Michel Bakounine
Actuelles inactualités
Ceux qui pensent ou qui s’occupent aujourd’hui en Russie des questions politiques et sociales se divisent en deux catégories : les uns veulent, ou croient vouloir, toutes les réformes, améliorations, affranchissements ou progrès possibles et imaginables en faveur de notre malheureux peuple écrasé, mais cherchent à obtenir tous ces biens par la voie étatique ; ils blâment presque toujours ou vilipendent fréquemment le gouvernement, tel ou tel ministre, voire même le souverain, mais en même temps ils pensent que l’Etat est le meilleur et même l’unique moyen pour le peuple d’atteindre ses buts et de réaliser ses idéaux ; et c’est pour cette raison qu’ils mettent partout et toujours au premier plan la prospérité et la puissance de l’Etat, seul fondement possible, selon eux, du bien du peuple. D’autres au contraire, en sont arrivés à cette conviction que l’Etat, par sa nature et par sa forme est à ranger avec l’Eglise parmi les choses les plus viles et les plus néfastes engendrées par l’ignorance et la servitude historiques de notre peuple, et qu’en général tout Etat, et particulièrement l’Etat panrusse non seulement entrave mais étouffe en germe toute possibilité de bien-être et de liberté des masses populaires. S’appuyant sur cette conviction, ils pensent que pour affranchir notre peuple il faut détruire complètement l’Etat panrusse.
A la première catégorie appartiennent les réformistes-étatistes ; à la seconde les révolutionnaires.
Pour ma part, je suis persuadé que c’est perdre son temps que de causer avec les étatistes, aussi libéraux soient-ils en apparence. Qu’ils soient par nature, en apparence ou en fait, des cœurs sensibles ou généreux, voire des humanitaires, ils sont voués, par une implacable logique, à la bassesse, à la férocité, car aucun Etat, à plus forte raison l’Etat panrusse, ne saurait sans bassesse et sans férocité exister ou résister fût-ce qu’une année. La route que suivent les étatistes les mène directement, sinon à l’abandon de toute activité, du moins à la Muravievshtchinai.
Quant aux révolutionnaires, c’est une autre affaire : on peut et on doit causer avec eux. Mais les révolutionnaires se divisent eux aussi en deux catégories : les doctrinaires et les partisans de l’action pratique et quotidienne.
J’appelle révolutionnaires doctrinaires ceux qui sont venus à la conception révolutionnaire et à la conscience que la révolution est indispensable non par ce que la vie leur a enseigné, mais par ce qu’ils ont lu dans les livres. Chez d’autres, d’esprit moins grave mais par contre plus dramatique ou orgueilleux, la lecture de l’histoire des révolutions passées a échauffé l’imagination juvénile : l’exemple des grands héros de la révolution leur donne envie d’être aussi des héros, ou du moins d’en avoir l’air. Ils rêvent de révolutions violentes dans lesquelles ils seraient loin, cela va sans dire, de jouer le dernier rôle, de combats sur les barricades, de terreur, de décrets sauveurs promulgués par eux ; et eux-mêmes ont le frisson rien qu’à l’idée de ce qu’ils seront terribles. Ces gens-là se divertissent en jouant innocemment à la révolution. Toujours remplis d’orgueil et même de vanité, ils sont au début de leur carrière, relativement sincères ; confondant l’exaltation de la jeunesse avec la chaleur du cœur, la phrase ronflante avec la pensée et prenant l’ardeur du tempérament pour de l’énergie et de la volonté, ils commencent d’ordinaire par croire sérieusement en eux-mêmes. Puis leur enthousiasme s’attiédit, mais le vide de la pensée et l’habitude de l’emphase ne les quittent pas ; et finalement ils deviennent des bateleurs et des phraseurs incorrigibles.
Avec ces gens-là toute discussion est inutile. Ils n’ont que faire de la cause et ne s’intéressent qu’à eux. Tout en parlant sans cesse au nom du peuple, ils ne se sont jamais souciés de lui ni ne veulent rien savoir à son sujet. Pour eux, le peuple n’est qu’un prétexte, un marchepied, un tremplin, une masse insensée et inerte qui attend d’eux et d’eux seuls la vie, la pensée, le bonheur et la liberté. Ils se croient faits pour être dictateurs et pas un instant ils ne doutent que le peuple marchera sous leur houlette comme un vulgaire troupeau. Leur constante fatuité leur fait perdre la tête. Ni les faits ni les événements, aussi importants soient-ils, ne peuvent les empêcher de ne penser qu’à soi ; en toute chose ils ne voient qu’eux. Laissons-les s’admirer tant qu’ils voudront et détournons-nous de ces gens-là.
Il est des doctrinaires plus sérieux : ceux qui sont venus à la conscience révolutionnaire non par fantaisie personnelle ou par orgueil, mais par un effet profond et objectif de la pensée, par une étude sérieuse de l’histoire et de la condition actuelle du peuple. Ceux-là savent et sont capables de vous démontrer on ne peut mieux pourquoi aujourd’hui tout homme digne de ce nom doit être un révolutionnaire. Et, chose étrange ! sachant cela si bien ils deviennent rarement ou au prix de difficultés sans nom de vrais révolutionnaires. Comment l’expliquer ?
Selon moi, l’explication est aisée. Ils ont été amenés à la conscience révolutionnaire non par la vie, mais par la pensée en dépit de leurs conditions d’existence. Comparée à la vie insupportable de millions de gens, la leur est bonne et facile. Même la réalité étatique si dure et si cruelle pour le peuple, les touche d’une façon beaucoup plus amène et plus douce. Leur vie se heurte assez rarement à des circonstances, à des faits de nature à susciter chez l’individu une haine irréductible et un inlassable besoin de détruire. Leur passion révolutionnaire est surtout abstraite, cérébrale, et n’est que rarement sérieuse.
Certes il est pénible et fréquemment insupportable à tout homme intelligent et généreux de vivre dans un monde si vil, si vulgaire, si féroce, et d’être tous les jours témoin du mensonge le plus criant et le plus odieux. Mais à quoi l’individu ne se fait-il pas ? Même le sentiment de révolte s’émousse quand l’ignominie devient une chose chronique et générale. Seule l’humiliation qu’on subit soi-même est mortelle ; quant aux humiliations qui frappent les autres, on peut s’en accoutumer.
Enfin, si on n’en peut plus, on a la ressource d’aller prendre l’air à l’étranger ou de se réfugier dans le temple sacré et éternellement jeune de la science, des arts, de l’amitié, de l’amour ; ou encore de se consacrer à une innocente coopérative ou bien de s’installer confortablement dans sa propre existence.
Quant à la conscience, si elle se révolte ou se refuse à de tels accommodements, on peut la tranquilliser par des arguments dans le genre de ceux-ci :
La réalité n’est vraiment pas belle, mais elle est puissante ; et contre elle, nous ne pouvons rien. Sa puissance ne réside pas dans l’arbitraire d’un tel ou de tel autre, mais dans un ensemble de menus faits ou de phénomènes sociaux, de tendances ou de dispositions d’esprit diverses dont elle est le produit et l’expression la plus complète. Elle est la conséquence fatale de tout ce qui vit et agit dans la société ; ce qui veut dire qu’aucune force individuelle n’est en mesure de la détruire ; et il serait ridicule qu’une ou plusieurs personnes veuillent le tenter. Si telle est la réalité, à savoir qu’elle produit d’elle-même, des tsars tels qu’Alexandre II, des ministres et des hommes d’Etat comme ceux de notre temps, nous devons, que nous le voulions ou non, nous incliner devant l’impérieuse nécessité contre laquelle toute velléité de révolte serait puérile. Si même nous arrivions à supprimer Aleksandr Nikolaevi… avec toute la famille impériale et tous ses fabricants de miracles, ses archanges et ses anges gardiens, d’autres du même acabit, et peut-être pires, ne tarderaient pas à prendre leur place. Ils ne sont pas la maladie, mais ses symptômes, comme un pou sur une tête sale n’est que le résultat de la malpropreté, ou une plaie purulente, l’effet d’une lésion indépendante de cette plaie.