Marie-Louise Berneri
Le Coût de la guerre et de la libération
Les bombardements britanniques ont semé la mort parmi des milliers de personnes dans les quelques dernières semaines. Au Québec [sommet allié], les politiciens qui disposent d’abris hors de portée des bombes, prévoient de continuer les bombardements massifs comme moyens de poursuivre la « guerre contre le fascisme ».
Hambourg, Milan, Gênes, Turin, sont des champs de ruines, leurs rues couvertes de cadavres et ruisselantes de sang. « Hambourgiser » est devenu un nouveau terme pour la destruction totale des villes et le meurtre de masse de leur population par des raids terroristes. La Presse vante la capacité de la R.A.F. pour semer une telle destruction dans toutes les villes d’Allemagne et d’Europe Centrale. Elle hurlait d’indignation quand les allemands bombardaient des églises et des hôpitaux mais lorsque l’odeur du carnage monte des villes autrefois belles et populeuses, elle trouve les mots pour s’en réjouir. Lorsque les conduites d’eau de Milan furent atteintes et le centre ville inondé, elle en fit un sujet de plaisanterie. Un journaliste spirituel l’appela le “Lac Milan”. Qu’est ce que cela peut lui faire si « l’eau s’écoule entre les ruines et les débris des bâtiments bombardés et les personnes vivant dans le quartier furent obligées de rester dans les décombres de leurs maisons pendant quatre jours, jusqu’à ce que l’eau se retire et qu’elles puissent sortir…” . Le “Lac Milan”est en effet une magnifique plaisanterie. Mais pendant que les journalistes gloussent dans les pubs de Fleet Street, les hôpitaux et les équipes de secours travaillent jours et nuits pour essayer de pallier à la souffrance, à la faim et au dénuement des victimes .
Nos dessinateurs humoristiques trouveront aussi un sujet de commentaires amusants dans ces destructions “Berlin est hors antenne et il sera bientôt aussi hors de la carte!” Mais quand ils publieront les photos et les descriptions des destructions et de la misère à Hambourg et Milan, les habitants de Clydeside et de Coventry, de Plymouth et de East End à Londres, se souviendront des jours et des nuits lorsque leurs maisons étaient bombardées, lorsque leurs proches étaient tués ou attendaient leur tour dans les hôpitaux…Lorsque les journaux racontent avec exultation les flots de réfugiés s’écoulant frénétiquement de Hambourg, avec ce qui reste de leurs biens sur le dos, des habitants de Milan “campant sous les arbres,” les habitants des villes anglaises bombardées se souviendront de leurs propres tentatives pour échapper aux nuits de terreur, ils se souviendront que quand ils fuyaient Plymouth pour la campagne en un long cortège, ils avaient trouvé portes closes les maisons spacieuses des riches et avaient été condamnés à errer sans nourriture ni abris.
Qui souffrent dans les grandes villes industrielles lorsqu’elles sont bombardées, sinon les ouvriers qui ont vécu des vies de misère et de labeur, tout comme ceux de Clydeside ou Coventry ? Quand le port de Naples est bombardé, c’est le quartier populaire surpeuplé qui entoure le port qui souffre le plus. Les bombes n’atteignent pas les villas somptueuses des riches fascistes dispersées le long des côtes de la baie de Naples ; elles frappent ces maisons à plusieurs étages si entassées les unes sur les autres que les rues ne sont rien d’autre que des passages sombres entre elles ; des maisons où les gens s’entassent quatre ou cinq par pièce.
Quand les villes allemandes sont bombardées ce n’est pas l’élite nazie qui souffre. Ils disposent de profonds abris confortables tout comme l’élite de ce pays. Leurs familles ont été évacuées dans des endroits sûrs ou en Suisse. Mais les ouvriers ne peuvent pas s’échapper. Le prolétariat urbain, les ouvriers français, hollandais, belges ou scandinaves sont forcés d’aller travailler malgré les violents bombardements par les agents de la Gestapo de Himmler. Pour eux, s’échapper est impossible.
On demande aux ouvriers britanniques des usines de munitions et d’aéronautique de se réjouir de destructions auxquelles aucun échappatoire n’est possible. Des photographies montrant des amas de ruines sont affichées sur tous les murs avec la légende “Voici le résultat de votre travail.” La classe dirigeante veut qu’ils soient fiers d’avoir contribué à détruire des familles de la classe ouvrière. Car c’est ce qu’ils ont fait. Ils ont aidé leurs maitres à mettre en scène des massacres comparées en comparaisons desquels la destruction de Guernica, les bombardements de Rotterdam et de Varsovie ressemblent à des simulacres de guerre. De telles affiches devraient scandaliser l’humanité, lui donner la nausée devant le rôle que la société capitaliste lui demande de jouer.
Les ouvriers italiens ont montré que, en dépit de vingt années d’oppression fasciste, ils ont appris où était leur intérêt de classe. Ils ont refusé d’être des jouets entre les mains des patrons. Ils se sont mis en grève, ont saboté l’industrie de guerre, ont coupé les lignes téléphoniques et désorganisé les transports. Quelle est la réponse de la Grande-Bretagne Démocratique à leur lutte contre le fascisme ? Des bombardements, toujours plus de bombardements. Les alliés ont demandé au peuple italien d’affaiblir la machine de guerre de Mussolini, et tirent maintenant avantage de leur faiblesse pour les bombarder jusqu’à les réduire en miettes.
Nos politiciens prétendent vouloir une révolution en Europe pour renverser le fascisme. Mais il est aujourd’hui plus clair que jamais que ce qui les effraie le plus, c’est que le fascisme puisse être renversé par une révolte populaire. Ils sont terrifiés par la révolution, par « l’Anarchie ».” Ils veulent rétablir « l’ordre », et comme toujours, ils sont prêts à patauger dans des torrents de sang pour garantir leur idée de l’ordre – ordre dans lequel les ouvriers acceptent leur lot de pauvreté et de souffrances avec résignation.
Combien de fois par le passé avons-nous entendu que l’anarchisme était synonyme de bombes, que les anarchistes travaillaient à la destruction ? Combien de fois la répression de la classe dirigeante et de la police s’est-elle abattue parce qu’un anarchiste avait essayé d’assassiner un simple dirigeant ou un politicien réactionnaire ? Mais un seul raid sur Hambourg tue plus d’enfants, de femmes et d’hommes que tous ceux, réels ou inventés, tués durant toute l’histoire par des bombes anarchistes. Les bombes anarchistes étaient destinées aux tyrans responsables de la misère de millions de personnes ; les bombes de la classe dirigeante tuent sans distinction des milliers d’ouvriers.
“Désordre,” “Anarchie,” criait la Presse bourgeoise lorsque des isolés résolus comme Sbardelotto, Schirru et Lucetti ont essayé de tuer Mussolini…Maintenant, les mêmes capitalistes veulent rayer de la carte d’Europe des villes entières ; veulent réduire à la famine des populations entières, avec le fléau des épidémies et des maladies qui en résulteront dans le monde entier. Voilà la paix et l’ordre qu’ils veulent apporter aux ouvriers du monde avec leurs bombes.