Michel Bakounine
Les États, c’est la guerre permanente !
La loi suprême de l’État, c’est la conservation quand même de l’État ; et comme tous les États, depuis qu’il en existe sur la terre, sont condamnés à une lutte perpétuelle : lutte contre leurs propres populations qu’ils oppriment et qu’ils ruinent, lutte contre tous les États étrangers, dont chacun n’est puissant qu’à condition que l’autre soit faible ; et comme ils ne peuvent se conserver dans cette lutte qu’en augmentant chaque jour leur puissance, tant à l’intérieur, contre leurs propres sujets, qu’à l’extérieur, contre les puissances voisines, – il en résulte que la loi suprême de l’État, c’est l’augmentation de sa puissance au détriment de la liberté intérieure et de la justice extérieure.
Telle est dans sa franche réalité l’unique morale, l’unique fin de l’État. Il n’adore Dieu lui-même qu’autant qu’il est son Dieu exclusif, la sanction de sa puissance et de ce qu’il appelle son droit, c’est-à-dire son droit d’être quand même et de s’étendre toujours au détriment de tous les autres États. Tout ce qui sert à cette fin est méritoire, légitime, vertueux. Tout ce qui lui nuit est criminel. La morale de l’État est donc le renversement de la justice humaine, de la morale humaine. Cette morale transcendante, extra-humaine et par là-même anti-humaine des États n’est pas le fruit de la seule corruption des hommes qui en remplissent les fonctions. On pourrait dire plutôt que la corruption de ces hommes est la conséquence naturelle, nécessaire de l’institution des États. Cette morale n’est rien que le développement du principe fondamental de l’État, l’expression inévitable d’une nécessité inhérente à l’État. L’État n’est pas autre chose que la négation de l’humanité ; c’est une collectivité restreinte qui veut prendre sa place et veut s’imposer à elle comme une fin suprême, à laquelle tout doit servir, tout doit se soumettre. C’était naturel et facile dans l’antiquité, alors que l’idée même de l’humanité était inconnue, alors que chaque peuple adorait ses dieux exclusivement nationaux et qui lui donnaient droit de vie et de mort sur toutes les autres nations. Le droit humain n’existait alors que pour les citoyens de l’État. Tout ce qui était en dehors de l’État était voué au pillage, au massacre et à l’esclavage.
Il n’en est plus ainsi aujourd’hui. L’idée de l’humanité devient de plus en plus puissante dans le monde civilisé, et même, grâce à l’extension et à la rapidité croissante des communications et grâce à l’influence encore plus matérielle que morale de la civilisation sur les peuples barbares, elle commence à pénétrer déjà dans ces derniers. Cette idée est la puissance invisible du siècle, avec laquelle les puissances du jour, les États, doivent compter. Ils ne peuvent se soumettre à elle de bonne foi, parce que cette soumission de leur part équivaudrait à un suicide, le triomphe de l’humanité ne pouvant se réaliser que par la destruction des États. Mais ils ne peuvent non plus la nier, ni se révolter ouvertement contre elle, parce que, devenue trop puissante aujourd’hui, elle pourrait les tuer. Dans cette alternative pénible, il ne leur reste qu’un parti : c’est l’hypocrisie. Ils se donnent les airs de la respecter, ils ne parlent, ils n’agissent plus qu’en son nom, et ils la violent chaque jour. Il ne faut pas leur en vouloir pour cela. Ils ne peuvent agir autrement, leur position étant devenue telle, qu’ils ne peuvent plus se conserver qu’en mentant. La diplomatie n’a point d’autre mission.
Aussi que voyons-nous ? Toutes les fois qu’un État veut déclarer la guerre à un autre, il commence par lancer un manifeste, adressé non seulement à ses propres sujets, mais au monde entier, et dans lequel, en mettant tout le droit de son propre côté, il s’efforce de prouver qu’il ne respire qu’humanité et amour de la paix, et que, pénétré de ces sentiments généreux et pacifiques, il a souffert longtemps en silence, mais que l’iniquité croissante de son ennemi le force enfin de tirer l’épée du fourreau. Il jure, en même temps, que, dédaigneux de toute conquête matérielle et ne cherchant aucun accroissement de son territoire, il mettra fin à cette guerre aussitôt que sera rétablie la justice. Son antagoniste répond par un manifeste semblable, dans lequel naturellement tout le droit, la justice, l’humanité et tous les sentiments généreux se retrouvent de son propre côté. Ces deux manifestes opposés sont écrits avec la même éloquence, ils respirent la même indignation vertueuse, et l’un est aussi sincère que l’autre : c’est-à-dire que tous les deux mentent effrontément, et il n’y a que les sots qui s’y laissent prendre.
Les hommes avisés, tous ceux qui ont quelque expérience de la politique, ne se donnent même pas la peine de les lire ; mais ils cherchent, par contre, à démêler les intérêts qui poussent les deux adversaires à cette guerre, et à peser leurs forces respectives pour en deviner l’issue. Preuve que les considérations morales n’y entrent pour rien.
Le droit des gens, les traités qui règlent les rapports des États, sont privés de toute sanction morale. Ils sont, dans chaque époque déterminée de l’histoire, l’expression matérielle de l’équilibre résultant de l’antagonisme mutuel des États. Tant qu’il y aura des États, il n’y aura point de paix. Il n’y aura que des trêves plus ou moins longues, des armistices conclus de guerre lasse par ces belligérants éternels, les États ; et, aussitôt qu’un état se sentira assez fort pour rompre cet équilibre à son profit, il ne manquera jamais de le faire. Toute l’histoire est là pour le prouver.