Le Rétif
L'illusion révolutionnaire
"L’humanité marche enveloppée d’un voile d’illusion", a dit un penseur, Marc Guyau.[1] Il semble même que sans ce voile les hommes ne puissent marcher. A peine la réalité leur a-t-elle arraché un bandeau qu’ils s’empressent d’en mettre un autre, comme si leurs yeux trop faibles craignaient de voir les choses telles qu’elles sont. Il faut à leurs intelligences le prisme du mensonge.
Les scandales Panama, Dreyfus, Syveton, Steinhell, etc. - les turpitudes et l’incapacité des politiciens, enfin les coups de fusil de Narbonne, de Draveil et de Villeneuve ont déchiré pour une minorité considérable le voile de l’illusion parlementaire.
On espérait tout du bulletin de vote. On avait foi en la bonne volonté et le pouvoir des représentants de la nation. Et cette espérance, cette foi empêchaient de voir l’idiotie fondamentale du système qui consiste à déléguer quelqu’un pour veiller aux besoins de tous. Mais le bulletin de vote s’est révélé un vulgaire chiffon de papier. Les parlementaires se sont montrés ambitieux, cupides, corrompus, médiocres surtout. Des gens apparurent qui s’indignèrent de la farce électorale, de la comédie des réformes, du règne des pitres républicains. Une minorité est née, qui grossit nécessairement tous les jours et sur laquelle la vieille illusion n’a plus de prise.
Cependant pour enthousiasmer des gens habitués à être menés, pour stimuler leur activité, il faut des mirages... Alors remplaçant la défunte illusion parlementaire, l’autre illusion s’est forgée, et incrustée dans les cervelles : l’illusion révolutionnaire.
Oui, les lois sont impuissantes à transformer la société ; et les assemblées parlementaires sont lamentables ; et il n’y a rien à attendre des gouvernements. Mais ce que les législations ne peuvent faire, les manifestations et les grèves le feront ; et les assemblées syndicales tiendront les promesses de leurs piteuses devancières : les Chambres. Enfin il faut tout attendre du prolétariat conscient qui... et qui... et que...
Jadis les bons gogos crurent que des discours sonores, des textes officiels rédigés et placardés avec solennité pouvaient modifier favorablement la vie sociale. Ce temps-là est passé. A présent, on s’imagine qu’il suffit pour cela de démolir des lanternes, de brûler des kiosques, de "descendre" un flic de temps à autre (dans de très graves occasions).
Jadis les espérances populaires se concentraient en les députés. Ces petits messieurs bedonnants pouvaient du haut de la tribune décréter quelque matin des choses merveilleuses. Hélas ! - Maintenant qu’on les a vus patauger dans la boue, le type idéal du transformateur apparaît quelque peu différent. C’est le "camarade secrétaire" membre influent de la C.G.T., dont la voix, lors des meetings, déchaîne des rafales d’enthousiasme. C’est Pataud la face malicieuse et joviale, le verbe impératif... Et c’est encore le révolutionnaire aux longs cheveux, au chapeau batailleur, et qui (les voisins l’affirment) ne sort jamais sans ses deux pistolets automatiques...
Jadis les braves électeurs s’en remettaient au Parlement - incarnation de l’Etat Providence - pour organiser leur félicité. Seules les "masses arriérées" gardent jusqu’à ce jour une confiance aussi insensée à leurs élus. Les "avancés", les "conscients", les révolutionnaires, quoi ! savent ce que vaut l’Etat et ce que valent les Parlements. Aussi nous annoncent-ils d’ores et déjà qu’après la grève générale, ce sera la C.G.T. qui organisera l’universelle félicité, et les comités syndicaux délibéreront des mesures à prendre pour le bien-être commun. Comme vous le voyez, ça ne ressemble en rien, mais en rien, au vieux régime parlementaire.
Ainsi que toutes les erreurs, l’illusion parlementaire fut néfaste à ceux qu’elle grisa. Aux bons citoyens de ce pays elle valut l’admirable régime de Démocratie qu’illustrent si bien l’alliance russe - ô la plus avantageuse des alliances ! -, les affaires grandes et petites, et enfin le règne de Clémenceau et de Briand... en attendant celui d’un Jaurès. M. Viviani - aujourd’hui Son Excellence - disait autrefois à propos de je ne sais trop quelle législature : "Il y a eu la Chambre introuvable, il y a la Chambre infâme !" et cela pourrait se dire équitablement de toutes les législatures qui se sont succédées, s’efforçant vainement de se surpasser en pitreries. Les illusions coûtent cher.
Eh bien, quoiqu’elle ait été coûteuse aux pauvres bougres qui se firent bénévolement tondre, cravacher et fusiller, l’illusion parlementaire n’a pas fait la moitié du mal que peut faire l’autre illusion.
Oh, soyez tranquilles ! on en reviendra. On finira par s’apercevoir que le petit jeu des chambardements n’avance pas à grand-chose. Et nous ne verrons pas se lever l’aube sanglante que nous annonce M. Méric. Les illusions ne durent qu’un temps. Mais des gens seront morts pour la Cause, morts bêtement, inutilement. Mais une ou deux générations auront gaspillé leurs forces en efforts insensés. On aura perdu la vie - voilà tout.
On en reviendra. Le grand jour n’est pas prêt de luire, et fort probablement ne luira jamais que dans les imaginations enfiévrées de ses prophètes.
Pourtant, puisque ce rêve enivre des foules, voyons un peu ce qu’il nous présage. Voyons vers quoi tendent ces efforts, à quoi ils pourraient aboutir si une impossible victoire venait les couronner.
Une brochure a paru il n’y a pas longtemps, qui nous l’apprend. Notre vieille connaissance, le citoyen Méric, dit Flax,[2] en est l’auteur. Cela s’intitule : Comment on fera la Révolution. Elle est sérieuse cette brochure, comme un programme de futur parti. elle est passionnante à certains endroits autant que les romans du capitaine Danrit. Et dans son allure générale elle rappelle les écrits de Mark Twain, l’humour flegmatique et impassible des Américains.
Le citoyen Méric - qui s’y connaît - nous y démontre d’abord qu’une insurrection est somme toute chose facile. Nos amis de Russie ne peuvent en douter. Ensuite, deux mots sur le prolétariat organisé. Mais le chapitre le plus intéressant est sans conteste celui qui nous apprend ce que se passera après l’insurrection triomphale. Là, il est possible d’apprécier jusqu’où peuvent s’égarer des intelligences qu’étreint une illusion. Car s’il est possible que le citoyen Méric ne croie pas un mot de ce qu’il écrit, il est certain que beaucoup de gens conçoivent très sincèrement ce qu’il a formulé.
Au lendemain du grand soir le citoyen Méric nous annonce la Dictature Révolutionnaire, appuyée par la Terreur. Malheur aux adversaires du nouvel ordre social (lisez du Comité Confédéral). "Seule la violence aura pu nous donner une victoire momentanée, seule la Terreur pourra nous conserver cette victoire... Il ne faudra pas craindre d’être féroces ! Nous perlerons de justice, de bonté et de liberté après." Nous voici prévenus chers copains autiautoritaires.
Dés ces lignes on comprendra le peu d’enthousiasme que suscite parmi les individualistes la révolution de M. Méric. L’ordre présent nous écrase, nous traque, nous tue. L’ordre Révolutionnaire nous écrasera, nous traquera, nous tuera. - Le parti peut compter sur notre concours.
Mais le citoyen Méric continue de mieux en mieux. A la page 22 nous constatons l’existence de deux comités, d’une armée et d’une police révolutionnaire. On exécutera les rebelles (sic, sic, sic). N’est-ce pas que c’est intéressant ?
Les syndicats "ordonneront à tous de se mettre au travail"... Sinon gare ! Après quoi on nommera un parlement ouvrier (resic) qui "n’aura rien de commun avec le parlementarisme odieux d’aujourd’hui". J’te crois ! Au surplus, on l’a constaté déjà, ce charmant petit régime n’aura rien de commun avec l’abominable oppression bourgeoise.
Il y aura aussi un Conseil du Travail, permanent. Et le camarade achève incontinent : "Déjà la C.G.T. actuelle peut donner une idée approximative de l’organisation ouvrière future." Ca sera beau !
Pour défendre la nouvelle patrie ainsi édifiée, et qui sera certainement la plus douce des patries, ô ineffable Méric ! on formera des milices. Car la guerre est inévitable...
Et après nous avoir causé d’une "morale nouvelle imposant de lourdes obligations et des sacrifices" ; après nous avoir entretenus des prisons et des tribunaux révolutionnaires, bref de ce qu’il appelle lui-même la tyrannie ouvrière, le citoyen Méric termine tranquillement : "Ce n’est d’ailleurs ni pour aujourd’hui, ni pour demain." Quand je vous disais qu’il possède l’humour impassible des Anglo-Saxons !
[1] Jean-Marie Guyau (1854-1888), poète et philosophe français, auteur de l’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction. Ses théories tentent à substituer aux conventions et principes transcendants une "spontanéité vitale".
[2] Victor Méric, né Henri Coudon (1867-1933), journaliste, collaborateur du Libertaire à la charnière du siècle, adoucit son anarchisme originel pour s’inscrire en 1906 à la S.F.I.O., sous l’influence du Gustave Hervé. Il se fit alors l’apôtre souvent moqué d’un syndicalisme révolutionnaire naïf. Pendant cette période, il collabora à la Guerre Sociale, et reprit la direction des Hommes du jour. On le retrouve dans les années vingt aux côtés des communistes. Il écrira d’ailleurs un livre sur la "bande à Bonnot" : Les Bandits tragiques, chez Kra, et défendra Serge contre les staliniens des 1928.