Marta Iniguez de Heredia
Histoire et actualité de l’anarcha-féminisme : Les leçons de l’Espagne
Anarchisme et anarcha-féminisme
Une brève histoire de l’anarcha-féminisme en Espagne
Evaluation critique de l’anarcha-féminisme d’une et pour une perspective militante, mon expérience
Anarcha-féminisme est, finalement une tautologie. L’anarchisme cherche la libération de tous les êtres humains de toutes les sortes d’oppression et un monde sans hiérarchie, où les gens s’organisent librement et autogèrent tous les aspects de la vie et de la société sur la base de l’horizontalité, de l’égalité, de la solidarité et de l’aide mutuelle. Par conséquent, une telle lutte implique nécessairement de travailler à changer les relations hiérarchiques entre les sexes, ce qui revient à dire que l’anarchisme est un type spécifique de féminisme.
L’anarcha-féminisme, compris dans ce sens, soulève plusieurs questions : Est-ce que l’anarcha-féminisme existe réellement ? Est-ce que ce terme contribue d’une quelconque manière à l’anarchisme ? Comment peut-il être utile aujourd’hui ? Que peut-on améliorer ?
Dans ce qui suit, je soutiendrai qu’il existe depuis longtemps un mouvement anarcha- féministe. En particulier, je traiterai de la contribution du mouvement Mujeres Libres, un groupe anarcha-féministe actif durant la guerre civile espagnole, de 1936 à 1939. Bien que de nombreuses anarchistes, y compris au sein de Mujeres Libres, rejetait ce la bel de féministe, considéré comme une idéologie de la bourgeoisie,[1] et bien que je ne me revendique pas moi-même de l’anarcha-féminisme parce que je prétends que l’anarchisme est ce qui décrit le mieux mon féminisme, je pense que l’anarcha-féminisme est utile à la fois comme notion et comme pratique dans les mouvements anarchistes et féministes. En ce qui concerne les premiers, l’anarcha-féminisme peut servir à ‘populariser’ la lutte féministe et des genres, et donc à rendre la pratique anarchiste plus cohérente avec la théorie. En ce qui concerne les derniers, l’anarcha-féminisme peut contribuer à d’autres critiques et luttes féministes contre l’oppression des genres.
L’Espagne offre un bon terrain d’études sur l’histoire et la pertinence de l’anarcha-féminisme. Elle a connu trois périodes de prise de conscience intense quand au genre, à la fois au sein du mouvement anarchiste dominé par les hommes, et dans la société en général. Durant la première période, à la fin du dix-neuvième siècle, les anarchistes ont développé une critique du patriarcat, bien que celle-ci fut souvent reléguée aux périphéries du mouvement anarchiste. La seconde période, qui couvre le début du vingtième siècle, peut être considéré comme la naissance et l’apogée du mouvement anarcha-féministe. Ce fut à ce moment que les Mujeres Libres furent actives. Enfin, la troisième période, post-dictatoriale jusqu’à nos jours, révèle une disposition au sein du mouvement anarchiste de relativiser l’importance de combattre l’oppression de genre ici et maintenant. Cette tendance souligne l’importance permanente de l’anarcha-féminisme.
Durant les deux premières périodes, les anarchistes appelaient cela la ‘question de la femme’ alors qu’aujourd’hui, ils parlent d’oppression de genre et de patriarcat.[2] Bien que le langage a changé au cours du temps, ces trois périodes partagent trois thèmes :une critique de la restriction du rôle des femmes dans la société à celui de reproduction ; une critique de la position de seconde classe des femmes dans la société en général et au sein du mouvement anarchiste ; et, le plus important, une stratégie d’encouragement des femmes à participer pleinement aux luttes anarchistes. Mujeres Libres appelait ce processus « capacitación », j’y reviendrai plus tard.[3]
La Capacitación faisait partie d’un processus que j’appellerai ‘intégration du genre’. L’intégration signifie littéralement incorporer quelque chose ou quelqu’un dans le ‘courant dominant’.[4] Ce courant dominant, dans l’anarchisme, n’a rien de conventionnel ou de conservateur, mais représente plutôt la lutte contre le capitalisme et l’état. Une lutte destinée à mettre fin à toutes les formes d’oppressions, incluant le racisme, l’homophobie et la patriarcat. Donc, dans ce contexte, intégrer le genre signifie mener la main dans la main, le combat contre l’oppression de genre et contre le capitalisme et l’état. Cela peut paraître maladroit d’utiliser le terme ‘intégration de genre’ dans ce contexte, considérant son utilisation par les libéraux, les réformistes et les conservateurs dans les couloirs des Nations-Unies.[5] Le terme, cependant, a été popularisé par les critiques féministes de la politique de l’ONU depuis le milieu des années 1970, demandant que l’oppression de genre soit plus centrale dans les politiques de l’organisation et que les femmes soient encouragées à participer au travail contre les inégalités de genre.[6] Si nous comprenons l’intégration de genre en ce sens, le terme est utile pour comprendre les revendications des anarcha-féministes.
Cet article essaie de contribuer à la fois à la somme relativement modeste de la littérature sur l’anarcha-féminisme et à la littérature anarchiste et féministe, plus généralement. Par exemple, le Free Women of Spain de Ackelsberger, une étude novatrice publiée en 1991, ne mentionne pas l’anarcha-féminisme, pas même dans sa tentative d’analyser l’héritage de Mujeres Libres vis à vis de l’anarchisme contemporain.[7] Des années plus tard, elle a contribué à une ouvrage sur la pensée politique avec son Anarchism : the Feminist Connection. Cette réticence à parler de l’ anarcha-féminisme ressemble ouvertement à la position anarchiste classique d’identifier le féminisme comme préalablement inclus dans le mot anarchisme. En outre, des ouvrages de référence comme Anarchism de Woodcock et Demanding the Impossible de Marshall, n’essaient même pas de reconnaître l’existence et la contribution de l’anarcha-féminisme.[8] S’ajoutant à de récentes études sur l’anarcha-féminisme de Heighs, et celle plus spécialisée de Maroto, ce document plaide également en faveur de la pertinence de l’anarcha- féminisme aujourd’hui. Traiter de l’histoire, du présent et des leçons de l’anarcha-féminisme est une tâche nécessaire qui mettra en valeur nos combats actuels et futurs.
Dans ce qui suit, je présenterai une vue d’ensemble des principes anarchistes et soutiendrai que l’ anarcha-féminisme n’est pas un corpus séparé de théorie mais plutôt intégré à l’anarchisme. Je présenterai alors une brève histoire de l’anarcha-féminisme en Espagne, basée sur ces trois périodes mentionnées ci-dessus. Enfin, à partir de ma propre expérience, je soulignerai pourquoi l’anarcha-féminisme reste pertinent aujourd’hui comme outil critique dans la lutte pour un monde nouveau.
Anarchisme et anarcha-féminisme
L’anarchisme est plus qu’une idéologie. C’est une philosophie et une pratique de vie, illustré par sa tendance à remplir les rues plutôt que les rayons des bibliothèques. Baldelli a déclaré que :
“L’anarchisme a toujours été anti-idéologique, et a insisté sur les priorités de la vie et de l’action sur la théorie et le systèmes.”[9] L’anarchisme s’est développé en dehors des milieux académiques, en se forgeant à travers différentes luttes ; d’où l’existence de différentes sortes d’anarchisme.8 Je m’attarderai sur ce qui est communément appelé l’anarchisme collectif qui a été probablement pratiqué par la plupart des anarcha-féministes.[10] L’anarchisme collectif, aussi appelé communiste, social anarchisme ou anarcho-syndicalisme, affirme de manière générale que la libre organisation des individus en collectifs où ils travaillent en coopération et sans hiérarchies n’est pas seulement la clé de la révolution mais également un guide pour l’organisation de la société. [11]
On peut faire remonter beaucoup d’arguments anarchistes centraux aussi loin que le philosophe grec ancien Zénon de Cition, le stoïque, qui a imaginé une société cosmopolite idéale, où l’amour entretiendrait des relations harmonieuses et où les lois étatiques et l’argent ne seraient pas imposés aux individus.[12] Certains ont également suggéré que des éléments de la pensée traditionnelle chinoise ont constitué une ‘sorte de vision sociale proto-anarchiste’ bien avant les grecs.[13] Au sixième siècle avant Jésus Christ, Lao Tseu contestait la légitimité des gouvernants ; deux siècles plus tard, Zhuangzi critiquait la propriété privée, la redistribution inégale des richesses, la hiérarchie de classe et l’existence de gouvernants.[14] Certains ont aussi vu des traces de pratiques et d’organisation anarchistes dans des sociétés et cultures traditionnelles africaines.[15] Woodcock, dans sa critique de l’étude de Kropotkine sur les organisations libres symbiotiques à travers l’histoire et les espèces, soutient que ces affirmations ne sont basées que sur de faibles fondations historiques et ne sont qu’une « simple mythologie destinée à asseoir l’autorité du mouvement ».[16] Néanmoins, il faut reconnaître que les idées anti-autoritaires présentent un important héritage historique, même si ces idées n’ont pas été développées par des individus, organisations ou mouvements qui se revendiquaient de l’anarchisme ou n’avaient, en aucune manière, créé, per se, des organisations anarchistes comme nous les connaissons aujourd’hui.
Il faut attendre le début du dix-neuvième siècle pour voir l’anarchisme commencer à élaborer un ensemble d’idées cohérentes qui engendrèrent un mouvement anarchiste conscient de sa propre existence, et ce n’est qu’alors que nous retrouvons des traces de l’anarcha-féminisme. Les idées anarchistes s’épanouirent à cette époque en réponse à l’évolution de l’état industriel moderne et comme une expression du désir d’une société libre et égalitaire, une aspiration toujours pertinente aujourd’hui. Woodcock affirme pareillement que « les anarchistes du dix-neuvième siècle ont développé des conceptions particulières d’égalité économique et de liberté sans classe en réaction à un état capitaliste toujours plus centralisé et mécanisés ».[17]
Des auteurs comme Godwin, Proudhon (en dépit de controverses[18]), Kropotkine et Bakounine, tous autour du dix-neuvième siècle, sont considérés par beaucoup comme étant les fondateurs de l’anarchisme.[19] Ce sont eux, avec Goldman, Malatesta, Rocker et Berkman, entre autres, qui ont contribué à forger une tradition collectiviste de l’anarchisme.[20] Selon Goldman :
« L’anarchisme défend réellement la libération de la pensée humaine vis à vis de la domination de la religion ; la libération du corps humain de la domination de la propriété ; la libération des chaînes et de la contrainte du gouvernement […] L’anarchisme n’est pas […] une théorie de l’avenir à réaliser grâce à une inspiration divine et ne comprend pas un programme clé en mains devant être appliqué quelque soient les circonstances. « [21]
De la même façon, Kropotkine a déclaré que l’anarchisme est :
« Le nom donné à un principe ou une théorie de la vie et de conduite sociale sous lequel la société est conçue sans gouvernement ; l’harmonie dans une telle société étant obtenue non pas par soumission à la loi, ou par l’obéissance à une autorité, mais par l’adhésion libre conclue par les membres des différents groupes territoriaux ou professionnels, librement constitués pour le fonctionnement de la production et de la consommation, ainsi que la satisfaction des besoins variés et infinis, des aspirations des êtres civilisés. »[22]
Alors que Kropotkine et, plus tard, Goldman ont spécialement détaillé le sujet de l’émancipation des femmes, tous les anarchistes n’étaient pas concernés de la même manière par la libération des femmes.[23] L’histoire de Proudhon mérite d’être commentée brièvement ici. Son anarchisme a été remis en question par ses contemporains, comme Déjacque et Léo, pour avoir nié la nécessité de la libération des femmes et avoir affirmé que le rôle de la femme était d’être l’esclave de son mari.[24] Déjacque et Léo affirmèrent que « on ne peut pas être anarchiste si l’on n’est pas féministe ».[25]
L’anarchisme peut être interprété à travers un ensemble de principes communs à tous ces théoriciens. Ils comprennent l’anti-autoritarisme, l’action directe, la solidarité, l’aide mutuelle, la liberté et la cohérence entre les fins et les moyens. Il n’est malheureusement pas possible de développer ici une analyse complète de ces principes, mais une brève discussion est nécessaire pour comprendre l’anarchisme et l’anarcha-féminisme.[26]
L’anti-autoritarisme anarchiste est habituellement assimilé avec le rejet de l’état et des gouvernements en tant que institutions autoritaires. Cependant, l’anarchisme est plus vaste dans le sens où il rejette l’organisation de la société sur la base de toute hiérarchie et, donc, de toutes institutions hiérarchiques. L’action directe est le principe d’agir par soi-même. Il s’agit d’une stratégie, une « méthode de lutte immédiate pour les travailleurs »[27] et une pratique d’émancipation.[28] Il comprend également une composante idéologique en ce que l’action directe affirme que les individus sont capables d’agir par eux-mêmes sans l’intervention d’intermédiaire, que ce soient des institutions ou d’autres individus. Ce principe a été largement utilisé pour permettre aux gens de lutter par eux-mêmes et de rejeter les figures de l’autorité qui leur ôtent des mains leur capacité à faire et à dire.
La solidarité ne se réfère pas seulement à l’empathie avec l’oppression des autres mais également à la volonté d’agir en conséquence pour répondre à leur besoin et soutenir leur lutte.[29] L’anarchisme rejette la charité et même le terme « aide » ; il promeut la solidarité sur la base que le bien-être des autres est en fin de compte notre propre bien-être. L’aide mutuelle a été un principe développé en détail par Kropotkine.[30] Alors que les théories dominantes sur l’évolution plaident pour un processus d’évolution fondé sur la compétition, Kropotkine soutient que l’évolution a été un processus de coopération et, particulièrement en ce qui concerne les humains, de socialisation. Les anarchistes sont donc également opposés aux conceptions libérales de la liberté qui postulent que la liberté d’une personne s’arrête là où commence celle d’une autre.30 Au lieu de cela, ils affirment que la liberté d’un individu est renforcée et étendue par la liberté des autres.[31] La conception anarchiste de la liberté diffèrent de celles des libéraux sur d’autres plans. La liberté est la libération de toutes les formes d’oppression, la capacité à s’épanouir pleinement et à établir des relations équitables avec les autres, et non l’accès à la propriété privée et la possibilité de vendre sa force de travail. La liberté, considérée d’un point de vue collectiviste, incorpore aussi l’idée que l’individu et la collectivité sont complémentaires.
Enfin, le principe selon lequel les moyens doivent être cohérents avec les fins poursuivies a guidé en permanence les luttes anarchistes. Par conséquent, dans le but d’une société collaborative non hiérarchique, les anarchistes s’efforcent de s’organiser eux-mêmes horizontalement et sur la base des principes mentionnés ci-dessus. La ‘révolution’, pour les anarchistes, commencent ici et maintenant, et en particulier, par soi-même. L’anarchisme n’indique pas une voie étroite à suivre mais aspire à l’avènement d’une époque où les individus feront les choix par eux-mêmes et travailleront en collaboration les uns avec les autres.
L’anarchisme, contrairement aux autres formes de féminismes ou à d’autres luttes spécifiques, encourage une lutte globale qui comprend la transformation politique, économique et sociale. Malheureusement, au sein du mouvement anarchiste, même si les normes de genre ont été remises en question, elles n’ont pas été éliminées. Malgré une évolution politique, les individus, au sein du mouvement anarchiste, ont tendance à reproduire les mêmes comportements que ceux que la société en général nous imposent. C’est pourquoi un des premiers leitmotivs pour l’émergence de l’anarcha-féminisme, particulièrement en Espagne, fut le rejet des attitudes patriarcales qui décourageaient les femmes à participer à la lutte. La cause en était tout autant le mouvement anarchiste dominé par les hommes que la société dominante. L’anarcha-féminisme, s’est élaboré en réponse à l’incohérence entre la théorie et la pratique anarchistes, puisque les moyens et les fins doivent être compatibles, et que le patriarcat doit être combattu ici et maintenant. L’anarcha-féminisme demandait la solidarité des anarchistes. Tout aussi important, l’anarcha-féminisme, contrairement aux autres formes de féminisme, apportait ce que Brown appelle ‘une critique intrinsèque du pouvoir et de la domination per se’, en liant les luttes contre le patriarcat et celles contre toutes les autres institutions oppressives.[32]
Une brève histoire de l’anarcha-féminisme en Espagne
L’histoire de l’anarcha-féminisme fait partie de l’histoire de l’anarchisme. En ce qui concerne l’Espagne, l’anarchisme semble avoir eu un précédent avec le mouvement millénariste contre l’empire romain et l’église catholique.[33] Une fois encore, cela ne signifie pas qu’il existait un mouvement anarchiste à cette époque mais que l’idée anarchiste est enracinée dans un sol fertile de générations de luttes contre le pouvoir arbitraire et l’injustice sociale. C’est durant le dix-neuvième siècle que l’on voit l’émergence d’un mouvement anarchiste en tant que tel.
Garcia-Maroto soutient que le mouvement féministe a une origine bourgeoise et suffragiste mais que ces idées ont amené les anarchistes à la fin du dix-neuvième siècle à s’intéresser à la « question de la femme ».[34] Cependant, le féminisme qui a apparu au sein du mouvement anarchiste ne suit pas la voie tracée par les féministes libérales des décennies précédentes ; à la place, il a gardé les récusations anarchistes des conceptions libérales de la liberté, des relations collectives et entre individus ainsi que les principes anarchistes de solidarité, d’action directe et de cohérence entre les fins et les moyens. En outre, comme Granel le souligne, ‘l’anarchisme a contribué au développement d’une conscience féministe’.[35] Granel affirme que l’anarchisme a été capable d’identifier de multiples relations de domination. Suite à quoi les anarchistes ont postulé que l’émancipation humaine n’exigeait pas seulement des réformes économiques mais une transformation sociale Les analyses anarchistes de la société incluaient une analyse des relations inter-personnelles,créant un espace pour porter une attention sur la subordination des femmes en leur sein. Le résultat fut double : Le développement d’une critique anarchiste des politiques sexuelles et le rôle important de la famille et de la vie sexuelle dans la (re)création de l’ordre social ; et la conviction que réforme sexuelle et émancipation des femmes étaient essentielles dans le processus de révolution social.[36] Les principes de maternité choisie et de libre choix dans l’établissement de relations personnelles ont été des points centraux de l’anarchisme depuis ses débuts. Cela a permis aux anarchistes, plus qu’aux marxistes et aux socialistes, d’identifier le lien entre genre et reproduction d’institutions oppressives telles que l’état et le capitalisme. Marsh et Golden soutiennent que la critique anarchiste des normes sexuées permettent aussi aux anarchistes d’agir solidairement avec ce qui deviendra plus tard les luttes « homos ».[37]
Par conséquent, le mouvement anarchiste qui a émergé de la révolution industrielle et le mouvement ouvrier en Espagne ainsi que en Amérique et dans le reste de l’Europe[38] possédait une forte conscience des genres. Aux États-Unis, des femmes comme Helena Born,[39] Marie Ganz[40] Mollie Steimer, Voltairine de Cleyre et plus tard Emma Goldman ‘ont embrassé l’anarchisme […] pour restructurer la société dans son ensemble, mais elles voulaient aussi, en tant qu’individus, transcender les préceptes conventionnels sociaux et moraux afin de créer pour elles-mêmes une vie indépendante, riche et ayant un sens ».[41] En Argentin, en Uruguay, au Brésil et au Mexique, les anarchistes ont aussi développé très tôt l’anarcha-féminisme.[42] En France, Flora Tristan, considérée comme l’une des mères du soi disant socialisme « utopique », a consacré sa vie à promouvoir un mouvement ouvrier international dans lequel les deux sexes et toutes les races s’uniraient.[43] En France également, Déjacque et Kropotkine, dans le troisième quart du dix-neuvième siècle, ont appelé les anarchistes à inclure les femmes dans la lutte pour l’émancipation de l’humanité. Ils condamnèrent l’assujettissement des femmes envers les hommes, la famille en tant qu’institution qui opprimait les femmes aussi bien que les hommes et la morale sexuelle répressive.[44]
En Espagne, quelques circonstances facilitèrent l’introduction et le développement des idées anarchistes. La création de l’Ateneo Catalán en 1861 fut très importante ainsi que l’introduction des travaux de Bakounine par Fanelli.[45] En 1898, Teresa Mañé et Juan Montseny fondèrent la revue Revista Blanca, qui devint l’un des espaces les plus progressistes pour le débat sur des sujet allant de la politique à l’environnement, et qui s’attachait particulièrement aux questions de genres et de sexualité.[46] Comme l’écrit Cleminson, « la Revista Blanca peut être utilisée comme une jauge quant au débat sur de tels sujets au sein du mouvement anarchiste espagnol et particulièrement comme un indicateur de la pénétration des idées venues de l’étranger, soit à travers le mouvement anarchiste, soit de manière extérieur à lui ».[47] Avec le changement de siècle de nombreux autres revues, périodiques et organisations anarchistes ont fleuri, tels que le journal Estudios, les espaces culturels et éducatifs appelés Ateneos Libertarios et la Fédération Régionale des Travailleurs.[48] Malheureusement, les femmes restaient une minorité au sein d’un mouvement anarchiste patriarcal.[49]
Malgré leur rejet du terme féminisme, les anarchistes espagnols essayèrent de traiter de la question de la subordination spécifique des femmes, économique, sociale et culturelle. Ils mirent l’accent sur le contrôle des naissance, la libération sexuelle et illettrisme. Leurs efforts apparaissaient aussi à travers la création de deux organisations anarcho-syndicalistes, la Fédération Régionale des Travailleurs et son successeur, la Confederación Nacional del Trabajo (CNT). Les deux organisations, fondées respectivement en 1908 et 1910, étaient destinées à être des outils de la classe ouvrière pour combattre le capitalisme et l’état et de créer les fondations d’une société anarchiste future. Les deux déclaraient fermement leur intention d’organiser les femmes au sein du syndicat afin de faciliter leur émancipation, d’obtenir l’égalité des salaires et de les inclure dans la marche des organisations elles-mêmes.[50] Le degré de réussite fut limité par la prévalence des normes de genre qui inhibait la capacité des hommes comme des femmes de surmonter la subordination des femmes.
Dans les années 1930, les anarchistes s’organisèrent à la fois pour combattre le soulèvement fasciste et réaliser leur rêve d’émancipation sociale.[51] Dans le cadre de ce travail d’organisation, quelques femmes dont Lucía Sánchez Saornil, Mercedes Camposada et Amparo Poch, créèrent le groupe Mujeres Libres.[52]
Cette seconde période se révéla être un moment clé dans ce que l’on peut appeler l’histoire anarcha-féministe, même si le terme anarcha-féminisme n’était pas utilisé. Dans les années 1930 en Espagne, il existait déjà une fracture implicite entre différentes perspectives féministes. Le féminisme libéral était considéré par Mujeres Libres comme issu des classes moyennes et supérieures et centré sur l’obtention par les femmes des mêmes droits que les hommes, tout en ignorant le système capitaliste, responsable de la subordination des hommes envers d’autres hommes. Un autre courant du féminisme développait une critique anarchiste d’oppression de classe, sociale et politique, prônant une révolution sociale et non des réformes politiques seulement. Les femmes de Mujeres Libres participaient au groupe, non pas parce qu’elles voyaient des imperfections dans la théorie anarchiste, mais parce qu’elles les constataient dans les pratiques des groupes anarchistes dominés par les hommes, pratiques qui excluaient les femmes et ignoraient l’oppression de genre. C’était visible au sein de la CNT. Malgré leurs efforts pour traiter de la « question des femmes », les membres du syndicat restaient majoritairement des hommes et la question de genre marginale.[53] L’anarcha-féminisme de Mujeres Libres ne fut donc pas une tentative d’élaborer de nouvelles théories contre le patriarcat mais de mettre en pratique les nombreuses idées qu’avaient élaboré les militants au cours des années précédentes et de souligner la nécessité de la capacitación des femmes dans la révolution sociale en cours.
Mujeres Libres utilisait le terme ‘capacitación’ pour décrire le processus d’émancipation des femmes. Capacitación est plus que ‘empowerment’[54] et ne devra pas être confondu avec les appels du courant dominant féministe à la « prise de pouvoir ».[55] La capacitación des femmes signifie un processus de développement des outils et de la confiance qui les rendent capable de se battre pour leur émancipation. Elle incluait (et inclut toujours) l’éducation et le développement d’un jugement indépendant et d’une pensée critique.[56] Mujeres Libres a été conçue comme ‘une force féminine consciente pour agir comme l’avant-garde de la révolution et du progrès, ayant pour but l’émancipation des femmes vis à vis d’un triple esclavage : esclavage de l’ignorance, esclavage des femmes et esclavage de la production’.[57] Pour combattre « l’esclavage de l’ignorance », elles publièrent des revues et des journaux, créèrent des écoles et des forums publics.[58] Pour combattre « l’esclavage des femmes », elles encouragèrent la libération sexuelle, religieuse et morale, fondèrent des centres de soins, ouvrirent des débats politiques au sujet de la sexualité et de l’amour libre, et critiquèrent violemment les valeurs du catholicisme, la famille et la chasteté féminine.[59] Pour mettre fin à « l’esclavage du travail », elles encouragèrent la participation critique et assumée des femmes au sein de la CNT et à la lutte contre le capitalisme.[60] Avant tout, comme le déclarait Mujeres Libres, leur intention était : « de rendre capables (capacitar) les femmes de faire d’elles-mêmes des individus capables de contribuer à la construction de la société future, des individus qui ont appris à penser par elles-mêmes et non pas à suivre aveuglément les diktats d’une organisation quelconque”.[61]
Mujeres Libres, en fin de compte, prenait au pied de la lettre le principe anarchiste selon lequel les fins et les moyens doivent être cohérents, pour signifier que le patriarcat, en même temps que le capitalisme et l’état, devait être combattu de manière non sexuée, autogérée et horizontale, ‘ici et maintenant’.
Malgré que le mouvement anarchiste eut connu un développement jamais atteint jusqu’alors, l’Espagne a du endurer quarante ans de dictature sous le général Francisco Franco. La répression brutale imposée par ce régime n’a pas seulement plongé l’Espagne dans une économie industrielle retardée, mais plus grave encore, a provoqué un mouvement culturel régressif. L’Espagne ne connut donc une autre vague de féminisme que lorsque le régime fut épuisé, dans les années 1960 et 1970.
A partir des années 1960, le militantisme politique espagnol était nourri par l’affaiblissement de Franco, comme le furent la seconde vague de féminisme radical, les événements de mai 1968 et les mouvements contre la guerre et anti-colonialistes. Le féminisme radical des années 1960 et 1970 venu des États-Unis influença de toute évidence les féministes espagnoles. Les femmes de Mujeres Libres qui étaient encore en vie, tout comme de nombreuses jeunes femmes, s’identifièrent avec Robin Morgan lorsqu’elle se plaignait, à la fin des années 1960, des « pratiques révolutionnaires » qui reproduisaient encore des attitudes patriarcales et condescendantes envers les femmes, et encourageait la création d’un mouvement autonome des femmes non-mixte, non seulement aux États-Unis mais en Europe et donc, en Espagne.[62] Le message féministe ‘le personnel est le politique’ et la promotion par les féministes d’une organisation horizontale et égalitaire parmi les membres des groupes furent chaleureusement accueillis dans les milieux anarchistes.[63]
L’anarchisme, qui était réapparu après des années de clandestinité,fut au début convaincant en plaidant pour l’égalité des sexes et la libération sexuelle. Après la dictature de Franco, l’Espagne était devenu, de façon décevante mais non surprenante, une démocratie libérale fondée sur les trois piliers oppressifs du capitalisme, de l’état et de la famille normative. Dans un livre éloquent au sujet de la transition démocratique espagnole, analysée à partir de la perspective du mouvement radical anti-autoritaire, Jose Ribas traite de ‘l’ascension et la chute du mouvement anarchiste entre 1976 et 1978’.[64] Ribas affirme que « l’annihilation de l’anarchisme constitue le grand mystère de la transition”.[65] En effet, les années 1980 virent le début d’un déclin d’une vingtaine d’années des adhésions à la CNT, tout comme à Mujeres Libres nouvellement reconstitué et aux Ateneos Libertarios,ainsi que, en règle générale, de la participation au vif débat politique qui eut lieu lors de la dernière décennie.[66]
Il existe encore aujourd’hui une réticence à utiliser le terme anarcha-féminisme. En réalité, au cours de toutes mes années militantes, je n’ai entendu qu’une femme, Maria Angeles Garcia Maroto, une écrivaine anarcha-féministe, se revendiquer ouvertement anarcha-féministe et défendre la pertinence de l’anarcha-féminisme.[67] Tous mes pairs, hommes et femmes, que j’ai côtoyé dans les organisations anarchistes, prétendent toujours qu’il n’est pas nécessaire d’inclure le mot « féminisme » dans le terme « anarchisme » parce que l’anarchisme défend déjà l’abolition du patriarcat.
Dans l’ensemble, ces trois périodes de débats et de militantisme politiques, l’intensité et la diversité de ce que ce document n’a fait que survoler, illustrent comment l’anarcha-féminisme, sans être un courant différent ou d’opposition au sein de l’anarchisme, essaie de rendre la pratique anarchiste cohérente avec ses principes, à travers une sorte de popularisation de ces questions qui furent trop souvent considérées comme secondaires. Si le succès de ces premières anarcha-féministes est indéniable, il ne fut pas total, et il est encore nécessaire d’élaborer une analyse critique de l’anarchisme et de l’anarcha-féminisme de nos jours.
Evaluation critique de l’anarcha-féminisme d’une et pour une perspective militante, mon expérience
Ce chapitre essaie d’esquisser quelques recommandations pour un militantisme anarcha-féministe plus efficace ou un anarchisme plus cohérent. A partir de ma propre expérience, j’insiste sur la nécessité de développer des stratégies rationnelles pour contester les attitudes patriarcales, racistes et homophobes, à la fois au sein du mouvement anarchistes et dans la société en général. Nous avons besoin, de manière cruciale, de créer des espaces où débattre du sens et des méthodes de lutte contre le patriarcat. Ce débat serait enrichi, en premier lieu, par la transmission générationnelle de l’expérience et des connaissances, ainsi que par un dialogue avec d’autres formes de féminisme, afin que nous puissions nous stimuler mutuellement et progresser politiquement.
J’ai été active dans le mouvement anarchiste pendant une dizaine d’années. Pendant cette période, je me suis aperçue que les femmes anarchistes étaient confrontées aux mêmes obstacles dans leur tentative de combattre le patriarcat que leurs prédécesseures deux générations auparavant. Le patriarcat, tout comme le racisme, l’homophobie et la destruction environnementale, fait partie intégrante de notre monde capitaliste et hiérarchique formaté. Souvent cependant, ces questions ne sont pas considérées comme aussi importantes que de revendiquer de meilleures conditions de travail ou de créer des organisations anarcho-syndicalistes. Ce faisant, le militantisme quotidien dans les organisation anarchiste nie le fait que repousser la résolution de ces questions aux lendemains de la révolution, c’est condamner la société à laquelle nous rêvons à souffrir des mêmes maux que ceux auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui.
J’ai d’abord rejoint le ateneo anarchiste de Madrid et suis devenue plus tard adhérente de la CNT. Cela m’a mis en contact avec d’autres organisations anarchistes comme Mujeres Libres. Le temps passé avec elles m’a ouvert les yeux en ce qui concerne l’oppression des femmes. A travers l’engagement à leurs côtés, l’anarchisme m’a offert les outils pour critiquer le genre et les relations sexuées. J’ai commencé à m’interroger sur l’accent unitaire souvent mis sur la lutte des travailleurs contre l’état et ai pris conscience d’un certain nombres d’attitudes et de comportements patriarcaux autour de moi. Ce n’était pas que les hommes étaient sexistes dans le syndicat, mais plutôt que les hommes et les femmes y reproduisaient spontanément des rôles sexués normatifs. Bien que ces comportement étaient contestées de temps à autres, ces contestations restaient au stade d’auto-discipline par contraste à une stratégie explicite de l’organisation.
Malgré la cinquantaine d’années qui me séparaient de Mujeres Libres, je me suis identifiée avec les expériences des femmes qui y furent actives. Bien que la CNT, en tant que organisation anarcho-syndicaliste, soulignait l’importance de la participation égalitaire, beaucoup d’adhérents masculins restaient tous les jours jusque tard dans les locaux du syndicat, déléguant donc les responsabilités domestiques à leurs partenaires qui ne pouvaient pas, par conséquent, participer pleinement aux activités de l’organisation.[71] Je me suis ainsi sentie obligée de rappeler à ces compañeros que la révolution se déroule autant à la maison que sur le lieu de travail. Je me suis sentie obligée aussi de remettre en cause certains postulats au sujet de la signification de la liberté sexuelle. Souvent, les hommes pensaient que, puisque les femmes anarchistes était sexuellement libérées, elles étaient par conséquent disponibles pour eux. Les femmes qui refusaient cette définition de la libération étaient accusées d’être « frigides ». En remarquant la nature sexuée de la participation, je me suis interrogée sur la répartition du travail qui consistait à laisser la préparation des repas aux femmes et les tâches plus techniques et visibles aux hommes, et j’ai consacré une attention particulière à encourager mes compañeras à prendre la parole dans les réunions, à s’informer, à se faire leurs propres opinions et à entreprendre des formations.
Cette approche de critiques et de confrontations ne fut pas toujours facile. A un moment, avec une autre compañera, nous avons envisagé de créer une section syndicale de travailleuse du sexe au sein de la CNT. Nous avons été choquées par ce que nous avons soulevé. Nous avons obtenu trois réponses à notre proposition : la prostitution n’était pas un travail et par conséquent ne pouvait pas être syndicalisée ; la prostitution devait être abolie parce qu’elle était une forme d’oppression sexuelle mais ce n’était pas la priorité du syndicat ; et, exprimée exclusivement par les hommes et non la moins inattendue, la présence de travailleuses du sexe au sein du syndicat ferait perdre leur concentration aux hommes et le syndicat dégénèrerait dans son entier.
En tant que jeunes femmes, développant encore notre féminisme, nous pensions que, quelle que soit notre avis personnel sur la prostitution, les travailleuses du sexe étaient un secteur négligé de la classe ouvrière et que nous, en tant que organisation anarcho-syndicaliste nous pourrions leur fournir une tribune à partir de laquelle elles pourraient faire entendre et satisfaire leurs revendications. En tant que anarchistes, nous pensions aussi que l’abolition de la prostitution devait être obtenue par les travailleuses du sexe elles-mêmes et ne pas leur être imposée. Bien sûr, les arguments qui dépeignaient les prostituées comme des menaces pour la stabilité du syndicat méritaient des réponses critiques. En fin de compte, après plusieurs mois de discussions avec des prostituées, nous sommes parvenues à la conclusion qu’elles ne voulaient pas former un syndicat et ce fut, pour nous, la fin de l’histoire. Les arguments sexistes qu’avaient soulevé la question restaient en l’état.
Notre échec à populariser la question de genre dans le mouvement anarchiste a rendu difficile de répondre de manière constructive aux questions posées par les féministes non anarchistes, avec qui néanmoins nous voulions agir solidairement. Pour illustrer cela, la CNT-Madrid participe habituellement aux manifestations à l’occasion de la Journée Internationale des femmes organisées par des féministes radicales. Lors d’un rassemblement, auquel je participais avec des membres hommes et femmes de la CNT, une bagarre faillit presque se déclencher. Des femmes d’une autre organisation commencèrent à cracher sur mes compañeros et à les frapper avec leurs banderoles et les manches de leurs drapeaux. Elles prétendaient que c’était une journée pour les femmes et que les hommes n’y avaient pas leur place. Quelques hommes et femmes de la CNT répondirent que les hommes et les femmes devaient lutter ensemble pour mettre fin à l’oppression des femmes, alors que d’autres étaient d’accord pour dire que ce jour était la journée des femmes et que, sans décourager les hommes de se joindre à leur lutte, le rassemblement devait être non-mixte. Malheureusement, cette question n’avait jamais été débattue sérieusement au sein du syndicat, pas plus qu’il n’existait à ce sujet une position commune des femmes. Les années suivantes, de plus en plus d’hommes de la CNT décidèrent de ne plus participer à la manifestation pour ne pas être agressés et cela découragea certaines femmes de la CNT de soutenir l’initiative. Je pense que cette confrontation a résulté d’un manque de débat entre les organisations et en leur sein.
Après plus de dix ans de militantisme dans des organisations anarchistes et non anarchistes, je pense qu’une forme d’anarcha-féminisme ou d’intégration de perspective de genre est fondamentale dans la recherche d’une société libre. J’en suis venue à comprendre aussi qu’il en allait de même pour les questions du racisme, de l’homophobie et de la dégradation de l’environnement. Nous ne pouvons pas prétendre que ces problèmes vont s’évaporer d’eux-mêmes avec ‘l’avènement’ du nouveau monde.
J’ai aussi appris que les anarchistes actifs aujourd’hui devaient connaître l’histoire de la pensée et des luttes anarchistes pour comprendre que l’anarchisme est une lutte globale contre toutes les oppressions. L’anarchisme, étant fondamentalement une pratique d’idées, n’a pas nécessairement besoin d’être étudiée dans les livres ni embrassé comme une philosophie de vie ou comme une stratégie politique. Néanmoins, en tant que mouvement avec une telle richesse d’expériences, il est nécessaire que nous partagions nos savoirs et ces expériences pour servir la stratégie de la lutte. Ce partage doit, en particulier, être inter-générationnel. Si des gens comme moi avions plus d’occasion d’apprendre cette histoire, nous commettrions peut-être moins d’erreurs. C’est le moment de revoir les tactiques utilisées par Mujeres Libres et d’autres anarcha-féministes et de remettre en pratique ce qui reste utile. Enfin, je pense que plus de dialogue est nécessaire entre l’anarcha-féminisme et les autres formes de féminisme pour approfondir à la fois notre pensée politique et notre pratique.
Conclusion
Historiquement, les anarchistes ont toujours accordé une importance spéciale à l’analyse et à la lutte contre le patriarcat. Alors que l’anarcha-féminisme est une tautologie, ils se sont sentis obligés d’intégrer la question de genre au sein du mouvement. Mujeres Libres et d’autres anarcha-féministes ont contribué à l’émancipation des femmes davantage que ne l’ont fait, par exemple, le marxisme, le socialisme et la démocratie libérale. Le marxisme et le socialisme n’ont pas été élaborés sur les relations spécifiques de pouvoir entre sexes et se réduisent trop souvent aux rapports économiques basée sur la classe. La démocratie libérale n’a mis en place qu’une étroite ouverture pour des réformes, une stratégie que les élites capitalistes pourraient juger utile en terme d’accession au soi disant positions de responsabilité ou de pouvoir, mais qui laisse de côté une majorité de femmes et d’hommes qui souffrent des multiples autres formes d’oppression. En outre, ces théories ont échoué à offrir des moyens participatifs de lutte cohérents avec leurs idées d’égalité. En tant qu’anarchiste, je n’accepte pas que la libération puise être obtenue à travers des structures oppressives et hiérarchiques telles que des partis politiques, des politiques basées sur la représentation et l’appareil d’état.
Les femmes et les hommes sont opprimés. Puisque l’anarchisme offre une analyse critique du pouvoir, l’anarcha-féminisme nous fournit les outils pour traiter toutes les formes d’oppression et pour agir solidairement avec les opprimés, en évitant ainsi toute conception réductionniste du pouvoir basé sur la classe ou le genre. Il nous permet aussi de travailler solidairement en en s’aidant mutuellement malgré nos différences, car, même si nos expériences face au pouvoir peuvent être différentes, le pouvoir illégitime est notre ennemi commun.
L’anarcha-féminisme a été, et est encore, un outil pour faire de nos vies et de nos luttes un endroit ou nous ne combattons pas seulement la face publique de la violence et de l’oppression, mais aussi leur face privée, chez soi et dans la famille. Ce processus d’intégration de la question de genre peut se révéler être un modèle pour la lutte contre le racisme, l’homophobie et la destruction environnementale. La ‘révolution’ implique la création de nouvelles structures pour organiser la société et la production aussi bien que différentes manières d’entretenir des relations aux autres et au monde. L’anarcha-féminisme, tout en luttant pour rendre la pratique et la pensée anarchiste plus cohérente, appelle aussi les féministes à combattre partout, non seulement le patriarcat mais contre toutes les oppressions, et prendre conscience que tant qu’il existera des opprimés dans le monde, nous ne serons pas libres.
[1] Martha Ackelsberg, Free Women of Spain : Anarchism and the Struggle for the Emancipation of Women (Indianapolis : Indiana University Press, 1991), 75.
[2] Ibid, 97–98. Voir aussi Margaret Marsh, ‘The Anarchist-Feminist Response to the “Woman Question” in Late Nineteenth-Century America’, American Quarterly, vol. 30, no. 4 (Automne 1978) : 533–547.
[3] Ackelsberg, Free Women, 115.
[4] « Mainstream » dans Macquarie Dictionary, 4th edition (Sydney : Macquarie Library, 2005), 865.
[5] Pour sûr, le concept de « courant dominant » a servi plusieurs buts dans l’histoire. Son premier sens, et le plus courant, a trait au domaine de l’éducation où il était utilisé pour l’intégration dans des classes normales d’étudiants avec des handicaps ou avec d’autres besoins spéciaux. Voir Ibid, 865. Egalement Hilary Charlesworth, ‘Not waiving but drowning : Gender Mainstreaming and Human Rights in the United Nations’, Harvard Human Rights Journal, vol. 18. no. 1. (Printemps 2005) : 2
[6] Ibid. 2 ; Voir aussi Karen Morrow, ‘Not so much a meeting of minds as a coincidence of means : Ecofeminism, gender mainstreaming and the United Nations’, Thomas Jefferson Law Review, vol. 28. no. 185 (Eté 2005) : 189–191. Également Carolyn Hannan, ‘Empowering Women : Ten Years After the Beijing Conference’, Georgetown Journal of International Affairs, vol. 7. (Eté/automne 2006) : 175.
[7] Ackelsberg, Free Women
[8] George Woodcock, Anarchism : a history of Libertarian ideas and Movement (New York : Penguin Books, 1962) ; Peter Marshall, Demanding the Impossible : A History of Anarchism (London : Fontana Press, 1992).
[9] Howard J. Ehrlich, (ed.) Reinventing anarchy, again (Edinburgh : AK Press, 1996) ; Maria Angeles García-Maroto, La Mujer en la Prensa Anarquista (Madrid : Fundación Anselmo Lorenzo, 1996) ; Maria Angeles Garcia-Maroto, ‘Razones para un anarcofeminismo’, Tierra y Libertad, no. 176, Mars 2003 ; Maria Angeles Garcia-Maroto, ‘Feminismo y Anarquismo’, Tierra y Libertad, no. 189, Avril 2004.
[10] Giovani Baldelli, Social Anarchism (Melbourne : Penguin Books, 1972), 10
[11] On peut trouver une description concise des différents courants dans Marshall, 6–11. Pour une discussion sur les différentes méthodes et approches au sein de l’anarchisme, et pour des arguments plus nuancés sur le développement de l’anarchisme à partir d’une pratique plutôt que d’une théorie, voir David Graeber, Fragments of an Anarchist Anthropology (Chicago : Prickly Paradigm Press, 2004), 15–20.
[12] Goldman, Mujeres Libres et d’autres groupes anarcha-féministes contemporains ont démontré cette affirmation.
[13] Voir Marshall, 6 ; Baldelli ; Alexander Berkman, The ABC of Communist Anarchism (Chicago : The Vanguard Press Inc., 1929). L’ anarcho-syndicalisme défend la même idée, soulignant la nécessité de s’organiser fédérativement à travers des syndicats ouvriers afin de lutter pour la société future et en jeter les bases. Voir Rudolf Rocker, Anarchism and Anarcho-Syndicalism, 1938 (Melbourne : Anarcho-Syndicalist Federation ASF-IWA, 2001) ; Michel Bakounine, ‘The Policy of the International, 1869’ dans Sam Dolgoff, Bakunin on Anarchy : Selected Works par The Activist-Founder of World Anarchism (London : George Allen and Unwin Ltd, 1973), 160–175 ; Juan Gómez Casas, Historia del Anarcosindicalismo Español (Madrid : LaMalatesta Editorial, 2006), 44–57 et 85–113.
[14] A. C. Pearson, The fragments of Zeno and Cleanthes (London : C.J. Clay and Sons-Cambridge University Press, 1891), 198–210.
[15] Peter Zarrow, Anarchism and Chinese Political Culture (Oxford : Columbia University Press, 1990), 7.
[16] Ibid, 7–8.
[17] Sam Mbah et I.E. Igariwey, African Anarchism : the history of a movement (Tucson : See Sharp Press, 1997), 27–54.
[18] Pierre Kropotkine, Mutual Aid : a factor of evolution, 1914 (New York : University Press, 1972).
[19] Woodcock, 36.
[20] Ibid, 37
[21] L’individualisme de Godwin penche vers un type de libéralisme puisqu’il était prêt à tolérer une forme minimum de gouvernement temporaire. Voir William Godwin, An enquiry concerning political justice, 1793 (Oxford and New York : Woodstock Books, 1992). La mysoginie de Proudhon ébranlait de toute évidence son anarchisme, comme il sera notifié plus loin dans ce document.
[22] Pierre-Joseph Proudhon, What is property ? An enquiry into the principle of right and of government, 1840 (New York : H. Fertig, 1966). Robert Alexander, The anarchists in the Spanish Civil War, vol 1 (London : Janus Publising Company, 1999), 6 -7. Anthony Masters, Bakunin : the father of anarchism (London : Sidgwick & Jackson, 1974).
[23] Martha Ackelsberg, ‘Rethinking anarchism/ rethinking power : a contemporary feminist perspective’ dans Mary Shanley et Uma Narayan (éditrices.) Reconstructing political theory : feminist perspectives (Pennsylvania : The Pennsylvania State University Press, 1997), 158.
[24] Emma Goldman, ‘Anarchism : what it really stands for’ dans Anarchism and Other Essays (New York : Dover Publications Inc, 1970), 63.
[25] The Encyclopædia Britannica : a dictionary of arts, sciences, literature and general information (New York : Encyclopedia Britannica Co., 1910–11), ‘Anarchism’ vol.1.
[26] Pierre Kropotkine, The conquest of bread, édité par Paul Avrich (London : Allen Lane The Penguin Press, 1972), 139–144 ; Emma Goldman, Living my Life, vol. 2, 1931, (New York : Dover Publications Inc., 1970), 552–557 ; Emma Goldman, ‘The Tragedy of Woman’s Emancipation’, in Anarchism and Other Essays (Dover Publications : New York, 1969), 213–225.
[27] Caroline Granier, ‘Peut-on être anarchiste sans être féministe ?’, Le Monde Libertaire, no. 1344, Janvier- Février 2004
[28] Ibid.
[29] Il existe une abondante littérature sur le sujet, si l’on considère les ouvrages sur les pensées politiques en général et les mouvements idéologies contemporains, en plus de la littérature spécifique sur l’anarchisme. En plus des livres de référence sur le sujet, déjà cités, (Woodcock et Marshall), on peut trouver un aperçu d’ensemble de l’anarchisme et d’une bibliographie dans Anarchism in Political ideologies : A reader and Guide (Oxford : Oxford University Press, 2005), 353–79 de Matthew Festenstein et Kenny Michael ; Jeremy Jennings, ‘Anarchism’ dans Roger Eatwell et Anthony Wright, Contemporary Political Ideologies, 2nd edition (London and New York : Continuum, 1999), 131–51.
[30] Rocker, 25
[31] Bakounine, 167.
[32] Voir aussi un chapitre sur le concept de solidarité dans Herbert Marcuse, An Essay on Liberation (Melbourne : Pelican Books, 1972), 82–93.
[33] Kropotkin, Mutual Aid.
[34] Isaiah Berlin, ‘Two concepts of liberty’ dans Isaiah Berlin, Four Essays on Liberty (London, Oxford and New York : Oxford University Press, 1969), 122 -123.
[35] Bakounine, cité dans Dolgoff, 5.
[36] L. Susan Brown, ‘Beyond Feminism : Anarchism and Human Freedom’ dans Ehrlich, 149.
[37] Xabier Paniagua, ‘Milenarismo y Anarquismo’, document présenté au congrès historique à l’occasion du 75ème anniversaire de la fondation de la Federación Anarquista Ibérica – FAI (Guadalajara, Federación Anarquista Ibérica, 2002). Ce mouvement, qui ne s’est pas limité à la péninsule ibérique était venu d’Europe et s’est étendu à travers tout le continent et le Moyen-Orient et fut encouragé par un grand nombre de femmes et de de groupes de femmes. Pour un très bon compte-rendu sur ce sujet, voir Norman Cohn, En Pos del Milenio : Revolucionarios Milenaristas y Anarquistas Místicos en la Edad Media (Madrid : Alianza,1993). Pour des lectures intéressantes sur comment les femmes s’auto-analysaient, résistaient et survivaient aux premiers temps de l’Espagne moderne, voir Lisa Vollendorf, The lives of Women : a New History of Inquisitional Spain (Nashville : Vandelbilt University Press, 2005).
[38] Garcia-Maroto, ‘Femininismo y Anarquismo’.
[39] NDT : Helena Born (1860–1901) : anarchiste, syndicaliste et écrivaine anglaise, qui a émigré aux Etats-Unis en 1890. Auteure de Whitman’s Ideal Democracy, and Other Writings (1902).
[40] NDT : Marie Ganz (1891 – 1968) anarchiste, syndicaliste et écrivaine. En 1914, elle menaça d’assassiner John D. Rockefeller. Après avoir pénétré dans les bureaux avec un pistolet, elle a déclaré « Dites à Rockefeller que je viens au nom des travailleurs et que si il n’arrête pas les meurtres dans le Colorado… je l’abattrai comme un chien. » Ce qui lui valut un séjour en prison. Son autobiographie est Rebels : Into Anarchy–And Out Again (1920).
[41] Helena Andrés Granel, ‘Mujeres Libres, Una Lectura Feminista’ (Zaragoza : X Feminist Research Prize Concepción Gimeno de Flaquer, Universidad de Zaragoza, 2007) : 3
[42] Ibid, 2.
[43] Margaret Marsh, Anarchist Women : 1870–1920 (Philadelphia : Temple University Press, 1981), 22 et 75. Voir aussi Golberg.
[44] Notez que je me réfère ici aux continents physiques et non pas aux frontières politiques.
[45] Marsh, Anarchist Women, 4.
[46] Nelson Méndez, Mujeres Libres de España 1936–1939 : Cuando florecieron las rosas de fuego (Caracas : Universidad Central de Venezuela, 2002).
[47] Voir, par exemple, Flora Tristan, Peregrinations of a pariah, 1833–1834 (London : Virago, 1986) ; Flora Tristan, The worker’s union (Illinois : University of Illinois Press, 1983). Pour un guide sur les travaux de Flora Tristan voir Máire Cross, The letter in Flora Tristan’s politics, 1835–1844 (New York : Palgrave Macmillan, 2004).
[48] Granier.
[49] Gómez Casas, 25–26.
[50] Equipe de Recherche Associée au Centre National de la Recherche Scientifique, Els anarquistes educadors del poble : “La Revista Blanca” (1898–1905) (Barcelona : Curial, 1977) ; Revista Blanca, archivé à la Bibliothèque Nationale d’Espagne
[51] Richard Cleminson, ‘Male Inverts and Homosexuals : Sex discourse in the Anarchist Revista Blanca’ dans Gert Hekma, Harry Oosterhuis, et James Steakley (éditeurs.) Gay Men and the Sexual History of the Political Left (London : The Haworth Press, 1995), 262.
[52] Cleminson, 260 ; Gomez Casas, 25–57.
[53] Andrés Granel, 10 ; Ackelsberg, Free Women, 48.
[54] NDT : ‘Empowerment’ — Ce terme anglais recouvre de nombreuses notions différentes selon les contextes et il n’existe pas de terme français qui en traduit exactement le sens. Une enseignante québécoise a inventé le terme EMPUISSANCEMENT qui, dit-elle, faisait sourire au début et puis : « les gens se l’approprient facilement et en ressentent l’effet en le disant… Cà gronde de l’intérieur ».
[55] Ackelsberg, Free Women, 52–55 ; Garcia-Maroto, ‘Feminismo y Anarquismo’.
[56] La Seconde République Espagnole, proclamée en 1931, fut l’objet d’agitations entretenues par les crises politiques, sociales et économiques su régime précédent. En outre, contrairement aux états monarchistes traditionnels, la république n’obtint pas le soutien de la bourgeoisie de droite, ni des militaires, ni des propriétaires terriens féodaux encore puisssants. Le 18 juillet 1936, le général Francisco Franco, qui s’était arrangé pour organiser une partie de l’armée et obtenir le soutien de soldats marocains (le Maroc était encore un protectorat espagnol à l’époque), se révolta contre le gouvernement républicain. Le 19 juillet, le peuple prit les armes pour affronter ce soulèvement et réaliser son désir de liberté, s’alignant sous la bannières de différents groupes politiques, les comunistes et les socialistes avec le parti communiste, la Unión General de Trabajadores et les anarchistes principalement avec la CNT. A une époque de montée du fascisme en Europe, Franco gagna le soutien de Hitler et Mussolini, alors que la France, l’Angleterre et la Russie, offrirent le leur avec retard. Pour des détails sur cette période, voir Alexander ; et George Orwell, Homage to Catalonia (Harmondsworth : Penguin en association avec Secker & Warburg, 1966).
[57] Bien que les anarchistes diront toujours qu’aucun individu n’est important mais que chaque individu l’est, de manière à souligner qu’il n’y a pas de leaders dans le mouvement anarchiste, il est néanmoins nécessaire de souligner le travail étonnant que ces femmes ont entrepris et réalisé.
[58] La CNT et Mujeres Libres ont fonctionné en tant qu’organisations sœurs. Elles se sont soutenues mutuellement, même si Mujeres Libres a toujours mis en avant la nécessité d’autonomie et sa détermination à décider par elle-même. Tout le monde n’a pas considéré d’un bon œil la création de Mujeres Libres. Une des critiques les plus courantes était la nécessité de traiter de la subordination des femmes au sein de groupes déjà existant. D’autres critiques, notamment Federica Montseny, affirmaient que la subordination des femmes ne pouvaient pas être traitée par un travail d’organisation mais seulement par la transformation de la culture dominante, en commençant par l’estime de soi des femmes. Voir Ackelsberg, Free Women, 87–114..
[59] Voir Miller Gearheart, cité dans Brown, 151.
[60] Ackelsberg, Free Women, 115–42.
[61] Mujeres Libres, Estatutos (Madrid, Mujeres Libres : 1937), 2.
[62] Ackelsberg, Free Women, 118–22.
[63] Ibid, 128–40.
[64] Ibid, 122 -28.
[65] Jose Ribas, critique de Los 70 a Destajo : Ajoblanco y Libertad (Barcelona : RBA, 2007)
[66] Jose Ribas cité dans Luis Alemany, ‘La aniquilación del anarquismo es el gran secreto de la Transición’ El Mundo, 12 Mai 2007
[67] Voir Gómez Casas, 368–93, pour un récit de la reconstruction de la CNT et la crise traversée à la fin des années 1970 et au début des années 1980. J’ai été la témoin de cette baisse d’adhésions durant les années 1990, suivie d’une augmentation dans les années 2000.
[71] Sur l’anarcho-syndicalisme, voir note 14.