Lucioles
Et si nous vivions enfin ?
Une nuit noire. Une interminable nuit, glaciale, sombre, répétitive et ennuyeuse. Certains la passent dehors, sur le trottoir, un bout de carton et des habits ramassés ici ou là, d’autres se réfugient dans les couloirs sordides du métro, chassés par les agents de la RATP ou de la mairie de Paris. Tout le monde se croise. Ceux qui se démerdent comme ils peuvent dans cette non-vie. Telle va vendre son corps pour quelques euros, l’autre va devoir se casser le dos sur un chantier, l’autre se faire chier derrière un bureau, l’autre aller servir les gros bourgeois aux cafés des quartiers chics ; l’autre encore doit changer dix fois de trottoir et raser les murs afin d’éviter les flics qui patrouillent, parce qu’il ou elle n’a pas les maudits papiers que l’État nous impose pour pouvoir nous contrôler tous et toutes. D’autres encore doivent se planquer pour fumer, certains pour éviter la brigade des stups’, d’autres parce que la famille les surveille étroitement, ou que la religion qu’on leur a imposée (ou qu’ils s’imposent tous seuls…) leur fait tomber sur la tête des interdits et des obligations en tout genre.
Vendre son corps à un patron, tomber dans les mains de la police d’État, ou de la police familiale, ou de la police communautaire ou religieuse. Devoir travailler à en crever ou se retrouver à la dèche, ou alors atterrir en prison. Être soi-même une marchandise, et devoir courir sans cesse derrière d’autres marchandises : pour se loger, s’habiller, bouffer, aimer, lire et voyager. Chair à travail, chair à école, autrefois chair à canon… c’est notre lot à tous, ça nous oppresse tous, quotidiennement.
Et il faudrait qu’on baisse la tête, qu’on encaisse les coups, qu’on ferme notre gueule, qu’on attende une illusoire retraite, un illusoire paradis, un illusoire Grand Soir. Il faudrait qu’on s’évite mutuellement, qu’on ne se regarde pas ni qu’on ne se parle, qu’on reste entre petites bandes fermées, entre gens de telle origine. Qu’on se tape dessus pour une embrouille à dix euros, pour un bout de shit, pour une histoire de jalousie, pour une connerie de drapeau, une connerie de religion, une connerie de nationalité… pour des conneries d’identités.
Partout sur cette terre c’est la même chose : partout les pauvres, les exploités et les dominés s’en prennent plein la gueule, sont acculés dans des quartiers qui sont comme autant de prisons à ciel ouvert, pour qu’ils se marchent dessus et s’entre-tuent. Alors parfois, on pense obtenir quelque chose en se réappropriant cette prison, ce bidonville, ce ghetto. « Belleville nique tout ». Parfois on se retranche dans « notre » quartier parce qu’on nous a parqués là, comme on parque les animaux dans des cages.
S’identifier et s’accrocher à la misère à laquelle l’État et l’économie voudraient nous réduire ? Ou alors combattre cette foutue misère, s’attaquer à tout ce qui la produit, à tout ce qui nous tient enfermés : aux rôles et aux identités qu’on nous colle sur la gueule, aux usines dans lesquelles le capitalisme nous fait crever à petit feu, aux écoles dans lesquelles on nous bourre le crane et on nous apprend la peur, aux banques qui s’enrichissent sur notre exploitation, aux prisons et aux commissariats dans lesquels l’État nous enferme derrière des barreaux en fer, aux tribunaux et à ces salopards de magistrats qui nous jugent et nous condamnent, aux temples dans lesquels toutes les religions nous menacent de tel ou tel châtiment terrible si jamais nous osons être trop libres à leur goût.
Défaire aussi tous ces comportements, tous ces rapports pourris qui nous empêchent de nous rencontrer, de communiquer et de nous associer librement : les regards, les propos et les gestes sexistes, homophobes, racistes, les séparations débiles entre « honnêtes et innocents citoyens aspirant à vivre en paix » et « méchants voyous casseurs et délinquants », entre « braves travailleurs » et « fainéants profiteurs du système », etc.…
Cette société de merde, nous y sommes dedans jusqu’au cou. Cette guerre sociale, qu’on ne peut pas ne pas voir (à moins d’être aveugle, sourd et malhonnête), nous en sommes au cœur, tous autant que nous sommes. Alors puisque nous n’avons qu’une vie, autant faire nos choix le plus vite possible, et aussi le plus clairement possible.
Nous avons fait un choix : celui de diffuser la révolte contre tout ce qui nous rend la vie impossible, en joignant autant qu’on peut l’acte à la parole, en sapant la paix sociale, à commencer par là où nous vivons, parce qu’on y trouve à portée de main les structures et les personnes qui nous empoisonnent le quotidien.
Mais nos cœurs et nos pensées vont bien au-delà de ce petit bout de territoire et des barrières qui l’enserrent. La révolte explose partout ailleurs, et nous pouvons reconnaître le violent désir de liberté partout où il émerge de cette triste vie, en un grand éclat de lumière, avec un grand fracas.
Nous voulons nous aussi faire exploser cette révolte, sans attente ni médiation, nous réchauffer dans de grands feux de joie où la domination brûlera pour de bon.
Et nous avons soif de rencontres complices.
À bientôt donc, ici ou ailleurs.