Lucioles
Travailler, c’est se constituer prisonnier
« Un édifice basé sur des siècles d’histoire ne se détruit pas avec quelques kilos d’explosifs. » (Pierre Kropotkine)
Nous sommes tous à un moment ou un autre de notre vie des prisonniers, car travailler c’est se constituer prisonnier. Pourtant le travail tue bien plus que la prison, c’est même le plus grand meurtrier de masse de l’histoire. Il l’a toujours été, certes, mais le mode de production capitaliste et son organisation du travail ont largement participé à intensifier violemment les rapports d’exploitation au sein des entreprises, dans les usines et les commerces. Concrètement, il faut produire toujours plus, toujours plus vite, faire du chiffre, donner de sa personne. Mais toute cette machinerie ne pourrait pas tourner sans l’idéologie qui accompagne le Travail, et qui est souvent forcée d’employer la menace et la contrainte pour s’imposer.
Un peu partout, des individus sont aux prises avec des conditions de vie plus que merdiques et inacceptables, la pauvreté gagne du terrain parmi toujours plus de gens, et même chez ceux qui se croyaient à l’abri. Cette misère qui s’impose de guerre lasse est aujourd’hui l’une des raisons qui poussent beaucoup d’employeurs, des grands patrons qui jonglent avec les millions aux petits commerçants de quartier, à serrer drastiquement la vis sur les diverses latitudes de l’exploitation de leurs salariés. Dans ce serrage de vis général, certains abusent plus que d’autres et certains, même, se permettent de dépasser les cadres légaux et le code du travail. Parfois au JT, certains sont épinglés sur des cibles de jeu de fléchettes pour que la foule puisse se défouler, et oublier par ailleurs ce qui constitue le vrai problème : que le travail et l’exploitation sont en eux-mêmes des abus, que notre dignité ne sera pas retrouvée tant que nous n’en aurons pas fini avec l’économie, le capitalisme et la marchandisation.
Du grand patron de la finance qui a gratté des milliards sur le dos de pauvres endettés et expulsés de leurs logements au petit gérant de supérette, de restaurant ou du bâtiment qui a licencié à tour de bras, qui s’est rendu responsable d’humiliations et de traitements dégueulasses sur ses employés, qui a employé des sans-papiers en les payant moins qu’il ne payerait un âne, tous peuvent du jour au lendemain se retrouver sous les feux de la rampe. On les appelle, de façon bien commode, les « patrons voyous », et les racailles politiciennes des partis et organisations de gauche et d’extrême-gauche comme de droite et d’extrême-droite font leur beurre électoral dessus tandis que les charognards médiatiques en font leur quatre-heure dans leurs pages « sociales ». On peut maintenant tous se défouler sur quelques salauds désignés par la vindicte populaire et oublier tous nos problèmes.
Cependant, la notion de « patron voyou » nous semble bien superficielle. Certes, certains patrons outrepassent leurs droits, en cela, ils sont des voyous vis-à-vis de la loi, mais cela ne nous intéresse pas. Notre problème est plus épineux, c’est qu’il existe encore des patrons et des employés, des maîtres et des esclaves, des riches et des pauvres, la hiérarchie et l’argent. Il faut refuser d’accepter la catégorie des « patrons voyous », parce que celle-ci créé une autre catégorie, celle des « bons patrons », des « bons gérants ». Cela est inacceptable, parce qu’endosser les habits du patron, c’est accepter les règles d’un jeu qui n’a d’autres conséquences que l’avilissement de l’humain par l’humain. Le « bon patron » aura beau éclairer le monde de sa beauté intérieure, il reste celui qui donne des ordres. De plus, la notion de « patron voyou » impliquerait que l’exploitation ne serait que le fait d’un petit nombre de patrons abusifs dans un monde qui respire la joie au travail, alors que non, nous vivons dans une société de merde qui est elle-même le produit du travail, et qui en est profondément malade.
C’est aussi le mensonge qui affirme que la souffrance du travail n’est imputable qu’à quelques individus facilement isolables et pas à un mode d’organisation de la vie, qui la soumet à des impératifs de production et qui transforme tout ce qui est, vivant ou non, en marchandise. Et même si demain une bande de justiciers avant-gardistes exécutait chaque patron voyou d’une balle dans la tête en pleine rue, le problème resterait là, dans les marques laissées sur nos corps par des années de turbin, dans l’état de léthargie dans lequel se trouve le travailleur après une journée de travail.
Aussi vrai qu’un édifice basé sur des siècles d’histoire ne se détruit pas avec quelques kilos d’explosifs, le travail ne sera pas détruit par la simple critique de l’exploitation.
Pour la destruction totale du travail.