Marc-Aurel
Nous sommes plateformistes !
Question d’organisation.
« Des anarchistes organisés ? Et pourquoi pas la révolution pendant qu’on y est! »
Au Québec, et plus généralement en Amérique du Nord, anarchistes et organiséEs ne sont pas allés souvent de pair. En effet, la dernière tentative sérieuse de monter un groupe politique libertaire en terre québécoise remonte à l’aventure de Socialisme et Liberté, à Montréal en 1987.[1]
Pourtant des anarchistes organiséEs, il y en a déjà eu et il y en a encore de par le monde. Des générations de militantEs ont planché sur la question et pour qui ne veut pas réinventer la roue, il est utile d’aller regarder du côté de leurs analyses et propositions. À la NEFAC, même si nous trouvons du bon chez des anarchistes classiques comme Errico Malatesta ou Michel Bakounine, nous sommes surtout influencéEs par une tradition que, faute de mieux, nous appelons plateformiste.
Le groupe Dielo Trouda et la Plate-forme
La tradition plateformistedébute avec l’analyse, que fait un groupe d’anarchistes russes en exil, de la défaite des makhnovistes face aux bolcheviks durant la guerre civile. Ce groupe comprend des figures aussi importantes que Nestor Makhno, l’un des principaux leaders de l’armée insurrectionnelle de la paysannerie ukrainienne, Pierre Arshinov, historien de ce même mouvement et vieux compagnon de route de Makhno, et Ida Mett, chroniqueuse et partisane passionnée de l’insurrection de Kronstadt.[2] Basé à Paris, le groupe gravite autour de la publication d’une revue bimensuelle anarcho-communiste en russe, Dielo Trouda (Cause ouvrière), dont Makhno et Arshinov avait rêvé dans les prisons tsaristes quinze ans plus tôt et qu’ils ont finalement fondée, à Paris, en 1925.
En plus des correspondances de plus en plus rares des camarades « restés aux pays», et de l’analyse de la nature du régime soviétique — Arshinov fut l’un des premiers à le qualifier, correctement, de capitalisme d’État —, la revue se concentre surtout à chercher les causes de « l’échec historique de l’anarchisme »
dans la période révolutionnaire qui vient de balayer l’Europe. Comme la plupart des militantEs qui sont encore anarchistes en 1925 — les défections du côté des
léninistes furent nombreuses — Dielo Trouda pense que la principale cause de l’échec « est l’absence de principes et de pratiques organisationnels dans le
monde anarchiste » qui a sa source dans « quelques défectuosités d’ordre théorique : notamment dans une fausse interprétation du principe d’individualité dans l’anarchisme ; ce principe étant trop souvent confondu avec l’absence de toute responsabilité. » C’est en juin 1926, que le groupe Dielo Trouda fait connaître le résultat de ces recherches sur l’organisation sous la forme d’une petite brochure intitulée Plate-forme de l’Union générale des anarchistes (projet).[3]
La brochure s’ouvre sur une introduction qui fait une critique dévastatrice de la « désorganisation générale chronique » de l’anarchisme révolutionnaire, désorganisation assimilée à rien de moins que la « fièvre jaune »(!). Dès le premier paragraphe, les auteurs sont impitoyables :
« Il est très significatif qu’en dépit de la force et du caractère incontestablement positif des idées libertaires, (...) le mouvement anarchiste est resté toujours faible malgré tout cela, et a figuré, le plus souvent (...) comme un petit fait, un épisode, et non pas comme un facteur important. »
Pour remédier à cet état de fait, les auteurs pensent qu’il est temps pour l’anarchisme de sortir du marais de la désorganisation, de mettre fin aux vacillations interminables dans les questions théoriques et tactiques les plus importantes, de prendre résolument le chemin du but clairement conçu, et de mener une pratique collective organisée. Ils proposent de créer « une organisation qui (...) établirait dans l’anarchisme une ligne générale tactique et politique».
Le texte de la Plate-forme en tant que tel est divisé en trois parties (générale, constructive et organisationnelle). En gros, la première et la deuxième partie constituent un exposé assez classique de l’anarcho-communisme dans lequel Dielo Trouda ne se démarque que sur quelques points. L’un des principaux est la primauté de la lutte de classe dans la société et son rôle moteur dans le changement social qui est affirmé d’entrée de jeu : « il n’y a pas d’humanité UNE. Il y a une humanité des classes : esclaves et maîtres » et « le régime social et politique de tout pays est avant tout le produit de la lutte des classes». Cette position, qui refuse également les positions « humanistes » trace une ligne claire de démarcation qui traverse tout le document. Dielo Troudase situe résolument dans le camp de l’anarchisme social, fortement lutte de classiste. La partie constructive a l’avantage (et l’inconvénient) de bénéficier de l’expérience russe. Avantage car l’on sort des abstractions chères aux kropotkiniens (la fameuse « prise au tas»), inconvénient cependant parce que la situation russe de 1917 n’a plus vraiment grand chose à voir avec ce que nous vivons aujourd’hui... En ce sens, l’étude de l’expérience espagnole, même si elle est aussi datée, sera plus productive.
Un autre point où la plate-forme se démarque d’avec l’anarchisme traditionnel c’est sur la question du patriarcat, et c’est, malheureusement, pour enregistrer un recul marqué. En effet, aucune des questions liées au patriarcat — que ce soit l’oppression des femmes, la répression sexuelle ou la famille et l’éducation des enfants — n’est abordée. Le mot femme n’apparaît même pas dans le document ! Pourtant, même si ce n’est pas de la même façon qu’aujourd’hui, la question était loin d’être ignorée chez les autres courants anarchistes. Si on peut comprendre que Dielo Trouda fut peu inspiré par l’exemple des anarcho-individualistes français — qui sont allés très loin dans la critique du patriarcat et de l’ordre moral bourgeois — d’autres documents anarchistes révolutionnaires du même type que la plate-forme avaient pourtant abordé la question. Le Programme de l’Alliance, première organisation anarchiste fondée par Bakounine en 1864, affirme par exemple l’égalité de l’homme et de la femme et que les enfants « n’appartiennent ni à la société, ni à leurs parents, mais à leur future liberté». Quatre ans plus tard, Bakounine revendiquait, au troisième congrès de la première Internationale :
« premièrement, l’abolition du droit de la propriété héréditaire, deuxièmement, l’égalisation complète des droits politiques et sociaux de la femme avec ceux de l’homme, troisièmement, l’abolition du mariage en tant qu’institution religieuse, politique et civile. »
Plus contemporain de la plate-forme, le Programme anarchiste, rédigé par Malatesta et adopté par l’Union anarchiste italienne en 1920, revendique lui aussi une « reconstruction de la famille, de telle manière qu’elle résulte de la pratique de l’amour, libre de toute chaîne légale, de toute oppression économique ou physique, de tout préjugé religieux » et conclut « nous voulons pour tous le pain, la liberté, l’amour et la science». La question ne se posait pas qu’à un niveau théorique, aux États-Unis on en était déjà passé à la pratique. Ainsi quand la plate-forme est publiée, cela fait déjà 15 ans et plus que les anarchistes américaines, Emma Goldman en tête, revendiquent la décriminalisation de l’avortement et la libre circulation de l’information sur la contraception. En Espagne, quelques années plus tard, on ira encore plus loin, grâce à l’action des Mujeres Libres. Jusqu’à l’ennemi juré de Dielo Trouda, le gouvernement bolchevik, qui rend légalement la femme égale de l’homme et décriminalise l’avortement et l’homosexualité dans sa première semaine au pouvoir ! Bref, cet oubli est réellement une lacune théorique importante, qui a encore des répercussions aujourd’hui.
Là où la plate-forme détonne vraiment, c’est au niveau de ses propositions organisationnelles et des positions qui en découlent. Afin de créer cette organisation unie, Dielo Trouda refuse les voies d’une synthèse des différents courants de l’anarchisme, telle que proposée par les Faure et Voline, car « une telle organisation (...) ne serait qu’un assemblage mécanique d’individus concevant d’une façon différente toutes les questions du mouvement anarchiste», et celle de l’anarcho-syndicalisme, qui « ne résout pas le problème d’organisation de l’anarchisme, car elle ne [lui] donne pas la priorité». La Plate-forme propose plutôt « le ralliement des militants actifs de l’anarchisme sur la base de positions précises : théoriques, tactiques et organisationnelles, c’est-à-dire sur la base plus ou moins achevée d’un programme homogène».
Les militantEs de Dielo Trouda considéraient cette double question de l’organisation et du programme révolutionnaire comme primordiale pour lancer le mouvement anarchiste sur la bonne voie. Ils avaient d’ailleurs conçu la Plate-forme comme « les grandes lignes, l’armature d’un tel programme » et voulaient qu’elle constitue le « premier pas vers le ralliement des forces libertaires en une seule collectivité révolutionnaire active». Il était clair d’ailleurs que la Plate-forme ne pouvait constituer un programme définitif de l’anarchisme révolutionnaire, il appartiendrait à la future organisation de « l’élargir, de l’approfondir, plus tard d’en faire un programme définitif pour tout le mouvement anarchiste».
La plate-forme postulait donc la nécessité d’une unité théorique et tactique, formulée en un programme. Cette nécessité était rejetée par les partisans de la
synthèse qui soit n’en voyait pas l’utilité (Faure) ou la croyait prématurée et jugeait la méthode proposée par la plate-forme mécanique (Voline). Du côté
des anarcho-syndicalistes, on est évidemment d’accord avec ce postulat, le hic étant que la plate-forme rejette précisément le programme syndicaliste révolutionnaire...
Dielo Trouda introduit ensuite un principe pourtant simple, la responsabilité collective, mais qui a attiré les foudres des critiques. L’idée de base de la responsabilité collective c’est que :
« si nous acceptons collectivement des positions politiques et une ligne d’action déterminée, c’est pour que chaque membre l’applique dans son travail politique. De plus, en nous entendant sur un travail à faire et une façon de le faire, nous devenons responsables, les uns
envers les autres, de son exécution. La responsabilité collective, finalement, n’est rien d’autre que la méthode collective d’action. »[4]
Cette idée fut cependant attaquée comme étant une volonté d’embrigader l’anarchisme militant, Malatesta allant même jusqu’à la comparer à la discipline de caserne.
Pour faire tenir le tout ensemble, la plate-forme propose l’incontournable principe du fédéralisme, qu’on présente comme « concili[ant] l’indépendance et l’initiative de l’individu ou de l’organisation, avec le service de la cause commune». Dielo Trouda mettait cependant en garde contre une déformation courante du fédéralisme libertaire : « le droit de manifester surtout son ego, sans l’obligation de tenir compte des devoirs vis-à-vis de l’organisation » et affirmait plutôt que « le type fédéraliste de l’organisation anarchiste, tout en reconnaissant à chaque membre le droit à l’indépendance, à l’opinion libre, à l’initiative et à la liberté individuelle, charge chaque membre de devoirs organisationnels déterminés, exigeant leur exécution rigoureuse, ainsi que l’exécution des décisions prises en commun. » Évidemment, pour que tout cela marche en dehors d’un plan strictement local, ce qui était d’ailleurs le but avoué de la plate-forme, encore faut-il se donner les instances nécessaires. Le document de Dielo Troudane s’étend pas sur le sujet, mais mentionne la pertinence d’un congrès décisionnel et d’un comité exécutifpour coordonner l’activité de l’organisation. Avoir des membres mandatés pour exécuter certaines tâches n’eut pas l’air de plaire à certains, qui y ont vu un embryon d’autorité dictatoriale...
Là où la Plate-forme se démarque le plus de l’anarchisme classique, c’est sans doute en ce qui a trait au rôle des anarchistes pendant la révolution. En effet, pour Dielo Trouda, « le rôle des anarchistes en période révolutionnaire ne peut se borner à la seule propagande de mots d’ordre et des idées libertaires». Mais alors, quel est ce rôle ? Pour les auteurs, « l’anarchisme doit devenir la conception directrice de la révolution sociale», ils précisent que « la position directrice des idées anarchistes dans la révolution signifie une orientation anarchiste des événements » ce qu’il ne faut surtout pas confondre avec « la direction politique des partis étatistes qui aboutit finalement au Pouvoir d’État». Cette idée de conception directrice fera dresser les cheveux sur la tête de plus d’un anarchiste et sera vertement critiquée.
Les auteurs ont un vif souvenir de la révolution russe et ils rappellent que « bien que les masses s’expriment profondément dans les mouvements sociaux par des tendances et des mots d’ordre anarchistes, ces tendances et mots d’ordre restent cependant éparpillés», il faut donc une force qui puisse « organiser la puissance motrice des idées libertaires qui est nécessaire pour garder dans la révolution sociale l’orientation et les objectifs anarchistes». Cette force, ce serait l’organisation anarchiste d’après la Plate-forme. L’organisation anarchiste doit :
« manifester son initiative et déployer une participation
totale dans tous les domaine de la révolution sociale : celui de l’orientation et du caractère général de la révolution, celui des tâches positives de la révolution dans la nouvelle production, celui de la guerre civile et de la défense de la révolution, de la consommation, de la question agraire, etc... Sur toutes ces questions et sur nombre d’autres, la masse exige des anarchistes une réponse claire et précise. Et du moment que les anarchistes prônent une conception de la révolution et de la structure de la société, ils sont obligés de donner à toutes ces questions une réponse nette, de relier la solution de ces problèmes à la conception générale du communisme libertaire et de consacrer toutes leurs forces à leur réalisation effective. »
La pertinence de la plate-forme aujourd’hui
Les membres du groupe Dielo Trouda ont eu le mérite de réfléchir, en leur temps, à des moyens pour sortir l’anarchisme militant de son ornière. Leurs solutions peuvent, encore aujourd’hui, servir de point de départ pour construire une pratique anarchiste cohérente et organisée. Évidemment, nous sommes loin d’aborder la plate-forme comme une bible (ou un petit livre rouge) et nous sommes bien conscientEs qu’elle comporte certaines lacunes, notamment au chapitre du patriarcat, comme nous l’avons déjà souligné, et à celui de l’autonomie des mouvements sociaux.
Une des erreurs des premiers plateformistes fut, paradoxalement, d’avoir placé trop d’espoir dans le mouvement anarchiste existant. En effet, ils et elles étaient persuadéEs pouvoir rallier la majorité des militantEs à leurs conceptions. Peut-on réellement se surprendre, étant donné les attaques virulentes que contient la plate-forme, que ça n’ait pas marché ? Pourtant, même aujourd’hui, c’est un piège dans lequel l’on tombe facilement. La NEFAC n’y a pas échappé. Nous avons passé un temps considérable à discuter et tenter de convaincre les militantEs de notre région. Force est de constater que ça n’a pas marché... Est-ce un mal ? Pas sûr. En effet, eut égard à ce qui se fait concrètement — et non pas seulement ce qui se dit —, il est loin d’être certain que l’avenir de l’anarchisme révolutionnaire réside dans les militantEs anarchistes. Peut-être que si les anarchistes cessaient d’essayer de se convaincre les uns les autres, ils et elles auraient plus de temps à consacrer au reste de la population ? Pour notre part, nous avons pris le parti d’entériner le fait tout simple de la division de notre mouvement et nous avons décidé « d’arrêter d’en parler et de commencer à le faire ».[5]
Pour notre part, ce que nous retenons de la plate-forme c’est la nécessité de s’organiser sérieusement. Ce qui veut dire se donner les moyens d’avancer, donc des choses toutes simples comme une structure démocratique avec des congrès décisionnels, une liste de discussion, des cotisations, des comités de travail mandatés, etc. Nous savons aussi que l’anarchisme n’a que peu de racines dans la région et que nous allons devoir développer des positions politiques sur un paquet de sujet et donc innover. Pour nous la question de l’unité tactique et théorique n’est qu’une question de bon sens mais c’est surtout un processus de débat, jamais terminé.
« Son but n’étant pas la prise du pouvoir, l’organisation anarchiste n’est donc ni un parti, ni une avant-garde autoproclamée, mais une minorité agissante au sein des classes populaires. Elle entend servir de pôle de ralliement libertaire et être partie prenante du combat théorique et pratique contre toutes les idéologies autoritaires. Il s’agit d’abord et avant tout d’une force de proposition qui tente de rallier les gens, par l’exemple et la suggestion, à ces points de vues politiques. (...) Puisque toute période révolutionnaire doit être précédée par des organisations capables de rallier les gens à l’alternative libertaire et aux méthodes anarchistes, nous croyons qu’une organisation anarchiste forte et surtout présente dans les luttes est nécessaire. Entendons nous bien, cependant, nous ne croyons pas que la NEFAC soit, à l’heure actuelle, une telle organisation (mais nous y travaillons !) »[6]
[1] Pour en savoir plus sur ce groupe politique, qui s’est sabordé courant 1989 et est à l’origine de la publication du journal Rebelles, se rapporter à l’article du Q-lotté intitulé Montréal : des libertaires s’organisent (page 50 de l’anthologie La pensée en liberté,aux éditions Écosociété) et à la page 8 du numéro de février-mars 1989 (vol.1 no 6) du journal Rebelles (il y a là une reproduction partielle de la plate-forme du groupe). Des photocopies sont disponibles sur demande en écrivant au Groupe anarchiste Émile-Henry, prière de joindre une enveloppe pré-affranchie.
[2] Voir respectivement La makhnovchtchina : L’insurrection révolutionnaire en Ukraine de 1918 à 1921 par Arshinov (Spartacus, 2000) et La Commune de Kronstadt, crépuscule sanglant des soviets, par Mett (idem).
[3] Aujourd’hui on réfère souvent à ce texte comme la Plate-forme d’Arshinov ou la Plate-forme d’organisation des communistes libertaires (le titre utilisé par ceux qui s’en réclament). Toutes les citations, sauf indication contraire, sont de la Plate-forme.
[4] La question de l’organisation révolutionnaire anarchiste, position du Groupe Emile-Henry, voir http://www3.sympatico.ca/emile.henry/orgeh.htm
[5] Donc, c’est le premier et le dernier dossier spécial sur l’organisation que vous verrez dans cette revue...
[6] La question de l’organisation... op cit.