanité. Par un étrange -quoique logique — contraste, nos adversaires idéalistes de la théologie et de la métaphysique prennent le principe de la liberté comme fondement et base de leurs théories, pour conclure tout bonnement à l’indispensabilité de l’esclavage des hommes. Nous autres, matérialistes en théorie, nous tendons en pratique à créer et à rendre durable un idéalisme rationnel et noble. Nos ennemis, idéalistes divins et transcendantaux, tombent jusqu’au matérialisme pratique, sanguinaire et vil, au nom de la même logique, d’après laquelle chaque développement est la négation du principe fondamental. Nous sommes convaincus que toute la richesse du développement intellectuel, moral et matériel de l’homme, de même que son apparente indépendance, que tout cela est le produit de la vie en société En dehors de la société, l’homme ne serait non seulement pas libre, mais il ne se serait même pas transformé en homme vrai, c’est-à-dire en être qui a conscience de lui-même, qui sent, pense et parle. Le concours de l’intelligence et du travail collectif a pu, uniquement, forcer l’homme à sortir de l’état de sauvage et de brute qui constituait sa nature première ou bien son point initial de développement ultérieur.
La liberté sans le socialisme, c’est le privilège, l’injustice ; et le socialisme sans liberté, c’est l’esclavage et la brutalité.
Je suis un amant fanatique de la liberté, la considérant comme l’unique milieu au sein duquel puissent se développer et grandir l’intelligence, la dignité et le bonheur des hommes ; non de cette liberté toute formelle, octroyée, mesurée et réglementée par l’Etat, mensonge éternel et qui en réalité ne représente jamais rien que le privilège de quelques-uns fondé sur l’esclavage de tout le monde ; non de cette liberté individualiste, égoïste, mesquine et fictive, prônée par l’école de J. J. Rousseau, ainsi que par toutes les autres écoles du libéralisme bourgeois, et qui considère le soi-disant droit de tout le monde, représenté par l’Etat comme la limite du droit de chacun, ce qui aboutit nécessairement et toujours à la réduction du droit de chacun à zéro. Non, j’entends la seule liberté qui soit vraiment digne de ce nom, la liberté qui consiste dans le plein développement de toutes les puissances matérielles, intellectuelles et morales qui se trouvent à l’état de facultés latentes en chacun ; la liberté qui ne reconnaît d’autres restrictions que celles qui nous sont tracées par les lois de notre propre nature ; de sorte qu’à proprement parler il n’y a pas de restrictions, puisque ces lois ne nous sont pas imposées par quelque législateur du dehors, soit résidant à côté, soit au-dessus de nous ; elles nous sont immanentes, inhérentes, constituent la base même de tout notre être, tant matériel qu’intellectuel et moral ; au lieu donc de trouver pour elles une limite, nous devons les considérer comme les conditions réelles et comme la raison effective de notre liberté.
Voulez-vous que les hommes n’en oppriment pas d’autres ? Faites qu’ils n’en aient jamais la puissance. Voulez-vous qu’ils respectent la liberté, les droits, le caractère humain de leurs semblables ? Faites qu’ils soient forcés de les respecter : forcés non par la volonté ni par l’action oppressive d’autres hommes ni par la répression de l’Etat et des lois, nécessairement représentées et appliquées par des hommes, ce qui les rendrait esclaves à leur tour, mais par
l’organisation même du milieu social : organisation constituée de manière à ce que, tout en laissant à chacun la plus entière jouissance de sa liberté, elle ne laisse la possibilité à aucun de s’élever au-dessus des autres ni de les dominer, autrement que par l’influence naturelle des qualités intellectuelles ou morales qu’il possède, SANS QUE CETTE INFLUENCE PUISSE JAMAIS s’imposer comme un droit ni s’appuyer sur une institution POLITIQUE QUELCONQUE.
On sait la phrase sacramentelle qui, dans le jargon de tous les partisans de l’Etat et du doit juridique, exprime cette déchéance et ce sacrifice, ce premier pas fatal vers l’asservissement humain. L’individu jouissant d’une liberté complète à l’état de nature, c’est-à-dire avant qu’il ne soit devenu membre d’aucune société, fait, en entrant dans cette dernière, le sacrifice d’une partie de cette liberté, afin que la société lui garantisse tout le reste. A qui demande l’explication de cette phrase, on répond ordinairement par une autre : « La liberté de chaque individu humain ne doit avoir d’autres limites que celle de tous les autres individus. »
En apparence, rien de plus juste, n’est-ce pas ? Et pour tant cette théorie contient en germe toute la théorie du despotisme. Conformément à l’idée fondamentale des idéalistes de toutes les écoles et contrairement à tous les faits réels, l’individu humain apparaît comme un être absolument libre tant et seulement tant qu’il reste en dehors de la société, d’où il résulte que cette dernière, considérée et comprise uniquement comme société juridique et politique, c’est-à-dire comme Etat, est la négation de la liberté. Voilà le résultat de l’idéalisme, il est tout contraire, comme on voit, aux déductions du matérialisme, qui, conformément à ce qui se passe dans le monde réel, font procéder la liberté individuelle des hommes de la société, comme une conséquence nécessaire du développement collectif de l’humanité.
Chapitre 13 : Philosophie de l’Histoire
Quiconque s’est un peu occupé d’histoire n’a pu manquer de s’apercevoir qu’au fond des luttes religieuses et théologiques les plus abstraites, les plus sublimes et les plus idéales, il y a eu toujours quelque grand intérêt matériel. Toutes les guerres de races, de nations, d’Etats et de classes, n’ont jamais eu d’autre but que la domination, condition et garantie nécessaires de la jouissance et de la possession. L’histoire humaine, considérée à ce point de vue, n’est rien que la continuation de ce grand combat pour la vie, qui, d’après Darwin, constitue la loi fondamentale de la nature organique,
Le monde naturel nous présente le tableau meurtrier et sanglant d’une lutte acharnée et perpétuelle, de la lutte pour la vie. L’homme n’est pas seul à combattre : tous les animaux, tous les êtres vivants, que dis-je ? routes les choses qui existent, quoique d’une manière beaucoup moins apparente, portant en elles-mêmes, comme lui, le germe de leur propre destruction, et, pour ainsi dire, leur propre ennemi — cette même fatalité naturelle qui les produit, les conserve et les détruit à la fois en leur sein- luttent comme lui, chaque catégorie de choses, chaque espèce végétale et animale, ne vivant qu’au détriment de toutes les autres ; l’une dévore l’autre, de sorte que « le monde naturel peut être considéré comme une sanglante hécatombe, comme une tragédie lugubre créée par la faim. Il est le théâtre constant d’une lutte sans merci et sans trêve... Est-il possible que cette loi fatale soit celle du monde humain et social ? »
Hélas ! nous trouvons au berceau de la civilisation humaine l’anthropophagie, en même temps et ensuite les guerres d’extermination, la guerre des races et des peuples : guerres de conquête, guerres d’équilibre.
guerres politiques et guerres religieuses, guerres pour les grandes idées comme celles que fait la France dirigée par son empereur actuel, et guerres patriotiques pour la grande unité nationale comme celles que méditent d’un côté le ministre pangermaniste de Berlin et de l’autre le tsar panslaviste de Saint-Pétersbourg !
Et au fond de tout cela, à travers toutes les phrases hypocrites dont on se sert pour se donner une apparence d’humanité et de droit, que trouvons-nous ? Toujours la même question économique : la tendance des uns de vivre et de prospérer aux dépens des autres. Tout le reste n’est que de la blague. Les ignorants, les naïfs et les sots s’y laissent prendre, mais les hommes forts qui dirigent les destinées des Etats savent fort bien qu’au fond de toutes les guerres, il n’y a qu’un seul intérêt : le pillage, la conquête des richesses d’autrui et l’asservissement du travail d’autrui !
L’idéalisme politique n’est ni moins absurde, ni moins pernicieux, ni moins hypocrite que l’idéalisme d la religion, dont il n’est d’ailleurs qu’une forme différente l’expression ou l’application mondaine et terrestre.
Il est bien constaté que l’histoire humaine, comme celle de toutes les autres espèces d’animaux, a commencé par la guerre. Cette guerre, qui n’a eu et qui n’a d’autre but que de conquérir les moyens de la vie, a eu différentes phases de développement, parallèles aux différentes phases de la civilisation, c’est-à-dire du développement des besoins de l’homme et des moyens de les satisfaire.
Ainsi, animal omnivore, l’homme a vécu d’abord comme tous les autres animaux, de fruits et de plantes, de chasse et de pêche. Pendant bien des siècles, sans doute, l’homme chassa et pêcha comme le font les bêtes encore aujourd’hui, sans l’aide d’autres instruments que ceux dont la nature l’avait doué. La première fois qu’il se servit de l’arme la plus grossière, d’un simple bâton ou d’une pierre, il fit acte de réflexion, et s’affirma, sans en avoir sans doute le soupçon, comme un animal pensant, comme homme ; car l’arme, même la plus primitive, devant nécessairement s’adapter au but que l’homme se propose d’atteindre, suppose un certain calcul de l’esprit, calcul qui distingue essentiellement l’homme animal de tous les autres animaux de la terre. Grâce à cette faculté de réfléchir, de penser, d’inventer, l’homme perfectionna ses armes, très lentement, il est vrai, à travers beaucoup de siècles, et se transforma par là même en chasseur ou en bête féroce armée.
Arrivés à ce premier degré de civilisation, les petits groupes humains eurent naturellement plus de facilité à se nourrir en tuant les êtres vivants, sans en excepter les hommes, qui devaient leur servir d’aliments, que les bêtes, privées de ces instruments de chasse ou de guerre ; et, comme la multiplication de toutes les espèces animales est toujours en proportion directe des moyens de subsistance, il est évident que le nombre des hommes devait augmenter dans une proportion plus forte que celui des animaux des autres espèces, et qu’enfin il devait arriver un moment où la nature inculte ne pouvait plus suffire à nourrir tout le monde.
Si la raison humaine n’était pas progressive ; si, s’appuyant d’un côté sur la tradition qui conserve au profit des générations futures les connaissances acquises par les générations passées, et se propageant d’un autre côté, grâce à ce don de la parole qui est inséparable de celui de la pensée, elle ne se développait pas toujours davantage ; si elle n’était pas douée de la faculté illimitée d’inventer de nouveaux procédés pour défendre l’existence humaine contre toutes les forces naturelles qui lui sont contraires, cette insuffisance de la nature aurait été nécessairement la limite de la multiplication de l’espèce humaine.
Mais grâce à cette précieuse faculté qui lui permet de savoir, de réfléchir, de comprendre, l’homme peut franchir cette limite naturelle qui arrête le développement de toutes les autres espèces animales. Quand les sources naturelles furent épuisées, il en créa d’artificielles. Profitant non de sa force physique, mais de sa supériorité d’intelligence, il se mit non plus simplement à tuer pour les dévorer immédiatement, mais à soumettre, à apprivoiser et à cultiver en quelque sorte les bêtes sauvages, pour les faire servir à ses buts. Et c’est ainsi qu’à travers des siècles encore, des groupes de chasseurs se transformèrent en groupes de pasteurs.
Cette nouvelle source d’existence multiplia naturellement encore davantage l’espèce humaine, ce qui mit cette dernière dans la nécessité de créer des moyens de subsistance nouveaux. L’exploitation des bêtes ne suffisant plus, les groupes humains se mirent à exploiter la terre. Les peuples nomades et pasteurs se transformèrent ainsi à travers beaucoup d’autres siècles en peuples cultivateurs.
C’est dans cette période de l’histoire que proprement s’établit l’esclavage. Les hommes, bêtes sauvages s’il en fut, commencèrent d’abord par dévorer leurs ennemis tués ou faits prisonniers. Mais lorsqu’ils commencèrent à comprendre l’avantage qu’il y avait pour eux à se faire servir par les bêtes ou les exploiter sans les tuer immédiatement, ils durent comprendre bientôt celui qu’ils pouvaient retirer des services de l’homme, le plus intelligent des animaux de cette terre. L’ennemi vaincu ne fut plus dévoré, mais il devint esclave, forcé de faire le travail nécessaire pour la subsistance de son maître.
Le travail des peuples pasteurs est si léger et si simple qu’il n’exige presque pas de travail des esclaves. Aussi voyons-nous que chez les peuples nomades et bergers le nombre des esclaves est fort restreint, pour ne pas dire presque nul. Il en est autrement des peuples sédentaires et agricoles. L’agriculture exige un travail assidu, journalier et pénible. L’homme libre des forêts et des plaines, le chasseur aussi bien que le pasteur, s’y assujettit avec une très grande répugnance. Aussi voyons-nous encore aujourd’hui chez les peuples sauvages de l’Amérique, par exemple, que c’est sur l’être comparativement le plus faible, sur la femme, que retombent tous les travaux de l’intérieur les plus durs et les plus dégoûtants. Les hommes ne connaissent d’autre métier que la chasse et la guerre, que dans notre civilisation même on considère encore comme les métiers les plus nobles, et méprisant toutes les autres occupations, restent étendus paresseusement, fumant leurs pipes, tandis que leurs malheureuses femmes, ces esclaves naturelles de l’homme barbare, succombent sous le fardeau de leur besogne journalière.
Un pas de plus dans la civilisation, et l’esclave prend le rôle de la femme. Bête de somme intelligente, forcé de soulever toute la charge du travail corporel, il crée le loisir et le développement intellectuel et moral de son naître.
L’homme s’est émancipé, il s’est séparé de l’animalité et s’est constitué comme homme ; il a commencé son histoire et son développement proprement humain par un acte de désobéissance et de science, c’est-à-dire par la révolte et par la pensée. Trois éléments ou, si vous voulez, trois principes fondamentaux constituent les conditions essentielles de tout développement humain, tant collectif qu’individuel dans l’histoire : 1° l’animalité humaine ; 2° la pensée ; et 3° la révolte. A la première correspond proprement l’économie sociale et privée ; à la seconde, la science ; à la troisième, la liberté.
Mais du moment qu’on accepte cette origine animale de l’homme, tout s’explique. Toute l’histoire nous apparaît alors comme la négation révolutionnaire, tantôt lente, apathique, endormie, tantôt passionnée et puissante, du passé. Elle consiste précisément dans la négation progressive de l’animalité première de l’homme par le développement de son humanité.
L’histoire, dans le système des idéalistes, ai-je dit, ne peut être qu’une chute continue. Ils commencent par une chute terrible, et dont ils ne se relèvent jamais : par le salto mortals divin des régions sublimes de l’idée pure, absolue, dans la matière. Et observez encore dans quelle matière : non dans cette matière éternellement active et mobile, pleine de propriétés et de forces, de vie et d’intelligence, telle qu’elle se présente à nous dans le monde réel ; mais dans la matière abstraite, appauvrie et réduite à la misère absolue par le pillage en règle de ces Prussiens de la pensée, c’est-à-dire des théologiens et des métaphysiciens, qui lui ont tout dérobé pour tout donner à leur empereur, à leur Dieu ; dans cette matière qui, privée de toute propriété, de toute action, et de tout mouvement propres, ne représente plus, en opposition à l’idée divine, que la stupidité, l’impénétrabilité, l’inertie et l’immobilité absolues.
Car derrière nous est notre animalité et devant nous notre humanité, et la lumière humaine, la seule qui puisse nous émanciper, nous rendre dignes, libres, heureux, réaliser la fraternité parmi nous, n’est jamais au débu mais, relativement à l’époque où l’on vit, toujours à la fin de l’histoire. Ne regardons donc jamais en arrière, regardons toujours en avant, car en avant est notre soleil et notre salut ; et s’il nous est permis, s’il est même utile, nécessaire, de nous retourner, en vue de l’étude de notre passé, ce n’est que pour constater ce que nous avons été et ce que nous ne devons plus être, ce que nous avons cru et pensé, et ce que nous ne devons plus ni croire ni penser, ce que nous avons fait et ce que nous ne devons plus faire jamais.
Tant qu’un peuple n’est point tombé en décadence, il y a toujours progrès dans cette tradition salutaire, unique institutrice des masses populaires. Mais on ne peut pas dire qu’à toutes les époques de l’histoire d’un peuple, ce progrès soit égal. Au contraire, il ne se manifeste que par soubresauts. Quelquefois il est très rapide, très sensible, très large, d’autres fois il se ralentit ou s’arrête ; d’autres fois encore, il semble reculer tout à fait. A quoi cela tient-il ?
Cela tient évidemment au caractère des événements qui constituent son histoire. Il y en a qui l’électrisent et le poussent en avant ; d’autres agissent sur la disposition générale de la conscience populaire d’une manière déplorable, décourageante, écrasante, au point de l’abattre ou de la dévoyer, au point quelquefois de la fausser tout à fait. On peut en général observer dans le développement historique des peuples deux mouvements inverses, que je me permettrai de comparer au flux et au reflux de l’océan.
A certaines époques, qui sont ordinairement les précurseurs de grands événements historiques, de grands triomphes de l’humanité, tout semble avancer d’un pas accéléré, tout respire la puissance : les intelligences, les cœurs, les volontés, tout va à l’unisson, tout semble marcher à la conquête de nouveaux horizons. Alors il s’établit dans toute la société comme un courant électrique qui unit les individus les plus éloignés dans un même sentiment, et les intelligences les plus disparates dans une même pensée, et qui imprime à tous la même volonté. Alors chacun est plein de confiance et de courage, parce qu’il se sent porté par le sentiment de tout le monde. Telle fut, pour ne point sortir de l’histoire moderne, la fin du siècle dernier, à la veille de la grande Révolution. Tel fut, quoique à un beaucoup moindre degré, le caractère des années qui précédèrent la révolution de 1848.Tel est enfin, je pense, le caractère de notre époque, qui semble nous annoncer des événements qui peut-être dépasseront en grandeur ceux de 1789 et de 1793. Ce qu’on sent, ce qu’on voit dans ces époques grandioses et puissantes, ne peut-il être comparé au flux de l’océan ?
Mais il est d’autres époques, désespérantes, fatales, où tout respire la décadence, la prostration et la mort, et qui présentent une véritable éclipse de la conscience publique et privée. Ce sont les reflux qui suivent toujours les grandes catastrophes historiques. Telle fut l’époque du Premier Empire et de la Restauration. Telles seront, à un degré plus terrible encore, les vingt ou trente années qui succéderont à la conquête de la France populaire par les armées du despote prussien, s’il est vrai que les ouvriers, que le peuple français puisse être assez lâche pour leur livrer la France.
La race humaine, sortie de l’animalité, tend nécessairement à réaliser son humanité sur la terre... aujourd’hui la tâche grandiose et sacrée nous est confiée par l’histoire de transformer les millions de prolétaires en collectivité humaine, libre et égale en droits,
Deuxième partie L’ÉTAT ET LA PROPRIÉTÉ
Chapitre 1 : La religion de la propriété
Comment se prouve la moralité d’un homme ? Par sa capacité d’acquérir la propriété quand il est né pauvre, ou de la conserver et de l’augmenter, lorsqu’il a eu le bonheur de l’hériter. La morale a pour base la famille ; mais la famille a pour base et pour condition réelle la propriété : donc il est évident que la propriété doit être considéré comme la condition et la preuve de la valeur morale d’un homme. Un individu intelligent, énergique, honnête, ne manquera jamais d’acquérir cette propriété qui est la condition sociale nécessaire de la respectabilité du citoyen et de l’homme, la manifestation de sa force virile, le signe visible de ses capacités en même temps que de ses dispositions et de ses intentions honnêtes. L’exclusion des capacités non propriétaires est donc, non seulement dans le fait, mais encore en principe, une mesure parfaitement légitime. C’est un stimulant pour les individus réellement honnêtes et capables, et une juste punition pour ceux qui, étant capables d’acquérir la propriété, négligent ou dédaignent de le faire. Cette négligence, ce dédain ne peuvent avoir pour source que la paresse, la lâcheté, ou l’inconséquence du caractère, l’inconsistance de l’esprit. Ce sont des individus fort dangereux ; plus leurs capacités sont grandes, et plus ils sont condamnables et plus sévèrement ils doivent être châtiés ; car ils portent la désorganisation et la démoralisation dans la société. {Pilate a eu tort d’avoir fait pendre Jésus-Christ pour ses opinions religieuses et politiques ; il aurait dû le faire jeter en prison comme fainéant et comme vagabond.)
Voilà le fond intime de la conscience et de toute la morale bourgeoise. Je n’ai pas besoin de faire observer combien il est contraire au principe fondamental du christianisme, qui, méprisant les biens de ce monde (c’est l’Evangile qui fait profession de les mépriser, non les prêtres de l’Evangile), défend d’amasser des trésors sur la terre, parce que, dit-il, « là où sont vos trésors, là est votre cœur », et qui commande d’imiter les oiseaux du ciel, qui ne labourent ni ne sèment, mais qui vivent tout de même. J’ai toujours admiré la capacité merveilleuse des protestants de lire ces paroles évangéliques dans leur propre langue, de faire très bien leurs affaires, et de se considérer néanmoins comme des chrétiens très sincères. Mais passons. Examinez avec attention dans leurs moindres détails les rapports sociaux, tant publics que privés, les discours et les actes de la bourgeoisie de tous les pays, vous y trouverez profondément, naïvement implantée cette conviction fondamentale, que l’honnête homme, l’homme moral, c’est celui qui sait acquérir, conserver et augmenter la propriété, et que le propriétaire seul est vraiment digne de respect. En Angleterre, pour avoir le droit d’être appelé gentleman, il faut deux conditions : c’est d’aller à l’église, mais surtout d’être propriétaire. Il y a dans la langue anglaise une expression très énergique, très pittoresque, très naïve : « Cet homme vaut tant », c’est-à-dire cinq, dix, cent mille livres sterling. Ce que les Anglais disent dans leur brutale naïveté, tous les bourgeois du monde le pensent. Et l’immense majorité de la classe bourgeoise en Europe, en Amérique, en Australie, dans toutes les colonies européennes clairsemées dans le monde, le pense si bien qu’elle ne se doute même pas de la profonde immoralité et inhumanité de cette pensée.
Cette naïveté dans la dépravation est une excuse très sérieuse en faveur de la bourgeoisie. C’est une dépravation collective qui s’impose comme une loi morale absolue à tous les individus qui font partie de cette classe ; et cette classe embrasse aujourd’hui tout le monde, prêtres, noblesse, artistes, littérateurs, savants, fonctionnaires officiers militaires et civils, bohèmes artistiques et littéraires, chevaliers d’industrie et commis, même les ouvriers qui s’efforcent à devenir des bourgeois, tous ceux en un mot qui veulent parvenir individuellement et qui, fatigués d’être enclumes, solidairement à des millions d’exploités, veulent, espèrent devenir marteaux à leur tour — tout le monde enfin, excepté le prolétariat. Cette pensée, étant si universelle, est une véritable grande puissance immorale, que vous retrouvez au fond de tous les actes politiques et sociaux de la bourgeoisie, et qui agit d’une manière d’autant plus malfaisante, pernicieuse, qu’elle est considérée comme la mesure et la base de toute moralité. Elle excuse, elle explique, elle légitime en quelque sorte le fureurs bourgeoises, tous les crimes atroces que les bour geois ont commis [...] contre le prolétariat.
Si, en défendant les privilèges de la propriété contre les réclamations des ouvriers socialistes, ils avaient cru défendre seulement leurs intérêts, ils se seraient montrés sans doute non moins furieux, mais ils n’auraient pas trouvé en eux cette énergie, ce courage, cette implacable passion et cette unanimité de la rage qui les ont fait vaincre en 1848. Ils ont trouvé en eux toute cette force, parce qu’ils ont été sérieusement, profondément convaincus qu’en défendant leurs intérêts, ils défendaient les bases sacrées de la morale ; parce que très sérieusement, plus sérieusement qu’ils ne le savent eux-mêmes peut-être, la Propriété est tout leur dieu, leur dieu unique, et qui a remplacé depuis longtemps dans leurs cœurs le dieu céleste des chrétiens ; et, comme jadis ces derniers, ils sont capables de souffrir pour lui le martyre et la mort.
La guerre implacable et désespérée qu’ils font et qu’ils feront pour la défense de la propriété n’est donc pas seulement une guerre d’intérêts, c’est, dans la pleine acception de ce mot, une guerre religieuse, et l’on sait les fureurs, les atrocités dont les guerres religieuses sont capables. La propriété est un dieu ; il a déjà sa théologie (qui s’appelle la politique des Etats et le droit juridique), et nécessairement aussi sa morale [...]
La propriété-Dieu a aussi sa métaphysique. C’est la science des économistes bourgeois. Comme toute métaphysique, elle est une sorte de clair-obscur, une transaction entre le mensonge et la vérité, toujours au profit du premier. Elle cherche à donner au mensonge une apparence de vérité, et elle fait aboutir la vérité au mensonge. L’économie politique cherche à sanctifier la propriété par le travail, et à la représenter comme la réalisation, comme le fruit du travail. Si elle réussit à le faire, elle sauve la propriété et le monde bourgeois. Car le travail est sacré, et tout ce qui est fondé sur le travail est bon, juste, moral, humain, légitime.
Seulement il faut avoir une foi bien robuste pour accepter cette doctrine. Car nous voyons l’immense majorité des travailleurs privée de toute propriété. Et ce qui est plus, nous savons, de l’aveu même des économistes et par leurs propres démonstrations scientifiques, que dans l’organisation économique actuelle, dont ils sont les défenseurs passionnés, les masses ne pourront jamais arriver à la propriété ; que leur travail, par conséquent, ne les émancipe et ne les ennoblit pas, puisque, malgré tout ce travail, elles sont condamnées à rester éternellement en dehors de la propriété, c’est-à-dire en dehors de la moralité et de l’humanité. D’un autre côté, nous voyons que les propriétaires les plus riches, par conséquent les citoyens les plus dignes, les plus humains, les plus moraux et les plus respectables, sont précisément ceux qui travaillent le moins, ou qui ne travaillent pas du tout. On répond à cela qu’aujourd’hui il est impossible de rester riche, de conserver et encore moins d’augmenter sa fortune, sans travailler. Bien, mais entendons-nous : il y a travail et travail ; il y a le travail de la production, et il y a le travail de l’exploitation. Le premier est celui du prolétariat, le second celui des propriétaires, en tant que propriétaires. Celui qui fait valoir ses terres, cultivées par les bras d’autrui, exploite le travail d’autrui. Les banques qui s’enrichissent dans les mille transactions du crédit, les [spéculateurs] qui gagnent à la Bourse, les actionnaires qui touchent de gros dividendes sans remuer un doigt ; Napoléon III qui est devenu un propriétaire si riche et qui a rendu riches toutes ses créatures ; le roi de Prusse Guillaume 1er qui, fier de ses victoires [...] déjà s’enrichit et enrichit ses soldats par le pillage ; tous ces gens sont des travailleurs, mais quels travailleurs, bons dieux ! Des exploiteurs de routes, des travailleurs de grands chemin : Et encore, les voleurs et les brigands ordinaires sont-plus sérieusement travailleurs, puisque, au moins, po s’enrichir, ils font usage de leurs propres bras.
Il est évident, pour qui ne veut pas être aveugle, que le travail productif produit les richesses et donne au travailleur la misère ; et que seul le travail improductif, exploiteur, donne la propriété. Mais puisque la propriété, c’est la morale, il est clair que la morale, telle que l’entendent les bourgeois, consiste dans l’exploitation du travail d’autrui.
Chapitre 2 : Travail musculaire et travail nerveux
Citoyens ET esclaves — tel a été l’antagonisme dans le monde antique, comme dans les Etats à esclaves du Nouveau Monde. Citoyens et esclaves, c’est-à-dire travailleurs forcés, esclaves, non de droit mais de fait — tel est l’antagonisme du monde moderne. Et comme les Etats antiques ont péri par l’esclavage, de même les Etats modernes périront par le prolétariat.
C’est en vain qu’on s’efforcerait de se consoler par l’idée que c’est un antagonisme plutôt fictif que réel, ou qu’il est impossible d’établir une ligne de démarcation entre les classes possédantes et les classes dépossédées, es deux classes se confondant l’une avec l’autre par une lantité de nuances intermédiaires et insaisissables. Dans le monde naturel ces lignes de démarcation n’existent pas non plus ; dans la série ascendante des êtres, il est impossible de montrer par exemple le point où finit le règne végétal et où commence le règne animal, où cesse la bestialité et où commence l’humanité. Il n’en existe pas moins une différence très réelle entre la plante et l’animal, entre celui-ci et l’homme. De même dans l’humaine société, malgré les positions intermédiaires qui forment une transition insensible d’une existence politique et sociale à une autre, la différence des classes est néanmoins très marquée, et tout le monde saura distinguer l’aristocratie nobiliaire de l’aristocratie financière, la haute bourgeoisie de la petite bourgeoisie, et celle-ci des prolétaires des fabriques et des villes ; aussi bien que le grand propriétaire de la terre, le rentier, le paysan propriétaire qui cultive lui-même la terre, le fermier du simple prolétaire de campagne.
Toutes ces différentes existences politiques et sociales se laissent aujourd’hui réduire à deux principales catégories, diamétralement opposées l’une à l’autre, et ennemies naturelles l’une de l’autre : les classes privilégiées, composées de tous les privilégiés tant de la terre que du capital, ou même seulement de l’éducation bourgeoise, et les classes ouvrières déshéritées aussi bien du capital que de la terre, et privées de toute éducation et de toute instruction,
L’antagonisme qui existe entre le monde ouvrier et le monde bourgeois prend un caractère de plus en plus prononcé. Tout homme qui pense sérieusement et dont les sentiments et l’imagination ne sont point altérés par l’influence souvent inconsciente des sophismes intéressés, doit comprendre aujourd’hui qu’aucune réconciliation entre eux n’est possible. Les travailleurs veulent l’égalité et les bourgeois veulent le maintien de l’inégalité. Evidemment l’une détruit l’autre. Aussi la grande majorité des bourgeois capitalistes et propriétaires, ceux qui ont le courage de s’avouer franchement ce qu’ils veulent ont-ils également celui de manifester avec la même franchise l’horreur que leur inspire le mouvement actuel de la classe ouvrière. Ceux-ci sont des ennemis aussi résolu, que sincères, nous les connaissons, et c’est bien.
Là il [apparaît] avec une clarté aussi affreuse qu’évidente que, désormais, entre le prolétariat, animé d’une détermination farouche, affamé, déchaîné par les passions révolutionnaires socialistes et cherchant inlassablement à créer un autre monde fondé sur les principes de vérité humaine, de justice, de liberté, d’égalité et de fraternité — principes qui ne sont tolérés dans une société bien ordonnée qu’en tant que thèmes innocents d’exercices de rhétorique — et le monde cultivé et repu des classes privilégiées, défendant avec une énergie désespérée l’ordre étatique, juridique, métaphysique, théologien et militaire-policier, considéré comme le dernier rempart qui protège à l’heure actuelle le précieux privilège de l’exploitation économique — qu’entre ces deux mondes, dis-je, le prolétariat misérable et la société cultivée, qui incarne, comme on sait, tous les mérites imaginables, la beauté et la vertu, il n’y a pas de compromis possible.
Il ne reste plus aujourd’hui que deux êtres réels : le parti du passé et de la réaction, comprenant toutes les classes possédantes et privilégiées, et s’abritant aujourd’hui avec plus ou moins de franchise sous le drapeau de la dictature militaire ou de l’autorité de l’Etat ; et le parti de l’avenir et de la complète émancipation humaine, celui du socialisme révolutionnaire, le parti du prolétariat.
Il faudrait être un sophiste ou un aveugle pour nier l’existence de l’abîme qui sépare aujourd’hui ces deux classes. Comme dans le monde antique, notre civilisation moderne, comprenant une minorité comparativement fort restreinte de citoyens privilégiés, a pour base le travail forcé [par la faim] de l’immense majorité des populations, vouées fatalement à l’ignorance et à la brutalité.
C’est en vain aussi qu’on dirait avec les économistes que l’amélioration de la situation économique des lasses ouvrières dépend du progrès général de l’industrie et du commerce dans chaque pays et de leur complète émancipation de la tutelle et de la protection des Etats. La liberté de l’industrie et du commerce est certainement une bien grande chose et l’un des fondements essentiels de la future alliance internationale de tous les peuples du monde. Amis de la liberté quand même, de toutes les libertés, nous devons l’être également de celles-ci. Mais d’un autre côté nous devons reconnaître que tant qu’existeront les Etats actuels et tant que le travail continuera d’être le serf de la propriété et du capital, cette liberté, en enrichissant une minime portion de la bourgeoisie au détriment de l’immense majorité des populations, ne produira qu’un seul bien : celui d’énerver et de démoraliser plus complètement le petit nombre des privilégiés, d’augmenter la misère, les griefs et la juste indignation des masses ouvrières, et par là même de rapprocher l’heure de la destruction des Etats.
L’Angleterre, la Belgique, la France, l’Allemagne sont certainement les pays de l’Europe où le commerce et l’industrie jouissent comparativement de la plus grande liberté [et] ont atteint le plus haut degré de développement. Et précisément ce sont aussi les pays où le paupérisme se sent de la manière la plus cruelle, où l’abîme entre les capitalistes et les propriétaires d’un côté, et les classes ouvrières de l’autre, semble s’être élargi à un point inconnu dans d’autres pays.
Ainsi en règle générale, force nous est bien de reconnaître que, dans notre monde moderne, sinon tout à fait comme dans le monde antique, la civilisation d’un petit nombre est néanmoins encore fondée sur le travail forcé et sur la barbarie relative du grand nombre. Il serait injuste de dire que cette classe privilégiée soit étrangère au travail ; au contraire, de nos jours on y travaille beau coup, le nombre des absolument désœuvrés diminuent d’une manière sensible, on commence à y tenir en honneur le travail ; car les plus heureux comprennent aujourd’hui que pour rester à la hauteur de la civilisation actuelle, pour savoir profiter même de leurs privilèges, et pour pouvoir les garder, il faut travailler beaucoup. Mais il y a cette différence entre le travail des classes aisées et celui des classes ouvrières, que le premier étant rétribué dans une proportion infiniment plus forte que le second, il laisse à ses privilégiés le loisir, cette condition suprême de tout humain développement tant intellectuel que moral — condition qui ne s’est jamais réalisée pour les classes ouvrières. Ensuite, le travail qui se fait dans le monde des privilégiés est presque exclusivement un travail nerveux — c’est-à-dire celui de l’imagination, de la mémoire et de la pensée -, tandis que le travail des millions de prolétaires est un travail musculaire, et souvent, comme dans toutes les fabriques, par exemple, un travail qui n’exerce pas tout le système musculaire de l’homme à la fois, mais en développe seulement une partie au détriment de toutes les autres, et se fait en général dans des conditions nuisibles à la santé du corps et contraires à son développement [harmonieux]. Sous ce rapport, le travailleur de la terre est beaucoup plus heureux : sa nature, non viciée par l’atmosphère étouffante et souvent empoisonnée des usines et des fabriques, ni contrefaite par le développement anormal d’une de ses forces aux dépens des autres, reste plus vigoureuse, plus complète, mais en revanche, son intelligence est presque toujours plus stationnaire, plus lourde et beaucoup moins développée que celle des ouvriers des fabriques et des villes.
Somme toute, travailleurs de métiers et d’usines et travailleurs de la terre forment ensemble une seule et même catégorie, représentant le travail des muscles et opposée aux représentants privilégiés du travail nerveux. Quelle est la conséquence de cette division non fictive, mais très réelle et qui constitue le fond même de la situation actuelle tant politique que sociale ?
Aux représentants privilégiés du travail nerveux — qui par parenthèse, dans l’organisation actuelle de la société, sont appelés à le représenter non parce qu’ils seraient les dus intelligents, mais seulement parce qu’ils sont nés au milieu de la classe privilégiée -, à eux tous les bienfaits, mais aussi toutes les corruptions de la civilisation actuelle, la richesse, le luxe, le confort, le bien-être, les douceurs de la famille, la liberté politique exclusive avec la faculté d’exploiter le travail des millions d’ouvriers et de les gouverner à leur guise et dans leur intérêt propre — toutes les créations, tous les raffinements de l’imagination et de la pensée... et avec le pouvoir de devenir des hommes complets, tous les poisons de l’humanité pervertie par le privilège.
Aux représentants du travail musculaire, à ces innombrables millions de prolétaires ou même de petits propriétaires de la terre, que reste-t-il ? Une misère sans issue, pas même les joies de la famille, car la famille pour le pauvre devient vite un fardeau, l’ignorance, une barbarie forcée avec la consolation qu’ils servent de piédestal à la civilisation, à la liberté et à la corruption d’un petit nombre. Par contre ils ont conservé une fraîcheur d’esprit et de cœur. Moralisés par le travail, même forcé, ils ont gardé un sens d’[une] justice bien autrement juste que [celle] des jurisconsultes et des codes ; misérables eux-mêmes, ils compatissent à toutes misères, ils ont conservé un bon sens non corrompu par les sophismes de la science doctrinaire ou par les mensonges de la politique — et comme ils n’ont pas encore abusé, ni même usé de la vie, ils ont foi dans la vie.
Mais, dira-t-on, ce contraste, cet abîme entre le petit nombre de privilégiés et l’immense nombre de déshérités a toujours existé, il existe encore : qu’y a-t-il donc de changé ? Il y a ceci de changé, que jadis cet abîme a été comblé par les nuages de la religion, de sorte que les masses populaires ne le voyaient pas, et aujourd’hui, depuis que la grande Révolution a commencé à dissiper ces nuages, elles commencent, elles aussi, à le voir et à en demander la raison. Ceci est immense.
Depuis que la Révolution a fait tomber dans les masses son évangile, non mystique mais rationnel ; non céleste mais terrestre, non divin mais humain, son évangile des droits de l’homme ; depuis qu’elle a proclamé que tous les hommes sont égaux, tous également appelés à la liberté et à l’humanité, les masses populaires dans toute l’Europe, dans tout le monde civilisé, se réveillant peu à peu du sommeil qui les avait tenues enchaînées depuis que le christianisme les avait endormies de ses pavots, commencent à se demander si elles aussi n’ont pas droit à l’égalité à la liberté et à l’humanité ?
Du moment que cette question fut posée, le peuple partout dirigé par son bon sens admirable aussi bien que par son instinct, a compris que la première condition de son émancipation réelle, ou si vous voulez me permettre
ce mot, de son humanisation, c’était avant tout une réforme radicale de ses conditions économiques. La question du pain est pour lui à juste titre la première question, car Aristote l’a déjà remarqué : l’homme, pour penser, pour sentir librement, pour devenir un homme, doit être libre des préoccupations de la vie matérielle. D’ailleurs les bourgeois qui crient si fort contre le matérialisme du peuple, et qui lui prêchent les abstinences de l’idéalisme, le savent très bien, car ils prêchent de paroles, non d’exemple. La seconde question pour le peuple est celle de loisir après le travail, condition sine qua non de l’humanité ; mais pain et loisir ne peuvent jamais être pour lui obtenus que par une transformation radicale de l’organisation actuelle de la société, ce qui explique pourquoi la Révolution, poussée par une conséquence logique de son propre principe, a donné naissance au socialisme.
Chapitre 3 : Ouvriers et patrons
Les philosophes doctrinaires, aussi bien que les juristes et les économistes, supposent toujours que la propriété est antérieure à l’Etat, tandis qu’il est évident que l’idée juridique de la propriété, aussi bien que la famille juridique, n’ont pu naître historiquement que dans l’Etat, dont nécessairement le premier acte fut de les constituer,
Faut-il répéter les arguments irrésistibles du socialisme, des arguments qu’aucun économiste bourgeois n’est jamais parvenu à détruire ? Qu’est-ce que la propriété, qu’est-ce que le capital, sous leur forme actuelle ? C’est, pour le capitaliste et pour le propriétaire, le pouvoir et le droit, garanti et protégé par l’Etat, de vivre sans travailler, et, comme ni la propriété ni le capital ne produisent absolument rien, lorsqu’ils ne sont pas fécondés par le travail, c’est le pouvoir et le droit de vivre par le travail d’autrui, d’exploiter le travail de ceux qui, n’ayant ni propriété ni capitaux, sont forcés de vendre leur force productive aux heureux détenteurs de l’une ou des autres.
Remarquez que je laisse ici absolument de côté cette question : par quelles voies et comment la propriété et le capital sont tombés entre les mains de leurs détenteurs actuels ? Question qui, lorsqu’elle est envisagée du point de vue de l’histoire, de la logique et de la justice, ne peut être résolue autrement que contre les détenteurs. Je me borne à constater, simplement, que les propriétaires et les capitalistes, en tant qu’ils vivent, non de leur propre travail productif, mais de la rente de leurs terres, du loyer de leurs bâtiments et des intérêts de leurs capitaux, ou bien de la spéculation sur leurs terres, sur leurs bâtiments et sur leurs capitaux, ou bien sur l’exploitation soit commerciale, soit industrielle, du travail du prolétariat — spéculation et exploitation qui constituent sans doute aussi une sorte de travail, mais un travail parfaitement improductif (à ce compte les voleurs et les rois travaillent aussi) -, que tous ces gens-là, dis-je, vivent au détriment du prolétariat.
Je sais fort bien que cette manière de vivre est infiniment honorée dans tous les pays civilisés ; qu’elle est expressément, tendrement protégée par tous les Etats, et que les Etats, les religions, toutes les lois juridiques, criminelles et civiles, tous les gouvernements politiques, monarchiques et républicains, avec leurs immenses administrations policières et judiciaires et avec leurs armées permanentes, n’ont proprement pas d’autre mission que de la consacrer et de la protéger. En présence d’autorités si puissantes et si respectables, je ne me permets donc pas même de demander si cette manière de vivre, au point de vue de la justice humaine, de la liberté, de l’égalité et de la fraternité humaines, est légitime ? Je me demande simplement : à ces conditions-là, la fraternité et l’égalité, entre les exploitants et les exploités, et la justice ainsi que la liberté pour les exploités, sont-elles possibles ?
Supposons même, comme le prétendent Messieurs les économistes bourgeois, et avec eux tous les avocats, tous les adorateurs et croyants du droit juridique, tous ces prêtres du code criminel et civil, supposons que ce rapport économique des exploiteurs aux exploités soit parfaitement légitime, qu’il soit la conséquence fatale, le produit d’une loi sociale éternelle et indestructible ; toujours reste-t-il vrai que l’exploitation exclut la fraternité et l’égalité. Elle exclut l’égalité économique ; cela s’entend de soi-même.
L’industrie capitaliste et la spéculation bancaire — laquelle finit toujours par absorber la première, l’une et l’autre étant obligées, sous la menace de la faillite, d’élargir sans cesse leur champ d’activité au détriment de la petite spéculation et de la petite industrie condamnées à être dévorées par elles- doivent s’efforcer d’être uniques et universelles.
Cette richesse est tout exclusive, et tend chaque jour à le devenir davantage, en se concentrant toujours entre un plus petit nombre de mains et en rejetant les couches inférieures de la classe moyenne, la petite-bourgeoisie, dans le prolétariat[12], de sorte que le développement de cette richesse est en raison directe de la misère croissante des masses ouvrières. D’où il résulte que l’abîme qui déjà sépare la minorité heureuse et privilégiée des millions de travailleurs qui la font vivre du travail de leurs bras, s’ouvre toujours davantage, et que plus les heureux, les exploiteurs du travail populaire, sont heureux, plus les travailleurs deviennent malheureux.
Supposons que je sois votre travailleur et vous mon patron. Si je vous offre mon travail au plus bas prix possible, si je consens à vous faire vivre du produit de mon travail, ce n’est certes pas par dévouement ni par amour fraternel pour vous — aucun économiste bourgeois, quelque idylliques et naïfs que soient les raisonnements de ces messieurs, lorsqu’ils se mettent à parler des rapports et des sentiments qui devraient exister entre les patrons et les ouvriers, aucun n’osera l’affirmer ; non, je le fais parce que, si je ne le faisais pas, moi et ma famille nous mourrions de faim. Je suis donc forcé de vous vendre mon travail au plus bas prix possible, j’y suis forcé par la faim.
Mais — disent les économistes — les propriétaires, les capitalistes, les patrons sont également forcés de chercher et d’acheter le travail du prolétaire. C’est vrai, ils y sont forcés, mais pas également. Ah ! s’il y avait égalité entre le demandeur et l’offrant, entre la nécessité d’acheter le travail et celle de le vendre, l’esclavage et la misère du prolétariat n’existeraient pas. Mais c’est qu’alors il n’y aurait plus ni capitalistes, ni propriétaires, ni prolétariat, ni riches, ni pauvres, il n’y aurait rien que des travailleurs Les exploiteurs ne sont et ne peuvent être tels, précisément, que parce que cette égalité n’existe pas.
Elle n’existe pas, parce que dans la société moderne, où la production des richesses se fait par l’intervention du capital salariant le travail, l’accroissement de la population est beaucoup plus rapide que celui de cette production, d’où il résulte que l’offre du travail doit nécessairement en surpasser toujours davantage la demande, ce qui doit avoir pour conséquence infaillible la diminution relative des salaires. La production ainsi constituée, monopolisée, exploitée par le capital bourgeois, se trouve poussée, d’un côté, par la concurrence que se font les capitalistes entre eux, à se concentrer chaque jour davantage entre les mains d’un nombre toujours plus petit de capitalistes très puissants — les petits et moyens capitaux succombant naturellement dans cette lutte meurtrière, ne pouvant produire aux mêmes frais que les grands — ou même entre les mains de sociétés anonymes, plus puis-santés par la réunion de leurs capitaux que les plus grands capitalistes isolés ; d’un autre, elle est forcée, par cette même concurrence, à vendre ses produits au plus bas prix possible. Elle ne peut atteindre ce double résultat qu’en rejetant un nombre de plus en plus considérable de petits et moyens capitalistes, spéculateurs, commerçants et industriels, du monde des exploiteurs dans celui du prolétariat exploité ; et en faisant, en même temps, des économies progressives sur les salaires de ce même prolétariat.
D’un autre côté, la masse du prolétariat augmentant toujours, et par l’accroissement naturel de la population, que la misère elle-même, comme on sait, n’arrête guère, et par le renvoi dans son sein d’un nombre toujours croissant de bourgeois, ci-devant propriétaires, capitalistes, commerçants et industriels — et augmentant, comme je viens de le dire, dans une proportion plus forte que les besoins de la production exploitée ou commanditée par le capital bourgeois — il en résulte une concurrence désastreuse entre les travailleurs eux-mêmes ; car n’ayant d’autre moyen d’existence que leur travail manuel, ils sont poussés, par la crainte de se voir remplacés par d’autres, à vendre leur travail au plus bas prix possible. Cette tendance des travailleurs, ou plutôt cette nécessité à laquelle ils se voient condamnés par leur misère, combinée avec la tendance plus ou moins forcée des patrons à vendre les produits de leurs travailleurs, et par conséquent aussi à acheter leur travail, au plus bas prix possible, reproduit constamment et consolide la misère du prolétariat. Etant misérable, l’ouvrier doit vendre son travail pour rien, et, parce qu’il le vend pour rien, il devient de plus en plus misérable.
Oui, plus misérable, vraiment ! Car dans ce travail de forçat, les forces productives de l’ouvrier, abusivement appliquées, impitoyablement exploitées, excessivement dépensées et fort mal nourries, s’usent vite ; et une fois qu’elles se sont usées, que vaut, sur le marché du travail, que vaut cette unique marchandise qu’il possède et dont la vente journalière le fait vivre ? Rien ; et alors ? Alors il ne lui reste plus [...] qu’à mourir.
Quel est, dans un pays donné, le plus bas salaire possible ? C’est le prix de ce qui est considéré par les prolétaires de ce pays comme absolument nécessaire pour l’entretien d’un homme. Les économistes bourgeois de tous les pays sont d’accord sur ce point.
Donc, le prix courant du strict nécessaire est la mesure constante, ordinaire, au-dessus de laquelle les salaires des ouvriers NE peuvent s’élever ni longtemps ni beaucoup, mais au-dessous de laquelle ils tombent trop souvent, ce qui a toujours pour conséquence l’inanition, les maladies et la mort, jusqu’à ce qu’ait disparu un nombre de travailleurs suffisant pour rendre l’offre du travail non égale, mais conforme à la demande.
Ce que les économistes appellent l’égalité entre l’offre et la demande ne constitue pas encore l’égalité entre le demandeur et les offrants. Supposons que moi, fabricant, j’aie besoin de cent travailleurs et qu’il s’en présente sur le marché précisément cent, seulement cent — car s’il s’en présentait davantage, l’offre surpasserait la demande, il y aurait inégalité évidente au détriment des travailleurs, et par conséquent diminution de salaires. Mais puisqu’il ne s’en est présenté que cent, et que moi, le fabricant, je n’ai besoin, ni plus ni moins que de ce nombre précis, il semble au premier abord qu’il y ait entre nous égalité parfaite : l’offre et la demande étant toutes deux égales à cent, elles le sont nécessairement entre elles. S’ensuit-il que les ouvriers pourront exiger de moi un salaire et des conditions de travail qui leur assurent les moyens d’une existence vraiment libre, digne et humaine ? du tout. Si je leur accordais ce salaire et ces conditions, moi, capitaliste, je ne gagnerais pas plus qu’eux, et je ne le gagnerais encore qu’à condition que je travaillerais comme eux. Mais alors, pourquoi diable irais-je me tourmenter et me ruiner en leur offrant les avantages de mon capital ? Si je veux travailler moi-même comme ils travaillent, je placerai ce capital autre part à intérêts aussi grands que possible, et j’offrirai même [...] mon travail à quelque autre capitaliste, comme ils me l’offrent à moi.
Si, profitant de la puissance d’initiative que me donne mon capital, je demande à ces cent travailleurs de venir le féconder par leur travail, ce n’est pas du tout par sympathie pour leurs souffrances, ni par esprit de justice, ni par amour de l’humanité. Les capitalistes ne sont pas philanthropes, ils se ruineraient à ce métier. C’est parce que j’espère pouvoir tirer de leur travail un gain suffisant pour pouvoir vivre convenablement, richement, et grossir mon cher capital en même temps, sans avoir besoin de travailler. Ou bien je travaillerai aussi, mais autrement que mes ouvriers. Mon travail sera de tout autre nature, et sera infiniment mieux rétribué que le leur. Ce sera un travail d’administration et d’exploitation, non de production.
Mais le travail d’administration n’est-il pas un travail productif ? Sans doute, il l’est, car sans une bonne et intelligente administration, le travail manuel ne produirait rien, ou produirait peu et mal. Mais au point de vue de la justice et de l’utilité de la production elle-même, il n’est pas du tout nécessaire que ce travail soit monopolisé en mes mains, et surtout qu’il soit rétribué davantage que le travail manuel. Les associations coopératives ont prouvé que les ouvriers savent et peuvent administrer fort bien les entreprises industrielles, par des ouvriers qu’ils élisent dans leur sein et qui reçoivent la même rétribution que les autres. Donc, si je concentre le pouvoir administratif en mes mains, ce n’est point du tout pour l’utilité de la production, c’est pour ma propre utilité, pour celle de l’exploitation. Comme maître absolu de mon établissement, je perçois pour ma journée de travail dix, vingt, et, si je suis un grand industriel, souvent cent fois plus que mon ouvrier n’en perçoit pour la sienne, malgré que son travail soit, sans comparaison, plus pénible que le mien.
Mais puisque l’offre et la demande sont égales, dira-t-on, pourquoi les ouvriers accepteraient-ils de pareilles conditions ? Le capitaliste ayant tout aussi besoin d’occuper cent ouvriers que les cent ouvriers d’être occupés par lui, ne s’ensuit-il pas qu’ils sont l’un comme les autres dans des conditions parfaitement égales, arrivant tous les deux sur le marché comme deux marchands également libres, au point de vue juridique au moins, et apportant, l’un, une marchandise qui s’appelle le salaire journalier, soit par jour ou à terme, et voulant l’échanger contre une autre marchandise qui s’appelle le travail journalier de l’ouvrier, de tant d’heures par jour ; et l’autre apportant sa marchandise à lui, qui s’appelle son propre travail journalier, et qu’il veut échanger contre le salaire offert par le capitaliste. Puisque, dans notre supposition, la demande est de cent travailleurs, et que l’offre est de cent travailleurs aussi, il semble que des deux côtés les conditions sont égales.
Non, elles ne le sont pas du tout. Qu’est-ce qui amène le capitaliste sur le marché ? C’est le besoin de s’enrichir, de grossir son capital, et de se procurer la satisfaction de toutes les ambitions et vanités sociales, de se donner toutes les jouissances imaginables. Qu’est-ce qui amène l’ouvrier ? C’est le besoin de manger aujourd’hui et demain, c’est la faim. Donc, égaux au point de vue de la fiction juridique, le capitaliste et l’ouvrier ne le sont pas du tout à celui de leur situation respective, économique ou réelle. Le capitaliste n’est point menacé par la faim en arrivant au marché ; il sait fort bien que s’il n’y trouve pas aujourd’hui les travailleurs qu’il cherche, il aura toujours quelque chose à manger pendant beaucoup de temps, grâce à ce capital dont il est l’heureux possesseur. Si les ouvriers qu’il rencontre sur le marché lui font des propositions qui lui paraissent insuffisantes, des conditions qui lui paraissent exagérées, parce que, loin de grossir sa fortune et d’améliorer encore davantage sa situation économique, ces propositions et ces conditions pourraient, je ne dis pas l’égaliser, mais seulement la rapprocher quelque peu de la situation économique de ces mêmes ouvriers dont il veut acheter le travail, alors que fait-il ? Il les refuse et il attend. Ce qui le presse n’étant pas la nécessité, mais le désir d’améliorer une position qui, comparée à celle des ouvriers, est déjà très confortable, il peut attendre. Et il attendra, parce que l’expérience des affaires lui a appris que la résistance des ouvriers, qui, n’ayant ni capitaux, ni confort, ni grandes épargnes, sont pressés, eux, par une nécessité impitoyable, par celle de la faim ; il sait que cette résistance ne peut durer trop longtemps et qu’il trouvera enfin les cent ouvriers qu’il cherche et qui seront forcés d’accepter les conditions qu’il trouvera utile pour lui-même de leur imposer. Si ceux-ci les refusent, d’autres viendront qui seront trop heureux de les accepter. C’est ainsi que les choses se passent chaque jour au vu et à la connaissance de tout le monde.
Le capitaliste vient donc sur le marché en homme, sinon absolument libre, au moins infiniment plus libre que l’ouvrier. C’est la rencontre du lucre avec la faim, du maître avec l’esclave. Juridiquement, ils sont égaux ; économiquement, l’ouvrier est le serf du capitaliste, même avant la conclusion du marché par lequel il lui vendra à terme sa personne et sa liberté, parce que cette menace terrible de la faim, qui est chaque jour suspendue sur lui et sur toute sa famille, le forcera d’accepter toutes les conditions qui lui seront imposées par les calculs lucratifs du capitaliste, du chef d’industrie, du patron. Une fois que le marché est conclu, le servage de l’ouvrier devient double.
Charles Marx, l’illustre chef du communisme aile-niand, observe justement, dans son magnifique ouvrage [• • •] le Capital, que si le contrat qui se conclut librement entre les vendeurs d’argent, sous la forme de salaires, à telles conditions de travail, et les vendeurs de leur propre travail, c’est-à-dire entre les patrons et les ouvriers, au lieu d’être conclu à terme seulement, [avait] été conclu pour la vie, il constituerait un réel esclavage. Conclu à terme et réservant à l’ouvrier la faculté de quitter son patron, il ne constitue qu’une sorte de servage volontaire et passager. Oui, passager et volontaire, seulement au point de vue juridique, mais nullement à celui de la possibilité économique. L’ouvrier a bien toujours le droit de quitter un patron, mais en a-t-il les moyens ? Et s’il le quitte, sera-ce pour recommencer une existence libre, où il n’aurait d’autre patron que lui-même ? Non, ce sera pour se vendre à un nouveau patron. Il y sera poussé fatalement par cette même faim qui l’avait déjà vendu au premier Donc sa liberté, cette liberté de l’ouvrier qu’exaltent tant les économistes, les juristes et les républicains bourgeois n’est qu’une liberté théorique sans aucun moyen de réalisation possible, par conséquent une liberté toute fictive, un mensonge. La vérité est que toute la vie de l’ouvrier ne présente autre chose qu’une continuité désolante de servages à terme, juridiquement volontaires, mais économiquement forcés, une permanence de servages, momentanément interrompus par la liberté accompagnée de la faim, et, par conséquent, un réel esclavage.
Cet esclavage se manifeste dans la pratique de chaque jour, de toutes les manières possibles. En dehors des conditions déjà si vexatoires du contrat, qui font de l’ouvrier un subordonné, un serviteur obéissant et passif, et du patron un maître quasi absolu, il est notoire qu’il n’existe presque pas d’établissement industriel où le maître [...] ne transgresse ces conditions à son profit et au détriment de l’ouvrier : tantôt en lui demandant plus d’heures, ou de demi-heures ou de quarts d’heures de travail qu’il n’était convenu, tantôt en diminuant son salaire sous des prétextes quelconques, tantôt en le frappant d’amendes arbitraires ou en le traitant durement, d’une manière impertinente et grossière. Mais alors l’ouvrier doit le quitter, dira-t-on. C’est facile à dire, mais non toujours à exécuter. Quelquefois l’ouvrier a pris des avances, sa femme ou ses enfants sont malades, ou bien l’ouvrage dans sa branche d’industrie est mal rémunéré. D’autres patrons paient encore moins que le sien, et, en quittant celui-là, il n’est pas toujours sûr d’en trouver un autre. Et pour lui, nous l’avons dit, rester sans travail, c’est la mort. D’ailleurs, tous les patrons s’entendent et tous se ressemblent. Tous sont presque également vexatoires, injustes et durs.
N’est-ce pas une calomnie ? Non, c’est dans la nature des choses et dans la nécessité logique des rapports qui existent entre les patrons et leurs ouvriers.
Chapitre 4 : Le prolétariat, avenir de la civilisation
CE qui est excessivement remarquable, et ce qui d’ailleurs a été beaucoup de fois observé et constaté par un grand nombre d’écrivains de tendances très diverses, c’est qu’aujourd’hui, seul le prolétariat possède un idéal positif, vers lequel il tend avec toute la passion, à peu près vierge encore, de son être ; il voit devant lui une étoile, un soleil qui l’éclaire, qui le réchauffe déjà, au moins dans son imagination, dans sa foi, et qui lui montre avec une clarté certaine la voie qu’il doit suivre, tandis que toutes les classes privilégiées et soi-disant éclairées se trouvent plongées en même temps dans une obscurité désolante, effrayante. Elles ne voient plus rien devant elles, ne croient et n’aspirent plus à rien, et ne veulent rien que la conservation éternelle du statu quo3 tout en reconnaissant Que le statu quo ne vaut rien. Rien ne prouve mieux que ces classes sont condamnées à mourir et que l’avenir appartient au prolétariat. Ce sont les « barbares » (les prolétaires) qui représentent aujourd’hui la foi dans les destinées humaines et l’avenir de la civilisation, tandis que les « civilisés » ne trouvent plus leur salut que dans la barbarie : massacre des communards et retour au pape. Tels sont les deux derniers mots de la civilisation privilégiée,
Le prolétariat [...] forme une classe certainement très malheureuse, très opprimée, mais une classe tout de même, héréditaire et bien caractérisée. Comme classe, il est soumis à la loi historique et fatale qui détermine la carrière et la durée de chacune d’après ce qu’elle a fait et la façon dont elle a vécu dans le passé[]. Individualités collectives, toutes les classes finissent par s’épuiser comme les individus.
Dans les grands pays industriels, et précisément e. Angleterre, en France, en Belgique et en Allemagne, depuis que le machinisme a été introduit, la vapeur utilisée comme force motrice et la grande industrie capitaliste organisée, les crises économiques sont devenues un phénomène social inéluctable qui intervient périodiquement et à intervalles de plus en plus rapprochés. Là où l’industrie est la plus florissante, les travailleurs se voient périodiquement menacés de mourir de faim. Cette situation a tout naturellement engendré des crises du travail, un mouvement ouvrier, des grèves, tout d’abord en Angleterre (dans les années 1820), puis en France (dans les années 1830) et enfin en Allemagne et en Belgique (dans les années 1840).
Quoique attachés, comme des serfs, par la misère, aux localités dans lesquelles ils travaillent, les ouvriers, n’ayant pas de propriété, n’ont point d’intérêts locaux. Tous leurs intérêts sont d’une nature générale, pas même nationale,
mais internationale ; parce que la question du travail et du salaire, la seule qui les intéresse directement, réellement, quotidiennement, vivement, mais qui est devenue le centre et la base de toutes les autres questions, tant sociales que politiques et religieuses, tend aujourd’hui à prendre, par le simple développement de la toute-puissance du capital dans l’industrie et dans le commerce, un caractère absolument international.
Dans tous ces pays, il y a parmi la masse des millions de prolétaires une couche sociale de travailleurs plus développés, plus instruits et qui, par là même, forment dans le monde ouvrier une sorte d’aristocratie. Cette aristocratie ouvrière est divisée en deux catégories, dont l’une est des plus utile, l’autre des plus néfaste.
Commençons par la dernière. Elle est composée principalement et presque exclusivement non d’ouvriers de fabrique, mais d’artisans. On sait que la situation des artians en Europe, quoique nullement enviable, est tout de même incomparablement meilleure que celle des ouvriers le fabrique. Les artisans sont exploités non par le grand capital mais par le petit capital qui est loin de posséder les moyens d’oppression et d’humiliation dont dispose dans le monde industriel le grand capital. Le monde artisanal, où le travail se fait à la main et non à la machine, est une survivance du système économique du Moyen Age. Il passe de plus en plus à l’arrière-plan sous la poussée irrésistible et inéluctable de la grande industrie qui cherche tout naturellement à s’emparer de toutes les branches de production. Mais là où l’artisanat existe encore, les travailleurs vivent mieux ; les rapports entre patrons (eux-mêmes pas très riches et la plupart du temps issus de la classe laborieuse) et ouvriers sont plus étroits, plus simples et ont un caractère plus patriarcal que dans le monde industriel. Aussi trouve-t-on parmi les artisans une foule de semi-bourgeois qui, par leurs habitudes, leurs convictions et leurs prédispositions, veulent devenir, sciemment ou inconsciemment, des bourgeois consommés.
Mais les métiers eux-mêmes se divisent en deux, voire en trois catégories. La plus nombreuse et la moins aristocratique, c’est-à-dire la moins heureuse de toutes, bien entendu au sens bourgeois de ce terme, englobe tous les métiers pénibles et grossiers, le métier de forgeron par exemple, qui demande une grande dépense de force musculaire. Les artisans appartenant à cette catégorie sont ceux qui, par leurs tendances et leurs convictions, se rapprochent le plus des ouvriers de fabrique. Dans leurs milieux, de précieux instincts révolutionnaires survivent et même se développent ; il n’est pas rare d’y rencontrer des individus capables de se faire une idée générale et logique des conditions mondiales nécessaires pour l’émancipation des travailleurs. La catégorie intermédiaire comprend les menuisiers, les typographes, les tailleurs, les cordonniers et beaucoup d’autres métiers de ce genre qui demandent un certain degré d’instruction ou de connaissances spéciales, ou, à tout le moins, une dépense moindre de force physique et qui laissent, dès lors, plus de temps pour la réflexion. Dans ce milieu l’aisance est relativement plus grande ; aussi y trouve-t-on plus de fatuité bourgeoise. Les instincts révolutionnaires y sont beaucoup moins développés que dans la première catégorie, composée uniquement de travailleurs. Par contre, on y trouve en plus grand nombre des individus qui ont des convictions bien établies, mais on y rencontre aussi plus de raisonneurs qui, par manie des discussions oiseuses, sont inaptes à l’action combative, et parfois même, par vanité ou par calcul personnel, en sont les ennemis.
Enfin, il y a une troisième catégorie de métiers qui fabriquent des articles de luxe et qui, par conséquent, ont intérêt à ce que le riche monde bourgeois continue à exister. La majeure partie des travailleurs appartenant à ce milieu sont non pas à moitié, mais aux trois quarts et même davantage gagnés par les passions, la morgue et les préjugés de la bourgeoisie. Par bonheur, ils ne forment, dans la masse ouvrière, qu’une infime minorité. Mais là où ils sont plus nombreux, la propagande de l’internationale progresse très lentement et bien souvent montre une tendance nettement antisociale, purement bourgeoise. Ce milieu tend surtout à un bonheur exclusivement individuel, à une condition supérieure, c’est-à-dire foncièrement bourgeoise et non pas à l’émancipation et au bonheur collectif des travailleurs.
Dans ce milieu, les salaires sont incomparablement plus élevés ; en même temps, le travail est plus raffiné, plus aisé, plus propre, plus noble que dans les deux premières catégories ; aussi bien les travailleurs en tirent plus de satisfaction, plus de connaissances superficielles, d’assurance personnelle et de vanité. Ils ne deviennent socialistes qu’en période de crise économique, quand la baisse des salaires vient leur rappeler qu’ils ne sont pas des bourgeois mais des salariés.
On conçoit qu’au cours des dix dernières années, lorsque le pacifique système coopératif était encore au beau milieu de ses rêves et de ses espérances aujourd’hui déçues[18], le socialisme bourgeois trouva son terrain le plus favorable non parmi les travailleurs des fabriques, mais dans les milieux liés aux métiers et principalement dans les deux dernières catégories de ceux-ci, les plus privilégiées et les plus proches du monde bourgeois. L’échec général de la coopération fut une leçon bienfaisante pour la néfaste aristocratie ouvrière.
Mais dans la masse des millions de travailleurs, il y a un autre genre d‘aristocratie au suprême degré utile et bienfaisante : l’aristocratie non de la condition, mais de la conviction, du sentiment révolutionnaire, de la passion ardente, éclairée et de la volonté. Les travailleurs qui font partie de cette catégorie sont les ennemis jurés de toute aristocratie et de tout privilège : nobiliaire, bourgeois et même ouvrier ; on ne peut les appeler aristocrates qu’au sens littéral et primitif de ce terme, c’est-à-dire d’hommes d’élite. Et en effet, ce sont des hommes d’élite, non seulement dans la classe ouvrière, mais dans la société tout entière. Ils réunissent en eux, dans leur compréhension de la question sociale, et ceci avec toute la franchise de l’instinct populaire, tous les avantages de la pensée libre et indépendante, de la connaissance scientifique. Ils n’auraient pas à faire beaucoup d’efforts pour s’élever au-dessus de leur propre classe, pour entrer dans la caste bourgeoise, pour passer du parti de la masse du peuple exploité et asservi, dans les rangs de messieurs les exploiteurs comblés de tout. Ils ne veulent pas, ils ont la passion de la solidarité et ne comprennent pas la liberté et le bonheur autrement qu’avec les millions de leurs frères asservis. Tout naturellement et sans le rechercher eux mêmes, des hommes de ce genre jouissent d’un immense prestige auprès de la masse des travailleurs. Joignez à cette catégorie de travailleurs celle des militants sortis de la classe bourgeoise, qui ont rompu tous liens avec elle et qui se sont voués corps et âme à la grande cause de l’émancipation du prolétariat, et vous aurez ce que nous appelons l’aristocratie utile et bienfaisante du mouvement ouvrier international.
[Ce sont les] milieux prolétariens les plus pauvres qui, en Italie comme dans tous les pays d’Europe, portent en eux la vie, la force et l’avenir de la société moderne. Du monde bourgeois ne rejoignent ces milieux que quelques individualités qui, haïssant de tout leur être l’ordre actuel, qu’il soit politique, économique ou social, ont tourné le dos à la classe dont ils sont issus et se sont voués entièrement à la cause du peuple. Ces individualités sont peu nombreuses, mais par contre elles sont précieuses, à condition bien entendu qu’ayant pris en haine les aspirations de la bourgeoisie à la domination, elles aient
effacé en elles les derniers vestiges d’ambition personnelle ; dans ce cas, je le répète, elles sont vraiment précieuses. Le peuple leur donne la vie, la force des éléments et un champ d’action ; en revanche, elles lui apportent des connaissances positives, des méthodes d’abstraction et d’analyse, ainsi que l’art de s’organiser et de constituer des alliances qui, à leur tour, créent cette force combattante éclairée sans laquelle la victoire est inconcevable.
Chapitre 5 : Puissance et décadence intellectuelle de la bourgeoisie
ILY eut un temps où la bourgeoisie, douée de la même puissance de vie et constituant exclusivement la classe historique, offrait le même spectacle de fraternité et d’union aussi bien dans les actes que dans la pensée. Ce fut le plus beau temps de cette classe, toujours respec-:able sans doute, mais désormais impuissante, stupide et stérile, l’époque de son plus énergique développement. Elle fut ainsi avant la grande révolution de 1793 ; elle le fut encore, quoique à un bien moindre degré, avant les révolutions de 1830 et de 1848. Alors la bourgeoisie avait un monde à conquérir, une place à prendre dans la société, et, organisée pour le combat, intelligente, audacieuse, se sentant forte du droit de tout le monde, elle était douée d’une toute-puissance irrésistible : elle seule a fait contre la monarchie, la noblesse et le clergé réunis les trois révolutions.
A cette époque la bourgeoisie aussi avait créé une association internationale, universelle, formidable, la Franc-Maçonnerie. On se tromperait beaucoup si l’on jugeait de la Franc-Maçonnerie du siècle passé, ou même de celle du commencement du siècle présent, d’après ce qu’elle est aujourd’hui. Institution par excellence bourgeoise, dans son développement par sa puissance croissante d’abord et plus tard par sa décadence, la Franc-Maçonnerie a représenté en quelque sorte le développement, la puissance et la décadence intellectuelle de la bourgeoisie, (i)
Avant 1830 et avant 1793 surtout, ayant réuni en son sein, à très peu d’exceptions près, tous les esprits d’élite, les cœurs les plus ardents, les volontés les plus fières, les caractères les plus audacieux, elle avait constitué une organisation active, puissante et réellement bienfaisante. C’était l’incarnation énergique et la mise en pratique de l’idée humanitaire du xvine siècle. Tous ces grands principes de liberté, de fraternité, de la raison et de la justice humaines, élaborés d’abord théoriquement par la philo sophie de ce siècle, étaient devenus au sein de la Franc Maçonnerie des dogmes pratiques et comme les bases d’une morale et d’une politique nouvelles — l’âme d’une entreprise gigantesque de démolition et de reconstruction.
Le triomphe de la Révolution a tué la Franc-Maçonnerie, car la révolution ayant comblé en grande partie les vœux de la bourgeoisie et lui ayant fait prendre la place de l’aristocratie nobiliaire, la bourgeoisie, après avoir été si longtemps une classe exploitée et opprimée, est devenue tout naturellement à son tour la classe privilégiée, exploitante, oppressive, conservatrice et réactionnaire.
Après le coup d’Etat du premier Napoléon, la Franc-Maçonnerie était devenue, dans une grande partie du continent européen, une institution impériale.
La Restauration la ressuscita quelque peu. En se voyant menacée du retour de l’ancien régime, contrainte de céder à l’Eglise et à la noblesse coalisées la place qu’elle avait conquise par la première révolution, la bourgeoisie était forcément redevenue révolutionnaire. Mais quelle différence entre ce révolutionnarisme réchauffé et le révolutionnarisme ardent et puissant qui l’avait inspirée à la fin du siècle dernier ! Alors la bourgeoisie avait été de bonne foi, elle avait cru sérieusement et naïvement aux droits de l’homme, elle avait été poussée, inspirée par le génie de la démolition et de la reconstruction, elle se trouvait en pleine possession de son intelligence, et dans le plein développement de sa force ; elle ne se doutait pas encore qu’un abîme la séparait du peuple ; elle se croyait, se sentait, elle était réellement la représentante du peuple. La réaction thermidorienne et la conspiration de Babeuf l’ont à jamais privée de cette illusion. L’abîme qui sépare le peuple travailleur de la bourgeoisie exploitante, dominante et jouissante s’est ouvert, et il ne faut rien moins que le corps de la bourgeoisie tout entière, toute l’existence privilégiée des bourgeois, pour le combler.
Les bourgeois du siècle dernier avaient sincèrement cru qu’en s’émancipant eux-mêmes du joug monarchique, clérical et féodal, ils émanciperaient avec eux tout le peuple. Et cette naïve et sincère croyance fut la source de leur audace héroïque et de toute leur puissance merveilleuse. Ils se sentaient unis à tout le monde, et marchaient à l’assaut, portant en eux la force, le droit de tout le monde. Grâce à ce droit et à cette puissance populaire qui s’étaient pour ainsi dire incarnés dans leur classe, les bourgeois du siècle dernier purent escalader et prendre cette forteresse du pouvoir politique, que leurs pères avaient convoitée pendant tant de siècles. Mais au moment même où ils y plantaient leur bannière, une lumière nouvelle se faisait dans leur esprit. Dès qu’ils eurent conquis le pouvoir, ils commencèrent à comprendre qu’entre leurs intérêts bourgeois et les intérêts des masses populaires, il n’y avait plus rien de commun, qu’il y avait au contraire opposition radicale, et que la puissance et la prospérité exclusives de la classe des possédants ne pouvaient s’appuyer que sur la misère et la dépendance politique et sociale du prolétariat.
Dès lors, les rapports de la bourgeoisie et du peuple se transformèrent d’une manière radicale, et avant même que les travailleurs eussent compris que les bourgeois étaient leurs ennemis naturels, encore plus par nécessité que par mauvaise volonté, les bourgeois étaient déjà arrivés à la conscience de cet antagonisme fatal. C’est ce que j’appelle la mauvaise conscience des bourgeois.
Aujourd’hui les choses sont bien différentes : dans tous les pays d’Europe, la bourgeoisie redoute par-dessus tout la révolution sociale et elle sait que contre ce péril il n’y a pas pour elle d’autre refuge que l’Etat ; c’est pourquoi elle veut et réclame toujours l’Etat le plus fort possible ou tout simplement la dictature militaire ; mais pour réaliser ses ambitions et berner plus facilement le peuple, elle tient à ce que cette dictature soit revêtue des formes de la représentation nationale qui lui permettent d’exploiter les masses populaires au nom du peuple lui-même.
Tout cela, évidemment, ne s’applique qu’aux seules masses populaires, car dans les couches supérieures de la bourgeoisie [...], en même temps que s’opère l’unité étatique, se développe et s’amplifie de plus en plus l’unité sociale de la classe des exploiteurs privilégiés du labeur du peuple.
Cette classe [...] englobe tout le monde officiel, bureaucratique et militaire, policier et judiciaire ; le monde des gros possédants, industriels, négociants et banquiers ; l’ensemble des avocats et littérateurs officiels ou officieux, ainsi que le Parlement.
Le degré de science réparti à chacun n’est point égal, même dans la classe bourgeoise, nous le savons fort bien. Là aussi il y a une échelle, déterminée non par la capacité des individus, mais par le plus ou moins de richesse de la couche sociale dans laquelle ils ont pris naissance ; par exemple, l’instruction que reçoivent les enfants de la très petite bourgeoisie, très peu supérieure à celle que les ouvriers parviennent à se donner eux-mêmes, est presque nulle en comparaison de celle que la société répartit largement à la haute et moyenne bourgeoisie. Aussi, que voyons-nous ? La petite bourgeoisie, qui n’est actuellement rattachée à la classe moyenne que par une vanité ridicule d’un côté, et, de l’autre, par la dépendance dans laquelle elle se trouve vis-à-vis des gros capitalistes, se trouve pour la plupart du temps dans une situation plus misérable et bien plus humiliante que le prolétariat. Aussi, quand nous parlons des classes privilégiées, n’entendons-nous jamais cette pauvre petite bourgeoisie, qui, si elle avait un peu plus d’esprit et de cœur, ne tarderait pas à venir se joindre à nous pour combattre la grande et moyenne bourgeoisie qui ne l’écrase pas moins aujourd’hui qu’elle n’écrase le prolétariat. Et si le développement économique de la société allait continuer dans cette direction encore une dizaine d’années, ce qui nous paraît l’ailleurs impossible, nous verrions encore la plus grande partie de la bourgeoisie moyenne tomber dans la situation actuelle de la petite bourgeoisie d’abord, pour aller se perdre un peu plus tard dans le prolétariat, toujours grâce à cette concentration fatale de la richesse en un nombre de mains de plus en plus restreint ; ce qui aurait pour résultat infaillible de partager le monde social définitivement en une petite minorité excessivement opulente, savante, dominante, et une immense majorité de prolétaires misérables, ignorants et esclaves. Il est un fait qui doit frapper tous les esprits consciencieux, tous ceux qui ont à cœur la dignité humaine, la justice, c’est-à-dire la liberté de chacun dans l’égalité et par l’égalité de tous. C’est que toutes les inventions de l’intelligence, toutes les grandes applications de la science à l’industrie, au commerce et généralement à la vie sociale, n’ont profité jusqu’à présent qu’aux classes privilégiées, aussi bien qu’à la puissance des Etats, ces protecteurs éternels de toutes les iniquités politiques et sociales, jamais aux masses populaires. Nous n’avons qu’à nommer [ces inventions] pour que chaque ouvrier et chaque partisan sincère de l’émancipation du travail nous donne raison. Par quelle force les classes privilégiées se maintiennent-elles encore aujourd’hui, avec tout leur bonheur insolent et toutes leurs jouissances iniques, contre l’indignation si légitime des masses populaires ? Est-ce par une force qui leur serait inhérente à elles-mêmes ? Non, c’est uniquement par la force de l’Etat, dans lequel d’ailleurs leurs enfants remplissent aujourd’hui, comme ils l’ont fait toujours, toutes les fonctions dominantes, et même toutes les fonctions moyennes et inférieures, moins celles des travailleurs et des soldats.
La bourgeoisie n’est la classe dominante et exclusivement intelligente que parce qu’elle exploite et affame le peuple ; et que du moment où le peuple serait riche et instruit comme elle, elle ne pourrait plus dominer, et il n’y aurait plus de possibilité de gouvernement politique, parce que ce gouvernement se transformerait alors en une simple administration des affaires communes.
La bourgeoisie, comme corps politique et social, après avoir rendu des services éminents à la civilisation du monde moderne, est aujourd’hui historiquement condamnée à mourir. C’est le seul service qu’elle puisse rendre encore à l’humanité qu’elle a servie si longtemps par sa vie. Eh bien, elle ne veut pas mourir. Voilà l’unique cause de sa bêtise actuelle et de cette honteuse impuissance qui caractérise aujourd’hui chacune de ses entreprises politiques, nationales aussi bien qu’internationales.
La bourgeoisie aurait-elle déjà fait banqueroute ? Pas encore. Ou bien aurait-elle perdu le goût de la liberté et de la paix ? Pas du tout. La liberté, elle continue de l’aimer toujours, bien entendu à cette seule condition que cette liberté n’existe que pour elle seule, c’est-à-dire à condition qu’elle conserve toujours la liberté d’exploiter l’esclavage de fait des masses populaires qui, n’ayant, dans les constitutions actuelles, de la liberté que le droit, non les moyens, restent forcément asservies au joug des bourgeois,
Il n’y a point de doute que la bourgeoisie tout entière, y compris la bourgeoisie radicale, n’ait été proprement le créateur du despotisme césarien et militaire dont elle déplore aujourd’hui les effets. Après s’en être servie contre le prolétariat, elle voudrait s’en délivrer à cette heure. Rien de plus naturel ; ce régime l’humilie et la ruine. Mais comment s’en délivrer ? Jadis, elle était courageuse et puissante, elle avait la puissance des conquêtes. Aujourd’hui, elle est lâche et débile, elle est affligée de l’impuissance des vieillards. Elle ne reconnaît que trop bien sa faiblesse, et sent qu’elle seule ne peut rien. Il lui faut donc un aide. Cet aide ne peut être que le prolétariat ; donc il faut gagner le prolétariat.
Mais comment le gagner ? Par des promesses de liberté et d’égalité politique ? Ce sont des mots qui ne touchent plus les travailleurs. Ils ont appris à leurs dépens, ils ont compris par une dure expérience, que ces mots ne signifient pour eux rien que le maintien de leur esclavage économique, souvent même plus dur qu’auparavant. Si donc vous voulez toucher le cœur de ces misérables millions d’esclaves du travail, parlez-leur de leur émancipation économique. Il n’est plus d’ouvrier qui ne sache maintenant que c’est là pour lui l’unique base sérieuse et réelle de toutes les autres émancipations. Donc il faut leur parler de réformes économiques de la société.[...]
C’est là un signe infaillible auquel les ouvriers peuvent reconnaître un faux socialiste, un socialiste bourgeois : si, en leur parlant de révolution, ou, si l’on veut, de transformation sociale, il leur dit que la transformation politique doit précéder la transformation économique ; s’il nie qu’elles doivent se faire toutes les deux à la fois, ou même que la révolution politique ne doit être rien que la mise en action immédiate et directe de la liquidation sociale pleine et entière, qu’ils lui tournent le dos ! car ou bien il n’est rien qu’un sot, ou bien un exploiteur hypocrite.
Quelque profonds que soient notre antipathie, notre défiance et notre mépris pour la bourgeoisie moderne, il est toutefois deux catégories dans cette classe, dont nous ne désespérons pas de voir au moins une partie se laisser convertir tôt ou tard par la propagande socialiste, et qui, poussées, l’une par la force même des choses et par les nécessités de sa position actuelle, l’autre par un tempérament généreux, devront prendre part sans doute avec nous à la destruction des iniquités présentes et à l’édification du monde nouveau. Nous voulons parler de la toute petite bourgeoisie et de la jeunesse des écoles et des universités.
Il faut bien le dire, la petite bourgeoisie, le petit commerce et la petite industrie commencent à souffrir aujourd’hui presque autant que les classes ouvrières et si les choses marchent du même pas, cette majorité bourgeoise respectable pourrait bien, par sa position économique, se confondre bientôt avec le prolétariat. Le grand commerce, la grande industrie et surtout la grande et malhonnête spéculation l’écrasent, la dévorent et la poussent dans l’abîme. La situation de la petite bourgeoisie devient donc de plus en plus révolutionnaire, et ses idées trop longtemps réactionnaires, s’éclaircissant aujourd’hui grâce à de terribles leçons, devront nécessairement prendre une direction opposée. Les plus intelligents commencent à comprendre qu’il ne reste d’autre salut, pour l’honnête bourgeoisie, que dans l’alliance avec le peuple — et que la question sociale l’intéresse aussi bien et de la même manière que le peuple.
Ce changement progressif dans l’opinion de la petite bourgeoisie en Europe est un fait aussi consolant qu’incontestable. Mais nous ne devons pas nous faire illusion : l’initiative du nouveau développement n’appartiendra pas à elle, mais au peuple ; à l’Occident, aux ouvriers des fabriques et des villes ; chez nous, en Russie, en Pologne, et dans la majorité des pays slaves, aux paysans. La petite bourgeoisie est devenue trop peureuse, trop timide, trop sceptique pour prendre d’elle-même une initiative quelconque ; elle se laissera bien entraîner, mais elle n’entraînera personne ; car en même temps qu’elle est pauvre d’idées, la foi et la passion lui manquent. Cette passion qui brise les obstacles et qui crée des mondes nouveaux se trouve exclusivement dans le peuple. Donc au peuple appartiendra, sans contestation aucune, l’initiative du mouvement nouveau.
Chapitre 6 : La révolution paysanne, anarchique par nature
Les paysans, dans presque tous les pays de l’Europe — moins l’Angleterre et l’Ecosse, où proprement les paysans n’existent pas, moins l’Irlande, l’Italie et l’Espagne où ils se trouvent dans une situation misérable, et par conséquent révolutionnaire, et socialiste sans qu’ils le sachent eux-mêmes -, en France et en Allemagne surtout, sont à demi satisfaits ; ils jouissent ou croient jouir d’avantages qu’ils s’imaginent avoir intérêt à conserver contre les attaques d’une révolution sociale ; ils ont sinon les profits réels, du moins le rêve vaniteux, l’imagination de la propriété[9]. Ils sont en outre systématiquement maintenus par les gouvernements et par toutes les Eglises, officielles ou officieuses, de l’Etat, dans une ignorance crasse. Les paysans constituent aujourd’hui la base principale, presque unique, sur laquelle sont assises la sécurité et la puissance des Etats. Ils sont donc de la part de tous les gouvernements l’objet d’une attention toute particulière. On travaille systématiquement leur esprit pour y cultiver les fleurs si délicates de la foi chrétienne et de la fidélité au souverain, et pour y semer les plantes salutaires de la haine contre les villes. Malgré tout cela, les paysans, comme je l’ai expliqué ailleurs, peuvent être soulevés et seront soulevés tôt ou tard par la révolution sociale ; et cela pour trois simples raisons : à cause même de leur civilisation si peu avancée ou de leur barbarie relative, ils ont conservé dans toute son intégrité le tempérament simple, robuste et toute l’énergie de la nature populaire. Ils vivent du travail de leurs bras et sont moralisés par ce travail, qui nourrit en eux une haine instinctive contre tous les fainéants privilégiés de l’Etat, contre tous les exploiteurs du travail. Enfin, travailleurs eux-mêmes, ils ne sont séparés des travailleurs des villes que par des préjugés, non par des intérêts. Un grand mouvement réellement socialiste et révolutionnaire pourra les étonner d’abord, mais leur instinct et leur bon sens naturel leur feront comprendre bientôt qu’il ne s’agit pas du tout de les spolier, mais de faire triompher et d’établir partout et pour tous le droit sacré du travail sur les ruines de toutes les fainéantises privilégiées du monde. Et lorsque les ouvriers, abandonnant le langage prétentieux et scolastique d’un socialisme doctrinaire, inspirés eux-mêmes par la passion révolutionnaire, viendront leur dire simplement, sans détours et sans phrases, ce qu’ils veulent ; lorsqu’ils arriveront dans les campagnes non en précepteurs et en maîtres, mais comme des frères, des égaux, provoquant la révolution, mais ne l’imposant pas aux travailleurs de la terre ; lorsqu’ils mettront le feu à tout le papier timbré, procès, titres de propriété et de rentes, dettes privées, hypothèques de l’Etat, lois criminelles et civiles ; lorsqu’ils allumeront des feux de joie de toute cette paperasse immense, signe et consécration officielle de l’esclavage et de la misère du prolétariat — alors, soyez-en bien certains, le paysan les comprendra et se lèvera avec eux[12]. Mais pour que les paysans se lèvent, il faut absolument que l’initiative du mouvement révolutionnaire soit prise par les ouvriers des villes, parce que ces ouvriers seuls joignent aujourd’hui à l’instinct la conscience éclairée, l’idée, et la volonté réfléchie de la révolution sociale. Donc tout le danger qui menace l’existence des Etats est uniquement concentré aujourd’hui dans le prolétariat des villes,
Pour les communistes ou les [sociaux-démocrates] allemands, la paysannerie quelle qu’elle soit, c’est la réaction ; et l’Etat, peu importe lequel, même l’Etat bismarckien, c’est la révolution. Qu’ils ne disent pas que nous les calomnions. La preuve qu’ils pensent bien ainsi est fournie par leurs discours, brochures, articles de revues et, enfin, par leur correspondance [...]. Du reste, les marxistes ne peuvent concevoir les choses autrement : étatistes par-dessus tout, ils sont forcément amenés à maudire toute révolution populaire, surtout la révolution paysanne, anarchique par nature et menant directement à l’abolition de l’Etat.
Et dans cette haine de la révolte paysanne, ils s’accordent de la façon la plus tendre et la plus touchante avec tous les milieux et tous les partis de la société bourgeoise allemande.
Les paysans, l’immense majorité des paysans au moins, ne l’oublions jamais, quoique devenus propriétaires en France, n’en vivent pas moins du travail de leurs bras. C’est là ce qui les sépare foncièrement de la classe bourgeoise, dont la plus grande majorité vit de l’exploitation lucrative du travail des masses populaires ; et ce qui [les] unit, d’un autre côté, aux travailleurs des villes, malgré la différence de leurs positions, toute au désavantage de ces derniers, et la différence d’idées, les malentendus dans les principes qui en résultent malheureusement trop souvent.
Si nous voulons vraiment devenir pratiques, si, fatigués des rêves, nous voulons faire la révolution, il faut que nous commencions par nous délivrer nous-mêmes d’une quantité de préjugés doctrinaires nés au sein de la bourgeoisie et passés malheureusement en trop grande proportion de la classe bourgeoise dans le prolétariat des villes lui-même. L’ouvrier des villes, plus éclairé que le paysan, trop souvent le méprise et en parle avec un dédain tout bourgeois. Mais rien ne met autant en colère que le dédain et le mépris — ce qui fait que le paysan répond au mépris du travailleur des villes par sa haine. Et c’est un grand malheur, parce que ce mépris et cette haine divisent le peuple en deux grandes parties dont chacune paralyse et annule l’autre. Entre ces deux parties, il n’y a en réalité aucun intérêt contraire, il n’y a qu’un immense et funeste malentendu, qu’il faut faire disparaître à tout prix.
Le principal argument des ouvriers des villes contre les paysans, c’est la cupidité de ces derniers, leur grossier égoïsme et leur attachement à la propriété individuelle de la terre. Les ouvriers qui leur reprochent tout cela devraient se demander d’abord : et qui n’est point égoïste ? Qui dans la société actuelle n’est point cupide, dans ce sens qu’il tient avec fureur au peu de bien qu’il a pu amasser et qui lui garantit, dans l’anarchie économique actuelle et dans cette société qui est sans pitié pour ceux qui meurent de faim, son existence et l’existence des siens ? Les paysans ne sont pas des communistes, il est vrai, ils redoutent, ils haïssent les partageux, parce qu’ils ont quelque chose à conserver, du moins en imagination, et l’imagination est une grande puissance dont généralement on ne tient pas assez compte dans la société. Les ouvriers, dont l’immense majorité ne possède rien, ont infiniment plus de propension vers le communisme que les paysans ; rien de plus naturel : le communisme des uns est aussi naturel que l’individualisme des autres — il n’y a pas là de quoi se vanter, ni mépriser les autres — les uns comme les autres étant, avec toutes leurs idées et toutes leurs passions, les produits des milieux différents qui les ont engendrés. Et encore, les ouvriers eux-mêmes sont-ils tous communistes ?
Il ne s’agit donc pas d’en vouloir aux paysans, ni de les dénigrer, il s’agit d’établir une ligne de conduite révolutionnaire qui tourne la difficulté et qui non seulement empêcherait l’individualisme des paysans de les pousser dans le parti de la réaction, mais qui au contraire s’en servirait pour faire triompher la révolution.
Vous conviendrez avec moi qu’il n’est plus temps de convertir les paysans par la propagande théorique. Ne resterait donc, en dehors du moyen que je propose, qu’un seul moyen : celui du terrorisme des villes exercé contre les campagnes. C’est le moyen par excellence, choyé par tous nos amis, les ouvriers des grandes cités de France, qui ne s’aperçoivent et ne se doutent même pas qu’ils ont emprunté cet instrument de révolution, j’allais dire de réaction, dans l’arsenal du jacobinisme révolutionnaire, et que s’ils ont le malheur de se servir de cet instrument, ils se tueront eux-mêmes, plus que cela, ils tueront la révolution elle-même. Car quelle en sera la conséquence inévitable, fatale ? C’est que toutes les populations des campagnes, dix millions de paysans, se jetteront de l’autre côté et renforceront de leurs masses formidables et invincibles le camp de la réaction.
Ils marcheront avec [les ouvriers] aussitôt qu’ils se seront convaincus que les ouvriers des villes ne prétendent pas leur imposer leur volonté, ni un ordre politique et social quelconque, inventé par les villes, pour la plus grande félicité des campagnes, aussitôt qu’ils auront acquis l’assurance que les ouvriers n’ont aucunement l’intention de leur prendre leurs terres.
Eh bien, il est de toute nécessité aujourd’hui que les ouvriers renoncent réellement à cette prétention et à cette intention, et qu’ils y renoncent de manière à ce que les paysans le sachent et en demeurent tout à fait convaincus. Les ouvriers doivent y renoncer, car alors même que cette prétention et cette intention paraissaient réalisables, elles étaient souverainement injustes et réactionnaires, et maintenant que leur réalisation est devenue impossible, elles ne constitueraient ni plus ni moins qu’une criminelle folie.
De quel droit les ouvriers imposeront-ils aux paysans une forme de gouvernement ou d’organisation économique quelconque ? Du droit de la révolution, dit-on. Mais la révolution n’est plus la révolution lorsqu’elle agit en despote et lorsqu’au lieu de provoquer la liberté dans les masses, elle provoque la réaction dans leur sein. Le moyen et la condition, sinon le but principal de la révolution, c’est l’anéantissement du principe de l’autorité dans toutes ses manifestations possibles, c’est l’abolition, la destruction complète et au besoin violente de l’Etat, parce que l’Etat, frère cadet de l’Eglise, comme l’a fort bien démontré Proudhon, est la consécration historique de tous les despotismes, de tous les privilèges, la raison politique de tous les asservissements économiques et sociaux, l’essence même et le centre de toute réaction. Lorsque, au nom de la révolution, on veut faire de l’Etat, ne fût-ce que de l’Etat provisoire, on fait donc de la réaction et on travaille pour le despotisme, non pour la liberté : pour l’institution du privilège contre l’égalité.
Mais alors que faire ? Il n’y a qu’un seul moyen, c’est de révolutionner les campagnes aussi bien que les villes. Et qui peut le faire ? La seule classe qui porte aujourd’hui réellement, franchement la révolution en son sein : la classe des travailleurs des villes.
Il faut envoyer dans les campagnes, comme propagateurs de la révolution, des corps francs.
Règle générale : qui veut propager la révolution doit être franchement révolutionnaire lui-même. Pour soulever les hommes, il faut avoir le diable au corps ; autrement on ne fait que des discours qui avortent, on ne produit qu’un bruit stérile, non des actes. Donc avant tout, les corps francs propagateurs doivent être, eux-mêmes, révolutionnairement inspirés et organisés. Ils doivent porter la révolution en leur sein, pour pouvoir la provoquer et la susciter autour d’eux. Ensuite, ils doivent se tracer un système, une ligne de conduite conforme au but qu’ils se proposent. Quel est ce but ? Ce n’est pas d’imposer la révolution aux campagnes, mais de l’y provoquer et de l’y susciter.
Pour cela il n’est qu’un seul moyen : c’est de leur parler et de les pousser vivement dans la direction de leurs propres instincts. Ils aiment la terre, qu’ils prennent toute la terre et qu’ils en chassent tous les propriétaires qui l’exploitent par le travail d’autrui. Ils n’ont aucun goût pour le paiement des hypothèques, des impôts. Qu’ils ne les paient plus. Que ceux d’entre eux qui ne se soucient pas de payer leurs dettes privées, ne soient plus forcés de les payer. Enfin ils détestent la conscription, qu’ils ne soient plus forcés de donner de soldats. [...]
Mais en les laissant partager entre eux les terres qu’ils auront arrachées aux propriétaires bourgeois, n’établit-on pas sur un fondement plus solide et nouveau la propriété individuelle ? Pas du tout, car la consécration juridique et politique de l’Etat lui manquera, l’Etat et toute la constitution juridique, la défense de la propriété par l’Etat, le droit de famille et le droit d’héritage y compris, devant nécessairement disparaître dans l’immense tourbillon de l’anarchie populaire. Il n’y aura plus de droits ni politiques ni juridiques — il n’y aura que des faits révolutionnaires.
Mais ce sera la guerre civile, direz-vous. La propriété individuelle, n’étant plus garantie par aucune autorité supérieure et n’étant plus défendue que par la seule énergie du propriétaire, chacun voudra s’arroger le bien d’autrui, les plus forts pilleront les plus faibles. Mais qui empêchera les plus faibles de s’associer entre eux pour piller à leur tour les plus forts ?
Chapitre 7 : L’ absurde fiction du contrat social
L’ homme n’est pas seulement l’être le plus individuel de la terre — il en est encore le plus social. Ce fut une grande erreur de la part de Rousseau d’avoir pensé que la société primitive [a] été établie par un contrat libre, formé par des sauvages. Mais Rousseau n’est pas le seul qui l’affirme. La majorité des juristes et des publicistes modernes soit de l’école de Kant, soit de toute autre école individualiste et libérale, et qui n’admettent ni la société fondée sur le droit divin des théologiens, ni la société déterminée par l’école hégélienne comme la réalisation plus ou moins mystique de la Morale objective, ni la société primitivement animale des naturalistes, prennent nolens volens, et faute d’autre fondement, le contrat tacite pour point de départ. Un contrat tacite ! C’est-à-dire un contrat sans paroles et par conséquent sans pensée et sans volonté — un révoltant non-sens ! Une absurde fiction, et qui plus est, une méchante fiction ! Une indigne supercherie ! car il suppose que, alors que je n’étais en état ni de vouloir, ni de penser, ni de parler parce que je me suis laissé tondre sans protester, j’ai pu consentir, pour moi-même, et pour ma descendance tout entière, à un éternel esclavage !
Au point de vue du système que nous examinons, la distinction du bien et du mal n’existait pas avant la conclusion du contrat, alors que chaque individu restait plongé dans l’isolement de sa liberté ou de son droit absolu, n’ayant aucune considération à garder vis-à-vis de tous les autres que celles que lui conseilleraient sa faiblesse ou sa force relatives — c’est-à-dire sa prudence et son intérêt propres. Alors l’égoïsme, toujours selon cette même théorie, était la loi suprême, le seul droit : le bien était déterminé par le succès, le mal par la seule défaite, et la justice n’était que la consécration du fait accompli, quelque horrible, cruel ou infâme qu’il fût — tout à fait comme dans la morale politique qui prévaut aujourd’hui en Europe.
La distinction du bien et du mal ne commence selon ce système, qu’avec la conclusion du contrat social. Alors tout ce qui fut reconnu comme constituant l’intérêt commun fut proclamé le bien, et tout ce qui lui fut contraire, le mal. Les membres contractants, devenus citoyens, s’étant liés par un engagement plus ou moins solennel, assumèrent par là même un devoir : celui de subordonner leurs intérêts privés au salut commun, à l’intérêt inséparable de tous, et leurs droits séparés du droit public, dont le représentant unique, l’Etat, fut par là même investi du pouvoir de réprimer toutes les révoltes de l’égoïsme individuel, mais avec le devoir de protéger chacun de ses membres dans l’exercice de ses droits, tant que ces derniers n’étaient pas contraires au droit commun.
Nous allons examiner maintenant ce que doit être l’Etat ainsi constitué, tant vis-à-vis des autres Etats, ses pareils, que vis-à-vis des populations qu’il gouverne. Cet examen nous paraît d’autant plus intéressant et utile, que l’Etat tel qu’il est défini ici, est précisément l’Etat moderne, en tant qu’il s’est séparé de l’idée religieuse : l’Etat laïque ou athée, proclamé par les publicistes modernes. Voyons donc en quoi consiste sa morale ? C’est l’Etat moderne, avons-nous dit, au moment où il s’est délivré du joug de l’Eglise, et où, par conséquent, il a secoué le joug de la morale universelle ou cosmopolite de la religion chrétienne ; et nous ajouterons encore, au Moment où il ne s’est pas encore pénétré de la morale ni de l’idée humanitaire, ce qu’il ne saurait faire d’ailleurs sans se détruire ; parce que dans son existence séparée et dans sa concentration isolée, il serait trop étroit pour pouvoir embrasser, contenir les intérêts et par conséquent aussi la morale de l’humanité tout entière.
Les Etats modernes sont arrivés précisément à ce point. Le christianisme ne leur sert plus que de prétexte et de phrase, ou de moyen pour tromper les badauds, car ils poursuivent des buts qui n’ont rien à démêler avec les sentiments religieux ; et les grands hommes d’Etat de nos jours : les Palmerston, les Mouraviev, les Cavour, les Bismarck, les Napoléon riraient beaucoup, si on prenait leurs démonstrations religieuses au sérieux. Ils riraient encore davantage, si on leur prêtait des sentiments, des considérations, des intentions humanitaires, qu’ils ne se font d’ailleurs jamais faute de traiter publiquement de niaiseries. Que reste-t-il donc pour leur constituer une morale ? Uniquement l’intérêt de l’Etat. De ce point de vue, qui d’ailleurs, à très peu d’exceptions près, fut celui des hommes d’Etat, des hommes forts de tous les temps et de tous les pays, tout ce qui sert à la conservation, à la grandeur et à la puissance de l’Etat, quelque sacrilège que ce soit au point de vue religieux, et quelque révoltant que cela puisse paraître à celui de la morale humaine — c’est le bien, et vice-versa, tout ce qui y est contraire, que ce soit la chose la plus sainte et humainement la plus juste, c’est le mal. Telle est dans sa vérité la morale et la pratique séculaire de tous les Etats.
C’est aussi celle de l’Etat fondé sur la théorie du contrat social. Selon ce système, le bien et le juste, ne commençant qu’avec le contrat, ne sont rien en effet que le contenu même et le but du contrat, c’est-à-dire l’intérêt commun et le droit public de tous les individus, qui l’ont formé entre eux, à l’exclusion de tous ceux qui sont restés en dehors du contrat - par conséquent rien que la plus grande satisfaction donnée à l’égoïsme collectif d’une association particulière et restreinte, qui, étant fondée sur le sacrifice partiel de l’égoïsme individuel de chacun de ses membres, rejette de son sein, comme étrangers et comme ennemis naturels, l’immense majorité de l’espèce humaine, formée ou non formée en associations analogues.
L’existence d’un seul Etat restreint suppose nécessairement l’existence, et au besoin provoque la formation de plusieurs Etats ; [il est] fort naturel que les individus qui se trouvent en dehors de lui, menacés dans leur existence et dans leur liberté, s’associent à leur tour contre lui. Voilà donc l’humanité divisée en un nombre indéfini d’Etats étrangers, hostiles et menaçants les uns pour les autres. Il n’existe point de droit commun, de contrat social entre eux, car s’il en existait un, ils cesseraient d’être des Etats absolument indépendants l’un de l’autre, devenant des membres fédérés d’un seul grand Etat. Mais à moins que e grand Etat n’embrasse l’humanité tout entière, il aurait contre lui dans la même attitude d’hostilité nécessaire d’autres grands Etats intérieurement fédérés — ce serait toujours la guerre comme loi suprême et comme une nécessité inhérente à l’existence même de l’humanité.
Intérieurement fédéré ou non fédéré, chaque Etat, sous peine de périr, doit donc chercher à devenir le plus puissant. Il doit dévorer pour ne point être dévoré, conquérir pour ne pas être conquis, asservir pour ne pas être asservi — car deux puissances similaires et en même temps étrangères l’une à l’autre ne sauraient coexister sans s’entre-détruire.
L’Etat est donc la négation la plus flagrante, la plus cynique et la plus complète de l’humanité. Il rompt l’universelle solidarité de tous les hommes sur la terre, et n’en associe une partie que pour en détruire, conquérir et asservir tout le reste. Il ne couvre de sa protection que ses propres citoyens, ne reconnaît le droit humain, l’humanité, la civilisation qu’à l’intérieur de ses propres limites ; ne recon-naissant aucun droit en dehors de lui-même, il s’arroge logiquement celui de la plus féroce inhumanité contre toutes les populations étrangères qu’il peut piller, exterminer ou asservir à son gré. S’il se montre généreux et humain envers elles, ce n’est jamais par devoir ; car il n’a de devoirs qu’envers lui-même d’abord, et ensuite vers ceux de ses membres qui l’ont librement formé, qui continuent de le constituer librement ou bien même, comme cela arrive toujours à la longue, qui sont devenus ses sujets. Comme le droit international n’existe pas, et comme il ne saurait jamais exister d’une manière sérieuse et réelle sans miner dans ses fondements même le principe de l’absolue souveraineté des Etats, l’Etat ne peut avoir de devoirs vis-à-vis des populations étrangères. Donc s’il traite humainement un peuple conquis, s’il ne le pille et ne l’extermine qu’à demi et s’il ne le réduit pas au dernier degré d’esclavage, ce sera par politique et par prudence peu être, ou bien par pure magnanimité, mais jamais par devoir, car il a le droit absolu de disposer de lui à son gré.
Cette négation flagrante de l’humanité, qui constitue l’essence même de l’Etat, est au point de vue de l’Etat le suprême devoir et la plus grande vertu : elle s’appelle patriotisme, et constitue toute la morale transcendante de l’Etat. Nous l’appelons morale transcendante parce qu’elle dépasse ordinairement le niveau de la morale et de la justice humaines, communes ou privées, et par là même se met le plus souvent en contradiction avec elles. Ainsi offenser, opprimer, spolier, piller assassiner ou asservir son prochain, selon la morale ordinaire des hommes, est regardé comme un crime. Dans la vie publique au contraire, au point de vue du patriotisme, lorsque cela se fait pour la plus grande gloire de l’Etat, pour conserver ou bien pour élargir sa puissance, tout cela devient devoir et vertu. Et cette vertu, ce devoir sont obligatoires pour chaque citoyen patriote ; chacun est censé devoir les exercer, non seulement contre les étrangers, mais contre ses concitoyens eux-mêmes, membres ou sujets comme lui de l’Etat, toutes les fois que le réclame le salut de l’Etat.
Cette morale transcendante, extra-humaine et par là même anti-humaine des Etats, n’est pas le fruit de la seule corruption des hommes qui en remplissent les fonctions. On pourrait dire plutôt que la corruption de ces hommes est la conséquence naturelle, nécessaire de l’institution des Etats. Cette morale n’est rien que le développement du principe fondamental de l’Etat, l’expression inévitable d’une nécessité inhérente à l’Etat. L’Etat n’est pas autre chose que la négation de l’humanité ; c’est une collectivité restreinte qui veut prendre sa place et veut s’imposer à elle comme une fin suprême, à laquelle tout doit servir, tout doit se soumettre.
C’était naturel et facile dans l’Antiquité, alors que l’idée même de l’humanité était inconnue, alors que chaque peuple adorait ses dieux exclusivement nationaux et qui lui donnaient droit de vie et de mort sur toutes les autres nations. Le droit humain n’existait alors que pour les citoyens de l’Etat. Tout ce qui était en dehors de l’Etat était voué au pillage, au massacre et à l’esclavage.
Il n’en est plus ainsi aujourd’hui. L’idée de l’humanité devient de plus en plus puissante dans le monde civilisé, et même, grâce à l’extension et à la rapidité croissante des communications et grâce à l’influence encore plus matérielle que morale de la civilisation sur les peuples barbares, elle commence à pénétrer déjà dans ces derniers. Cette idée est la puissance invisible du siècle, avec laquelle les puissances du jour, les Etats, doivent compter.
Dans cette alternative pénible, il ne leur reste qu’un parti : c’est l’hypocrisie. Ils se donnent les airs de respecter [l’humanité], ils ne parlent, ils n’agissent plus qu’en son nom, et ils la violent chaque jour. Il ne faut pas leur en vouloir pour cela. Ils ne peuvent agir autrement, leur position étant devenue telle qu’ils ne peuvent plus se conserver qu’en mentant. La diplomatie n’a point d’autre mission.
Aussi que voyons-nous ? Toutes les fois qu’un Etat veut déclarer la guerre à un autre, il commence par lancer un manifeste, adressé non seulement à ses propres sujets, mais au monde entier, et dans lequel, en mettant tout le droit de son propre côté, il s’efforce de prouver qu’il ne respire qu’humanité et amour de la paix, et que, pénétré de ces sentiments généreux et pacifiques, il a souffert longtemps en silence, mais que l’iniquité croissante de son ennemi le force enfin de tirer l’épée du fourreau. Il jure, en même temps, que, dédaigneux de toute conquête matérielle et ne cherchant aucun accroissement de son territoire, il mettra fin à cette guerre aussitôt que sera rétablie la justice. Son antagoniste répond par un manifeste semblable, dans lequel naturellement tout le droit, la justice, l’humanité et tous les sentiments généreux s retrouvent de son propre côté. Ces deux manifestes opposés sont écrits avec la même éloquence, ils respirent là même indignation vertueuse, et l’un est aussi sincère que l’autre : c’est-à-dire que tous les deux mentent effrontément, et il n’y a que les sots qui se laissent prendre.
Le droit des gens, les traités qui règlent les rapports entre les Etats, sont privés de toute sanction morale. Ils sont, dans chaque époque déterminée de l’histoire, l’expression matérielle de l’équilibre résultant de l’antagonisme mutuel des Etats. Tant qu’il y aura des Etats, il n’y aura point de paix. Il n’y aura que des trêves plus ou moins longues, des armistices conclus de guerre lasse par ces belligérants éternels, les Etats ; et, aussitôt qu’un Etat se sentira assez fort pour rompre cet équilibre à son profit, il ne manquera jamais de le faire. Toute l’histoire est là pour le prouver.
Ceci nous explique pourquoi dès le commencement de l’histoire, c’est-à-dire dès la naissance des Etats, le monde de la politique a toujours été et continue d’être encore le théâtre de la haute coquinerie et du sublime brigandage — brigandage et coquinerie d’ailleurs hautement honorés, puisqu’ils sont commandés par le patriotisme, par la morale transcendante et par l’intérêt suprême de l’Etat. Cela nous explique pourquoi toute l’histoire des Etats antiques et modernes n’est qu’une série de crimes révoltants ; pourquoi rois et ministres présents et passés, de tous les temps et de tous les pays : hommes d’Etat, diplomates, bureaucrates et guerriers, si on les juge au point de vue de la simple morale et de la justice humaine, ont cent fois, mille fois, mérité le gibet ou les galères ; car il n’est point d’horreur, de cruauté, de sacrilège, de parjure, d’imposture, d’infâme transaction, de vol cynique, de pillage effronté et de sale trahison, qui n’aient été ou qui ne soient quotidiennement accomplis par les représentants des Etats, sans autre excuse que ce mot élastique, à la fois si commode et si terrible : la raison d’Etat !
Mot vraiment terrible ! car il a corrompu et déshonoré, dans les régions officielles et dans les classes gouvernantes de la société, plus de gens que le christianisme lui-même. Aussitôt qu’il est prononcé, tout se tait et tout cesse : honnêteté, honneur, justice, droit, la pitié elle-même :esse, et avec elle la logique et le bon sens : le noir devient blanc et le blanc noir, l’horrible humain, et les plus lâches félonies, les crimes les plus atroces deviennent des actes méritoires !
Tout Etat, comme toute théologie, suppose l’homme essentiellement méchant et mauvais. Dans celui que nous examinons maintenant, le bien, avons-nous vu, ne commence qu’avec la conclusion du contrat social et n’est, par conséquent, que le produit de ce contrat, son contenu même. Il n’est pas le produit de la liberté. Au contraire, tant que les hommes restent isolés dans leur individualité absolue, jouissant de toute leur liberté naturelle à laquelle ils ne reconnaissent d’autres limites que des limites de fait, non de droit, ils ne suivent qu’une seule loi, celle de leur naturel égoïsme : ils s’offensent, se maltraitent et se volent mutuellement, s’entr’égorgent et s’entre-dévorent chacun dans la mesure de son intelligence, de sa ruse et de ses forces matérielles, comme le font aujourd’hui, ainsi que nous l’avons déjà observé, les Etats. Donc la liberté humaine ne produit pas le bien mais le mal, l’homme est mauvais de sa nature. Comment est-il devenu mauvais ? C’est à la théologie de l’expliquer. Le fait est que l’Etat, en naissant, le trouve déjà mauvais et se charge de le rendre bon, c’est-à-dire de transformer l’homme naturel en citoyen.
A ceci on pourra observer que, puisque l’Etat est le produit d’un contrat librement conclu par les hommes, et que le bien est le produit de l’Etat, il s’ensuit qu’il est le produit de la liberté ! Cette conclusion ne sera pas juste du tout. L’Etat, même dans cette théorie, n’est pas le produit de la liberté, mais au contraire du sacrifice et de la négation volontaires de la liberté. Les hommes naturel absolument libres de droit, mais dans le fait exposés à to les dangers qui à chaque instant de leur vie menacent leur sécurité, pour assurer et sauvegarder cette dernière, sacrifient, renient une portion plus ou moins grande de leur liberté, et en tant qu’ils l’ont immolée à leur sécurité, en tant qu’ils sont devenus citoyens, ils deviennent les esclaves de l’Etat. Nous avons donc raison d’affirmer qu’au point de vue de l’Etat, le bien naît non de la liberté, mais au contraire de la négation de la liberté.
N’est-ce pas une chose remarquable que cette similitude entre la théologie — cette science de l’Eglise — et la politique — cette théorie de l’Etat -, que cette rencontre de deux ordres de pensées et de faits en apparence si contraires, dans une même conviction : celle de la nécessite de l’immolation de l’humaine liberté pour moraliser les hommes et pour les transformer, selon l’une en des saints, selon l’autre en de vertueux citoyens. ? Quant à nous, nous ne nous en émerveillons en aucune façon, parce que nous sommes convaincus, et nous tâcherons de [le] prouver plus bas, que la politique et la théologie sont deux sœurs provenant de la même origine et poursuivant le même but sous des noms différents ; et que chaque Etat est une Eglise terrestre, comme toute Eglise, à son tour avec son ciel, séjour des bienheureux et des Dieux immortels, n’est rien qu’un céleste Etat.
L’Etat donc, comme l’Eglise part de cette supposition fondamentale que les hommes sont foncièrement mauvais, et que livrés à leur liberté naturelle, ils s’entre-déchireraient et offriraient le spectacle de la plus affreuse anarchie où les plus forts assommeraient ou exploiteraient les plus faibles — tout le contraire, n’est-ce pas, de ce qui arrive dans nos Etats modèles d’aujourd’hui ? Il pose comme principe que pour établir l’ordre public il faut une autorité supérieure ; que pour guider les hommes et réprimer leurs mauvaises passions il faut un guide et un frein ; mais que cette autorité doit être celle d’un homme de génie vertueux, législateur de son peuple, comme Moïse, comme Lycurgue, comme Solon, et que ce guide et ce frein seront la sagesse et la puissance répressive de l’Etat.
L’Etat est une institution historique, transitoire, une forme passagère de la société, comme l’Eglise elle-même dont il est le frère cadet, mais il n’a point le caractère fatal et immuable de la société qui est antérieure à tous les développements de l’humanité et qui, participant pleinement de la toute-puissance des lois, de l’action et des manifestations naturelles, constitue la base même de toute existence humaine. L’homme [...] naît dans sa fourmilière et comme l’abeille dans sa ruche ; il ne la choisit pas, il en est au contraire le produit, et il est aussi fatalement soumis aux lois naturelles qui président à ses développements nécessaires, comme il obéit à toutes les autres lois naturelles. La société est antérieure et à la fois elle survit à chaque individu humain, comme la nature elle-même ; elle est éternelle comme la nature, ou plutôt née sur la terre, elle durera aussi longtemps que durera notre terre. Une révolte radicale contre la société serait donc aussi impossible pour l’homme qu’une révolte contre la nature, la société humaine n’étant d’ailleurs autre chose que la dernière grande manifestation ou création de la nature sur cette terre ; et un individu qui voudrait mettre la société — c’est-à-dire la nature en général et spécialement sa propre nature — en question, se mettrait par là même en dehors de toutes les conditions d’une réelle existence, s’élancerait dans le néant, dans le vide absolu, dans l’abstraction morte, dans Dieu. On peut donc aussi peu demander si la société est un bien ou un mal, qu’il est impossible de demander si la nature, l’être universel, matériel, unique, suprême, absolu, est un bien ou un mal ; c’est plus que tout cela : c’est un immense fait positif et primitif, antérieur à toute conscience, toute idée, à toute appréciation intellectuelle et moral c’est la base même, c’est le monde dans lequel fatalement et plus tard se développe pour nous ce que nous appelons le bien et le mal.
Il n’en est pas ainsi de l’Etat ; et je n’hésite pas à dire que l’Etat, c’est le mal, mais un mal historiquement nécessaire, aussi nécessaire dans le passé que le sera tôt ou tard son extinction complète, aussi nécessaire que l’ont été la bestialité primitive et les divagations théologiques des hommes. L’Etat n’est point la société, il n’en est qu’une forme historique aussi brutale qu’abstraite. Il est né historiquement dans tous les pays du mariage de la violence, de la rapine, du pillage, en un mot de la guerre et de la conquête, avec les dieux créés successivement par la fantaisie théologique des nations. Il a été dès son origine et il reste encore à présent la sanction divine de la force brutale et de l’iniquité triomphante. C’est, dans les pays mêmes les plus démocratiques comme les Etats-Unis de l’Amérique et la Suisse, la consécration régulière du privilège d’une minorité quelconque et de l’asservissement réel de l’immense majorité.
La révolte est beaucoup plus facile contre l’Etat, parce qu’il y a dans la nature même de l’Etat quelque chose qui provoque à la révolte. L’Etat, c’est l’autorité, c’est la force, c’est l’ostentation et l’infatuation de la force. Il ne s’insinue pas, il ne cherche pas à convertir ; et toutes les fois qu’il s’en mêle, il le fait de très mauvaise grâce ; car sa nature, ce n’est point de persuader, mais de s’imposer, de forcer — quelque peine qu’il se donne pour masquer cette nature comme le violateur légal de la volonté des hommes, comme la négation permanente de leur liberté. Alors même qu’il commande le bien, il le dessert et le gâte, précisément parce qu’il le commande, et que tout commandement provoque et suscite les révoltes légitimes de la liberté ; et parce que le bien, du moment qu’il est commandé, au point de vue de la vraie morale, de la morale humaine, non divine sans doute, au point de vue du respect humain et de la liberté, devient le mal. La liberté, la moralité et la dignité [...] de l’homme consistent précisément en ceci qu’il fait le bien, non parce qu’il lui est commandé, mais parce qu’il le conçoit, qu’il le veut et qu’il l’aime.
Chapitre 8 : Théologie de l’Etat
Qu’est-ce que l’Etat ? C’est, nous répondent les métaphysiciens et les docteurs en droit, c’est la chose publique ; les intérêts, le bien collectif et le droit de tout le monde, opposés à l’action dissolvante des intérêts et des passions égoïstes de chacun. C’est la justice et la réalisation de la morale et de la vertu sur la terre. Par conséquent il n’est point d’acte plus sublime ni de plus grand devoir pour les individus que de se dévouer, de se sacrifier, et au besoin de mourir pour le triomphe, pour la puissance de l’Etat.
Voilà en peu de mots toute la théologie de l’Etat Voyons maintenant si cette théologie politique, de même que la théologie religieuse, ne cache pas sous de très belles et de très poétiques apparences, des réalités très communes et très sales.
Analysons d’abord l’idée même de l’Etat, telle que nous la représentent ses prôneurs. C’est le sacrifice de la liberté naturelle et des intérêts de chacun, individus aussi bien qu’unités collectives, comparativement petites : associations, communes et provinces, aux intérêts et à la liberté de tout le monde, à la prospérité du grand ensemble. Mais ce tout le monde, ce grand ensemble, qu’est-il en réalité ? C’est l’agglomération de tous les individus et de toutes les collectivités humaines plus restreintes qui le composent. Mais, du moment que pour composer et pour s’y coordonner tous les intérêts individuels et locaux doivent être sacrifiés, le tout, qui est cens les représenter, qu’est-il en effet ? Ce n’est pas l’ensemble vivant, laissant respirer chacun à son aise et devenant d’autant plus fécond, plus puissant et plus libre que plus largement se développent en son sein la pleine liberté et la prospérité de chacun ; ce n’est point la société humaine naturelle, qui confirme et augmente la vie de chacun par la vie de tous ; c’est, au contraire, l’immolation de chaque individu comme de toutes les associations locales, l’abstraction destructive de la société vivante, la limitation, ou pour mieux dire la complète négation de la vie et du droit de toutes les parties qui composent tout le monde, pour le soi-disant bien de tout le monde : c’est l’Etat, c’est l’autel de la religion politique sur lequel la société naturelle est toujours immolée : une universalité dévorante, vivant de sacrifices humains, comme l’Eglise. L’Etat [...] est le frère cadet de l’Eglise.
Il est évident que tous les intérêts soi-disant généraux de la société que l’Etat est censé représenter et qui en réalité ne sont autre chose que la négation générale et constante des intérêts positifs des régions, des communes, des associations et du plus grand nombre des individus assujettis à l’Etat, constituent une abstraction, une fiction, un mensonge et que l’Etat est comme une vaste boucherie et comme un immense cimetière où, à l’ombre et sous le prétexte de cette abstraction, viennent généralement, béatement, se laisser immoler et ensevelir toutes les aspirations réelles, toutes les forces vives d’un pays ; et comme aucune abstraction n’existe jamais par elle-même ni pour elle-même, comme elle n’a ni jambes pour marcher ni bras pour créer, ni estomac pour digérer cette masse de victimes qu’on lui donne à dévorer, il est clair qu’aussi bien que l’abstraction, religieuse ou céleste — Dieu — représente en réalité les intérêts très positifs, très réels d’une caste privilégiée -le clergé -, son complément terrestre, l’abstraction politique, l’Etat, représente les intérêts non moins positifs et réels de la classe aujourd’hui principalement sinon exclusivement exploitante [...], la bourgeoisie.
Ces faits [...] sont d’une nature toute réelle, toute bru-ale : c’est la violence, la spoliation, l’asservissement, la conquête. L’homme est ainsi formé, qu’il ne se contente pas de faire, il a encore le besoin de s’expliquer et de légitimer, devant sa propre conscience et aux yeux de tout le monde, ce qu’il a fait. La religion est donc venue à point pour bénir les faits accomplis et, grâce à cette bénédiction, le fait inique et brutal s’est transformé en droit.
L’Etat est une abstraction dévorante de la vie populaire [...] ; mais pour qu’une abstraction puisse naître, se développer et continuer d’exister dans le monde réel, il faut qu’il y ait un corps collectif réel qui soit intéressé à son existence. Ce ne peut être la grande masse populaire, puisqu’elle en est précisément la victime : ce doit être un corps privilégié, le corps sacerdotal de l’Etat, la classe gouvernante et possédante, qui est dans l’Etat ce que la classe sacerdotale de la religion, les prêtres, sont dans l’Eglise.
Et en effet, que voyons-nous dans toute l’histoire ? L’Etat a toujours été le patrimoine d’une classe privilégiée quelconque : classe sacerdotale, classe nobiliaire, classe bourgeoise ; classe bureaucratique à la fin, lorsque, toutes les autres classes s’étant épuisées, l’Etat tombe ou s’élève, comme on voudra, à la condition de machine ; mais il faut absolument pour le salut de l’Etat qu’il y ait une classe privilégiée quelconque qui s’intéresse à son existence.
L’Etat n’est point un produit immédiat de la nature ; il ne précède pas, comme la société, le réveil de la pensée dans les hommes, et nous essaierons plus tard de montrer comment la conscience religieuse le crée au milieu de la société naturelle. Selon les publicistes libéraux, le premier Etat fut créé par la volonté libre et réfléchie des hommes ; selon les absolutistes, il est une création divine. Dans l’un e l’autre cas, il domine la société et tend à l’absorber tout à fait.
Dans le second cas, cette absorption se comprend d’elle-même : une institution divine doit nécessairement dévorer toute organisation naturelle. Ce qui est plus curieux, c’est que l’école individualiste avec son contrat libre, aboutit au même résultat. Et en effet, cette école commence par nier l’existence même d’une société naturelle antérieure au contrat — puisqu’une telle société supposerait des rapports naturels d’individus et par conséquent une limitation réciproque de leurs libertés, qui serait contraire à l’absolue liberté, dont chacun, conformément à cette théorie, est censé jouir avant la conclusion du contrat, et qui ne serait ni plus ni moins que ce contrat lui-même, existant comme un fait naturel et antérieurement même au libre contrat. Donc, selon ce système, la société humaine ne commence qu’avec la conclusion du contrat. Mais qu’est-ce alors que cette société ? C’est la pure et logique réalisation du contrat avec toutes ses dispositions et conséquences législatives et pratiques, c’est l’Etat.
Examinons-le de plus près. Que représente-t-il ? La somme des négations des libertés individuelles de tous ses membres ; ou bien celle des sacrifices, que tous ses membres font, en renonçant à une portion de leur liberté au profit du bien commun. Nous avons vu que, d’après la théorie individualiste, la liberté de chacun est la limite ou bien la négation naturelle de la liberté de tous les autres : eh bien ! cette limitation absolue, cette négation de la liberté de tous ou du droit commun, c’est l’Etat. Donc là où commence l’Etat, la liberté individuelle cesse et vice-versa.
On répondra que l’Etat, représentant du salut public ou de l’intérêt commun de tous, ne retranche une partie de la liberté de chacun que pour lui en assurer tout le reste. Mais ce reste, c’est la sécurité, si vous voulez, ce n’est jamais la liberté. La liberté est indivisible : on ne peut en retrancher une partie sans la tuer tout entière. Cette petite partie que vous retranchez, c’est l’essence même de ma liberté, c’est le tout. Par un mouvement naturel, nécessaire et irrésistible, toute ma liberté se concentre précisément dans la partie, si petite qu’elle soit, que vous en retranchez.
Mais l’Etat, dira-t-on, l’Etat démocratique, basé sur le libre suffrage de tous les citoyens, ne saurait être la négation de leur liberté ? Et pourquoi pas ? Cela dépendra absolument de la mission et du pouvoir que les citoyens abandonneront à l’Etat. Un Etat républicain, basé sur le suffrage universel, pourra être très despotique, plus despotique même que l’Etat monarchique, lorsque, sous le prétexte qu’il représente la volonté de tout le monde, il pèsera sur la volonté et sur le mouvement libre de chacun de ses membres de tout le poids de son pouvoir collectif.
Mais l’Etat, dira-t-on encore, ne restreint la liberté de ses membres qu’autant seulement qu’elle est portée vers l’injustice, vers le mal. Il les empêche de s’entre-tuer, de se piller et de s’offenser mutuellement, et en général de faire le mal, leur laissant au contraire liberté pleine et entière pour le bien. C’est toujours la même histoire de Barbe-Bleue ou celle du fruit défendu : qu’est-ce que le mal, qu’est-ce que le bien ?
L’empire de Russie, c’est l’Etat par excellence, l’Etat sans rhétorique et sans phrases, l’Etat le plus parfait en Europe. Tous les Etats, au contraire, dans lesquels les peuples peuvent encore respirer, sont, au point de vue de l’idéal, des Etats incomplets, comme toutes les autres Eglises, en comparaison de l’Eglise catholique romaine, sont des Eglises manquées.
Chapitre 9 : Tout État est policier
L’ industrie capitaliste et la spéculation bancaire modernes ont besoin, pour se développer dans toute l’ampleur voulue, de ces grandes centralisations étatiques qui, seules, sont capables de soumettre à leur exploitation les millions et les millions de prolétaires de la masse populaire. Aussi bien, l’organisation fédérale, de bas en haut, des associations ouvrières, des groupes, des communes, des cantons et enfin des régions et des nations, est-elle la seule et unique condition d’une liberté réelle et non fictive, aussi contraire à la nature de l’industrie capitaliste et de la spéculation bancaire qu’est incompatible avec elles tout système économique autonome. Par contre, l’industrie capitaliste et la spéculation bancaire s’accommodent parfaitement de la démocratie dite représentative ; car cette structure moderne de l’Etat, fondée sur la pseudo-souveraineté de la pseudo-volonté du peuple prétendument exprimée par de soi-disant représentants du peuple dans de pseudo-assemblées populaires, réunit les deux conditions préalables qui leur sont nécessaires pour arriver à leurs fins, savoir la centralisation étatique et l’assujettissement effectif du peuple souverain à la minorité intellectuelle qui le gouverne, soi-disant le représente, et l’exploite infailliblement,
L’Etat moderne, par son essence et les buts qu’il se fixe, est forcément un Etat militaire et un Etat militaire est voué non moins obligatoirement à devenir un Etat conquérant ; s’il ne se livre pas lui-même à la conquête, c’est lui qui sera conquis pour la simple raison que partout où la force existe, il faut qu’elle se montre ou qu’elle agisse. De là découle une fois de plus que l’Etat moderne doit être nécessairement grand et fort ; c’est la condition nécessaire de sa sauvegarde.
Et de même que l’industrie capitaliste et la spéculation bancaire [...] doivent s’efforcer d’être uniques et universelles, de même l’Etat moderne, militaire par nécessité, porte en lui l’irrésistible aspiration à devenir un Etat universel ; mais un Etat universel, bien entendu chimérique, le saurait de toute façon qu’être unique : deux Etats de :e genre existant côte à côte sont une chose absolument impossible.
L’hégémonie n’est que la manifestation timide et possible de cette aspiration chimérique inhérente à tout Etat ; mais l’impuissance relative ou tout au moins la sujétion de tous les Etats voisins est la condition première de l’hégémonie.
A l’heure actuelle, un Etat digne de ce nom, un Etat fort, ne peut avoir qu’une base sûre : la centralisation militaire et bureaucratique. Entre la monarchie et la république la plus démocratique, il n’y a qu’une différence notable : sous la première, la gent bureaucratique opprime et pressure le peuple, au nom du roi, pour le plus grand profit des classes possédantes et privilégiées,
ainsi que dans son intérêt propre ; sous la république, elle opprime et pressure le peuple de la même manière pour les mêmes poches et les mêmes classes, mais par contre, au nom de la volonté du peuple. Sous la république, la pseudo-nation, le pays légal, soi-disant représenté par l’Etat, étouffe et continuera d’étouffer le peuple vivant et réel. Mais le peuple n’aura pas la vie plus facile quand le bâton qui le frappera s’appellera populaire.
Aucun Etat, si démocratique que soient ses formes, voire la république politique la plus rouge, populaire uniquement au sens de ce mensonge connu sous le nom de représentation du peuple, n’est en mesure de donner à celui-ci ce dont il a besoin, c’est-à-dire la libre organisation de ses propres intérêts, de bas en haut, sans aucune immixtion, tutelle ou contrainte d’en haut, parce que tout Etat, même le plus républicain et le plus démocratique, même pseudo-populaire comme l’Etat imaginé par Marx, n’est pas autre chose, dans son essence, que le gouvernement des masses de haut en bas par une minorité savante et par cela même privilégiée, soi-disant comprenant mieux les véritables intérêts du peuple que le peuple lui-même.
Ainsi, satisfaire la passion et les aspirations populaires est, pour les classes possédantes et dirigeantes, une impossibilité absolue ; mais il leur reste un moyen : la contrainte gouvernementale, en un mot l’Etat, parce que l’Etat est précisément synonyme de contrainte, de domination par la force, camouflée si possible, au besoin brutale et nue.
[Certains] s’imaginent que lorsque cet Etat aura agrandi son territoire et que le nombre de ses habitants aura doublé, triplé, décuplé, il prendra un caractère plus populaire ; et ses institutions, l’ensemble de ses conditions d’existence, ses actes gouvernementaux seront moins opposés aux intérêts et à tous les instincts du peuple. Mais sur quoi se fonde cet espoir ou cette hypo-thèse ? Sur la théorie ? Mais du point de vue théorique, il semble, au contraire, évident que plus un Etat s’étend, plus son organisme devient complexe et par cela même étranger au peuple ; en conséquence, plus ses intérêts s’opposent à ceux des masses populaires, plus le joug qu’il fait peser sur elles est écrasant, plus le peuple est dans l’impossibilité d’exercer un contrôle sur lui, plus l’administration du pays s’éloigne de la gestion par le peuple lui-même.
Ou bien fondent-ils leurs attentes sur l’expérience pratique d’autres pays ? En réponse, il suffit de montrer la Russie, l’Autriche, la Prusse agrandie, la France, l’Angleterre, l’Italie, voire les Etats-Unis d’Amérique, où toutes les affaires sont conduites par une classe essentiellement bourgeoise composée d’hommes dits politiques ou d’affairistes politiques, tandis que les masses prolétaires sont presque aussi opprimées et terrorisées que dans les Etats monarchiques.
C’est une vérité nombre de fois constatée, qu’il suffit à un homme, même le plus libéral et le plus largement populaire, de faire partie d’un gouvernement quelconque, pour qu’il change de nature ; à moins qu’il ne se retrempe très souvent dans l’élément populaire, à moins qu’il ne soit astreint à une transparence et à une publicité permanentes, à moins qu’il ne soit soumis au régime salutaire, continu, du contrôle et de la critique populaire qui doit lui rappeler toujours qu’il n’est point le maître, ni même le tuteur des masses, mais seulement leur mandataire ou leur fonctionnaire élu et à tout instant révocable, il court inévitablement le risque de se gâter dans le commerce exclusif d’aristocrates comme lui, et de devenir un sot prétentieux et vaniteux, tout bouffi du sentiment de sa ridicule importance.
Il serait facile de démontrer que nulle part en Europe, le contrôle populaire n’est réel. Nous nous bornerons pour cette fois à en examiner l’application dans la Suisse. [...] Les cantons les plus avancés de la Suisse ont cherché vers l’époque de 1830, la garantie de la liberté dans le suffrage universel. [...] Une fois le suffrage universel établi, on crut avoir assuré la liberté des populations. Eh bien, ce fut une grande illusion, et on peut dire Que la conscience de cette illusion a amené dans plusieurs cantons la chute, et, dans tous, la démoralisation aujourd’hui si flagrante du Parti radical[13].
Et, en effet, la chose paraissait si naturelle et si simple : une fois que le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif émaneraient directement de l’élection populaire, ne devaient-ils pas devenir l’expression pure de la volonté du peuple, et cette volonté pourrait-elle produire autre chose que la liberté et la prospérité populaire ?
Le suffrage universel, tant qu’il sera exercé dans une société où le peuple, la masse des travailleurs, sera ÉCONOMIQUEMENT dominée par une minorité détentrice de la propriété et du capital, quelque indépendant ou libre d’ailleurs qu’il soit ou plutôt qu’il paraisse sous le rapport politique, ne pourra jamais produire que des élections illusoires, antidémocratiques et absolument opposées aux besoins, aux instincts et à la volonté réele des populations.
Toutes les élections qui [...] ont été faites directement par le peuple de France, n’ont-elles pas été diamétralement contraires aux intérêts de ce peuple, et la dernière votation sur le plébiscite impérial n’a-t-elle pas donné sept millions de « oui » à l’empereur ? On dira sans doute que le suffrage universel ne fut jamais librement exercé sous l’Empire, la liberté de la presse, celle d’association et de réunion, conditions essentielles de la liberté politique, ayant été proscrites, et le peuple ayant été livré sans défense à l’action corruptrice d’une presse stipendiée et d’une administration infâme. Soit, mais les élections de 1848 pour la Constituante et pour la présidence, et celles de mai 1849 pour l’Assemblée législative, furent absolument libres, je pense. Elles se firent en dehors de toute pression ou même intervention officielle, dans toutes les conditions de la plus absolue liberté. Et pourtant qu’ont-elles produit ? Rien que la réaction.
Il faut être amoureux d’illusions pour s’imaginer qu’un ouvrier, dans les conditions économiques et sociales dans lesquelles il se trouve présentement, puisse profiter pleinement, faire un usage sérieux et réel de sa liberté politique. Il lui manque pour cela deux petites choses : le loisir et les moyens matériels.
[En 1848] les ouvriers français n’étaient certes ni indifférents, ni inintelligents, et, malgré le suffrage universel, ils ont dû laisser faire les bourgeois. Pourquoi ? parce qu’ils ont manqué des moyens matériels qui sont nécessaires pour que la liberté politique devienne une réalité, parce qu’ils sont restés les esclaves d’un travail forcé par la faim, tandis que les bourgeois radicaux, libéraux et même conservateurs, les uns républicains de la veille, les autres convertis du lendemain, allaient et venaient, agitaient, parlaient, faisaient et conspiraient librement, les uns grâce à leurs rentes ou à leur position bourgeoise lucrative, les autres grâce au budget de l’Etat qu’on avait naturellement conservé et qu’on avait même rendu plus fort que jamais. On sait ce qui en est résulté : d’abord les journées de Juin [1848] ; plus tard, comme conséquence nécessaire, les journées de Décembre [1851].
« Un des premiers actes du gouvernement provisoire, dit Proudhon [dans ses Idées révolutionnaires], celui dont il s’est applaudi le plus, est l’application du suffrage universel. Le jour même où le décret a été promulgué, nous écrivions ces propres paroles, qui pouvaient alors passer pour un paradoxe : Le suffrage universel est la contre-révolution. On peut juger, d’après l’événement, si nous nous sommes trompés. Les élections de 1848 ont été faites, à une immense majorité, par les prêtres, les légitimistes, par les dynastiques, par tout ce que la France renferme de plus réactionnaire, de plus rétrograde. Cela ne pouvait être autrement. »
Non, cela ne pouvait être et aujourd’hui encore cela ne Pourra pas être autrement, tant que l’inégalité des conditions économiques et sociales de la vie continuera de prévaloir dans l’organisation de la société ; tant que la société continuera d’être divisée en deux classes dont l’une, la classe exploitante et privilégiée, jouira de tous les avantages de la fortune, de l’instruction et du loisir, tandis que l’autre, comprenant toute la masse du prolétariat, n’aura pour partage que le travail manuel assommant et forcé, l’ignorance, la misère, et leur accompagnement obligé, l’esclavage, non de droit, mais de fait.
Oui, l’esclavage, car quelque larges que soient les droits politiques que vous accorderez à ces millions de prolétaires salariés, vrais forçats de la faim, vous ne parviendrez jamais à les soustraire à l’influence pernicieuse, à la domination naturelle des divers représentants de la classe privilégiée, à commencer par le prêtre jusqu’au républicain bourgeois le plus jacobin, le plus rouge ; représentants qui, quelque divisés qu’ils paraissent ou qu’ils soient réellement entre eux dans les questions politiques, n’en sont pa moins unis dans un intérêt commun et suprême : celui d l’exploitation de la misère, de l’ignorance, de l’inexpérience politique et de la bonne foi du prolétariat, au profit de la domination économique de la classe possédante.
Comment le prolétariat des campagnes et des villes pourrait-il résister aux intrigues de la politique cléricale, nobiliaire et bourgeoise ? Il n’a pour se défendre qu’une arme, son instinct qui tend presque toujours au vrai et au juste, parce qu’il est lui-même la principale, sinon l’unique victime de l’iniquité et [de] tous les mensonges qui régnent dans la société actuelle, et parce qu’opprimé par le privilège, il réclame naturellement l’égalité pour tous.
Mais l’instinct n’est pas une arme suffisante pour sauvegarder le prolétariat contre les machinations réactionnaires des classes privilégiées. L’instinct abandonné à lui-même, et tant qu’il ne s’est pas encore transformé en conscience réflé-chie, en une pensée clairement déterminée, se laisse facilement désorienter, fausser et tromper. Mais il lui est impossible de s élever à cette conscience de lui-même, sans l’aide de 1’instruction, de la science ; et la science, la connaissance des affaires et des hommes, l’expérience politique, manquent complètement au prolétariat. La conséquence est facile à tirer : le prolétariat veut une chose ; des hommes habiles, profitant de son ignorance, lui en font faire une autre, sans qu’il se doute même qu’il fait tout le contraire de ce qu il veut ; et lorsqu’il s’en aperçoit à la fin, il est ordinairement trop tard pour réparer le mal qu’il a fait et dont naturellement, nécessairement et toujours, il est la première et principale victime.
Mais, dira-t-on, les travailleurs, devenus plus sages par 1 expérience même qu’ils ont faite, n’enverront plus des bourgeois dans les assemblées constituantes ou législatives, ils enverront de simples ouvriers. Tout pauvres qu’ils sont, ils pourront bien donner l’entretien nécessaire à leurs députés. Savez-vous ce qui en résultera ? C’est que les ouvriers députés, transportés dans des conditions d existence bourgeoise et dans une atmosphère d’idées politiques toutes bourgeoises, cessant d’être des travailleurs de fait pour devenir des hommes d’Etat, deviendront des bourgeois, et peut-être même plus bourgeois que les bourgeois eux-mêmes. Car les hommes ne ont pas les positions, ce sont les positions, au contraire, qui font les hommes. Et nous savons par expérience que es ouvriers bourgeois ne sont souvent ni moins égoïstes que les bourgeois exploiteurs, ni moins funestes à l’association que les bourgeois socialistes, ni moins vaniteux et ridicules que les bourgeois anoblis.
Quoi qu on fasse et quoi qu’on dise, tant que le travailleur restera plongé dans son état actuel, il n’y aura point pour lui de liberté possible, et ceux qui le convient à conquérir les libertés politiques sans toucher d’abord aux brûlantes questions du socialisme sans prononcer ce mot qui fait pâlir les bourgeois : la liquidation sociale, lui disent simplement : conquiers d’abord cette liberté pour nous, pour que plus tard nous puissions nous en servir contre toi.
Il est certain que [la bourgeoisie] sait beaucoup mieux Que le prolétariat ce qu’elle veut et ce qu’elle doit désirer, et cela pour deux raisons : d’abord, parce qu’elle est beaucoup plus instruite que ce dernier, qu’elle a plus de loisirs et beaucoup plus de moyens de toutes sortes de connaître les gens qu’elle élit ; et ensuite, et c’est même là la raison principale, parce que son but n’est point nouveau ni immensément large, comme celui du prolétariat. il est au contraire tout connu, et complètement détermine aussi bien par l’histoire que par toutes les conditions de sa situation présente ; ce but, c’est le maintien de sa domination politique et économique. Il est si clairement posé qu’il est très facile de savoir et de deviner lequel des candidats qui briguent le suffrage de la bourgeoisie sera capable de la bien servir, lequel non. Il est donc certain ou presque certain que la bourgeoisie sera toujours représentée selon les désirs les plus intimes de son cœur. Mais ce qui est non moins certain, c’est que cette représentation, excellente au point de vue de la bourgeoisie, sera détestable au point de vue des intérêts populaires. Les intérêts bourgeois étant absolument opposés à ceux des masses ouvrières, il est certain qu’un parlement bourgeois ne pourra jamais faire autre chose que de légiférer 1 esclavage du peuple, et de voter toutes les mesures qui auront pour but d’éterniser sa misère et son ignorance. Il faut être bien naïf, vraiment, pour croire qu’un parlement bôurgeois puisse voter, librement, dans le sens de 1’émancipation intellectuelle, matérielle et politique du peuple. A-t-on jamais vu dans l’histoire qu’un corps politique, une classe privilégiée se soit suicidée, ait sacrifié le moindre de ses intérêts et de ses soi-disant droits, par amour de la justice et de l’humanité ? Je crois avoir déjà fait observer que même cette fameuse nuit du 4-août, où la noblesse de France a si généreusement sacrifié ses privilèges sur l’autel de la patrie, n’a été rien qu’une conséquence forcée et tardive du soulèvement formidable des paysans, qui mettaient partout le feu aux parchemins et aux châteaux de leurs seigneurs et maîtres. Non, les classes ne se sont jamais sacrifiées et ne le feront jamais, parce que c’est contraire à leur nature, à leur raison d’être, et rien ne se fait et ne peut se faire contre la nature et contre la raison. Bien fou donc serait celui qui attendrait d’une assemblée privilégiée quelconque des mesures et des lois populaires.
Il est clair, pour moi, que le suffrage universel [...] est l’exhibition à la fois la plus large et la plus raffinée du charlatanisme politique de l’Etat ; un instrument dangereux, sans doute, et qui demande une grande habileté de la part de celui qui s’en sert, mais qui, si on sait bien s’en servir, est le moyen le plus sûr de faire coopérer les masses à l’édification de leur propre prison. Napoléon III a fondé toute sa puissance sur le suffrage universel, qui n’a jamais trahi sa confiance. Bismarck en a fait la base de son empire knouto-germanique.
Chapitre 10 : La fiction du système représentatif : l’exemple suisse
Tout le mensonge du système représentatif repose sur cette fiction, qu’un pouvoir et une chambre législative sortis de l’élection populaire doivent absolument ou même peuvent représenter la volonté réelle du peuple. Le peuple, en Suisse comme partout, veut instinctivement, veut nécessairement deux choses : la plus grande prospérité matérielle possible, avec la plus grande liberté d’existence, de mouvement et d’action pour lui-même ; c’est-à-dire la meilleure organisation de ses intérêts économiques, et l’absence complète de tout pouvoir, de toute organisation politique — puisque toute organisation politique aboutit fatalement à la négation de sa liberté. Tel est le fond de tous les instincts populaires.
Les instincts de ceux qui gouvernent, aussi bien de ceux qui font les lois que de ceux qui exercent le pouvoir exécutif, sont, à cause même de leur position exceptionnelle, diamétralement opposés. Quels que soient leurs sentiments et leurs intentions démocratiques, de la hauteur où ils se trouvent placés, ils ne peuvent considérer la société autrement que comme un tuteur considère son pupille. Mais entre le tuteur et le pupille, l’égalité ne peut exister. D’un côté, il y a le sentiment de la supériorité, inspiré nécessairement par une position supérieure ; de l’autre, celui d’une infériorité qui résulte de la supériorité du tuteur, exerçant soit le pouvoir exécutif, soit le pouvoir législatif. Qui dit pouvoir politique, dit domination ; mais là où la domination existe, il doit y avoir nécessairement une partie plus ou moins grande de la société qui es dominée, et ceux qui sont dominés détestent naturelle ment ceux qui les dominent, tandis que ceux qui dominent doivent nécessairement réprimer, et par conséquent opprimer, ceux qui sont soumis à leur domination,
[En Suisse], comme partout ailleurs, la classe des gouvernants est toute différente et complètement séparée de la masse des gouvernés. Quelque égalitaires que soient nos constitutions politiques, c’est la bourgeoisie qui gouverne, et c’est le peuple des travailleurs, y compris les paysans, qui obéit à ses lois. Le peuple n’a ni le loisir, ni 1 instruction nécessaires pour s’occuper de gouvernement. La bourgeoisie, possédant l’un et l’autre, en a, non de droit, mais de fait, le privilège exclusif. Donc l’égalité politique, n’est, en Suisse comme partout, qu’une fiction puérile, un mensonge.
Mais étant séparée du peuple par toutes les conditions de son existence économique et sociale, comment la bourgeoisie peut-elle réaliser, dans le gouvernement et dans nos lois, les sentiments, les idées, la volonté du peuple ? C’est impossible, et l’expérience quotidienne nous prouve, en effet, que, dans la législation aussi bien que dans le gouvernement, la bourgeoisie se laisse principalement diriger par ses propres intérêts et par ses propres instincts, sans se soucier beaucoup de ceux du peuple.
Il est vrai que tous nos législateurs, aussi bien que tous les membres de nos gouvernements cantonaux, sont élus, soit directement, soit indirectement, par le peuple. Il est vrai qu aux jours des élections, les bourgeois les plus fiers, pour peu qu’ils soient ambitieux, sont forcés de faire leur cour à Sa Majesté le peuple souverain. Ils viennent à lui chapeau bas, et ne semblent avoir d’autre volonté que la sienne. Mais ce n’est qu’un mauvais quart d’heure à passer. Une fois les élections terminées, chacun revient à ses occupations quotidiennes : le peuple à son travail, et la bourgeoisie à ses affaires lucratives et à ses intrigues politiques. Us ne se rencontrent, ils ne se connaissent presque plus. Comment le peuple, écrasé par son travail et ignorant de la plupart des questions qui s’agitent, contrôlera-t-il les actes politiques de ses élus ? Et n’est-il pas évident que le contrôle exercé par les électeurs sur leurs représentants n est qu’une pure fiction ? Mais comme le contrôle populaire, dans le système représentatif, est unique garantie de la liberté populaire, il est évident que cette liberté aussi n’est rien qu’une fiction.
Pour obvier à cet inconvénient, les démocrates radicaux du canton de Zürich ont fait triompher un nouveau système politique, celui du référendum, ou de la législation directe par le peuple. Mais le référendum lui-même n’est qu un moyen palliatif, une nouvelle illusion, un mensonge. Pour voter avec pleine connaissance de cause et avec une entière liberté les lois qu’on lui propose ou qu’on le pousse à proposer lui-même, il faudrait que le peuple eût le temps et l’instruction nécessaires pour les étudier, pour les mûrir, pour les discuter ; il devrait se transformer en un immense parlement en pleins champs. Ce n’est que rarement possible et seulement dans les grandes occasions, alors que la loi proposée excite l’attention et touche aux intérêts de tout le monde. Ces cas sont excessivement rares. La plupart du temps, les lois proposées ont un caractère tellement spécial, qu’il faut avoir l’habitude des abstractions politiques et juridiques pour en saisir la véritable portée. Elles échappent naturellement à l’attention et à la compréhension du peuple, qui les vote en aveugle, sur la foi de ses orateurs favoris. Prises séparément, chacune de ces lois paraît trop insignifiante pour intéresser beaucoup le peuple, mais ensemble elles forment un réseau qui l’enchaîne. Et c’est ainsi qu’avec et malgré le référendum, il reste, sous le nom de peuple souverain, l’instrument et le serviteur très humble de la bourgeoisie.
On le voit bien, dans le système représentatif, même corrigé par le référendum, le contrôle populaire n’existe pas ; et, comme il ne peut y avoir de liberté sérieuse pou le peuple sans ce contrôle, nous en concluons que notré liberté populaire, notre gouvernement par nous-mêmes, est un mensonge.
Le peuple, qui est forcément ignorant et indifférent, grâce à la situation économique dans laquelle il se trouve encore aujourd’hui, ne sait bien que les choses qui le touchent de très près. Il comprend bien ses intérêts quotidiens, ses affaires de chaque jour. Au-delà commence pour lui l’inconnu, l’incertain, et le danger des mystifications politiques. Comme il possède une grande dose d’instinct pratique, il se trompe rarement dans les élections communales, par exemple. Il connaît plus ou moins les affaires de sa commune, il s’y intéresse beaucoup, et il sait choisir en son sein les hommes les plus capables de les bien conduire. Dans ces affaires, le contrôle lui-même est possible, puisqu’elles se font sous les yeux des électeurs, et touchent aux intérêts les plus intimes de leur existence quotidienne. C’est pourquoi les élections communales sont toujours et partout les meilleures, les plus réellement conformes aux sentiments, aux intérêts, à la volonté populaires.
Le système de centralisation politique, dont nous avons le bonheur de jouir depuis vingt-deux ans, a précisément pour effet, en Suisse comme partout, l’amoindrissement de la liberté, et par conséquent aussi la disparition lente, mais certaine, de cette énergie, de la passion et de l’action populaire, qui est la vraie base de notre puissance nationale, l’unique garantie de notre indépendance.
Cette centralisation politique, que le Parti radical avait créée au nom de la liberté, tue la liberté. Il suffit que le Conseil fédéral se laisse intimider ou corrompre par une puissance étrangère pour que tous les cantons trahissent la liberté. Il suffit que le Conseil fédéral l’ordonne pour que toutes les autorités cantonales se transforment en gendarmes des despotes. D’où il résulte que l’ancien régime de l’autonomie des cantons garantissait, beaucoup mieux que ne le fait le système actuel, la liberté et l’indépendance nationale de la Suisse.
Si la liberté a fait de notables progrès dans plusieurs cantons jadis très réactionnaires, ce n’est pas du tout grâce aux nouveaux pouvoirs dont la constitution de 1848 investit les autorités fédérales : c’est uniquement grâce au développement des esprits, grâce à la marche du temps. Tous les progrès accomplis depuis 1848 dans le domaine fédéral sont des progrès de l’ordre économique, comme l’unification des monnaies, des poids et des mesures, les grands travaux publics, les traités du commerce, etc.
On dira que la centralisation économique ne peut être obtenue que par la centralisation politique, que l’une implique l’autre, qu’elles sont nécessaires et bienfaisantes toutes les deux au même degré. Pas du tout. La centralisation économique, condition essentielle de la civilisation, créé la liberté ; mais la centralisation politique la tue, en détruisant au profit des gouvernants et des classes gouvernantes la vie propre et l’action spontanée des populations. La concentration des pouvoirs politiques ne peut produire que l’esclavage, car liberté et pouvoir s’excluent d’une manière absolue. Tout gouvernement, même le plus démocratique, est un ennemi naturel de la liberté, et plus il est concentré et fort, plus il devient oppressif. Ce sont d’ailleurs des vérités si simples, si claires, qu’on a presque honte de les répéter.
Chapitre 11 : Système monarchique et système républicain
La plus grande partie des affaires et des lois, et beaucoup d’affaires et de lois importantes, qui ont un rapport direct avec le bien-être, avec les intérêts matériels des communes, se font par-dessus la tête du peuple, sans que le peuple s’en aperçoive, s’en soucie et s’en mêle. On le compromet, on le lie, on le ruine quelquefois, sans qu’il en ait la conscience. Il n’a ni l’habitude, ni le temps nécessaire, pour étudier tout cela, et il laisse faire ses élus, qui naturellement servent les intérêts de leur classe, de leur monde à eux, non les siens, et dont le plus grand art consiste à lui présenter leurs mesures et leurs lois sous l’aspect le plus anodin et le plus populaire. Le système de la représentation démocratique est celui de l’hypocrisie et du mensonge perpétuels. Il a besoin de la sottise du peuple, et il fonde tous ses triomphes sur elle, Les républicains bourgeois identifient à grand tort leur république avec la liberté. C’est là la grande source de toutes leurs illusions lorsqu’ils se trouvent dans l’opposition, de leurs déceptions et de leurs inconséquences, lorsqu ils ont en main le pouvoir. Leur république est toute fondée sur cette idée du pouvoir et d’un gouvernement fort, d’un gouvernement qui doit se montrer d’autant plus énergique et puissant qu’il est sorti de l’élection populaire ; et ils ne veulent pas comprendre cette vérité pourtant si simple, et confirmée par l’expérience de tous les temps et de tous les pays, que tout pouvoir organisé, établi, agissant sur le peuple, exclut nécessairement la liberté du peuple. L’Etat politique n’ayant d’autre mission que de protéger l’exploitation du travail par les classes économiquement privilégiées, le pouvoir de l’Etat ne peut être compatible qu’avec la liberté exclusive de ces classes dont il représente les intérêts, et par la même raison, il doit être contraire à la liberté du peuple. Qui dit Etat dit domination, mais toute domination présume l’existence de masses dominées. L’Etat, par conséquent, ne peut avoir confiance dans l’action spontanée et dans le mouvement libre des masses, dont les intérêts les plus chers sont contraires à son existence. Il est leur ennemi naturel, leur oppresseur obligé, et, tout en prenant bien garde de avouer, il doit toujours agir comme tel.
Voilà ce que la plupart des jeunes partisans de la république autoritaire ou bourgeoise ne comprennent pas, tant qu ils restent dans l’opposition, tant qu’ils n’ont pas encore essayé eux-mêmes du pouvoir. Parce qu’ils détestent du fond de leurs cœurs, avec toute la passion dont ces pauvres natures abâtardies, énervées, sont capables, le despotisme monarchique, ils s’imaginent qu ils détestent le despotisme en général ; parce qu’ils voudraient avoir la puissance et le courage de renverser un trône, ils se croient des révolutionnaires ; et ils ne se doutent pas que ce n’est pas le despotisme qu’ils ont en
haine, mais seulement sa forme monarchique, et que ce même despotisme, pour peu qu’il revête la forme républicaine, trouvera ses plus zélés adhérents en eux-mêmes.
Ils ignorent que le despotisme n’est pas autant dans la forme de l’Etat ou du pouvoir, que dans le principe de l’Etat ou du pouvoir politique lui-même, et que, par conséquent, l’Etat républicain doit être par son essence aussi despotique que l’Etat gouverné par un empereur ou un roi. Tous les deux ont également pour base essentielle et pour but l’asservissement des masses au profit des classes possédantes. Mais ils diffèrent en ceci, que, pour atteindre ce but, le pouvoir monarchique, qui, de nos jours, tend fatalement à se transformer partout en dictature militaire, n’admet la liberté d’aucune classe, pas même de celles qu’il protège au détriment du peuple. Il veut bien et il est forcé de servir les intérêts de la bourgeoisie, mais sans lui permettre d’intervenir, d’une manière sérieuse, dans le gouvernement des affaires du pays.
Les républicains bourgeois sont les ennemis les plu acharnés et les plus passionnés de la révolution sociale Dans les moments de crise politique, lorsqu’ils ont besoin du bras puissant du peuple pour renverser un trône, ils condescendent bien à promettre des améliorations matérielles à cette classe si intéressante des travailleurs ; mais comme, en même temps, ils sont animés de la résolution la plus ferme de conserver et de maintenir tous les principes, toutes les bases sacrées de la société actuelle, toutes ces institutions économiques et juridiques qui ont pour conséquence nécessaire la servitude réelle du peuple, leurs promesses s’en vont naturellement toujours en fumée. Le peuple, déçu, murmure, menace, se révolte, et alors, pour contenir l’explosion du mécontentement populaire, ils se voient forcés, eux les révolutionnaires bourgeois, de recourir à la répression toute-puissante de l’Etat. D’où il résulte que l’Etat républicain est tout aussi oppressif que l’Etat monarchique ; seulement, il ne l’est point pour les classes possédantes, il ne l’est qu’exclusivement contre le peuple.
Aussi nulle forme de gouvernement n’eût-elle été aussi favorable aux intérêts de la bourgeoisie, ni aussi aimée de cette classe, que la république, si elle avait seulement, dans la situation économique actuelle de l’Europe, la puissance de se maintenir contre les aspirations socialistes, de plus en plus menaçantes, des masses ouvrières.
Entre le parti radical des républicains et le parti doctrinaire modéré des libéraux constitutionnels, il n’y a pas de différence essentielle. Chez eux le principe est le même ; seuls leurs tempéraments diffèrent. Les uns et les autres mettent à la base de leur organisation sociale : l’Etat, le droit familial et, découlant de ce dernier, le droit de l’héritage et la propriété privée, c’est-à-dire le droit de la minorité possédante d’exploiter le labeur de la majorité non possédante. La seule différence entre eux est que les libéraux doctrinaires veulent concentrer tous les droits politiques exclusivement dans les mains de la minorité exploiteuse, tandis que les libéraux radicaux voudraient les tendre également aux masses populaires exploitées. Les doctrinaires considèrent l’Etat comme une forteresse créée principalement pour affirmer la domination politique et économique de la minorité privilégiée ; les radicaux, au contraire, présentent l’Etat au peuple comme un rempart contre le despotisme de cette même minorité.
Reconnaissons que la logique et l’expérience historique tout entière sont du côté des doctrinaires ! Tant que le labeur du peuple nourrira, entretiendra, et enrichira la classe privilégiée, le peuple, incapable de se gouverner lui-même, sera fatalement gouverné, en vue précisément de ce labeur qu’on lui impose, non pour lui mais pour d’autres, par les classes qui l’exploitent. Là, aucune Constitution, même la plus démocratique, ne peut rien parce que le fait économique est toujours plus fort que les droits politiques qui n’ont de sens et de réalité que dans la mesure où ils s’appuient sur lui. Même les mots : éga-des droits politiques ou Etat démocratique portent en eux une criante contradiction. L’Etat, le droit politique ou étatique, signifie force, autorité, domination ; cela suppose, par conséquent, la division des individus en puissants et en faibles, les uns jouissant des droits civiques, les autres étant privés de ceux-ci ; cela suppose en fait l’inégalité. Là où tout le monde gouverne, il n’y a pas de gouvernés, il n’y a pas d’Etat ; là où tous les individus jouissent des mêmes droits de l’homme, tous les droits politiques s’abolissent d’eux-mêmes. Le droit politique signifie privilège ; mais là où tout le monde dans une égale mesure est privilégié, les privilèges cessent d’exister et le droit politique est réduit à néant. Aussi bien, les mots : Etat démocratique et égalité des droits politiques signifient ni plus ni moins abolition de l’Etat et suppression de tous les droits politiques.
Ce mot de démocratie ne [veut] dire autre chose que le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple en comprenant sous cette dernière dénomination toute masse des citoyens — et aujourd’hui il faudrait ajouter, des citoyennes aussi — qui forment une nation. Dans ce sens nous sommes certainement tous démocrates.
Mais nous devons en même temps reconnaître que ce terme « démocratie » ne suffit pas [...], et que, comme celui de « liberté », considéré à part, il peut prêter à l’équivoque. N’avons-nous pas vu, dès le commencement de ce siècle, en Amérique, les planteurs, les esclavagistes du Sud et tous leurs partisans des Etats-Unis du Nord s’intituler des démocrates ? Le césarisme moderne avec ses hideuses conséquences, suspendu comme une horrible menace sur tout ce qui s’appelle humanité en Europe, ne se dit-il point également démocrate ? Et même l’impérialisme moscovite et saint-pétersbourgeois, l’Etat sans phrases, cet idéal de toutes les puissances militaires et bureaucratiques centralisées, n’est-ce pas au nom de la démocratie qu’il a écrasé dernièrement la Pologne ?
Il est évident que la démocratie sans liberté ne peut nous servir de drapeau. Mais qu’est-ce que la démocratie fondée sur la liberté si ce n’est la république ? L’alliance de la liberté avec le privilège crée le régime monarchique constitutionnel, mais son alliance avec la démocratie ne peut se réaliser que dans la république.
Nous sommes [...] tous républicains dans ce sens que, poussés par les conséquences d’une inexorable logique, avertis par les leçons à la fois si salutaires et si dures de 1 histoire, par toutes les expériences du passé, et surtout éclairés par les événements qui ont attristé l’Europe depuis 1848, aussi bien que par les dangers qui la menacent aujourd’hui, nous sommes tous également arrivés à cette conviction : que les institutions monarchiques sont incompatibles avec le règne de la paix, de la justice et de la liberté.
Quant à nous, [...] comme socialistes russes et comme Slaves, nous croyons devoir franchement déclarer que, pour nous, ce mot de république n’a d’autre valeur que cette valeur toute négative : celle d’être le renversement ou 1 élimination de la monarchie ; et que non seulement il n est pas capable de nous exalter, mais qu’au contraire, toutes les fois qu’on nous représente la république comme une solution positive et sérieuse de toutes les questions du jour, comme le but suprême vers lequel doivent tendre tous nos efforts, nous éprouvons le besoin de protester.
Nous détestons la monarchie de tout notre cœur ; nous ne demandons pas mieux que de la voir renversée sur toute la surface de l’Europe et du monde, et nous sommes convaincus [...] que son abolition est une condition sine qua non de l’émancipation de l’humanité. A ce point de vue, nous sommes franchement républicains. Mais nous ne pensons pas qu’il suffise de renverser la monarchie pour émanciper les peuples et leur donner la justice et la paix. Nous sommes fermement persuadés, au contraire, qu’une grande république militaire, bureaucratique et politiquement centralisée peut devenir et nécessairement deviendra une puissance conquérante au dehors, oppressive à l’intérieur, et qu’elle sera incapable d’assurer à ses sujets, lors même qu’ils s’appelleraient des citoyens, le bien-être et la liberté. N’avons-nous pas vu la grande nation française se constituer deux fois en république démocratique, et deux fois perdre sa liberté et se laisser entraîner à des guerres de conquête ?
Troisième partie : CONTRE LE SOCIALISME AUTORITAIRE
Chapitre 1 : Les premières batailles du socialisme
Quel a été le programme de la philosophie et de la grande révolution du XVIIIe siècle ? Ni plus ni moins que l’émancipation intégrale de l’humanité tout entière ; la réalisation du droit et de la liberté réelle et complète pour chacun, par l’égalisation politique et sociale de tous ; le triomphe de l’humain sur les débris du monde divin ; le règne de la justice et de la fraternité sur la terre. Le tort de cette philosophie et de cette révolution, c’était de n’avoir pas compris que la réalisation de la fraternité humaine était impossible, tant qu’il existerait des Etats, que l’abolition réelle des classes, l’égalisation politique et sociale des individus ne deviendra possible que par 1’égalisation des moyens économiques d’éducation, d instruction, du travail et de la vie pour tous. Toutefois, on ne peut faire un reproche au XVIIIe siècle de ce qu il n a pas compris cela. La science sociale ne se crée et ne s étudie pas seulement dans les livres ; elle a besoin des grands enseignements de l’histoire, et il a fallu faire la révolution de 1789 et de 1793, il a fallu repasser par les expériences de 1830 et de 1848, pour arriver à cette conclusion désormais irréfragable que toute révolution qui n a pas pour but immédiat et direct l’égalité économique n’est, au point de vue des intérêts et des droits populaires, qu une réaction hypocrite et masquée,
La Révolution française, ayant proclamé le droit et le devoir de tout individu humain de devenir un homme, a abouti par ses dernières conséquences au babouvisme. Babeuf, l’un des derniers citoyens énergiques et purs que la Révolution avait créés puis tués en si grand nombre, et qui eut le bonheur d’avoir compté parmi ses amis des hommes comme Buonarotti, avait réuni, dans une conception singulière, les traditions politiques de la patrie antique avec les idées toutes modernes d’une révolution sociale. Voyant la révolution dépérir, faute d’un changement radical et alors très probablement impossible dans l’organisation économique de la société, fidèle d’ailleurs à l’esprit de cette Révolution, qui avait fini par substituer l’action omnipotente de l’Etat à toute initiative individuelle, il avait conçu un système politique et social, conformément auquel la république, expression de la volonté collective des citoyens, après avoir confisqué toutes les propriétés individuelles, les administrerait dans l’intérêt de tous, répartissant à portions égales à chacun l’éducation, l’instruction, les moyens d’existence, les plaisirs, et forçant tous sans exception, selon la mesure de forces et de capacité de chacun, au travail tant musculaire que nerveux. La conspiration de Babeuf échoua, il fut guillotiné avec plusieurs de ses amis. Mais son idéal d’une république socialiste ne mourut point avec lui. Recueillie par son ami Buonarotti, le plus grand conspirateur de ce siècle, cette idée fut transmise par lui comme un dépôt sacré aux générations nouvelles, et, grâce aux sociétés secrètes qu’il fonda en Belgique et en France, les idées communistes germèrent dans l’imagination populaire. Elles trouvèrent depuis 1830 jusqu’à 1848 d’habiles interprètes dans Cabet et Louis Blanc, qui établirent définitivement le socialisme révolutionnaire.
Un autre courant socialiste, parti de la même source révolutionnaire, convergeant au même but, mais par des moyens absolument différents, et que nous appellerions
volontiers le socialisme doctrinaire, fut créé par deux hommes éminents : Saint-Simon et Fourier. Le saint-simonisme fut commenté, développé, transformé et établi comme système quasi pratique, comme église, par le Père Enfantin, avec beaucoup d’amis dont la plupart sont devenus aujourd’hui des financiers et des hommes d’Etat, singulièrement dévoués à l’Empire. Le fouriérisme trouva son commentateur dans la Démocratie pacifique rédigée jusqu’au 2-décembre par Victor Considérant.
Le mérite de ces deux systèmes socialistes, d ailleurs bien différents sous beaucoup de rapports, consiste principalement dans la critique profonde, scientifique, sévère, qu’ils ont faite de l’organisation actuelle de la société, dont ils ont dévoilé hardiment les contradictions monstrueuses ; ensuite dans ce fait important d avoir fortement attaqué et ébranlé le christianisme, au nom de la réhabilitation de la matière et des passions humaines, calomniées et en même temps si bien pratiquées par les prêtres chrétiens. Au christianisme, les saint-simoniens ont voulu substituer une religion nouvelle, basée sur culte mystique de la chair, avec une hiérarchie nouvelle c prêtres, nouveaux exploiteurs de la foule par le privilège du génie, de l’habileté et du talent. Les fouriéristes, beaucoup plus et on peut dire même sincèrement démocrates, imaginèrent leurs phalanstères gouvernés et administrés par des chefs, élus par le suffrage universel, et où chacun, pensaient-ils, trouverait de lui-même son travail et sa place, selon la nature de ses passions.
Les fautes des saint-simoniens sont trop visibles pour qu’il soit nécessaire d’en parler. Le double tort des fouriéristes consista d’abord en ce qu’ils crurent sincèrement que par la seule force de leur persuasion et de leur propagande pacifique, ils parviendraient à toucher les cœurs des riches, au point que ceux-ci finiraient par venir déposer d’eux-mêmes le surplus de leur richesse aux portes de leurs phalanstères ; et en second lieu, en ce qu’ils s’imaginèrent qu’on pouvait théoriquement, a priori, construire un paradis social, où l’on pourrait coucher toute l’humanité à venir. Ils n’avaient pas compris que nous pouvons bien énoncer les grands principes de son développement futur, mais que nous devons laisser aux expériences de l’avenir la réalisation pratique de ces principes.
En général, la réglementation a été la passion commune de tous les socialistes d’avant 1848, moins un seul : Cabet, Louis Blanc, fouriéristes, saint-simoniens, tous avaient la passion d’endoctriner et d’organiser l’avenir, tous ont été plus ou moins autoritaires.
Mais voici que Proudhon parut : fils d’un paysan, et dans le fait et d’instinct cent fois plus révolutionnaire que tous ces socialistes doctrinaires et bourgeois, il s’arma d’une critique aussi profonde et pénétrante qu’impitoyable, pour détruire tous leurs systèmes. Opposant la liberté à l’autorité, contre ces socialistes d’Etat, il se proclama hardiment anarchiste, et, à la barbe de leur déisme ou de leur panthéisme, il eut le courage de se dire simplement athée, ou plutôt avec Auguste Comte positiviste.
Son socialisme à lui, fondé sur la liberté tant individuelle que collective, et sur l’action spontanée des organisations libres, n’obéissant à d’autres lois que les lois générales de l’économie sociale, découvertes ou qui sont à découvrir par la science, en dehors de toute réglementation gouvernementale et de toute protection de l’Etat, subordonnant d’ailleurs la politique aux intérêts économiques, intellectuels et moraux de la société, devait plus tard et par une conséquence nécessaire aboutir au fédéralisme[18].
Tel fut l’état de la science sociale avant 1848. La polémique des journaux, des feuilles volantes et des brochures socialistes porta une masse de nouvelles idées au sein des classes ouvrières ; elles en étaient saturées, et lorsque la révolution de 1848 éclata, le socialisme se manifesta comme une puissance.
Proudhon, malgré tous les efforts qu’il a faits pour secouer les traditions de l’idéalisme classique, n’en est pas moins resté toute sa vie un idéaliste incorrigible, s’inspirant [...] tantôt de la Bible, tantôt du droit romain, et métaphysicien toujours, jusqu’au bout des ongles. Son grand malheur, c’est de n’avoir jamais étudié les sciences naturelles, et de ne pas s’en être approprié la méthode. Il a eu des instincts de génie qui lui avaient fait entrevoir la voie juste, mais, entraîné par les mauvaises ou idéalistes habitudes de son esprit, il retombait toujours dans les vieilles erreurs ; ce qui fait que Proudhon a été une contradiction perpétuelle, un génie vigoureux, un penseur révolutionnaire se débattant toujours contre les fantômes de l’idéalisme, et n’étant jamais parvenu à les vaincre.
Ce qui a succombé en juin 1848, ce n’est pas le socialisme en général, c’est seulement le socialisme d’Etat, le socialisme autoritaire et réglementaire, celui qui avait cru-espéré, que pleine satisfaction aux besoins et aux légitimes aspirations des classes ouvrières allait être donné par l’Etat et que celui-ci, armé de sa plénipotence, voulais et pouvait inaugurer un ordre social nouveau. Ce ne fut donc pas le socialisme qui mourut en juin, ce fut au contraire l’Etat qui déclara banqueroute devant le socialisme et qui, se proclamant incapable de lui payer la dette qu’il avait contractée envers lui, essaya de le tuer pour se délivrer de la manière la plus facile de cette dette. Il ne parvint pas à le tuer, mais il tua la foi que le socialisme avait eue en lui, et il anéantit en même temps toutes les théories du socialisme autoritaire ou doctrinaire, dont les unes, comme Le voyage en Icarie de Cabet et comme L’Organisation du travail de Louis Blanc, avaient conseillé au peuple de s’en reposer en toutes choses sur l’Etat, [et] les autres avaient démontré leur néant par une série d’expériences ridicules. Même la banque de Proudhon, qui dans des conditions plus heureuses aurait pu prospérer, écrasée par l’animadversion et par l’hostilité générale des bourgeois, succomba.
Le socialisme perdit cette première bataille par une raison toute simple : il était riche d’instincts et d’idées théoriques négatives, qui lui donnaient mille fois raison contre le privilège ; mais il manquait encore absolument d’idées positives et pratiques, qui eussent été nécessaires pour qu’il pût édifier, sur les ruines du système bourgeois, un système nouveau : celui de la justice populaire. Les ouvriers qui combattaient en juin [1848] pour l’émancipation du peuple, étaient unis d’instinct, non d’idées — et les idées confuses qu’ils avaient, formaient une tour de Babel, un chaos, dont il ne pouvait sortir rien. Telle fut la principale cause de leur défaite. Faut-il pour cela douter de l’avenir et de la force présente du socialisme ? Le christianisme, qui s’était donné pour objet la fondation du règne de la justice dans le ciel, a eu besoin de plusieurs siècles pour triompher en Europe. Faut-il s’étonner après cela que le socialisme, qui s’est posé un problème bien autrement difficile, celui du règne de la justice sur la terre, n’ait pas triomphé en quelques années ?
Risible est la conception des individualistes de l’école de Jean-Jacques Rousseau et des mutualistes proudhoniens qui croient que la société résulte d’un libre contrat d’individus absolument indépendants les uns des autres et s’intégrant dans des rapports et dans une dépendance réciproque uniquement en vertu de conditions convenues entre eux. Comme si les uns et les autres étaient tombés du ciel en apportant avec eux et la parole, et la volonté, et la pensée, dons naturels et complètement détachés de toute origine terrestre, c’est-à-dire sociale. En effet, si la société était composée d’individus absolument indépendants les uns des autres, ceux-ci n’auraient ni besoin ni la moindre possibilité de s’unir ; la société même n’existerait pas, et les individus libres, dans l’impossibilité où ils seraient de vivre
et d’agir sur terre, devraient retourner au ciel.
A l’heure actuelle, en Amérique comme dans l’Europe entière, et aussi en Russie, il n’existe que deux partis puissants, réels et dignes de ce nom : le parti de la réaction, qui englobe tout le monde officiel et privilégié, qui s’appuie sur la propriété privée et héréditaire, sur l’exploitation du labeur du peuple qui en découle, sur le droit familial, sur l’autorité de Dieu et sur le droit étatique ; et le parti de la révolution sociale qui tend inlassablement à la destruction définitive de ce monde suranné, coupable, criminel, afin de bâtir sur ses ruines un univers sans privilèges et par conséquent sans tache et sans reproche, fondé sur le travail en commun et obligatoire pour tous, sur le droit naturel de l’homme et sur la vérité humaine éclairée par la science.
Ainsi donc, nous rejetons sans hésiter dans le parti ennemi de la réaction non seulement les réactionnaires avérés et les jésuites, mais aussi les constitutionnels libéraux et même [les] républicains exclusivement politique Nous nous adressons donc maintenant aux socialistes divisés eux aussi en trois partis essentiellement différents les uns des autres. Nous les partagerons tout d’abord en deux grandes catégories : le parti des socialistes modérés ou bourgeois et le parti des socialistes révolutionnaires. Ce parti se subdivise à son tour en étatistes social-révolutionnaires et en anarchistes social-révolutionnaires, ennemis de tout Etat et de tout système étatique.
Le parti des socialistes modérés et bourgeois, ou des jésuites sociaux-politiques, appartient par toute sa nature au parti de la réaction. Il est composé d’individus qui se rangent dans les différentes catégories politiques et qui courtisent le socialisme à seule fin de donner plus de force à leur propre parti politique. Il y a des conservateurs-socialistes, des socialistes-prêtres, des socialistes libéraux et radicaux. Tous ont découvert que le socialisme est une force terrifiante, ascendante, et chacun d’eux cherche à le tirer de son côté pour y retremper son existence décrépite et retrouver, grâce à lui, sa vigueur éteinte. Dans la foule de ces exploiteurs malfaisants du socialisme, on trouve parfois même des hommes sincères, animés de bons sentiments, désirant vraiment améliorer le sort du prolétariat, mais qui n’ont ni assez d’énergie individuelle ni assez de volonté pour poser carrément la question sociale dans toute sa vérité terrible, pour reconnaître l’incompatibilité absolue du passé et du futur ou même d’aujourd’hui et de demain et qui consument leur vie en vains efforts pour concilier l’inconciliable. Ils voudraient, comme tous les individus au cœur tendre ou assis entre deux chaises, organiser une société de telle façon que les loups fussent repus et que les brebis eussent, si possible, la vie sauve. Ils sont, certes, sincères, mais leur sincérité même fait un tort considérable en couvrant l’hypocrisie des exploiteurs malfaisants du socialisme.
Les socialistes modérés de toutes nuances s’accordent sur un point essentiel qui caractérise nettement leur tendance réactionnaire et qui condamne les plus sincères d’entre eux à devenir tôt ou tard des alliés du parti de la réaction consciente s’ils ne se décident pas en temps voulu à rejoindre le parti du socialisme révolutionnaire.
Chapitre 2 : La sociale-démocratie allemande
Nous NOUS garderons bien d’inciter nos frères d’origine à entrer dans les rangs du Parti ouvrier social-démocrate allemand[19], à la tête duquel se trouvent avant tout, sous les espèces d’un duumvirat investi de pouvoirs dictatoriaux, Marx et Engels, et, derrière eux, ou au-dessous d’eux, Bebel, Liebknecht et quelques Juifs[20] préposés aux besognes littéraires ; nous nous emploierons au
contraire de toutes nos forces à détourner le prolétariat slave d’une alliance avec ce parti, nullement Populaire, mais par sa tendance, ses buts et ses moyens purement bourgeois et, au surplus, exclusivement allemand, c’est-à-dire mortel pour les Slaves,
Les idéalistes de toute nature, métaphysiciens, positivistes, défenseurs de la primauté de la science sur la vie, révolutionnaires doctrinaires, tous ensemble, avec la même ardeur, bien qu’avec des arguments différents, défendent la notion de l’Etat et de l’autorité gouvernementale, voyant là tout à fait logiquement l’unique moyen, selon eux, de sauver la société. Tout à fait logiquement, disons-nous, car se fondant sur le principe, foncièrement erroné selon nous, que l’idée précède la vie, théorie abstraite de l’activité sociale, et que, dès lors, la sociologie doit être le point de départ des révolutions et des transformations sociales, ils arrivent nécessairement à cette conclusion que la pensée, la théorie, la science étant, du moins à l’heure actuelle, l’apanage d’un très pe nombre d’individus, ce petit nombre d’individus est prédestiné à diriger la vie sociale, en tant qu’instigateurs, mais aussi en tant que conducteurs de tous les mouvements populaires, et qu’au lendemain de la révolution, une nouvelle organisation sociale devra être créée non par la libre fédération de bas en haut des associations, des communes, des cantons et des régions, conformément aux besoins et aux instincts du peuple, mais uniquement par l’autorité dictatoriale de cette minorité de savants exprimant soi-disant la volonté du peuple.
Sur cette fiction de la pseudo-représentation du peuple et sur le fait bien réel du gouvernement des masses populaires par une poignée de privilégiés élus, voire même non élus, par des foules votant sous la contrainte et ignorant pour qui elles votent ; sur cette expression abstraite et fictive de ce qui est représenté comme la pensée et la volonté populaires, dont le peuple réel et vivant n’a même pas la moindre idée, sont fondées dans une égale mesure et la théorie de l’Etat et la théorie de la dictature dite révolutionnaire.
Entre la dictature révolutionnaire et la centralisation étatique, toute la différence est dans les apparences. Au fond, l’une et l’autre ne sont qu’une seule et même forme de gouvernement de la majorité par la minorité au nom de la bêtise supposée de la première et de la prétendue intelligence de la seconde. C’est pourquoi l’une et l’autre sont au même degré réactionnaires, les deux ayant pour effet d’affermir directement et infailliblement les privilèges politiques et économiques de la minorité gouvernante et l’esclavage économique et politique des masses populaires.
Nul mieux que Lassalle ne sut expliquer et démontrer avec autant de persuasion aux travailleurs allemands que, sous le régime économique actuel, la condition du prolétariat non seulement ne peut être abolie, mais qu’elle ira au contraire, en vertu d’une loi économique inéluctable, en empirant d’année en année, en dépit de tous les essais de coopératisme, qui ne pourront procurer un avantage passager et de courte durée qu’à un nombre infime de travailleurs.
En critiquant ce programme, Ferdinand Lassalle démontrait que toute cette politique pseudo populaire ne tendait qu’à affermir les privilèges économiques de la bourgeoisie.
Jusque-là, nous sommes d’accord avec Lassalle. Mais voici où commencent nos divergences avec lui et, en général, avec l’ensemble des sociaux-démocrates ou communistes allemands. Contrairement à Schulze-Delitzsch[23], qui recommandait aux travailleurs de ne chercher le salut que dans leur propre énergie et de ne rien exiger ou attendre de l’Etat, Lassalle — après avoir démontré aux travailleurs, premièrement que dans les conditions économiques actuelles non seulement leur affranchissement, mais même la moindre amélioration de leur sort étant impossible, celui-ci doit fatalement empirer, et, deuxièmement, que tant qu’existera l’Etat bourgeois, les privilèges économiques de la bourgeoisie resteront intangibles — aboutissait à cette conclusion : pour obtenir une liberté réelle, une liberté fondée sur l’égalité économique, le prolétariat doit s’emparer de l’Etat et tourner la puissance étatique contre la bourgeoisie au profit de la masse ouvrière, de la même façon qu’aujourd’hui cette puissance est tournée contre le prolétariat dans le seul intérêt de la classe exploiteuse.
Mais comment s’emparer de l’Etat ? Pour cela il n’y a que deux moyens : ou bien la révolution politique ou bien la propagande légale pour une réforme pacifique de l’Etat. Lassalle, en tant qu’Allemand, en tant que savant, en tant qu’homme ayant de la fortune et d’origine juive, conseillait le second.
Dans ce sens et à cette fin, il forma un parti important et de caractère principalement politique (I’Ada qu’il organisa en le hiérarchisant, en le soumettant à sa discipline rigoureuse et à sa dictature ; en un mot, il fit ce que ces trois dernières années, Marx a voulu faire dans l’internationale. La tentative de Marx a échoué, celle de Lassalle a parfaitement réussi. Comme objectif direct et immédiat du Parti, Lassalle a fixé l’agitation politique dans tout le pays pour conquérir le droit d’élire au suffrage universel les députés et les pouvoirs publics.
Une fois ce droit conquis au moyen d’une réforme légale, le peuple ne devra envoyer que ses propres représentants au Parlement qui, par une série de décrets et de lois, transformera l’Etat bourgeois en Etat populaire. Le premier acte de cet Etat sera d’ouvrir un crédit illimité aux associations ouvrières de production et de consommation qui, alors seulement, seront en mesure d’engager la lutte avec le capital bourgeois et dans un court délai, de le vaincre et de l’absorber. Cette absorption accomplie, commencera une période de transformation radicale de la société.
Tel est le programme de Lassalle, tel est aussi celui du Parti ouvrier social-démocrate. A vrai dire, ce programme n’est pas celui de Lassalle, mais de Marx qui l’a exposé d’un bout à l’autre dans le fameux Manifeste du Parti communiste que lui et Engels ont publié en 1848. L’Adresse inaugurale de l’Association internationale, rédigée par Marx en 1864, y fait elle aussi clairement allusion : « La conquête du pouvoir politique est devenue le premier devoir de la classe ouvrière » ou, comme il est dit dans le Manifeste communiste, « la première étape dans la révolution ouvrière est la constitution du prolétariat en classe dominante. Le prolétariat doit centraliser tous les moyens de production dans les mains de l’Etat, c’est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante ».
Nous avons déjà exprimé à plusieurs reprises une très vive aversion pour la théorie de Lassalle et de Marx, qui recommande aux travailleurs, sinon comme idéal suprême, du moins comme but essentiel immédiat, la fondation d’un Etat populaire, lequel, comme ils l’ont eux-mêmes expliqué, ne serait autre chose « que le prolétariat organisé en classe dominante ».
Mais qui dit Etat dit domination, et qui dit domination dit exploitation, ce qui prouve que ce mot d’Etat populaire (Volkstaat), devenu et restant malheureusement encore aujourd’hui le mot d’ordre du Parti social-démocrate allemand, est une contradiction ridicule, une fiction, un mensonge, sans doute inconscient de la part de ceux qui le préconisent, et pour le prolétariat un piège très dangereux. L’Etat, quelque populaire qu’on le fasse dans ses formes, sera toujours une institution de domination, et d’exploitation, et par conséquent pour les masses populaires une source permanente d’esclavage et de misère.
Si le prolétariat devient la classe dominante, qui, demandera-t-on, dominera-t-il ? C’est donc qu’il restera encore une classe soumise à cette nouvelle classe régnante, à cet Etat nouveau, ne fût-ce, par exemple, que la plèbe des campagnes qui, on le sait, n’est pas en faveur chez les marxistes et qui, située au plus bas degré de la civilisation, sera probablement dirigée par le prolétariat des villes et des fabriques ; ou bien, si l’on considère la question du point de vue ethnique, disons, pour les Allemands, la question des Slaves ; ceux-ci se retrouveront pour la même raison, vis-à-vis du prolétariat allemand victorieux, dans une sujétion d’esclave identique à celle de ce prolétariat par rapport à sa bourgeoisie.
Que signifie : le prolétariat organisé en classe dominante ? Est-ce à dire que celui-ci sera tout entier à la direction des affaires publiques ? On compte environ quarante millions d’Allemands. Se peut-il que ces quarante millions fassent partie du gouvernement ; et, le peuple entier gouvernant, il n’y aura pas de gouvernés ? Alors il n’y aura pas de gouvernement, il n’y aura pas d’Etat, mais s’il y en a un il y aura des gouvernés, il y aura des esclaves.
Dans la théorie marxiste ce dilemme est tranché très simplement. Par gouvernement populaire, les marxistes entendent le gouvernement du peuple au moyen d’un petit nombre de représentants élus par le peuple au suffrage universel. L’élection par l’ensemble de la nation des représentants soi-disant du peuple et des dirigeants de l’Etat — ce qui est le dernier mot des marxistes aussi bien que de l’école démocrate — est un mensonge qui cache le despotisme de la minorité dirigeante, mensonge d’autant plus dangereux qu’il est présenté comme l’expression de la prétendue volonté du peuple.
Ces élus seront en revanche des socialistes convaincus et par surcroît savants. Les termes « socialiste scientifique », « socialisme scientifique », qui reviennent sans cesse dans les écrits des lassalliens et des marxistes, prouvent par eux-mêmes que le pseudo-Etat populaire ne sera rien d’autre que le gouvernement despotique des masses pro-létaires par une nouvelle et très restreinte aristocratie de vrais ou de prétendus savants. Le peuple n’étant pas savant, il sera entièrement affranchi des soucis gouvernementaux et tout entier intégré dans le troupeau des gouvernés. Bel affranchissement !
Les marxistes se rendent compte de cette contradiction et, tout en admettant que la direction gouvernementale des savants, la plus lourde, la plus vexatoire et la plus méprisable qui soit, sera, quelles que puissent être les formes démocratiques, une véritable dictature, se consolent à l’idée que cette dictature sera temporaire et de courte durée. Ils prétendent que son seul souci et son unique fin sera de donner l’instruction au peuple et de le porter, tant économiquement que politiquement, à un tel niveau que tout gouvernement ne tardera pas à devenir inutile ; et l’Etat, après avoir perdu son caractère politique, c’est-à-dire autoritaire, se transformera de lui-même en organisation tout à fait libre des intérêts économiques et des communes.
Il y a là une flagrante contradiction. Si leur Etat est effectivement un Etat populaire, quelles raisons aurait-on de le supprimer ? Et si, d’autre part, sa suppression est nécessaire pour l’émancipation réelle du peuple, comment pourrait-on le qualifier d’Etat populaire ? En polémisant avec eux, nous les avons amenés à reconnaître que la liberté ou l’anarchie, c’est-à-dire l’organisation libre des masses ouvrières de bas en haut, est l’ultime but de l’évolution sociale, et que tout Etat, y compris leur Etat populaire, est un joug, ce qui signifie que, d’une part, il engendre le despotisme, et de l’autre, l’esclavage,
Selon eux, ce joug étatique, cette dictature, est une phase de transition nécessaire pour arriver à l’émancipation totale du peuple : l’anarchie ou la liberté étant le but, l’Etat ou la dictature le moyen. Ainsi donc, pour affranchir les masses populaires, on devrait commencer par les asservir.
Pour le moment, notre polémique s’est arrêtée sur cette contradiction. Les marxistes prétendent que seule la dictature, bien entendu la leur, peut créer la liberté du peuple ; à cela nous répondons qu’aucune dictature ne peut avoir d’autre but que de durer le plus longtemps possible et qu’elle est seulement capable d’engendrer l’esclavage dans le peuple qui la subit, et d’éduquer ce dernier dans cet esclavage ; la liberté ne peut être créée que par la liberté, c’est-à-dire par le soulèvement du peuple entier et par la libre organisation des masses laborieuses de bas en haut. (...)
Tandis que la théorie politico-sociale des socialistes anti-autoritaires ou anarchistes les mène infailliblement à une rupture complète avec tous les gouvernements, avec toutes les formes de la politique bourgeoise, et ne leur laisse d’autre issue que la révolution sociale, la théorie adverse, la théorie des communistes autoritaires et de l’autoritarisme scientifique attire et englue ses partisans, sous prétexte de tactique, dans des compromis incessants avec les gouvernements et les differents partis politique bourgeois, c’est-à-dire les pousse directement dans camp de la réaction.
Chapitre 3 : Critique du programme d’Eisenach
Le Parti ouvrier social-démocrate, aussi bien que celui de l’Association générale des ouvriers allemands [...], sont franchement socialistes, dans ce sens qu’ils veulent une réforme radicale des rapports entre le capital et le travail ; et lassalliens aussi bien que sociaux-démocrates sont unanimes sur ce point que, pour obtenir cette réforme, il faut préalablement réformer I’Etat, et, s’il ne se laisse pas réformer volontairement et d’une manière pacifique, à la suite et par le moyen d’une grande agitation ouvrière pacifique et légale, le réformer par la force, c’est-à-dire par la révolution politique. Selon l’avis presque unanime des socialistes allemands, la révolution politique doit précéder la révolution sociale — ce qui est une grande et fatale erreur selon moi, parce que toute révolution politique qui se fera avant, et, par conséquent, en dehors de la révolution sociale, sera nécessairement une révolution bourgeoise, et la révolution bourgeoise ne peut servir à produire tout au plus qu’un socialisme bourgeois ; c’est-à-dire qu’elle doit infailliblement aboutir à une nouvelle exploitation, plus hypocrite et plus savante peut-être, mais non moins oppressive, du prolétariat par la bourgeoisie.
Cette idée malheureuse de la révolution politique qui doit précéder, disent les socialistes allemands, la révolution sociale, ouvre à deux battants les portes du Parti social-démocrate à tous les démocrates radicaux exclusivement politiques et fort peu socialistes de l’Allemagne. C’est ainsi qu’à bien des reprises différentes, le Parti social-démocrate, entraîné par ses chefs, s’est confondu et a fraternisé avec les bourgeois démocrates du soi-disant Parti du peuple (Volkspartei), parti exclusivement politique, et non seulement étranger ; mais directement hostile à tout socialisme sérieux.
Pendant tout un an, depuis août 1868 jusqu’au mois d’août 1869, il y eut des abouchements et des négociations diplomatiques entre les représentants principaux des deux partis, ouvrier et bourgeois, et ces négociations aboutirent enfin au fameux programme du congrès d’Eisenach (7, 8 et 9 août 1869), qui constitua définitivement le Parti ouvrier social-démocrate d’Allemagne. Ce programme est une vraie transaction entre le programme socialiste et révolutionnaire de l’Association internationale des travailleurs, si clairement déterminé par les Congrès de Bruxelles et de Bâle, et le pro-gramme bien connu du démocratisme bourgeois.
L’article 1 nous frappe tout d’abord par son désaccord parfait avec l’esprit et la lettre du programme de l’Association internationale. Le Parti social-démocrate veut l’institution de l’Etat populaire libre. Ces deux derniers mots, populaire et libre, sonnent bien, mais le premier mot, l’Etat, doit sonner mal aux oreilles d’un vrai socialiste révolutionnaire, d’un ennemi résolu et sincère de toutes les institutions bourgeoises, sans en excepter une seule ; il se trouve en contradiction flagrante avec le but même de l’Association internationale, et détruit absolument le sens des deux mots qui le suivent : populaire et libre.
Qui dit association internationale des travailleurs dit négation de l’Etat, tout Etat devant nécessairement être un Etat, une institution nationale. Ou bien les auteurs du programme entendraient-ils l’Etat international, l’Etat universel, ou au moins dans un sens plus restreint, l’Etat qui embrasserait tous les pays de l’Europe occidentale ou existe, pour me servir de l’expression favorite des socialistes allemands, « la société ou la civilisation moderne » c’est-à-dire la société où le capital, devenu l’unique commanditaire du travail, se trouve concentré entre les mains d’une classe privilégiée par l’Etat : la bourgeoisie, et, grâce à cette concentration, réduit les travailleurs à l’esclavage et à la misère ? Les chefs du Parti social-démocrate tendraient-ils à l’institution d’un Etat qui embrasserait tout l’occident de l’Europe, l’Angleterre, la France, l’Allemagne, tous les pays Scandinaves, les pays slaves soumis à l’Autriche, la Belgique, la Hollande, la Suisse, l’Italie, l’Espagne et le Portugal ?
Non, leur imagination et leur appétit politique n’embrassent pas tant de pays à la fois. Ce qu’ils veulent avec une passion qu’ils ne cherchent pas même à masquer, c’est l’organisation de leur patrie allemande, de la grande unité germanique. C’est l’institution de l’Etat exclusivement allemand que le premier article de leur programme pose comme le but principal et suprême du Parti ouvrier de la démocratie socialiste. Ils sont des patriotes politiques avant tout.
Mais alors que laissent-ils à l’internationalité ? Que donnent ces patriotes allemands à la fraternité internationale des travailleurs de tous les pays ? Rien que des phrases socialistes, sans réalisation possible, parce que la base principale, première, exclusivement politique, de leur programme, l’Etat germanique, les détruit.
En effet, du moment que les ouvriers de l’Allemagne doivent vouloir et servir avant tout l’institution de l’Etat germanique, la solidarité qui devrait, au point de vue économique et social, les unir jusqu’à les confondre avec leurs frères, les travailleurs exploités du monde entier, et qui devrait, selon moi, être la base principale et unique des associations ouvrières de tous les pays ; cette solidarité internationale est nécessairement sacrifiée au patriotisme, à la passion politique nationale, et il peut arriver que les ouvriers d’un pays, partagés entre ces deux passions, entre ces deux tendances contradictoires : la solidarité socialiste du travail et le patriotisme de l’Etat national, et sacrifiant, comme ils le doivent d’ailleurs s’ils obéissent à l’article premier de ce programme de la démocratie socialiste, sacrifiant, dis-je, la solidarité internationale au patriotisme, se trouveront dans cette malheureuse position d’être unis à leurs compatriotes bourgeois contre les travailleurs d’un pays étranger. C’est ce qui est précisément arrivé aujourd’hui aux ouvriers de l’Allemagne.
Il est clair que tant que les ouvriers allemands auront pour but l’institution de l’Etat national, quelque libre et populaire qu’ils s’imaginent cet Etat -et il y a loin de l’imagination à la réalisation, surtout quand l’imagination suppose la réconciliation impossible de deux éléments, de deux principes, l’Etat et la liberté populaire, qui s’entre-détruisent et s’entre-dévorent-, il est clair qu’ils continueront de sacrifier toujours la liberté populaire à la grandeur de l’Etat, le socialisme à la politique, et la justice, la fraternité internationale, au patriotisme. Il est clair que leur propre émancipation économique ne sera rien qu’un beau rêve éternellement relégué dans un avenir lointain.
Il est impossible d’atteindre deux buts contradictoires à la fois. Le socialisme, la révolution sociale impliquant la destruction de l’Etat, il est évident que [tout ce] qui tend à l’Etat doit renoncer au socialisme, doit sacrifier l’émancipation économique des masses à la puissance politique de quelque parti privilégié que ce soit.
Le Parti social-démocrate sacrifie l’émancipation économique, et par conséquent aussi l’émancipation politique, du prolétariat, ou plutôt son émancipation de la politique, à l’ambition et aux triomphes de la démocratie bourgeoise. Cela résulte clairement du 2e et du 3e article de son programme.
Les trois premiers paragraphes de l’article 2 sont tout à fait conformes au principe socialiste de l’Association internationale des travailleurs, dont ils reproduises presque textuellement le programme. Mais le quatrième paragraphe du même article, déclarant que la liberté politique est la condition préalable de l’émancipation économique, détruit complètement la valeur pratique de cette reconnaissance de principe. Il ne peut signifier que ceci :
« Ouvriers, vous êtes les esclaves, les victimes de la propriété et du capital. Vous voulez vous émanciper de ce joug économique. C’est fort bien, et vos vœux sont parfaitement légitimes. Mais pour les réaliser, il faut que vous nous aidiez d’abord à faire la révolution politique. Plus tard, nous vous aiderons à faire la révolution sociale. Laissez-nous d’abord établir, par la force de vos bras, l’Etat démocratique, une bonne démocratie bourgeoise comme en Suisse, et ensuite... -ensuite nous vous donnerons un bien-être égal à celui dont les ouvriers jouissent en Suisse. »
Pour se convaincre que cette aberration incroyable exprime parfaitement les tendances et l’esprit du Parti social-démocrate —en tant que programme, non en tant qu’aspirations naturelles des ouvriers allemands qui le composent -, il n’y a qu’à bien étudier l’article 3, où se trouvent énumérées toutes les demandes immédiates et premières (die nächsten Fôrderungen) qui doivent être posées par l’agitation pacifique et légale du Parti. Toutes ces demandes -moins la dixième, qui n’avait même pas été proposée par les auteurs du programme, mais qui y a été ajoutée plus tard, au milieu de la discussion, à la suite d’une proposition faite par un membre du congrès d’Eisenach-, toutes ces demandes portent un caractère exclusivement politique. Tous ces points recommandés comme les objets principaux de l’action pratique immédiate du Parti ne constituent pas autre chose que le programme bien connu de la démocratie bourgeoise : suffrage universel, avec la législation directe par le peuple ; abolition de tous les privilèges politiques ; armement national ; séparation de l’Eglise et de l’Etat, de l’Ecole et de Eglise ; instruction gratuite et obligatoire ; liberté de la presse, d’association, de réunion et de coalition ; transformation de tous les impôts indirects en un impôt direct, progressif et unique sur le revenu.
Voilà donc ce qui constitue le véritable objet, le but réel, présent, de ce parti : une réforme exclusivement politique de l’Etat, des institutions et des lois de l’Etat. N’ai-je pas eu raison de dire que ce programme n’était socialiste qu’en rêve, pour un avenir lointain, mais qu’en réalité c’était un programme purement politique et bourgeois ; tellement bourgeois qu’aucun de nos ci-devant collègues de la Ligue de la paix et de la liberté n’aurait hésité à le signer ? N’ai-je pas raison de dire encore que si l’on jugeait le Parti ouvrier social-démocrate allemand par son programme -ce que je me garderai bien de faire, car je sais que les aspirations réelles de ces ouvriers vont infiniment au-delà du programme -, on aurait le droit de penser que l’institution de ce parti n’a point eu d’autre but que de faire servir la masse ouvrière, comme un instrument sacrifié et aveugle, à la réalisation des projets politiques de la démocratie bourgeoise de l’Allemagne ?
Il n’y a dans ce programme que deux points qui ne seront pas du goût des bourgeois. Le premier de ces points est contenu dans la seconde moitié du huitième paragraphe de l’article 3, où l’on demande la détermination de la journée normale de travail, l’abolition du travail des enfants et la limitation de celui des femmes, toutes choses qui font faire toujours la grimace aux bourgeois, parce que, amateurs passionnés de toutes les libertés qui tournent à leur profit, ils demandent à haute voix, pour le prolétariat, la liberté de se laisser exploiter, écraser, assommer, sans que l’Etat s’en mêle. Pourtant les temps sont devenus si durs pour ces pauvres bourgeois qu’ils ont fini par consentir à cette intervention de l’Etat même en Angleterre, dont l’organisation sociale actuelle, que sache, n’est encore nullement socialiste.
L’autre point, beaucoup plus important, et d’un caractère socialiste beaucoup plus déterminé, est contenu dans le dixième paragraphe, qui, ainsi que je l’ai déjà observé, n’a pas été proposé par les rédacteurs mêmes du programme, était dû à l’initiative d’un membre du congrès d’Eisenach, et a été présenté au milieu même de la discussion du programme du Parti social-démocrate. Ce point demande P appui, la protection (die Fôrderung) et le crédit de l’Etat pour la coopération ouvrière et surtout pour les sociétés de production, avec toutes les garanties de liberté désirables.
C’est un point qu’aucun démocrate bourgeois n’admettra de bon gré, parce qu’il est en contradiction absolue avec ce que la démocratie bourgeoise et le socialisme bourgeois appellent la liberté. En effet, la liberté de l’exploitation du travail du prolétariat, forcé de le vendre au capital au plus bas prix possible, forcé non par une loi politique ou civile quelconque, mais par la position économique dans laquelle se trouve le prolétariat, par la terreur et l’appréhension de la faim ; cette liberté, dis-je, ne craint pas la concurrence des associations ouvrières, soit de consommation, soit de crédit mutuel, soit de production, par cette simple raison que les associations ouvrières, réduites à leurs propres moyens, ne seront jamais en état de former un capital capable de lutter contre le capital bourgeois. Mais lorsque les associations ouvrières seront appuyées par la puissance de l’Etat, seront soutenues par l’immense crédit de l’Etat, non seulement elles pourront lutter mais elles finiront à la longue par vaincre les entreprises industrielles et commerciales bourgeoises, fondées uniquement sur le capital privé soit individuel, soit même collectif, et représenté par des sociétés anonymes de capitalistes, l’Etat étant naturellement la plus puissante de toutes les sociétés anonymes.
Le travail commandité par l’Etat, tel est le principe fondamental du communisme autoritaire, du socialisme politique de l’Etat. L’Etat devenu seul propriétaire — à la fin d’une certaine période de transition, qui sera nécessaire pour faire passer la société, sans trop grandes secousses, économiques et politiques, de l’organisation actuelle du privilège bourgeois, à l’organisation future de l’égalité officielle de tous -, l’Etat sera aussi l’unique capitaliste, le banquier, le bailleur de fonds, l’organisateur, le directeur de tout le travail national, et le distributeur de ses produits. Tel est l’idéal, le principe fondamental du communisme moderne.
Doit par conséquent être exclue sans pitié la politique des bourgeois démocrates ou socialistes bourgeois, qui, en déclarant « que la liberté politique est la condition préalable de l’émancipation économique », ne peuvent entendre par ces mots autre chose que ceci : les réformes ou la révolution politiques doivent précéder les réformes ou la révolution économiques ; les ouvriers doivent par conséquent s’allier aux bourgeois plus ou moins radicaux pour faire d’abord avec eux les premières, sauf à faire ensuite contre eux les dernières.
Nous protestons hautement contre cette funeste théorie, qui ne pourrait aboutir, pour les travailleurs, qu’à les faire servir encore une fois d’instrument contre eux-mêmes et à les livrer de nouveau à l’exploitation des bourgeois.
Conquérir la liberté politique d’abord ne peut signifier autre chose que la conquérir d’abord toute seule, en laissant, au moins pendant les premiers jours, les rapports économiques et sociaux en l’état où ils sont, c’est-à-dire les propriétaires et les capitalistes avec leur insolente richesse, et les travailleurs avec leur misère.
Mais cette liberté une fois conquise, dit-on, elle servir : aux travailleurs d’instrument pour conquérir plus tard l’égalité ou la justice économique.
La liberté, en effet, est un instrument magnifique puissant. Le tout est de savoir si les travailleurs pourront réellement s’en servir, si elle sera réellement en leur possession, ou si, comme cela a toujours été jusqu’ici, leur liberté politique ne sera qu’une apparence trompeuse, une fiction ?
Ce que nous avons toujours repoussé et ce que nous continuons à repousser énergiquement aujourd’hui, ce n’est pas la politique en général, c’est votre politique de socialistes bourgeois, de socialistes patriotes et de socialistes hommes d’Etat, politique dont la conséquence inévitable sera toujours de mettre le prolétariat à la remorque des bourgeois.
Entre votre politique et la nôtre, il y a, en effet, un abîme. La vôtre est une politique positive, la nôtre est toute négative. Vous voulez à toute force, inspirés soit par des vues ambitieuses ou intéressées, soit par vos théories doctrinaires, [...] conserver l’Etat, ce premier et dernier retranchement de tous les exploiteurs du travail populaire, cette prison ou cette maison de force séculaire, qui, portant sur son frontispice ces deux mots décevants et fatals : Religion et Patrie, sous le prétexte de l’une et de l’autre, a toujours étouffé l’expansion de la vie populaire, et a condamné des millions de déshérités à traîner une existence abrutie, misérable, pour la plus grande civilisation, liberté et prospérité de quelques minorités privilégiées. Politiciens positifs, radicaux faisant du socialisme, communistes doctrinaires et autoritaires ou socialistes d’Etat, vous ne voulez pas détruire cette prison ; vous voulez seulement la réformer, l’améliorer par des moyens constitutionnels et par ce que vous appelez, vous, l’agitation légale ; vous vous contentez de l’élargir, et vous vous imaginez que, lorsque vous aurez gravé sur son frontispice, au lieu de la religion et de la patrie politique, désormais condamnées, ces autres mots également décevants : Etat populaire, vous l’aurez transformée en une habitation supportable et confortable pour ces masses populaires qui y resteraient enfermées et séquestrées, comme elles le sont aujourd’hui dans cette antique prison ! Et, chose inique, vous prétendez que le peuple vous prête son bras puissant pour élever contre lui-même cette nouvelle prison !
Eh bien ! nous ne partageons ni votre espoir, ni vos désirs, ni vos vues, ni vos illusions. Nous pensons que les masses populaires, dans tous les pays de l’Europe — sans en excepter la race slave, s’il vous plaît, ni aucun des peuples qui se trouvent enfermés à cette heure dans ce malheureux empire de toutes les Russies -, nous pensons qu’elles sont fatiguées de leur séquestration éternelle ; qu’elles ne veulent plus de geôliers directeurs et bienfaiteurs, ni d’aucune prison. Nous les voyons partout réclamer leur liberté, le plein soleil, le grand air ; et avec elles, contre vous, nous demandons à grand cri non la réforme, mais l’anéantissement de toutes les prisons : l’abolition de l’Etat, de tous les Etats. Tel est le but unique de la politique de l’internationale, telle que nous la concevons, telle que la sent et la veut, d’instinct, le prolétariat de tous les pays, sans en excepter aucunement le prolétariat de l’Allemagne, s’il vous plaît. C’est, comme vous le voyez bien, une politique exclusivement négative, et, si j’ose m’exprimer ainsi, c’est celle de l’abolition, non de la reconstitution politique : c’est la ruine universelle du monde politique, c’est-à-dire de tout système organisé de domination et d’exploitation.
Chapitre 4 : Les grèves et les coopératives
Qui ne connaît les sacrifices et les souffrances qu’entraînent chaque grève pour les travailleurs ? Mais les grèves sont nécessaires ; elles le sont à ce point que sans elles il serait impossible de jeter les masses dans la lutte sociale et de les organiser. La grève, c’est la guerre, et les masses populaires ne s’organisent que dans la guerre et par la guerre qui arrache chaque travailleur à son isolement coutumier, absurde, sans joie et sans espoir ; la guerre le soude d’emblée à tous les autres travailleurs au nom d’une unique passion ou d’un seul but et fait comprendre à tous, de la façon la plus évidente et la plus convaincante, la nécessité de s’organiser avec rigueur pour remporter la victoire. Les masses populaires en effervescence sont comme le métal en fusion qui finit par ne plus former qu’une seule coulée plus facile à modeler que le métal à l’état froid, pourvu qu’il y ait de bons ouvriers pour lui donner une forme conforme aux propriétés ou aux lois inhérentes audit métal, conforme aux besoins et aux instincts du peuple.
Les grèves réveillent dans les masses populaires tous les instincts révolutionnaires socialistes qui sommeillent au fond de tout travailleur, qui forment, si l’on peut dire son essence historique, socio-physiologique, mais dont en temps ordinaire, sous le joug de l’accoutumance servile et de la soumission générale, bien peu nombreux sont ceux qui en ont conscience. Par contre, quand ces instincts, suscités par la lutte économique, se réveillent dans les foules ouvrières soulevées, alors la propagande parmi elles de 1 idée révolutionnaire socialiste devient d’une facilité extreme. Car cette idée n’est pas autre chose que l’expression pure et fidèle des instincts du peuple. Si elle ne concorde pas entièrement avec ces instincts, c’est qu’elle est fausse ; et pour peu qu’elle le soit, elle sera écartée par les masses populaires. Mais au contraire, si elle en est 1 exact reflet, si elle est vraiment Vidée du peuple, elle s’emparera à coup sûr très vite des foules populaires révoltées ; et une fois qu’elle aura pénétré dans le peuple, elle ne tardera pas à se muer en réalité triomphante,
Chaque grève est encore d’autant plus précieuse qu elle élargit et approfondit de plus en plus l’abîme qui désormais sépare partout la classe bourgeoise de la masse populaire ; qu’elle montre de la façon la plus évidente aux travailleurs 1 incompatibilité absolue de leurs intérêts avec ceux des capitalistes et des possédants, ruinant ainsi, dans le sentiment des masses, aujourd’hui exploitées et asservies par le capital et la grande propriété, toute possibilité de compromis et d’arrangements ; coupant dans la racine ce que nous appelons le socialisme bourgeois, elle met la cause de 1 émancipation du peuple hors de toutes les combinaisons économiques et politiques des classes possédantes.
Oui, il n’y a pas de meilleur moyen que la grève pour soustraire les travailleurs à l’influence de la bourgeoisie.
Oui, les grèves sont une grande chose ; elles lèvent, peuplent, organisent et instruisent l’armée ouvrière ; une armée appelée à vaincre et à briser la force bourgeoise étatique et à préparer le vaste et libre terrain pour un monde nouveau.
Vous savez qu’il y a deux genres de coopération : la coopération bourgeoise, qui tend à créer une classe privilégiée, une sorte de bourgeoisie collective nouvelle, organisée en société en commandite ; et la coopération réellement socialiste, celle de l’avenir et qui, par cette raison même est à peu près irréalisable dans le présent.
Tandis que les socialistes révolutionnaires, convaincus qu’il est impossible d’émanciper le prolétariat dans les conditions actuelles de l’organisation économique de la société, demandent la liquidation sociale et surtout l’abolition de la propriété privée héréditaire, les socialistes modérés veulent, au contraire, conserver toutes les principales bases et principes fondamentaux du présent système économique et prétendent que, même sous ce système et dans ces conditions, nécessaires au progrès de la civilisation, les travailleurs peuvent s’émanciper et améliorer substantiellement leur situation matérielle par la seule vertu magique de la libre association.
Aussi recommandent-ils au monde ouvrier la formation de sociétés de secours mutuel, de banques ouvrières et d}associations coopératives de consommation et de production comme le seul moyen de salut ; en même temps, ils le supplient de ne pas croire les utopistes révolutionnaires qui lui promettent une égalité impossible et le mènent en fin de compte, sciemment ou inconsciemment, à la ruine ou à la mort.
Vingt ans d’expérience, d’expérience unique sur une vaste échelle, en Angleterre, en Allemagne, en France, ont définitivement prouvé que le système coopératif, qui porte indubitablement en lui le germe de l’organisation économique de l’avenir, ne peut, à l’heure et dans les conditions actuelles, affranchir les travailleurs ni même améliorer notablement leur situation matérielle. La célèbre association des travailleurs de Rochdale[22] en Angleterre, autour de laquelle on a fait tant de bruit et qui, dans d’autres pays, a suscité tant de tentatives de la part d’imitateurs, a fini par créer une nouvelle bourgeoisie qui, le plus tranquillement du monde, exploite la masse des travailleurs qui n’en font pas partie.
L’esprit pratique des travailleurs anglais leur a fait deviner qu’il est impossible d’appliquer à l’échelle nationale, sous la domination actuelle du capital bourgeois, le système coopératif dans le processus de production et de répartition des richesses ; instruits par l’expérience, les masses des travailleurs les plus avancés et les plus énergiques entrent aujourd’hui dans des alliances dites professionnelles (trade-unions), créées non pour organiser définitivement le travail, ce qui est présentement encore impossible, mais pour organiser la lutte du travail contre le capital bourgeois, la lutte du monde laborieux contre le monde des oisifs et des privilégiés.
En Allemagne, on compte actuellement environ 5000 associations ouvrières fondées principalement par Schulze-Delitsch, Hirsch, Duncker[23] et autres disciples de Schulze. Et après de longues années d’essais, on peut dire carrément aujourd’hui qu’elles n’ont donné aucun résultat. La situation des travailleurs en Allemagne ne s’est pas améliorée d’un cheveu ; au contraire, conformément à la loi économique bien connue selon laquelle la misère du monde ouvrier s’accroît dans la mesure où le capital de la bourgeoisie augmente et se concentre dans un nombre plus restreint de mains, la condition des ouvriers en Allemagne, aussi bien que dans tous les autres pays d’Europe, s’est sensiblement aggravée.
Sous le rapport économique, le système de Schulze-Delitsch tendait manifestement à défendre le monde bourgeois contre le danger social ; sous le rapport politique, il assujettissait définitivement le prolétariat à la bourgeoisie qui l’exploite et dont il doit rester l’instrument docile et aveugle.
Ferdinand Lassalle s’insurgea contre cette double et grossière mystification. Il n’eut pas de peine à démolir le système de Schulze-Delitsch et à montrer tout le néant de son programme politique.
En France le système coopératif a complètement fait naufrage. [...] Personne ne songe plus à la coopération comme moyen de salut, personne n’a plus confiance en elle, et toutes les associations ouvrières existantes, sur tout le territoire de la France, sont en train de se transformer et [de] se lier entre elles dans une grande fédération pour mener la lutte révolutionnaire du travail contre le capital.
Le socialisme modéré, coopératif, bourgeois est partout condamné, partout liquidé. L’expérience a prouvé qu’il n’était pas réalisable. Déjà auparavant, son impossibilité avait été théoriquement démontrée.
Les économistes dignes de ce nom des deux écoles opposées : celle des libéraux et celle des communistes scientifiques, qui divergent sur tous les autres points et ne s’accordent que sur un seul, ont, depuis longtemps exprimé la même conviction, fondée sur la science réelle c’est-à-dire l’étude rigoureuse de l’évolution des facteurs économiques, conviction qu’étant donnée l’organisation actuelle de l’économie publique et de la production marchande, ainsi que l’accroissement, la domination et la concentration du capital qui en découle nécessairement, les associations ouvrières, quelles que soient leurs efforts, ne sont pas en mesure d’affranchir le travail de l’oppression de ce dernier ; la conviction, dis-je, que les banques ouvrières, uniquement alimentées par les maigres économies, la plupart impossibles, des masses laborieuses ne seront jamais en état de soutenir la concurrence des puissantes banques universelles de l’oligarchie bourgeoise ; et qu’en raison de l’accroissement incessant de la main d’œuvre et des ventres affamés, accroissement de plus en plus accéléré par la concentration des capitaux dans un nombre de plus en plus restreint de mains et par la transformation qui en résulte fatalement de la petite bourgeoisie, voire de la classe moyenne en prolétariat, les travailleurs, s’ils ne veulent pas mourir de faim, sont obligés de se faire de plus en plus concurrence, concurrence poussée à l’extrême, c’est-à-dire jusqu’à la dernière limite de ce que coûte l’entretien et l’alimentation de l’individu ; et que, dès lors, toutes les associations ouvrières de consommation, en abaissant les prix des produits de première nécessité, entraînent fatalement une diminution des salaires, autrement dit une aggravation de la condition des travailleurs. Qu’enfin, les associations de production ne sont possibles que dans les branches industrielles qui ne sont pas monopolisées par le grand capital, aucune association ouvrière n’étant en mesure de concurrencer pratiquement celui-ci sur le plan de la production marchande. Et comme le grand capital, poussé par une nécessité immanente, tend forcément à mettre la main sur toutes les branches industrielles sans aucune exception, les associations ouvrières sont appelées à subir le même sort que celui de la petite et moyenne bourgeoisie : une misère générale, inéluctable, une soumission servile au capital oligarchique et l’absorption de toute la petite et moyenne propriété dans la grande propriété de quelques centaines de personnes fortunées dans l’ensemble de l’Europe.
La liberté de l’exploitation du travail du prolétariat, forcé de le vendre au capital au prix le plus bas possible, forcé non par une loi politique ou civile, mais par la position économique dans laquelle se trouve le prolétariat, par la terreur et l’appréhension de la faim ; cette liberté, dis-je, ne craint pas la concurrence des associations ouvrières, soit de consommation, soit de crédit mutuel, soit de production, par cette simple raison que les associations ouvrières, réduites à leurs propres moyens, ne seront jamais en état de former un capital capable de lutter contre le capital bourgeois.
Chapitre 5 : Solidarités locales et internationale du prolétariat
Dans les années 1863 et 1864, époque de la fondation de l’internationale, il s’est produit dans presque tous les pays de l’Europe et surtout dans ceux où l’industrie moderne se trouve le plus développée, en Angleterre, en France, en Belgique, en Allemagne et en Suisse, deux faits qui en ont facilité et presque rendu nécessaire la création. Le premier, ce fut le réveil simultané de l’esprit, du courage, du tempérament ouvriers dans tous ces pays, après douze ou même quinze ans d’un affaissement qui avait été le résultat de la terrible débâcle de 1851 et de 1848. Le second fait fut celui du développement merveilleux de la richesse bourgeoise et, comme son accompagnement obligé, de la misère ouvrière dans tous ces pays. Ce fut l’aiguillon, et le tempérament, l’esprit renaissant donna la foi.
Mais, comme il arrive souvent, cette confiance renaissante ne se manifesta pas d’un seul coup dans la masse tout entière du prolétariat. Parmi tous les pays de l’Europe, il n’y en eut d’abord que deux, puis trois et quatre, puis cinq, où elle se fit jour ; dans ces pays privilégiés même, ce ne fut pas sans doute la masse, mais un petit nombre seulement de petites associations ouvrières excessivement clairsemées qui sentirent renaître en elles une confiance suffisante pour recommencer la lutte ; et dans ces associations mêmes, ce furent d’abord quelques rares individus, les plus intelligents, les plus énergiques, les plus dévoués, et, en grande partie, déjà éprouvés et développés par les luttes précédentes, qui, pleins d’espérance et de foi, et se dévouant de nouveau, eurent le courage de prendre l’initiative du nouveau mouvement.
Ces individus, incidemment réunis à Londres en 1864, pour une question politique du plus haut intérêt, la question polonaise, mais absolument étrangère à celle de la solidarité internationale du travail et des travailleurs, formèrent, sous l’influence immédiate des premiers fondateurs de l’internationale, le premier noyau de cette grande association. Puis, retournés chez eux, en France, en Belgique, en Allemagne et en Suisse, ils constituèrent, chacun dans leurs pays respectifs, des noyaux correspondants. Ce fut ainsi que furent créées dans tous ces pays les premières Sections centrales.
Les Sections centrales ne représentent spécialement aucune industrie, puisque les ouvriers les plus avancés de toutes les industries possibles s’y trouvent réunis. Que représentent-elles donc ? L’idée même de l’internationale. Quelle est leur mission ? Le développement et la propagande de cette idée. Et cette idée, quelle est-elle ? C’est l’émancipation, non seulement des travailleurs de telle industrie ou de tel pays, mais de toutes les industries possibles et de tous les pays du monde, c’est l’émancipation générale de tous ceux, dans le monde, qui, gagnant péniblement leur misérable existence quotidienne par un travail productif quelconque, sont économiquement exploités et politiquement opprimés par le capital ou plutôt par les propriétaires et par les intermédiaires privilégiés du capital. Telle est la force négative, belliqueuse ou révolutionnaire, de l’idée. Et la force positive ? C’est la fondation d’un monde social nouveau, assis uniquement sur le travail émancipé, et se créant de lui-même, sur les ruines du monde ancien, par l’organisation et par la fédération libre des associations ouvrières, délivrées du joug, tant économique que politique, des classes privilégiées. Ces deux côtés de la même question, l’un négatif et l’autre positif, sont inséparables.
Les sections centrales sont les centres actifs et vivants où se conserve, se développe et s’explique la foi nouvelle. Aucun n’y entre comme ouvrier spécial de tel ou tel métier, en vue de l’organisation particulière de ce métier ; tous n’y entrent que comme des travailleurs en général, en vue de l’émancipation et de l’organisation générale du travail et du monde social nouveau fondé sur le travail, dans tous les pays. Les ouvriers qui en font partie, déposant sur le seuil leur caractère d’ouvriers spéciaux ou « réels », dans le sens de la spécialité, s’y présentent comme des travailleurs « en général ». Travailleurs de quoi ? Travailleurs de l’idée, de la propagande et de l’organisation de la puissance tant économique que militante de l’internationale : travailleurs de la Révolution sociale.
On voit que les sections centrales présentent un caractère tout à fait différent de celui des sections de métier, et même diamétralement opposé. Tandis que ces dernières, suivant la voie du développement naturel, commencent par le fait pour arriver à l’idée, les sections centrales, suivant au contraire celle du développement idéal ou abstrait, commencent par l’idée pour arriver au fait. Il e évident qu’en opposition à la méthode si complètement réaliste ou positive des sections de métier, la méthode d sections centrales se présente comme artificielle et abs traite. Cette manière de procéder de l’idée au fait est précisément celle dont se sont éternellement servis les idéalistes de toutes les écoles, théologiens et métaphysiciens, et dont l’impuissance finale a été constatée par l’histoire. Le secret de cette impuissance réside dans l’impossibilité absolue qu’il y a, en partant de l’idée abstraite, d’arriver au fait réel et concret.
S’il n’y avait eu dans l’Association internationale des travailleurs que des sections centrales, il n’y a pas de doute qu’elle n’aurait pas atteint même la centième partie de la puissance si sérieuse dont elle se glorifie maintenant. Les sections centrales auraient été autant d’académies ouvrières où se seraient éternellement débattues toutes les questions sociales, y compris naturellement celle de l’organisation du travail, mais sans la moindre tentative sérieuse ni même sans aucune possibilité de réalisation.
S’il n’y avait eu dans l’internationale que des sections centrales, elles auraient probablement réussi encore à former des conspirations populaires pour le renversement de l’ordre des choses actuel, des conspirations d’intention, mais trop impuissantes pour atteindre leur but, parce qu’elles n’auraient jamais pu entraîner et recevoir dans leur sein qu’un très petit nombre d’ouvriers, les plus intelligents, les plus énergiques, les plus convaincus et les plus dévoués. L’immense majorité, les millions de prolétaires, serait restée en dehors, et, pour renverser et détruire l’ordre politique et social qui nous écrase aujourd’hui, il faut le concours de ces millions.
Seuls les individus, et seulement un très petit nombre d’individus, se laissent déterminer par « l’idée » abstraite et pure. Les millions, les masses, non pas seulement dans le prolétariat, mais aussi dans les classes éclairées et privilégiées, ne se laissent jamais entraîner que par la puissance et par la logique des « faits », ne comprenant et n’envisageant la plupart du temps que leurs intérêts immédiats ou leurs passions du moment, toujours plus ou moins aveugles. Donc, pour intéresser et pour entraîner tout le prolétariat dans l’œuvre de l’internationale, il fallait et il faut s’approcher de lui non avec des idées générales et abstraites, mais avec la compréhension réelle et vivante de ses maux réels ; et ses maux de chaque jour, bien que présentant pour le penseur un caractère général, et bien qu’étant en réalité des effets particuliers de causes générales et permanentes, sont infiniment divers, prennent une multitude d’aspects différents, produits par une multitude de causes passagères et partielles. Telle est la réalité quotidienne de ces maux. Mais la masse du prolétariat, qui est forcée de vivre au jour le jour, et qui trouve à peine un moment de loisir pour penser au lendemain, saisit les maux dont elle souffre, et dont elle est éternellement la victime, précisément et exclusivement dans cette réalité, et jamais ou presque jamais dans leur généralité.
Donc, pour toucher le cœur et pour conquérir la confiance, l’assentiment, l’adhésion, le concours du prolétaire non instruit — et l’immense majorité du prolétariat est malheureusement encore de ce nombre -, il faut commencer par lui parler, non des maux généraux du prolétariat international tout entier, ni des causes générales qui leur donnent naissance, mais de ses maux particuliers, quotidiens, tout privés. Il faut lui parler de son propre métier et des conditions de son travail précisément dans la localité qu’il habite ; de la dureté et de la trop grande longueur de son travail quotidien, de l’insuffisance de son salaire, de la méchanceté de son patron, de la cherté des vivres et de l’impossibilité qu’il y a pour lui de nourrir et d’élever convenablement sa famille. Et en lui proposant des moyens pour combattre ses maux et pour améliorer sa position, il ne faut point lui parler d’abord de ces moyens généraux et révolutionnaires qui constituent maintenant le programme d’action de l’Association internationale des travailleurs, tels que l’abolition de la propriété individuelle héréditaire et l’institution de la propriété collective ; l’abolition du droit juridique et de l’Etat, et leur emplacement par l’organisation et par la fédération libre des associations productives ; il ne comprendrait probablement rien à tous ces moyens, et même il se pourrait que, se trouvant sous l’influence d’idées religieuses, politiques et sociales que les gouvernements et les prêtres ont tâché de lui inculquer, il repoussât avec défiance et colère le propagandiste imprudent qui voudrait le convertir avec de tels arguments. Non, il ne faut lui proposer d’abord que des moyens tels que son bon sens naturel et son expérience quotidienne ne puissent en méconnaître l’utilité, ni les repousser. Ces premiers moyens sont, nous l’avons déjà dit, l’établissement d’une solidarité complète de défense et de résistance, avec tous ses camarades d’atelier, contre leur patron ou leur maître commun ; et, ensuite, l’extension de cette solidarité à tous les ouvriers contre tous les patrons du même métier, dans la même localité, c’est-à-dire son entrée formelle comme membre solidaire et actif dans la section de son corps de métier, section affiliée à l’Association internationale des travailleurs.
Un ouvrier n’a besoin d’aucune grande préparation intellectuelle pour devenir membre de la section corporative qui représente son métier. Il en est déjà membre avant même qu’il ne le sache, tout naturellement. Ce qu’il lui faut savoir, c’est d’abord qu’il s’échine et s’épuise en travaillant, et que ce travail qui le tue, suffisant à peine pour nourrir sa famille et pour renouveler pauvrement ses forces déperdues, enrichit son patron, et que par conséquent ce dernier est son exploiteur impitoyable, son oppresseur infatigable, son ennemi, son maître, auquel il ne doit autre chose que la haine et la révolte de l’esclave, sauf à lui accorder plus tard, une fois qu’il l’aura vaincu, a justice et la fraternité de l’homme libre.
Il doit savoir aussi, chose qui n’est pas difficile à comprendre, que seul il est impuissant contre son maître, et que, pour ne point se laisser écraser par lui, il doit s’associer tout d’abord avec ses camarades d’atelier, leur être fidèle quand même dans toutes les luttes qui s’élèvent dans l’atelier contre ce maître.
Il doit encore savoir que l’union des ouvriers d’un même atelier ne suffit pas, qu’il faut que tous les ouvriers du même métier, travaillant dans la même localité soient unis. Une fois qu’il sait cela -et, à moins qu’il ne soit excessivement bête, l’expérience journalière doit le lui apprendre bientôt -, il devient consciemment un membre dévoué de sa section corporative. Cette dernière est déjà constituée comme fait, mais elle n’a pas encore la conscience internationale, elle n’est encore qu’un fait tout local. La même expérience, cette fois collective, ne tarde pas à briser dans l’esprit de l’ouvrier le moins intelligent les étroitesses de cette solidarité exclusivement locale. Survient une crise, une grève. Les ouvriers du même metier, dans un endroit quelconque, font cause commune, exigent de leurs patrons soit une augmentation de salaire, soit une diminution d’heures de travail. Les patrons ne veulent pas les accorder ; et comme ils ne peuvent pas se passer d’ouvriers, ils en font venir soit des autres localités ou provinces du même pays, soit même des pays étrangers. Mais dans ces pays, les ouvriers travaillent davantage pour un moindre salaire ; les patrons peuvent donc vendre leurs produits à meilleur marché, et, par là même, faisant concurrence aux produits du pays où les ouvriers gagnent davantage avec moins de peine, ils forcent les patrons de ce pays à réduire le salaire et à augmenter le travail de leurs ouvriers ; d’où il résulte qu’à 1a longue la situation relativement supportable des ouvriers d’un pays ne peut se maintenir qu’à la condition qu’elle soit également supportable dans tous les autres pays. Tous ces phénomènes se répètent trop souvent pour qu’ils puissent échapper à l’observation des ouvriers les plus simples. Alors ils finissent par comprendre que pour se garantir contre l’oppression exploiteuse et toujours croissante des patrons, il ne leur suffit pas d’organiser une solidarité locale, qu’il faut faire entrer dans cette solidarité tous les ouvriers du même métier, travaillant non seulement dans la même province ou dans le même pays, mais dans tous les pays, et surtout dans ceux qui sont plus particulièrement liés par des rapports de commerce et d’industrie entre eux. Alors se constitue l’organisation non locale, ni même seulement nationale, mais réellement internationale, du même corps de métier.
Mais ce n’est pas encore l’organisation des travailleurs en général, ce n’est encore que l’organisation internationale d’un seul corps de métier. Pour que l’ouvrier non instruit reconnaisse la solidarité réelle qui existe nécessairement entre tous ces corps de métier, dans tous les pays du monde, il faut que d’autres ouvriers, dont l’intelligence est plus développée et qui possèdent quelques notions de la science économique, viennent à son aide. Non que l’expérience journalière lui manque sur ce point, mais parce que les phénomènes économiques par lesquels se manifeste cette indubitable solidarité sont infiniment plus compliqués, de sorte que leur sens véritable peut échapper et échappe en effet fort souvent aux ouvriers moins instruits.
En supposant que la solidarité internationale soit parfaitement établie dans un seul corps de métier, et qu’elle ne le soit pas dans les autres, il en résulterait nécessairement ceci, que dans cette industrie le salaire des ouvriers [serait] plus élevé et les heures de travail [seraient] moindres que dans toutes les autres industries. Et comme il a été prouvé que, en conséquence de la concurrence que les capitalistes et les patrons se font entre eux, le véritable profit des uns comme des autres n’a d’autre source que la modicité relative des salaires et le nombre aussi grand que possible des heures de travail, il est clair que, dans l’industrie dont les ouvriers seront internationalement solidaires, les capitalistes et les patrons gagneront moins que dans toutes les autres ; par suite de quoi, peu à peu, les capitalistes transporteront leurs capitaux et les patrons leurs crédits et leur activité exploitante dans les industries moins ou pas du tout organisées. Mais cela aura pour conséquence nécessaire de diminuer dans l’industrie internationalement organisée la demande des travailleurs, et cela empirera naturellement la situation de ces travailleurs, qui seront forcés, pour ne point mourir de faim, de travailler davantage et de se contenter d’un moindre salaire. D’où il résulte que les conditions de travail ne peuvent ni empirer ni s’améliorer dans aucune industrie sans que les travailleurs de toutes les autres industries ne s’en ressentent bientôt, et que tous les corps de métier dans tous les pays du monde sont réellement et indissolublement solidaires.
Cette solidarité se démontre par la science autant que par l’expérience, la science n’étant d’ailleurs rien que l’expérience universelle mise en relief, comparée, systématisée, et dûment expliquée. Mais elle se manifeste encore au monde ouvrier par la sympathie mutuelle, profonde et passionnée, qui, à mesure que les faits économiques se développent et que leurs conséquences politiques et sociales, toujours de plus en plus amères pour les travailleurs de tous les métiers, se font sentir davantage, croît et devient plus intense dans le cœur du prolétariat tout entier. Les ouvriers de chaque métier et de chaque pays, avertis, d’un côté, par le concours matériel et moral que, dans les époques de luttes, ils trouvent dans les ouvriers de tous les autres métiers et de tous les autres pays, et, de l’autre, par la réprobation et par l’opposition systématique et haineuse qu’ils re contrent, non seulement de la part de leurs propre patrons, mais aussi des patrons des industries les plus éloignées de la leur, de la part de la bourgeoisie tout entière, arrivent à la connaissance parfaite de leur situation et des conditions premières de leur délivrance. Ils voient que le monde social est réellement partagé en trois catégories principales : 1° les innombrables millions de prolétaires exploités ; 2° quelques centaines de milliers d’exploiteurs du second et même du troisième ordre ; et 3° quelques milliers, ou tout au plus quelques dizaines de milliers, de gros hommes de proie ou capitalistes bien engraissés qui, en exploitant directement la seconde catégorie, et indirectement, au moyen de celle-ci, la première, font entrer dans leurs poches immenses au moins la moitié des bénéfices du travail collectif de l’humanité tout entière.
Du moment qu’un ouvrier est parvenu à s’apercevoir de ce fait spécial et constant, quelque peu développée que soit son intelligence, il ne peut manquer de comprendre bientôt que, s’il existe pour lui un moyen de salut, ce moyen ne peut être que l’établissement et l’organisation de la plus étroite solidarité pratique entre les prolétaires du monde entier, sans différences d’industries et de pays, dans la lutte contre la bourgeoisie exploitante.
Voilà donc la base de la grande Association internationale des travailleurs toute trouvée. Elle nous a été donnée non par une théorie issue de la tête d’un ou de quelques penseurs profonds, mais bien par le développement réel des faits économiques, par les épreuves si dures que ces faits font subir aux masses ouvrières, et par les réflexions, les pensées qu’ils font tout naturellement surgir dans leur sein. Pour que l’Association ait pu être fondée, il avait fallu que tous ces éléments nécessaires qui la constituent : faits économiques, expériences, aspirations et pensées du prolétariat, se fussent déjà développées à un degré assez intense pour lui former une base solide. Il avait fallu qu au sein même du prolétariat il se trouvât déjà, parsemés dans tous les pays, des groupes ou des associations ouvriers assez avancés pour pouvoir prendre l’initiative de ce grand mouvement de la délivrance du prolétariat, près quoi vient sans doute l’initiative personnelle de quelques individus intelligents et dévoués à la cause populaire.
Il ne suffit pas que la masse des ouvriers soit arrivée à comprendre que, s’il existe un moyen de délivrance pour elle, ce moyen ne peut être que la solidarité internationale u prolétariat ; il faut encore qu’elle ait foi dans l’efficacité reelle, immanquable de ce moyen de salut, qu’elle ait foi ans la possibilité de sa prochaine délivrance. Cette foi est une affaire de tempérament, et de disposition de cœur et esprit collective. Le tempérament est donné aux différents peuples par la nature, mais il se développe par leur
histoire. La disposition collective du prolétariat est toujours le double produit de tous les événements antérieurs, d’abord, et ensuite et surtout de sa situation économique et sociale présente.
Chapitre 6 : L’ Organisation du prolétariat international
Les masses, c’est la force, c’est au moins l’élément essentiel de toute force ; que leur manque-t-il donc pour renverser un ordre de choses qu’elles détestent ? Il leur manque deux choses : l’organisation et la science, les deux choses précisément qui constituent aujourd’hui et qui ont toujours constitué la puissance de tous les gouvernements.
Donc, l’organisation, d’abord, qui d’ailleurs ne peut jamais s’établir sans le concours de la science. Grâce l’organisation militaire, un bataillon, mille hommes armés, peuvent tenir et tiennent effectivement en respect un million de peuple armé aussi, mais désorganisé. Grâce à l’organisation bureaucratique, l’Etat, avec quelques centaines de mille employés, enchaîne des pays immenses. Donc, pour créer une force populaire capable d’écraser la force militaire et civile de l’Etat, il faut organiser le prolétariat.
C’est ce que fait précisément l’Association internationale des travailleurs, et, le jour où elle aura reçu et organisé dans son sein la moitié, le tiers, le quart, ou seulement la dixième partie du prolétariat de 1’Europe, l’Etat, les Etats auront cessé d’exister. L’organisation de l’internationale, ayant pour but non la création d’Etats ou de despotismes nouveaux, mais la destruction radicale de toutes les dominations particulières, doit avoir un caractère essentiellement différent de l’organisation des Etats.
utant cette dernière est autoritaire, artificielle et violente, étrangère et hostile aux développements naturels es intérêts et des instincts populaires, autant l’organisation de 1’Internationale doit être libre, naturelle et conforme en tous points à ces intérêts et à ces instincts.
Mais quelle est l’organisation naturelle des masses ? C’est ce le qui est fondée sur les déterminations naturelles de eur vie réelle, quotidienne, par les différentes espèces de travail, c est l’organisation par corps de métiers, ou par sections de métier. Du moment que toutes les industries seront représentées dans l’internationale, y compris les différentes exploitations de la terre, son organisation, l’organisation des masses populaires, sera achevée.
Car il suffit en effet qu’un ouvrier sur dix fasse sérieusement et avec pleine connaissance de cause partie de Association, pour que les neuf dixièmes restant en dehors de son organisation subissent néanmoins son influence invisible, et dans les moments critiques, sans s’en douter eux-mêmes, obéissent à sa direction, autant que cela est nécessaire au salut du prolétariat.
On pourrait nous objecter que cette manière d’organiser 1’influence de l’internationale sur les masses populaires semble vouloir établir, sur les ruines des anciennes autorités et des gouvernements existants, un système et un gouvernement nouveaux. Mais ce serait là une profonde erreur. Le gouvernement de l’internationale, si gouvernement il y a, ou plutôt son action organisée sur les masses, se distinguera toujours de tous les gouvernements et de 1’action de tous les Etats par cette propriété essentielle de n’être jamais que l’organisation de l’action non officielle et non revêtue d’une autorité ou d’une force politique quelconque, mais tout à fait naturelle — d’un groupe plus ou moins nombreux d’individus inspires par la même pensée et tendant vers le même but, d’abord sur 1’opinion des masses, et seulement ensuite, par 1’intermédiaire de cette opinion plus ou moins modi-
fiée par la propagande de l’internationale, sur leur volonté, sur leurs actes. Tandis que les gouvernements, armés d’une autorité, d’un pouvoir et d’une force matérielle, que les uns disent tenir de Dieu, les autres de leur intelligence supérieure, d’autres enfin de la volonté populaire elle-même, exprimée et constatée au moyen du suffrage universel, s’imposent violemment aux masses, les forcent à leur obéir, à exécuter leurs décrets, sans se donner même la plupart du temps l’apparence de consulter leurs sentiments, leurs besoins et leur volonté. Il y a entre la puissance de l’Etat et celle de l’internationale la même différence qui existe entre l’action officielle de l’Etat et l’action naturelle d’un club. L’Internationale n’a et n’aura jamais qu’une grande puissance d’opinion, et ne sera jamais que l’organisation de l’action naturelle des individus sur les masses, tandis que l’Etat et toutes les institutions de l’Etat [...], sans négliger sans doute de corrompre autant qu’elles le peuvent l’opinion et la volonté des sujets de l’Etat, en dehors même de cette opinion et de cette volonté, et le plus souvent contre elles, réclament leur obéissance passive, sans doute dans la mesure, toujours très élastique, reconnue et déterminée par les lois,
L’Etat, c’est l’autorité, la domination et la puissance organisée des classes possédantes et soi-disant éclairées sur les masses ; l’internationale, c’est la délivrance des masses. L’Etat, ne voulant jamais et ne pouvant jamais vouloir rien que l’asservissement des masses, fait appel à leur soumission. L’Internationale, ne voulant autre chose que leur complète liberté, fait appel à leur révolte. Mais afin de rendre cette révolte puissante à son tour et capable de renverser la domination de l’Etat et des classes privilégiées, uniquement représentées par l’Etat, l’internationale dut s’organiser. Pour atteindre ce but, elle emploie seulement deux moyens, qui, alors même qu’ils ne seraient point toujours légaux — la légalité n’étant la plupart du temps, dans tous les pays, autre chose que la consécration juridique du privilège, c’est-à-dire de l’injustice — sont, au point de vue du droit humain, aussi légitimes l’un que l’autre. Ces deux moyens, nous l’avons dit, c’est d’abord la propagande de ses idées ; c’est ensuite l’organisation de l’action naturelle de ses membres sur les masses.
A quiconque prétendrait qu’une action ainsi organisée est encore un attentat à la liberté des masses, une tentative de créer une nouvelle puissance autoritaire, nous répondons qu’il n’est ou bien qu’un sophiste ou bien un sot. Tant pis pour ceux qui ignorent la loi naturelle et sociale de la solidarité humaine, au point de s’imaginer que l’indépendance mutuelle absolue des individus et des masses soit une chose possible, ou même désirable. La désirer, c’est vouloir l’anéantissement même de la société, car toute la vie sociale n’est autre chose que cette dépendance mutuelle incessante des individus et des masses. Tous les individus, même les plus intelligents, les plus forts, et surtout les intelligents et les forts, sont, à chaque instant de leur vie, à la fois les producteurs et les produits des volontés et de l’action des masses. La liberté même de chaque individu est la résultante, toujours de nouveau reproduite, de cette quantité d’influences matérielles, intellectuelles et morales que tous les individus qui l’entourent, que la société au milieu de laquelle il naît, se développe, et meurt, exercent sur lui. Vouloir échapper à cette influence, au nom d’une liberté transcendante, divine, absolument égoïste et se suffisant à elle-même, c’est se condamner au non-être ; vouloir renoncer à l’exercer sur autrui, c’est renoncer à toute action sociale, à l’expression même de sa pensée et de ses sentiments, c’est encore aboutir au non-être ; cette indépendance tant prônée par les idéalistes et les métaphysiciens, et la liberté individuelle conçue dans ce sens, c’est donc le néant.
Dans la nature comme dans la société humaine, qui n’est encore autre chose que cette même nature, tout ce qui vit ne vit qu’à la condition suprême d’intervenir de la manière la plus positive, et aussi puissamment que le comporte sa nature, dans la vie d’autrui. L’abolition de cette influence mutuelle serait donc la mort. Et quand nous revendiquons la liberté des masses, nous ne prétendons nullement abolir aucune des influences naturelles d’aucun individu ni d’aucun groupe d’individus qui exercent leur action sur elles. Ce que nous voulons, c’est l’abolition des influences artificielles, privilégiées, légales, officielles. Si l’Eglise et l’Etat pouvaient être des institutions privées, nous en serions les adversaires sans doute, mais nous ne protesterions pas contre leur droit d’exister. Mais nous protestons contre eux, parce que, tout en étant sans doute des institutions privées dans ce sens qu’elles n’existent en effet que pour l’intérêt particulier des classes privilégiées, elles ne se servent pas moins de la force collective des masses organisées dans ce but, pour s’imposer autoritairement, officiellement, violemment aux masses. Si l’internationale pouvait s’organiser en Etat, nous en deviendrions, nous ses partisans convaincus et passionnés, les ennemis les plus acharnés.
Mais c’est que précisément elle ne peut pas s’organiser en Etat ; elle ne le peut pas, d’abord, parce que, comme son nom l’indique assez, elle abolit toutes les frontières ; et il n’est point d’Etat sans frontières, la réalisation de l’Etat universel, rêvé par les peuples conquérants et par les plus grands despotes du monde, s’étant historiquement démontrée impossible.
L’Association internationale des travailleurs n’aurait point de sens si elle ne tendait pas invinciblement à l’abolition de l’Etat. Elle n’organise les masses populaires qu’en vue de cette destruction. Et comment les organise-t-elle ? Non de haut en bas, en imposant à la diversité sociale produite par la diversité du travail dans les masses, ou en imposant à la vie naturelle des masses, une unite ou un ordre factices, comme le font les Etats ; mais de bas en haut, au contraire, en prenant pour point de départ l’existence sociale des masses, leurs aspirations réelles, et en les provoquant à se grouper, à s’harmoniser et à s’équilibrer conformément à cette diversité naturelle d’occupations et de situations, et en les y aidant. Tel est le but propre de l’organisation des sections de métier.
Nous avons dit que pour organiser les masses, pour établir d’une manière solide l’action bienfaisante de l’Association internationale des travailleurs sur elles, il suffirait à la rigueur qu’un seul ouvrier sur dix du même métier fît partie de la section respective. Cela se conçoit aisément. Dans les moments de grandes crises politiques ou économiques, où l’instinct des masses, chauffé jusqu’au rouge, s’ouvre à toutes les inspirations heureuses, où ces troupeaux d’hommes esclaves, ployés, écrasés, nais jamais résignés, se révoltent enfin contre leur joug, nais se sentent désorientés et impuissants parce qu’ils sont complètement désorganisés, dix, vingt ou trente hommes bien entendus et bien organisés entre eux, et qui savent où ils vont et ce qu’ils veulent, en entraîneront facilement cent, deux cents, trois cents ou même davantage. Nous l’avons vu récemment dans la Commune de Paris. L’organisation sérieuse, à peine commencée pendant le siège, n’y a pas été parfaite ni bien forte ; et pourtant elle a suffi pour créer une puissance de résistance formidable.
Que sera-ce donc quand l’Association Internationale sera mieux organisée ; quand elle comptera dans son sein un nombre beaucoup plus grand de sections, surtout beaucoup de sections agricoles, et, dans chaque section, le double ou le triple du nombre des membres qu’elles renferment présentement ? Que sera-ce surtout quand chacun de ses membres saura, mieux qu’il ne le sait à présent, le but final et les vrais principes de l’internationale, aussi bien que les moyens de réaliser son triomphe ? L’Internationale deviendra une puissance irrésistible.
L’Internationale n’est point une institution bourgeoise et caduque ne se soutenant plus que par des moyens artificiels. Elle est toute jeune et pleine d’avenir, elle doit donc pouvoir supporter la critique. Seules la vérité, la franchise, la hardiesse des paroles et des actes, et un contrôle permanent exercé par elle-même sur elle-même, peuvent la faire prospérer. Comme ce n’est pas une organisation qui doive être organisée de haut en bas par voie autoritaire et par le despotisme de ses comités, comme elle ne peut s’organiser que [...] par la voie populaire, par le mouvement spontané et libre des masses, il faut que les masses sachent tout, qu’il n’y ait point pour elles de secret gouvernemental, qu’elles ne prennent jamais des fictions ou des apparences pour des réalités, qu’elles aient la conscience de la méthode et du but de leur marche, et qu’avant tout elles aient toujours le sentiment de leur situation réelle. Pour cela, toutes les questions de l’internationale doivent être traitées hardiment au grant jour, et ses institutions, l’état réel de ses organisations ne doivent pas être des secrets de gouvernement, mais des objets constants d’une franche et publique discussion.
Quant au manque d’organisation de la vie sociale, du travail et de la propriété collective, le programme n’impose rien d’absolu. L’Internationale n’a ni dogmes, ni théories uniformes. Sous ce rapport, comme dans toute société vivante et libre, beaucoup de théories différentes s’agitent dans son sein. Mais elle accepte comme base fondamentale de son organisation le développement et l’organisation spontanée de toutes les associations et de toutes les communes en complète autonomie, à la condition toutefois que les associations et les communes prennent pour base de leur organisation les principes généraux tout à l’heure exposés, principes qui sont obligatoires pour tous ceux qui veulent faire partie de l’internationale. Quant au reste, l’internationale compte sur l’action salutaire de la propagande libre des idées et sur l’identité et l’équilibre naturel des intérêts.
Organisons-nous, élargissons notre Association, mais en même temps n’oublions pas de la consolider, afin que notre solidarité, qui est toute notre puissance, devienne de jour en jour plus réelle. Devenons de plus en plus solidaires dans l’étude, dans le travail, dans l’action publique, dans la vie. Associons-nous dans des entreprises communes pour nous rendre l’existence un peu plus supportable et moins difficile ; formons partout, et autant qu’il nous sera possible, ces sociétés de consommation, de crédit mutuel et de production, qui, tout incapables qu’elles sont de nous émanciper d’une manière suffisante et sérieuse dans les conditions économiques actuelles, habituent les ouvriers à la pratique des affaires et préparent des germes précieux pour l’organisation de l’avenir.
Les révolutions ne s’improvisent pas. Elles ne se font pas arbitrairement ni par les individus ni même par les plus puissantes associations. Indépendamment de toute volonté et de toute conspiration, elles sont toujours amenées par la force des choses. On peut les prévoir, en pressentir l’approche quelquefois, mais jamais en accélérer l’explosion.
Convaincus de cette vérité, nous nous faisons cette question : quelle est la politique que l’internationale doit suivre pendant cette période plus ou moins longue de temps qui nous sépare de cette terrible révolution sociale que tout le monde pressent aujourd’hui ?
Nous terminons cet exposé fidèle de la politique de l’internationale en reproduisant le dernier paragraphe des considérants de nos statuts généraux :
« Le mouvement qui s’accomplit parmi les ouvriers des pays les plus industrieux de l’Europe, en faisant naître de nouvelles espérances, donne un solennel avertissement de ne point retomber dans les vieilles erreurs ».
Chapitre 7 : Notre politique : l’abolition de la politique
La tâche immense que s’est imposée
l’Association internationale des travailleurs — celle de l’émancipation complète et définitive des travailleurs et du travail populaire du joug de tous les exploiteurs de ce travail, des patrons, des détenteurs des matières premières, et des instruments de production, en un mot de tous les représentants du capital-, n’est pas seulement une œuvre économique ou simplement matérielle, c’est en même temps et au même degré une œuvre sociale, philosophique et morale ; c’est aussi, si l’on veut, une œuvre éminemment politique, mais seulement dans le sens de la destruction de toute politique, par l’abolition des Etats.
Nous ne croyons pas avoir besoin de démontrer que, dans l’organisation actuelle, politique, juridique, religieuse et sociale des pays les plus civilisés, l’émancipation économique des travailleurs est impossible, et que, par conséquent, pour l’atteindre et pour la réaliser pleinement, il faudra détruire toutes les institutions actuelles : Etat, Eglise, [justice], banque, université, administration, armée et police, qui ne sont en effet autre chose qu’autant de forteresses élevées par le privilège contre le prolétariat ; et il ne suffit pas de les renverser dans un seul pays, il faut les renverser dans tous les pays, parce que, depuis la formation des Etats modernes au XVIIe et au XVIIIe siècle, il existe entre toutes ces institutions, à travers les frontières de tous les pays, une solidarité croissante et une très forte alliance internationale.
La tâche que l’Association internationale des travailleurs s’est imposée n’est donc pas moindre que celle de la liquidation complète du monde politique, religieux, juridique et social actuellement existant, et son rempla-
cement par un monde économique, philosophique et social nouveau. Mais une entreprise aussi gigantesque ne pourrait jamais se réaliser, si elle n’avait à son service deux leviers également puissants, également gigantesques, et dont l’un complète l’autre : le premier, c’est l’intensité toujours croissante des besoins, des souffrances et des revendications économiques des masses ; le second, c’est la philosophie sociale nouvelle, philosophie éminemment réaliste et populaire, ne s’inspirant théoriquement que de la science réelle, c’est-à-dire expérimentale et rationnelle à la fois, et n’admettant d’autres bases que les principes humains, expression des instincts éternels des masses, ceux de l’égalité, de la liberté et de l’universelle solidarité,
Nous pensons que les fondateurs de l’internationale ont agi avec une très grande sagesse en éliminant d’abord du programme de cette association toutes les questions sociales et religieuses. Sans doute, ils n’ont point manqué eux-mêmes ni d’opinions politiques, ni d’opinions antireligieuses bien marquées ; mais ils se sont abstenus de les émettre dans ce programme, parce que leur but principal, c’était d’unir avant tout les masses ouvrières du monde civilisé dans une action commune. Ils ont dû nécessairement chercher une base commune, une série de simples principes sur lesquels tous les ouvriers, quelles que soient par ailleurs leurs aberrations politiques et religieuses, pour peu qu’ils soient des ouvriers sérieux, c’est-à-dire des hommes durement exploités et souffrants, sont et doivent être d’accord.
S’ils avaient arboré le drapeau d’un système politique ou antireligieux, loin d’unir les ouvriers de l’Europe, ils les auraient encore plus divisés ; parce que, l’ignorance des ouvriers aidant, la propagande intéressée et au plus haut degré corruptive des prêtres, des gouvernements et de tous les partis politiques bourgeois, sans en excepter les plus rouges, a répandu une foule de fausses idées dans les masses ouvrières, et que ces masses aveuglées se passionnent malheureusement encore trop souvent pour des mensonges, qui n’ont d’autre but que de leur faire servir, volontairement et stupidement, au détriment de leurs intérêts propres, ceux des classes privilégiées.
D’ailleurs, il existe encore une trop grande différence entre les degrés de développement industriel, politique, intellectuel et moral des masses ouvrières dans les différents pays, pour qu’il soit possible de les unir aujourd’hui par un seul et même programme politique et antireligieux. Poser un tel programme comme celui de l’internationale, en faire une condition absolue d’entrée dans cette Association, ce serait vouloir organiser une secte, non une association universelle, ce serait tuer l’internationale.
Il y a eu encore une autre raison qui a fait éliminer d’abord du programme de l’internationale, en apparence du moins, et seulement en apparence, toute tendance politique.
Jusqu’à ce jour, depuis le commencement de l’histoire, il n’y a pas eu de politique du peuple, et nous entendons par ce mot le bas peuple, la canaille ouvrière qui nourrit le monde de son travail ; il n’y a eu que la politique des classes privilégiées ; ces classes se sont servies de la puissance musculaire du peuple pour se détrôner mutuellement, et pour se mettre à la place l’une de l’autre. Le peuple à son tour n’a jamais pris parti pour les unes contre les autres que dans le vague espoir qu’au moins l’une de ces révolutions politiques, dont aucune n’a pu se faire sans lui, mais dont aucune ne s’est faite pour lui, apporterait quelque soulagement à sa misère et à son esclavage séculaires. Il s’est toujours trompé. Même la grande Révolution française l’a trompé. Elle a tué l’aristocratie nobiliaire et mis à sa place la bourgeoisie. Le peuple ne s’appelle plus ni esclave ni serf, il est proclamé né libre en droit, mais dans le fait son esclavage et sa misère restent les mêmes.
Et ils resteront toujours les mêmes tant que les masses populaires continueront de servir d’instrument à la politique bourgeoise, que cette politique s’appelle conservatrice, libérale, progressiste, radicale, et lors même qu’elle se donnerait les allures les plus révolutionnaires du monde. Car toute politique bourgeoise, quels que soient sa couleur et son nom, ne peut avoir au fond qu’un seul but : le maintien de la domination bourgeoise ; et la domination bourgeoise, c’est l’esclavage du prolétariat.
Qu’a dû donc faire l’internationale ? Elle a dû d’abord détacher les masses ouvrières de toute politique bourgeoise, elle a dû éliminer de son programme tous les programmes politiques bourgeois. Mais, à l’époque de sa fondation, il n’y a pas eu dans le monde d’autre politique que celle de l’Eglise ou de la monarchie, ou de l’aristocratie, ou de la bourgeoisie ; la dernière, surtout celle de la bourgeoisie radicale, était sans contredit plus libérale et plus humaine que les autres, mais toutes également fondées sur l’exploitation des masses ouvrières et n’ayant en réalité d’autre but que de se disputer le monopole de cette exploitation. L’Internationale a donc dû commencer par déblayer le terrain, et comme toute politique, au point de vue de l’émancipation du travail, se trouvait alors entachée d’éléments réactionnaires, elle a dû d’abord rejeter de son sein tous les systèmes politiques connus, afin de pouvoir fonder, sur ces ruines du monde bourgeois, la vraie politique des travailleurs, la politique de l’Association internationale.
Il n’y a pas d’autre moyen d’émanciper les peuples économiquement et politiquement, de leur donner à la fois le bien-être et la liberté, que d’abolir l’Etat, tous les Etats, et de tuer par là même, une fois pour toutes, ce qu’on a appelé jusqu’ici la politique ; la politique n’étant précisément autre chose que le fonctionnement, la manifestation tant intérieure qu’extérieure de l’action de l’Etat, c’est-à-dire la pratique, l’art et la science de domi-
ner et d’exploiter les masses en faveur des classes privilégiées.
Il n’est donc pas vrai de dire que nous fassions abstraction de la politique. Nous n’en faisons pas abstraction, puisque nous voulons positivement la tuer. Et voilà le point essentiel sur lequel nous nous séparons d’une manière absolue des politiques et des socialistes bourgeois radicaux. Leur politique consiste dans l’utilisation, la réforme et la transformation de la politique et de l’Etat ; tandis que notre politique à nous, la seule que nous admettions, c’est l’abolition totale de l’Etat, et de la politique qui en est la manifestation nécessaire.
Et c’est seulement parce que nous voulons franchement cette abolition, que nous croyons avoir le droit de nous dire des internationaux et des socialistes révolutionnaires ; car qui veut faire de la politique autrement que nous, qui ne veut pas avec nous l’abolition de la politique, devra faire nécessairement la politique de l’Etat, patriotique et bourgeoise, c’est-à-dire renier dans le fait, au nom de son grand ou petit Etat national, la solidarité humaine des peuples à l’extérieur, aussi bien que l’émancipation économique et sociale des masses à l’intérieur.
Quelle peut être cette politique ? En dehors du système mazzinien, qui est celui de la république-Etat, il n’y en a qu’une seule, celle de la république-Commune, de la république-Fédération, de la république socialiste et franchement populaire, celle de l’Anarchie. C’est là la politique de la révolution sociale, qui veut l’abolition de l’Etat, et l’organisation économique et pleinement libre du peuple, organisation de bas en haut par la voie de la fédération.
Ce qui manque aux ouvriers, ce n’est pas la réalité, la nécessité réelle des aspirations socialistes, c’est seulement la pensée socialiste. Ce que chaque ouvrier réclame dans le fond de son cœur : une existence pleinement humaine
en tant que bien-être matériel et développement intellectuel, fondée sur la justice, c’est-à-dire sur l’égalité et sur la liberté de chacun et de tous dans le travail — cet idéal instinctif de chacun, qui ne vit que de son propre travail — ne peut évidemment pas se réaliser dans le monde politique et social actuel, qui est fondé sur l’injustice et sur l’exploitation cynique du travail des masses ouvrières. Donc, chaque ouvrier sérieux est nécessairement un révolutionnaire socialiste, puisque son émancipation ne peut s’effectuer que par le renversement de tout ce qui existe maintenant. Ou bien cette organisation de l’injustice, avec tout son étalage de lois iniques et d’institutions privilégiées, doit périr, ou bien les masses ouvrières resteront condamnées à un esclavage éternel.
Voici la pensée socialiste dont les germes se retrouveront dans l’instinct de chaque travailleur sérieux. Le but est donc de lui donner la pleine conscience de ce qu’il veut, de faire naître en lui une pensée qui corresponde à son instinct, car, du moment que la pensée des masses ouvrières se sera élevée à la hauteur de leur instinct, leur volonté sera déterminée et leur puissance deviendra irrésistible.
Qu’est-ce qui empêche encore le développement plus rapide de cette pensée salutaire au sein des masses ouvrières ? Leur ignorance sans doute, et en grande partie les préjugés politiques et religieux par lesquels les classes intéressées s’efforcent encore aujourd’hui d’obscurcir leur conscience et leur intelligence naturelle. Comment dissiper cette ignorance, comment détruire ces préjugés malfaisants ? Par l’instruction et par la propagande ?
Ce sont sans doute de grands et beaux moyens. Mais, dans l’état actuel des masses ouvrières, ils sont insuffisants. L’ouvrier isolé est trop écrasé par son travail et par ses soucis quotidiens pour avoir beaucoup de temps à donner à son instruction. Et d’ailleurs, qui fera cette pro-
pagande ? Seront-ce les quelques socialistes sincères, issus de la bourgeoisie, qui sont pleins de généreuse volonté, sans doute, mais qui sont trop peu nombreux d’abord pour donner à leur propagande toute la largeur nécessaire, et qui, d’un autre côté, appartenant par leur position à un monde différent, n’ont pas sur le monde ouvrier toute la prise qu’il faudrait et qui excitent en lui des défiances plus ou moins légitimes ?
« L’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », dit le préambule de nos statuts généraux. Et il a mille fois raison de le dire. C’est la base principale de notre grande Association. Mais le monde ouvrier est généralement ignorant, la théorie lui manque encore tout à fait. Donc il ne lui reste qu’une seule voie, c’est celle de son émancipation par la pratique. Quelle peut et doit être cette pratique ?
Quatrième partie VERS LE SOCIALISME LIBERTAIRE
Chapitre 1 : L’Instruction intégrale
L’émancipation des masses ouvrières pourra-t-elle être complète, tant que l’instruction que ces masses recevront sera inférieure à celle qui sera donnée aux bourgeois, ou tant qu’il y aura en général une classe quelconque, nombreuse ou non, mais qui, par sa naissance, sera appelée aux privilèges d’une éducation supérieure et [...] plus complète ?
En dehors de la détermination naturelle, positive ou négative de l’individu, qui, plus ou moins, peut le mettre en contradiction avec l’esprit qui règne dans toute sa famille, il peut exister pour chaque cas particulier d’autres causes occultes et qui, pour la plupart du temps, restent toujours ignorées, mais que nous devons néanmoins prendre en grande considération. Un concours de circonstances particulières, un événement imprévu, un accident quelquefois très insignifiant par lui-même, la rencontre fortuite d’une personne, quel-quefois un livre qui tombe entre les mains d’un individu dans un moment propice — tout cela, dans un enfant, dans un adolescent ou dans un jeune homme, lorsque son imagination fermente et qu’elle est encore tout ouverte aux impressions de la vie, peut produire une révolution radicale en bien comme en mal. Ajoutez-y l’élasticité qui est propre à toutes les jeunes natures, sur-
tout lorsqu’elles sont douées d’une certaine énergie naturelle, laquelle les fait [se] révolter contre les influences trop impérieuses et trop despotiquement persistantes, et grâce à laquelle quelquefois l’excès même du mal peut produire le bien.
L’excès du bien ou de ce qu’on appelle généralement le bien peut-il, à son tour, produire le mal ? Oui, lorsqu’il s’impose comme une loi despotique, absolue, soit religieuse, soit doctrinaire-philosophique, soit politique, juridique, sociale, ou comme loi patriarcale de la famille — en un mot, lorsque, tout bien qu’il paraît être ou qu’il est réellement, il s’impose à l’individu comme la négation de la liberté et n’en est pas lui-même le produit. Mais alors la révolte contre le bien, ainsi imposé, n’est pas seulement naturelle, elle est légitime : loin d’être un mal, elle est un bien, au contraire ; car il n’est point de bien en dehors de la liberté, et la liberté est la source et la condition absolue de tout bien qui soit véritablement digne de ce nom, le bien n’étant autre chose que la liberté.
Nous répétons que tout homme, à chaque moment de sa vie, est le produit de l’action combinée de la nature et de la société, d’où résulte clairement la vérité de ce [...] que pour moraliser les hommes, il faut moraliser leur milieu social.
Pour le moraliser, il n’est qu’un seul moyen, c’est d’y faire triompher la justice, c’est-à-dire la plus complète liberté de chacun dans la plus parfaite égalité de tous. L’inégalité des conditions et des droits, et l’absence de liberté pour chacun, qui en est le résultat nécessaire, voilà la grande iniquité collective, qui donne naissance à toutes les iniquités individuelles. Supprimez-la, et toutes les autres disparaîtront.
Nous craignons bien, vu le peu d’empressement que les hommes du privilège montrent à se laisser moraliser, ou, ce qui veut dire la même chose, à se laisser égaliser, nous craignons bien que ce triomphe de la justice ne
puisse s’effectuer que par la révolution sociale.
Pour que les hommes soient moraux, c’est-à-dire des hommes complets dans le plein sens de ce mot, il faut trois choses : une naissance hygiénique, une instruction rationnelle et intégrale, accompagnée d’une éducation fondée sur le respect du travail, de la raison, de l’égalité et de la liberté, et un milieu social où chaque individu humain, jouissant de sa pleine liberté, serait réellement, de droit et de fait, l’égal de tous les autres.
Ce milieu existe-t-il ? Non. Donc, il faut le fonder.
La loi morale dont nous autres, matérialistes et athées, reconnaissons l’existence plus réellement que ne peuvent le faire les idéalistes de quelque école que ce soit, mazziniens ou non-mazziniens, n’est une loi vraiment morale, une loi à la fois logique et réelle, une loi puissante, une loi qui doit triompher des conspirations de tous les idéalistes du monde, que parce qu’elle émane de la nature même de l’humaine société, nature dont il faut chercher les bases réelles non dans Dieu, mais dans l’animalité.
L’homme naturel ne devient un homme libre, il ne s’humanise et ne se moralise, ne reconnaît en un mot et ne réalise en lui-même et pour lui-même son propre caractère humain et son droit qu’à mesure seulement qu’il reconnaît ce même caractère et ce droit dans ses semblables. Dans l’intérêt de sa propre humanité, de sa propre moralité et de sa liberté personnelle, l’homme doit donc vouloir la liberté, la moralité et l’humanité de tOUS.
La solidarité sociale est la première loi humaine ; la liberté, voilà la seconde. Ces deux lois, se pénétrant mutuellement et inséparables l’une de l’autre, constituent toute l’humanité. La liberté n’est donc pas la négation de la solidarité, elle en est le développement et pour ainsi dire l’humanisation.
N’est-il pas évident qu’entre deux hommes, doués d’une intelligence naturelle à peu près égale, celui qui saura davantage, dont l’esprit se sera plus élargi par la science, et qui, ayant mieux compris l’enchaînement des faits naturels, et sociaux, saisira plus facilement et plus largement le caractère du milieu dans lequel il se trouve, que celui-ci, disons-nous, s’y sentira plus libre, qu’il sera pratiquement aussi plus habile et plus puissant que l’autre ? Celui qui sait davantage dominera naturellement celui qui saura moins ; et n’existât-il d’abord entre deux classes que cette seule différence d’instruction et d’éducation, cette différence produirait en peu de temps toutes les autres, le monde humain se retrouverait à son point actuel, c’est-à-dire qu’il serait divisé de nouveau en une masse d’esclaves et un petit nombre de dominateurs, les premiers travaillant comme aujourd’hui pour les derniers.
On comprend maintenant pourquoi les socialistes bourgeois ne demandent que de l’instruction pour le peuple, un peu plus qu’il n’en a maintenant et que nous, démocrates socialistes, nous demandons pour lui l’instruction intégrale, toute l’instruction, aussi complète que la comporte la puissance intellectuelle du siècle, afin qu’au-dessus des masses ouvrières, il ne puisse se trouver désormais aucune classe qui puisse en savoir davantage, et qui, précisément parce qu’elle en saura davantage, puisse les dominer et les exploiter.
Mais si tout le monde est instruit, qui voudra travailler ? demande-t-on. Notre réponse est simple : tout le monde doit travailler et tout le monde doit être instruit A ceci on répond fort souvent que ce mélange du travail industriel avec le travail intellectuel ne pourra avoir lieu qu’au détriment de l’un et de l’autre : les travailleurs feront de mauvais savants et les savants ne seront jamais que de bien tristes ouvriers. Oui, dans la société actuelle, où le travail manuel aussi bien que le travail de l’intelligence sont également faussés par l’isolement tout artificiel auquel on les a condamnés tous les deux. Mais nous sommes convaincus que dans l’homme vivant et complet, chacune de ces deux activités, musculaire et nerveuse, doit être également développée, et que, loin de se nuire mutuellement, chacune doit appuyer, élargir et renforcer l’autre ; la science du savant deviendra plus féconde, plus utile et plus large quand le savant n’ignorera plus le travail manuel, et le travail de l’ouvrier instruit sera plus intelligent et par conséquent plus productif que celui de l’ouvrier ignorant.
D’où il suit que, dans l’intérêt même du travail aussi bien que dans celui de la science, il faut qu’il n’y ait plus ni ouvriers ni savants, mais seulement des hommes.
Il en résultera ceci, que les hommes qui, par leur intelligence supérieure, sont aujourd’hui entraînés dans le monde exclusif de la science et qui, une fois établis dans ce monde, cédant à la nécessité d’une position toute bourgeoise, font tourner toutes leurs inventions à l’utilité exclusive de la classe privilégiée dont ils font eux-même partie, que ces hommes, une fois qu’ils deviendront réellement solidaires de tout le monde, solidaires, non en imagination ni en paroles seulement, mais dans le fait, par le travail, feront tourner tout aussi nécessairement les découvertes et les applications de la science à l’utilité de tout le monde, et avant tout à l’allégement du travail, cette base, la seule légitime et la seule réelle, de l’humaine société,
Il est possible et même très probable qu’à l’époque de transition plus ou moins longue qui succédera naturellement à la grande crise sociale, les sciences les plus élevées tomberont considérablement au-dessous de leur niveau actuel ; comme il est indubitable aussi que le luxe, et tout ce qui constitue les raffinements de la vie, devra disparaître de la société pour longtemps, et ne pourra reparaître, non plus comme jouissance exclusive mais comme un ennoblissement de la vie de tout le monde, que lorsque la société aura conquis le nécessaire pour tout le monde. Mais cette éclipse temporaire de la science supérieure sera-t-elle un si grand malheur ? Ce qu’elle perdra en élévation sublime, ne le gagnera-t-elle pas en élargissant sa base ? Sans doute, il y aura moins de savants illustres, mais en même temps il y aura infiniment moins d ignorants. Il n’y aura plus ces quelques hommes qui touchent les cieux, mais, par contre, des millions d hommes, aujourd’hui avilis, écrasés, marcheront humainement sur la terre ; point de demi-dieux, point d’esclaves. Les demi-dieux et les esclaves s’humaniseront à la fois, les uns en descendant un peu, les autres en montant beaucoup. Il n’y aura donc plus de place ni pour la divinisation ni pour le mépris. Tous se donneront la main, et, une fois réunis, tous marcheront avec un entrain nouveau à de nouvelles conquêtes, aussi bien dans la science que dans la vie.
La liberté individuelle, non privilégiée mais humaine, les capacités réelles des individus ne pourront recevoir leur plein développement qu’en pleine égalité. Quand il y aura 1 égalité du point de départ pour tous les hommes sur la terre, alors seulement — en sauvegardant toutefois les droits supérieurs de la solidarité, qui est et qui restera toujours le plus grand producteur de toutes les choses sociales : intelligence humaine et biens matériels-, alors on pourra dire, avec bien plus de raison qu aujourd’hui, que tout individu est le fils de ses œuvres. D où nous concluons que, pour que les capacités individuelles prospèrent et ne soient plus empêchées de porter tous leurs fruits, il faut avant tout que tous les privilèges intellectuels, tant politiques qu’économiques, c’est-à-dire toutes les classes, soient abolis. Il faut la disparition de la propriété individuelle et du droit d’héritage, il faut le triomphe économique, politique et social de l’égalité.
Mais une fois l’égalité triomphante et bien établie, n’y aura-t-il plus aucune différence entre les capacités et les degrés d’énergie des différents individus ? Il y en aura, pas autant qu’il en existe aujourd’hui peut-être, mais il y en aura toujours sans doute. C’est une vérité passée en proverbe, et qui probablement ne cessera jamais d’être une vérité : qu’il n’y a point sur le même arbre deux feuilles qui soient identiques. A plus forte raison sera-ce toujours vrai par rapport aux hommes, les hommes étant des êtres beaucoup plus complexes que les feuilles. Mais cette diversité, loin d’être un mal, est, au contraire, comme l’a fort bien observé Feuerbach, une richesse de l’humanité. Grâce à elle, l’humanité est un tout collectif, dans lequel chacun complète tous et a besoin de tous ; de sorte que cette diversité infinie des individus humains est la cause même, la base principale de leur solidarité, un argument tout-puissant en faveur de l’égalité.
Pour être parfaite, l’éducation devrait être beaucoup plus individualisée qu’elle ne l’est aujourd’hui, individualisée dans le sens de la liberté et uniquement par le respect de la liberté, même dans les enfants. Elle devrait avoir pour objet non le [dressage] du caractère, de l’esprit et du cœur, mais leur éveil à une activité indépendante et libre, et ne poursuivre d’autre but que la création de la liberté, ni d’autre culte ou plutôt d’autre morale, d’autre objet de respect : que la liberté de chacun et de tous ; que la simple justice, non juridique, mais humaine ; la simple raison, non théologique, ni métaphysique, mais scientifique, et le travail tant musculaire que nerveux, comme base première et obligatoire pour tous, de toute dignité, de toute liberté et du droit. Une telle éducation, répartie largement à tout le monde, aux femmes comme aux hommes, dans des conditions économiques et sociales fondées sur la stricte justice, ferait évanouir bien de soi-disant différences naturelles.
La philosophie positive, ayant détrôné dans les esprits les fables religieuses et les rêveries de la métaphysique, nous permet d’entrevoir déjà quelle doit être, dans l’ave-
nir, l’instruction scientifique. Elle aura la connaissance de la nature pour base et la sociologie pour couronnement. L’idéal, cessant d’être le dominateur et le violateur de la vie, comme il l’est toujours, dans tous les systèmes métaphysiques et religieux, ne sera désormais rien que la dernière et la plus belle expression du monde réel. Cessant d’être un rêve, il deviendra lui-même une réalité.
Le principe de l’autorité, dans l’éducation des enfants, constitue le point de départ naturel ; il est légitime, nécessaire, lorsqu’il est appliqué aux enfants en bas âge, alors que leur intelligence ne s’est aucunement développée ; mais comme le développement de toute chose, et par conséquent de l’éducation aussi, implique la négation successive du point de départ, ce principe doit s’amoindrir graduellement à mesure que leur éducation et leur instruction s’avance, pour faire place à leur liberté ascendante. Toute éducation rationnelle n’est au fond rien que cette immolation progressive de l’autorité au profit de la liberté, le but final de l’éducation ne devant être que celui de former des hommes libres et pleins de respect et d’amour pour la liberté d’autrui. Ainsi le premier jour de la vie scolaire, si l’école prend les enfants en bas âge, alors qu’ils commencent à peine à balbutier quelques mots, doit être celui de la plus grande autorité et d’une absence à peu près complète de liberté ; mais son dernier jour doit être par contre celui de la plus grande liberté et de l’abolition absolue de tout vestige du principe animal ou divin de l’autorité.
Je dois signaler que la méthode relâchée que l’on préconise aujourd’hui sous prétexte de liberté et qui consiste à céder sans fin à l’enfant est loin de favoriser le développement d’une forte volonté. La volonté est développée au contraire par l’habitude, tout d’abord bien entendu imposée, qui consiste à lui faire refréner ses mouvements instinctifs et sa concupiscence ; en même
temps que cette éducation progressive et cette concentration de la force intérieure se forme aussi peu à peu la concentration de l’attention, de la mémoire et la pensée indépendante de l’enfant. L’individu incapable de se maîtriser, de vaincre ses désirs charnels d’un moment, de s’abstenir de gestes ou d’actes involontaires et préjudiciables, inaccoutumé à résister aux pressions internes et externes, bref n’ayant pas de volonté, est tout simplement une loque.
Le principe d’autorité, appliqué aux hommes qui ont dépassé ou atteint l’âge de la majorité, devient une monstruosité, une négation flagrante de l’humanité, une source d’esclavage et de dépravation intellectuelle et morale. Malheureusement les gouvernements paternels ont laissé croupir les masses populaires dans une si profonde ignorance, qu’il sera nécessaire de fonder des écoles non seulement pour les enfants du peuple, mais pour le peuple lui-même. Mais de ces écoles devront être éliminées absolument les moindres applications ou manifestations du principe d’autorité. Ce ne seront plus des écoles, mais des académies populaires, dans lesquelles il ne pourra plus être question ni d’écoliers ni de maîtres, où le peuple viendra librement prendre, s’il le trouve nécessaire, un enseignement libre, et dans lesquelles, riche de son expérience, il pourra enseigner, à son tour, bien des choses aux professeurs qui lui apporteront des connaissances qu’il n’a pas. Ce sera donc un enseignement mutuel, un acte de fraternité intellectuelle entre la jeunesse instruite et le peuple.
Les éducateurs vivent et agissent dans une certaine société et tout leur être aussi bien que les moindres détails de leur existence sont imprégnés, sans que la plupart d’entre eux s’en rendent compte, des idées et des préventions, des intérêts, des passions et des habitudes de cette société. Ces éducateurs les transmettent intégralement à leurs élèves ; toutefois il est consolant d’ob-
server qu’en raison de la propension naturelle de l’individu à opprimer tout ce qui est plus faible que lui — presque tous les éducateurs sont des oppresseurs et des despotes-, en raison aussi de l’esprit salutaire de contradiction, ce garant de la liberté et de tout progrès, qui s’éveille chez l’individu quasiment dès le berceau, les enfants et les adolescents détestent généralement leurs éducateurs, s’en méfient et, protestant contre leur enseignement routinier et vulgaire, deviennent aptes à créer ou à recevoir de nouveaux enseignements. Voilà une des principales raisons qui font que les jeunes, tant qu’ils sont encore sur les bancs de l’école et n’ont pas eu le temps de prendre une part directe et positive aux intérêts de la société, sont plus aptes que les adultes à accepter une vérité nouvelle. Mais dès qu’ils quittent l’école, dès qu’ils occupent une certaine place dans la société et s’assimilent les conditions, les habitudes, les intérêts et pour ainsi dire la logique d’une certaine situation plus ou moins lucrative, la majeure partie d’entre eux deviennent, de la même manière que les anciens, et parfois pires que ceux-ci, les esclaves de la société, et, à leur tour, les oppresseurs de la jeune génération au nom des préjugés sociaux.
Il est évident que la question si importante de l’instruction et de l’éducation populaire dépend de la solution de cette autre question bien autrement difficile d’une réforme radicale dans les conditions économiques actuelles des classes ouvrières. Relevez les conditions du travail, rendez au travail tout ce qui d’après la justice revient au travail, et par cela même donnez au peuple la sécurité, l’aisance, le loisir, et alors, croyez-le bien, il s’instruira, il créera une civilisation plus large, plus saine, plus élevée que la vôtre.
Chapitre 2 : L’Abolition de l’héritage
Au point de vue de l’émancipation du travail, est-il utile, est-il nécessaire que le droit d’héritage soit aboli ? Poser cette question, c’est, selon nous, la résoudre. L’émancipation du travail peut-elle signifier autre chose que sa délivrance du joug de la propriété et du capital ? Mais comment empêcher l’un et l’autre de dominer et d’exploiter le travail, tant que, séparés du travail, ils se trouveront monopolisés entre les mains d’une classe qui, par le fait de leur jouissance exclusive, dispensée de la nécessité de travailler pour vivre, continuera d’exister et d’écraser le travail, en prélevant sur lui la rente de la terre et l’intérêt du capital, et qui, forte de cette position, s’empare encore, comme elle le fait partout aujourd’hui, de tous les bénéfices des entreprises industrielles et commerciales, ne laissant aux travailleurs, écrasés par la concurrence qu’ils sont forcés de se faire entre eux, que ce qui est strictement nécessaire pour les préserver de la faim. [...]
Faut-il montrer comment le droit d’héritage engendre tous les privilèges économiques, politiques et sociaux ? est évident que la différence des classes ne se maintien que par lui. Par le droit d’héritage, les différences naturelles aussi bien que les différences passagères de fortune ou de bonheur qui peuvent exister entre les individus et qui devraient disparaître à mesure que les individus disparaissent eux-mêmes, s’éternisent, se pétrifient pour ainsi dire, et, devenant des différences traditionnelles, créent les privilèges de naissance, fondent les classes et deviennent une source permanente de l’exploitation de millions de travailleurs par des milliers d’hommes heureusement nés. [...]
Il est entendu que nous ne prétendons pas abolir l’hérédité physiologique ou la transmission naturelle des
facultés corporelles ou intellectuelles, ou, pour nous exprimer avec plus d’exactitude, des facultés musculaires et nerveuses des parents à leurs enfants. Souvent cette transmission est un fait malheureux, parce qu’il fait passer les maladies physiques et morales des générations passées aux générations présentes. Mais les effets funestes de cette transmission ne peuvent être combattus que par les applications de la science à l’hygiène sociale, tant individuelle que collective, et par une organisation rationnelle et égalitaire de la société. [...]
Il est également entendu que nous n’entendons pas abolir l’héritage sentimental. Nous entendons sous cette dénomination l’héritage qui fait passer entre les mains des enfants ou des amis des objets de mince valeur qui ont appartenu à leurs amis ou à leurs parents décédés, dont, à force de leur avoir servi longtemps, ils ont conservé pour ainsi dire l’empreinte personnelle,
Plusieurs prétendent qu’en abolissant le droit d’héritage, on détruira le plus grand stimulant qui pousse les hommes au travail. Ceux qui pensent ainsi continuent de considérer le travail comme un mal nécessaire, ou, pour parler théologiquement, comme l’effet de la malédiction que Jéhovah, dans son courroux, a lancée contre la malheureuse espèce humaine, et dans laquelle, par un caprice singulier, il a compris sa création tout entière.
Sans entrer dans cette grave discussion théologique, prenant pour base la simple étude de la nature humaine, nous répondrons à ces détracteurs du travail que ce dernier, loin d’être un mal ou une dure nécessité, est, pour tout homme qui est en possession de ses facultés, un besoin. Pour s’en assurer, chacun peut faire une expérience sur lui-même ; qu’il se condamne seulement pour quelques jours à une inaction absolue, ou bien à un travail stérile, improductif, stupide, et il verra si à la fin il ne se sentira pas le plus malheureux et le plus avili des hommes ! L’homme, par sa nature même, est forcé de travailler, comme il est forcé de manger, de boire, de penser, de parler.
Si le travail est aujourd’hui maudit, c’est parce qu’il est excessif, abrutissant et forcé, c’est parce qu’il tue le loisir et prive les hommes de la possibilité de jouir pleinement de la vie ; c’est parce que chacun, ou presque chacun, est forcé d’appliquer sa force productive au genre de travail qui convient le moins à ses dispositions naturelles. C’est enfin parce que, dans cette société fondée sur la théologie et sur la jurisprudence, la possibilité de vivre sans travailler est considérée comme un honneur et un privilège, et la nécessité de travailler pour vivre comme un signe de dégradation, comme une punition et une honte.
Le jour où le travail musculaire et nerveux, manuel et intellectuel à la fois, sera considéré comme le plus grand honneur des hommes, comme le signe de leur virilité et de leur humanité, la société sera sauvée ; mais ce jour n’arrivera pas tant que durera le règne de l’inégalité, tant que le droit d’héritage ne sera pas aboli.
Il est peu d’ouvriers qui ne comprennent pas que, dans l’avenir, l’abolition du droit d’héritage soit la condition suprême de l’égalité. Mais il y en a qui craignent que si on allait l’abolir présentement, avant qu’une nouvelle organisation sociale n’ait assuré le sort de tous les enfants, quelles que soient les conditions dans lesquelles ils sont nés, leurs enfants, après leur mort, se trouveraient dans la détresse.
« Comment ! disent-ils, j’ai amassé à la sueur de mon front et en me condamnant aux plus cruelles privations, 200, 300 ou 400 francs, et mes enfants en seront privés ! » Oui, ils en seront privés, mais en revanche ils recevront de la société, sans aucun préjudice aux droits naturels de la mère et du père, un entretien, une éducation et une instruction que vous ne seriez pas capable de leur assurer avec 30 ou 40000 francs. Car il est évident qu’aussitôt que le droit d’héritage sera aboli, la société devra prendre
à sa charge tous les frais de développement physique, moral et intellectuel de tous les enfants des deux sexes qui naîtront en son sein. Elle en deviendra ainsi la tutrice suprême.
Mais ce serait une atteinte au droit naturel, une inique spoliation !
D abord, il a été prouvé mille fois qu’un travailleur isolé ne peut produire beaucoup au-delà de ce qu’il consomme. Nous défions un ouvrier sérieux, c’est-à-dire un ouvrier ne jouissant d’aucun privilège, de gagner des dizaines, des centaines de mille francs, des millions ! Cela lui serait tout bonnement impossible. Donc, s’il y a dans la société actuelle des individus qui gagnent de si grandes sommes, ce n’est point par leur travail, c’est grâce à leur privilège, c’est-à-dire grâce à une injustice juridiquement légalisée, qu’ils les gagnent ; et comme tout ce qu’on ne prend pas sur son propre travail est nécessairement pris sur le travail d’autrui, nous avons le droit de dire que tous ces gains sont des vols commis par des individus privilégiés sur le travail collectif, avec la sanction et sous la protection de l’Etat.
Passons outre.
Le voleur protégé par la loi meurt. Il laisse par testament ou sans testament ses terres ou ses capitaux à ses enfants ou à ses parents. C’est, dit-on, une conséquence nécessaire de sa liberté et de son droit individuels ; sa volonté doit être respectée.
Mais un homme mort est bien mort ; en dehors de 1 existence toute morale et toute sentimentale que lui font les pieux souvenirs de ses enfants, parents ou amis, s’il les a mérités, ou de la reconnaissance publique, s’il a rendu quelque réel service au public, il n’existe plus du tout ; il ne peut donc avoir ni liberté ni droit ni volonté personnelle. Les fantômes ne doivent pas gouverner et opprimer le monde, qui n’appartient qu’aux vivants.
Pour qu il continue de vouloir et d’agir après sa mort, il faut donc une fiction juridique ou un mensonge politique, et, comme il est désormais incapable d’agir par lui-meme, il faut qu’une puissance quelconque, l’Etat, se charge d’agir en son nom et pour lui, il faut que l’Etat exécute les volontés d’un homme qui, n’étant plus, ne Peut avoir de volonté.
Et qu’est-ce que la puissance de l’Etat, si ce n’est la puissance de tout le monde organisée au détriment de tout le monde, et en faveur des classes privilégiées ? C’est avant tout la production et la force collective des travailleurs. Il faut donc que les masses ouvrières garantissent aux classes privilégiées la transmission des héritages, qui est la source principale de leur misère et de leur esclavage ? Il faut qu’elles forgent de leurs propres mains les fers qui les enchaînent ?
Nous concluons. Il suffit que le prolétariat déclare qu il ne veut plus soutenir l’Etat qui sanctionne son esclavage, pour que le droit d’héritage, qui est exclusivement politique et juridique, et par conséquent contraire au droit humain, tombe de lui-même. Il suffit d’abolir le droit d’héritage pour abolir la famille juridique et l’Etat.
Tous les progrès sociaux ont d’ailleurs procédé par des abolitions successives du droit d’héritage.
On a aboli d’abord le droit d’héritage divin, les privilèges ou les châtiments traditionnels qui furent longtemps considérés comme la conséquence soit de la bénédiction, soit de la malédiction divine.
On a aboli ensuite le droit d’héritage politique, ce qui a eu pour conséquence la reconnaissance de la souveraineté du peuple et de l’égalité des citoyens devant la loi.
Aujourd’hui, nous devons abolir l’héritage économique, pour émanciper le travailleur, l’homme, et pour établir le règne de la justice sur les ruines de toutes les iniquités politiques et théologiques du présent et du passé.
La dernière question qui nous reste à résoudre, c est celle des mesures pratiques à prendre pour abolir le droit d’héritage.
L’abolition du droit d’héritage peut se faire par deux voies : ou bien par celle des réformes successives, ou bien par la révolution sociale.
Elle pourra se faire par la voie des réformes dans les pays heureux, fort rares, pour ne pas dire inconnus, où la classe des propriétaires et des capitalistes, les bourgeois, s inspirant d’un esprit et d’une sagesse qui leur manquent aujourd’hui, et comprenant enfin l’imminence de la révolution sociale, voudraient entrer, d’une manière sérieuse, en composition avec le monde des travailleurs. Dans ce cas, mais seulement dans ce cas, la voie des réformes pacifiques sera possible ; par une série de modifications successives, sagement combinées et arrêtées à l’amiable entre les travailleurs et les bourgeois, on pourra abolir complètement, en vingt ou trente ans, le droit d’héritage, et remplacer le mode actuel de propriété, de travail et d’instruction par le travail ou la propriété collectifs, et par l’éducation ou l’instruction intégrale.
Il nous est impossible de déterminer davantage le caractère de ces réformes, parce qu’il devra nécessaire-lent s adapter à la situation particulière de chaque pays. Mais dans tous les pays, le but reste le même : l’établissement du travail et de la propriété collectifs, et de la liberté de chacun dans l’égalité de tout le monde.
La méthode de la révolution sera naturellement plus courte et plus simple. Les révolutions ne se font jamais ni par des individus ni par des associations. Elles sont amenées par la force des choses. L’Association internationale n a point pour but de faire la révolution, mais elle doit en profiter et l’organiser dans son sens, aussitôt qu’elle sera faite par l’iniquité et par l’ineptie de plus en plus évidente des classes privilégiées.
Il doit être entendu entre nous qu’au premier jour de la révolution le droit d’héritage sera simplement aboli, et avec lui l’Etat et le droit juridique, afin que, sur les ruines de toutes ces iniquités, s’élève, à travers toutes les frontières politiques et nationales, le monde international nouveau, le monde du travail, de la science, de la liberté et de l’égalité, s’organisant de bas en haut, par l’association libre de toutes les associations productives[24].
Chapitre 3 : L’Abolition du mariage
Nous réclamons pour les femmes aussi bien que pour les hommes, avec la plus complète liberté, l’égalité des droits et des devoirs, [c’est-à-dire] l’égalisation complète des droits politiques et sociaux de la femme avec ceux de l’homme, et comme conséquence : l’abolition du droit de la famille, aussi bien que du mariage religieux, politique et civil, corollaire historique du droit d’héritage,
L’Etat, c’est le mariage forcé, et nous levons contre lui la bannière de l’union libre.
De même que nous sommes convaincus qu’en abolissant le mariage religieux, le mariage civil et juridique, nous rendons la vie, la réalité, la moralité au mariage naturel fondé uniquement sur le respect humain et sur la liberté des deux personnes, homme et femme, qui s’aiment ; qu’en reconnaissant à chacun d’eux la liberté de se séparer de l’autre quand il voudra, et sans avoir besoin d’en demander la permission à qui que ce soit ; qu’en niant également la nécessité d’une permission pour s’unir, et repoussant d’une façon générale toute intervention de n’importe quelle autorité dans leur union, nous les rendrons plus étroitement unis, beaucoup plus fidèles et loyaux l’un envers l’autre ; de même nous sommes également convaincus que lorsqu’il n’y
aura plus la maudite puissance de l’Etat pour contraindre les individus, les associations, les communes, les provinces, les régions, à vivre ensemble, elles seront beaucoup plus étroitement liées, et constitueront une unité beaucoup plus vivante, plus réelle, plus puissante que celle qu’elles sont forcées de former aujourd’hui, sous la pression pour tous également écrasante de l’Etat.
L’abolition du mariage, en tant qu’institution religieuse, politique, juridique et civile, fait surgir la question de l’éducation des enfants ; leur entretien, à partir du moment où la grossesse est déterminée jusqu’à l’âge de leur majorité, leur éducation et leur instruction, égales pour tous à tous les degrés, depuis l’école primaire jusqu’aux développements les plus élevés de la science dans les écoles supérieures -scientifiques et industrielle en même temps, et préparant l’homme aussi bien au travail musculaire qu’au travail nerveux — doivent être principalement à la charge de la société.
Droit pour chacun, homme ou femme, depuis la première heure de sa naissance jusqu’à l’âge de sa majorité, d’être complètement entretenu, surveillé, protégé, élevé, instruit dans toutes les écoles publiques primaires, secondaires, supérieures, industrielles, artistiques et scientifiques aux frais de la société.
Droit égal pour chacun d’être conseillé et soutenu par cette dernière, dans la mesure du possible, au commencement de la carrière que chaque individu devenu majeur, choisira librement, après quoi la société, l’ayant déclaré absolument libre, n’exercera plus sur lui ni surveillance ni autorité aucune et, déclinant vis-à-vis de lui toute responsabilité, ne lui devra plus que le respect et, au besoin, la protection de sa liberté.
La liberté de chaque individu majeur, homme et femme, doit être absolue et complète, liberté d’aller et de venir, de professer hautement toutes les opinions pos-
sibles, d’être fainéant ou actif, immoral ou moral, de disposer en un mot de sa propre personne et de son bien à sa guise, sans en rendre compte à personne ; liberté de vivre, soit honnêtement par son propre travail, soit en exploitant honteusement la charité ou la confiance privée, pourvu que cette charité et cette confiance soient volontaires et ne lui soient prodiguées que par des individus majeurs. [...]
La femme, différente de l’homme, mais non à lui inférieure, intelligente, travailleuse et libre comme lui, est déclarée son égale dans les droits comme dans toutes les fonctions et devoirs politiques et sociaux.
Abolition, non de la famille naturelle, mais de la famille légale, fondée sur le droit civil et la propriété. Le mariage religieux et civil est remplacé par le mariage libre. Deux individus majeurs et de sexe différent ont le droit de s’unir et de se séparer selon leur volonté, leurs intérêts mutuels et les besoins de leur cœur, sans que la société ait le droit, soit d’empêcher leur union, soit de les y maintenir malgré eux. Le droit de succession étant aboli et l’éducation de tous les enfants étant assurée par la société, toutes les raisons qui ont été jusqu’à présent assignées pour la consécration politique et civile de l’irrévocabilité du mariage disparaissent, et l’union de deu sexes doit être rendue à son entière liberté, qui, ici comme partout et toujours, est la condition sine qua non de la sincère moralité. Dans le mariage libre, l’homme et la femme doivent également jouir d’une liberté absolue. Ni la violence de la passion, ni les droits librement accordés dans le passé ne pourront servir d’excuse pour aucun attentat de la part de l’un contre la liberté de l’autre, et chaque attentat pareil sera considéré comme un crime.
Du moment qu’une femme porte un enfant dans son sein, jusqu’à ce qu’elle l’ait mis au monde, elle a droit à une subvention de la part de la société, payée non pour le
compte de la femme, mais pour celui de l’enfant. Toute-mère qui voudra nourrir et élever ses enfants recevra également de la société tous les frais de leur entretien et de sa peine prodiguée aux enfants.
Les enfants ne sont la propriété de personne, ni celle de leurs parents, ni même celle de la société — ils appartiennent à leur liberté à venir. Mais cette liberté, dans les enfants, n’est point encore réelle ; elle n’est qu’en puissance — la liberté réelle, c’est-à-dire la pleine conscience et la pratique de la liberté de chacun, basée principalement sur le sentiment de la dignité personnelle et sur la justice, cette liberté ne pouvant se réaliser dans les enfants que par le développement rationnel de leur intelligence, et par celui de leur caractère, de leur intelligente volonté. Il résulte de là que la société, dont tout l’avenir dépend de l’éducation et de l’instruction des enfants, et qui a par conséquent non seulement le droit, mais le devoir de les surveiller, est le tuteur naturel de tous les enfants des deux sexes (...).
Le droit des parents devra se limiter à aimer leurs enfants et à exercer sur eux une autorité naturelle, tant que cette autorité ne sera pas contraire à leur moralité, à leur intelligence et à leur liberté à venir. Le mariage politique et civil et toute intervention de la société dans les affaires de l’amour devant disparaître, les enfants appartiendront, naturellement, non de droit, surtout à la mère, sous la surveillance intelligente de la société.
Chapitre 4 : Du patriotisme primitif, animal
Le patriotisme, dans le sens complexe qu’on attribue ordinairement à ce mot, a-t-il jamais été une passion ou une vertu populaire ? L’histoire à la main, je n’hésite pas à répondre à cette question par un non décisif, et pour
prouver au lecteur que je n’ai point tort de répondre ainsi, je lui demande la permission d’analyser les principaux éléments qui, combinés de manières plus ou moins différentes, constituent cette chose qu’on appelle le patriotisme.
Ces éléments sont au nombre de quatre : 1° l’élément naturel ou physiologique ; 2° l’élément économique ; 3° l’élément politique ; et 4° l’élément religieux ou fanatique.
L’élément physiologique est le fond principal de tout patriotisme naïf, instinctif et brutal. C’est une passion naturelle et qui, précisément parce qu’elle est par trop naturelle, c’est-à-dire tout à fait animale, est en contradiction flagrante avec toute politique, et -qui pis est-embarrasse beaucoup le développement économique, scientifique et humain de la société.
Le patriotisme naturel est un fait purement bestial, qui se retrouve à tous les degrés de la vie animale et même, on pourrait dire jusqu’à un certain point, dans la vie végétale. Le patriotisme pris dans ce sens, c’est une guerre de destruction, c’est la première expression humaine de ce grand et fatal combat pour la vie qui constitue tout J développement, toute la vie du monde naturel ou ré -combat incessant, entre-dévorement universel qu nourrit chaque individu, chaque espèce de la chair et du sang des individus des espèces étrangères, et qui, se renouvelant fatalement à chaque heure, à chaque instant, fait vivre, prospérer et se développer les espèces les plus complètes, les plus intelligentes, les plus fortes aux dépens de toutes les autres,
Le combat pour la vie dans le monde animal et végétal n’est point seulement une lutte individuelle ; c’est une lutte d’espèces, de groupes et de familles, les unes contre les autres. Il y a dans chaque être vivant deux instincts, deux grands intérêts principaux : celui de la nourriture et celui de la reproduction. Au point de vue de la nourri-
ture, chaque individu est l’ennemi naturel de tous les autres, sans considération aucune de liens de famille, de groupes et d’espèces.
C’est que la faim est un rude et invincible despote, et la nécessité de se nourrir, nécessité tout individuelle, est la première loi, la condition suprême de la vie. C’est la base de toute vie humaine et sociale, comme c’est aussi celle de la vie animale et végétale. Se révolter contre elle, c’est anéantir tout le reste, c’est se condamner au néant.
Mais à côté de cette loi fondamentale de la matière vivante, il y en a une autre, tout aussi essentielle, celle de la reproduction. La première tend à la conservation des individus, la seconde à la constitution des familles, des groupes, des espèces. Les individus, pour se reproduire, poussés par une nécessité naturelle, cherchent à s’accoupler avec les individus qui, par leur organisation, sont [les] plus rapprochés d’eux, qui leur sont semblables.
L’instinct de reproduction établissant le seul lien de solidarité qui puisse exister entre les individus du monde animal, là où cette capacité d’accouplement cesse, toute solidarité animale cesse aussi. Tout ce qui reste en dehors de cette possibilité de reproduction pour les individus constitue une espèce différente, un monde absolument étranger, hostile et condamné à la destruction ; tout ce qui est au-dedans constitue la grande patrie de l’espèce -comme par exemple, l’humanité pour les hommes.
Mais cette destruction ou cet entre-dévorement mutuel des individus vivants ne se rencontrent pas seulement aux limites de ce monde restreint que nous appelons la grande patrie ; nous les retrouvons aussi féroces et quelquefois plus féroces au milieu même de ce monde, à cause même de la résistance et de la compétition qu’ils y rencontraient et parce que les luttes tout aussi cruelles de l’amour viennent s’y ajouter encore à celles de la faim.
D’ailleurs chaque espèce d’animaux se subdivise en groupes et en familles différentes, sous l’influence des conditions géographiques et climatologiques des différents pays qu’elle habite. La différence plus ou moins grande des conditions de la vie détermine une différence correspondante dans l’organisation même des individus qui appartiennent à la même espèce. On sait d’ailleurs que tout individu animal cherche naturellement à s’accoupler avec l’individu qui lui est le plus semblable, d’où résulte naturellement le développement d’une grande quantité de variations dans la même espèce ; et comme les différences qui séparent toutes ces variations les unes des autres sont fondées principalement sur la reproduction, et que la reproduction est l’unique base de toute solidarité animale, il est évident que la grande solidarité de l’espèce doit se subdiviser en autant de solidarités plus restreintes, ou que la grande patrie doit se morceler en une foule de petites patries animales, hostiles et destructives les unes des autres.
La passion patriotique est évidemment une passion solidaire. Pour la retrouver plus explicite et plus clairement déterminée dans le monde animal, il faut donc chercher surtout parmi les espèces d’animaux qui. comme l’homme, sont doués d’une nature éminemment sociable : parmi les fourmis, par exemple, les abeilles, les castors et bien d’autres qui ont des habitations communes stables, aussi bien que parmi les espèces qui errent en troupeaux ; les animaux à domicile collectif et fixé, représentant, toujours au point de vue naturel, le patriotisme des peuples agriculteurs, et les animaux vagabonds en troupeaux, celui des peuples nomades.
Il est évident que le premier est plus complet que ce dernier, qui n’implique, lui, que la solidarité des individus dans le troupeau, tandis que le premier y ajoute encore celle des individus avec le sol ou le domicile qu’ils habitent. L’habitude, qui pour les animaux aussi bien que pour l’homme, constitue une seconde nature, certaines
manières de vivre, sont beaucoup mieux déterminées, plus fixées parmi les animaux collectivement sédentaires, que parmi les troupeaux vagabonds, et les habitudes différentes, ces manières particulières d’exister, constituent un élément essentiel du patriotisme.
On pourrait définir le patriotisme naturel ainsi : c’est un attachement instinctif, machinal et complètement dénué de critique pour des habitudes d’existence collectivement prises et héréditaires ou traditionnelles, et une hostilité tout aussi instinctive et machinale contre toute autre manière de vivre. C’est l’amour des siens et du sien et la haine de tout ce qui porte un caractère étranger. Le patriotisme, c’est donc un égoïsme collectif d’un côté et la guerre de l’autre.
Ce n’est point une solidarité assez puissante pour que les individus membres d’une collectivité animale ne s’entre-dévorent pas mutuellement au besoin ; mais elle est assez forte pourtant pour que tous ces individus, oubliant leurs discordes civiles, s’unissent contre chaque intrus qui leur arriverait d’une collectivité étrangère.
Chaque peuple, de même que chaque individu, est, bon gré mal gré, ce qu’il est et il a le droit incontestable d’être lui-même. En cela réside le droit dit national. Mais si un peuple ou un individu ont cette forme d’existence et ne peuvent en avoir d’autre, il ne s’ensuit pas qu’ils aient le droit ou qu’il y ait intérêt pour eux de faire, l’un, de sa nationalité, l’autre, de son individualité, des questions de principe et qu’ils doivent traîner ce boulet toute leur vie. Au contraire, moins ils pensent à eux, plus ils s’imprègnent de la substance commune à l’humanité tout entière, plus la nationalité de l’un et l’individualité de l’autre prennent de relief et de sens.
Personne ne contestera que le patriotisme instinctif ou naturel des misérables populations des zones glacées, que la civilisation humaine a à peine effleurées et où la vie matérielle elle-même est si pauvre, ne soit infiniment plus fort ou plus exclusif que le patriotisme d’un Français, d’un Anglais, ou d’un Allemand par exemple. L’Allemand, l’Anglais, le Français peuvent vivre et s’acclimater partout, tandis que l’habitant des régions polaires mourrait bientôt du mal du pays, si on l’en tenait éloigné. Et pourtant quoi de plus misérable et de moins humain que son existence ! Ce qui prouve encore une fois que l’intensité du patriotisme naturel n’est point une preuve d’humanité, mais de bestialité.
A côté de cet élément positif du patriotisme, qui consiste dans l’attachement instinctif des individus pour le mode particulier d’existence de la collectivité dont ils sont les membres, il y a encore l’élément négatif, tout aussi essentiel et qui en est inséparable ; c’est l’horreur également instinctive pour tout ce qui y est étranger -instinctive et par conséquent tout à fait bestiale ; oui, réellement bestiale, car cette horreur est d’autant plus énergique et plus invincible que celui qui l’éprouve a moins pensé et compris, est moins homme.
Aujourd’hui on ne trouve cette horreur patriotique pour l’étranger que chez les peuples sauvages ; on retrouve encore en Europe au milieu des populations a demi-sauvages que la civilisation bourgeoise n’a point daigné éclairer, mais qu’elle n’oublie jamais d’exploiter. Il y a dans les plus grandes capitales de l’Europe, à Paris même, et à Londres surtout, des rues abandonnées à une population misérable et qu’aucune lumière n’a jamais éclairée. Il suffit qu’un étranger s’y présente pour qu’une foule d’êtres humains misérables, hommes, femmes, enfants, à peine vêtus et portant sur leur figure et sur toute leur personne les signes de la misère la plus affreuse et de la plus profonde abjection, l’entourent, l’insultent et quelquefois même le maltraitent, seulement parce qu’il est étranger. Ce patriotisme brutal et sauvage n’est-il donc point la négation la plus criante de tout ce qui s’appelle humanité ?
J’ai dit que le patriotisme [...] instinctif ou naturel, ayant toutes ses racines dans la vie animale, ne présente rien en plus qu’une combinaison particulière d’habitudes collectives : matérielles, intellectuelles, et morales, économiques, politiques et sociales, développées par la tradition ou par l’histoire, dans une société humaine restreinte. Ces habitudes, ai-je ajouté encore, peuvent être bonnes ou mauvaises, le contenu ou l’objet de ce sentiment instinctif n’ayant aucune influence sur le degré de son intensité ; et même si l’on devait admettre sous ce dernier rapport une différence quelconque, elle pencherait plutôt en faveur des mauvaises habitudes que des bonnes. Car à cause même de l’origine animale de toute société humaine, et par l’effet de cette force d’inertie, qui exerce une action tout aussi puissante dans le monde intellectuel et moral que dans le monde matériel, dans chaque société qui ne dégénère pas encore, mais qui progresse et marche en avant, les mauvaises habitudes, ayant toujours pour elles la priorité du temps, sont plus profondément enracinées que les bonnes. Ceci nous explique pourquoi, sur la somme totale des habitudes collectives actuelles, dans les pays les plus avancés du monde civilisé, les neuf dixièmes au moins ne valent rien.
Qu’on ne s’imagine pas que je veuille déclarer la guerre à l’habitude qu’ont généralement la société et les hommes de se laisser gouverner par l’habitude. En cela comme en beaucoup d’autres choses, ils ne font que fatalement obéir à une loi naturelle, et il serait absurde de se révolter contre des lois naturelles. L’action de l’habitude dans la vie intellectuelle et morale des individus aussi bien que des sociétés est la même que celle des forces végétatives de la vie animale. L’une et l’autre sont des conditions d’existence et de réalité. Le bien aussi bien que le mal, pour devenir une chose réelle, doit passer en habitude soit dans l’homme pris individuellement, soit dans la société. Tous les exercices, toutes les etudes auxquels les hommes se livrent n’ont point d’autre but, et les meilleures choses ne s’enracinent dans l’homme, au point de devenir sa seconde nature, que par cette puissance d’habitude. Il ne s’agit donc pas de se révolter follement contre elle, puisque c’est une puissance fatale, qu’aucune intelligence ni volonté humaine ne sauraient renverser. Mais si, éclairés par la raison du siècle et par l’idée que nous nous formons de la vraie justice, nous voulons sérieusement devenir des hommes, nous n’avons qu’une chose à faire : c’est d’employer constamment la force de volonté -c’est-à-dire l’habitude de vouloir, que des circonstances indépendantes de nous-mêmes ont développée en nous — à l’extirpation de nos mauvaises habitudes et à leur remplacement par des bonnes. Pour humaniser une société tout entière, il faut détruire sans pitié toutes les causes, toutes les conditions économiques, politiques et sociales qui produisent dans les individus la tradition du mal, et les remplacer par des conditions qui auraient pour conséquence nécessaire d’engendrer dans ces mêmes individus la pratique et l’habitude du bien.
Au point de vue de la conscience moderne, de l’humanité et de la justice, telles que, grâce aux développements passés de l’histoire, nous sommes enfin parvenus à les comprendre, le patriotisme est une mauvaise, étroite et funeste habitude, puisqu’elle est la négation de l’égalité et de la solidarité humaines. La question sociale, posée pratiquement aujourd’hui par le monde ouvrier de l’Europe et de l’Amérique, et dont la solution n’est possible que par l’abolition des frontières des Etats, tend nécessairement à détruire cette habitude traditionnelle dans la conscience des travailleurs de tous les pays. [...] Dès le commencement de ce siècle, elle a été déjà fortement ébranlée dans la conscience de la haute bourgeoisie financière, commerçante et industrielle, par le développement prodigieux et tout international de sa richesse et de ses intérêts économiques. Mais il faut que je montre d’abord comment, bien avant cette révolution bourgeoise, le patriotisme naturel, instinctif et qui par sa nature même ne peut être qu’un sentiment très étroit, très restreint et une habitude collective toute locale, a été dès le début de l’Histoire profondément modifié, dénaturé et diminué par la formation successive des Etats politiques.
En effet, le patriotisme en tant que sentiment tout à fait naturel, c’est-à-dire produit par la vie réellement solidaire d’une collectivité, et encore peu ou point affaibli par la réflexion ou par l’effet des intérêts économiques ou politiques, aussi bien que par celui des abstractions religieuses ; ce patriotisme, sinon tout à fait, du moins en très grande partie animal, ne peut embrasser qu’un monde très restreint : une tribu, une commune, un village. Au commencement de l’histoire, comme aujourd’hui chez les peuples sauvages, il n’y avait point le nation, ni de langue nationale, ni de culte national — il n’y avait donc pas de patrie dans le sens politique de ce mot. Chaque petite localité, chaque village avait sa langue particulière, son dieu, son prêtre ou son sorcier, et n’était rien qu’une famille multipliée, élargie, qui s’affirmait en vivant, et qui, en guerre avec toutes les autres tribus, niait par son existence tout le reste de l’humanité. Tel est le patriote naturel dans son énergique et naïve crudité.
Nous retrouvons encore des restes de ce patriotisme même dans quelques-uns des pays les plus civilisés de l’Europe, en Italie par exemple, surtout dans les provinces méridionales de la péninsule, où la configuration du sol, les montagnes et la mer, créant des barrières entre les vallées, les communes et les villes, les sépare, les isole, et les rend à peu près étrangères l’une à l’autre. Proudhon, dans sa brochure sur l’imité italienne, a observé avec beaucoup de raison que cette unité n’était encore qu’une idée, une passion toute bourgeoise et nullement populaire ; que les
populations des campagnes au moins y sont restées jusqu’à cette heure en très grande partie étrangères, et j’ajouterai même hostiles, parce que cette unité qui se met en contradiction [...] avec leur patriotisme local [...] ne leur a rien apporté jusqu’ici qu’une exploitation impitoyable, l’oppression et la ruine.
Même en Suisse, surtout dans les cantons primitifs, ne voyons-nous pas très souvent le patriotisme local lutter contre le patriotisme cantonal et ce dernier contre le patriotisme politique, national de la confédération républicaine tout entière ?
Pour me résumer, je conclus que le patriotisme en tant que sentiment naturel, étant dans son essence et dans sa réalité un sentiment tout local, est un empêchement sérieux à la formation des Etats, et que par conséquent ces derniers et avec eux la civilisation n’ont pu s’établir qu’en détruisant sinon tout à fait, au moins à un degré considérable, cette passion animale.
Chapitre 5 : Sur le principe des nationalités
Le véritable patriotisme est évidemment un sentiment des plus respectables, mais en même temps étroit, exclusif, anti-humain et bien souvent tout simplement cruel. N’est patriote conséquent que celui qui aime passionnément sa patrie et tout ce qui est à elle, hait avec non moins de passion tout ce qui est étranger,
Le patriotisme qui tend à l’unité en dehors de la liberté est un patriotisme mauvais, toujours funeste aux intérêts populaires et réels du pays qu’il prétend exalter et servir, ami, souvent sans le vouloir, de la réaction -ennemi de la révolution, c’est-à-dire de l’émancipation des nations et des hommes.
Le patriotisme bourgeois n’est à mes yeux qu’une passion mesquine, très étroite, très intéressée surtout, et foncièrement anti-humaine, n’ayant pour objet que la conservation et la puissance de l’Etat national, c’est-à-dire le maintien de tous les privilèges exploiteurs au milieu d’une nation.
L’Etat n’est pas la patrie ; c’est l’abstraction, la fiction métaphysique, mystique, politique, juridique, de la patrie. Les masses populaires de tous les pays aiment profondément leur patrie ; mais c’est un amour naturel, réel ; le patriotisme du peuple n’est pas une idée, mais un fait ; et le patriotisme politique, l’amour de l’Etat, n’est pas l’expression juste de ce fait, mais une expression dénaturée, au moyen d’une abstraction mensongère, et toujours au profit d’une minorité exploitante. La patrie, la nationalité, comme l’individualité, est un fait naturel et social, physiologique et historique en même temps ; ce n’est pas un principe. On ne peut appeler un principe humain que ce qui est universel, commun à tous les hommes ; mais la nationalité les sépare : elle n’est donc pas un principe. Mais ce qui est un principe, c’est le respect que chacun doit avoir pour les faits naturels, réels ou sociaux. Or, la nationalité, comme l’individualité, est un de ces faits. Nous devons donc la respecter. La violer est un méfait, et, pour parler le langage de Mazzini, elle devient un principe sacré chaque fois qu’elle est menacée et violée. Et c’est pour cela que je me sens franchement et toujours le patriote de toutes les patries opprimées.
Conformément au sentiment unanime du « Congrès de la Paix » [d’où devait sortir la Ligue de la Paix et de la Liberté, en 1867][5] , nous devons proclamer :
1° Que pour faire triompher la liberté, la justice et la paix dans les rapports internationaux de l’Europe, pour rendre impossible la guerre civile entre les différents peuples qui composent la famille européenne, il n’est qu’un seul
moyen : c’est de constituer les Etats-Unis de l’Europe.
2° Que les Etats de l’Europe ne pourront jamais se for-mer avec les Etats tels qu’ils sont aujourd’hui constitués, vu l’inégalité monstrueuse qui existe entre leurs forces respectives.
3° Que l’exemple de la défunte Confédération germanique a prouvé d’une façon péremptoire qu’une confédération de monarchies est une dérision ; qu’elle est impuissante à garantir soit la paix soit la liberté des populations.
4° Qu’aucun Etat centralisé, bureaucratique et par là même militaire, s’appelât-il même république, ne pourra entrer sérieusement et sincèrement dans une confédération internationale. Par sa constitution, qui sera toujours une négation ouverte ou masquée de la liberté à l’intérieur, il serait nécessairement une déclaration de guerre permanente, une menace contre l’existence des pays voisins. Fondé essentiellement sur un acte ultérieur de violence, la conquête, ou ce que dans la vie privée on appelle le vol avec effraction -acte béni par l’Eglise d’une religion quelconque, consacré par le temps et par là même tram formé en droit historique -, et s’appuyant sur cette divine consécration de la violence triomphante comme un droit exclusif et suprême, chaque Etat centraliste se pose par là même comme une négation absolue du droit de tous les autres Etats, ne les reconnaissant jamais, dans les traités qu’il conclut avec eux, que dans un intérêt politique ou par impuissance.
5° Que tous les adhérents de la Ligue devront par conséquent tendre par tous leurs efforts à reconstituer leurs patries respectives, afin d’y remplacer l’ancienne organisation fondée, de haut en bas, sur la violence et sur le principe d’autorité, par une organisation nouvelle n’ayant d’autre base que les intérêts, les besoins et les attractions naturelles des populations, ni d’autre principe que la fédération libre des individus dans les communes,
des communes dans les provinces, des provinces dans les nations, enfin de celles-ci dans les Etats-Unis de l’Europe d’abord et plus tard dans le monde entier.
6° Conséquemment, abandon absolu de tout ce qui s’appelle droit historique des Etats ; toutes les questions relatives aux frontières naturelles, politiques, stratégiques, commerciales, devront être considérées désormais comme appartenant à l’histoire ancienne et repoussées avec énergie par tous les adhérents de la Ligue.
7° Reconnaissance du droit absolu de chaque nation, grande ou petite, de chaque peuple, faible ou fort, de chaque province, de chaque commune, à une complète autonomie, pourvu que sa constitution intérieure ne soit pas une menace et un danger pour l’autonomie et la liberté des pays voisins.
8° De ce qu’un pays a fait partie d’un Etat, s’y fût-il même adjoint librement, il ne s’ensuit nullement pour lui l’obligation d’y rester toujours attaché. Aucune obligation perpétuelle ne saurait être acceptée par la justice humaine, la seule qui puisse faire autorité parmi nous, et nous ne reconnaîtrons jamais d’autres droits, ni d’autres devoirs que ceux qui se fondent sur la liberté. Le droit de la libre réunion et de la sécession également libre est le premier, le plus important de tous les droits politiques ; celui sans lequel la confédération ne serait jamais qu’une centralisation masquée.
La Ligue reconnaîtra la nationalité comme un fait naturel, ayant incontestablement droit à une existence et à un développement libres, mais non comme un principe — tout principe devant porter la caractère de l’universalité, et la nationalité, n’étant au contraire qu’un fait exclusif, sépare. Ce soi-disant principe de nationalité -tel qu’il a été posé de nos jours par les gouvernements de la France, de la Russie et de la Prusse et même par beaucoup de patriotes allemands, polonais, italiens et hongrois — n’est qu’un dérivatif opposé par la réaction à l’esprit de la révolution : éminemment aristocratique au fond, jusqu’à faire mépriser les dialectes des populations non lettrées, niant implicitement la liberté des provinces et l’autonomie réelle des communes, et soutenu dans tous les pays non par les masses populaires, dont il sacrifie systématiquement les intérêts réels à un soi-disant bien public, qui n’est jamais que celui des classes privilégiées -ce principe n’exprime rien que les prétendus droits historiques et l’ambition des Etats. Le droit de nationalité ne pourra donc jamais être considéré par la Ligue que comme une conséquence naturelle du principe suprême de la liberté, cessant d’être un droit du moment qu’il se pose soit contre la liberté, soit même seulement en dehors de la liberté.
13° L’unité est le but vers lequel tend irrésistiblement l’humanité. Mais elle devient fatale, destructive de l’intelligence, de la dignité, de la prospérité des individus et des peuples, toutes les fois qu’elle se forme en dehors de la liberté, soit par la violence, soit sous l’autorité d’un idée théologique, métaphysique, politique ou même économique quelconque.
La Ligue ne pourra reconnaître qu’une seule unité : celle qui se constituera librement par la fédération des parties autonomes dans le tout, de sorte que celui-ci, cessant d’être la négation des droits et des intérêts particuliers, cessant d’être le cimetière où viennent forcément s’enterrer toutes les prospérités locales, deviendra au contraire la confirmation et la source de toutes ces autonomies et de toutes ces prospérités. La Ligue attaquera donc vigoureusement toute organisation religieuse, politique, économique et sociale, qui ne sera pas absolument pénétrée par ce grand principe de la liberté : sans lui, point d’intelligence, point de justice, point de prospérité, point d’humanité.
Tels sont [...] les développements et les conséquences nécessaires de ce grand principe du fédéralisme que le congrès de Genève a hautement proclamé. Telles sont les conditions absolues de la paix et de la liberté. Absolues, oui, mais sont-elles les seules ? Nous ne le pensons pas.
L’abolition de tout Etat politique, tant cantonal que fédéral, la transformation de la fédération politique en fédération économique, nationale et internationale : [c’] est la fin vers laquelle évidemment marche aujourd’hui toute l’Europe.
Vouloir l’établissement d’une justice internationale, d’une liberté internationale et d’une paix éternelle, et vouloir en même temps la conservation des Etats, serait donc de notre part une contradiction et une naïveté ridicules. Faire changer aux Etats leur nature est impossible, parce que c’est précisément par cette nature qu’ils sont des Etats, et ils ne sauraient s’en départir sans cesser d’exister. Par conséquent, messieurs, il n’y a pas et il ne peut y avoir d’Etats bons, justes vertueux. Tous les Etats sont mauvais dans ce sens, que par leur nature, c’est-à-dire par leur base, par les conditions et par le but suprême de leur existence, ils sont tout l’opposé de la justice, de la liberté et de la morale humaines. Et sous ce rapport, quoi qu’on en dise, il n’existe pas de grande différence entre le sauvage empire de toutes les Russies et l’Etat le plus civilisé de l’Europe. Savez-vous en quoi cette différence consiste ? L’empire des tsars fait cyniquement ce que les autres font hypocritement. L’empire des tsars, avec sa franche manière despotique et dédaigneuse de l’humanité, est le secret idéal vers lequel tendent et qu’admirent tous les hommes d’Etat. Tous les Etats d’Europe font ce qu’il fait, autant que l’opinion publique et surtout autant que la solidarité nouvelle, mais déjà puissante, des masses ouvrières d’Europe -opinion et solidarité qui contiennent les germes de la destruction des Etats — le permettent. En fait d’Etat, [...] il n’est de vertueux que les Etats impuissants. Et encore sont-ils bien criminels dans leurs rêves.
Je conclus : qui veut avec nous l’établissement de la liberté, de la justice et de la paix, qui veut le triomphe de l’humanité, qui veut l’émancipation radicale et complète des masses populaires, doit vouloir comme nous la dissolution de tous les Etats dans la fédération universelle des associations productives et libres de tous les pays.
Chapitre 6 : L’Allemagne et le communisme d’Etat
Le socialisme qui préconise l’émancipation des classes ouvrières par l’Etat, par les Etats, par plusieurs grands Etats dont chacun, tendant nécessairement à se donner toutes les conditions économiques, commerciales, politiques et stratégiques nécessaires à sa conservation et au développement de sa large existence aurait pour conséquence fatale la lutte des nations et des races, la négation la plus complète et la plus sanglante de l’humanité au-dehors et par conséquent l’oppression 1 plus tyrannique et l’exploitation la plus inique au-dedans. Ce sera entre les races différentes, en Europe — les Latins, les Germains et les Slaves-, une lutte à mort pour décider laquelle des trois devra conquérir, asservir, anéantir, absorber les deux autres et elles s’entre-déchireront et s’entre-détruiront aussi longtemps qu’une nouvelle invasion de dizaines et de centaines de millions de véritables barbares venant de l’Asie, les innombrables populations de la Chine et du Japon réunies, ne viendront les réconcilier en les soumettant à un égal esclavage. Et, en attendant, puisque cette terrible lutte de races en Europe nécessitera un déploiement formidable de forces militaires, le militarisme avec toutes ses conséquences et nécessités politiques et sociales sera plus que jamais à l’ordre du jour. Mais ce ne seront plus des armées permanentes séparées des populations ; non, ce seront les populations elles-mêmes tout entières transformées en armées permanentes, sous la baguette salutaire de la discipline militaire, comme aujourd’hui même nous le voyons déjà en Allemagne et en Prusse. Voici le dernier mot du système de Marx, à moins que les citoyens pan-germanistes qui jurent sur la tête de Marx ne puissent vraiment lui polir un immense Etat international et centralisé en même temps, la République universelle -une absurdité qui ne vaut pas même l’honneur d’une réfutation.
Ce qu’ils rêvent vraiment, et cela en pleine connaissance de cause, c’est l’hégémonie allemande, c’est la toute-puissance pangermanique, d’abord intellectuelle et morale, et plus tard matérielle. Et, sous ce rapport, je les accuse positivement de marcher et d’agir non de concert, non d’accord, mais parallèlement avec Bismarck, et vers le même but que lui, quoique par des voies différentes. Il ne me sera pas difficile de le prouver.
D’abord tous les marxiens, comme partisans du matérialisme en philosophie, sont des darwinistes. Ils appliquent, avec beaucoup de raison, selon moi, à l’histoire, au développement économique et politique des peuples, la loi de Darwin, celle du combat pour l’existence. Jusque-là, moi du moins, je n’ai rien à leur reprocher, parce que je crois aussi que cette loi régit aussi fatalement cette partie de la vie naturelle qu’on appelle l’histoire humaine, que le développement de la nature proprement dite ou physique.
La conquête faite par les nations civilisées sur les peuples barbares, voilà leur principe. Par suite de [l’application de la loi de Darwin à la politique internationale], les nations civilisées, étant ordinairement les plus fortes, doivent ou bien exterminer les populations barbares, ou bien les soumettre pour les exploiter, c’est-à-dire les civiliser. C’est
ainsi qu’il est permis aux Américains du Nord d’exterminer peu à peu les Indiens ; aux Anglais d’exploiter les Indes orientales ; aux Français de conquérir l’Algérie ; et enfin aux Allemands de civiliser, nolens volens, les Slaves, de la manière que l’on sait. Mais il doit être expressément défendu aux Russes « de s’emparer comme d’une proie des montagnes-forteresses du Caucase ».
Partout où l’on parle une langue slave, ce nom d’Allemand (Niemets), jeté à la face d’un homme, constitue une injure. Que tel est, en effet, leur jugement par rapport aux peuples de la race slave, ils le disent chaque jour trop clairement pour qu’il soit possible d’en douter. C’est leur sottise, leur infatuation historique. Toute l’histoire de l’Allemagne est proprement une lutte contre la race slave ; la Prusse, cette clef de voûte de la puissance actuelle de l’Allemagne, n’est autre chose qu’un cimetière slave. Tous les Allemands croient instinctivement qu’ils ont la mission de civiliser, c’est-à-dire de pangermaniser les Slaves.
Cette illusion pourrait bien [avoir] pour eux des conséquences très amères. Les Allemands, malgré toutes les horreurs qu’ils ont commises contre les populations slaves, ne sont point parvenus à les détruire. Aujourd’hui ce n’est plus possible. La haine que les Allemands ont su réveiller contre eux dans tous les cœurs slaves fait la force et l’union des populations slaves, elle a donné naissance au panslavisme. Car le panslavisme n’est autre chose que le produit négatif du pangermanisme. Pangermanisme et panslavisme sont également détestables, mais chacun d’eux produit l’autre à son tour, ils sont aussi ennemis et aussi inséparables que le sont l’Eglise et l’Etat[28]. Pour détruire le panslavisme et le pangermanisme, il n’y a qu’un seul moyen, c’est de les noyer simultanément tous les deux dans l’humanité, par l’abolition des Etats.
Cette haine, toute naturelle et historiquement légitime qu’elle soit, est un immense malheur. Car la haine n’est
jamais juste pour celui qui l’inspire, ni salutaire pour celui qui l’éprouve. La haine ne raisonne pas, et, confondant les innocents et les coupables dans un même sentiment de répulsion passionnée, elle augmente considérablement le nombre et la puissance des ennemis.
Ce que les populations slaves peuvent et doivent haïr, c’est l’Allemagne officielle et officieuse, nobiliaire, bourgeoise, littéraire et savante, c’est tout ce qui constitue la nation politique. Mais elles n’ont aucune raison ni aucun droit de haïr le prolétariat, ni les paysans, ni les ouvriers de l’Allemagne. Ceux-ci sont des victimes comme elles-mêmes, victimes séculaires de la même oppression officielle, nobiliaire, bourgeoise, et par conséquent leurs alliés naturels, leurs amis forcés.
Si le prolétariat slave voulait et pouvait considérer la question de sang-froid, il comprendrait bientôt que la noblesse slave et la bourgeoisie slave qui exploitent son travail, et que la grande majorité de ses chefs politiques, soi-disant patriotes slaves [...] qui abusent de sa crédulité, tantôt en concluant en son nom des alliances monstrueuses avec le tsar de toutes les Russies, tantôt en le faisant servir de marchepied aux ambitions non moins sinistres de l’oligarchie autrichienne, sont pour lui des ennemis bien plus dangereux encore que les Allemands eux-mêmes, précisément parce qu’ils sont des oppresseurs, des exploiteurs et des trompeurs indigènes ; et il aurait fini par s’allier avec le prolétariat de l’Allemagne, contre toutes les classes privilégiées, contre tous les Etats, et contre tous les hommes politiques, tant allemands que slaves.
Voyons maintenant ce qui unit [Marx et Bismarck]. C’est le culte quand même de l’Etat. Je n’ai pas besoin de le prouver pour Bismarck, ses preuves sont faites. Il est, de la tête aux pieds, un homme d’Etat, et rien qu’un homme d’Etat. Mais je ne crois pas avoir besoin non plus de trop grands efforts pour prouver qu’il en est de même de Marx. Il aime à tel point le gouvernement, qu’il a voulu en instituer un même dans l’Association internationale des Travailleurs ; et il adore tellement le pouvoir qu’il a voulu, qu’il prétend encore aujourd’hui nous imposer sa dictature. Il me semble que cela est suffisant pour caractériser ses dispositions personnelles. Mais son programme socialiste et politique en est la très fidèle expression. Le but suprême de tous ses efforts, comme nous l’annoncent les statuts fondamentaux de son parti en Allemagne, c’est l’établissement du grand Etat populaire (Volkstaat).
Mais qui dit Etat, dit nécessairement un Etat particulier, limité, comprenant sans doute, s’il est très grand, beaucoup de populations et de pays différents, mais en en excluant encore davantage. Car [...] Marx, malgré toute l’ambition internationale qui le dévore aujourd’hui, devra bien, quand l’heure de la réalisation de ses rêves aura sonné pour lui — si elle sonne jamais — se contenter de gouverner un seul Etat et non plusieurs Etats à la fois. Par conséquent, qui dit Etat dit un Etat, et qui dit un Etat affirme par là l’existence de plusieurs Etats, et qui dit plusieurs Etats dit inévitablement concurrence, jalousie, guerre sans trêve et sans fin. La plus simple logique au bien que toute l’histoire en font foi.
Mais, d’un autre côté, Marx est un socialiste célèbre, et de plus l’un des initiateurs principaux de l’internationale. Il ne se contente pas de travailler pour la seule émancipation du prolétariat de l’Allemagne ; il tient à honneur et il considère comme son devoir de travailler en même temps pour l’émancipation du prolétariat de tous les autres pays ; ce qui fait qu’il se trouve en pleine contradiction avec lui-même. Comme patriote allemand, il veut la grandeur et la puissance, c’est-à-dire la domination, de l’Allemagne ; mais comme socialiste de l’internationale, il doit vouloir l’émancipation de tous les peuples du monde. Comment résoudre cette contradiction ?
Il n’est qu’un seul moyen, c’est de proclamer, après
s’en être persuadé soi-même, cela s’entend, que la grandeur et la puissance de l’Allemagne comme Etat est la condition suprême de l’émancipation de tout le monde, que le triomphe national et politique de l’Allemagne, c’est le triomphe de l’humanité, et que tout ce qui est contraire à l’avènement de cette nouvelle grande puissance omnivore est ennemi de l’humanité. Une fois cette conviction établie, il n’est pas seulement permis, mais il est commandé par la plus sainte des causes de faire servir l’internationale, y compris toutes les fédérations des autres pays, comme un moyen très puissant, très commode, très populaire surtout, à l’édification du grand Etat pangermanique. Et c’est là précisément ce que Marx avait tenté de faire, tant par les délibérations de la Conférence qu’il avait réunie en septembre 1871 à Londres, que par les résolutions votées par ses amis allemands et français au congrès de La Haye. S’il n’a pas mieux réussi, ce n’est assurément pas faute de très grands efforts ni de beaucoup d’habileté de sa part, mais probablement parce que l’idée fondamentale qui l’inspire est fausse et que la réalisation en est impossible.
Quant à la question politique, tout le monde sait que, si elle a été éliminée du programme de l’internationale, ce n’est point par la faute de Marx. Comme on devait s’y attendre de la part de l’auteur du fameux programme des communistes allemands, publié en 1848 par lui et par son ami, son confident, son complice, Engels, il n’a point manqué de placer cette question au premier rang dans la proclamation inaugurale publiée en 1864 par le Conseil général provisoire de Londres, proclamation dont Marx a été l’unique auteur. Dans cette proclamation ou circulaire adressée aux travailleurs de tous les pays, le chef des communistes autoritaires de l’Allemagne ne s’est point fait faute de déclarer que la conquête du pouvoir politique était le premier devoir des travailleurs ; il y a même fait percer son oreille pangermaniste, en ajoutant qu’actuellement le but politique principal de l’Association internationale des Travailleurs devait être de combattre l’empire de toutes les Russies, but sans doute très légitime et très noble -auquel comme ami du peuple russe je souscris de tout mon cœur, persuadé que je suis que ce peuple ne cessera d’être un misérable esclave tant que cet empire existera -mais qui d’abord ne saurait devenir, sans en dénaturer complètement le caractère et l’objet, celui de l’Association internationale des Travailleurs ; et qui, en second lieu, pour être posé d’une manière vraiment juste, sérieuse et utile pour la cause des travailleurs, devrait être déterminé d’une autre manière.
Si Marx avait déclaré la guerre à tous les Etats, ou au moins aux Etats monarchiques, despotiques, militaires comme la Prusse, comme l’Autriche, comme la France impériale ou même républicaine actuelle, et s’il avait dit qu’il fallait mettre au premier rang parmi eux l’Etat modèle, l’empire de toutes les Russies, on n’aurait pas pu au moins l’accuser de pangermanisme. Mais en faisant abstraction du despotisme allemand, un despotisme très insolent, très brutal, très glouton, et excessivement menaçant pour la liberté des peuples voisins, comme tout 1 monde peut le voir aujourd’hui, et en s’efforçant de tourner l’indignation des travailleurs de tous les pays contre le despotisme russe, à l’exclusion de tous les autres, prétendant même qu’il était la seule cause de celui qui n’a jamais cessé de régner en Allemagne, depuis qu’il y a une Allemagne ; en rejetant enfin toutes les hontes et tous les crimes politiques de ce pays de la science et de l’obéissance proverbiales sur les inspirations de la diplomatie russe, Marx s’est manifesté d’abord comme un très mauvais et fort peu véridique historien, et ensuite non comme un révolutionnaire socialiste international, mais comme un ardent patriote de la grande patrie bismarckienne.
Au lieu de chercher le secret des violences et des brutalités qui désolent encore la société humaine dans le
principe de l’Etat, qui est celui de la domination et de l’exploitation quand même ; au lieu de faire remarquer, ce qui eût été parfaitement conforme à la vérité tant historique que présente, que ce que la Russie, empire barbare, ose faire cyniquement, tous les autres grands Etats soi-disant civilisés de l’Europe l’accomplissent hypocritement, [le citoyen Charles Marx] a trouvé plus commode, et sans doute aussi plus avantageux pour les vues particulières du patriotisme allemand, de rejeter sur la Russie la faute de tous les crimes politiques et sociaux qui se commettent en Europe. [...]
C’est toujours la faute de la Russie si, en 1848, la généreuse population ouvrière de Paris a été écrasée et massacrée par la coalition de tous les partis réactionnaires, et surtout par la férocité implacable et lâche d’une bourgeoisie menacée dans ses poches ; ce fut la Russie qui mit l’épée entre les mains de ce brave général Cavaignac, précurseur de Napoléon III, et qui dicta depuis toutes les lois restrictives, votées par une Assemblée nationale rétrograde ? Ce fut elle [...] qui, pour couronner son œuvre, élira d’abord à la présidence et, plus tard, au trône le providentiel Napoléon III ; ce fut encore et toujours elle qui, en 1849, au moyen des troupes françaises expédiées, sur son ordre sans doute, par Napoléon III, pour rétablir le Saint-Père sur le trône, écrasa la République romaine ; tout comme, au moyen des troupes autrichiennes, elle écrasa un peu plus tard toute l’Italie, le Piémont y compris ? Ce fut sous l’inspiration russe, sans doute, que le victorieux feld-maréchal [...] Radetzky, comme s’il eût voulu rajeunir sa vieillesse, prit des bains de sang italien, comme, plus tard, le général Haynau prit des bains de sang hongrois ? Cette Assemblée patriotique de Francfort, composée de toutes les illustrations politiques, littéraires et scientifiques de l’Allemagne, avait été sans doute soudoyée par l’or russe lorsque, en 1848, elle applaudit quasi unanimement aux triomphes des armes autrichiennes en
Italie, et lorsque, quelques mois plus tard, elle vota l’incorporation dans l’unité germanique de toutes les provinces polonaises de la Prusse ? Ce fut sans doute encore la Russie qui expédia, en 1849, à la tête des troupes bavaroises et prussiennes, l’empereur actuel de l’Allemagne, alors prince héritier de Prusse, contre les restes de cette Assemblée, réfugiés dans le grand-duché de Bade insurgé, et qui lui ordonna de faire justice sommaire des derniers bourgeois révolutionnaires de l’Allemagne ?
Et de nos jours enfin, c’est toujours cette maudite Russie qui, tout en prenant ouvertement parti pour le Nord contre le Sud, dans la dernière guerre d’Amérique, a poussé l’aristocratie nobiliaire et financière de l’Angleterre à se prononcer en faveur du Sud contre le Nord. C’est elle enfin, qui, inspirant Bismarck et Moltke, a conquis au moyen des troupes autrichiennes et prussiennes une partie du Danemark d’abord, puis, au moyen des seuls Prussiens, a détruit la puissance de l’Autriche, et, en dernier lieu, au moyen de toutes les armées réunies de l’Allemagne, a fondé, sur les ruines de la puissance française, la nouvelle toute-puissance de l’Empire pangermanique ? [...]
Et tout cela n’aurait été empêché que par l’influence néfaste de la Russie ! Si le citoyen Marx en est sérieusement convaincu, on conçoit l’horreur qu’il doit ressentir pour ce pays. Mais est-il possible qu’il en soit convaincu ? Je respecte trop son intelligence pour l’admettre. Lui qui déteste tant les utopies et toutes les fantaisies arbitraires de l’esprit, il eût été le premier utopiste du monde, s’il était capable de s’imaginer pour tout de bon que, s’il n’y avait pas eu l’influence diplomatique du cabinet de Saint-Pétersbourg sur les cours d’Europe, l’Europe eût été toute différente de ce qu’elle est aujourd’hui, et s’il avait pris lui-même [au sérieux] cette phrase pathétique de son Manifeste qui nous représente « cette puissance barbare dont la tête est à Saint-Pétersbourg
et la main dans tous les cabinets de l’Europe ».
Mais ce n’est pas la race slave seulement, la race latine est également condamnée par la conscience des Allemands. Ils croient fermement qu’elle a fait son temps. Ils n’ont pas contre elle cette haine féroce qui les anime contre les Slaves -haine qui est cachée en partie par la crainte instinctive que les Slaves pourraient être appelés, plus tard, à les éliminer, à les remplacer, haine de vieux contre de plus jeunes qu’eux. Non, ils ont pour les Latins, qu’ils considèrent comme plus civilisés, plus polis, plus anciens dans l’humanité qu’eux-mêmes, une sorte de pitié mêlée de respect. « Les peuples latins sont bien vieux et tout à fait épuisés, se disent-ils, mais ils sont si aimables, si agréables. Pourtant, il faut bien qu’ils finissent par mourir, et nous sommes incontestablement leurs héritiers. Pourvu que ces maudits Slaves, ces vils esclaves que nous ne sommes point parvenus à écraser, ne viennent pas tôt ou tard nous disputer l’héritage ! »
Tout Allemand croit que la formation du grand empire germanique ne fait que commencer, et que, pour le mener à son terme, il faudra annexer l’Autriche — à l’exception de la Hongrie-, la Suède, le Danemark, la Hollande, une partie de la Belgique, encore un morceau de la France et la Suisse tout entière jusqu’aux Alpes. Telle est la passion qui, à l’heure actuelle, étouffe tout le reste chez l’Allemand. Elle inspire également tous les actes du Parti social-démocrate.
Et ne pensez pas que Bismarck soit, de ce parti, l’ennemi acharné qu’il voudrait faire croire. Il est trop intelligent pour ne pas voir que ce parti est pour lui un pionnier qui propage [...] le concept allemand de l’Etat. Répandre ce concept est aujourd’hui le principal souci de Marx qui, comme nous l’avons vu, s’évertue dans l’internationale, à renouveler, à son profit, et avec le même succès, les exploits du prince de Bismarck.
Bismarck, qui tient en main tous les partis, n’est guère disposé à les abandonner à Marx ; il est aujourd’hui, beaucoup plus que le pape et que la France cléricale, la tête de la réaction européenne ; on peut même dire de la réaction mondiale,
La France a été bien vaincue, cruellement blessée, mais elle n’est point encore abattue. Elle n’est point ruinée, et elle se trouve à peine affaiblie. Quoi qu’on dise -toujours en considérant toutes ces questions au point de vue des Etats, non à celui de la Révolution sociale qui aura pour première conséquence de balayer toutes les vieilles questions, pour faire place à des questions nouvelles et tout à fait différentes-, la France n’a pas oublié l’injure sanglante qu’elle a reçue de l’Allemagne. Elle prendra fatalement sa revanche, soit en prenant l’initiative d’une terrible révolution sociale qui fera crouler à la fois les deux Etats de France et d’Allemagne, et dont la direction ne sera probablement confiée aux mains d’aucun dictateur, soit par une lutte à mort d’Etat à Etat, par un duel entre la République et l’Empire.
Bismarck le sait fort bien, et c’est pourquoi il a encore besoin de l’alliance du tsar et pourquoi il dirige ses armements encore aujourd’hui presque exclusivement contre la France. Mais, comme je l’ai dit, dans sa pensée aussi bien dans celle de Marx, la lutte avec la Russie, la guerre à mort entre l’empereur d’Allemagne et le tsar, qu’elle éclate un peu plus tard ou un peu plus tôt, est une chose dont l’inévitabilité est comprise et l’accomplissement résolu. Seulement Bismarck veut en finir d’abord complètement avec la France, parce que, encore plus excellent politique que Marx lui-même, il se dit que si toute l’Allemagne concentrée sous sa main devait lutter contre la Russie et la France en même temps, elle pourrait bien succomber. Il craint qu’on ne le comprenne trop tôt dans le cabinet de Saint-Pétersbourg, et que, l’ayant compris, le tsar ne se tourne contre lui lorsqu’il attaquera la France. Donc, plus sage sous ce rapport que Marx, il se garde bien d’indisposer le tsar contre lui, et il se donne toutes les peines imaginables pour désarmer ses jalousies et ses craintes. Il tâche de gagner sa confiance et de s’assurer de sa connivence en lui laissant espérer, comme une récompense de sa neutralité et naturellement encore plus de sa coopération active si possible, une grande extension de territoire au détriment soit de la Turquie, soit de l’Autriche.
Il faut être aveugle pour ne point voir que telle est, telle doit être la politique de Bismarck, tant vis-à-vis de la France que vis-à-vis de la Russie. Une fois les rapports actuels de ces trois grands Etats, la France, l’Allemagne et la Russie, donnés, elle s’ensuit avec la conséquence rigoureuse d’une déduction mathématique. Et c’est précisément parce que Bismarck le comprend qu’il est un grand homme d’Etat. Sa politique est celle du présent ; celle de Marx, qui se considère à tout le moins comme son successeur et son continuateur, est celle de l’avenir. Et quand je dis que Marx se considère comme le continuateur de Bismarck, je suis loin de calomnier Marx. S’il ne se considérait pas comme tel, il n’aurait pas permis au confident de toutes ses pensées, Engels, d’écrire [dans une lettre à Cafiero] que Bismarck sert la cause de la Révolution sociale. Il la sert maintenant à sa manière, Marx la servira plus tard d’une autre manière. Voilà dans quel sens il sera, plus tard, le continuateur, comme aujourd’hui il est l’admirateur, de la politique de Bismarck.
Qu’on ne dise pas que, patriote russe moi-même, je m’efforce, à mon tour, d’attirer l’attention des travailleurs de l’Europe occidentale sur les projets ambitieux et funestes du nouvel Empire, bourgeoisement civilisateur, de l’Allemagne, dans le seul but de la détourner des dangers très réels, très sérieux, dont la barbarie despotique des tsars menace évidemment aujourd’hui la cause de l’émancipation humaine et cette civilisation naissante des masses populaires, la seule devant laquelle on puisse, raisonnablement, s’incliner, mais que les bons bourgeois de tous les pays de l’Europe, effrayés autant qu’indignés de ce réveil simultané de la plèbe, leur nourrisseuse résignée et soumise jusque-là, veulent bien appeler la barbarie révolutionnaire de la foule ignorante, follement et audacieusement révoltée.
Matérialistes et déterministes, comme Marx lui-même, nous aussi nous reconnaissons l’enchaînement fatal des faits économiques et politiques dans l’Histoire. Nous reconnaissons bien la nécessité, le caractère inévitable de tous les événements qui se passent, mais nous ne nous inclinons pas indifféremment devant eux, et surtout nous nous gardons bien de les louer et de les admirer lorsque, par leur nature, ils se montrent en opposition flagrante avec le but suprême de l’histoire, avec l’idéal foncièrement humain qu’on retrouve, sous des formes plus ou moins manifestes, dans les instincts, dans les aspirations populaires et sous les symboles religieux de toutes les époques, parce qu’il est inhérent à la race humaine, la plus sociable de toutes les races animales sur la terre.
Chapitre 7 : La Guerre de 1870 et la Commune de Paris
Messieurs les bourgeois, de tous les partis et même des partis les plus avancés, tout cosmopolites qu’ils sont, lorsqu’ils s’agit de gagner de l’argent par l’exploitation la plus large du travail populaire, en politique sont également tous de fervents et fanatiques patriotes de l’Etat, le patriotisme n’étant en réalité, comme vient de le dire fort bien l’illustre assassin du prolétariat de Paris et le sauveur actuel de la France, Thiers, rien que la passion et le culte de l’Etat national.
Toutes les couches privilégiées de la société française souhaiteraient sans aucun doute replacer leur patrie dans [une] brillante et imposante situation ; mais en même temps, elles ont à tel point la passion du gain, de l’enrichissement à tout prix et il y a en elles un égoïsme si contraire au patriotisme que, pour atteindre leur but soi-disant patriotique, elles sont prêtes en vérité à sacrifier les biens, la vie, la liberté du prolétariat, mais se refuseront à abandonner un seul de leurs privilèges et accepteront le joug de l’étranger plutôt que de renoncer à ce qu’elles possèdent ou de consentir à l’égalité des conditions économiques et des droits politiques.
Ce qui se passe aujourd’hui sous nos yeux le confirme entièrement. Quand le gouvernement de Thiers annonça officiellement à l’Assemblée de Versailles la conclusion d’un traité définitif avec le cabinet de Berlin, aux termes auquel les troupes allemandes devaient évacuer, en septembre, les provinces françaises qu’elles occupaient encore, la majorité de l’Assemblée, qui représentait le bloc des classes privilégiées, baissa la tête ; les fonds d’Etat, qui incarnaient leurs intérêts d’une façon encore plus réelle, plus vivante, s’effondraient comme après une catastrophe nationale... Il s’avérait que la présence détestée, imposée par la force, et honteuse pour la France, des armées allemandes victorieuses était pour les patriotes français privilégiés, qui personnifiaient les vertus et la civilisation bourgeoises, un réconfort, un rempart, un moyen de sauvetage et que leur départ équivalait pour eux à un arrêt de mort.
C’est ainsi que l’étrange patriotisme de la bourgeoisie française cherche son salut dans une honteuse capitulation de la patrie. A ceux qui pourraient encore en douter, nous mettrons sous les yeux n’importe quelle publication des conservateurs français.
Ouvrez n’importe quel journal et vous verrez comment ils menacent le prolétariat français du légitime courroux du prince de Bismarck et de son empereur. Quel patriotisme ! En effet, ils font tout bonnement appel à l’aide des Allemands contre la révolution sociale qui menace.
On peut dire en toute vérité que le patriotisme s’est maintenu uniquement dans le prolétariat des villes. Lui seul, à Paris comme dans les autres cités et provinces de la France, réclama la levée en masse et la guerre à outrance. Et, phénomène singulier : c’est cela précisément qui lui attira la haine des classes possédante, comme si celles-ci s’étaient senties offensées de voir leurs « frères cadets » (l’expression est de Gambetta) montrer plus de vertu et de dévouement politiques que leurs aînés.
Au demeurant, les classes possédantes avaient en partie raison. Ce qui animait le prolétariat des villes n’était pas le patriotisme au sens strict et classique du terme. [Le patriote] hait tout ce qui est étranger [...]. Or, il n’était pas resté en France, dans le prolétariat des villes, la moindre trace de cette haine. Au contraire, dans les dernières décennies, on peut dire à partir de 1848 et même bien avant, il s’était développé chez lui, sous l’influence c la propagande socialiste, des sentiments proprement fraternels à l’égard des prolétaires de tous les pays, parallèlement à une indifférence tout aussi caractérisée envers la prétendue grandeur et la gloire de la France. Les ouvriers français étaient contre la guerre entreprise par le dernier Napoléon ; et, la veille des hostilités, ils avaient proclamé bien haut, dans un manifeste signé par les membres parisiens de l’internationale, leurs sentiments sincèrement fraternels à l’égard des ouvriers allemands ; et quand les troupes allemandes eurent envahi la France, ils prirent les armes non contre le peuple, mais contre le despotisme militaire allemand.
Le patriotisme du prolétariat français n’autorise pas non plus beaucoup d’espoir. Les frontières de sa patrie se
sont élargies au point d’englober aujourd’hui le prolétariat du monde entier, opposé à l’ensemble de la bourgeoisie, y compris bien entendu la bourgeoisie française. Les déclarations de la Commune de Paris sont à cet égard catégoriques ; et les sympathies exprimées aujourd’hui avec tant de clarté par les travailleurs français pour la révolution espagnole[29], notamment dans le Midi de la France où l’on constate une volonté très nette du prolétariat de s’allier fraternellement au prolétariat espagnol et même de former avec lui une Fédération populaire, basée sur le travail libéré et sur la propriété collective, nonobstant toutes les différences nationales et les frontières étatiques, ces sympathies et cette volonté, dis-je, prouvent au fond que, pour la prolétariat français comme pour les classes privilégiées, le temps du patriotisme d’Etat est passé.
Les patriotes d’Etat ont beau dire et se vanter, la France, en tant qu’Etat, est vouée désormais à un rang modeste très secondaire ; bien plus, elle devra se soumettre à la haute direction, à l’autorité et à l’amicale utelle de l’empire allemand, dans les mêmes conditions qu’avant 1870 l’Etat italien se soumettait à la politique de l’empire français.
La situation, certes, est assez avantageuse pour les spéculateurs français qui ont trouvé de quoi se consoler sur le marché mondial, mais elle n’est nullement enviable du point de vue de l’amour-propre national dont les patriotes d’Etat français sont tellement remplis. Jusqu’en 1870, on pouvait croire que cet amour-propre serait capable de jeter les défenseurs les plus intransigeants et les plus obstinés des privilèges bourgeois dans la révolution sociale, à seule fin d’épargner à la France la honte d’être vaincue et subjuguée par les Allemands. Mais après 1870, nul n’attendra cela d’eux ; tout le monde sait qu’ils accepteront n’importe quelle honte, voire qu’ils se soumettront à la tutelle allemande plutôt que de renoncer à leur lucrative domination sur le prolétariat français.
[La] destruction est incompatible avec la conscience bourgeoise, avec la civilisation bourgeoise, car celle-ci est tout entière fondée sur le culte fanatique de la propriété. Le bürger ou le bourgeois sacrifiera la vie, la liberté, l’honneur plutôt que de renoncer à ses biens ; l’idée même qu’on pourrait y porter atteinte, les détruire pour une raison quelconque, lui paraît un sacrilège ; dès lors il n’acceptera jamais qu’on rase sa ville ou sa maison, même si la défense du pays l’exige ; voilà pourquoi les bourgeois français, en 1870, et les bürger allemands, jusqu’en 1813, se sont laissés si facilement asservir par les heureux conquérants. Nous avons vu que la possession d’un bien a suffi pour corrompre les paysans français et éteindre chez eux la dernière étincelle du patriotisme.
Aux yeux de tous ces ardents patriotes, de même que dans l’opinion historiquement constatée de Jules Favre, la révolution sociale constitue pour la France un danger encore plus grave que l’invasion étrangère elle-même. Je veux bien croire que, sinon tous, au moins [une] grande partie de ces dignes citoyens feraient volontiers le sacrifice de leu vie pour sauver la gloire, la grandeur et l’indépendance d la France ; mais je suis également et même plus certain d’un autre côté, qu’une majorité plus considérable encore, parmi eux, préférera voir plutôt cette noble France subir le joug temporaire des Prussiens, que de devoir son salut à une franche révolution populaire qui démolirait inévitablement du même coup la domination économique et politique de leur classe. De là leur indulgence révoltante, mais forcée, pour les partisans si nombreux et malheureusement encore trop puissants de la trahison bonapartiste, et leur sévérité passionnée, leurs persécutions implacables contre les socialistes révolutionnaires, représentants de ces classes ouvrières qui, seules, prennent aujourd’hui la délivrance du pays au sérieux.
Je veux examiner quelle devra être la situation toute spéciale du socialisme français après cette guerre, si elle se termine par une paix honteuse et désastreuse pour la France. Les ouvriers seront infiniment plus mécontents et plus misérables qu’ils ne l’ont été jusqu’à présent. Cela s’entend de soi-même. Mais s’ensuit-il, primo, que leurs dispositions deviendraient plus révolutionnaires ? et, secundo, alors même que leurs dispositions deviendraient plus révolutionnaires, [qu’ils auraient] plus de facilité, ou même une facilité égale à celle d’aujourd’hui, à faire la révolution sociale ?
Sur chacune de ces questions, je n’hésite pas à me prononcer d’une manière négative, et voici pourquoi. Quant à la disposition révolutionnaire dans les masses ouvrières -je ne parle naturellement pas ici de quelques individus exceptionnels -elle ne dépend pas seulement d’un plus ou moins grand degré de misère et de mécontentement, mais encore de la loi ou de la confiance que les masses ouvrières ont dans la justice et dans la nécessité du triomphe de leur cause. Depuis qu’il existe des sociétés politiques, les masses ont toujours été mécontentes et toujours misérables, parce que toutes les sociétés politiques, tous les Etats, républicains aussi bien que monarchiques, depuis le commencement de l’histoire jusqu’à nos jours, ont été fondés exclusivement et toujours, seulement à des degrés de franchise différents, sur la misère et le travail forcé du prolétariat. Donc, aussi bien que les jouissances matérielles, tous les droits politiques et sociaux ont toujours été le lot des classes privilégiées ; les masses laborieuses n’ont jamais eu pour leur part que les souffrances matérielles, et les mépris, les violences de toutes les sociétés politiquement organisées. De là leur mécontentement éternel.
Mais ce mécontentement n’a produit que bien rarement des révolutions, nous voyons même des peuples qui sont réduits à une misère excessive, et qui pourtant ne bougent pas. A quoi cela tient-il ? Seraient-ils contents de leur position ? Pas le moins du monde. Cela tient à ce qu’ils n’ont pas le sentiment de leur droit, ni la foi en leur propre puissance ; et parce qu’ils n’ont ni ce sentiment, ni cette foi, ils restent pendant des siècles des esclaves impuissants,
Chaque ouvrier se retrouvera, comme après Décembre [1851], réduit à un isolement intellectuel et moral complet, et par cet isolement condamné à la plus complète impuissance. En même temps, pour décapiter les masses ouvrières, on en arrêtera et en transportera à Cayenne quelques centaines, quelques milliers peut-être, les plus énergiques, les plus intelligents, les plus convaincus et les plus dévoués, comme on l’a fait en 1848 et en 1851.
Que feront alors les masses ouvrières désorganisées et décapitées ? Elles brouteront l’herbe et, fustigées par la faim, travailleront comme des forcenés pour enrichir leurs patrons. Attendez donc une révolution des masses populaires réduites à une pareille position !
Et alors ? Alors, le socialisme français aura cessé de compter parmi les puissances actives qui poussent en avant le développement et l’émancipation solidaires du prolétariat de l’Europe. Il pourra bien y avoir encore des écrivains socialistes, des doctrines et des ouvrages et des journaux socialistes en France, si le nouveau gouvernement et le chancelier de l’Allemagne, le comte de Bismarck, veulent le permettre toutefois. Mais ni les écrivains, ni les philosophes, ni leurs ouvrages, ni enfin les journaux socialistes ne constituent encore le socialisme vivant et puissant. Ce dernier ne trouve une réelle existence que dans l’instinct révolutionnaire éclairé, dans la volonté collective et dans l’organisation propre des masses ouvrières elles-mêmes -et quand cet instinct, cette volonté et cette organisation font défaut, les meilleurs livres du monde ne sont rien que des théories dans le vide, des rêves impuissants.
Il est vrai que dans une réunion de la gauche, le 23 ou le 24 août [1870], réunion à laquelle avaient pris part Thiers et quelques membres avancés du centre gauche, la gauche ayant exprimé son intention de renverser le ministère et Thiers, qui la conjurait de n’en rien faire, ayant enfin demandé : « Mais enfin, par qui les remplacerez-vous, quels hommes mettrez-vous au cabinet ? », une voix, je ne sais laquelle, a répondu : « Il n’y aura plus de cabinet, le gouvernement sera confié à toute la nation armée, agissant par ses délégués » -ce qui, à moins de n’avoir aucun sens, ne peut signifier que ceci : une convention nationale révolutionnaire et RESTREINTE, non une constituante légalement et régulièrement composée de tous les délégués de tous les cantons de France, mais une convention exclusivement composée des délégués des villes qui auront fait la révolution. Je ne sais à qui a appartenu cette voix folle qui est venue retentir au milieu de ce conseil de sages ; peut-être était-ce l’âne de Balaam[14], quelque monture innocente de ce prophète Gambetta ? Mais il est certain que, cette fois encore, âne a parlé mieux que le prophète. Ce que cet âne annonçait, proposait, n’était ni plus ni moins que la révolution sociale, le salut de la France par la révolution sociale.
Il est impossible de détruire d’un seul coup [l’] administration, parce qu’il est impossible de la remplacer sur-le-champ par une autre. Il y aurait donc, au milieu d’un terrible danger, un moment de plus ou moins longue durée pendant lequel il n’y aurait en France aucune administration et par conséquent nulle trace de gouvernement -pendant lequel les populations de la France, abandonnées complètement à elles-mêmes, seraient en proie à la plus affreuse anarchie. Cela peut nous aller, cela nous va, à nous, révolutionnaires socialistes, mais cela ne peut pas entrer dans les idées des jacobins, hommes d’Etat par excellence.
Pour obvier à ce mal, Gambetta enverra sans doute dans tous les départements des proconsuls, des commissaires extraordinaires munis de pleins pouvoirs.
Cela veut dire que l’Etat de Gambetta sera tout aussi oppressif et ruineux pour le peuple que tous ceux qui l’auront précédé et qui auront agi avec plus de franchise, mais dont la contrainte exercée n’aura pas été plus grande ; et justement parce qu’il affectera de multiples formes démocratiques, cet Etat garantira, avec plus de force et de façon beaucoup plus sûre, à la riche et rapace minorité l’exploitation, en toute tranquillité et sur une immense échelle, du labeur du peuple.
Comme homme d’Etat de la nouvelle école, Gambetta ne craint pas les formes démocratiques les plus amples, ni le suffrage universel. Il sait mieux que quiconque qu’il y a là peu de garanties pour le peuple, mais qu’il y en a, au contraire, beaucoup pour les individus et les classes qui l’exploitent ; il sait que le despotisme gouvernemental n’est jamais aussi redoutable et aussi violent que lorsqu’il s’appuie sur la prétendue représentation de la pseudo volonté du peuple.
N’est-il pas évident que l’Etat ne retrouvera plus jamais son ancienne puissance ? Mais cela signifie-t-il que la mission universelle, et, disons-le, la mission d’avant-garde de la France, soit terminée ? Non point, cela signifie simplement qu’ayant perdu sans retour sa grandeur en tant qu’Etat, la France doit chercher une grandeur nouvelle dans la révolution sociale.
C’est en vain que les politiciens positivistes et les radicaux républicains dans le genre de Gambetta se sont efforcés et s’efforcent de détourner le prolétariat français de [ses] tendances cosmopolites et de le persuader qu’il doit penser à organiser, sur le plan national exclusivement, ses propres affaires, étroitement liées à l’idée patriotique de grandeur, de gloire, et de suprématie politique de l’Etat français, à assurer sa propre liberté et son propre bien-être au lieu de songer à l’émancipation de
l’ensemble de l’humanité et du monde entier. Leurs efforts sont apparemment très sages, mais vains : on ne refait pas sa nature et ce rêve est entré maintenant dans la mentalité du prolétariat français et a chassé de son esprit et de son cœur les derniers vestiges de patriotisme.
Les événements de 1870–1871 l’ont abondamment prouvé. En effet, dans toutes les villes de France, le prolétariat a réclamé des armes et la levée en masse contre les Allemands ; et il aurait sans aucun doute réalisé ce dessein s’il n’avait pas été paralysé, d’une part par la peur ignominieuse et la trahison généralisée de la majeure partie de la classe bourgeoise, qui préféra mille fois se soumettre aux Prussiens plutôt que de confier des armes au prolétariat, et, d’autre part, par les contre-mesures systématiquement réactionnaires prises par le gouvernement de la Défense nationale, à Paris et en province, aussi bien que par l’opposition non moins antipopulaire, du dictateur, du patriote Gambetta.
Mais en prenant les armes, pour autant que les circonstances le permettaient, contre les envahisseurs allemands, les ouvriers français étaient convaincus qu’ils auraient à combattre autant pour la liberté et le droit du prolétariat allemand que pour leur propre droit et leur propre liberté. Ils avaient en vue, non la grandeur et l’honneur de l’Etat français, mais la victoire du prolétariat sur la force militaire détestée, qui, dans les mains de la bourgeoisie, est utilisée pour les asservir. Ils haïssaient les soldats allemands, non parce qu’ils étaient allemands, mais parce que c’étaient des soldats. Les soldats envoyés par Thiers contre la Commune étaient de purs Français ; cependant ils commirent en quelques jours plus de crimes et d’atrocités que les Allemands pendant toute la durée de la guerre. Désormais, pour le prolétariat, n’importe quelles troupes, nationales ou étrangères, sont au même titre ennemies, et les ouvriers français le savent ; cela explique que leur soulèvement ne fut pas un soulèvement patriotique.
L’insurrection de la Commune de Paris déclenchée contre l’Assemblée nationale de Versailles et contre Thiers, le « sauveur de la patrie », par les ouvriers parisiens, [...] révèle et éclaire l’unique passion qui anime le prolétariat français, pour qui il n’y a plus, et ne peut plus désormais y avoir, d’autre cause, d’autre objectif et d’autre guerre que ceux dictés par la révolution sociale.
D’autre part, cela donne la clé du fanatisme aveugle qui s’empara des dirigeants versaillais et de leurs agents, ainsi que des atrocités inouïes commises sous leur impulsion et avec leur bénédiction contre les communards vaincus. Et en effet, du point de vue du patriotisme d’Etat, les ouvriers parisiens avaient commis un crime abominable : sous les yeux des troupes allemandes, qui encerclaient encore Paris et qui venaient d’écraser la patrie, d’anéantir sa puissance, sa grandeur, et d’atteindre au cœur la fierté nationale, ils avaient, emportés par la passion sauvage, cosmopolite, socialiste, révolutionnaire, proclamé l’abolition définitive de l’Etat et la rupture de l’unité étatique, jugée incompatible avec l’autonomie des communes. Les Allemands n’avaient fait qu’amputer le territoire et la force de la patrie politique, mais les ouvriers parisiens avaient voulu l’assassiner, et, comme pour mettre bien en relief cet objectif de trahison, ils avaient renversé et mis en pièces la colonne Vendôme, témoin grandiose de la gloire de la France !
Considéré du point de vue politique et patriotique, quel crime pouvait être comparé à ce sacrilège inouï ? Et souvenez-vous que le prolétariat parisien le commit non par hasard, non sous l’influence de quelque démagogue ou dans une de ces minutes de frénésie comme il s’en trouve fréquemment dans l’histoire de chaque peuple, et notamment dans l’histoire du peuple français. Non, cette fois les ouvriers parisiens agirent froidement, consciemment. Cette négation effective du patriotisme d’Etat fut,
bien entendu, l’expression d’une violente passion populaire, d’une passion non point passagère, mais profonde, on peut même dire réfléchie, et qui s’était transformée en conscience populaire ; passion qui dévoila soudain, devant le monde épouvanté, une sorte d’abîme sans fond prêt à engloutir tout l’ordre social actuel, avec ses institutions, ses commodités, ses privilèges et [sa] civilisation tout entière...
Je suis un partisan de la Commune de Paris qui, pour avoir été massacrée, étouffée dans le sang par les bourreaux de la réaction monarchique et cléricale, n’en est devenue que plus vivace, plus puissante dans l’imagination et dans le cœur du prolétariat de l’Europe ; j’en suis le partisan surtout parce qu’elle a été une négation audacieuse, bien prononcée, de l’Etat.
C’est un fait historique immense que cette négation de l’Etat se soit manifestée précisément en France, qui a été jusqu’ici par excellence le pays de la centralisation politique, et que ce soit précisément Paris, la tête et le cœur de cette grande civilisation française, qui en ait pris l’initiative.
L’effet en fut si formidable partout, que les marxiens eux-mêmes, dont toutes les idées avaient été renversées par cette insurrection, se virent obligés de tirer devant elle leur chapeau[10]. Ils firent plus : à l’envers de la plus simple logique et de leurs sentiments véritables, ils proclamèrent que son programme et ses buts étaient les leurs. Ce fut un travestissement vraiment bouffon, mais forcé. Ils avaient dû le faire, sous peine de se voir débordés et abandonnés de tous, tellement la passion que cette révolution avait provoquée en tout le monde avait été puissante.
La Commune de Paris a duré trop peu de temps, et elle a été trop empêchée dans son développement intérieur par la lutte mortelle qu’elle a dû soutenir contre la réaction de Versailles, pour qu’elle ait pu, je ne dis même pas appliquer, mais élaborer théoriquement son pro-gramme socialiste. D’ailleurs, il faut bien le reconnaître, la majorité des membres de la Commune n’étaient pas proprement socialistes, et, s’ils se sont montrés tels, c’est qu’ils ont été invinciblement entraînés par la force irrésistible des choses, par la nature de leur milieu, par les nécessités de leur position, et non par leur conviction intime. Les socialistes, à la tête desquels se place naturellement notre ami Varlin[30], ne formaient dans la Commune qu’une très infime minorité ; ils n’étaient au plus que quatorze ou quinze membres. Le reste était composé de jacobins. Mais entendons-nous, il y a jacobins et jacobins. Il y a les jacobins avocats et doctrinaires, comme Gambetta [...] ; et il y a les jacobins franchement révolutionnaires, les héros, les derniers représentants sincères de la foi démocratique de 1793, capables de sacrifier et leur unité et leur autorité bien-aimées aux nécessités de la révolution, plutôt que de ployer leur conscience devant l’insolence de la réaction. Ces jacobins magnanimes, à la tête desquels se place naturellement Delescluze, une grande âme et un grand caractère, veulent le triomphe de la révolution avant tout ; et comme il n’y a point de révolution sans masses populaires, et comme les masses ont éminemment aujourd’hui l’instinct socialiste et ne peuvent plus faire d’autre révolution qu’une révolution économique et sociale, les jacobins de bonne foi, se laissant entraîner toujours davantage par la logique du mouvement révolutionnaire, finirent par devenir des socialistes malgré eux.
Telle fut précisément la situation des jacobins qui firent partie de la Commune de Paris. Delescluze, et bien d’autres avec lui, signèrent des programmes et des proclamations dont l’esprit général et les promesses étaient positivement socialistes. Mais comme, malgré toute leur bonne foi et toute leur bonne volonté, ils n’étaient des socialistes bien plus extérieurement entraînés qu’intérieurement convaincus, comme ils n’avaient pas eu le
temps ni même la capacité de vaincre et de supprimer en eux-mêmes une masse de préjugés bourgeois qui étaient en contradiction avec leur socialisme récent, on comprend que, paralysés par cette lutte intérieure, ils ne purent jamais sortir des généralités ni prendre une de ces mesures décisives qui rompraient à jamais leur solidarité et tous leurs rapports avec le monde bourgeois.
Ils sont d’autant plus excusables que le peuple de Paris lui-même, sous l’influence duquel ils ont pensé et agi, était socialiste beaucoup plus d’instinct que d’idée ou de conviction réfléchie. Toutes ses aspirations sont au plus haut degré et exclusivement socialistes ; mais ses idées ou plutôt ses représentations traditionnelles sont encore loin d’être arrivées à cette hauteur. Il y a encore beaucoup de préjugés jacobins, beaucoup d’imaginations dictatoriales et gouvernementales, dans le prolétariat des grandes villes de France et même dans celui de Paris. Le culte de l’autorité, produit fatal de l’éducation religieuse, cette source historique de tous les malheurs, de toutes les dépravations et de toutes les servitudes populaires, n’a pas encore été complètement déraciné de son sein. C’est tellement vrai que même les enfants les plus intelligents du peuple, les socialistes les plus convaincus, ne sont pas encore parvenus à s’en délivrer d’une manière complète. Fouillez dans leur conscience, et vous y retrouverez le jacobin, le gouvernementaliste refoulé dans quelque coin bien obscur et devenu très modeste, il est vrai, mais non entièrement mort.
D’ailleurs, la situation du petit nombre des socialistes convaincus qui ont fait partie de la Commune était excessivement difficile. Ne se sentant pas suffisamment soutenus par la grande masse de la population parisienne -l’organisation de l’Association internationale, très imparfaite elle-même d’ailleurs, n’embrassant à peine que quelques milliers d’individus -, ils ont dû soutenir une lutte journalière contre la majorité jacobine. Il leur a fallu donner du travail et du pain à quelques centaines de milliers d’ouvriers, les organiser, les armer, et surveiller en même temps les menées réactionnaires dans une ville immense comme Paris, assiégée, menacée de la faim et livrée à toutes les sales entreprises de la réaction qui avait pu s’établir et se maintenait à Versailles, avec la permission et par la grâce des Prussiens. Il leur a fallu opposer un gouvernement et une armée révolutionnaire au gouvernement et à l’armée de Versailles, c’est-à-dire que pour combattre la réaction monarchique et cléricale, ils ont dû, oubliant ou sacrifiant eux-mêmes les premières conditions du socialisme révolutionnaire, s’organiser en réaction jacobine.
N’est-il pas naturel qu’au milieu de circonstances pareilles, les jacobins, qui étaient les plus forts puisqu’ils constituaient la majorité dans la Commune et qui, en outre, possédaient à un degré infiniment supérieur l’instinct politique, la tradition et la pratique de l’action gouvernementale, aient eu d’immenses avantages sur les socialistes ? Ce dont il faut s’étonner, c’est qu’ils n’en aient pas profité beaucoup plus qu’ils ne l’ont fait, qu’il n’aient pas donné au soulèvement de Paris un caractère exclusivement jacobin et qu’ils se soient laissés, au contraire, entraîner dans une révolution sociale.
Je sais que beaucoup de socialistes, très conséquents dans leur théorie, reprochent à nos amis de Paris de ne pas s’être montrés suffisamment socialistes dans leur pratique révolutionnaire, tandis que tous les aboyeurs de la presse bourgeoise les accusent au contraire de n’avoir suivi que trop fidèlement le programme du socialisme. Laissons les ignobles dénonciateurs de cette presse, pour le moment, de côté ; je ferai observer aux théoriciens sévères de l’émancipation du prolétariat qu’ils sont injustes envers nos frères de Paris ; car, entre les théories les plus justes et leur mise en pratique, il y a une distance immense qu’on ne franchit pas en quelques jours.
Quiconque a eu le bonheur de connaître Varlin, par exemple, pour ne nommer que celui dont la mort est certaine, sait combien, en lui et en ses amis, les convictions socialistes ont été passionnées, réfléchies et profondes. C’étaient des hommes dont le zèle ardent, le dévouement et la bonne foi n’ont jamais pu être mis en doute par aucun de ceux qui les ont approchés. Mais précisément parce qu’ils étaient des hommes de bonne foi, ils étaient pleins de défiance en eux-mêmes en présence de l’œuvre immense à laquelle ils avaient voué leur pensée et leur vie : ils se comptaient pour si peu ! [...]
La future organisation sociale doit être faite seulement de bas en haut, par la libre association et fédération des travailleurs, dans les associations d’abord, puis dans les communes, dans les régions, dans les nations et finalement dans une grande fédération internationale et universelle. C’est alors seulement que se réalisera le vrai et vivifiant ordre de la liberté et du bonheur général, cet ordre, loin de [les] renier, affirme au contraire et met d’accord les intérêts des individus et de la société.
Chapitre 8 : La violence révolutionnaire
Un gouvernement qui n’abuse pas de son pouvoir, qui n’opprime pas, qui ne pratique ni le favoritisme ni le vol, qui n’agit que dans l’intérêt général des classes et qui ne les oublie pas bien souvent pour la satisfaction exclusive de ceux qui sont à sa tête, un gouvernement de ce genre, dis-je, c’est la quadrature du cercle, un idéal irréalisable, car il est contraire à la nature de l’homme. Or, la nature de l’homme, de tout individu est telle que si vous lui donnez la moindre autorité sur vous, il vous opprimera à coup sûr ; et si vous le mettez dans une situation privilégiée, si vous le soustrayez à l’égalité, vous en ferez un coquin. L’égalité et pas d’autorité, telles sont les seules conditions de la moralité de tout individu. Prenez le plus farouche révolutionnaire et donnez-lui le trône de toutes les Russies, ou le pouvoir dictatorial dont rêvent tous nos blancs-becs de la révolution et en l’espace d’un an ce révolutionnaire sera pire qu’Alexandre II.
Depuis longtemps les classes étatiques en sont convaincues et elles ont même tiré cette morale devenue proverbiale : le gouvernement est un mal nécessaire — nécessaire, une fois de plus pour elles, cela va sans dire, mais nullement pour le peuple, pour qui l’Etat, au nom duquel un gouvernement est indispensable, est un mal non pas nécessaire mais funeste. Si les classes [dirigeantes] pouvaient se passer de gouvernement et ne conserver que l’Etat, c’est-à-dire la possibilité et le droit d’exploiter le labeur du peuple, il va sans dire qu’elles ne songeraient pas à remplacer un gouvernement par un autre. Mais l’expérience historique (par exemple, la fin lamentable de la république nobiliaire de Pologne) leur a montré qu’un Etat ne peut exister sans gouvernement, l’absence d’un gouvernement engendre l’anarchie et l’anarchie mène à la destruction de l’Etat, c’est-à-dire à l’asservissement d’un pays par un autre Etat, comme il en fut pour la malheureuse Pologne, ou à l’émancipation totale de tous les travailleurs et à l’abolition des classes comme il en sera bientôt, espérons-le, dans l’Europe entière.
Pour atténuer dans la mesure du possible les maux sociaux qu’engendre fatalement tout gouvernement, les classes étatiques ont imaginé diverses formes de régime et de constitution qui, aujourd’hui, condamnent les Etats européens à balancer entre l’anarchie de classe et le despotisme gouvernemental ; l’édifice de l’Etat en est à tel point ébranlé que même des vieux comme nous peuvent espérer être des témoins et des auxiliaires de sa liquidation définitive. Mais il est hors de doute que lorsque l’heure de la destruction sonnera, l’immense majorité de ceux qui appartiennent aux classes étatiques se serreront, si haïssables que soient pour eux les gouvernements existants, autour de ces derniers et les défendront contre le monde déchaîné du travail afin de sauver l’Etat, pierre angulaire de leur régime de classe.
Pourquoi un gouvernement est-il nécessaire au main-tien de l’Etat ? Parce qu’aucun Etat ne peut exister sans complot permanent, dirigé, cela va sans dire, contre les masses laborieuses, au nom de l’asservissement et de la spoliation desquelles tous les Etats sans exception existent ; et dans chacun d’eux, le gouvernement n’est rien d’autre que le complot permanent de la minorité contre la majorité spoliée et asservie par ladite minorité. La nature même de l’Etat montre clairement qu’il n’y a jamais eu et ne peut y avoir d’organisation étatique qui ne soit foncièrement opposée aux intérêts du peuple et envers laquelle les masses populaires, consciemment ou non, ne nourrissent pas une profonde haine. Les masses étant encore si peu évoluées, il arrive que non seulement elles ne s’insurgent pas contre l’Etat, mais vont, semble t-il, jusqu’à l’entourer de respect et d’amour ; elles attendent de lui la justice et le châtiment, donnant ainsi l’impression d’être pénétrées de sentiments patriotiques. Mais examinez de près l’attitude réelle de n’importe quel peuple, même le plus patriote, envers son Etat et vous verrez qu’il n’aime et ne révère en lui que l’idée qu’il s’en fait et nullement son comportement. Sa véritable nature, dans la mesure où celle-ci le touche vraiment de près, le peuple la déteste toujours et il est prêt à tout moment à l’anéantir, pour peu que la force organisée du gouvernement n’y fasse obstacle,
Le travailleur n’a pas à renoncer à quoi que ce soit ni à se séparer de ceci ou cela ; il est socialiste par sa condition. Eternellement pauvre, humilié et opprimé, il est par instinct et en fait le représentant naturel de tous les misé-
reux, des humiliés et opprimés ; or, qu’est-ce que la question sociale si ce n’est celle de l’affranchissement définitif et intégral de tous les miséreux, des humiliés et opprimés ? La différence fondamentale entre un socialiste instruit, appartenant, ne fût-ce que par son instruction, aux classes étatiques, et un socialiste inconscient issu du monde du travail, réside justement en ceci que le premier, tout en le voulant, ne pourra jamais devenir entièrement socialiste, tandis que le second, quoique foncièrement socialiste, ne soupçonnera ni ne saura que la science sociale existe et même n’aura jamais entendu prononcer le mot socialisme. L’un sait, mais n’est pas ; l’autre est, mais ne sait pas. Que vaut-il mieux ? A mon avis, être. Partir d’une idée abstraite détachée de la vie et non soutenue par un besoin vital, pour déboucher dans la vie, est pour ainsi dire impossible. Quant à la possibilité de passer de l’être à la pensée, elle est prouvée par toute l’histoire, précisément par l’histoire du monde du travail.
Toute la question sociale se ramène à un problème des plus simples. Partout et toujours les masses populaires ont été jusqu’ici vouées à la misère et à la servitude. Partout et toujours elles forment, comparées à la minorité des oppresseurs et exploiteurs, l’immense majorité. C’est dire que la force numérique a toujours été, comme aujourd’hui, de leur côté. Pourquoi donc n’en ont-elles pas usé jusqu’à présent pour se débarrasser d’un joug ruineux et abhorré ? Peut-on s’imaginer qu’il y eut une époque où elles aimaient ce joug, qu’il ne leur pesait pas ?
La misère, même jointe au désespoir, ne suffit pas à susciter la révolution sociale. L’une et l’autre sont capables d’entraîner des révoltes individuelles ou à la rigueur des soulèvements locaux, mais ne sont pas déterminantes pour soulever des masses populaires entières. Pour cela, il faut encore un idéal qui surgit toujours historiquement des profondeurs de l’instinct populaire, éduque, amplifié et éclairé par une série d’événements marquants, d’expériences dures et amères — il faut, dis-je, une idée générale de son droit et une foi profonde, ardente, on peut même dire religieuse, en ce droit. Lorsque cet idéal et cette foi se trouvent réunis dans le peuple, côte à côte avec la misère qui le pousse au désespoir, alors la révolution sociale est proche, inéluctable, et il n’y a pas de force qui puisse l’empêcher.
Les révolutions ne sont pas un jeu d’enfants, ni un débat académique où les seules vanités s’entre-tuent, ni une joute littéraire où l’on ne verse que de l’encre. La revolution, c’est la guerre, et qui guerre dit destruction des hommes et des choses. Il est sans doute fâcheux pour l’humanité qu’elle n’ait pas encore inventé un moyen plus pacifique de progrès, mais jusqu’à présent tout pas nouveau dans l’histoire n’a été réellement accompli qu’après avoir reçu le baptême du sang. D’ailleurs, la réaction n’a rien à reprocher sous ce rapport à la révolution. Elle a toujours versé plus de sang que cette dernière.
C’est une guerre à mort ! Et pas seulement en France, mais dans l’Europe entière ; et cette guerre ne peu prendre fin que par la victoire décisive d’une des partiel et la défaite totale de l’autre.
Ou bien le monde bourgeois instruit domptera et assujettira la force déchaînée du peuple révolté, afin de contraindre, avec l’appui des baïonnettes, du knout et du gourdin, bénis, bien entendu, par un dieu quelconque et expliqués en termes de raison par la science, la masse des prolétaires à trimer comme auparavant, ce qui aboutira forcément à la restauration complète de l’Etat dans sa forme la plus absolue, la seule possible aujourd’hui, c’est-à-dire la dictature militaire ou le despotisme impérial, ou bien les masses ouvrières secoueront définitivement le joug séculaire détesté, détruiront de fond en comble l’exploitation bourgeoise et la civilisation édifiée sur elle —et cela signifiera le triomphe de la révolution sociale, l’abolition de tout ce qui s’appelle l’Etat.
Ainsi, d’une part, l’Etat, d’autre part, la révolution sociale, tels sont les deux pôles dont l’antagonisme forme l’essence même de la vie sociale actuelle sur tout le continent européen.
La principale raison pourquoi toutes les autorités révolutionnaires du monde ont toujours fait si peu de révolution, c’est qu’elles ont toujours voulu la faire par elles-mêmes, par leur propre autorité, et par leur propre puissance, ce qui n’a jamais manqué d’aboutir à deux résultats : d’abord de rétrécir excessivement l’action révolutionnaire, car il est impossible, même pour l’autorité révolutionnaire la plus intelligente, la plus énergique, la plus franche, d’étreindre beaucoup de questions et d’intérêts à la fois, toute dictature, tant individuelle que collective, en tant que composée de plusieurs personnages officiels, étant nécessairement très bornée, très aveugle, et incapable ni de pénétrer dans les profondeurs, ni d’embrasser toute la largeur de la vie populaire — aussi bien qu’il est impossible pour le plus puissant vaisseau de mesurer la profondeur et la largeur de l’océan ; et ensuite, parce que tout acte d’autorité et de puissance officielle, légalement imposé, réveille dans les masses un sentiment de révolte, la réaction.
Que doivent donc faire les autorités révolutionnaires — et tâchons qu’il y en ait aussi peu que possible- que doivent-elles faire pour étendre et pour organiser la révolution ? Elles doivent non la faire elles-mêmes par des décrets, non l’imposer aux masses, mais la provoquer dans les masses. Elles doivent non leur imposer une organisation quelconque, mais en suscitant leur organisation autonome de bas en haut, travailler sous main, à l’aide de l’influence individuelle sur les individus les plus intelligents et les plus influents de chaque localité, pour que cette organisation soit autant que possible conforme à nos principes. Tout le secret de notre triomphe est là.
J’ai entendu toujours avec peine, non seulement des jacobins révolutionnaires, mais des socialistes élevés plus ou moins à l’école de Blanqui, et malheureusement même quelques-uns de nos amis intimes, qui ont subi indirectement l’influence de cette école, avancer cette idée complètement anti-révolutionnaire qu’il faudra que la future république abolisse par décret tous les cultes publics et ordonne également par décret l’expulsion violente de tous les prêtres. D’abord je suis l’ennemi absolu de la révolution par décrets qui est une conséquence et une application de l’idée de l’Etat révolutionnaire -c’est-à-dire de la réaction se cachant derrière les apparences de la révolution. Au système des décrets révolutionnaires, j’oppose celui des faits révolutionnaires, le seul efficace, conséquent et vrai. Le système autoritaire des décrets, en voulant imposer la liberté et l’égalité, les détruit. Le système anarchique des faits, les provoque et les suscite d’une manière infaillible en dehors de l’intervention d’une violence officielle ou autoritaire quelconque. Le premier aboutit nécessairement au triomphe final de la franche réaction. Le second établit, sur des bases naturelles et inébranlables, la révolution.
Ainsi dans cet exemple, si l’on ordonne par décrets l’abolition des cultes et l’expulsion des prêtres, vous pouvez être sûr que les [...] moins religieux prendront parti pour le culte des prêtres, ne fut-ce que par esprit de contradiction, et parce qu’un sentiment légitime, naturel, base de la liberté, se révolte en tout homme contre toute mesure imposée, eût-elle même la liberté pour but.
Des profondeurs du prolétariat [...] d’Europe, s’est enfin cristallisé un courant essentiellement nouveau visant à l’abolition de toute exploitation et de toute oppression politique ou juridique, gouvernementale ou administrative, c’est-à-dire l’abolition de toutes les classes au moyen de l’égalisation économique de tous les biens et de la destruction de leur dernier rempart, l’Etat.
Tel est le programme de la révolution sociale.
De sorte qu’à l’heure actuelle il n’existe pour tous les pays du monde civilisé qu’un seul problème universel, un seul idéal : l’émancipation totale et définitive du prolétariat de l’exploitation économique et du joug de l’Etat. Il est bien évident que ce problème ne sera pas résolu sans une lutte sanglante, terrifiante et que la situation réelle, voire l’importance de chaque nation, dépendra de l’orientation et de la part qu’elle prendra dans cette lutte, ainsi que de la nature de sa participation.
Le temps des grandes individualités politiques est passé. Tant qu’il s’était agi de faire des révolutions politiques, elles étaient à leur place. La politique a pour objet la fondation et la conservation des Etats ; mais qui dit « Etat », dit domination d’un côté et assujettissement de l’autre. Les grandes individualités dominantes sont donc absolument nécessaires dans la révolution politique ; dans la révolution sociale, elles ne sont pas seulement inutiles, elles sont positivement nuisibles, et incompatibles avec le but même que cette révolution se propose, c’est-à-dire l’émancipation des masses.
Tout frère international[31] doit avoir compris que l’homme le plus savant et le plus intelligent, même le plus grand génie, ne peut donner aux masses que ce qu’elles portent déjà en leur sein, dans leurs besoins réels, dans leurs instincts et leurs aspirations ; rien que la formule réfléchie, scientifique, de ce qu’elles sentent ; que par conséquent aucuns individus, ni individuellement ni même collectivement, ne peuvent être considérés que comme les accoucheurs plus ou moins habiles de la révolution que le peuple porte déjà dans ses flancs, jamais les créateurs ou les acteurs de cette révolution ; que le peuple, par conséquent, leur donne plus qu’ils ne peuvent lui donner ; eux ne lui portant que la forme, lui leur donnant le fond même ; et qu’ils ont toujours beaucoup plus de leçons à recevoir du peuple [qu’à] lui en donner.
Pour nous, qui ne tenons compte que de la réalité et de la vie présente, ce qui est perdu est perdu sans retour ; nous ne croyons pas aux compensations, et nous ne faisons aucun cas des fictions. L’humanité à laquelle nous nous intéressons n’est pas une entité abstraite, ce n’est point l’idée éternelle de l’humanité, c’est l’assemblage réel de tous les êtres humains. Nous sommes curieux de connaître, sans doute, la vie des générations passées ; nous nous intéressons beaucoup aussi à celle des générations à venir ; mais nous nous attachons bien plus au sort des générations présentes, passagères, et, à cause de cela même, seules vivantes et réelles. Ce sont elles que nous voudrions voir heureuses et libres : car nous savons fort bien que si elles meurent dans la misère et dans l’esclavage, la justice qui triomphera après leur mort, pour elles viendra trop tard,
Un soulèvement populaire, violent, chaotique et impitoyable par nature, suppose toujours de grands sacrifice pour le peuple et des pertes en bien matériels pour autrui. Les masses populaires sont toujours prêtes à ces sacrifice : elles constituent dès lors une force d’autant plus brutale, sauvage, capable de faire des prouesses et d’atteindre des objectifs apparemment impossibles que, ne possédant que peu de chose ou même rien du tout, elles ne sont pas perverties par l’instinct de propriété. Quand la défense ou la victoire l’exige, elles ne reculent pas devant l’anéantissement de leurs bourgs ou de leurs villes et les biens étant en majeure partie ceux d’autrui, il n’est pas rare qu’elles manifestent une véritable rage destructrice. Cette passion négative est loin d’être suffisante pour porter la cause révolutionnaire au niveau voulu ; mais sans elle, cette cause est inconcevable, voire impossible, car il n’y a pas de révolution sans destruction profonde et passionnée, destruction salvatrice et féconde parce que précisément d’elle, et seulement par elle, se créent et s’enfantent les mondes nouveaux[12].
Alors ce sera la guerre civile, direz-vous. La propriété individuelle n’étant plus garantie par aucune autorité supérieure, et n’étant plus garantie que par la seule énergie du propriétaire, chacun voudra s’emparer du bien d’autrui, les plus forts pilleront les plus faibles.
Il est certain que, dès l’abord, les choses ne se passeront pas d’une manière absolument pacifique ; il y aura des luttes ; l’ordre public, cette arche sainte des bourgeois, sera troublé, et les premiers faits qui résulteront d’un état de choses pareil pourront constituer ce qu’on est convenu d’appeler une guerre civile.
Oui, ce sera la guerre civile. Mais pourquoi stigmatisez-vous, pourquoi craignez-vous tant la guerre civile ? Je vous demande, l’histoire à la main, est-ce la guerre civile, ou bien l’ordre public imposé par une autorité tutélaire quelconque, d’où sont sortis les grandes pensées, les grands caractères et les grandes nations ?
La guerre civile, si funeste à la puissance des Etats, est au contraire et à cause de cela même, toujours favorable au réveil de l’initiative populaire et au développement intellectuel, moral et même matériel des peuples. La raison en est très simple : elle trouble, elle ébranle dans les masses cette disposition moutonnière, si chère à tous les gouvernements, et qui convertit les peuples en autant de troupeaux qu’on paît [sic] et qu’on tond à merci. Elle rompt la monotonie abrutissante de leur existence journalière, machinale, dénuée de pensée, et, en les forçant à réfléchir sur les droits respectifs des princes ou des partis qui se disputent le droit de les opprimer et de les exploiter, les amène le plus souvent à la conscience sinon réfléchie, du moins instinctive, de cette profonde vérité, que les droits des uns sont aussi nuis que ceux des autres et que leurs intentions sont également mauvaises.
En outre, du moment que la pensée, ordinairement endormie, des masses se réveille sur un point, elle s’étend nécessairement sur tous les autres. L’intelligence du
peuple s’émeut, rompt son immobilité séculaire, et, sortant des limites d’une foi machinale, brisant le joug des représentations et des notions traditionnelles et pétrifiées qui lui avaient tenu lieu de toute pensée, elle soumet à une critique sévère, passionnée, dirigée par son bon sens et son honnête conscience, qui valent souvent mieux que la science, toutes ses idoles d’hier. C’est ainsi que se réveille l’esprit du peuple. Avec l’esprit naît en lui l’instinct sacré, l’instinct essentiellement humain de la révolte, source de toute émancipation, et se développent simultanément sa morale et sa prospérité matérielle, filles jumelles de la liberté. Cette liberté, si bienfaisante pour le peuple, trouve un appui, une garantie et un encouragement dans la guerre civile elle-même, qui, en divisant ses oppresseurs, ses exploiteurs, ses tuteurs et ses maîtres, diminue nécessairement la puissance malfaisante des uns et des autres.
Chapitre 9 : Associations, commune et fédérations
Les hommes animaux carnivores par excellence, ont commencé leur histoire par l’anthropophagie. Ils tendent aujourd’hui à l’association universelle, à la production et à la jouissance collectives.
Mais entre ces deux termes, quelle tragédie sanglante et horrible ! Et nous n’en avons pas encore fini avec cette tragédie. Après l’anthropophagie est venu l’esclavage, après l’esclavage le servage, après le servage le salariat, auquel doit succéder d’abord le jour terrible de la justice, et plus tard, beaucoup plus tard, l’ère de la fraternité. Voilà les phases par lesquelles le combat animal pour la vie se transforme graduellement, dans l’histoire, en l’organisation humaine de la vie.
Toutes les classes doivent disparaître dans la révolution sociale, excepté les deux masses, le prolétariat des villes et celui des campagnes, devenus propriétaires, probablement collectifs -sous des formes et des conditions diverses, qui seront déterminées dans chaque localité, dans chaque région et dans chaque commune par le degré de civilisation et par la volonté des populations—, l’un des capitaux et des instruments de travail, l’autre de la terre qu’il cultive de ses bras ; et qui s’organiseront en s’équilibrant mutuellement, naturellement, nécessairement, poussés par leurs besoins et leurs intérêts réciproques, d’une manière homogène et en même temps parfaitement libre.
Le temps viendra où il n’y aura plus d’Etats -le parti révolutionnaire socialiste tend de toutes ses forces à les détruire en Europe- ; où, sur les ruines des Etats politiques, sera fondée en toute liberté l’alliance libre et fraternelle, organisée de bas en haut, des associations libres de production, des communes et des fédérations régionales englobant sans distinction, parce que librement, les individus de toute langue et de toute nationalité ; et alors l’accès à la mer sera ouvert à tous en pleine égalité ; aux habitants du littoral, directement ; aux habitants des pays éloignés de la mer, au moyen de chemins de fer libérés de toute tutelle, de tout impôt, de toutes taxes, réglementations, tracasseries, interdictions, autorisations et ordonnances gouvernementales. Mais, même alors, les habitants du littoral disposeront encore d’une foule d’avantages naturels d’ordre matériel et aussi d’ordre culturel. Le contact direct avec le marché mondial, et, d’une manière générale, avec le mouvement universel de la vie développe à l’extrême ; et, quoi que vous fassiez pour égaliser les relations, vous n’empêcherez pas que les habitants de l’intérieur, privés de ces avantages, vivront ou se développeront plus mollement et plus lentement que ceux qui peuplent le littoral.
Voilà pourquoi la navigation aérienne aura tant d’importance.
La terre ne doit appartenir qu’à ceux qui la cultivent de leurs bras, et, comme tout travail humain n’est productif que tant qu’il est associé, nous revendiquons la terre pour les communes ou associations rurales ; aussi bien que les capitaux et autres instruments de travail pour les associations ouvrières, fondées les unes comme les autres sur la plus complète liberté et sur la parfaite égalité economique et politique des travailleurs.
Toute l’organisation politique ne devra plus être dans l’avenir qu’une libre fédération de libres associations tant agricoles qu’ouvrières.
Je ne dis pas que les campagnes qui se réorganiseront ainsi, de bas en haut, librement, créeront dès le premier coup une organisation idéale, conforme dans tous les points à celle que nous imaginons, que nous rêvons. Ce dont je suis convaincu, c’est que ce sera une organisation vivante, mille fois supérieure et plus juste que celle qui existe présentement, et qui d’ailleurs, ouverte à la propagande active des villes d’un côté, et, de l’autre, ne pouvant jamais être fixée, ni pour ainsi dire pétrifiée par 1J protection de l’Etat ni par celle de la loi — puisqu’il n’y aura plus ni loi ni Etat — pourra progresser librement, se développer et se perfectionner d’une manière indéfinie, mais toujours vivante et libre, jamais décrétée, ni légalisée, jusqu’à arriver enfin à un point aussi raisonnable qu’on peut le désirer et l’espérer de nos jours.
Comme la vie et l’action spontanées, suspendues pendant des siècles par l’action, par l’absorption de l’Etat, seront rendues aux communes par l’abolition de l’Etat, il est naturel que chaque commune prendra pour point de départ de son développement nouveau, non l’état intellectuel et moral dans lequel la fiction officielle la suppose, mais l’état réel de la civilisation, et comme le degré de civilisation réel est très différent entre les communes de France, aussi bien qu’entre celles de l’Europe, il en résultera nécessairement une grande différence de développement, ce qui aura pour conséquence peut-être d’abord la guerre civile des communes entre elles, puis inévitablement l’entente mutuelle et l’accord, l’harmonie, l’équilibre établis entre elles. Il y aura une vie nouvelle et un monde nouveau.
L’humanité est faite ainsi. Elle n’avance que quand une nécessité impérieuse, la force des choses, l’aiguillon de la misère, des besoins, la poussent en avant. Les idées, en tant que conceptions théoriques, religieuses ou métaphysiques, et, d’autant plus, scientifiques, n’ont de prise que sur les individus. Les masses y restent indifférentes ou rebelles, tant que ces idées ne se sont pas rencontrées et confondues avec leurs propres instincts, avec le mouvement fatal que leur imprime leur situation économique. Mais lorsque cette rencontre a lieu, alors les masses se réveillent ; et lorsqu’une idée est tombée dans leur sein, se confondant avec leurs aspirations spontanées, elle devient impérissable, et, d’une manière ou d’une autre, se frayant une voie à travers tous les obstacles, elle doit triompher.
Réorganisation de la société, de bas en haut, par la libre formation et par la libre fédération des associations ouvrières, tant industrielles et agricoles que scientifiques et artistiques, l’ouvrier devenant en même temps homme d’art et de science, et des artistes et des savants devenant aussi des ouvriers manuels — associations et fédérations libres, fondées sur la propriété collective de la terre, des capitaux, des matières premières et des instruments de travail, c’est-à-dire de toute la grande propriété, qui sert à la production, ne laissant à la propriété individuelle, et héréditaire aussi, que les choses qui servent réellement à l’usage personnel, et qui, par leur nature, ne peuvent se transformer en capital commanditaire d’une production nouvelle.
Lorsque l’homme de science travaillera et l’homme de travail pensera, le travail intelligent et libre sera considéré comme le plus beau titre de gloire pour l’humanité, comme la base de sa dignité, de son droit, comme la manifestation de son pouvoir humain sur la terre ; et l’humanité sera constituée.
Le travail intelligent et libre sera nécessairement un travail associé. Libre sera chacun de s’associer ou de ne point s associer pour le travail, mais il n’est point de doute qu’à l’exception des travaux d’imagination et dont la nature exige la concentration de l’intelligence individuelle en elle-même, dans toutes les entreprises industrielles et même scientifiques ou artistiques qui admettent par leur nature le travail associé, l’association sera préférée par tout le monde, pour la simple raison que l’association multiplie d’une manière merveilleuse les forces productives de chacun, et que chacun, devenant membre et coopérateur d’une association productive, avec moins de temps et beaucoup moins de peine, gagnera beaucoup plus.
Lorsque les associations productives et libres, cessant d’être les esclaves et devenant à leur tour les maîtresses et les propriétaires du capital qui leur sera nécessaire, comprendront dans leur sein, à titre de membres coopérateurs à côté des forces ouvrières émancipées par l’instruction générale, toutes les intelligences spéciales réclamées par chaque entreprise ; lorsque, se combinant entre elles, toujours librement, selon leurs besoins et selon leur nature, dépassant tôt ou tard toutes les frontières nationales, elles formeront une immense fédération économique, avec un parlement éclairé par les données aussi larges que précises et détaillées d’une statistique mondiale, telle qu’il n’en peut encore exister aujourd’hui, et qui combinent l’offre avec la demande pour gouverner, déterminer et répartir entre différents pays la production de l’industrie mondiale — de sorte qu’il n’y aura plus ou presque plus de crises commerciales ou industrielles, de stagnation forcée, de désastres, plus de peines ni de capitaux perdus -, alors le travail humain, émancipation de chacun et de tous, régénérera le monde.
Selon nous, se trompent à l’extrême ceux qui s’imaginent qu’après la révolution sociale tout le monde sera au même degré savant. La science comme telle, restera comme aujourd’hui une des nombreuses spécialisations sociales — à la seule différence que cette spécialisation n’est actuellement accessible qu’à quelques individus originaires des classes privilégiées, lors même qu’en dehors de toutes distinctions de classes à jamais abolies, elle se trouvera à la portée de toutes les personnes qui se sentiront la vocation et l’envie de se consacrer à elle, sans que le travail manuel rendu obligatoire pour tous ait à en pâtir[32]. La formation scientifique et surtout l’étude de la méthode scientifique, l’habitude de penser, c’est-à-dire de généraliser les faits et d’en tirer des conclusions plus ou moins justes, deviendront seulement le patrimoine commun.
Le socialisme fera une guerre inexorable aux « positions sociales », non aux hommes ; et une fois ces positions détruites et brisées, les hommes qui les avaient occupées, désarmés et privés de tous les moyens d’action, seront devenus inoffensifs et beaucoup moins puissants, je vous l’assure, que le plus ignorant ouvrier ; car leur puissance actuelle ne réside pas en eux-mêmes, dans leur valeur intrinsèque, mais dans leur richesse et dans l’appui de l’Etat.
La révolution sociale, donc, non seulement les épargnera, mais après les avoir abattus et privés de leurs armes, les relèvera et leur dira : « Et maintenant, chers compagnons, que vous êtes devenus nos égaux, mettez-vous bravement à travailler avec nous. Dans le travail, comme en toute chose, le premier pas est difficile, et nous vous aiderons fraternellement à le franchir ». Ceux, alors, qui, robustes et valides, ne voudront pas gagner leur vie par le travail, auront le droit de mourir de faim, à moins de se résigner à subsister humblement et misérablement de la charité publique, qui ne leur refusera certainement pas le strict nécessaire.
Quant à leurs enfants, il ne faut nullement douter qu’ils deviendront de vaillants travailleurs et des hommes égaux et libres. Dans la société, il y aura certainement moins de luxe, mais incontestablement plus de richesse, et, de plus, il y aura un luxe aujourd’hui ignoré de tous, le luxe de l’humanité, la félicité du plein développement, et de la pleine liberté de chacun dans l’égalité de tous,
La révolution, depuis qu’elle a revêtu le caractère socialiste, a cessé d’être sanguinaire et cruelle. Le peuple n’est point du tout cruel, ce sont les classes privilégiées qui le sont. Par moments il se lève, furieux de toutes les tromperies, de toutes les vexations, de toutes les oppressions et tortures dont il est la victime, et alors il s’élance comme un taureau enragé, ne voyant plus rien devant lu et brisant tout sur son passage. Mais ce sont d moments très rares et très courts. Ordinairement il est bon et humain. Il souffre trop lui-même pour ne point compatir aux souffrances. Souvent, hélas ! trop souvent, il a servi d’instrument à la fureur systématique des classes privilégiées. Toutes ces idées nationales, religieuses et politiques pour lesquelles il a versé son propre sang et le sang de ses frères, les peuples étrangers, n’ont jamais servi que les intérêts de ces classes, et ont toujours tourné en nouvelle oppression et exploitation contre lui. Dans toutes les scènes furieuses de l’histoire de tous les pays, où les masses populaires, enragées jusqu’à la frénésie, s’entre-détruisirent, vous retrouvez toujours, derrière ces masses, des agitateurs et des directeurs appartenant aux classes privilégiées : des officiers, des nobles, des prêtres ou des bourgeois. Ce n’est donc pas dans le peuple, c’est dans les instincts, dans les passions et dans les institutions politiques et religieuses des classes privilégiées, c’est dans l’Eglise et dans l’Etat, c’est dans leurs lois et dans l’ap-plication impitoyable et inique de ces lois, qu’il faut chercher la cruauté et la fureur froide, concentrée et systématiquement organisée !
Quand, pour extirper la réaction, on se contente d’attaquer ses manifestations, sans toucher à sa racine, et aux causes qui la produisent toujours de nouveau, on arrive forcément à la nécessité de tuer beaucoup de gens, d’exterminer, avec ou sans formes légales, beaucoup de réactionnaires. Il arrive fatalement, alors, qu’après en avoir tué beaucoup, la révolution se voie amenée à ce résultat, et les révolutionnaires à cette mélancolique conviction, qu’ils n’ont rien gagné ni même fait faire un seul pas à leur cause ; qu’au contraire ils l’ont desservie et qu’ils ont préparé de leurs propres mains le triomphe de la réaction. Et cela pour une double raison : la première, c’est que les causes de la réaction ayant été épargnées, elle se reproduit et se multiplie sous des formes nouvelles ; et la seconde c’est que la tuerie, le massacre, finissent par révolter toujours ce qu’il y a d’humain dans les hommes et par faire tourner, bientôt, le sentiment populaire du côté des victimes.
Nul ne peut vouloir détruire sans avoir au moins une imagination lointaine, vraie ou fausse, de l’ordre des choses qui devrait selon lui succéder à celui qui existe présentement ; et plus cette imagination est vivante en lui, plus sa force destructive devient puissante ; et plus elle s’approche de la vérité, c’est-à-dire plus elle est conforme au développement nécessaire du monde social actuel, plus les effets de son action destructive deviennent salutaires et utiles. Car l’action destructive est toujours déterminée, non seulement dans son essence et dans le degré de son intensité, mais encore dans ses modes, dans ses voies et dans les moyens qu’elle emploie, par l’idéal positif qui constitue son inspiration première, son âme.
Chapitre 10 : La révolution sociale universelle
Le socialisme, c’est la justice. Lorsque nous parlons de justice, nous n’entendons pas celle qui nous est donnée dans les codes et la jurisprudence romaine, fondés en grande partie sur des faits de violence accomplis par la force, consacrés par le temps et par les bénédictions d’une Eglise quelconque, chrétienne ou païenne, et comme tels acceptés comme des principes absolus, dont le reste n’est que la déduction très logique : nous parlons de la justice qui se fonde uniquement sur la conscience des hommes, que vous retrouverez dans celle de tout homme, même dans la conscience des enfants, et qui se traduit en simple équation.
Cette justice si universelle et qui pourtant, grâce au envahissements de la force et aux influences religieuses, n’a jamais encore prévalu, ni dans le monde politique,. dans le monde juridique, ni dans le monde économique, doit servir de base au monde nouveau. Sans elle, point de liberté, point de république, point de prospérité, point de paix ! Elle doit donc présider à toutes nos résolutions, afin que nous puissions efficacement concourir à l’établissement de la paix.
Cette justice nous commande de prendre en nos mains la cause du peuple, jusqu’à cette heure si horriblement maltraité, et de revendiquer pour lui, avec la liberté politique, l’émancipation économique et sociale.
Nous ne proposons pas [...] tel ou tel système socialiste. Ce que nous [...] demandons, c’est de proclamer de nouveau ce grand principe de la Révolution française : que tout homme doit avoir les moyens matériels et moraux de développer toute son humanité, principe qui se traduit, selon nous, dans le problème suivant :
Organiser la société de telle sorte que tout individu, homme
ou femme, venant à la vie, trouve des moyens à peu près égaux pour le développement de ses différentes facultés et pour leur utilisation par son travail ; organiser une société qui, rendant à tout individu, quel qu’il soit, l’exploitation du travail d’autrui impossible, ne laisse chacun participer à la jouissance des richesses sociales, qui ne sont en réalité jamais produites que par le travail, qu’autant qu’il aura directement contribué à les produire par le sien.
La réalisation complète de ce problème sera sans doute l’œuvre des siècles. Mais l’histoire l’a posé et nous ne saurions désormais en faire abstraction sans nous condamner nous-mêmes à une impuissance complète.
Nous nous hâtons d’ajouter que nous repoussons énergiquement toute tentative d’organisation sociale qui, étrangère à la plus complète liberté, tant des individus que des associations, exigerait l’établissement d’une autorité réglementaire de quelque nature que ce fût, et qu’au nom de cette liberté que nous reconnaissons comme l’unique fondement et comme l’unique créateur légitime de toute organisation, tant économique que politique, nous protesterons toujours contre tout ce qui ressemblera, de près ou de loin, au communisme et au socialisme d’Etat,
Malgré l’énorme développement des Etats modernes et en raison même de cette évolution irréversible qui a poussé, d’ailleurs très logiquement et nécessairement, le principe même de la centralisation étatique jusqu’à l’absurde, il saute aux yeux que les jours des Etats et de ladite centralisation sont comptés ; et que le temps est proche de l’émancipation complète des masses prolétaires et de leur libre organisation sociale, de bas en haut, sans aucune ingérence gouvernementale, au moyen de libres associations populaires, économiques, fondées, par-delà les anciennes frontières étatiques et quelles que soient les différences de race, sur le travail producteur, d’un bout à l’autre humanisé et accompli solidairement dans ses aspects les plus divers.
Bien entendu, cet idéal apparaît tout d’abord au peuple comme la fin du dénuement, de la misère et [comme] la pleine et entière satisfaction de tous ses besoins matériels par le travail collectif, obligatoire et égal pour tous ; ensuite, comme la fin du patronat, de toute domination et la libre organisation de sa vie sociale, suivant ses aspirations, [...] en dehors des gouvernements et des parlements de toute espèce ; comme l’alliance libre des associations de travailleurs agricoles et industriels, des communes, des régions et des nations ; et enfin, dans un avenir plus éloigné, comme la fraternité universelle dont le triomphe s’affirmera sur les décombres de tous les Etats.
Notre programme peut se résumer ainsi en peu de mots :
— Paix, émancipation et bonheur à tous les opprimés !
— Guerre à tous les oppresseurs et spoliateurs !
— Restitution complète aux travailleurs : les capitaux, les fabriques, tous les instruments de travail et 1er matières premières aux associations ; la terre à ceux qui cultivent de leurs bras.
— Liberté, justice, fraternité à tous les êtres humains qui naissent sur la terre.
— Egalité pour tous.
— Pour tous indistinctement, tous les moyens de développement, d’éducation et d’instruction, et possibilité égale de vivre en travaillant.
— Organisation de la société par la libre fédération, de bas en haut, des associations ouvrières tant industrielles qu’agricoles, tant scientifiques qu’artistiques et littéraires, dans la commune d’abord ; fédération des communes dans les régions, des régions dans les nations, et des nations dans l’internationale fraternelle.
Dans la révolution sociale — diamétralement opposée, dans ceci comme dans tout le reste, à la Révolution politique- l’action des individus était presque nulle et l’action spontanée des masses devait être tout. Tout ce que les individus peuvent faire, c’est d’élaborer, d’éclaircir et de propager les idées correspondant à l’instinct populaire, et, de plus, c’est de contribuer par leurs efforts incessants à l’organisation révolutionnaire de la puissance naturelle des masses, mais rien au-delà ; et tout le reste ne doit et ne peut se faire que par le peuple lui-même. Autrement on aboutirait à la dictature politique, c’est-à-dire à la reconstitution de l’Etat, des privilèges des inégalités, de toutes les oppressions de l’Etat, et on arriverait, par une voie détournée mais logique, au rétablissement de l’esclavage politique, social, économique des masses populaires.
Quelle est la tête si géniale qu’elle soit, ou, si l’on veut parler d’une dictature collective, fut-elle même formée par plusieurs centaines d’individus doués de facultés supérieures, quels sont les cerveaux assez puissants, assez castes, pour embrasser l’infinie multiplicité et diversité lies intérêts réels, des aspirations, des volontés, des besoins dont la somme constitue la volonté collective d’un peuple et pour inventer une organisation sociale capable de satisfaire tout le monde ? Cette organisation ne sera jamais qu’un lit de Procuste sur lequel la violence plus ou moins marquée de l’Etat forcera la malheureuse société à s’étendre. C’est ce qui est toujours arrivé jusqu’ici, et c’est précisément à ce système antique de l’organisation par la force que la révolution sociale doit mettre un terme en rendant leur pleine liberté aux masses, aux groupes, aux communes, aux associations, aux individus mêmes, et en détruisant, une fois pour toutes, la cause historique de toutes les violences, la puissance et l’existence même de l’Etat qui doit entraîner dans sa chute toutes les iniquités du droit juridique avec tous les mensonges des cultes divers, ce droit des cultes n’ayant jamais été rien que la consécration obligée tant idéale que réelle de toutes les violences représentées, garanties et privilégiées par l’Etat.
Je suis un partisan convaincu de l’égalité économique et sociale, parce que je sais qu’en dehors de cette égalité, la liberté, la justice, la dignité humaine, la moralité et le bien-être des individus aussi bien que la prospérité des nations ne seront jamais rien qu’autant de mensonges. Mais, partisan quand même de la liberté, cette condition première de l’humanité, je pense que l’égalité doit s’établir dans le monde par l’organisation spontanée du travail et de la propriété collective des associations productrices librement organisées et fédéralisées dans les communes, et par la fédération tout aussi spontanée des communes, mais non par l’action suprême et tutélaire de l’Etat.
C’est là le point qui divise principalement les socialistes ou collectivistes révolutionnaires des communistes autoritaires partisans de l’initiative absolue de l’Etat[35]. Leur but est le même ; l’un et l’autre parti veulent également la création d’un ordre social nouveau fondé uniquement sur l’organisation du travail collectif, inévitablement imposé à chacun et à tous par la force même des choses, à de conditions économiques égales pour tous, et sur l’appropriation collective des instruments de travail.
Les uns et les autres également partisans de la science qui doit tuer la superstition et remplacer la foi, les premiers voudraient l’imposer, les seconds s’efforceront de la propager ; afin que les groupes humains, convaincus, s’organisent et se fédéralisent spontanément, librement, de bas en haut, par leur mouvement propre et conformément à leurs réels intérêts, mais jamais d’après un plan tracé d’avance et imposé aux masses ignorantes par quelques intelligences supérieures.
Ils prendront en main les rênes du gouvernement, parce que le peuple ignorant a besoin d’une bonne tutelle ; ils créeront une Banque d’Etat unique qui concentrera entre ses mains la totalité du commerce, de l’industrie, de l’agriculture et même la production scientifique, tandis que la masse du peuple sera divisée en deux armées : l’armée industrielle et l’armée agricole, sous le commandement des ingénieurs de l’Etat qui formeront une nouvelle caste savante privilégiée.
Les socialistes révolutionnaires pensent qu’il y a beaucoup plus de raison pratique et d’esprit dans les aspirations instinctives et dans les besoins réels des masses populaires que dans l’intelligence profonde de tous ces docteurs et tuteurs de l’humanité qui, à tant de tentatives manquées pour la rendre heureuse, prétendent encore ajouter leurs efforts. Les socialistes révolutionnaires, au contraire, pensent que l’humanité s’est laissée assez longtemps, trop longtemps, gouverner, et que la source de ses malheurs ne réside pas dans telle ou telle autre forme de gouvernement, mais dans le principe et dans le fait même du gouvernement quel qu’il soit.
C’est enfin la contradiction devenue déjà historique et qui existe entre le communisme scientifiquement développé par l’école allemande et accepté en partie par les socialistes américains et anglais, d’un côté, et le proudhonisme largement développé et poussé jusqu’à ses dernières conséquences, de l’autre, accepté par le prolétariat des pays latins. Le socialisme révolutionnaire vient de tenter une première manifestation éclatante et pratique dans la Commune de Paris,
Nous ne reconnaissons d’autre patrie que la Révolution universelle, d’autre ennemi que la tyrannie sous quelque forme qu’elle se présente, religieuse, doctrinaire, politique, économique ou sociale ; d’autre but que la création d’un monde libre, humain, fondé sur le travail, sur l’égalité et la solidarité de tous les êtres humains, et qui a pour conditions préalables : 1° la destruction de toutes les institutions religieuses, politiques, juridiques, économiques et sociales qui constituent l’ordre bourgeois actuel, et, 2° l’organisation spontanée et absolument libre des masses délivrées.
En révolution, nous sommes les. ennemis de tout ce qui tient, de près ou de loin, au système autoritaire, de toute prétention à la direction officielle du peuple, et par conséquent de tout ce qui s’appelle dictature révolutionnaire ou gouvernement provisoire, convaincus que tout pouvoir gouvernemental, si révolutionnaire et si transitoire qu’il se dise, ne peut avoir d’autre objet que de se perpétuer. Les révolutions se font par le peuple, elles ne peuvent résider qu’en lui, et tout pouvoir qui se constitue au-dessus du peuple lui est fatalement contraire. Comme nous avons pleine confiance dans les instincts des masses populaires, notre moyen de révolution est dans le déchaînement organisé de ce qu’on appelle les mauvaises passions et dans la destruction de ce que, dans la même langue bourgeoise, on appelle l’ordre public[34]. Nous invoquons l’anarchie, cette manifestation de la vie et des aspirations populaires d’où doivent sortir, avec et par la liberté, l’égalité réelle de tous et de toutes, l’ordre nouveau fondé sur le développement intégral et sur le travail librement organisé de tous et de toutes, et la force même de la révolution.
Au point de vue négatif ou destructif, nous voulons comme mesures immédiates : abolition, banqueroute et liquidation complète de l’Etat et de tout ce qui en constitue l’existence ; par conséquent, abolition de toute intervention légale dans le payement des dettes collectives ou privées et dans la transmissions des héritages ; abolition de tous les impôts prélevés par l’Etat ; abolition de la basse et haute administration exercée au nom de l’Etat, de la bureaucratie, de l’armée, des corps judiciaires et de la magistrature, de la police, de l’université, du clergé, des monopoles et des privilèges, de la propriété individuelle en tant que légalisée par l’action judiciaire et légiférante de l’Etat ; enfin de toutes les manifestations de l’ordre bourgeois actuel ; auto-da-fé de tous les titres de rentes, de propriétés, d’hypothèques, de valeurs financières, de concessions, de mariages, de naissances, etc.
Anéantissement du droit politique et juridique ou légal, partout remplacé par le fait révolutionnaire. Mainmise [...] par les collectivités autonomes, associations ouvrières, agricoles ou industrielles, et communes, sur tout le capital social, propriété terrienne, mines, habitations, édifices religieux et publics, instruments de travail, matières premières, métaux précieux, bijoux et pierres de valeur et produits manufacturés.
Au point de vue positif ou organique, nous voulons, tant au point de vue de la création de l’ordre économique et social nouveau, qu’à celui de la formation de la puissance révolutionnaire et de la lutte inévitable des masses insurgées contre la réaction, l’organisation spontanée des groupes insurrectionnels de tous les pays soulevés, au nom même du principe de revendication populaire, en communes provisoires, sans la moindre considération pour les divisions territoriales et les frontières actuelles des Etats ; envoi immédiat des délégués de toutes les communes, avec mandat impératif, aux foyers révolutionnaires ; fédération d’urgence tant des communes que de ces foyers ; permanence des barricades et du soulèvement révolutionnaire en vue de la commune défense, sur tous les points des pays insurgés ; fédéralisation des forces populaires s’organisant spontanément pour la lutte ; division du corps des délégués en comités parfaitement distincts et indépendants les uns des autres, mais qui devront s’entendre, se compléter et s’entre-soutenir toutes les fois qu’il en sera besoin : Comités locaux et fédérés des subsistances, de la défense révolutionnaire, du travail, de la détention provisoire des capitaux, de la remise temporaire des capitaux et des instruments de travail entre les mains des associations agricoles et industrielles, des services de circulation, de l’échange, de l’instruction, des relations communales et internationales, de la propagande révolutionnaire et militante, etc, etc, le tout formant la grande Alliance fédérative de la solidarité révolutionnaire, fonctionnant sous l’inspiration immédiate des masses populaires et sous leur sanction immédiate. Proclamation de la Révolution sociale universelle et solidaire. Alliance effective ou plutôt fusion fraternelle des révolutionnaires socialistes de tous les pays contre toutes les réactions et contre toutes sortes de réactionnaires, mais surtout contre ceux qui, sous le masque de la révolution, feront de l’autorité, chercheront, serviront ou préconiseront la dictature, c’est-à-dire la contre-révolution.
Pour former toutes ces organisations révolutionnaires, indispensables au triomphe de la cause populaire, pour les activer, les stimuler, les diriger d’un côté, et pour empêcher, de l’autre, qu’elles puissent jamais dégénérer ni se convertir en gouvernements, fût-ce même seulement à titre provisoire, il est évidemment nécessaire qu’il y ait une force, une organisation collective invisible, qui, obéissant à un programme franchement et complètement révolutionnaire et le poussant jusqu’à ses dernières conséquences, s’abstienne elle-même de toute manifestation de toute ingérence gouvernementale ou officielle, et par, même puisse exercer une influence d’autant plus efficace et puissante sur le mouvement spontané des masses populaires, aussi bien que sur l’action et sur toutes les mesures révolutionnaires de leurs délégués et de leurs comités. [...]
Cette organisation n’a donc pas pour mission seulement de préparer la révolution. Elle devra se conserver et se consolider encore davantage pendant la révolution, afin de substituer son action collective, strictement solidaire et occulte, à tout gouvernement et à toute dictature officielle, cette dernière ne pouvant manquer d’étouffer le mouvement révolutionnaire dans les masses et d’aboutir à la reconstitution de l’Etat politique, directeur, tutélaire et par là même nécessairement bureaucratique, militaire, oppresseur et exploiteur -c’est-à-dire à une nouvelle domination bourgeoise. Les frères [internationaux] devront donc se resserrer encore davantage entre eux le lendemain de la révolution, afin d’organiser et de diriger l’anarchie et le déchaînement formidable des passions révolutionnaires des masses, sans les comprimer ; ils devront imprimer au mouvement révolutionnaire de tous les pays ce caractère d’universalité en dehors duquel tout mouvement national ou partiel, ne pouvant se maintenir, finirait à la longue par avorter. C’est ainsi qu’ils créeront une force révolutionnaire invincible, qui, débordant et détruisant toutes les frontières artificielles des Etats, unissant en un seul faisceau le prolétariat de toutes les nations, communes, provinces et pays de langues différentes, mais insurgés au nom des mêmes revendications populaires, constituera la grande patrie de la révolution, et l’opposera au seul ennemi, au seul étranger, le monde de la réaction. Elle déclarera à cette dernière une guerre à la vie à la mort et ne cessera d’être la révolution militante et destructive, tant qu’il y aura quelque part sur la terre une inégalité, une oppression, un exploiteur, un tuteur, un maître.
(Annexes)
Révolutionnaire russe !
Nous te confessons en toute vérité nos convictions, notre foi, nos espoirs auxquels nous resterons fidèles. Partout et toujours nous devons être au milieu du peuple et ne considérer comme un frère en notre cause que celui qui, une fois pour toutes, a rompu avec les milieux aristocratiques, aussi libéraux et même aussi révolutionnaires soient-ils ; c’est la seule manière d’être un révolutionnaire intègre et sincère. Nous n’avons confiance ni dans l’aristocratie libérale actuelle ni en les hommes sortis du peuple, qui, vivant dans les milieux aristocratiques, ont fait et font de la cause du peuple une profession lucrative. Ils sont cent fois plus criminels que les aristocrates.
Qui veut servir l’émancipation du peuple doit commencer par devenir une imité de ce peuple ; il doit se fondre entièrement avec ceux qui se sont voués corps et âme à la cause révolutionnaire. La révolution n’est concevable que dans le peuple ; notre place est en lui et là seulement. Chez nous comme chez toi, il n’y a pas et ne peut y avoir de préséance ni le moindre espoir de satisfaction d’orgueil. Laissons la gloire, les noms ronflants, la vanité, l’ambition aux ennemis du peuple, aux menteurs et aux charlatans. Que ces qualités les flétrissent et les démasquent devant le tribunal du peuple.
Vive la révolution vraiment populaire !
I
Nous n’avons pas de patrie. Notre patrie est la révolution mondiale. Nous n’avons pas d’autre ennemi que la domination sous toutes les formes : religieuse, doctrinaire, politique, économique, sociale.
Nous voulons créer un monde humain et libre, fondé sur le travail, l’égalité, la solidarité de tous les hommes.
Nous estimons qu’il est nécessaire :
1. D’abolir toutes les institutions religieuses, politiques, juridiques, économiques et sociales qui constituent le régime bourgeois actuel.
2. D’organiser en toute indépendance et liberté les masses émancipées sur les ruines du système étatique.
En ce qui concerne la Révolution, nous sommes ennemis de tout ce qui se rattache d’une manière ou d’une autre à un régime autoritaire, de tout ce qui tend à gouverner le peuple. Par conséquent, nous sommes avant tout ennemis de la dictature dite révolutionnaire d’un gouvernement provisoire. Nous sommes convaincus que toute autorité de ce genre, aussi révolutionnaire soit-elle, finira infailliblement par trahir le peuple et cherchera à durer indéfiniment. Les révolutions sont faites par le peuple. La révolution n’est vraie qu’au milieu du peuple. Toute autorité qui pèse sur le peuple lui est donc forcément hostile.
Nous avons une confiance absolue dans les instincts des masses populaires et par Révolution nous entendons le déchaînement organisé de ce qu’on appelle les passions révolutionnaires et l’abolition de ce qu’en langage bourgeois on désigne par ordre social.
Nous sommes pour l’Anarchie, expression de la vie et des aspirations du peuple. De l’anarchie doit naître, au moyen de la liberté, une égalité réelle de tous les êtres humains, un nouvel ordre de choses, fondé sur le développement universel de tous les hommes et sur le travail librement organisé.
II
Au point de vue négatif ou destructif nous voulons : l’abolition, la banqueroute, la liquidation complète de l’Etat et de tout ce qui conditionne son existence ; l’interdiction de toute immixtion des pouvoirs publics dans les règlements de dettes, collectives ou privées, dans la transmission des héritages ; nous voulons l’abolition de tous les impôts, l’abolition de la haute et de la petite administration, l’abolition des classes, de la bureaucratie, de l’armée, de la magistrature, de la police, des universités, du clergé ; l’abolition des monopoles, des privilèges et de la propriété privée. Pour cela, le moyen le plus expéditif est l’annulation, dès les premiers jours de Révolution, de tous les titres de rentes et de propriété, d créances hypothécaires, des signes monétaires, des titre de concession, des actes de mariage, des passeports, des actes de naissance et de tout papier timbré. Nous voulons l’abolition totale du droit politique, juridique et législatif auquel on substituera partout le fait révolutionnaire.
Au point de vue positif, tant pour créer un nouvel ordre économique et social que pour créer une force révolutionnaire organisée dont on aura besoin au cours de la lutte inéluctable des masses insurgées contre la réaction, nous considérons comme nécessaire une organisation autonome de groupes révolutionnaires s’insurgeant, au nom du principe même des revendications populaires, dans les communes révolutionnaires, sans tenir compte des divisions et des frontières étatiques.
Dès le premier jour de la révolution, on enverra des hommes sûrs, ayant reçu des directives précises des corn-munes révolutionnaires, dans les principaux foyers de la révolution ; on organisera des fédérations de ces communes aussi bien que de ces foyers révolutionnaires ; on soutiendra sans relâche la défense des barricades et les soulèvements sur tous les points des pays insurgés et ceci sous la forme d’une action défensive commune ; en un mot, on formera une fédération inébranlable des forces populaires, laquelle s’organisera de façon autonome pour la lutte.
La masse des hommes sûrs sera divisée en groupes indépendants les uns des autres, se complétant et s’épaulant tour à tour, par exemple, des groupes chargés de la direction de l’approvisionnement, de la défense révolutionnaire, de l’organisation du travail, du séquestre des capitaux, de la remise provisoire des capitaux et des instruments de travail confiés aux associations agricoles et industrielles, des voies de communication, des échanges, de l’instruction publique, des relations communautaires et internationales, de la propagande révolutionnaire, etc. Tout cet ensemble de groupes, formant une immense Alliance fédérale des forces révolutionnaires, fonctionnera sous l’inspiration directe des masses et sous leur contrôle rigoureux.
Nous voulons organiser une alliance véritable ou plutôt un rassemblement fraternel de tous les révolutionnaires socialistes sincères contre la réaction et les réactionnaires de tout bord, en particulier contre ceux qui, sous la marque de la Révolution, travaillent pour eux, créent leur propre doctrine ou leur propre chapelle, et ne servent d’aucune manière la cause du peuple.
III
Pour former l’organisation révolutionnaire dont on aura besoin pour faire triompher la cause populaire, pour défendre cette organisation contre les menées des ennemis de la liberté du peuple, pour l’empêcher de dégénérer ou de transformer en gouvernement même provisoire, il faudra de toute évidence disposer, au sein même du peuple, d’une force, d’une organisation dont l’homogénéité aura été obtenue par un programme révolutionnaire commun et par l’application de celui-ci jusqu’à ses dernières conséquences ; d’une organisation qui sera toujours un gardien vigilant de la liberté et des droits du peuple, un vengeur implacable et terrible contre ses ennemis.
Cette organisation essentiellement populaire exercera une puissante influence sur le mouvement autonome des masses populaires, ainsi que sur les actes et les mesures révolutionnaires de leurs élus et centres administratifs formés avec ces derniers. Tel sera le but de cette organisation révolutionnaire et véritablement populaire.
Dès lors, cette organisation n’aura pas seulement pour but de préparer la Révolution. Elle devra être maintenue et renforcée davantage encore au cours de celle-ci, c sorte qu’existant au sein même du peuple, étant le peuple lui-même, elle remplacera toute espèce de gouvernement ou de dictature officielle. L’histoire millénaire de l’humanité nous a fourni la preuve que tout gouvernement, toute autorité, est fatalement amené à étouffer le mouvement révolutionnaire des masses et à restaurer en définitive l’Etat politique, par conséquent l’Etat encore une fois bureaucratique, militaire, oppresseur et exploiteur, c’est-à-dire en fin de compte une nouvelle domination de la bourgeoisie. Dès lors, les révolutionnaires russes devront se serrer les coudes encore plus étroitement dès le lendemain de la Révolution afin d’organiser l’Anarchie et le terrible déchaînement des passions révolutionnaires en se laissant guider en l’occurrence par les instincts des masses ; les révolutionnaires russes doivent donner au mouvement populaire un caractère international, en dehors duquel aucun mouvement national ou local ne peut réussir et s’expose à une défaite certaine.
Révolutionnaires russes ! C’est là le seul moyen de créer l’invincible force révolutionnaire qui, abolissant toutes les frontières artificielles, fera un bloc de toutes les communes insurgées au nom des mêmes revendications, jettera les bases de la grande patrie de la révolution universelle et l’opposera au monde de la réaction. Cette force déclarera la dernière des guerres à vie ou à mort, ne s’arrêtera pas de combattre et de détruire tant que régneront l’inégalité, l’oppression, le despote, l’exploiteur, l’esclave et le maître.
IV
L’organisation que nous appelons de nos vœux ne poursuivra jamais d’autre but que la préparation et l’organisation de la Révolution sociale du peuple, telle que celle-ci est définie par notre programme et par les mesures pratiques, tant négatives que positives, qui s’y trouvent énoncées.
Jamais et sous aucun prétexte elle ne s’en laissera détourner par des considérations du moment ou par des prétendues raisons de sagesse comme celles que prônent les pseudo-révolutionnaires bourgeois. Les unes et les autres n’aboutissent toujours qu’au triomphe de la réaction. Nos méthodes de propagande et d’organisation devront être partout et toujours adaptées au but ; au sein du peuple, nous irons toujours droit devant nous, et rien ni personne ne pourra nous faire dévier de notre chemin. Nous ne tendrons jamais la main à une autre révolution que la vraie révolution du peuple et nous ne ferons pas alliance avec des tendances s’opposant à elle ou ayant simplement des buts différents. Ceux-là même qui, bien que théoriquement d’accord avec nous, ne sont pas parvenus à se débarrasser de leur vanité aristocratique ou bourgeoise, de leur suffisance, de leur ambition, nous seront à jamais étrangers. Nous les surveillerons de près, car nous les considérons comme les plus dangereux. Nous les combattrons avec la dernière énergie.
Nous ne nous immiscerons pas dans les agissements des partis révolutionnaires bourgeois ; nous nous bornerons à exploiter, à chaque occasion favorable, les effets de leur propagande et de leur lutte. Nous n’accepterons jamais dans nos rangs ceux d’entre eux qui n’auront pas renoncé aux habitudes des milieux bourgeois et qui ne se disent radicaux ou révolutionnaires que parce que des convictions de ce genre sont aujourd’hui à la mode. Partout et toujours nous démasquerons ces pseudo-révolutionnaires et nous les montrerons au peuple sous leur véritable jour. Nous les couvrirons de honte et ils ne pourront jamais s’en laver. Ne deviendra notre frère que celui qui tout d’abord aura été persécuté ou opprimé et qui sera désormais comme nous un homme sans foyer et sans abri.
Nous ne laisserons jamais aucune personnalité appartenant aux partis révolutionnaires bourgeois pénétrer dans nos milieux ; par tous les moyens nous combattrons leur influence sur les masses populaires, attendu que tout autre but, toute autre influence, en dehors de celle émanant du peuple même, ou ayant ses racines dans le peuple, ne peut que pousser les masses dans une fausse voie, les tromper et les corrompre. La vraie Révolution que nous voulons a pour but non le triomphe d’un parti ou de personnalités éminentes, mais l’émancipation sociale et totale des masses. Tel est notre seul et unique but ; toute autre forme de révolution lui serait absolument contraire.
Révolutionnaires russes ! Celui qui parmi nous osera tendre la main à toute autre forme de révolution sera pour nous un traître à la Révolution populaire. Nous attendrons avec patience le moment où le peuple russe détruira le royaume des seigneurs et des serfs ; chaque jour, chaque heure, nous nous emploierons honnêtement et énergiquement à rapprocher de nous ce moment tant désiré.
V
Nous sommes ennemis de toute autorité, de toute exploitation ; dès lors, chacun de nous doit renoncer à l’utiliser à son profit de quelque manière que ce soit. Les vaniteux et les ambitieux, quels que soient leur valeur intellectuelle, leur énergie, leurs connaissances pratiques, voire les avantages politiques ou sociaux qu’ils puissent apporter à notre cause, doivent être impitoyablement éliminés, car leur énergie et leur intelligence les rendent d’autant plus dangereux.
Chacun de nous doit comprendre que, sur le plan de la Révolution, l’homme le plus instruit et le plus intelligent, voire l’homme de génie, ne peut donner aux masses que ce qui est déjà en elles-mêmes, dans leurs besoins réels, dans leurs instincts et leurs aspirations, c’est-à-dire ne peut formuler scientifiquement que ce qu’elles éprouvent et ce qu’elles veulent. Ceux qui connaissent bien le peuple savent également que nous avons tous beaucoup plus de leçons à recevoir de ce dernier qu’à lui donner. Chacun de nous comprendra que le temps des personnalités est passé. La domination des hommes de renom fut une chose tout à fait naturelle et logique lors des révolutions politiques, chacune de celles-ci ayant pour but de substituer un gouvernement à un autre. Cette domination serait tout à fait déplacée et même inconcevable dans la Révolution Sociale, qui, ayant pour unique but l’émancipation réelle des masses, abolira la notion même d’autorité. Dans la Révolution Sociale, seules la pensée, la volonté et l’action collectives auront leur place.
Ce programme n’est pas à nous, mais au peuple, qui l’a nettement formulé dans toutes ses aspirations. Partout et toujours le peuple a suivi cette voie ; partout et toujours les défenseurs de l’action personnelle, qui croient pouvoir instruire le peuple, ont cherché à le faire dévier de cette voie, la seule sûre. La Révolution ne triomphera que là où il n’y aura pas d’éducateurs de ce genre. Nous répétons donc que ce programme n’est pas un moule nouvellement inventé par nous pour y couler uniformément les actions du peuple ; il est le produit de ce que le peuple a appris à bien connaître, de ce que ses instincts et ses idéaux lui ont dicté ; il est la négation de toute tutelle, de toute direction imposée au peuple.
Révolutionnaires russes ! Groupons-nous et créons cette force grandiose ; elle ne dégénérera pas en société bourgeoise, elle ne le pourra pas, parce que nous sommes tous des travailleurs et non des seigneurs ; parce que notre but est l’émancipation du peuple ; et parce que parmi nous il n’y a ni ambitieux ni oisif...
« En un mot, nous repoussons toute législation, toute autorité et toute influence privilégiée, patentée, officielle et légale, même sortie du suffrage universel, convaincus qu’elles ne pourront jamais tourner qu’au profit d’une minorité dominante et exploitante, contre les intérêts de l’immense majorité asservie.
Voilà dans quel sens nous sommes réellement des anarchistes. »
Page 332.
RÉFÉRENCES
Les textes ont été assemblés à partir des ouvrages suivants :
— Archives Bakounine, ou Œuvres complètes, établies par Lehning, vol. I à IV et VI à VII (1961–1982), désignées par LI, L2, etc.
- Œuvres, établies par Max Nettlau puis James Guillaume (1895–1913), vol. I, II et VI, désignées par 01, 02, 06.
- Le Socialisme libertaire, textes établis par Fernand Rude, désigné par SL
- Ni dieu ni maître, Anthologie de l’anarchisme, par Daniel Guérin, désigné par Guérin.
- Narodnoe Dielo (La Cause du peuple), désigné par IISG.
- La Liberté, choix de textes de François Munoz, désigné par Munoz.
- Œuvres Complètes, CD-Rom, IISG, Amsterdam, 2000. Désigné par Œuvres Complètes.
Les références des textes reproduits sont ainsi abrégées :
EKG : L’empire knouto-germanique et la révolution sociale, dont un « Manuscrit de 25 pages » (Man. 25 p.) et un « Ecrit contre Marx » (ECM), (1871).
FS AT : Fédéralisme, socialisme et anti-théologisme (1867).
CP : La Commune de Paris et la notion de l’Etat, ou Préambule à L’empire knouto-germanique (1871).
CPH : Considérations philosophiques sur le fantôme divin, sur le monde réel et sur l’homme, ou Appendice à L’empire knouto-germanique (1871).
EA : Etatisme et anarchie (1873) (R).
RIM : Réponse d’un International à Mazzini (1871).
LE : Les endormeurs (1869).
II : L’instruction intégrale (1869).
CAI : Circulaire à mes amis d’Italie (1871).
ACIL : Aux compagnons de l’Association internationale du Locle et de La Chaux-de-Fonds, ou Lettres sur le patriotisme (1869).
ARM : L’alliance révolutionnaire mondiale de la démocratie sociale. Section russe. A la jeunesse russe (1870) (R).
PI : Politique de l’internationale (1869).
PA : Protestation de l’Alliance (1871).
LF : Lettres à un Français, dont un discours au congrès de Berne de 1868. (1870).
OBO : Les ours de Berne et l’ours de Saint-Pétersbourg (1870).
LFAE : Lettre aux frères de l’Alliance en Espagne (1872).
IU : Les intrigues de Monsieur Online (1870), (R).
DGG : La double grève de Genève ( 1869).
PFI : Programmes de la Fraternité Internationale (de 1865 à 1872). RCH : Rapport de la commission sur la question de l’héritage (1869). PSSZ : Programme de la section slave de Zürich (1872), (R).
LLB : Lettre au journal La Liberté de Bruxelles (1872).
SQVR : La Science et la question vitale de la révolution (1870), (R).
ACFJ : Aux compagnons de la fédération jurassienne (1872).
AFRS : article français destiné à La Révolution Sociale (1872).
LLN : Lettre à Lodovico Nabruzzi (1872).
RA : Rapport sur l’Alliance (1871).
PSRI : Programme de la Société révolutionnaire internationale (1871), intitulé par erreur chez Maximov et Munoz « Programme de l’Alliance de la révolution internationale ». ; Ce texte, écrit en français, fut publié en russe dans Anarchicheskij Vestnik (Le Courrier anarchiste), à Berlin, vol V-VI, novembre 1923, pp 38–41, et VII, mai 1924, pp 38–41. Max Nettlau le croyait de 1871, sans en être certain, et Kropotkine, qui le lui avait transmis, le datait des années 1864 ou 65, mais le CD-Rom de l’IIHS d’Amsterdam le date de 1868 et en donne en outre le manuscrit original photocopié.
NP : Notre programme (R), (1868). Œuvres Complètes, 68009.
ACE : L’Allemagne et le Communisme d’Etat (1872).
ARR : Aux révolutionnaires russes (R), (1872).
Nota : (R) signifie que l’original est en russe ; tous les autres textes ont été écrits en français. La Circulaire à mes amis d’Italie a été retraduite à partir d’une version italienne par James Guillaume, le manuscrit original ayant été perdu.
Index des principaux contemporains et de quelques autres
Alexandre II (1818–81) : 20 ; 338.
Babeuf, Gracchus, (1760–97) : 168 ; 220.
Bakounine, Alexandre (1767 ou 68–1854), père de Michel : 18.
Bebel, August (1840–1913), tourneur et socialiste allemand : 226.
Bielinski, Vissarion (1811–48), ami de Bakounine : 18 ; 19.
Bismarck, Otto (1815–98) : 183 ; 206 ; 310 ; 312 ; 317 ; 318 ; 319 ; 320 ; 323 ; 327.
Blanc, Louis (1811–32), socialiste français : 220 ; 222 ; 223.
Buonarotti, Philippe (1761–1837), ami de Babeuf : 220.
Cabet, Etienne (1788–1856), socialiste français : 220 ; 222 ; 223.
Cafiero, Carlo (1846–92), ami de Bakounine : 21 ; 320 ; 367.
Cavaignac, Louis (1802–57) : 316.
Cavour, Camillo (1810–61) : ministre du roi d’Italie : 183.
Comte, Auguste (1798–1857) : 14 ; 50 ; 51 ; 55 ; 79 ; 222 ; 366.
Considérant, Victor (1808–93), socialiste français : 221.
Darwin, Charles (1809–82) : 130 ; 310.
Delescluze, Charles (1809–71), dirigeant de la Commune : 333.
Duncker, Franz (1822–88) : 246 ; 370.
Enfantin, Barthélémy, dit Le Père Enfantin (1796–1864) : 221.
Engels, Friedrich (1820–95) : 3 ; 9 ; 19 ; 226 ; 230 ; 314 ; 320 ; 365.
Fanelli, Giuseppe (1827–77) : ami de Bakounine : 20.
Favre, Jules (1809–80), membre du gouvernement français en 1870}:325.
Feuerbach, Ludwig (1804–72) : 9 ; 65 ; 365;366.
Fichte, Johann Gottlieb (1762–1814) : 18 ; 36.
Fourier, Charles (1772–1837) : 221.
Gambetta, Léon (1838–82) : 323 ; 328 ; 329 ; 330 ; 333.
Gambuzzi, Carlo (1837–1902), ami de Bakounine : 370.
Garibaldi, Giuseppe (1807–82) : 20 ; 365.
Goethe, Johann Wolfgang (1749–1832) : 48.
Guillaume, James (1844–1916), ami et éditeur de Bakounine : 20 ; 21.
Guillaume 1er de Prusse (1797–1888) : 143.
Haynau, Julius (1786–1853), général autrichien : 316.
Hegel, Friedrich (1770–1831) : 35 ; 36 ; 51 ; 365 ; 366 ; 373.
Herwegh, Georg (1817–75), poète et révolutionnaire allemand : 19.
Herzen, Alexandre (1812–70) : 18 ; 19 ; 20 ; 21 ; 369.
Hirsch, Max (1832–1905) : 246 ; 370.
Kant, Emmanuel (1724–1804):36 ; 181.
Kwiatowska, Antonia (1839–87), épouse de Bakounine : 20 ; 21 ; 370.
Lassalle, Ferdinand (1825–64) : 228 ; 229 ; 230 ; 247 ; 369.
Liebknecht, Wilhelm (1826–1900), socialiste allemand : 226.
Malthus, Thomas (1766–1834) économiste anglais : 9.
Marx, Karl (1818–83) : 7 ; 9 ; 10 ; 13 ; 19;39;158;199;226 ; 229;230;310;312;313 ; 31 ; 314 ; 315 ; 316 ; 317 ; 319 ; 320 ; 321 ; 365 ; 366 ; 367 ; 370 ; 371 ; 372 ; 373.
Mazzini, Giuseppe (1805–72) : 7 ; 20 ; 21 ; 41 ; 43 ; 45 ; 304 ; 365.
Moltke, Helmuth von (1800–91) : maréchal prussien : 317.
Mouraviev (1796–1866), général russe : 183.
Napoléon 1er (1769–1821) : 167.
Napoléon III (1808–73) : 143 ; 183 ; 206 ; 316.
Netchaïev, Serge (1847–82), révolutionnaire nihiliste russe : 15 ; 21 ; 373.
Nicolas 1er (1796–1855), tsar : 19 ; 20.
Ogarev, Nicolas (1813–77), ami de Herzen et de Bakounine : 20.
Palmerston, Henry (1784–1865), premier ministre anglais : 183.
Proudhon, Pierre-Joseph (1809–65) : 9 ; 10 ; 19 ; 20 ; 40 ; 179 ; 202 ; 222 ; 223 ; 302 ; 365 ; 367 à 370.
Quételet, Adolphe (1796–1874), savant belge : 82.
Radetsky, Josef (1766–1858), général autrichien : 316.
Reichel, Adolf (1817–96), musicien allemand, ami de Bakounine : 19.
Reichel, Mathilde, sœur aînée du précédent, amie de Bakounine : 22 ; 370.
Rousseau, Jean-Jacques (1712–78) : 18 ; 71 ; 128 ; 181 ; 224.
Ruge, Arnold (1802–80), éditeur des Annales franco-allemandes : 19.
Saint-Simon, Claude (1760–1825) : 221.
Sand, George (1804–76) : 19 ; 370.
Schelling, Friedrich (1775–1854) : 36.
Schulze-Delitzsch, Franz-Hermann (1808–83) : 228 ; 246 ; 247 ; 370.
Stankevitch, Nicolas (1813–40) écrivain et philosophe russe : 18.
Stimer, Max (1806–56) : 365 ; 366 ; 367.
Thiers, Adolphe (1797–1877) : 44 ; 322 ; 328 ; 331.
Tourgueniev, Ivan (1818–83) : 19.
Varlin, Eugène (1839–71) : 333 ; 337.
Vogt, Adolf (1823–1907), ami de Bakounine : 19 ; 20 ; 21.
Wagner, Richard (1813–83) : 19 ; 47.
Bibliographie
De Bakounine :
De la guerre à la Commune. Anthropos, 1972.
Le Socialisme Libertaire. Denoël-Gontier, coll. Médiations, 1973.
Confession, Rieder, 1932 ; PUF, 1974, L’Harmattan 2001 ; Le Passager Clandestin, 2013.
Archives Bakounine : sous la direction d’Arthur Lehning, E.J. Brill (Leyde, Pays-Bas), 1961–1982 ; repris par Champ Libre/Ivrea sous le titre « Œuvres Complètes », 8 vol, 1973–1982.
Marx Bakounine : Socialisme autoritaire ou libertaire. 2 vol., 10/18, 1975.
Œuvres. 2 vol., Stock, 1980.
Dieu et l’Etat. Les Mille et une nuits, 1996.
Le Sentiment sacré de la révolte, Textes rares et méconnus. Présentés par E. Lesourd, Les Nuits rouges, 2003.
Dans les Griffes de l’Ours ! Lettres de prison et de déportation 1849–1861, Les Nuits rouges, 2010.
Œuvres Complètes, CD-Rom de l’I.I.S.G. (Institut international d’histoire sociale) comprenant tous les écrits et toute la correspondance de Bakounine, des documents, une iconographie ; Amsterdam, 2000.
Sur Bakounine :
H.E. Kaminski, Bakounine, la vie d’un révolutionnaire. Denoël, 1938 ;
Bélibaste, 1971 ; La Table Ronde, 2017.
Fritz Brupbacher, Bakounine ou le démon de la révolte. Editions du Cercle, 1971.
Michael Confino, Violence dans la violence : Le débat Bakounine-Netchaïev. Maspero, 1973.
Arthur Lehning, Michel Bakounine et les autres. 10/18, 1976 ; Les Nuits rouges, 2013.
Gaston Levai, La Pensée constructive de Bakounine. Spartacus, 1976.
Ouvrage collectif, Combats et débats. Institut d’études slaves, 1979.
Madeleine Grawitz, Michel Bakounine. Plon, 1990 ; Calmann-Lévy, 2000.
Ouvrages généraux :
Daniel Guérin, l’Anarchisme. Gallimard, 1965. nombreuses rééditions.
Daniel Guérin. Ni Dieu ni Maître, Anthologie de l’anarchisme. Editions de Delphes, 1966 ; Maspero, 1970, 4 vol ; La Découverte, 2000 et 2012.
Max Nettlau, Histoire de l’Anarchie. Ed. du Cercle, 1971 ; réédition Laville, 2011.
Franz Mehring, Karl Marx, Histoire de sa vie. Ed. Sociales, 1983 ; Syllepse, 2018.
Claude Harmel (et Alain Sergent), Histoire de l’Anarchie, des origines à 1880. Champ Libre/Ivrea, 1984.
James Guillaume, L’lntemationale, documents et souvenirs. 2 vol., Champ Libre/Ivrea, 1985.
Un blog est consacré à Bakounine : <atelierdecreationlibertaire.com/blogs/bakounine>, où on trouve de précieuses contributions de son animateur, Jean-Christophe Angaut, et de nombreuses sources.
[1] Bakounine, comme tous les philosophes de sa génération (Stimer, Marx, Feuerbach, Engels, et même Proudhon), a dû effectuer un « affrontement critique » avec la pensée de Hegel. Son Premier écrit d’importance, La Réaction en Allemagne, est un brillant essai pénétré de la philosophie du maître, et qui, en même temps, secouait le joug qu’elle faisait peser sur l’époque. Comme chez Marx, l’influence de Hegel ne disparut jamais totalement de la pensée de Bakounine. En 1893, Engels disait encore qu’il fallait le respecter, parce qu’«il comprenait Hegel ».
[2] Ce brigand fabuleux forçait les voyageurs à s’étendre sur deux lits de dimensions différentes : les grands sur le petit, les petits sur le grand ; il coupait les pieds des premiers, et étirait les membres des seconds.
[3] Littéralement : « Je crois parce que c’est absurde » (Credo quia absurduni). Dans l’Empire..., Bakounine cite correctement Tertulhen, mais en le paraphrasant ainsi : « Je ne crois pas seulement à l’absurde ; j’y crois précisément et surtout parce qu’il est l’absurde.
[4] La citation exacte de Voltaire est : « Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer. » Elle est extraite de l’épître CIV en vers, intitulée A l’auteur du « Livre des Trois Imposteurs », de 1769.
[5] Le patriote italien Giuseppe Mazzini fut, avec Garibaldi, la figure de proue du Risorgimento. Il organisera tout au long de sa vie diverses conspirations, contre la domination autrichienne d’abord, puis contre le royaume d’Italie constitué par le Piémont en 1861 ensuite. Déiste, républicain, il fut, dès 1848, un adversaire du socialisme, et Proudhon lui-même le critiqua amèrement. Mazzini entretint des contacts avec l’internationale, mais rompit avec elle après la Commune de Paris, repoussant toute idée de socialisme et d’athéisme. Bakounine lui répondit dans ses écrits Circulaire à mes amis d’Italie et Réponse d’un international à Mazzini. L’énergie qu’il consacra à combattre les idées de ce démocrate bourgeois révélait peut-être de sa part quelques illusions sur les potentialités socialistes du mouvement national italien (qui prit parfois, il est vrai, des allures révolutionnaires). Dans une lettre au journal La Liberté de Bruxelles, Bakounine dit enfin : « L’exemple de Mazzini, qui, malgré toute sa rigidité républicaine, a passé toute sa vie en transactions avec la monarchie, et qui, avec tout son génie, a fini par en être la dupe, cet exemple ne doit pas être perdu pour nous. »
[5] Le patriote italien Giuseppe Mazzini fut, avec Garibaldi, la figure de proue du Risorgimento. Il organisera tout au long de sa vie diverses conspirations, contre la domination autrichienne d’abord, puis contre le royaume d’Italie constitué par le Piémont en 1861 ensuite. Déiste, républicain, il fut, dès 1848, un adversaire du socialisme, et Proudhon lui-même le critiqua amèrement. Mazzini entretint des contacts avec l’internationale, mais rompit avec elle après la Commune de Paris, repoussant toute idée de socialisme et d’athéisme. Bakounine lui répondit dans ses écrits Circulaire à mes amis d’Italie et Réponse d’un international à Mazzini. L’énergie qu’il consacra à combattre les idées de ce démocrate bourgeois révélait peut-être de sa part quelques illusions sur les potentialités socialistes du mouvement national italien (qui prit parfois, il est vrai, des allures révolutionnaires). Dans une lettre au journal La Liberté de Bruxelles, Bakounine dit enfin : « L’exemple de Mazzini, qui, malgré toute sa rigidité républicaine, a passé toute sa vie en transactions avec la monarchie, et qui, avec tout son génie, a fini par en être la dupe, cet exemple ne doit pas être perdu pour nous. »
[6] Entendons le droit positif, ou bourgeois.
[7] Admirateur de Bonald et de Maistre, et collaborateur de Saint-Simon, Auguste Comte voulait concilier « l’ordre et le progrès » : la tradition sociale — moins la théologie qu’il jugeait dépassée — et la science. La politique, selon lui, devait être appréhendée comme « une science positive et physique » permettant d’organiser rationnellement la société. Il est d’ailleurs l’inventeur du mot de sociologie. En fait, sa doctrine du positivisme ne prit la forme d’une religion de la science qu’après sa mort, sous l’influence de certains de ses disciples, dont Littré, qui la firent évoluer vers le scientisme. Comme beaucoup de socialistes, Bakounine s’est mépris sur les incidences émancipatrices et sociales des théories de Comte. En février 1870, une Société des prolétaires positivistes de Paris demanda son adhésion à l’AIT. C’est sur la question de l’idéalisme et de la religion que Bakounine se démarqua définitivement de Comte et des positivistes. Dans un texte intitulé La Science et le peuple, il écrit : « Comte (...) n’a pas su porter le coup mortel à l’idéalisme. (...) De plus, les positivistes français n’éprouvent nullement le besoin de faire partager aux masses ignorantes leur incroyance. Us sont des aristocrates de l’intelligentsia, des prêtres de la science. » (Narodnoe Dielo, 1er septembre 1868) Page 65.
[8] Les prises de position critiques de Feuerbach sur la religion (« foi aveugle qui dresse les hommes les uns contre les autres ») lui valurent d’être chassé de l’université, qu’il ne réintégrera qu’en 1848. Disciple de Hegel, il rejetait néanmoins son idéalisme : « La doctrine hégélienne, selon laquelle la réalité est posée par l’idée, n’est que l’expression rationnelle de la doctrine théologique, selon laquelle la nature est créée par Dieu. » Professant dans son Essence du christianisme (1841) qu’au contraire, l’idée est engendrée par la réalité et que la religion est le produit de l’homme, il fut le maître à penser des « jeunes-hégéliens », dont Marx et Engels qui critiquaient cependant son matérialisme trop mécaniste. Bakounine entreprit en 1844 un Exposé et développement des idées de L.F., qui ne nous est pas parvenu. En 1873, il écrivait dans Etatisme et anarchie que Feuerbach « poussa la suite logique (de Hegel) jusqu’à la négation non seulement du monde divin, mais de la métaphysique elle-même ». Page 68.
[9] Ce texte, empreint de germanophobie, est évidemment inspiré par la guerre de 1870. Voir note de la page 311. Page 70.
[9] Ce texte, empreint de germanophobie, est évidemment inspiré par la guerre de 1870. Voir note de la page 311. Page 70.
[10] Pour interdire à Balaam de quitter sa maison, lahvé fit paraître un ange, l’épée à la main, devant l’ânesse qui tirait son attelage. Comme la pauvre bête se couchait de frayeur, Balaam la battit Mais Dieu ouvrit la bouche de l’animal, qui dit alors à son maître toute l’injustice de ce traitement Page 112.
[10] Pour interdire à Balaam de quitter sa maison, lahvé fit paraître un ange, l’épée à la main, devant l’ânesse qui tirait son attelage. Comme la pauvre bête se couchait de frayeur, Balaam la battit Mais Dieu ouvrit la bouche de l’animal, qui dit alors à son maître toute l’injustice de ce traitement Page 112.
[11] On mesure dans ce passage tout ce qui sépare Bakounine du pionnier de l’anarchisme Max Stirner, que, dans toute son œuvre, il ne cite qu’une seule fois, dans Etatisme et anarchie. Dans la 2esection de l’Unique et sa propriété) Stirner affirmait qu’«un peuple ne peut être libre autrement qu’aux dépens de l’individu, car, dans cette liberté, ce n’est pas ce dernier, mais le peuple qui est l’essentiel. Plus libre est peuple, et plus lié l’individu : c’est ainsi précisément à son époque de plus grande liberté que le peuple athénien a institué l’ostracisme, banni les athées et empoisonné son penseur le plus pur. » Ce raisonnement prend le contrepied des thèses socialistes qui affirment la primauté du collectif sur l’individuel. Elle est absolue chez Marx, mais relative chez les anarchistes. Toutefois, ni Proudhon ni Bakounine ne pousseront leur défense de la liberté individuelle aussi loin que Stirner qui voyait dans les cultes de l’Humanité ou du Droit des abstractions grosses d’oppression à l’encontre des individus réels. Par la suite, la traduction tardive de l’Unique..., à la fin du XIXe siècle, renforcera la tendance individualiste dans le mouvement libertaire français. Page 152.
[12] Dans le Manifeste, Marx et Engels écrivaient que « la concurrence précipite constamment les individus de cette classe [la petite-bourgeoisie] dans le prolétariat. Qui plus est, avec le développement de la grande industrie, ils voient approcher le moment où ils perdront toute autonomie dans la société moderne et seront remplacés dans la commerce, la manufacture et l’agriculture par des contremaîtres et des domestiques » (Marx, Economie I, Pléiade, p. 185). Page 161.
[12] Dans le Manifeste, Marx et Engels écrivaient que « la concurrence précipite constamment les individus de cette classe [la petite-bourgeoisie] dans le prolétariat. Qui plus est, avec le développement de la grande industrie, ils voient approcher le moment où ils perdront toute autonomie dans la société moderne et seront remplacés dans la commerce, la manufacture et l’agriculture par des contremaîtres et des domestiques » (Marx, Economie I, Pléiade, p. 185). Page 161.
[12] Dans le Manifeste, Marx et Engels écrivaient que « la concurrence précipite constamment les individus de cette classe [la petite-bourgeoisie] dans le prolétariat. Qui plus est, avec le développement de la grande industrie, ils voient approcher le moment où ils perdront toute autonomie dans la société moderne et seront remplacés dans la commerce, la manufacture et l’agriculture par des contremaîtres et des domestiques » (Marx, Economie I, Pléiade, p. 185). Page 161.
[13] Les diverses allusions que, dans ses textes, Bakounine fait aux philosophies indiennes montrent qu’il en avait au moins une connaissance sommaire. En tout cas, cette phrase est quasiment la définition du karma. Page 164.
[14] Voir les notes des pages 245/246. Page 174.
[18] Proudhon prônait un ensemble de coopératives mutuellistes, concurrentes entre elles mais associées au sein d’une fédération industrielle. Le même système devait être appliqué à l’agriculture avec cependant une survivance de petites propriétés individuelles. Au plan international, une « confédération mutuelliste » devait regrouper en « un marché commun socialisé des groupes de sociétés nationales ». Dans ce cadre, les produits devaient être échangés en raison exacte du temps de travail qu’ils auraient coûté, instituant ainsi « une juste proportion entre l’offre et la demande ». Bakounine rencontra à plusieurs reprises le penseur bisontin à Paris dans les années 1840, puis 1860. Bien que tenant son œuvre et surtout sa personne en haute estime, il ne se priva pas de le critiquer souvent, et ses partisans encore plus. Ainsi, au congrès de Bâle, en 1869, où il s’en prit aux disciples du maître qui s’opposaient au collectivisme au nom de la propriété individuelle. Dans Etatisme et anarchie, il écrivait que « Proudhon est resté un idéaliste et un métaphysicien. Son point de départ est la notion abstraite du droit ; il va du droit au fait économique, tandis que Marx, contrairement à lui, a démontré (...) que le fait économique a toujours précédé le droit politique et juridique ». Dans sa Misère de la philosophie, ce dernier avait férocement — et parfois injustement — démonté les idées du promoteur de la Banque du peuple. D lui reprochait de ne pas tenir compte de la loi de la valeur d’échange, et, au bout du compte, de prôner l’échange au même prix de deux articles équivalents, même si l’un, par le fait d’un progrès technique, avait coûté moins de temps que son concurrent pour le produire. Il résumait l’œuvre de Proudhon — dont il s’inspira pourtant- comme celle d’un « honnête homme qui voudrait que les marchandises se produisissent dans des proportions telles qu’elles pussent se vendre à un prix honnête ». Page 226.
[18] Proudhon prônait un ensemble de coopératives mutuellistes, concurrentes entre elles mais associées au sein d’une fédération industrielle. Le même système devait être appliqué à l’agriculture avec cependant une survivance de petites propriétés individuelles. Au plan international, une « confédération mutuelliste » devait regrouper en « un marché commun socialisé des groupes de sociétés nationales ». Dans ce cadre, les produits devaient être échangés en raison exacte du temps de travail qu’ils auraient coûté, instituant ainsi « une juste proportion entre l’offre et la demande ». Bakounine rencontra à plusieurs reprises le penseur bisontin à Paris dans les années 1840, puis 1860. Bien que tenant son œuvre et surtout sa personne en haute estime, il ne se priva pas de le critiquer souvent, et ses partisans encore plus. Ainsi, au congrès de Bâle, en 1869, où il s’en prit aux disciples du maître qui s’opposaient au collectivisme au nom de la propriété individuelle. Dans Etatisme et anarchie, il écrivait que « Proudhon est resté un idéaliste et un métaphysicien. Son point de départ est la notion abstraite du droit ; il va du droit au fait économique, tandis que Marx, contrairement à lui, a démontré (...) que le fait économique a toujours précédé le droit politique et juridique ». Dans sa Misère de la philosophie, ce dernier avait férocement — et parfois injustement — démonté les idées du promoteur de la Banque du peuple. D lui reprochait de ne pas tenir compte de la loi de la valeur d’échange, et, au bout du compte, de prôner l’échange au même prix de deux articles équivalents, même si l’un, par le fait d’un progrès technique, avait coûté moins de temps que son concurrent pour le produire. Il résumait l’œuvre de Proudhon — dont il s’inspira pourtant- comme celle d’un « honnête homme qui voudrait que les marchandises se produisissent dans des proportions telles qu’elles pussent se vendre à un prix honnête ». Page 226.
[19] Le Parti social-démocrate (que Bakounine appelle souvent « de la démocratie socialiste ») -en allemand : Sozialdemokratische Arbeiter Partei-, est le résultat de la fusion à Eisenach, en août 1869, de la Volkspartei (Parti du peuple), fondée en 1865, dont Bebel et Liebknecht étaient membres ; du Verband Deutscher Arbeiter Vereine (Ligue des associations ouvrières allemandes, présidée par Bebel), qui adhéra au programme de l’AIT en septembre 1868 ; et d’une fraction de l’Agemeine Deutsche Arbeiter Verein (Association générale des ouvriers Allemands), première grande organisation ouvrière d’Europe, font par Ferdinand Lassalle en 1863.
[20] Comme la majorité des hommes du XIXe siècle, Bakounine était antisémite, beaucoup moins que Proudhon, mais plus que le petit-fils de rabbin Karl Marx, dont le texte célèbre la Question juive pourrait, publié aujourd’hui sous un autre nom, encourir les rigueurs des lois antiracistes. Cependant, cet antisémitisme est avant tout de circonstance : il se manifeste surtout lorsqu’il est attaqué, et on sait qu’il le fut souvent injustement par Marx et son entourage, en partie d’origine juive, ainsi que par d’autres, pas forcément partisans de Marx, mais que Bakounine traitait comme tels : Lassalle, Moses Hess. Le texte où il se révèle le plus sur le sujet est sa lettre Aux compagnons de la Fédération jurassienne (restée inédite jusqu’en 1965) dans laquelle, après avoir rendu hommage aux « grandes intelligences » — dont Marx — de « l’une des [races] les plus intelligentes de la terre », il s’en prend au « menu fretin [de la] foule innombrable des petits juifs, banquiers, usuriers, industriels, commerçants, littérateurs, journalistes, politiciens, socialistes et spéculateurs toujours ». Pour lui, « le Juif est bourgeois, c’est-à-dire exploiteur par excellence ». Il précise tout de même que, comme toute nation, « elle est le produit fatal de l’histoire [et] qu’il est nécessaire de bien l’étudier pour se rendre compte de ce qu’elle peut nous apporter soit de malfaisant, soit d’utile, et pour savoir comment nous devons nous préserver de l’un et profiter de l’autre » ; que sa « puissance a été créée par plus de vingt-cinq siècles de persécutions » et que « la liberté la plus large seule pourra la dissoudre ». En 1869, accablé de calomnies par les marxistes, Bakounine envisagea d’écrire une étude sur les Juifs allemands, mais son ami et compatriote Alexandre Herzen sut l’en dissuader. Page 228.
[22] Les Equitables Pionniers de Rochdale avaient formé en 1844 une coopérative d’achat en Angleterre dans le but de fonder plus tard une coopérative intégrale suivant le système imaginé par l’industriel socialiste Robert Owen (1771–1858). Les sociétés locales clientes se répartissaient entre elles, à la fin de chaque année, les bénéfices réalisés, au prorata de leurs achats. Ce mouvement des coopératives, qui se répandit dans toute l’Europe, fut applaudi par la presse conservatrice qui y voyait une alternative au socialisme. Aussi sceptique que Bakounine sur la valeur révolutionnaire des coopératives et des mutuelles, Marx était conduit à reconnaître parfois — tout comme le leader de l’Alliance de la démocratie socialiste — la valeur de propagande et d’exemple qu’elles pouvaient constituer. Dans le 18-Bnirnaire..., il écrivait que par ces « expériences doctrinaires », le « prolétariat renonce à transformer le vieux monde à l’aide des grands moyens qui lui sont propres, mais cherche tout au contraire à réaliser son affranchissement, pour ainsi dire, derrière le dos de la société, de façon privée, dans les limites restreintes de ses conditions d’existence et, par conséquent, échoue nécessairement ». Page 246.
[23] Leader du Parti du progrès, l’économiste Schulze-Delitzsch voulait créer une classe moyenne. H organisa des coopératives de consommation et d’achats de matières premières, sur le modèle de celle de Rochdale. Hirsch et Duncker étaient des syndicalistes, partisans de « l’harmonie des classes », qui voulaient acclimater en Allemagne les trade-unions. Page 291.
[23] Leader du Parti du progrès, l’économiste Schulze-Delitzsch voulait créer une classe moyenne. H organisa des coopératives de consommation et d’achats de matières premières, sur le modèle de celle de Rochdale. Hirsch et Duncker étaient des syndicalistes, partisans de « l’harmonie des classes », qui voulaient acclimater en Allemagne les trade-unions. Page 291.
[24] Bien qu’il eût, dans le Manifeste, réclamé « l’abolition de l’héritage », Marx s’opposa à ce mot d’ordre au congrès de Bâle de l’AIT, en 1869. Avec ses partisans, il représenta aux bakouninistes qu’une fois la propriété collective instaurée, il n’y aurait plus rien à hériter, les accusant de se faire des illusions sur la valeur opératoire de ce mot d’ordre. Dans ce débat sur l’héritage, conséquence natu-relie ou cause possible de la révolution sociale, Bakounine l’emporta... Page 294.
[28] Dans les premières années de sa carrière, Bakounine eut quelques penchants pour le panslavisme, qu’il voulait révolutionnaire. Dans un entretien rapporté par Léopold Sacher-Masoch, qui le rencontra en 1848–49, il précisait cependant qu’«une union des peuples slaves se perdant dans la mer russe, au sens de Pouchkine, ne paraîtrait désirable ni aux Tchèques, ni aux Serbes, ni aux Croates, et elle serait énergiquement refusée par les Polonais. C’est précisément pour cela que le gouvernement autocratique du tsar doit tomber. La seule forme de gouvernement capable de satisfaire toutes les parties, c’est une grande et libre fédération slave, sur le modèle des Etats-Unis de l’Amérique, et qui comprendrait les Hongrois et les Roumains » (in A. Lehning, Michel Bakounine et les autres). Ses ennemis utiliseront ce panslavisme de jeunesse contre lui, bien après qu’il eut répudié cette position en 1863 et soutenu les luttes des Polonais contre la Russie. Bakounine répliqua en accusant Marx de pangermanisme. D reste qu’indépendamment de leurs préjugés nationaux, les deux hommes voulaient utiliser ces mouvements de libération nationale dans un but socialiste, comme un levier, se condamnant du même coup à prendre parfois d’étranges positions et à soutenir ou côtoyer des gens assez éloignés de leur idéal. Page 324.
[29] En 1873, à la suite de l’abdication du roi Amédée 1er, la république fut proclamée, et une insurrection des partisans de don Carlos (ou carlistes) éclata, réprimée au profit d’Alphonse XII.
[30] Après la Commune de Paris, Bakounine accusa Marx et son groupe d’avoir récupéré les idées fédéralistes. Dans la Guerre civile en France, celui-ci écrivait : « L’unité de la nation ne devait pas être brisée, mais au contraire organisée par la Constitution communale ; elle devait devenir une réalité par la destruction du pouvoir d’Etat qui prétendait être l’incarnation de cette unité, mais se voulait indépendant de la nation elle-même, et supérieur à elle, alors qu’il n’en était qu’une excroissance parasitaire. » Dans son Anthologie de l’anarchisme, Guérin cite ce texte comme une illustration de la tendance libertaire de Marx. Toutefois, nombreux sont ceux, tels Lehning, ou Franz Mehring (social-démocrate allemand, biographe de Marx), qui donnent sur ce point raison à Bakounine. C’est aussi l’avis de Maximilien Rubel, éditeur de Marx dans la Pléiade et auteur d’un controversé Marx, critique du marxisme. Peu avant la Révolution d’octobre, Lénine eut aussi, dans son essai sur l’Etat et la révolution, quelques pages « anarchistes » sur la destruction nécessaire de l’Etat. Page 333.
[31] L’ouvrier relieur Eugène Varlin fut un des principaux Internationaux français, correspondant de Bakounine et de Marx, membre de la Commune, fusillé par les Versaillais lors de la semaine sanglante ; le nombre des membres de l’AIT dans la Commune était de plus de quinze, mais certains se rallièrent à la majorité jacobine plutôt que de voter avec la minorité, fédéraliste et anti-autoritaire. Sur l’ensemble du territoire, les ouvriers membres de l’internationale étaient quelques milliers, peut-être, mais très désorganisés par la ré-pression de la fin de J’Empire et la guerre de 1870. Page 344.
[32] Lors du congrès de Bâle (1869), on vota aussi, sans que Bakounine et ses partisans ne le remarquent, une augmentation des pouvoirs du Conseil général, qui devait, trois ans plus tard, permettre à Marx de faire exclure ses adversaires de l’internationale, en les accusant de vouloir y introduire un pouvoir occulte. Lors du congrès de la Fédération jurassienne, à Sonvilliers (novembre 1871), une circulaire, rédigée par James Guillaume mais inspirée par Bakounine, précisait néanmoins que « la société future ne doit être rien autre chose que l’universalisation de l’organisation que l’internationale se sera donnée. Nous devons donc avoir soin de rapprocher le plus possible cette organisation de notre idéal. Comment voudrait-on qu’une société égalitaire et libre sortît d’une organisation autoritaire ? C’est impossible. L’Internationale, embryon de la future société humaine, est tenue d’être dès maintenant l’image fidèle de nos principes de liberté et de fédération, et de rejeter de son sein tout principe tendant à l’autorité, à la dictature. » Plus tard, dans sa lettre Aux compagnons de la Fédération Jurassienne, Bakounine devait poser en principe que « lorsqu’on organise une force, il faut d’abord bien établir son but ; car de la nature de son but dépend essentiellement le mode et la nature même de son organisation. » Dans les Prétendues scissions dans l’internationale Marx et Engels se moquèrent de Bakounine en ces termes : « Comme les couvents du Moyen Age représentaient l’image de la vie céleste, l’internationale doit être l’image de la nouvelle Jérusalem, dont l’Alliance [de la Démocratie socialiste] porte l’embryon dans ses flancs. » Page 345.
[34] Rarement peut-être un homme aura autant prêché l’obligation du travail tout en sacrifiant aussi peu lui-même à la malédiction divine. Ses sœurs, ses amis, ses compagnons ont tous été mis à contribution — parfois sur le gage d’un hypothétique héritage — pour financer Bakounine. Si quelqu’un s’était avisé de lui en faire la remarque, il aurait pu faire valoir que ses activités révolutionnaires relevaient d’un travail social utile, pour lequel il n’avait pas ménagé sa peine. D est vrai qu’il montra aussi de la compréhension pour la fainéantise dans son Catéchisme révolutionnaire -texte daté de 1865 (à ne pas confondre avec le texte homonyme, qui n’est pas de Bakounine ; ni non plus, peut-être, de Serge Netchaïev). Voir l’extrait donné page 292–94. Page 359.
[35] En France, dans les années 1880, les anciens collectivistes et fédéralistes se diront volontiers anarcho-communistes ou communistes-libertaires, tandis que les marxistes du parti de Jules Guesde reprendront alors l’appellation de collectivistes.