Marie-Louise Berneri
Une Politique Constructive
Nous sommes souvent accusés de manquer d’idées politiques constructives. Les gens concèdent que nous avons une analyse juste de la situation actuelle et que « notre journal a le vrai mérite de dénoncer la complaisance et de stimuler la pensée.” Mais on nous demande de présenter des solutions “pratiques” pour lutter contre le fascisme et le capitalisme.
Inutile de dire que nous n’acceptons pas ces remarques. Nous admettons que nos lecteurs ne trouveront pas dans nos pages des recettes pour soigner l’humanité de tous les maux qui l’assaillent. Ce que voudraient manifestement certains de nos lecteurs, ce sont des slogans, des manifestes et des programmes qui offriraient en quelques lignes à la classe ouvrière les moyens non seulement de mettre fin au fascisme mais aussi d’apporter une ère de bonheur aux ouvriers.
Nous refusons d’adopter de tels programmes/recettes parce que nous sommes convaincus que le faiblesse actuelle de la classe ouvrière est du au fait que tous les partis, afin de gagner en popularité et en pouvoir, ont simplifié leur programme, réduisant à des proportions ridicules la nature de la lutte qui apportera la liberté aux exploités.
Les slogans politiques sont devenus comme les publicités pour médicaments brevetés promettant santé, beauté et bonheur en échange d’une savonnette ou d’une tasse de cacao. Votez travailliste et tout ira bien ! Payez votre cotisation syndicale et votre sécurité sera assurée ! Un gouvernement ouvrier fera la révolution. Écrivez à votre député ou à tel ou tel ministre, défilez dans les rues de manière disciplinée, avec un orchestre bruyant et criez jusqu’à être aphone, et vos souhaits (revendications) seront exaucés !
C’est ce que les partis ont prétendu être un programme politique « réaliste », et avec le plus grand mépris pour les utopistes anarchistes », c’est ce qu’ils ont préconisé depuis un quart de siècle chaque fois qu’est apparue une difficulté. Ces remèdes remèdes ont prouvé leur inefficacité contre le chômage et le fascisme, l’agression italienne contre l’Abyssinie [Éthiopie], le boycott franco-anglais des révolutionnaires espagnols, le réarmement et la guerre. Et cependant, les mêmes méthodes sont à nouveau avancées pour faire face aux problèmes créés par la situation présente.
Le leitmotiv des partis de gauche est que les ouvriers devraient prendre autant de poids que possible dans le gouvernement. Cela apparaît assez constructif. Mais cela signifie seulement que les dirigeants travaillistes entreront au gouvernement en adoptant une politique de droite. Pour les ouvriers, cela signifie des sacrifices et la perte de toutes les libertés afin de s’assurer du privilège de voir « leurs » ministres assis sur les bancs du gouvernement. Aucune amélioration n’est obtenue et tous les canaux officiels pour faire entendre le mécontentement sont perdus.
Une autre solution « pratique » préconisée par le parti travailliste est de publier une déclaration à visée de guerre ou de paix . Apparemment, le monde saurait notre amour de la liberté et de la justice. Les « utopistes » peuvent-ils suggérer à l’équipé éditoriale du [pro-travailliste] Daily Herald que si le parti travailliste est désireux de montrer au monde combien « démocratiques » nous sommes, il pourrait, par exemple, refuser de s’associer à un gouvernement qui emprisonne Nehru depuis quatre ans (devons-nous ajouter que les pétitions, lettres ouvertes, etc., etc., n’auront pas le moindre effet?).
Ce n’est pas en changeant de ministres – – des hommes honteux ! – ou en publiant des déclarations , que le fascisme et le capitalisme seront vaincus. Le problème est plus complexe que cela. Nous n’avons pas l’intention d’ajouter nos voix à celles qui trompent les ouvriers en leur faisant croire que leurs « dirigeants » les tireront du pétrin. Le problème demande une transformation complète de l’attitude actuelle de la classe ouvrière. Vous ne pouvez pas changer le présent régime s il n’y a pas d’esprit révolutionnaire, si les ouvriers ne comprennent pas quelques vérités fondamentales :
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Que les ouvriers et les capitalistes ne peuvent pas avoir de causes communes.
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Que l’impérialisme est la première cause des guerres et que cette cause doit être éradiquée.
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Que les gouvernements, conservateurs et travaillistes, sont toujours des instruments d’oppression, et que les ouvriers doivent apprendre à faire sans eux.
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Que les partis veulent le pouvoir dans leur propre intérêt – celui d’une petite minorité. Tout le pouvoir doit donc être saisi et conservé entre les mains de syndicats qui incluent la grande majorité des hommes et des femmes qui produisent.
Nous ne pouvons pas construire tant que la classe ouvrière n’a pas perdu ses illusions, l’acceptation des patrons et sa foi dans les dirigeants . Notre politique consiste à l’éduquer, à stimuler son instinct de classe, à lui enseigner des méthodes de luttes. C’est une tâche longue et difficile, mais aux personnes qui préfèreraient des solutions efficaces comme la guerre, nous ferons remarquer que la grande guerre mondiale qui devait mettre fin à toutes les guerres et garantir la démocratie, a seulement produit le fascisme et une autre guerre ; que cette guerre produira sans aucun doute d’autres guerres, tout en laissant intacts les problèmes récurrents des ouvriers. Notre façon de refuser de remplir l’inutile tâche de rafistoler un monde pourri, mais d’essayer d’en construire un nouveau, n’est pas seulement constructive mais aussi la seule possible.