Laboratoire des frondeurs
L’information dominante, parasite de la conversation
Tout le monde le sait, la conversation est malade. Quelques symptômes caractérisent le mal : l’échange répétitif de quelques arguments formatés, les polémiques stéréotypées, l’atrophie de l’argumentation, la faiblesse de la critique, le conformisme et la peur d’affirmer une opinion propre, le syndrome du soliloque permanent. Qu’il est difficile de converser : les mots n’atteignent pas leur cible, les personnes à qui parler et dont on peut attendre une réponse font défaut, le moment choisi n’est pas propice. Trop souvent, quand elle s’amorce, la conversation prend soit une tournure nombriliste, soit elle s’enlise dans l’affirmation d’idées générales pétries de la morale du jour. Défendre des idées hardies, prendre le risque de les énoncer et de les voir contredites, rechercher la justesse de ses paroles, voilà ce qui manque cruellement à la conversation. Des idées toutes faites s’emboitent au cours de l’échange comme des briques de lego et forment un mur qui peu à peu cache ce qu’il y a à penser : ce que l’on aurait dû dire mais que l’on ne sait pas dire et dont on ne voit plus, au final, ni la lueur ni l’intérêt.
La cause de cette pathologie est connue. La presse oriente et polarise continuellement le flux des conversations en proposant chaque jour, à des millions de lecteurs, quelques sujets de conversation et des manières de les traiter. La presse est ce grand locuteur qui jamais ne devient auditeur dont l’ombre plane sur toutes les conversations qui deviennent des discussions d’auditeurs.
La presse tire son origine d’une forme particulière de conversation à distance, la correspondance épistolaire. Les premières lettres privées à avoir été recopié à de multiples exemplaires sont apparues aux XVIIème et XVIIIème siècles. Dans ces lettres, il n’est plus question d’échanger des avis, des observations ou des analyses entre égaux : la fonction du correspondant est de fournir à son ou ses abonnés – rois ou princes, supérieurs – des renseignements sur la vie littéraire, culturelle et politique. Le journal d’aujourd’hui est une lettre publique qui, imprimée, aurait systématisé et généralisé l’usage de ces lettres privées. Comme si l’alternance de lettres échangées entre deux correspondants s’était brusquement figée dans une relation à sens unique définissant une fois pour toute la distribution des rôles entre des locuteurs et des lecteurs, sans inversion possible.
La presse est une forme issue de la conversation qui, s’autonomisant, s’est dressée contre elle. Ayant commencé par n’être qu’un écho prolongé des causeries et des correspondances, elle a fini par en être la source presque unique. Le journal est devenu le grand régulateur des conversations, fournissant leur nourriture la plus abondante, uniforme pour tous, changeant profondément d’un jour à l’autre.
Discours et rhétorique de la presse
Aujourd’hui, la conversation continue d’être ce phénomène étrange et insaisissable au cœur de la relation entre gouvernants et gouvernés. Le contenu des discussions quotidiennes entre les pauvres modernes est désormais colonisé par la presse, qui va jusqu’à en prescrire le style. D’où la presse tire-t-elle sa force ? Mais c’est de sa rhétorique très spéciale. Elle n’a pas de pouvoir de contrainte contrairement à un gouvernement qui dispose d’une police, d’une armée, d’une justice, d’une bureaucratie. Elle agit par la suggestion, en prescrivant non pas forcément ce qu’il faut penser mais ce dont il faut parler. Pour comprendre cette nouvelle rhétorique, il est utile de la comparer à la rhétorique déployée par un orateur.
L’orateur réalise son discours, en un seul trait de temps, devant un nombre d'hommes assez restreint, n'excédant jamais la sphère où la voix humaine peut être entendue. Selon des règles spécifiques que les traités de rhétorique ont codifié - précautions oratoires, emploi des figures, importance du ton, de la prononciation, de la diction, du geste - l’orateur doit produire en un temps très court une action très vive sur un groupe d'auditeurs momentanément soustraits à toutes les autres influences ambiantes.
Toutes autres sont les conditions auxquelles doit répondre la presse, que les journalistes appliquent d'instinct. Le journaliste s'adresse à un public beaucoup plus étendu, composé d'individus dispersés. L’article qu’il rédige s’adresse à chacun séparément. Le public du journal n’existe pas comme un public constitué qui serait rassemblé en un lieu, c’est un amas d’individus séparés. A la différence du public d’un orateur, formé d’individus pouvant discuter entre eux, interpeller l’orateur, lui couper la parole ou prendre la parole à sa place (ce qui est l’essence de la conversation), les membres du public qui se rassemblent chaque jour en ouvrant leur journal, en consultant une page d’actualité sur internet ou en regardant le journal télévisé ne peuvent pas discuter entre eux au moment où ils prennent connaissance de ces nouvelles, ne peuvent pas interpeler celui dont ils écoutent le discours, encore moins lui couper ou lui prendre la parole.
L’article de journal seul est faible, il ne permet que très rarement d’emporter la conviction, de laisser une trace dans l’esprit du lecteur. Pendant qu'ils lisent leur article quotidien, les individus restent soumis à des distractions en tout genre, ils entendent bourdonner des conversations autour d’eux, reçoivent des mails... Ils ne voient pas l’auteur de l’article, ils ne l’entendent pas, ses gestes et sa diction n’ont aucun effet. Aussi, ce serait une erreur de regarder un article comme l’équivalent d’un discours, et de juger applicables aux premiers les règles édictées par le second. Le discours est quelque chose de complet en soi mais l'article n’est qu'un anneau d’une chaine d’articles qui résultent, en général, d’écrivains multiples qui composent le bureau de rédaction d’un journal. C’est donc plutôt le bureau de rédaction qui est, en première approximation, l’équivalent de l’orateur. Ce tissu d’articles qui se forme pendant plusieurs mois ou plusieurs années avant d’avoir atteint son but, et suggéré son impression finale dans un public spécial, est l'équivalent du discours d'autrefois. Un article isolé est, en quelque sorte, une simple phrase d’un discours qui se poursuit pendant des mois et des ans, découpé en mille morceaux et prononcé par des voix diverses.
Comme le discours de l’orateur, le journal doit convaincre des idées qu’il soutient. Or, il n’est pas question pour les journalistes de présenter des idées dans un ordre bien déterminé, de déployer un même sujet comme un harmonieux tableau devant les regards du public. Le sujet du journal se compose d'innombrables sujets, incohérents, qui lui sont fournis chaque matin ou chaque soir par l'événement du jour ou de la veille. C'est comme si, au cours d’une harangue de Démosthène contre Philippe, à chaque instant des coursiers s'étaient approchés de lui pour lui apporter quelques nouvelles toutes fraiches et si le récit ou l’interprétation de ces informations avait constitué tout son discours. Le journal est précisément dans ce cas : il reçoit des renseignements de partout, et les raconte immédiatement, en les déformant à sa manière, conformément à son but qu’il ne perd jamais de vue. Entre temps, il s’occupe aussi d’autres rubriques, actualités, santé, faits divers, politique, science, environnement…, et dans chacun de ces domaines, il interpose toujours le prisme de son but. Pour convaincre, l'un des meilleurs arguments utilisé par la presse est encore le plus banal : la répétition incessante des mêmes idées, des mêmes calomnies, des mêmes chimères. Ainsi, le journal, qui a le temps pour lui, s’emploie à convaincre en suggérant par différents canaux la même idée et en répétant à loisir le même argument, tandis que l’orateur, qui ne dispose que d’un court intervalle de temps, doit convaincre par la force propre de l’argument et de son exposition. Ce sont le flux continu et répétitif du discours, le nombre des lecteurs, et surtout, la conversation des lecteurs à propos des idées, qui font que, sur un temps long, le journal est capable d’emporter la conviction de nombreux individus et de créer des courants d’opinion. « C'est le long très long et très complexe discours muet, appelé le journal, qui est en train de conduire les démocraties parlementaires ».
A la différence de l’orateur pour lequel l'auditoire est déjà réuni et l’écoute, la grande difficulté pour le journal est de former son auditoire à lui, en attirant l'attention par quelque coup de pistolet.
« Le procédé le plus simple et le plus connu [qui n’a pas vieilli un siècle plus tard], c'est de scandaliser les gens, ou bien de les effrayer par quelque fausse nouvelle ou par l’exagération mensongère d’une nouvelle vraie. Une fois son public formé, le journal doit constamment songer à le retenir et à le grossir, par des moyens analogues. De temps en temps il a besoin de servir un scandale inédit, une nouvelle à sensation, une diffamation bruyante. »
Le scandale, l’exagération, le mensonge, la diffamation sont les premiers moyens du journal pour attirer à lui le public des auditeurs et tenir leur attention.
« Au point de vue de la moralité des moyens mis en œuvre, on peut se demander si la comparaison du discours et du journal n’est pas défavorable au dernier. Ne semble-t-il pas que les procédés propres à assurer le succès du journal, diffamation, pornographie, fausses dépêches, mensonges, chantages, dépassent de beaucoup en audace et en raffinements de perversité les fraudes ingénues, les trucs enfantins, recommandés par l’ancienne rhétorique ? Il le semble, en effet. »
Alors que le discours a une durée limitée, le journal semble là pour durer éternellement. Mais c’est oublier qu’un journal ne vit qu’autant que la politique qui le soutient. Cette politique aboutit toujours soit à son triomphe, soit à sa défaite. « Dans le premier cas, le journal (...) utilise sa victoire d’une manière quelconque, ce qui est augurer d’une nouvelle politique. Dans le cas de sa défaite, il se fabrique, avec les débris de ses vœux, un programme neuf, qui, lui aussi, lancé sur des eaux neuves, échouera ou abordera. » La vie d’un journal est toute entière dans la politique qui le soutient, c’est là son but et la raison de son existence ; la fin de cette politique est également la fin du journal. Un journal qui y survit est en réalité un autre journal, soutenant une autre politique, qui se présente sous le même nom.
Affirmation d’une tyrannie : l’information
Si, à la fin du XIXème siècle, l’existence des journaux était liée aux opinions promues par les partis politiques et donc au fonctionnement des démocraties parlementaires, depuis la deuxième moitié du XXème siècle la très large majorité des journaux se réclament de l’objectivité et de la neutralité. Cela signifie que dans leur justification publique, les journaux ne sont plus officiellement liés à des courants d’opinion. Ils font valoir les évènements de manière objective et ne promeuvent plus les opinions de partis politiques. Si la presse n’est plus liée à des partis, c’est parce qu’il n’y a plus des partis mais un seul parti. Il n’y a que des gestionnaires et des divergences dans la manière de gérer. Tous les partis défendent une vision gestionnaire des pauvres, chaque journal représentant une variante de ce discours.
La presse s’est unifiée. Ce n’est plus le bureau de rédaction d’un journal qui est aujourd’hui l’équivalent de l’orateur, si on poursuit la comparaison précédente. C’est l’ensemble des articles de l’ensemble des journaux qui constitue l’équivalent de l’orateur. C’est là que s’énonce quotidiennement le discours de la presse. C’est un discours commun qui se déploie sur de multiples fronts et qui fonctionne uniquement sur le mode de la suggestion. Il suscite des ambiances, fait naître des opinions, des idées, des projets et des sentiments sur des personnes, des choses, des actes.
Les agences de presse internationale - AP, Reuters, AFP, DPA pour citer les principales - sont la manifestation pratique de cette unification du discours qui parcourt les bureaux de rédaction. Les agences de presse fournissent aux différents journaux, d’obédiences apparemment opposées, des informations similaires qu’ils publient séparément. Les agences de presse sont la réalisation pratique d’une fusion des journaux, à une échelle plus vaste. Par leur position de fournisseurs d’articles à des journaux d’obédience apparemment opposées, les agences de presse n’appartiennent plus officiellement au monde de l’opinion. Celles-ci abandonnant la revendication d’une opinion particulière se drapent désormais sous l’étendard de la neutralité et d’objectivité. Cet idéal n’est que la traduction d’un déplacement de pouvoir. Le point de vue de la presse ne se comprend plus à l’échelle d’un journal particulier mais à l’échelle de l’ensemble des journaux, dont les agences sont l’accomplissement. Ces agences réalisent l’unification mondiale de la presse en incarnant la voix du parti unique des gestionnaires.
Mais cet idéal de neutralité et d’objectivité est désormais partagé par l’ensemble des journaux. Et dans le même temps, c’est l’ensemble des raisons qui justifiait l’existence des journaux dans une démocratie parlementaire qui se trouvent invalidées. La presse doit prouver qu’elle ne défend les opinions d’aucun parti, et surtout pas celle d’un parti unique, et doit légitimer son existence autonome. Les slogans « neutralité » et « objectivité » visent à ranger définitivement la presse du côté des faits en la distinguant de l’opinion. L’objectivité signifie que la presse se limite à la présentation des faits objectifs, dégagée de toute subjectivité, tandis que la neutralité signifie qu’elle est strictement séparée de l’opinion et qu’elle ne prend pas part au débat. Ce faitichisme de principe a provoqué des dégâts colossaux dans la conversation quotidienne où l’opinion argumentée est considérée par la middle class comme une faute de goût, et où l’énonciation de faits tient lieu le plus souvent d’analyse. Pourtant, il suffit, articles en main, d’avoir tenté d’analyser un évènement à distance pour en saisir la portée historique - quelques mois ou quelques années après -, pour comprendre toute la bêtise et l’hypocrisie des arguments de neutralité et d’objectivité. Tout article présente une prise de parti dans un débat, et plus que tout autre l’information est partie prenante de ce débat. Ce qui en toute logique ne signifie pas qu’il ne faut pas traiter soigneusement les faits et qu’une telle conclusion autorise à falsifier le compte-rendu des évènements à tour de bras comme le font les journalistes. Mais cette logique-là est le plus souvent hors de portée des pauvres modernes, et fréquemment bannie de la pensée middle class. Il y aurait encore beaucoup à dire sur les glissements permanents dans le discours des journalistes entre neutralité et objectivité, de l’un à l’autre et vice-versa, mais une première conclusion s’impose. Sous l’idéal moderne de neutralité et d’objectivité, les articles publiés concernant un évènement ne le sont plus pour faire valoir une opinion politique particulière dans un débat qui concerne le gouvernement d’un Etat ou des relations commerciales, mais pour « informer le public sur des faits ».
La revendication de neutralité et d’objectivité outre qu’elle est une tentative pour redorer la presse d’un vernis pseudo-scientifique, fait émerger un terme nouveau qui naturalise l’existence de la presse. L’information, c’est d’abord ce qui se transmet d’un émetteur à un récepteur, dont on ne se demande plus ni ce qu’ils sont, ni ce qu’ils font. Cette réduction du rapport locuteur-auditeur à un rapport émetteur-récepteur signifie que ce qui se transmet se transmet à l’identique, que ce qui est émis est identique à ce qui est reçu. Le terme d’information est une tentative d’effacer tout lien avec une situation de conversation. Il révèle aussi le fantasme troglodytique d’une transmission directe des ordres de la presse à des récepteurs disséminés. Car désormais, que fait la presse ? Elle informe le public. Circulez y’a rien à voir ! D’ailleurs elle a changé de nom, on l’appelle désormais information ; l’information c’est ce qui produit les informations, en toute logique, et le public c’est l’ensemble des récepteurs qui reçoivent les informations produites par l’information. Et en aucune manière « l’information » ne prétend former des courants d’opinion, elle est bien trop fidèle à son idéal de neutralité et d’objectivité pour s’adonner à une telle activité. Chez les curés graphomanes et bavards, on se juge hypocritement à son idéal et non à sa pratique. Le terme d’information légitime de toute éternité l’existence de la presse en l’instaurant comme la médiation entre les individus et les faits qui adviennent dans le monde, et est un déni de la conversation des individus qui constitue l’origine fondement et le ressort unique de la presse.
Mais ce faisant, la presse semble avoir perdu sa fonction première qui en faisait un rouage nécessaire de la démocratie parlementaire, c’est justement le rôle du dernier pilier justifiant l’existence de la presse, la liberté d’expression, d’affirmer ce lien. C’est un mythe tenace des démocraties parlementaires libérales occidentales que la diversité d’opinion des individus serait reflétée par la diversité des opinions apparaissant dans les journaux ; diversité qui sans eux n’existerait pas. Admirable tautologie qui passe du reflet de « l’opinion publique » à la condition nécessaire de l’existence de « l’opinion publique » (et plus loin en remontant, de la « démocratie »). Dans ce sophisme, se terre l’injustifiable : une tentative sans précédent de mainmise sur l’ensemble des conversations humaines. La presse prétend être le réceptacle de l’ensemble de la conversation humaine dans sa diversité, tandis qu’elle n’est que le porte-voix des objectifs à court terme des gestionnaires. Il y a cependant un paradoxe dans les justifications publiques de la presse : la presse s’érige en représentant d’un principe, la liberté d’opinion, dans le même temps où elle proclame un idéal de neutralité et d’objectivité qui consiste justement à n’émettre aucune opinion et à ne présenter que des faits. Ce gouffre béant, cet abime de la pensée, est certainement un des fondements de la bêtise et de l’abrutissement de la middle class occidentale. Neutralité, objectivité, information et liberté d’expression, voilà les piliers qui fondent cette forme particulière de tyrannie, où l’opinion est officiellement bannie par l’instance même qui prétend la représenter.