L’Encyclopédie Anarchiste — U
U
ULTRAMONTANISME
n. m. (du latin ultra montes, au delà des monts, c’est-à-dire au delà des Alpes, puisque ces dernières montagnes séparent la France de l’Italie.)
En France, on appela ultramontains ceux qui professaient la doctrine admise par les Italiens concernant l’étendue de la puissance pontificale ; leur système reçut le nom d’ultramontanisme. Ils se dressèrent avec violence contre les gallicans qui n’accordaient au pape qu’un pouvoir limité sur l’Église universelle et réclamaient, pour le clergé de France, certaines libertés connues sous le nom de libertés gallicanes (du latin Gallia, Gaule). Déjà Saint Louis avait soutenu la doctrine de l’indépendance royale à l’égard de l’évêque de Rome. Son petit-fils Philippe le Bel brava publiquement Boniface VI qui revendiqua la suprématie du Saint-Siège sur les lois ; il se moqua de l’excommunication fulminée contre lui et fit insulter le pape dans son palais d’Anagni. Le Grand Schisme d’Occident ébranla fortement l’autorité du pontife romain sur l’Église de France ; et le chancelier de l’Université de Paris, Gerson, attaqua les prétentions du pape à l’infaillibilité, au concile de Bâle. C’est des principes énoncés par ce Concile que s’inspira la Pragmatique Sanction de Bourges, rendue par Charles VII en 1438. Elle fut remplacée, en 1516, par un concordat signé, à Bologne, par Léon X et François 1er. Mais les opinions ultramontaines continuèrent d’être combattues par l’autorité royale, la Sorbonne et les Parlements. La déclaration faite par Bossuet en 1862, au nom du clergé français, résuma, d’une façon très claire, la doctrine des théologiens gallicans. Voici le sens de ses principales décisions :
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Les papes n’ont pas le droit de déposer les souverains, ni de délier leurs sujets du serment de fidélité ;
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l’Église, représentée par un Concile œcuménique, est supérieure au pape ;
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Les pratiques, règles et usages particuliers à l’Église de France doivent demeurer inébranlables ;
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Les décisions du pape ne sont pas irréformables, tant qu’elles n’ont pas été sanctionnées par l’Église.
On voit, par cette déclaration, que les libertés de l’Église gallicane n’accordaient aucune espèce d’indépendance aux fidèles, mais concernaient seulement les privilèges du roi et des hauts dignitaires ecclésiastiques. Innocent XI, en avril 1682, et Alexandre VIII, en août 1690, condamnèrent les quatre articles rédigés par Bossuet et cassèrent tout ce qu’avait fait l’assemblée du clergé de 1682. Devant la résistance opposée par les autorités civiles et religieuses, le pape refusa même d’instituer les évêques nommés par le roi. En 1693, Louis XIV permit aux prélats de faire acte de soumission au Saint-Siège, mais il ne désavoua pas la doctrine gallicane. Cette dernière continua d’être à l’honneur dans les écoles de théologie et d’être favorisée par le pouvoir royal et les parlements. Citons, parmi ses défenseurs, d’Aguesseau, au XVIIIe siècle, le cardinal de La Luzerne et l’évêque Frayssinous, au XIXe. Après le concordat de 1801, Napoléon voulut qu’on l’enseignât dans les séminaires ; et, sous la Restauration, elle resta chère au gouvernement. Néanmoins, la déclaration de 1682 cessa bientôt d’être enseignée dans les écoles de théologie ; et le clergé, dans son ensemble, ne montra plus le même zèle pour la doctrine gallicane. Joseph de Maistre et Lamennais, les vrais fondateurs de l’école ultramontaine, achevèrent de la discréditer dans les milieux catholiques.
Dans l’un de ses ouvrages, « Du Pape », paru en 1819, Joseph de Maistre déclarait que le pape était le représentant de Dieu sur la terre et que ses avis devaient être considérés comme émanant du ciel. A l’appui de cette thèse, l’ancien émigré savoyard apportait de soit-disant preuves empruntées surtout à l’histoire du Moyen-Âge. Dans un ouvrage posthume, « De l’Église gallicane dans ses rapports avec le souverain pontife », il s’attaquait directement aux défenseurs du gallicanisme et ne ménageait ni Bossuet, ni ces autres insoumis que furent Pascal et les principaux écrivains jansénistes. De son côté, Lamennais affirmait. dans son Essai sur l’indifférence en matière de religion, que le gallicanisme était une hérésie véritable et plus pernicieuse peut-être que le protestantisme. Plus tard, le célèbre écrivain breton devait se révolter contre le pape ; mais, dans la première partie de sa vie, il contribua puissamment à répandre les idées ultramontaines parmi les catholiques militants et le jeune clergé. Montalembert, Lacordaire, Gerbet, et beaucoup d’autres qui se détournèrent de lui lorsqu’il abandonna l’Église, subirent d’abord son influence. Avec Louis Veuillot, un polémiste vigoureux mais aussi intolérant que grossier, l’ultramontanisme devint d’une violence extrême à l’égard de ses adversaires. Dans son journal, l’Univers, ce larbin du pape et des jésuites ne craignit pas d’attaquer les évêques libéraux et gallicans comme Dupanloup ; quand ils se plaignirent, Rome donna gain de cause à Veuillot. Aussi, lorsque le Concile du Vatican fut convoqué, couvrit-il d’injures les prélats et les théologiens hostiles à un futur dogme de l’infaillibilité pontificale. Victor Hugo a stigmatisé dans des vers fameux le « simple jésuite et triple gueux » que les bien-pensants considèrent comme le modèle des journalistes catholiques.
La proclamation du dogme de l’infaillibilité pontificale par le concile du Vatican, le 18 juillet 1870, mit fin aux polémiques entre gallicans et ultramontains. Les seconds triomphèrent bruyamment ; les premiers durent se soumettre. Une minorité d’évêques allemands, hongrois, autrichiens et français votèrent contre cette croyance ; beaucoup d’autres opposants s’étaient abstenus volontairement ou n’avaient pu être présents. Le 11 août, une dépêche du cardinal Antonelli aux nonces fit savoir que le nouveau dogme était devenu obligatoire pour tous les catholiques. D’eux-mêmes les évêques opposants français, comme Dupanloup et Darboy, se soumirent aux prétentions de l’idole vivante que la sottise humaine venait d’ériger à Rome. Les prélats dissidents d’Allemagne finirent, eux aussi, par se soumettre. Mais un certain nombre de prêtres et de laïques, allemands et suisses, refusèrent obstinément d’admettre la croyance à l’infaillibilité personnelle du pape. Parmi eux se trouvait le chanoine Dœllinger, un érudit universellement connu. La secte des Vieux-Catholiques qu’ils constituèrent ne fut jamais bien importante ; elle végéta péniblement. En France, un célèbre prédicateur, le carme déchaussé Hyacinthe Loyson essaya vainement de fonder une Église schismatique. Il se maria en 1872, eut de nombreux enfants et mourut en 1912, à un âge très avancé, sans jamais réclamer un pardon que Rome lui aurait accordé avec joie.
— L. BARBEDETTE
UNITÉ
n. f.
Dans la société capitaliste et hiérarchique, ou appelle improprement « unités » des accords particuliers, sur des fins communes à des groupements quelconques. Mais, ces soi-disant unités, généralement sectaires et partiales — et même contradictoires entre elles — aboutissent tôt ou tard, sauf de rares exceptions, à des conflits, des scissions pénibles, et à des oppositions farouchement hostiles. On sait, d’ailleurs, que toute organisation comportant le privilège de fonction est injuste, anti-unitaire.
Très différente est l’unité anarchiste fondée sur l’amour pur de la vie libre, heureuse et sûre, et dont l’idéal est succinctement indiqué dans sa devise :
« Instaurer un milieu social qui assure à chaque individu le maximum de bien-être et de liberté adéquat à chaque époque. »
Un tel idéal implique évidemment une morale qui le justifie. Morale de juste réciprocité que nous trouvons dans le vieil et double aphorisme suivant : Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît ; mais agis toujours envers les autres comme tu voudrais qu’on agît à ton égard en d’identiques circonstances. (En supposant, bien entendu, une connaissance suffisante du bien contemporain.)
Ce juste précepte rencontre pourtant de nombreuses transgressions, conséquences sociales ou inconsciences regrettables et illogiques contradictions. Quoi qu’il en soit, c’est cet aphorisme moral qui constitue le critérium unitaire fondamental, puisque toute dérogation à son principe est absolument incompatible avec l’unité sympathique. Mais l’expérience nous apprend à dépasser les limites d’égale réciprocité, et à ne rien demander au-dessus des facultés personnelles, si l’on veut contribuer à la vivante et salutaire unité. Il est, en effet, nécessaire que le fort, le mieux doué, œuvre généreusement pour le faible ; et il est clair que tous ceux et celles qui manifestent de telles dispositions, forment en tout temps et tout lieu, la meilleure élite.
Malgré certaines affirmations erronées — et quoi qu’elle évolue par les connaissances acquises — l’unité dépend toujours plus du vouloir que du savoir, car l’aveuglante vanité est commune, même chez les savants. Si la base unitaire est sentimentale, sa cause immédiate et effective résulte partout de besoins communs, entretenus ou modifiés par des tendances et connaissances partagées.
La trilogie de l’unité, profondément égalitaire et libertaire, est : l’amour orientateur, la science révélatrice et le travail producteur. Cette unité concerne tous les égoïsmes normaux et conséquents du monde civilisable. Sa hiérarchie naturelle et toute effective ne saurait engendrer aucune dépendance artificielle, aucune autorité. Elle est, dans tous les domaines, une libre manifestation de la vie individuelle et collective, exempte d’uniformité mesquine, dogmatique, vicieuse et funeste,
L’unité anarchiste vitale n’est point un accord relatif et temporaire, mais une harmonie permanente à tendances générales et progressives, toujours corrélative au temps et aux moyens. Elle est, enfin, la synthèse de l’amour éclairé, idéalement absolu, mais effectivement relatif et conditionnel. Son élément demeure constamment individuel et sympathique, sollicitant tous les bons sentiments et toutes les connaissances utiles au bonheur, à la sécurité, à la paix mondiale.
— A. MAUZÉ.
UNITÉ (PROLÉTARIENNE)
n. f.
Au moment où la reconstitution de l’unité syndicale entre dans sa phase finale, il est tout naturel de traiter cette question dans notre Encyclopédie.
C’est non seulement naturel, mais c’est indispensable, parce que l’histoire de l’unité est aussi celle de la scission et qu’elle n’est encore connue que de quelques initiés qui, par leurs fonctions, ont été appelés à vivre vraiment les événements qui se sont déroulés le plus souvent dans la coulisse et sont restés, par conséquent, totalement inconnus des masses travailleuses bernées.
Ma qualité de secrétaire général du Comité Central des Comités Syndicalistes Révolutionnaires, puis de secrétaire adjoint du même Comité, ma participation active aux travaux de la Commission Administrative de la C.G.T.U., ma désignation au poste de secrétaire général du Comité de Défense Syndicaliste et à celui de secrétaire de l’Union Fédérative des Syndicats Autonomes de France, m’ont permis de suivre pas à pas les évènements qui se sont déroulés de 1920 jusqu’en 1926, époque de la constitution de la Confédération Générale du Travail Syndicaliste Révolutionnaire.
Et, depuis le 15 novembre 1926, je suis avec attention, de très près, au sein de la C. A. de la C.G.T.S.R., les tractations et pourparlers auxquels l’unité syndicale a donné lieu.
Avant d’aller plus loin et de faire l’exposé historique de la question, deux constatations s’imposent, ce sont celles-ci :
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L’unité, comme la scission, sera l’œuvre des partis politiques ;
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Une unité de cet ordre restera précaire aussi longtemps que le mouvement syndical sera incapable de s’opposer à l’action dissolvante des partis ; aussi longtemps que la notion de parti primera, dans l’esprit des travailleurs, la lutte de classe ; jusqu’à ce que le réel prenne le pas sur l’artificiel.
Répéter que la scission est l’œuvre des partis politiques et de leurs représentants au sein du mouvement syndical, c’est exprimer une vérité devenue banale. Il faut, cependant, le dire, l’affirmer ici avec d’autant plus de force que les partis (socialiste et communiste) prétendent être les champions incontestés de l’unité. Il faut le proclamer parce qu’en réalisant cette unité, sur le terrain politique et économique, ces partis n’ont en vue que de servir leurs intérêts, à l’exclusion de ceux des travailleurs.
En faisant alternativement, selon les exigences de leur politique, la scission ou l’unité, en soufflant ainsi le froid et le chaud, les partis dits ouvriers ont fait la démonstration éclatante qu’ils n’avaient aucun souci des intérêts de la classe ouvrière. Aussi, si je me refuse à mettre à leur actif la reconstitution d’une unité dont ils escomptent le bénéfice exclusif, j’inscris carrément à leur passif la scission qui a réduit, pendant quinze ans, le prolétariat de tous les pays à l’impuissance, favorisé l’accession au pouvoir du fascisme dans la plus grande partie des pays de l’Europe. Et je demande aux travailleurs de ne jamais oublier ces pages sombres de leur Histoire.
Je leur demande également, s’ils réalisent, comme tout l’indique, l’unité syndicale, de ne plus la laisser briser, sous quelque prétexte que ce soit et, pour cela, d’affirmer la maîtrise totale de leur mouvement, dans une indépendance absolue et définitive.
Examinons, maintenant, quand, comment et pour quelles raisons la scission s’est produite.
A mon avis, sa préparation, qui dura près de quatre ans, remonte à 1917 ; elle commença peu après la conférence confédérale de Clermont-Ferrand, où les deux fractions de la C.G.T., déjà fortement divisées sur la politique suivie par la majorité pendant la guerre, se « réconcilièrent » sur un nègre-blanc, sans provoquer le choc dynamique qui aurait redressé la Centrale syndicale française.
La révolution russe entrait dans sa deuxième phase : celle d’octobre 1917, et Lénine, avec juste raison, recherchait des appuis à l’extérieur, en France tout particulièrement, pour empêcher la formation autour de ses frontières de ce que Clemenceau appelait le « cordon sanitaire », c’est-à-dire, pour parler clair, le blocus économique et l’intervention militaire conjuguée du dedans et du dehors, ces deux armes redoutables de la contre-révolution mondiale.
Pour échapper à cette étreinte, qui risquait d’être mortelle, les chefs de la révolution russe ne pouvaient que chercher à étendre la révolution aux pays voisins : d’abord à l’Europe, si possible, et au monde entier, si les circonstances le permettaient. Leur raisonnement était juste et les conditions d’une telle révolution à l’échelle européenne, universelle peut-être, étaient largement réunies. Il restait à faire passer la conception dans la pratique, en utilisant la situation particulièrement favorable.
C’est dans ce passage de la conception à la pratique que les dirigeants russes commirent des fautes si impardonnables, pour des hommes comme Lénine et Trotsky, qu’on en reste, encore aujourd’hui, absolument confondu.
La principale de ces fautes est la méconnaissance absolue des mouvements ouvriers des autres pays et, tout particulièrement, du mouvement français, si spécial par son origine, ses caractéristique et le tempérament de la race.
Au lieu de s’adresser en frères au syndicalisme français, dont l’immense majorité était absolument acquise à l’idée de la révolution sociale dans son propre pays, les dirigeants russes tentèrent de lui imposer brutalement, par des moyens obliques et des procédés condamnables, leur propre conception de la lutte, leur doctrine et leur discipline : toutes choses qui firent se cabrer quantité de militants tout disposés à la lutte, mais qui voulaient rester maîtres de leur action, de leur tactique, et se refusaient à agir comme des petits garçons qu’on morigène à tout instant.
Cette attitude des révolutionnaires russes eut une autre conséquence : elle fournit des armes aux dirigeants de la C.G.T. peu enclins à engager une bataille de cette envergure.
Ces faits ne se passèrent pas qu’en France. Tous les prolétariats de l’Europe et même du monde, dont le concours était pourtant absolument nécessaire, furent traités avec le même mépris, avec la même ignorance des faits, sur la foi de renseignements donnés à Moscou par des hommes qui n’avaient aucune qualité pour remplir un tel rôle.
L’échec de la révolution européenne, de la révolution mondiale peut-être, vient exclusivement de l’incompréhension totale, par les dirigeants russes, du mouvement des autres pays, de leur autoritarisme, de leur mépris des militants et des organisations régulières de ces pays.
Si, au lieu d’agir ainsi, les hommes qui dirigeaient la révolution russe avaient compris que les peuples agissent selon les caractéristiques de leur propre génie, ce qui exclut l’uniformité mais crée l’harmonie dans la diversité ; s’ils avaient fait loyalement et directement appel aux centrales syndicales et à leurs militants, en les laissant libres du choix de l’heure, des moyens et du but, il n’est pas douteux que la révolution sociale serait devenue, à très brève échéance, une réalité sur le plan où elle était possible et nécessaire pour assurer, avec le salut de la révolution russe, le succès de la révolution européenne et, sans doute, mondiale.
A une question aussi nettement et honnêtement posée, les centrales syndicales — celle de France la première — n’auraient pu que répondre affirmativement, d’autant plus rapidement que toutes les conditions de l’action révolutionnaire étaient, je le répète, réunies.
Les révolutionnaires russes, aveuglés par leur succès, jugeant de toute leur hauteur le reste des hommes — comme si leur révolution avait été la première et devait être la dernière à se produire dans le monde — trouvèrent plus expédient de noyauter, par tous les moyens, y compris les pires, les éléments actifs du mouvement syndical français ; de les dresser les uns contre les autres de façon absurde ; de pratiquer une politique de manœuvres et de contre-manœuvres absolument ridicule ; de provoquer une sorte de gymnastique gréviste constante qui démolit, une à une, toutes les organisations puissantes et, en particulier, les métallurgistes et les cheminots,
Cette politique qui consistait à utiliser comme tremplin les revendications légitimes des travailleurs et comme levain le désir d’action incontestable des masses laborieuses, provoqua les échecs successifs qui, de proche en proche, nous conduisirent à la débâcle de mai 1920, après la capitulation confédérale du 21 juillet 1919.
Il ne pouvait en être autrement. En effet, sentant le péril qui les menaçait, les dirigeants de la C.G.T. freinèrent autant qu’ils purent l’action des travailleurs. Quand ils ne purent, malgré tout, l’arrêter, ils la brisèrent in-extremis ou la rendirent inopérante par des compromis, comme celui de février 1920, qui enlevaient toute valeur au succès remporté.
Les Congrès de Lyon (1919), Orléans (1920) et Lille (1921) indiquent de façon saisissante les points culminants des luttes de tendance qui aboutirent à la scission du mouvement syndical français.
Ayant plus que jamais besoin d’avoir dans chaque pays un mouvement docile à leur injonction et capable d’appuyer leur politique extérieure, Lénine, ‘Trotsky, Zinoviev et leurs amis prirent la décision de détruire, par la scission, les centrales et les partis qui leur résistaient.
Ils avaient l’espoir que, l’enthousiasme des masses aidant, ils pourraient faire disparaitre, par la suite, facilement, les fractions d’organisations rebelles à leurs ordres. Et c’est là qu’ils commirent leur deuxième faute, plus impardonnable peut-être que la première.
En effet, la scission du parti socialiste, à Tours en 1920, celle de la C.G.T., en février 1922, permirent de grouper dans le Parti communiste et la C.G.T.U., en l’espace de quelques mois, l’immense majorité des forces actives de l’ancien Parti socialiste et de la vieille C.G.T.
Si, instruits — comme ils auraient dû l’être — par les expériences des années 1918 à 1920, les dirigeants de Moscou avaient compris le caractère français, s’ils avaient su ménager les susceptibilités des militants politiques et, surtout, syndicaux, il n’est pas douteux qu’en très peu de temps le Parti socialiste et la C.G.T. eussent été totalement vidés de leurs contenus, que ces organisations eussent été réduites à leur plus simple expression : un bureau et un cachet. Il est également certain qu’en très peu de temps, le mouvement ouvrier français aurait pansé ses plaies et retrouvé son allant et sa puissance révolutionnaire, par un effort bien dosé, pratique et fécond en résultats.
Au lieu de procéder ainsi, les dirigeants de l’Internationale Communiste, puis ceux de l’Internationale Syndicale Rouge — les mêmes au surplus — déclenchèrent la lutte intestine au sein des nouvelles organisations ; ils dressèrent les uns comme les autres des militants également mais différemment révolutionnaires, en excluant ceux-ci, en tentant de déshonorer ceux-là et, bientôt l’inévitable se produisit : le Parti communiste et la C.G.T.U. devinrent deux immenses « paniers de crabes », dont le contenu se dévorait pour le plus grand plaisir de la bourgeoisie capitaliste et le plus grand désarroi du prolétariat.
Les années 1922 à 1924 virent, enfin, le triomphe des hommes de Moscou sur les ruines du mouvement ouvrier français. Les principes du communisme léniniste étaient saufs, mais les organisations françaises étaient mortes en même temps que la révolution s’éloignait pour la deuxième fois, par la faute de gens dont la politique sinueuse n’a jamais cessé d’être une énigme indéchiffrable jusqu’à ce jour.
En même temps que se développe cette action dévastatrice, qui permet au Parti socialiste et à la C.G.T. de remonter peu à peu le courant, la politique intérieure et extérieure russe se modifie sensiblement.
La Conférence de Gênes (1922) ouvre les voies à la Nouvelle Économie Politique, la fameuse N.E.P., qui marque le commencement des tractations politiques et économiques des dirigeants russes avec les gouvernants capitalistes, les financiers, les grands capitaines d’industrie, si honnis à l’extérieur, pour la galerie, et si bien reçus à Moscou, pour les concours « précieux et désintéressés » qu’ils offrirent, concours qui furent agréés, le plus souvent, au détriment des travailleurs russes.
Cette coquetterie avec le Capitalisme, les réceptions offertes au prince Henri de Prusse, les relations très amicales entretenues avec Mussolini et le Pape, les conversations d’affaires avec les magnats allemands et américains vont conduire le gouvernement soviétique à adopter une politique absolument machiavélique.
Comment concilier, en effet, les thèses de l’Internationale Communiste qui préconisent toujours, pour les purs — aussi naïfs que purs — , le déclenchement de la révolution mondiale et la construction du socialisme dans un seul pays : la Russie ? Comment faire admettre que le gouvernement russe poursuit encore la destruction du système capitaliste, lorsqu’il négocie avec ses représentants les plus qualifiés ?
Comment faire disparaître ces forces extérieures dont Moscou n’a plus besoin, qui le gênent au contraire dans ses négociations ?
Comment préparer l’entrée de la Russie Soviétique dans le concert des nations, à Genève, à la S.D.N. et au B.I.T., sans avoir, auparavant, abjuré toute foi révolutionnaire ?
C’est à toutes ces tâches qu’ont travaillé, sans relâche, les dirigeants russes depuis dix ans. Comment ont-ils pratiqué pour atteindre leurs objectifs ?
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Sur le plan politique : En excluant à tour de bras, en provoquant sans cesse la constitution de nouveaux partis, en sapant du dedans, par l’action de leurs agents et des personnages louches à leur solde, tout le travail établi et exécuté par des hommes restés sincères ; en faisant régulièrement élire au parlement les pires adversaires des travailleurs ; en pratiquant la fameuse tactique « classe contre classe », qui réduisit les députés communistes à l’effectif d’une escouade, alors que, si Moscou l’avait voulu, ils eussent pu être 50 à 60. Enfin, en prenant tournant sur tournant, virage sur virage, au bout desquels les exécutants, ahuris, se retrouvaient régulièrement « projetés dans le décor » ; en pratiquant la fameuse tactique « de la volaille à plumer », si chère au capitaine Treint, dont la Pologne blanche refusa les services contre les Soviets, en 1920–1921, les dirigeants de l’Internationale Communiste achevèrent de désorienter les militants et les adhérents de leur section française, dont le nombre descendit rapidement de 100.000 à 25.000 membres.
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Sur le plan syndical : Sur ce terrain, la résistance fut particulièrement vigoureuse. Il fallut deux années et demie d’efforts au Parti communiste français pour se rendre maître réellement de la C.G.T.U. et encore n’y parvint-il qu’en utilisant les grands moyens : attentats répétés contre les militants anarcho-syndicalistes, complots fomentés avec le concours de la ‘Tchéka internationale à l’étranger, et en particulier celui de 1923, à l’occasion de l’occupation de la Rhur, qui donna naissance au fameux faux de Hambourg, préparé par Radek à Berlin et qu’avala, comme un serin, Poincaré ; assassinat prémédité des militants syndicalistes à la salle de l’Union des Syndicats, rue de la Grange-aux-Belles, à Paris, où Poncet et Clos trouvèrent la mort, assassinat que devaient dénoncer des « dizainiers » communistes écœurés : le tout, bien entendu, en offrant le « front unique » à la C.G.T. et en proposant l’unité syndicale.
Enfin, la scission dans la C.G.T.U., réduite en peu de temps, de 390.000 membres à 150.000 adhérents, groupés dans des fédérations endettées et ne vivant que par le soutien de Moscou, avec l’unique but de détruire ce qui restait encore du mouvement dit « unitaire ».
Et là, les Staliniens se surpassèrent. Ne pouvant renvoyer chez eux les « fidèles » qui persistaient, contre toute évidence, à rester convaincus de la valeur des doctrines moscovites, ils les décimèrent à coups de grèves « malheureuses », perdues d’avance, cependant qu’ils ne manquaient pas, avec la mystique de l’unité syndicale, de faire pénétrer l’idée, chez les récalcitrants à la débâcle, du caractère tout provisoire de la C.G.T.U., déjà habilement scissionnée en 1924–1925.
A travers les méandres d’une telle politique qui permit à la C.G.T. de reprendre du poil de la bête à un point tel qu’elle est aujourd’hui l’arbitre de la situation, une idée, toujours poursuivie, apparaît nettement : la disparition d’un mouvement syndical, fabriqué de toutes pièces, dont on n’ a plus besoin à Moscou et qu’on liquide par l’unité dans un réformisme parfaitement conforme à la tactique du gouvernement bolchevique qui ne peut reculer son adhésion à la Société des Nations, qui pratique la politique traditionnelle de la Russie à l’extérieur et conclut alliances et pactes avec les gouvernements capitalistes, avec une persistance et un « succès » que rien ne dément ni n’arrête.
Aujourd’hui, la révolution soviétique est définitivement close. Les politiciens russes se retrouvent sur le plan de la collaboration des classes avec tous les autres marxistes assagis et rien ne s’oppose à ce que, politiquement et syndicalement, tous ces fils d’un même père spirituel se retrouvent dans une seule et même famille, pour conquérir, électoralement, le pouvoir.
L’unité ? Elle n’a pour but que d’assurer, en France, en 1936, avant si possible, le triomphe des politiciens socialistes et communistes, flanqués de tous leurs succédanés et réconciliés sur le dos d’une classe ouvrière trompée et bafouée pendant quinze ans, qu’on tentera d’asservir définitivement en l’enchaînant au char de la bourgeoisie, à Genève et ici.
A la C.G.T.S.R., nous sommes pour l’Unité ; mais, une unité maquignonnée comme celle qui est en cours n’a, à nos yeux, aucun intérêt réel pour la classe ouvrière.
Les syndicats qui adhéraient au Comité de Défense Syndicaliste, au lendemain du Congrès de Saint-Etienne en 1922, ont défini notre position ; la Fédération des Syndicats Autonomes de France l’a confirmée, aux Congrès des deux C.G.T., en 1925. La. C.G.T.S.R. n’a cessé, depuis sa fondation, d’exposer et de définir la même attitude et, dans sa délibération, au lendemain de la grève générale du 12 février 1934, la C.A. l’a, une fois de plus, affirmée dans les termes suivants :
« Résolution sur l’Unité. — Appelée à examiner les conditions dans lesquelles s’est déroulée la grève générale du 12 février 1934, la Commission Administrative de la Confédération Générale du Travail Syndicaliste Révolutionnaire constate :
« 1° Que l’ordre de grève a été scrupuleusement suivi par toutes les organisations syndicales appartenant à notre Centrale ;
« 2° Que l’unité d’action à la base s’est réalisée spontanément dans l’ensemble du pays, sans discussion ni accord préalables ;
« 3° Que cette unité d’action a permis à la classe ouvrière française d’attendre son objectif, qui était de barrer la route au fascisme.
« Enregistrant ces résultats, la C.A. est convaincue que toute nouvelle offensive fasciste dressera, dans les mêmes conditions, le prolétariat français coutre son ennemi. Elle est également certaine que toute offensive ouvrière contre le fascisme réunirait, pour la lutte, la totalité des forces ouvrières de ce pays.
« De même, la C.A. est unanime à affirmer que l’unité d’action, scellée dans l’offensive, c’est-à-dire pendant la phase finale de la destruction du système capitaliste, se transformera, automatiquement, en unité organique révolutionnaire, pour la construction de l’ordre nouveau.
« Aussi, fidèle à sa doctrine et à sa tactique, qui viennent de recevoir la confirmation éclatante des faits, la C.G.T.S.R. demande à tous ses syndicats de poursuivre leurs efforts sur le même plan, avec les mêmes méthodes, à réaliser, partout et spontanément, l’unité d’action avec tous les travailleurs, chaque fois que les circonstances l’exigeront.
« Elle leur demande, en outre, de se préparer à l’action décisive, au cours de laquelle se scellera définitivement et organiquement l’unité syndicale de tous les travailleurs.
« Elle considère que, pour porter tous ses fruits, l’unité organique doit marquer le triomphe et l’indépendance totale du syndicalisme et réaliser la substitution de la notion de classe à la notion de parti.
« Une telle unité doit avoir pour conséquence et comme but l’établissement, par les travailleurs, sur les plans économique, administratif et social, d’un régime d’égalité sociale complète et comporter, pour les individus et les groupements, la liberté, définitivement consacrée.
« En conséquence, la C. A. déclare qu’il ne peut s’agir de réaliser à un moment quelconque, sous n’importe quel prétexte, en dehors des conditions ci-dessus indiquées, une unité qui ne profiterait qu’aux partis politiques, ayant fait au préalable leur propre unité, pour conquérir le pouvoir et l’exercer au détriment de la classe ouvrière. —
LA C.A. DE LA C.G.T.S.R. »
Cette résolution est d’une netteté absolue. Elle est, aussi , complète. Elle ne comporte aucune équivoque, n’amorce aucune manœuvre. Elle n’est, à l’encontre de toutes les autres, inspirée que par le souci de l’intérêt supérieur du prolétariat. Elle dégage de la leçon du passé les enseignements qui s’imposent et ne peuvent être que salutaires.
Elle indique clairement quel doit être le but à atteindre : la Révolution. Elle précise quel doit être l’objectif de cette dernière.
L’unité que propose la C.G.T.S.R. est donc une unité sérieuse et honnête, solide et durable.
Elle n’a rien de commun avec l’unité politico-économique qui est en gestation en ce moment et ne vise : qu’à conserver le contact avec la bourgeoisie dite libérale, à faire triompher le réformisme social, et permettre au gouvernement russe de faire son entrée officielle à Genève, à rendre possible la conclusion d’une nouvelle alliance franco-russe qui risque, à un moment donné, comme l’ancienne, de devenir un des plus sérieux éléments de conflit européen et peut-être mondial.
De quelque façon que l’unité se réalise, je souhaite en tout cas qu’elle soit définitive ; qu’elle marque le triomphe du syndicalisme sur tous les partis, que les syndicats l’utilisent uniquement pour atteindre leur but, en faisant triompher le programme que la C.G.T.S.R. a établi, ce programme qui alarme tant tous les partis et les deux autres C.G.T., ce programme révolutionnaire qui tient tout entier en ces deux phrases :
Toute l’Économie aux Syndicats !
Toute l’Administration sociale aux comités !
— Pierre BESNARD.
UNIVERS
n. m. (du latin universus, entier)
Ensemble des choses existantes, le monde, la terre et ses habitants. Il n’y a pas si longtemps encore, que la Terre était considérée comme le centre et presque le tout d’un Univers organisé pour les hommes, Univers si mesquin, si étriqué qu’il suffisait, pour le gouverner, d’un dieu construit à l’image de ces hommes, dont il partageait les passions, les sentiments, les besoins. Alors l’Intolérance et la Superstition faisaient peser sur les esprits un joug d’autant plus lourd que la mesure des cieux n’était point commencée, c’était le règne des cosmogonies puériles imposées par les religions aux hommes ignorants. Or, un jour, l’emploi d’instruments nouveaux, l’utilisation de méthodes scientifiques plus sures, vint nous révéler un Univers différent, gigantesque, prodigieusement riche, dont rien, actuellement encore, ne nous annonce la limite, et relégua au néant les conceptions arbitraires imposées par la Croyance : l’anthropocentrisme fut vaincu et, avec lui, moururent les cieux de Ptolémée et de Tycho-Brahé.
La Terre, si grande pour les insectes que sont les hommes qui s’agitent à sa surface, cessa d’être le centre et le but de l’Univers pour devenir un petit globe de matière, isolé dans l’espace, sans soutien d’aucune sorte ; le soleil, le bon et bienfaisant soleil, ne fut plus qu’une humble unité perdue dans la masse d’étoiles circulant dans les espaces glacés du ciel.
Le globe que nous habitons a la forme d’une sphère ou, mieux, d’un ellipsoïde de révolution d’un diamètre de 12.750 kilomètres à l’équateur. Sa circonférence équatoriale est de 40.076 kilomètres. Sa surface est de 510 millions de kilomètres carrés et son volume équivaut à 1.083.260 millions de kilomètres cubes. Tournant sur elle-même en 23 h. 56 minutes, la terre tourne également en 365 jours 1/4 autour du soleil, dont elle est distante de 149 millions de kilomètres en moyenne.
La Terre n’est pas la seule planète gravitant autour du soleil ; huit autres planètes obscures, recevant du soleil la chaleur et la lumière, l’accompagnent dans sa ronde sans fin. On peut les diviser en deux groupes distincts : le premier, voisin du soleil, formé de quatre planètes de petites dimensions relativement à celles du second groupe. Ces planètes sont dans l’ordre des distances au soleil : Mercure, Vénus, la Terre et Mars. Le second groupe est formé de cinq planètes, dont quatre sont énormes comparées aux précédentes. Ces mondes sont, dans l’ordre des distances : Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune et Pluton, Des membres de la famille solaire, seuls Vénus et Pluton sont sensiblement égaux à la Terre, Mars et Mercure sont plus petits ; les autres sont énormes : Jupiter est 1.295 fois plus volumineux que notre globe, Saturne l’est 745 fois, Uranus et Neptune le sont respectivement 63 et 78 fois. Mais tous sont éclipsés par le Soleil qui est 1.300.000 fois plus gros que la Terre et qui, à lui seul, est 700 fois plus volumineux que l’ensemble des mondes du système.
Ces corps planétaires sont situés à des distances différentes de l’astre du jour ; Mercure gravite à 58 millions de kilomètres du Soleil ; Vénus qui vient ensuite, à 108 millions ; Mars, suivant la Terre, à 228 millions ; Jupiter à 778 millions ; Saturne à 1 milliard 428 millions ; Uranus à 2 milliards 873 millions ; Neptune à 4 milliards 501 millions, et Pluton, la dernière planète actuellement connue est à 5 milliards 950 millions de kilomètres du foyer central (distances moyennes). Ces terres du ciel, circulant aux distances énoncées, tournent dans le même sens autour du Soleil, en des temps plus ou moins longs, selon qu’elles sont plus ou moins éloignées de cet astre, conformément aux lois définies par le génie de Képler et sont soutenues dans l’espace par l’attraction universelle, ou gravitation énoncée par Newton. Mais quelle que soit l’étendue du système solaire, qui pourrait se comparer à un cercle dont le rayon aurait 5 milliards 950 millions de kilomètres de longueur et la circonférence 4.065 milliards de kilomètres, elle semble bien petite comparée aux distances célestes. Si, sur un rayon de lumière, nous allions du Soleil à la planète Pluton située aux confins du système solaire, il nous faudrait environ 6 heures pour y arriver en voguant sans arrêt à l’effrayante vitesse de la lumière : 300.000 kilomètres à la seconde. De cette lointaine terre du ciel, nous découvrons le vide, la plus proche étoile étant située à une distance telle que l’unité de mesure qui nous a servi pour évaluer l’étendue du système solaire se trouve trop petite ; il nous faut nous servir d’une autre unité plus en rapport avec l’énormité de l’étendue à arpenter, nous prendrons donc l’année-lumière (voir système métrique) représentant l’espace parcouru en un an par la lumière, soit 9 trillions 467 milliards de kilomètres
La plus proche étoile de notre Soleil est un petit astre, visible dans l’hémisphère austral, auquel on a donné le nom de Proxima du Centaure et qui est située à 4,2 années-lumière. Sirius, la plus belle étoile du ciel, est à 8,8 années-lumière ; Altaïr, de l’Aigle, est à 14 années-lumière ; Véga, de la Lyre, à 27 années ; l’Étoile Polaire, à 46 années ; Aldébaran, du ‘I’aureau, est à 57 années. Et ce sont là nos plus proches voisines, les autres sont si éloignées qu’il n’a pas été possible de mesurer avec précision leur éloignement, la grande majorité d’entre elles se trouvant à des distances si prodigieuses que toutes les tentatives faites ont échoué. Certaines sont si éloignées que leur lumière met plusieurs milliers d’années pour nous arriver.
Ces quelques notions nous éloignent considérablement des idées émises par les Anciens et les religieux des siècles passés, sur l’étendue de l’Univers, mais elles sont encore insuffisantes pour nous donner une idée claire de l’architecture et des dimensions de celui-ci.
Nous avons dit que le Soleil, cette masse énorme de matière dissociée, dont la température de la couche extérieure doit atteindre 5.000 degrés centigrades, tandis qu’à l’intérieur elle se chiffre par plus de 22 millions de degrés, n’est qu’une étoile, semblable à celles qui s’allument le soir dans le ciel qui s’obscurcit peu à peu. Transporté à la distance de Proxima du Centaure, notre Soleil ne serait plus visible que sous la forme d’une petite étoile de 7e grandeur. Car ce n’est qu’une unité perdue dans l’immense fourmillement d’étoiles qui parsèment l’infini. Le nombre des étoiles actuellement visibles avec les plus puissants télescopes est d’environ 1 milliard 500 millions. Ce nombre dépasse certainement, d’après les estimations théoriques, 100 milliards, il y aurait ainsi plus de 60 étoiles par homme. Et chacun de ces astres est un foyer de chaleur et de lumière, de dimensions souvent supérieures à celles de notre Soleil, qui vogue sans trêve dans l’espace, entraînant peut-être à sa suite un cortège de planètes, et distant de ses voisins les plus proches de plusieurs années-lumière !
L’examen de la voûte céleste nous montre que les étoiles semblent très inégalement réparties dans l’espace. Tandis que, dans certaines parties du ciel, les astres semblent très clairsemés, dans d’autres ils sont si nombreux, tellement agglomérés qu’ils produisent à l’œil l’impression d’un nuage lumineux composé d’une multitude de points brillants. Le plus remarquable et le plus grandiose de ces nuages lumineux est sans contredit la Voie Lactée ou Galaxie, immense ruban qui fait le tour entier du ciel. Il y a, dans cet amas stellaire, une quantité colossale d’astres séparés les uns des autres par des distances de plusieurs années-lumière. Notre Soleil, ainsi que toutes les étoiles que nous observons et qui paraissent, par effet de perspective, en être distinctes font partie de la Galaxie. Notre Soleil ne se trouve pas, comme certains l’ont prétendu, au centre de la Voie Lactée, mais occupe une situation nettement latérale et fait partie d’un amas d’étoiles situé à environ 60.000 années-lumière du centre de la Galaxie. Le diamètre de celle-ci atteint au moins — d’après les estimations les plus récentes – 300.000 années-lumière, son épaisseur maxima ayant environ 30.000 années-lumière. Les estimations les plus récentes évaluent à 37 milliards le nombre des étoiles brillantes actuellement perceptibles dans la Voie Lactée, et ce nombre doit être considéré comme trop faible. La Galaxie qui renferme tout ce que le ciel comporte d’étoiles, de nuages stellaires, d’amas de toutes sortes, aurait la forme d’une gigantesque spirale se mouvant en bloc avec une vitesse de 670 kilomètres à la seconde et se dirigeant vers un point situé entre le Sagittaire et le Capricorne (Vertex).
Indépendantes et isolées, séparées par le vide le plus absolu, situées à des distances monstrueuses de la Voie Lactée, se trouvent environ deux millions de nébuleuses spirales, univers analogues à la Galaxie et comprenant, comme elle, des milliards d’étoiles. Les plus proches, celles d’Andromède et de Hessier gisent à un million d’années-lumière. Le merveilleux groupement de Spirales, des constellations de la Vierge et de la Chevelure comprenant 103 spirales, serait à 10 millions d’années-lumière ; les plus éloignées, situées dans les Gémeaux, sont à 220 millions d’années-lumière de notre Soleil. Toutes ces nébuleuses-spirales qui sont autant d’univers différents du nôtre, s’éloignent de nous à des vitesses inconcevables. Elles fuient vers les pôles de la Galaxie à des vitesses variant de 600 à 2.000 kilomètres à la seconde.
D’autres créations stellaires doivent retenir notre attention ; il s’agit des amas d’étoiles visibles à l’œil nu sous la forme de petits nuages de forme à peu près sphérique, que le télescope résout en une multitude de points brillants. Ces amas se classent en deux groupes : les amas ouverts comme les Pléiades, les Hyades, les amas de la Grande Ourse comprenant un nombre restreint d’étoiles, et les amas globulaires où elles se pressent jusqu’à se confondre. Le nombre des étoiles des amas globulaires dépasse tout ce qu’on peut imaginer. Nous en connaissons, actuellement, 91. Ce sont des systèmes extérieurs à la Voie Lactée, ayant chacun un diamètre de plusieurs centaines d’années-lumière et comprenant plusieurs millions d’étoiles. Ces amas semblent tributaires de la Galaxie et paraissent terminer les spires de la spirale qu’est la Voie Lactée. Leur distance varie entre 20.000 et 220.000 années-lumière. Seuls, parmi eux, les deux amas des Nuées de Magellan sont hors du plan galactique et indépendants de nous. On ne sait que penser de leur nature. Ici se termine notre exploration de l’univers.
Nous pouvons résumer brièvement. comme suit l’ex posé ci-dessus :
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La Terre n’est qu’un membre de la famille solaire ;
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Le système solaire n’est qu’une unité parmi les étoiles de la Galaxie ;
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La Voie Lactée n’est qu’un membre du système des cités spirales de l’espace.
Tel nous apparait l’Univers actuellement connu. Le monde des étoiles nous dévoile aujourd’hui sa constitution chimique ; ses mouvements individuels et collectifs ; son âge et le degré d’évolution de ses membres, leur température, leur rythme et leurs pulsations. L’Univers, révélé par nos moyens d’investigation actuels — bien faibles à côté de ceux de demain — semble donc formé par deux millions de nébuleuses spirales aussi vastes que notre système stellaire, séparés entre eux par des déserts de vide dépeuplé, que la lumière si rapide ne franchit qu’en des milliers de millénaires. Nous n’avons exploré qu’environ la 1/600e partie du rayon de l’Univers, qui pourrait avoir, d’après les estimations théoriques, 500 millions d’années-lumière de longueur. Cet Univers si riche, si gigantesque, véritables fourmilières de soleils, est-il donc infini ? Oui, disent les uns ; non, disent les autres, à la suite d’Einstein.
Si l’Univers stellaire tout entier est constitué par la Voie Lactée et ses annexes, l’univers peut être considéré comme fini, comme pratiquement limité. Si l’on considère la Galaxie comme une unité parmi les millions de spirales que l’observation révèle, l’Univers accessible sera-t-il formé d’un amas de nébuleuses galactiques en nombre fini ? Seule l’expérience de l’avenir nous le dira. Mais il est presque certain que nous nous rallierons aux conclusions d’Einstein et qu’avec lui nous affirmerons que l’Univers, si vaste qu’il soit, est fini, quoique illimité. Si l’on considère l’espace-temps du point de vue Einsteinien de la relativité, l’Univers serait incurvé : la courbure de l’espace devant être constante et telle qu’il se referme sur lui-même à la façon d’une surface sphérique. De même qu’un être se déplaçant à la surface d’une sphère pourra indéfiniment en faire le tour en tous sens sans être arrêté par une limite, de même un rayon de lumière — étant donné la courbure de l’Espace — pourra faire le tour de l’Univers sans être arrêté dans sa course. Nous pouvons donc considérer, en attendant les découvertes de demain, l’Univers comme un espace clos, fini, aussi fini que la surface de la Terre.
Quelle que soit la valeur de ces hypothèses, malgré que les notions qu’elles apportent semblent prédire que l’Univers présente toutes les apparences d’une évolution à sens unique et que sa mort apparaisse inéluctable , dans un temps infiniment long, les savants modernes n’en ont pas moins conclu à l’éternité de l’Univers. Celui-ci est et restera toujours la même fourmilière d’étoiles brillantes, se dissipant et se renouvelant sans cesse. Grâce aux méthodes positives qui ont permis de mieux interroger la nature, l’Astro-Physique a levé le voile qui nous cachait la réalité des espaces de l’immensité sidérale. La matière-énergie, les lois naturelles agissant dans le Cosmos semblent, aujourd’hui comme hier, éternelles et indestructibles. Et si l’observation directe des phénomènes naturels nous a conduit à faire table rase des productions de la science antique, basées sur l’hypothèse et l’intervention des forces occultes dont les fables mythologiques avaient peuplé les cieux, elle fait confiance aux forces de l’homme, ce misérable insecte chétif, qui a su, une fois dégagé de son animalité, s’élever aux plus hautes conceptions, et mesurer en même temps que les cieux, sa propre valeur qui lui a fait rejeter les vieilles légendes imprégnées de fatalisme et d’action providentielle, qui l’empêchait de vivre libre en obscurcissant son entendement.
— Charles ALEXANDRE
BIBLIOGRAPHIE. — Picart, Astronomie générale ; Jeans, L’Univers ; Couderc, Architecture de l’Univers ; Nordman, Einstein et l’Univers ; Metz, La Relativité ; Andoyer et Lambert, Cours d’astronomie ; Flammarion, Astronomie populaire ; Les Étoiles.
URBANISME
n. m.
Aménagement des villes, petites ou grandes. L’urbanisme a pour effet d’étudier l’organisation rationnelle des cités, en tenant compte du lieu géographique, du sol et du sous-sol de ce lieu, des centres d’approvisionnement, des voies d’accès et de répartition : mers, rivières, canaux, routes ; enfin de tout ce qui est conforme aux lois de l’hygiène, de l’habitation, de la construction des usines, de la non promiscuité de celles-ci avec le logement, de l’emplacement des groupes scolaires, etc ... , le tout devant être conçu suivant des vues d’ensemble, en tenant compte des données modernes. L’urbanisme a, de ce fait, une importance considérable au point de vue social, il devient un élément de premier plan pour le progrès humain. Il fait partie de l’évolution des idées qui nous conduit vers l’étude des réalisations logiques ; en résumé, il est une manifestation de l’esprit collectif, lequel commence à s’affirmer.
Pendant de longues périodes, la maison, dans la cité, a été construite indépendamment des besoins collectifs ; de ce fait, les rues furent tracées, si l’on peut dire, en tenant compte obligatoirement des maisons édifiées ; aucun souci d’orientation, de direction ; de plus, les habitations furent placées au hasard, d’une façon illogique, à proximité des ateliers, avant la période des grandes usines, laquelle respecta la tradition, ou de commerces malsains. C’est le temps de l’individualisme qui a été la caractéristique la plus générale dans la plupart des créations de cités édifiées dans le chaos que nous connaissons.
Au titre d’exemple, le XIXème siècle industriel a provoqué cet illogisme de la maison devenue rapidement taudis auprès d’une agglomération d’usines. L’industrie qui aurait dû constituer un apport de richesses matérielles générales a amené et développé, pendant plus d’un siècle, ce taudis avec toutes ses conséquences. Il suffit de voir, à notre époque, ce que sont devenus certains quartiers des grandes cités, y compris Paris et sa banlieue industrielle, et autres centres importants, pour constater, malgré quelques tentatives de créations de cités ouvrières, la promiscuité de la maison, de l’usine ou de la mine.
Pendant le cours de ce siècle, les industries se développant dans certaines régions, il a fallu éloigner relativement l’habitation du lieu du travail. Alors, la banlieue artificielle s’est créée, à la faveur, d’ailleurs, de nouvelles voies de communications avec le centre ; c’est la période des lotissements ! Les « marchands de biens » acquièrent des domaines que ne peuvent plus occuper les anciens nobles ou bourgeois ; ils tracent un minimum de routes ou chemins et vendent des parcelles de terrain, après avoir abattu les plus beaux arbres. Ces parcelles sont vendues le plus cher possible et ne possèdent, pendant longtemps, ni eau, ni gaz, ni électricité. Il est résulté de cette exploitation sans limite une série d’inconvénients au moins aussi graves pour les habitants, que ceux provoqués par les taudis des centres industriels. Il a été prouvé que ces lotissements n’ont amené, dans leur ensemble, aucune amélioration de la vie sociale.
L’après guerre a provoqué, en France, la reconstruction des régions dévastées ; de plus, une loi, en 1919, a imposé aux villes et communes un programme d’aménagement et d’extension sur un plan moderne, tenant compte, en principe, des besoins nouveaux de ces cités. Si, dans certains cas, un effort réel a été fait par les techniciens pour tenter de reconstruire les régions dévastées dans des conditions rationnelles, cette réalisation n’a pu aboutir que partiellement (malgré des projets d’ensemble intéressants), et cela du fait des intérêts particuliers qui ont été les plus forts. Mais il est exact de dire que c’est vraiment à partir de cette époque que l’idée s’est affermie en profondeur, dans l’esprit d’un certain nombre de techniciens, en faveur de la transformation et de la reconstruction des villes ; idée avec réalisations partielles qui ont permis de discuter et de fixer des théories au point de vue de l’urbanisme moderne, de défendre des principes et d’établir des programmes. Il existe maintenant à ce sujet une littérature assez considérable, des cours sur l’urbanisme sont organisés, des écoles sont créées. Le fait de poser ce problème de l’extension des villes, d’en étudier les diverses modalités, de voir, en somme, plus loin que le cadre de la vie du moment d’une cité, d’en prévoir, au mieux, ses agrandissements futurs, de déterminer la concordance des routes, l’utilisation des terrains, de situer les centres collectifs : écoles, marchés, etc ... , constitue un progrès réel. L’urbanisme a également, au point de vue moral, un effet bienfaisant ; il prépare à la solidarité entre l’ensemble des villes ; il brise peu à peu la vieille borne régionale ou citadine par la route, l’électricité, l’hygiène sociale, le transport, etc ... La nécessité où l’on se trouvera de plus en plus, dans un ensemble de régions et de pays, d’établir une commission d’intérêts, de créer ou même de transformer, d’aménager une cité en fonction de ce que la cité voisine pourra lui fournir en éléments matériels et intellectuels, aura pour conséquence d’amener impérieusement une vie solidaire effective entre chacune d’elles.
Il est intéressant de fixer, dans l’ensemble, comment se sont constituées les cités à l’origine des temps, quels sont les éléments matériels et moraux qui ont contribué à leur formation et à leur développement ? Ont-elles dépendu, à ce point de vue, de la volonté des hommes, ou ont-elles été surtout le résultat, au départ, de conditions géographiques, géologiques et économiques : climat, sous-sol, sol fertile, rivières, forêts, pêches, chasses, facilités de communications par des accès de routes naturelles, points stratégiques de protection, collines ? etc ... Il est incontestable que ce sont ces éléments matériels qui, au début, ont déterminé le séjour des hommes. Il fut un temps où l’on assignait le point d’origine de la cité par le fait d’un acte religieux exclusivement — et l’on sait, à notre époque, que les possibilités matérielles de vivre ont seules fixé l’habitat. — Nous trouvons toujours, à la base de la formation des grands centres, un élément d’ordre géographique, la mer, le fleuve et la route naturelle qui deviendra, plus tard, la route construite par les hommes, puis le site, son climat. (Voir Habitation.)
Il est possible qu’ensuite le rôle religieux, politique, intensifie pendant un certain temps le développement de la cité, mais c’est, au début de sa formation, le fait géographique et économique qui agit vraiment sous la forme de centre de ravitaillement, avec des possibilités d’échanges ; plus tard, les foires, ces centres d’approvisionnement temporaires, sortes d’immenses marchés, auront leur rôle dans la modification des routes, elles contribueront à perfectionner les grandes voies, car les nomades auront besoin de ces moyens de communication, et ces voies faciliteront à leur tour la création de villages, de bourgs, de cités.
C’est par l’étude de la détermination de la valeur « homme », par rapport où il vit, que nous pouvons fixer les lois de la naissance et du développement des villes. La géographie n’est plus, à notre époque, une simple description des régions avec leur valeur propre, elle est devenue un élément de comparaison et d’étude de l’influence de ces régions sur l’individu. Or, cette détermination est importante, car l’homme au début ne vit pas où il veut, mais où il peut ! Il ne crée pas une cité où sa fantaisie le conduit, mais où il croit qu’il peut subsister. Les pôles, les régions tropicales, les déserts, refusent, en général, aux collectivités importantes la possibilité de vivre.
Il est nécessaire que nous examinions succinctement les périodes les plus reculées de l’histoire, car la formation des cités et leur organisation dépendent de l’ensemble des problèmes humains : la cité est évidemment fonction de tous les éléments qui ont contribué à former géographiquement, économiquement, une vaste région du territoire.
Nous savons qu’à la toute première période des temps préhistoriques les peuples, en nos régions, sont nomades ; ils vivent de chasses et de pêches, ils s’abritent dans des huttes d’abord, des cavernes ensuite, ils ignorent l’agriculture ! Au contraire, à la seconde période, ils connaissent les céréales, ils deviennent sédentaires dans l’ensemble ; les agglomérations se constituent ; donc, influence de cette découverte de l’agriculture sur la vie collective des peuples. Mais voici de nouvelles richesses naturelles : les métaux, le cuivre, l’étain, qui vont faire l’objet de transactions, d’échange ; c’est l’origine du commerce avec la création des « étapes » pour faciliter ces échanges. Nous retrouvons toujours les mêmes éléments d’influence dans la formation des agglomérations, petites ou grandes : la vie géographique, économique.
Afin de situer, par un exemple les régions ou pays qui ont subi au point de vue de leur développement l’influence géographique, signalons la très ancienne Égypte qui, à cause de ses protections naturelles, la mer au nord et le désert à l’est, au sud et à l’ouest, s’est développée pendant de longues périodes, sans grande influence de l’extérieur ; elle a vécu sur elle-même, grâce surtout à son fleuve, le Nil, sans apport d’aucune sorte, n’ayant subi aucune grande invasion. Elle a conservé un caractère propre. Mais plus tard, les autres peuples méditerranéens vont, au contraire, grâce à la navigation, prendre contact entre eux, ils vont bénéficier de la situation géographique de leur pays respectif et des progrès des uns et des autres. La Méditerranée a été, à ce moment, le centre d’une formidable activité, circulation entre le bassin oriental et le bassin occidental, des « villes » d’échange exercent un rôle considérable : Tyr, Sidon, villes des Phéniciens — ce grand peuple intermédiaire — qui ont une action de premier plan au point de vue des échanges matériels et intellectuels.
La mer ne va plus être un obstacle entre les peuples mais un moyen de rapprochement, grâce aux « villes maritimes » ; d’autres cités vont être créées : Carthage, Syracuse, Marseille, etc .. , etc ... La mer va provoquer un immense courant civilisateur.
Puis, nous voyons, plus près de nous, le rôle joué sur le développement des villes par « les fleuves », le Rhône, la Saône, la Seine, la Loire qui, pendant de longues périodes, vont permettre une communication entre la Méditerranée, l’Atlantique, la Mer du Nord.
A l’époque Gallo-Romaine, à la faveur des échanges commerciaux, « les routes » vont avoir une importance réelle. Les marchands ou nomades, qui connaissent parfaitement toutes les régions celtiques, vont renseigner César sur la situation et l’importance des « Cités gauloises ».
Lyon va devenir à ce moment une ville de premier ordre parce qu’elle est au confluent du Rhône et de la Saône ; elle commande, vers le Sud, la vallée du Rhône, elle a l’avantage d’être au Nord en contact avec les vallées de la Loire et de la Seine, puis avec la vallée du Rhin : ville des carrefours ; et c’est la raison pour laquelle elle va devenir sous les Romains une ville impériale et la capitale politique des Gaules. Elle va se situer au point de départ des grandes routes Romaines, ces fameuses voies si parfaitement construites, qui ont contribué à la formation de villes nouvelles ; leur rôle est important à tous les points de vue, car elles n’ont pas été tracées au hasard par les Romains qui ont tenu compte des situations géographiques, économiques et politiques des régions. Ces routes ont subsisté pendant de longs siècles, sinon dans leur forme primitive, du moins dans leur direction, leur orientation et leur utilisation. A titre d’exemple, citons, à Paris, la rue St-Jacques conduisant d’abord à Orléans ; cette ancienne voie romaine, qui a été un lieu de passage constant, de circulation intense, en continuité directe de la rue St-Martin actuelle sur l’autre rive. Ce fut la voie du sud au nord ; puis, formant « la croisée de Paris » avec les rues de Rivoli, St-Antoine actuelles en direction ouest-est (anciennes voies Romaines également). Cette croisée, au point d’intersection, devenant le centre vivant et actif de Paris pendant de nombreux siècles soit le port de Paris à proximité de l’actuel Hôtel de Ville, les Halles toujours au même emplacement ; le commerce au pourtour de l’Ancien Châtelet ; et le centre administratif et religieux à proximité, dans la Cité, avec son Palais des Rois d’abord, le siège des Parlements ensuite, et sa Cathédrale, ses ponts : Pont au Change, Pont Notre-Dame, avec leur activité commerciale considérable et tout cela provoqué dans la ville, par le fleuve et l’intersection des voies de passage.
Au point de vue des influences que nous avons indiquées sur le développement des « villes », citons encore la lutte économique entre Venise et Amalfi au moyen âge, ou Gênes, Pise, Florence, villes riches, puissantes, du fait de leur situation géographique qui, à cette époque, facilitait leur commerce avec l’Orient ; et, de ce fait, elles devinrent un centre de rayonnement important au point de vue artistique et jouèrent un rôle de premier plan dans les manifestations de la Renaissance Italienne.
Progressivement, la vie économique va s’affirmer, se développer dans les régions de l’Europe du Nord. Les Flandres vont dominer les « villes » du Midi ; c’est que le centre d’activité se déplace peu à peu, — de la Méditerranée vers l’Atlantique et les mers du Nord, — du fait précisément de la navigation. Les « cités » des Flandres, à leur tour, vont acquérir une richesse immense ; c’est là que vont maintenant se concentrer foires, marchés, centres d’échanges, ventes de produits provenant de tous pays.
L’Angleterre, qui acquerra une prépondérance sur les mers, vient s’y approvisionner et, à la faveur de ce mouvement, nous voyons des « villes » qui s’affirment commercialement, s’organisent suivant les nécessités urbaines du moment : Bruges, Gand, etc .... ; les routes s’améliorent et, suivant le rythme indiqué, facilitent toujours la création de « cités nouvelles ». Les transports étant faits par mer, par rivière et par terre, se développent et des régions antérieurement isolées, comme l’Amérique du Nord, vont devenir, grâce aux transports par mer considérablement intensifiés, des centres de nouvelles activités.
En ce qui concerne les régions du Nord et de l’Est de l’Europe, une organisation d’intérêts va manifester sa puissance, du moyen âge à la Renaissance (XIIème au XVIème siècles) ; cette organisation de « villes » et de ports marchands dite ligue « Hanséatique », va grouper ces « villes et ports » en une fédération privilégiée et autoritaire, afin de conserver l’ensemble des avantages commerciaux considérables en ces régions ; nous voyons encore là, sur le développement des « cités », l’influence du lieu géographique, déterminant, pendant un certain temps, leur vie économique.
A la faveur de cette stabilité relative du groupe humain dans « la Cité », des idées religieuses et politiques s’affirment. Au moyen âge, nous voyons surgir des abbayes, qui vont devenir souvent des centres attractifs de population, grâce aux avantages matériels, aux privilèges acquis par les artisans, acceptant de vivre sous la dépendance de certains ordres religieux : Templiers, Abbaye St-Antoine, St-Germain-des-Prés, à Paris. Ces agglomérations de métiers, ébénistes ou autres, vont constituer une agglomération à la base d’un futur quartier de la « Grande Ville ». Il y a là un enchaînement de forces et de formes, dépendant des premiers éléments constitutifs dont nous avons parlé.
Sur les routes, vont s’échelonner, aux mêmes époques, des pèlerinages. Au titre documentaire et anecdotique, signalons ceux de « St-Jacques de Compostelle » (Espagne) ; les pèlerins passant par Paris vont donner ce nom à l’église de St-Jacques-la-Boucherie — futur quartier important de Paris — couvent des Jacobins, Rue St-Jacques. Ces pèlerins utilisent la vieille voie romaine déjà citée. La ville persiste dans sa formation de voies rationnelles.
Les pèlerinages ont contribué, grâce à ces voies, à créer des « centres d’activité » qui sont des sortes de gîtes d’étape au début ; ces points d’arrêt vont s’améliorer, se transformer et devenir des « villes » : St-Denis, Étampes, Orléans, Clermont-Ferrand, Le Puy, Montpellier, etc ...
Si nous examinons certaines tendances d’urbanisme, dans le passé Français, nous voyons, au XVIIème siècle, la création, à Paris, de grandes places destinées à glorifier « le Roi ». C’est une survivance de Rome ; nous avons la Place Royale, actuellement place des Vosges, datant de Henri IV, et de Louis XIII ; puis la place Vendôme qui glorifiait Louis XIV ; la place des Victoires, créée par La Feuillade, un courtisan de ce même Roi. Citons également, à Charleville (Ardennes), la place Ducale, de même caractère que celle de la place des Vosges et qui fut le centre de transformation de cette Cité.
C’est la ville partiellement créée par la volonté des puissants du moment, mais cette création ou cette transformation ne sont que les conséquences des nécessités économiques ou politiques du temps, la première dominant considérablement. A Paris, ces places centrales sont les résultats d’une vie nouvelle qui s’affirme ; elles ont été importantes par leur situation dans la ville.
Place Royale, au XVIIème siècle, centre de noblesse, de haute magistrature et de grande bourgeoisie. Place formant le jardin intérieur du Palais-Royal avec une animation extraordinaire au XVIIIème siècle ; centre de commerces, d’attractions.
Place Dauphine, du XVIIème siècle, avec ses maisons de style uniforme, à proximité du Pont Neuf également si animé à cette époque ; tous ces centres ont perdu leur caractère du temps, ils ne sont que des décors plus ou moins somptueux, évoquant des souvenirs ! La vie active à « l’intérieur de la ville » comme à l’extérieur s’est déplacée.
C’est le règne des routes, dont nous avons parlé pour Paris, qui fait que la rive droite et la rive gauche vont avoir leur caractère propre, la rive droite conservant sa vie commerciale et la rive gauche sa vie universitaire, et cette empreinte est tellement forte dès le moyen âge que ce fait matériel et moral subsiste encore dans une large mesure à notre époque.
Et si nous avions le temps de déterminer dans le détail le rôle de chacune de ces « régions parisiennes », nous trouverions encore l’influence géographique avec ce facteur prédominant : la Seine et l’importance du site, du sous-sol, etc ...
D’autres « villes » sont devenues à un moment de leur .histoire, un centre important stratégique à cause de leur situation géographique : Besançon, par exemple, et dans la plupart des cas, leur développement s’est arrêté lorsque leur rôle stratégique s’est terminé.
Un exemple, pris parmi les plus caractéristiques au point de vue de l’influence géographique et autres déjà citées, c’est la raison d’être de « Paris Capitale ». Deux thèses continuent à s’affronter, savoir : la Capitale est née en ce point du fait de la présence à peu près permanente du « Prince », autrement dit du Roi, qui a voulu que Paris soit Capitale du Royaume ; ou bien Paris est devenue Capitale parce que ses situations géographique, économique, géologique, stratégique, etc .. , ont donné une telle importance à cette ville, que la vie politique s’y est affirmée pour bénéficier de tous ces avantages et consolider plus facilement sa puissance. Le pouvoir s’organisant en « cette ville » a permis, par le fait de sa centralisation, de donner à Paris une importance plus grande. De ces deux points de vue, aucun n’est suffisamment établi pour prévaloir, encore moins s’imposer. Toutefois, nous préférons cette seconde thèse.
En effet, Paris est un site merveilleux qui explique précisément son rôle important avec sa rivière, ses collines, les plaines fertiles : Beauce et Brie qui l’entourent, son sous-sol avec ses carrières de calcaire et de plâtre, puis ses forêts environnantes, enfin, même au début, ses possibilités de communication avec la Manche et l’Atlantique, le système de routes dont nous avons parlé, cet ensemble permettant un développement facile de la ville et devant l’amener à jouer le rôle que nous savons.
La ville est déjà bien constituée : sa situation de grande cité économique, politique, intellectuelle au XVIIème siècle est tellement puissante, que la volonté du Roi Louis XIV lui-même ne peut en diminuer l’importance. Or, il n’aime pas « sa ville », elle lui manifeste, malgré les honneurs qu’elle lui décerne, certaine indépendance ; il va créer, de toutes pièces en quelque sorte, Versailles, le château et ses splendeurs qui, lors de sa construction va coûter la vie à des milliers d’ouvriers ; mais, malgré toute la cour qui l’entoure, le roi ne va faire de Versailles qu’une ville artificielle sans importance économique, ni intellectuelle et, plus tard, Louis XVI subira l’emprise de la Ville de Paris et sera obligé de se soumettre à cette centralisation de forces de toutes natures : la ville dominant le Roi.
Paris n’est qu’un exemple pris dans l’ensemble des créations des cités de l’antiquité, du moyen âge et des temps modernes, et nous insistons sur l’importance du développement des routes et des approvisionnements dans la formation de ces cités.
Rappelons encore, en ce qui concerne le rôle économique joué au moyen âge par les premières corporations, celles des Nautes qui, grâce à la Seine et à la situation de Paris dont nous avons parlé, alimentaient considérablement cette ville, acquéraient de ce fait, des privilèges importants et exerçaient une influence politique de premier plan, et toutes les autres corporations des métiers essentiels de la ville s’ajoutaient à celles des « navigateurs » et augmentaient progressivement la puissance de la capitale.
De tout temps, nous trouverons le même processus d’évolution : que ce soit en Europe, en Amérique du Nord et en Amérique du Sud. Nous l’avons déjà souligné. Il y eut la route des métaux, des épices, de l’alimentation, céréales, poissons, des centres d’échanges.
La voie internationale va compléter la voie nationale, laquelle complète la voie régionale, mais la formation des cités sur ces voies est de même caractère.
« L’Étranger », cette appellation prise dans un sens général, va contribuer au développement de la ville. Si, en dehors des exemples relatifs à l’antiquité cités plus haut, la ville ou la commune s’étaient repliées sur elles-mêmes, sans aucune extériorisation, et surtout sans apport de l’étranger, elles seraient rapidement mortes, sans vie politique.
Le faubourg de la Ville, cette fraction de territoire qui est maintenant, en général, à proximité de la gare, est un débordement de la cité d’antan : ce faubourg n’a, souvent, aucun pittoresque, c’est l’extension de notre Ville créée par l’élément extérieur, c’est le commerce qui est venu là par nécessité, c’est, dans certains, le centre d’affaires immédiat.
Il fut un temps où, en France, les fortifications constituaient une protection limitée et qui paraissait être définitive, mais les nécessités de développement infiniment plus impérieuses que la volonté des hommes, obligèrent ceux-ci à déborder le cadre des murailles imposantes et à créer « le faubourg », et cela malgré les ordonnances royales : la Ville s’affirmait ainsi, en dépit du Roi et du Prévôt. Considérons à quel point l’apport étranger a joué, du point de vue économique et intellectuel. L’invention de l’imprimerie, au XVIème siècle, eut sur la Ville de Lyon, par exemple, une influence considérable. Nous constatons, dans l’ensemble, que la Ville s’est développée surtout sous l’impulsion des éléments d’ordre matériel et intellectuel extérieurs.
Certains bourgs révèlent des aspects intéressants, des souvenirs précieux, dont il faut absolument tenir compte au point de vue de leur originalité et de leur vie passée : ils avaient leur charme pittoresque, leur évocation charmante, mais ils étaient morts au point de vue social, car leurs habitants avaient conservé un esprit adapté aux vieux murs, et une sorte d’hostilité farouche pour « l’étranger » qui, lui, habitait peut-être la Cité fréquentée et éloignée de 50 kilomètres du bourg signalé. C’est que ce bourg, qui eut son histoire, son importance, n’était pas ou n’était plus sur la voie de passage : route ou rivière navigable. Mais un jour, à la faveur d’une nécessité économique, une route a surgi avec ses automobiles, ou une voie de chemin de fer a été créée : voilà le bourg transformé en cité vivante, plus ou moins bien organisée, construite au hasard des modes du moment, moins pittoresque sûrement que le coin détruit, mais vivant et avec des avantages nouveaux.
Où l’importance des moyens de communication s’accentue, c’est précisément au XIXème siècle ; du fait de la voie ferrée, des inventions mécaniques, de la vapeur plus particulièrement. C’est alors le renversement des anciennes valeurs économiques et sociales. C’est le déplacement des échanges ; c’est tel pays, à peu près isolé aux siècles précédents, qui acquiert une prépondérance réelle. Et nous voyons immédiatement le rôle que prennent les « Cités nouvelles ».
Du fait de la modification apportée aux échanges par les voies ferrées, les continents vont bénéficier d’une importance nouvelle et ne vont plus être subordonnés exclusivement à la voie maritime. Création de villes continentales au Canada, en Amérique du Nord, en Angleterre, en France, en Asie, en Russie, etc ... Il n’est pas une région au monde qui, dans des proportions diverses, n’ait, du point de vue strictement urbain, bénéficié de cette transformation par la « voie ferrée ».
Le XIXème siècle va devenir le point de départ, pour l’ensemble du monde, d’une évolution considérable : sociale, économique, politique, intellectuelle. L’agglomération urbaine, cette cellule importante, qu’il s’agisse du plus petit village à la plus grande cité, va faire partie intégrante de l’évolution.
Ce XIXème siècle accumule une foule d’activités humaines dans tous les domaines ; mais c’est la richesse réelle à côté d’une immense misère, du fait du désordre économique et social. Des cités meurent, d’autres se créent ; il faut aller vite, il faut que l’usine existe et produise immédiatement ; quant au logement peu importe, il sera où il pourra, au milieu des poussières, des fumées et des boues.
A Paris, sous le Second Empire. un plan d’épuration va être réalisé et qui ne manque pas d’audace ; il supprimera partiellement un nombre de taudis, de ruelles immondes. Des voies larges vont surgir à proximité de cette croisée des chemins de Paris dont nous avons parlé, voies sans originalité, tel le boulevard de Sébastopol, permettant au surplus un certain nombre de spéculations immobilières et aussi une lutte facile contre les émeutes de rues. Ce qui fait surtout l’originalité de cette réalisation, c’est qu’elle est commandée par un plan, le plan du Préfet Haussmann avec une certaine vue d’ensemble ; toutefois, il ne s’agit là que d’une transformation partielle de la Capitale, mais que nous signalons comme une sorte de premier plan d’urbanisme moderne.
Dans le cours de ce siècle, l’Angleterre, l’Allemagne, la France, les pays du Nord se sont préoccupés quelque peu d’améliorer les agglomérations du travail sous la forme de cités ouvrières succédant aux informes et inconfortables « corons », manifestation malhonnête de spéculateurs qui, dans les pays miniers, tout particulièrement, avaient créé ces lamentables habitations. Les cités ouvrières, peu séduisantes dans leur ensemble, construites d’une façon uniforme, constituaient un léger progrès sur les taudis dont nous avons parlé ; vers la fin du XIXème siècle, paraît la Cité-jardin dont l’origine est anglaise. La Cité-jardin, comme son titre l’indique, concilie le progrès sanitaire de la ville avec le charme du jardin, le potager, les arbres, les fleurs. La Cité-jardin est une forme de l’urbanisme, puisqu’elle est une réalisation d’ensemble, suivant une étude générale réunissant toutes les données d’un problème urbain : maisons, routes, eau, lumière, évacuation des eaux usées, centre d’approvisionnement qui est souvent une coopérative. A ce propos, signalons que, à notre époque, cette idée amplifiée a été réalisée sous la forme d’importantes cités-jardins créées dans la banlieue de Paris par l’Office des Habitations à Bon Marché du département de la Seine : Plessis, Robinson, Malabry, Stains, Les Lilas, Le Pré-St-Gervais, etc .. , puis, en province, par d’autres groupements : Tergnier, Laon, etc....
Vers 1910, un mouvement se dessinait en France en faveur de « l’urbanisme », mouvement déjà esquissé à l’étranger. Des théories nouvelles sont émises, des programmes sont établis et un ensemble de projets dit « la Cité reconstituée » est exposé quelques années plus tard sur la terrasse des Tuileries, ces projets ayant pour but de faite connaître au public, l’idée de reconstruction des villes sur des principes nouveaux. L’exposition créa une tendance d’esprit favorable à ces idées et, après la guerre, le projet le plus important fut celui de la reconstruction de « Reims », lequel provoqua des polémiques nombreuses sur cette conception ou transformation à peu près totale de la cité sur des bases absolument modernes, disons américaines, ou, au contraire, respect du caractère traditionnel de la ville, en améliorant simplement le tracé d’ensemble et en apportant les modifications partielles nécessaires, au point de vue de l’hygiène, des transports, des écoles, etc ... ; ces deux tendances situaient, dès ce moment, la position du problème qui, d’ailleurs, est toujours en discussion pour l’ensemble des études relatives aux villes en général.
Il est de toute évidence que même les réformateurs et techniciens les plus audacieux doivent tenir compte des situations capitalistes du moment. A cet effet, dès le début du XIXème siècle, alors qu’une idée timide s’affirmait dans le sens de l’amélioration des voies urbaines, des luttes s’engageaient autour du projet de loi ayant pour but l’expropriation des terrains appartenant à des propriétaires particuliers. N’oublions pas que la « Révolution Française » avait proclamé « l’inviolabilité de la propriété » et, à la faveur de cette déclaration, les législations suivantes tendaient à protéger les propriétaires anciens et nouveaux contre toute expropriation ; mais rien ne peut arrêter, à un moment donné, la création de voies nouvelles qui ont tant d’importance, nous l’avons indiqué, sur la vie et le développement des agglomérations humaines. C’est par une sorte de compromis entre propriétaires et villes que s’inscrit, dans la loi, cette clause restrictive : expropriation pour cause « d’utilité publique » ; mais, où commence et où finit « l’utilité publique » ? Quel sera le montant de l’indemnité en faveur de l’exproprié ? Les propriétaires se défendent au moment même précisément où, à Paris, une obligation impérieuse s’impose, de 1830 à la fin du Second Empire, d’améliorer les rues de la Capitale. Ce n’est qu’un exemple !
Des spéculations immobilières ont lieu dans des proportions considérables. Des richesses se constituent sans grand effort pour ceux qui sont propriétaires d’immeubles, d’industries, de masures, de terrains maraîchers ou autres, sur la ligne des nouveaux tracés urbains. Émile Zola a décrit sans exagération, dans « La Curée » cette folie de spéculations.
Nous avons vu, dans l’ensemble de cet exposé, comment se sont formées les cités : lieu géographique, influence du sol, du sous-sol, du climat, de la voie naturelle permettant les communications, les échanges ; influence économique d’abord, politique ensuite ; nous avons examiné la force d’extension des villes sous l’impulsion des éléments intérieurs ou extérieurs, malgré la volonté du « Maître de la Ville » — dirigeant du moment — et nous avons souligné l’importance de l’élément étranger au bourg et à la ville dans son développement, puis, enfin, le rôle joué à ce point de vue par les inventions du XIXème siècle, la voie ferrée et ses conséquences dans la plupart des pays du monde ; enfin, les premières idées en faveur d’un plan d’ensemble pour améliorer, aménager, transformer ou créer les cités sur des bases modernes, en donnant ainsi aux hommes des objectifs nouveaux au point de vue de la vie sociale solidaire.
L’urbanisme technicien sera animé par cet esprit : il sera « homme social » d’abord, il aura par tempérament et par goût des vues d’ensemble. En qualité de technicien, il sera au courant des données générales sur les influences et les évolutions que nous avons résumées ci-dessus, et, de ce fait, il n’étudiera pas un projet de ville sans en connaître dans ses grandes lignes, le passé, les tendances économiques et politiques, ses valeurs propres, matérielles et intellectuelles, persistantes, temporaires : il situera d’une façon aussi précise que possible le village, le bourg, la petite ville ou la grande cité dans leurs relations géographiques, géologiques, économiques, etc ... avec les autres villages, bourgs et cités voisines. C’est alors que, possédant cette première documentation, il concevra le plan et, l’ayant conçu et précisé au mieux, il fera appel — car il est homme d’idées générales mais il n’est pas universel — aux collaborateurs, spécialistes — suivant l’importance du projet — architectes, décorateurs, ingénieurs de toutes catégories : mines, hydrauliques, mécaniques, transports, travaux publics, sanitaires, agriculture, etc..., voyers, hygiénistes, paysagistes, médecins, etc..., etc....
Le principal élément de documentation, c’est la statistique, puis « la situation de la ville » ; à cet effet, la photographie aérienne rend d’importants services, car elle fixe précisément cet emplacement avec sa physionomie propre, le chaos de ses rues et ruelles, ses places, ses maisons, ses faubourgs ; elle déterminera mieux les extensions à prévoir ; c’est une base d’études critiques et constructives de premier ordre. Signalons que les communes du département de la Seine et de la Seine-et-Oise ont été levées par avions, ainsi que Paris et plusieurs départements de la France.
Le plan d’aménagement ou de transformation et d’extension vient ensuite ; il comportera l’étude des banlieues avec les routes ; les ramifications avec le centre ; les servitudes, les expropriations des terrains, des usines, maisons. Certaines villes sont obligées d’envisager, pour leur extension normale, l’empiètement sur plusieurs communes, donc entente intercommunale obligatoire.
Le plan a pour base de réalisation : la voie centrale, où passeront le plus grand nombre possible d’automobiles. C’est la voie de passage, puis toutes les autres, en fonction de celle-ci, en tenant compte de l’orientation rationnelle des maisons à construire.
Le plan de la ville intérieure consiste en l’étude des transports en commun : gare, métropolitain, autobus, des espaces libres, de l’hygiène sociale intéressant toute l’agglomération, des parcs, squares, jamais assez vastes, des piscines, des terrains de jeux et de sports, en tenant compte de leur utilisation par les enfants, les adolescents, les adultes ; puis, évidemment, de tous les éléments primordiaux de la vie matérielle : eau potable, lumière, évacuation des eaux usées, incinération des ordures ménagères. Enfin, le cadre étant tracé, l’Urbaniste et ses collaborateurs auront à se préoccuper des centres collectifs : entrepôts, marchés, écoles, théâtre, etc..., puis les lignes générales des futures habitations : confort, matériaux, esthétique. Ce ne sont là, bien entendu, que des lignes schématiques d’un vaste travail qui demande de la conscience et de l’intelligence.
Les spécialistes dégageront, au fur et à mesure des réalisations, des théories et programmes précis, mais il y aura toujours dans ces projets à venir des cas d’espèces nombreux.
L’urbanisme est devenu rapidement une préoccupation de premier ordre pour tous les esprits clairvoyants ; on peut dire qu’il n’y a rien de social sans l’urbanisme, et, malgré les difficultés générales, il est peu de pays dans le monde, qui, obligatoirement, ne tentent de réaliser, partiellement tout au moins, ce problème.
L’U.R.S.S., avec de grandes audaces dans ses travaux publics et ses constructions de villes, ses centrales électriques, ses nouvelles habitations, ses voies ferrées, va contribuer à créer une unité économique. Le Japon, par l’extension de ses voies ferrées, a pu reconstruire un nombre important de villes. En Europe, avec un rythme plus ou moins accéléré, en Amérique du Sud, au Brésil, la ville de Rio-de-Janeiro complètement transformée sur un plan nouveau. Partout, on assiste à des réalisations plus ou moins importantes et rapides.
Dans l’ensemble des pays capitalistes, malgré ce qui s’y accomplit à cet effet, les créations ne correspondent pas aux nécessités de la vie sociale.
L’urbanisme rationnel, intégral n’existera que lorsque les intérêts particuliers, capitalistes, propriétaires, feront place à l’intérêt collectif. L’urbaniste, en société capitaliste, ne peut avoir les mêmes vues qu’en société socialiste, ce mot pris dans son sens général ; les horizons ne sont pas les mêmes. Une ville ne comportera plus ses quartiers bourgeois et ses quartiers ouvriers, les maisons auront le même confort. Examinons les plans actuels les plus modernes : ils indiquent bien la maison ouvrière, les bains populaires, les jardins ouvriers, etc., qui marquent nettement la différence persistante entre les classes sociales et l’urbaniste n’y peut rien !
Nous ne manquons ni de richesses matérielles (matériaux de toutes sortes) ni de techniciens remarquables, spécialistes de premier ordre, ni de machines.
Le tout est une question d’organisation, de répartition, de mise en commun de toutes ces richesses et de toutes ces valeurs, pour la mise en œuvre d’un plan immense mais réalisable.
Cependant, sous ces réserves absolues, nous pensons qu’il faut réaliser l’Urbanisme au maximum, au mieux, dès maintenant, afin de donner immédiatement plus de bien-être aux individus ; nous pensons qu’il faut créer une tendance, une opinion publique en faveur des améliorations réelles des villes et communes — mais dans le sens d’un urbanisme rationnel — et cette opinion doit provoquer cette action.
— L. CLEMENT-CAMUS.
UTILITARISME
n. m.
En un sens large, toutes les morales de l’intérêt sont des morales utilitaires ; néanmoins, c’est avec Bentham et Stuart Mill que l’utilitarisme atteint sa forme la plus parfaite. Aussi étudierons-nous seulement les idées de ces deux philosophes, renvoyant pour les autres systèmes à l’article Intérêt.
Pour Bentham, c’est un axiome incontestable que le plaisir constitue « le pôle de toute l’activité humaine ». Le problème moral ne peut donc être que celui de la « maximisation du bonheur » ; l’éthique se borne à nous éclairer dans la recherche de la plus grande somme de félicité. D’où l’obligation de créer une science positive de la vie pratique : science politique, économique, sociale, autant que philosophique. Et Bentham appelle Utilité cette propriété d’un objet ou d’une action qui permet d’accroître la somme de bonheur ou de diminuer la somme de misère, soit des individus, soit des collectivités. Si les mots justice, bonté, moralité n’avaient pas un sens utilitaire, il faudrait les déclarer vides de toute signification. En raison de l’étroite solidarité qui unit les hommes entre eux, le philosophe anglais substitue d’ailleurs l’intérêt général à l’intérêt personnel. Ce qu’il veut c’est « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre ». Ni l’ascétisme, ni la morale de la sympathie ne sont capables de légitimer le principe qui leur sert de base. L’ascétisme appelle bonnes les actions qui produisent de la peine et mauvaises celles qui engendrent du plaisir ; pour juger d’un acte, la morale de la sympathie fait abstraction des conséquences qu’il entraine. Bentham s’élève avec énergie contre ces deux manières de voir. Pour évaluer la bonté et la méchanceté d’une action, c’est-à-dire la quantité de plaisir et de peine qui en résulte, il propose une arithmétique morale, le « calcul déontologique ». Chaque plaisir doit être considéré au point de vue de l’intensité, de la proximité, de la certitude, de la durée, de la pureté, de la fécondité, de l’étendue ; ces sept caractères se retrouvent aussi dans chaque peine. Si l’on évalue numériquement ces divers points de vue, une addition permettra ensuite de connaître l’exacte quantité de joie ou de douleur qu’un acte nous procurera. Bentham, qui était avant tout un économiste, attache une importance spéciale à la question d’étendue, c’est-à-dire de fécondité en bien ou en mal par rapport aux autres hommes. Il importe de calculer les répercussions d’un acte, par delà l’individu, sur ceux qui l’environnent et même sur l’ensemble de la collectivité. Contre ceux qui mettent leur propre bonheur au-dessus du bonheur de leurs semblables, notre moraliste réclame des peines légales ; peines dont la sévérité sera proportionnée à la grandeur de la faute. Et des considérations purement égoïstes suffisent, pense Bentham, à légitimer cette façon d’agir, car l’homme vertueux est « un bon calculateur qui amasse pour l’avenir un trésor de bonheur ; l’homme vicieux est un prodigue qui dépense sans compter son revenu ».
Stuart Mill qui fut l’ami de Bentham, mais qui subit de plus l’influence de Saint-Simon et d’Auguste Comte, a exposé ses idées morales dans son livre « de l’Utilitarisme ». Ce dernier terme, dont Galt s’est servi le premier, prend un sens nettement défini chez Stuart Mill et résume admirablement sa philosophie sociale. S’il admet que les actions sont bonnes dans la mesure du bonheur qu’elles engendrent, que le plaisir et l’absence de souffrance sont, en définitive, les seuls biens désirables, il soutient que les plaisirs ne sont pas des quantités fixes et qu’ils ne sauraient faire l’objet d’une science objective, à tout point comparable à une comptabilité commerciale. Variable avec les individus et les circonstances, le plaisir reste affaire d’expérience personnelle. Mais il existe des jouissances qualitativement supérieures à d’autres, et c’est elles qu’il faut préférer en raison de leur dignité intrinsèque, de leur valeur morale et intellectuelle. Stuart Mill écrit :
« Me demande-t-on ce que j’entends par différence qualitative des plaisirs, en d’autres termes, ce qui fait un plaisir plus estimable qu’un autre, autrement qu’à un point de vue quantitatif, je ne vois à cela qu’une réponse possible. Si ceux qui ont expérimenté deux plaisirs choisissent tous ou presque tous l’un des deux, sans y être portés par quelque sentiment d’obligation morale, on peut dire que celui-là est le plaisir le plus désirable. Si de ces deux plaisirs l’un d’entre eux est placé par les gens compétents bien au-dessus de l’autre quoiqu’il soit très difficile à atteindre, si on ne veut pas abandonner sa poursuite pour la possession de l’autre, on peut affirmer que le premier plaisir est de beaucoup en qualité supérieure au second, bien que moindre peut-être en quantité.
C’est un fait indéniable que ceux qui connaissent également et sont capables d’apprécier et de goûter deux façons de vivre, donnent la préférence à la manière de vivre qui mettra en œuvre chez eux les facultés les plus hautes. Il est peu d’hommes par exemple, qui accepteraient d’être transformés en animaux les plus vils, même si on leur promettait une entière jouissance des plaisirs bestiaux ; aucun être intelligent ne consentirait à devenir un sot, aucun savant à devenir un ignorant, aucun homme de cœur à devenir égoïste, si même on les persuadait que le sot, l’ignorant, l’égoïste sont plus satisfaits du lot reçu qu’eux du leur. Ils ne consentiraient pas à quitter cc qu’ils possèdent en plus de ces êtres, pour obtenir la complète satisfaction du désir qu’ils ont en communauté avec eux. »
Un peu plus loin, Stuart Mill ajoutera :
« Mieux vaut être un homme malheureux qu’un pourceau bien repu, un Socrate mécontent qu’un imbécile satisfait, et si l’imbécile et le pourceau sont d’un autre avis, c’est qu’ils ne connaissent qu’un côté de la question. »
Ainsi, tant par ses éléments de distinction élective que par ses éléments de subjectivité qualitative, la morale est d’un autre ordre que le calcul statique.
Parmi les plaisirs vraiment supérieurs, il convient de placer les joies de l’altruisme. Se dévouer pour ses semblables procure la plus haute félicité ; l’égoïste se prive de satisfactions d’un prix inestimable. « Tout être humain, à des degrés divers, est capable d’affections naturelles et de véritable intérêt pour le bien public ». Aimer son prochain comme soi-même, faire aux autres ce que l’on voudrait qu’ils nous fassent, « telles sont les deux règles d’idéale perfection de la morale utilitaire ». Toutefois, renoncement et sacrifice n’ont point de valeur intrinsèque ; ils seraient inutiles, s’ils n’augmentaient pas la somme totale du bonheur de l’ensemble. Pour opérer une association indissoluble entre l’idée du bonheur individuel et l’idée du bonheur collectif, Stuart Mill réclame une réforme profonde de l’organisation sociale, ainsi qu’une efficace collaboration des éducateurs :
« Il faudrait que les lois et les conventions sociales puissent disposer les choses de telle sorte que le bonheur, ou, pour parler plus pratiquement, que l’intérêt de chacun fût, autant que faire se peut, en harmonie avec l’intérêt général. Il faudrait aussi que l’éducation et l’opinion, qui ont une influence si considérable sur les hommes, créent dans l’esprit de chaque individu une association indissoluble entre son propre bonheur et celui des autres, particulièrement entre son propre bonheur et la pratique des règles de conduite négatives et positives prescrites par l’intérêt général. De cette façon l’homme ne concevrait même pas l’idée d’un bonheur personnel qui serait uni à une conduite pratiquement opposée au bien général ; une tendance directe à procurer le bien général pourrait être en chaque individu un des motifs habituels d’action ; les sentiments liés à cette impulsion tiendraient une place importante dans la vie de chaque créature. »
Le sentiment altruiste de la sympathie est, d’ailleurs, aussi naturel et aussi primitif que l’amour égoïste de soi-même. Et le progrès humain ne s’opère que dans la mesure où les individus collaborent, sans retour égoïste, au bien de la collectivité.
Sans nier les mérites de la morale utilitaire, beaucoup plus conforme aux exigences d’une saine nature que la morale d’un Kant, d’un Durkheim, d’un Bergson, nous l’estimons aussi défectueuse chez Stuart Mill que chez Bentham. Ses principes, sa méthode et ses conclusions restent dans le cadre des préjugés de l’éthique traditionnelle. C’est un décalque de la morale chrétienne, transposé dans le plan utilitaire. Notre conception de l’éthique est bien différente. Délaissant les divisions admises jusqu’à présent, nous distinguons d’une part, la conception d’un idéal d’existence et, d’autre part, la détermination des moyens capables d’assurer sa réalisation pratique. Variable avec les individus, les époques et les milieux, la conception d’un idéal de vie garde nécessairement un caractère subjectif et personnel. Les procédés permettant d’aboutir à des réalisations pratiques ont, au contraire, un caractère objectif et scientifique très net ; s’appuyant sur les données du savoir positif, ils sont valables pour tous indistinctement. Dès lors, la morale n’est plus qu’une technique qui permet à chacun de se prononcer en pleine connaissance de cause sur le mode d’existence qui lui convient et qui fournit, en outre, les règles pratiques qui rendront possibles d’intéressantes réalisations. Toutes les techniques : médicales, industrielles, commerciales, artistiques, etc, visent à favoriser le bonheur humain ; la technique morale ne fait pas exception, elle apparaît même comme l’ultime synthèse de toutes les autres. A notre connaissance, nul philosophe n’a encore développé cette conception. Elle explique pourtant d’une façon parfaite le caractère, tout ensemble, permanent et variable du comportement moral de notre espèce.
— L. BARBEDETTE.
UTOPIE — UTOPISTE
Que l’on envisage ce vocable sous l’angle moral ou matériel, ou même encore sous l’angle social, l’acception la plus couramment admise est qu’on considère comme utopie tout ce qui paraît d’une réalisation impossible. Le domaine des impossibilités absolues, des choses qui jamais ne verront le jour, qui ne sauraient, quelque effort que l’on fasse pour y parvenir, prendre consistance, qui , toujours, doivent rester à l’état de rêve, de chimère, tel est celui qui convient à l’utopie et à ceux — les utopistes — animés de cette folle ardeur de former d’imaginaires et d’insensés projets.
Est-il besoin d’ajouter que les anarchistes en qui les partisans par trop férus de l’Autorité ne voient que les plus incorrigibles des utopistes ont, de l’utopie, une conception quelque peu différente ? L’Histoire autant que l’expérience et l’observation de chaque jour ne les ont-ils pas convaincus, depuis bien longtemps déjà, de la parfaite justesse du mot de Lamartine que « les utopies ne sont souvent que des vérités prématurées », non moins que de l’exactitude rigoureuse des paroles d’Anatole France à savoir que « l’utopie de la veille n’est, le plus souvent, que la réalité du lendemain » ?
Il n’est point téméraire d’avancer que l’utopie est tout simplement soumise à la grande loi du Progrès et qu’on ne saurait admettre cette loi ainsi que ses innombrables et évidentes manifestations sans, du même coup, considérer l’utopie comme un fait conçu, à un moment donné, par quelque génial et audacieux cerveau, mais dont la matérialisation ne devient effective qu’après de multiples et laborieux tâtonnements, de pénibles et persévérants efforts et la difficultueuse conquête de tous ceux qui s’étaient montrés longtemps sceptiques quant au triomphe définitif de ce fait.
Considérons tout de suite que l’idée d’utopie est en antagonisme formel avec l’idée religieuse et que si l’une (l’idée d’utopie qui, nous l’avons vu, est inclus dans l’idée de progrès) que si l’une fut si longtemps combattue, étouffée pour ainsi dire, c’est que l’autre fut, des siècles et des siècles durant, complètement dominante. Mais depuis les temps modernes et, d’une façon infiniment plus sensible et plus rapide, depuis quelque cinquante ans, époque qui vit enfin le triomphe des systèmes basés sur l’observation et l’étude de la Nature, la notion du progrès tend à se développer et l’on voit tout naturellement entrer dans le domaine des réalisations positives, de nombreux plans ou systèmes sociaux considérés jusqu’alors comme de pures utopies.
Oui, au fur et à mesure que les Dieux s’évanouissent, la volonté et la puissance des hommes s’affirment ! On n’ose plus dire à l’individu que tout idéal de vie heureuse est placé dans le passé, qu’il doit jeter ses regards en arrière ! Sans secours divin, n’ayant, pour dieux que ses propres efforts, l’Humanité réalise, chaque jour quelque Progrès et fait elle-même sa civilisation, qu’elle sait désormais ne plus pouvoir attendre des mains d’un Créateur !
Le merveilleux est, en effet, de plus en plus éliminé du monde et de l’humanité par le seul fait d’une transformation lente et continue dans le temps, d’une marche en avant rendant totalement inutile l’intervention du miracle, mais nécessitant, par contre, une volonté d’action, l’utilisation de toutes les connaissances humaines, desquelles dépend la solution des divers problèmes considérés jusqu’à ce jour comme utopiques et que s’était posés la pensée abstraite !
A travers les âges, l’Homme parvient à triompher de presque toutes les forces hostiles à la Nature. Les tentatives faites, par exemple, il y a un siècle, en vue d’asservir, de domestiquer les éléments, tentatives qui paraissaient alors des plus utopiques, sont aujourd’hui couronnées de succès et les conquêtes du progrès, dans le domaine matériel, sont telles, que l’on peut hardiment avancer que les conceptions les plus osées, les plus audacieuses sont d’ores et déjà permises et assurées du triomphe dans un avenir plus ou moins rapproché. L’Homme a vaincu la Nature en faisant de l’utopie une magnifique et féconde réalité !
Est-il insensé de prétendre qu’il ne saurait en être autrement dans le double domaine moral et social ?
Certes, il sied de reconnaître que les progrès, que les transformations, que les conquêtes accomplies par l’humanité sur le plan matériel n’ont point été accompagnées des mêmes conquêtes, des mêmes transformations et des mêmes progrès dans l’ordre moral et moins encore, peut-être, dans le domaine social. L’individu a, sans doute, triomphé plus aisément des forces hostiles qui l’entourent que des passions appauvrisseuses qu’il porte en lui. Grâce à de puissants appareils, il s’élève sans peine, dans les airs ; trop rarement, hélas ! et bien souvent encore au prix de mille efforts, il s’élève au-dessus d’une humanité où persistent les sentiments mesquins et vils ! Il continue à se débattre dans les mille mensonges de la vie quotidienne et il n’apporte à la réalisation de cette séduisante harmonie sociale si généreusement conçue par les « Utopistes » du XIXème siècle qu’une volonté trop molle, qu’une énergie trop souvent défaillante !
Ici, deux conceptions s’affrontent, l’une veut que l’individu ne se libérera jamais des mille préjugés qui obscurcissent sa raison et qu’un milieu nettement hostile autant qu’une éducation radicalement fausse n’ont fait qu’entretenir et développer. Conception qui s’inspire de cette théorie en vertu de laquelle le progrès, dans l’ordre moral, ne serait qu’un piétinement sur place, sans qu’il soit tenu compte de ce fait indéniable, évident comme la lumière du soleil, que puisque nos pères nous ont préservés de nombreuses erreurs où ils sont tombés, il devient, par suite, tout à fait logique qu’il est en notre pouvoir d’épargner nos propres erreurs à nos descendants ! II est à remarquer que les partisans de cette conception qui se déclarent volontiers des hommes positifs, des esprits éclairés, proclament que l’individu ne pourra jamais vivre sans une autorité qui le plie à toutes les obligations et à tous les devoirs que comporte la vie en société, d’où il s’ensuit, naturellement, le classement, la catégorisation des hommes en maîtres et en esclaves, donc : en riches et en pauvres !
L’autre conception — celle des « utopistes » que sont les anarchistes — se base sur les considérations que voici.
En interrogeant loyalement l’Histoire, ne mesure-t-on pas immédiatement l’immensité du chemin parcouru par cette unique constatation que, parti d’une liberté plus que précaire dont la force était la seule mesure, l’individu, par les divers degrés d’une liberté que garantit plus ou moins ce qu’on pourrait appeler une hiérarchie de privilèges, s’élève peu à peu à une liberté que son sentiment de plus en plus animé de l’égalité assure et que ne limitera, somme toute, que le droit dont il a une conscience de plus en plus nette et qu’il tend, chaque jour davantage, à reconnaître à ses semblables ?
Ils savent, ces irréductibles « utopistes », que si la théorie du progrès ininterrompu est démentie par mille faits qui nous montrent, en effet, qu’un état postérieur n’est pas nécessairement en avance sur celui qui le précède ; que s’il y a des flux et des reflux, des arrêts momentanés, des reculs parfois définitifs et même des recommencements, il n’en reste pas moins exact que la moralité, ainsi que la notion de la vie du XXème siècle par exemple, l’emportent — et de beaucoup — sur les abominables superstitions du moyen âge catholique et que, de nos jours si sombres que soient les heures que nous vivons, si inquiétants les événements dont nous sommes et serons encore les témoins, nous sommes fondés à affirmer que, de plus en plus, le droit humain se substitue à la force brutale et à la grâce divine ; la simple justice à l’amour mystique ou à la notion de charité ; la raison, l’esprit de révolte, l’expérience scientifique à l’extase, à l’esprit de soumission et à l’ignorance !
Plus de fatalisme providentiel, mais la certitude que le temps, les circonstances et surtout l’individu lui-même demeurent les grands et décisifs facteurs de l’évolution, que l’homme, artisan de sa destinée, imprime à l’histoire quelque chose de son activité et que, s’il est vrai que le milieu physique et intellectuel modifie, dans une forte mesure, les caractères, les mœurs, les institutions, c’est toutefois « de l’homme que naît la volonté créatrice qui construit et reconstruit le monde » (E. Reclus).
Lorsque les anarchistes rêve « d’harmonie finale », quand ils ambitionnent l’instauration d’une société juste et fraternelle, d’où toute oppression serait bannie, où l’homme enfin cesserait d’être sous la dépendance et à la merci d’un autre homme, leurs adversaires — les tenants du principe d’autorité – ne manque jamais de les qualifier d’ « utopistes » ! On se hausse, en effet, très difficilement jusqu’à cette notion des faits, qu’il ne saurait y avoir que deux méthodes en matière sociale : celle qui consiste à faire rétrograder la société, à la faire retourner résolument en arrière et l’autre qui veut que les hommes aillent résolument en avant. Et, si douloureuse que puisse être la contradiction qui existe entre la nouvelle conception du monde, à laquelle se rallient tous les esprits vraiment éclairés et entièrement désabusés, et les vieilles institutions frappées de mort, qui ne trouvent de partisans que parmi ceux qui en retirent tous leurs privilèges, il faut de toute nécessité, faire son choix entre ces deux méthodes.
Or les anarchistes sont convaincus que le salut de l’Humanité ne saurait être dans le passé : ils ne peuvent donc placer tous leurs espoirs que dans l’avenir. Réellement soucieux de mettre enfin un terme au déchirement intérieur qui se produit chez la grande majorité des individus, c’est-à-dire le perpétuel désaccord entre la forme et le fond, ils affirment et sont en mesure de prouver, que ce qu’il faut avant tout à l’Humanité pour qu’elle connaisse le bonheur, c’est la possibilité, pour elle, de vivre en conformité de ses conceptions et de ses vues. Que disparaissent donc les formes désuètes et que prennent place des formes nouvelles qui ne s’inspireront que de la souveraine raison et d’une saine justice !
Les hommes — nous l’avons dit — tendent à s’affranchir des Dieux. D’autre part, le progrès leur enseigne des vérités, pose des principes d’où résulte une morale infiniment plus profonde et autrement sublime que toutes les morales religieuses en usage et qui, tour à tour, se sont révélées impuissantes à développer les nobles sentiments et à créer joie et bien-être. Morale nouvelle qui incite l’individu à pratiquer envers ses semblables cette grande loi de la solidarité sans laquelle aucune civilisation n’est possible ni durable et sur laquelle reposera la société conçue par les anarchistes et que de prochaines générations plus viriles et à la volonté plus agissante feront entrer, de l’ « utopie » dans le champ des fécondes réalités en suscitant enfin la venue d’une Humanité qui vivra et se développera dans une atmosphère de vérité et de justice, propice à l’éclosion des sentiments de fraternité et d’entraide !
— A. BLICQ.
UTOPISTES (LES) ET LA QUESTION SEXUELLE
[On appelle « utopie » (du grec où, non, et topos, lieu — c’est-à-dire : chose qu’on ne rencontre en aucun lieu) un pays imaginaire où tout est parfaitement réglé pour le bonheur de chacun ; l’utopiste est le créateur d’une utopie ; ce peut être aussi le partisan des créations de ce genre.]
Dans sa Philosophie de la Préhistoire (p. 101), Gérard de Lacaze-Duthiers assure que c’est :
« Dans le domaine sexuel que la morale est la plus immorale. C’est là surtout qu’elle manifeste sa mauvaise humeur, car ayant la vie en horreur, la source de la vie lui est insupportable. Elle décrète impérativement que ce qui est naturel est immoral, Aussi aboutit-elle à des incohérences sans nombre. Elle est obligée de découvrir des faux fuyants : des détours, des compromis pour paraître logique. Elle ne fait que démontrer par là son illogisme en fait de morale sexuelle. L’humanité retarde. Elle ne sait ce qu’elle veut, elle se débat dans un tissu de contradictions, elle se renie sans cesse. Elle ne paraît pas soupçonner qu’il existe une question sexuelle, la plus importante de toutes les questions qui l’accaparent. De cette question, en effet, dépend le bonheur des individus. Sous aucun prétexte, elle ne veut en entendre parler : ce serait la fin de tout. A plus forte raison d’une esthétique sexuelle, considérant l’œuvre de chair comme une œuvre d’art. Ô bêtise éternelle, tu règnes dans ce domaine souverainement. Jamais certains esprits ne se décideront à regarder la vérité en face. L’humanité ne diffère pas de l’animalité. Elle a comme elle un sexe. Elle est soumise aux mêmes lois. L’homme n’est pas une entité : il possède un corps. C’est de l’hypocrisie de ne pas en convenir. Il faut donc se résoudre à admettre certaines fonctions, certains gestes, n’en déplaise aux esprits bien pensants, esprits pauvres et pauvres esprits, qui ne parlent qu’à mots couverts des organes sexuels, comme d’une chose innommable (...) Une éthique sexuelle n’est guère possible dans une société qui ne s’intéresse qu’à des combats de boxe ou des prouesses d’aviateurs. »
Les utopistes, les esprits qui ont couché sur le papier leur rêve d’une société sinon parfaite, du moins perfectionnée, ou autre que les milieux sociaux où ils vivaient, n’ont eu garde de passer sous silence la question sexuelle, que nous regardons, nous aussi, comme l’un des plus importants problèmes qui sollicitent l’humanité. Il n’est pas une utopie où, d’une façon ou d’une autre, on n’apporte une solution aux difficultés que peut soulever non seulement l’amour, mais son fruit : l’enfantement.
Si la question des relations sexuelles entre homme et femme a préoccupé, dans toutes les époques, les penseurs de toute espèce : les sociologues, les artistes, les moralistes et les hygiénistes, chacun y apportait une solution qui, tout en s’appliquant à la généralité, satisfaisait le tempérament et la pensée de l’auteur.
De sorte que cette question est restée et restera une cause de débats prolongés. Elle ne peut faire moins qu’intéresser tous les penseurs préoccupés de préparer les voies à un devenir meilleur, et qui cherchent une solution harmonisant avec la liberté, le bien-être et la félicité de tous. La question intéresse les utopistes, inventeurs de sociétés futures, comme tous les autres problèmes de la vie sociale, elle les intéresse même à un très haut degré, sa résolution constituant l’une des principales bases de la raison d’être d’une vie nouvelle.
...Mais les solutions présentées divergent profondément, non seulement selon les époques, mais surtout selon les préoccupations et le déterminisme de l’auteur.
Tous les anciens .utopistes s’accordent pour abolir la propriété privée ; ils se trouvent même tous d’accord pour donner au travail un caractère obligatoire, mais quand il s’agit des relations sexuelles, l’unanimité du point de vue et des mesures nécessaires cesse.
Dans sa République, Platon (429–347 avant l’ère vulgaire) décrète non pas la communauté des femmes, mais des mariages renouvelés chaque année par le sort, de sorte que chaque femme puisse avoir 15 à 20 maris différents, comme chaque homme 15 à 20 épouses. Le but est d’obtenir, par ces croisements, des produits de qualité supérieure. Mais ce n’est qu’en apparence que le sort règlera ces unions ; les magistrats, usant d’une fraude patriotique, assortiront les couples de manière à obtenir les meilleures conditions de reproduction. Du reste, la fidélité sexuelle est de rigueur dans ces mariages passagers.
Les enfants ne connaissent pas leurs parents : déposés dès leur naissance dans un bâtiment commun, ils seront allaités par les mères transformées en nourrices publiques ; une éducation commune leur est dispensée. Ne connaissant ni leurs pères ni leurs mères, ils seront obligés par conséquent de se considérer comme frères, d’avoir pour tous les hommes et pour toutes les femmes le même respect filial, tandis que tous les hommes et toutes les femmes auront pour tous ces enfants la même tendresse paternelle ou maternelle. L’idée est de faire disparaître, par ce moyen, les privilèges de la naissance, l’ambition de famille, etc.
Dans ses Lois, Platon a fait des concessions à l’organisation sociale de son temps, mais il n’a rien retranché du point de vue où il s’était placé dans sa République : c’est que l’abolition de la famille est la condition nécessaire, la suite inévitable de la communauté des biens. Loin de se désavouer donc, il écrira :
« Quelque part donc que cela se réalise ou doive se réaliser un jour, que les femmes soient communes, les enfants communs, les biens de toute espèce communs et qu’on apporte tous les soins imaginables pour retrancher du commerce de la vie jusqu’au nom même de propriété ; de sorte que les choses mêmes que la nature a données en propre à chaque homme deviennent en quelque sorte communes à tous autant qu’il se pourra... en un mot, partout où les lois viseront de tout leur pouvoir à rendre l’État parfaitement un, on peut assurer que c’est là le comble de la vertu publique. » (Les Lois, chap. V)
Diodore de Sicile, au siècle d’Auguste, parlera d’une île de l’océan Indien qu’un certain Jambol et son ami avaient découverte au cours d’un voyage d’affaires. On y va plus loin que Platon. Le mariage y est inconnu. La communauté des femmes y règne et les enfants y sont élevés comme appartenant à tous et sont également aimés de tous. Tant qu’ils sont encore petits, il arrive souvent que les nourrices échangent leurs nourrissons, de telle sorte que les mères ne connaissent pas leurs propres enfants. Ils ignorent l’ambition et vivent dans la paix et la concorde.
Diodore de Sicile n’était pas aussi « utopiste » qu’il paraît. Il semble, en effet, que le communisme sexuel ait été pratiqué dans la colonie grecque de Lipara (en 590 avant l’ère vulgaire) établie dans une île au nord de la Sicile. L’idée, non plus de la communauté des femmes, mais de la promiscuité sexuelle est familière à l’antiquité. Le gouvernement romain a agi avec la dernière rigueur contre les mystères consécutifs aux Bacchanales (186 avant J.-C.). La sévérité du Sénat à leur égard — cette secte comptait 7.000 affiliés rien que pour Rome ; elle avait des ramifications en Étrurie et en Campanie et dans toute l’Italie — montre qu’en dehors du culte de la vie et de la mort, ces sectaires devaient, en se servant de la violence, poursuivre quelque but social, d’autant plus que les Bacchanales furent rétablies plus tard.
Écrivant de nombreux siècles après Platon, Thomas More (1420–1481) se montre un adversaire absolu de la bigamie, l’organisation de son Ile d’ Utopie étant basée sur la famille, négation absolue de toute communauté des femmes. Dans l’Ile d’Utopie, l’adultère est tenu en même horreur que nous tenons la lèpre, par exemple, et si on en découvre un cas, les fauteurs sont condamnés à la plus cruelle des servitudes ; dans La Cité du Soleil de Campanella, de même date que L’Utopie, de Thomas More, la thèse de Platon est reprise et adoptée en partie, l’amour y est beaucoup plus libre et on ne condamne plus que les vices et leurs anormalités. Par exemple, dans la « Cité du Soleil », ceux qui sont privés de la responsabilité et de l’Honneur de la fécondation, les femmes stériles et hystériques ont toute liberté de chercher satisfaction de leurs sens ; les femmes, une fois devenues stériles, se transforment automatiquement en femmes mises à la disposition « de tous » ; seulement, elles ne sont attribuées qu’à des mâles trop ardents, aux moments et aux occasions qui leur plaisent le mieux.
Carnpanella qui pour le reste, est plus utopiste et autoritaire que Thomas More, se montre en matière sexuelle, beaucoup moins intransigeant que lui et beaucoup plus compréhensif de certaines anomalies de l’être humain ; il cherche beaucoup plus à les prévenir qu’à les réprimer : il concède donc une ample liberté en matière sexuelle. Selon les lois en vigueur dans « la Cité du Soleil » un homme devrait commencer à avoir des relations avec les femmes à l’âge de 21 ans. Mais « cette date est retardée pour les tempéraments lymphatiques et il est permis à certains individus d’entretenir, avant cet âge, des relations sexuelles avec des femmes, mais, uniquement avec celles qui sont enceintes ou stériles, afin d’éviter qu’ils se livrent à la pratique des « vices anti-naturels ». Ce qui dénote chez Campanella une profonde connaissance de l’homme. Sa conception des relations sexuelles est bien en avance des coutumes de son époque et même de la nôtre. La question de la procréation tient une grande place dans « La Cité du Soleil » ; on s’en occupe jusqu’en ses détails les plus intimes, avec un soin extrêmement rigoureux. Plus que dans les autres utopies, on fait attention aux différences inévitables de tempérament des uns et des autres ; on admet les exceptions aux règles communes, concédant plus de liberté aux plus impétueux.
« Les vieilles et les matrones pourvoiront aux satisfactions des besoins de ceux qui sont les plus ardents et les plus inclinés aux plaisirs de l’amour. Elles reçoivent les confidences secrètes des jeunes gens dont elles ont déjà eu l’occasion de connaître, durant les jeux olympiques, l’impétuosité de tempérament. Nonobstant ceci, est toujours nécessaire l’avis du magistrat préposé au soin de la génération. »
Pour un autre utopiste, Morelly, la monogamie est de rigueur dans sa cité idéale, régie par Le Code de la Nature (1755), tous étant dans l’obligation de se marier.
Ses lois conjugales prescrivent qu’arrivés à l’âge de s’unir, les habitants de la cité seront mariés et que personne ne sera exclu de cette loi à moins que la nature ou la santé ne s’y oppose. Le célibat ne sera permis qu’aux personnes ayant dépassé la quarantaine, car après cet âge la progéniture est de mauvaise qualité. L’idée n’est pas nouvelle. Elle se trouvait déjà chez Platon. Dans sa République, l’avortement est prescrit aux femmes concevant après quarante ans, les enfants venus alors au monde ne promettant pas d’être d’une santé très vigoureuse. Cette préoccupation particulière pour la question de la génération, pour que les mères donnent naissance à des enfants beaux et forts est très compréhensible chez les utopistes ; ils désirent avoir dans leurs cités imaginaires, des citoyens de bonne qualité, sains, robustes, intelligents, tout à fait différents de la population qui les entoure. Comme la majorité des utopistes sont des autoritaires, ils s’en remettent aux lois, pour que tout soit fait selon les règles prescrites, lesquelles règles, selon eux, doivent garantir les bons résultats espérés.
Mais de tous les utopistes dont il a été parlé jusqu’ici, c’est toujours et encore Campanella qui s’arrête davantage sur la question et l’étudie le plus amplement. On sent en lui le poète et le fils du pays du soleil.
On peut lui opposer William Godwin (1756–1836), esprit froid et raisonneur, qui a de l’amour une conception austère, privée de toutes les fantaisies dont les poètes ont accoutumé de couronner leurs hypothèses. Dans la cité idéale rêvée par Godwin, l’amour est et devrait être privé de tout sentimentalisme inutile. Comme pour les autres questions, la raison doit y jouer le premier rôle. Son rite ne se célèbre pas parmi les chants et les fleurs, comme le voulait Campanella, mais bien selon une formule raisonnée et positive. Ce n’est pas la participation à des funérailles, certes, mais à un culte austère. La loi régissant cet amour sera la liberté la plus grande, sans souffrances, sans unions forcées, sans cohabitation fixe. L’amie doit savoir respecter le silence de celui avec qui elle cohabite... Deux personnes, dans un même logement., pour toujours, voilà une idée qui épouvante Godwin et le remplit d’horreur. D’ailleurs, dans sa cité, il n’y a ni serrures, ni cadenas et, cependant les domiciles sont inviolables.
Dans ses conceptions sociales, telles qu’elles sont développées en sa Justice Politique (The Enquiry concerning Political Justice and its influence upon general virtu and happiness, Londres, 1793), Godwin se montre un adversaire résolu du communisme casernier et centralisateur conçu à la façon de Thomas More, de Campanella, de Morelly et de maints autres. Il combat la tyrannie, trace les plans d’une société nouvelle, économiquement régie avec plus de justice que l’actuelle, mais c’est surtout et avant tout pour obtenir plus de liberté qu’il descend dans l’arène. En amour, il est pour la pluralité. Selon lui, dans le milieu qu’il anticipe, l’amour dans les relations entre hommes et femmes, fera place à l’amitié ; les hommes aimeront les femmes pour leurs vertus et les qualités de leur intelligence. Aucune espèce de jalousie ne pourra naître entre les différents « amis » d’une femme, les relations sexuelles étant considérées comme dépourvues d’importance. Cette conception fut très rudement combattue par les nombreux critiques de ses idées et de sa conception sociale de la vie, mais spécialement par Malthus dans son fameux Traité de la Population, où il faisait remarquer que l’amour étant conçu et pratiqué de cette manière, la terre serait promptement peuplée dans des proportions telles que sa population deviendrait rapidement supérieure à ses moyens d’existence. Godwin répondit à ces critiques par un livre : Réponse aux théories de Malthus sur la population, très mal accueilli par certains clans réactionnaires, précisément à cause de la critique approfondie qu’il y faisait des théories malthusiennes. Ces discussions n’ont d’ailleurs rien à voir avec le sujet traité ici. Godwin prétendait que la perversion extrême des mœurs qui se remarque dans les relations sexuelles entre homme et femmes sont dues à ce qu’ils ne sont pas unis par l’affection la plus pure. En réalité, dans la société future, de même façon que les hommes mangeront et boiront, non par amour pour la table, mais parce que boire et manger sont nécessaires à la santé, de même il propagera son espèce, non pour le plaisir qui s’annexe à l’acte sexuel, mais parce qu’il est nécessaire que l’humanité se perpétue. L’œuvre de la procréation sera régie par la raison et le devoir. Les hommes ne procréeront pas davantage que le nombre d’enfants voulu ; si moins d’enfants sont nécessaires, ils règleront d’après cela la procréation. Parce qu’il peut arriver un jour que l’humanité soit immortelle...
Après ce coup d’œil jeté sur les diverses conceptions que certains penseurs ont exprimées de l’amour et de sa fonction comme régénérateur de la vie, considérons d’un peu plus près comment en ces utopies, on applique les règlements relatifs à l’amour et à la procréation.
Thomas More ne s’arrête pas beaucoup sur les formes de mariage en vigueur en Utopie. Il dit :
« Les jeunes filles pourront se marier à 18 ans et les jeunes gens après avoir dépassé 20 ans. »
Le mariage s’accomplit selon des règles bien préétablies. Pour choisir une femme, par exemple, les jeunes gens se font présenter à leur épouse en perspective par une dame honnête et sérieuse :
« La future fiancée, célibataire ou veuve, est montrée complètement nue et, réciproquement, un homme d’une probité éprouvée fait voir à la jeune fille son futur fiancé complètement dévêtu. »
Ces précautions sont prises parce que, en Utopie, le mariage est envisagé comme très sérieux.
« Quand vous achetez un cheval, affaire de peu d’écus, vous prenez des précautions infinies. L’animal est presque nu, ce qui ne vous empêche pas d’enlever la selle et autres harnachements de crainte qu’ils ne voilent quelque ulcère. Et quand il s’agit de choisir une femme, choix qui influence tout le reste de votre vie, qui peut faire votre bonheur ou votre malheur, vous montrez la plus complète indifférence ! Comment pouvez-vous vous lier par une union indissoluble à un corps tout couvert par les vêtements qui le cachent ; vous jugez d’une femme par un espace découvert d’un pied de dimension, puisque le visage est la seule partie découverte ? N’avez-vous pas crainte de découvrir une difformité secrète, qui vous fera maudire tout le reste de vos jours cette union malheureuse ? »
L’adultère est sévèrement châtié et même, en cas de récidive, puni de mort. Le divorce pur et simple est excessivement difficile à obtenir.
« Il arrive de temps à autre en Utopie que le mari et la femme ne peuvent plus vivre ensemble, à cause de l’incompatibilité de leurs caractères, et recherchent l’union avec d’autres êtres pouvant leur offrir une vie plus douce et plus heureuse. La demande de séparation doit être présentée aux membres du Sénat qui, après avoir soigneusement examiné la requête (assistés de leurs femmes) repoussent ou autorisent le divorce. »
A vrai dire, le mariage n’est presque uniquement rompu que par la mort. Les Utopistes savent qu’entretenir l’espérance de se remarier facilement est un mauvais moyen pour resserrer les liens de l’amour conjugal.
Par ailleurs, il leur est sévèrement défendu de se laisser outre-mesure entraîner par les sentiments.
« Les individus des deux sexes coupables d’avoir cédé au plaisir, avant le mariage, seront sujets à une sévère censure ; le mariage leur sera absolument prohibé ; et leurs parents, également, seront punis, parce qu’ils n’ont pas su surveiller convenablement la conduite de leurs enfants. »
Cette sévérité ne nous doit pas surprendre absolument si nous réfléchissons à la forme de société régissant l’île tout entière, sorte de patriarcat très austère, où toute la vie gravite autour de la cellule centrale qu’est la famille. Pour la maintenir, il faut resserrer les liens sociaux d’une telle manière que la forme de gouvernement reste intacte ; sinon, elle ne tarderait pas à être anéantie, et en peu de temps. C’est à quoi tendent toutes les restrictions ci-dessus citées.
Dans La Cité du Soleil, le point de vue est tout autre.
L’unique préoccupation qui domine dans les relations sexuelles est, comme à Sparte, de procréer des hommes beaux et forts.
« L’âge exigé pour l’union des deux sexes afin de propager l’espèce est 19 ans pour la femme et 21 pour l’homme. »
Comme on l’a vu plus haut il y a des conceptions en faveur des plus vigoureux, sexuellement parlant ; tous ceux qui ont pu arriver à s’abstenir de cohabiter avec des femmes jusqu’à l’âge de 21 ans et si possible jusqu’à 27 ans « sont fêtés publiquement, on leur chante des hymnes dans de grandes assemblées et on leur consacre des fêtes publiques... » La jeunesse des deux sexes se consacre aux exercices gymniques complètement nus, à la façon des lacédémoniens. Le magistrat peut ainsi se rendre compte de la vigueur respective de chaque individu et de ce qui convient relativement à la proportion des organes pour l’union des sexes. Ce n’est qu’une fois toutes les trois nuits et après avoir pris un bain, qu’on peut s’adonner aux plaisirs de l’amour. Il existe une règle qui est d’unir les femmes remarquables par leur tempérament ou leur beauté avec des hommes grands et vigoureux, les individus corpulents avec les minces, de manière, grâce à ce croisement, à améliorer la race.
Il est étonnant d’observer comment Campanella s’est préoccupé, même dans les détails les plus infimes, de l’accouplement.
« Les individus désignés pour l’emplir le devoir de la procréation ne peuvent s’y adonner qu’après la digestion accomplie. On aura soin de placer dans l’habitation où se trouve le lit de belles statues représentant des hommes célèbres, pour que, les femmes les contemplant, elles dirigent leurs regards vers le ciel, demandant à Dieu de leur donner des fils semblables aux modèles. Le père et la mère coucheront dans des habitations séparées, jusqu’à l’heure fixée pour le cohabitat ; et, à ce moment précis une matrone viendra ouvrir les portes de communication. »
Les trois jours d’abstinence exigés de l’homme ne s’entendent que lorsqu’il s’agit de la procréation ; autrement, ce délai n’est pas nécessaire.
« Si après un premier coït, une femme ne conçoit pas, elle passe successivement dans les bras d’autres hommes ; si après diverses épreuves, il est prouvé qu’elle est stérile, elle est déclarée femme commune ; mais elle est alors privée des honneurs qui s’accordent aux mères de famille : au Conseil de la Génération, au temple et à la table commune. »
Ceci pour éviter que les plaisirs de l’amour ne poussent aucune femme à ‘se rendre volontairement stérile.
Parmi les utopistes de la Renaissance, Campanella est le seul qui ait la conception la plus large de l’amour, mais il ne considère l’union des sexes qu’au point de vue de la procréation — il y subordonne tout : constitution physique, tempérament, etc... On ne saurait nier à Campanella et aux utopistes apparentés à lui d’avoir été des précurseurs en matière d’eugénisme. L’eugénisme n’est pas une conception contemporaine. L’antiquité grecque, en particulier, a été préoccupée par la question de la qualité des produits humains ; en dehors de la culture physique, il semble qu’on ait cru alors que le spectacle du corps nu, soit au naturel, soit représenté, influât sur la génération des êtres. Sans doute les nombreuses statues édifiées dans les villes, dans les jardins, dans les bois, sur les routes, avaient-elles pour but de créer un état d’esprit favorable à la procréation de beaux enfants. Le christianisme, par son mépris du corps humain, son exaltation de la chasteté et de la virginité, son infériorisation de l’œuvre de chair, est responsable du fait qu’on a reporté sur la toilette l’attention qu’on accordait jadis au corps nu. Notre eugénisme actuel, sous ses dehors scientifiques, n’est pas tant libéré que cela du préjugé de « la pureté » chrétienne.
Nous le répétons, quelques-unes des préoccupations de l’auteur de la « Cité du Soleil » ne sont pas originales, les Lacédémoniens avaient employé eux aussi des moyens appropriés pour obtenir des produits humains forts et vigoureux, mais Campanella ne sut pas s’assimiler leur amour de la liberté — pas plus que le point de vue des Carpocratiens, dont il s’inspira, paraît-il, pour imaginer son utopie. Parmi les Carpocratiens, secte fondée au début du second siècle de l’ère vulgaire par Carpocrate et son fils Epiphanes, les enseignements chrétiens avaient été portés à une telle conséquence qu’un communisme absolu y régnait. Ils pratiquaient la communauté des biens et celle des sexes. C’était la coutume parmi eux, quand ils recevaient un hôte, que leur compagne s’offrît d’elle-même à lui. Mais aux XVIe et XVIIe siècles, bien que, spécialement dans les classes riches, les mœurs fussent assez libres, on n’aurait jamais permis, même dans des ouvrages de fantaisie, la propagation d’idées comme celles des Carpocratiens. C’est pourquoi les auteurs de ce temps-là sont très chiches en ce qui concerne la question sexuelle. Ce qui est dû aussi au fait qu’ils acceptaient l’idée religieuse qui considérait le mariage comme indissoluble et comme la seule forme d’union permise entre l’homme et la femme.
Morelly lui-même, qui pour maints autres sujets, fut un innovateur des plus audacieux, un démolisseur acharné de mensonges conventionnels, ne fait que répéter, en ce domaine, ce qu’avaient déjà exprimé ses devanciers.
Dans son Code de la Nature, on trouve un groupe de lois conjugales destinées, selon son auteur, à éviter tous les abus. Voici ce qu’elles prescrivent, entre autres choses :
« Au début de chaque année se célébreront publiquement les fêtes du mariage. Les jeunes gens des deux sexes seront réunis et, en présence du Sénat de la Cité, chaque jeune homme choisira la jeune fille qui lui plaît le mieux et, après avoir obtenu son consentement, il la prendra pour épouse.
« Le premier mariage sera indissoluble pour un espace de dix ans ; au bout de ce temps, le divorce sera permis, soit à la demande des deux parties, soit à la requête d’une seule.
« Les raisons du divorce s’exposeront en présence des chefs de famille des tribus réunies, qui tenteront tous les moyens de réconciliation possible.
« Le divorce déclaré, les personnes séparées ne pourront se remarier avant un délai de dix mois. Avant ce temps, il ne leur sera permis ni de se voir ni de se parler ; le mari restera dans la tribu de sa famille et la femme retournera dans la sienne. Ils ne pourront traiter de leur réconciliation que par l’intermédiaire d’amis communs.
« Les personnes divorcées ne pourront se remarier avec quelqu’un d’autre que leur ex-mari qu’un an après le prononcé du divorce ; passé ce délai, il ne leur sera pas permis de se remarier.
« Les personnes divorcées ne pourront se remarier avec d’autres moins âgées qu’elles, ou d’un âge moindre que celles dont elles se sont séparées. Seules, les personnes veuves jouiront de cette liberté.
« Les personnes qui ont déjà été mariées ne pourront se remarier avec des jeunes gens qui ne l’ont jamais été. » (Nous reproduisons ces extraits d’après un texte espagnol, n’ayant pas le texte français sous les yeux.)
Le « Code » de Morelly constitue un petit progrès sur les utopistes qui l’ont précédé, sur More spécialement. il concède aux hommes une certaine liberté de choix. il faut arriver jusqu’à William Morris — dans ses Nouvelles de Nulle Part — pour trouver une conception plus sensible, plus spontanée, moins codifiée de l’amour.
A vrai dire, il faut sauter deux siècles pour arriver de Morelly à William Morris, et nous négligeons une grande quantité de penseurs qui, dans cet intervalle, ont fait évoluer les idées. Avec William Morris, nous sommes au XIX » siècle. Le mouvement social est né, il s’affirme chaque jour d’avantage, l’utopie d’hier est en passe de devenir, demain, une réalité. La femme, dont on ne tenait aucun compte, qu’on considérait comme un objet accessoire, est considérée non seulement en théorie, mais encore en pratique, comme l’égale de l’homme. Avec l’homme, et autant que lui, elle participe au développement de la vie sociale. Ce fait ne peut qu’influer sur les idées des penseurs et des artistes contemporains...
Morris imagine donc la vie future comme une harmonie poétique des facultés humaines indépendantes, mais se complétant, où la liberté de chacun trouve son complet épanouissement dans la liberté de tous.
« Si donc — explique le porte-parole de Morris — un arrière grand-père — nous avons cessé d’être commerciaux dans nos affaires d’amour, nous avons aussi cessé d’être artificiellement fous. La folie qui vient de la nature, l’imprudence de l’homme peu mûri, ou l’homme plus âgé pris dans un piège, nous devons nous arranger de tout cela et nous n’en sommes pas autrement honteux ; mais quant à être conventionnellement sensibles ou sentimentaux... je crois que nous avons rejeté quelques-unes des folies de l’ancien monde... Du moins, si nous souffrons de la tyrannie et de l’inconstance de la nature et de notre propre manque d’expérience, cela ne nous fait pas grimacer, ni mentir. S’il doit y avoir séparation entre ceux qui avaient pensé ne jamais devoir se séparer, qu’ils se séparent ; mais il ne doit y avoir aucun prétexte d’union, quand la réalité en a disparu ; pas plus que nous ne forçons ceux qui savent bien en être incapables à professer un sentiment éternel qu’ils ne peuvent véritablement pas éprouver ; c’est ainsi que si la monstruosité du plaisir vénal n’est plus possible, elle n’est pas non plus nécessaire... »
Un autre écrivain, Joseph Déjacques, publiait, eu 1858, une Utopie anarchiste où la question de l’amour joue un rôle très important dans la formation de sa société paradisiaque. Les hommes y vivent complètement heureux parce que la liberté la plus complète y règne sur tous les terrains. L’homme et la femme, pour s’aimer n’obéissent à aucune loi, aiment quand il leur plaît, comme il leur plaît et qui leur plaît. Liberté entière de l’un et de l’autre côté. Aucune convention ou contrat légal ne les lie. L’attraction est leur unique chaîne, le plaisir la règle unique. Cependant l’amour est plus durable et s’entoure de plus de pudeur que parmi les civilisés. Le mystère dont on se plaît à entourer les libres alliances, donne à celles-ci un charme toujours renaissant. On considère comme une offense à la chasteté des mœurs et une provocation à la jalousie de révéler à la clarté publique l’intimité des amours sexuelles. Tous, en public, échangent de tendres regards, des regards de frères et de sœurs, brillant des reflets de la plus vive amitié. L’étincelle de la passion ne brille que dans le secret, à l’exemple des étoiles, ces chastes lueurs, dans le sombre azur des nuits.
La monogamie n’est pas non plus obligatoire, bien que l’amour unique, l’amour perpétuel de deux cœurs fondus dans une attraction réciproque soit la suprême félicité des amants, la cime de l’évolution sexuelle ; c’est le foyer rayonnant vers lequel tendent toutes les pérégrinations, l’apothéose du couple humain, le bonheur à son zénith. Mais, selon Déjacques, tout homme, comme toute femme, peut avoir de nombreuses amantes et vice-versa, et il n’y a là aucun mal, car chacun obéit à son instinct propre, tous ne possèdent pas le même tempérament et, par suite, ne ressentent pas les mêmes besoins. Un homme peut aimer une femme pour une raison, en aimer une autre pour un autre motif, et vice-versa. Dans une société où règnent une liberté et une tolérance si larges, toutes les formes de jalousie seront inconnues, comme seront inconnues toutes les vilenies qui minent la société actuelle, qui ont réduit l’amour à un bas mercantilisme. On achète et on vend l’amour ; on achète et on vend les baisers, comme on achète et vend les corps, privant l’amour de tout son enchantement et de toute sa beauté, le réduisant à une chose immonde et répugnante.
Toute société comme tout arbre ne peut donner que les fruits que lui permet le terrain où il se nourrit. Une société, aux racines plongeant dans un sol bourbeux, ne peut que fournir des fruits amers et pourris, et ceci vaut pour l’amour comme pour le reste.
Voici, pour terminer ce rapide exposé des solutions apportées par les Utopistes les plus connus au problème sexuel, un résumé de celles proposées par d’autres écrivains ou romanciers qui ont promené leurs lecteurs dans des contrées sorties de leur imagination :
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Dans l’Histoire des Sévarambes, de Denis Vairasse d’Allais (1677), utopie qui se déroule dans les terres australes, la monogamie règne en général, mais tempérée par toutes sortes de dispositions favorables à la polygamie et à la polyandrie. Le choix de l’époux est libre, mais le mariage est obligatoire. C’est à la jeune fille à proposer l’union conjugale, mais le jeune homme a le droit de refuser. Si une jeune fille est refusée partout, elle a le droit, à titre de contre-assurance, de réclamer d’être la femme d’un des hauts dignitaires de l’Etat, lesquels sont polygames et selon leur rang peuvent épouser de deux à douze femmes. Enfin, les Sévarambes admettent, après consentement mutuel, l’échange des épouses.
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Fourier (1830) réclamait la liberté sexuelle absolue pour les deux sexes, c’est-à-dire la suppression du mariage et son remplacement non seulement par l’union libre, mais par une véritable promiscuité des sexes... Dans la société de l’avenir « Toute femme peut avoir simultanément, si tel est son goût et sans que l’opinion publique y trouve rien à redire : 1 ° un époux ; 2° un géniteur pour avoir des enfants ; 3° un favori pour vivre dans sa compagnie ; 4° et de simples possesseurs ». De ces quatre catégories, les trois premières auront un caractère légal, la quatrième ne sera pas officiellement reconnue.
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Cabet (1848) dans son Voyage en Icarie, connaît l’importance de la question. « Les jeunes Icariens, considérant le mariage comme le paradis ou l’enfer de cette vie, n’acceptent un époux que quand ils le connaissent parfaitement et pour le bien connaître, ils se fréquentent pendant six mois au moins, et souvent dès leur enfance et pendant longtemps, puisque la jeune fille ne se marie pas avant dix-huit ans et le jeune homme avant vingt ans », — Cabet admet le divorce, mais il regarde le mariage et la fidélité conjugale comme les bases de l’ordre dans les familles et dans la nation, la République garantissant à tous une excellente éducation, une existence assurée, toute facilité de se marier. Elle flétrit le célibat, et déclare que le concubinage et l’adultère sont des crimes sans excuse.
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Dans sa Terre libre (1894), Hertzka écrit ceci :
« Le lien du mariage repose légalement sur le consentement libre et exclusif des deux époux, puisqu’à Terre libre, on ne peut être forcé à rien de ce qui ne rentre pas dans la sphère des droits d’un autre. Et comme ici, aucun droit, sur la personne de l’homme n’est retenu en aucune circonstance, le mariage vaut comme un contrat libre, qui ne peut être formé que par le consentement des deux parties, mais qui peut aussi être brisé par la volonté d’une seule. Cette règle ne souffre même pas d’exception quand il y a des enfants : ceux-ci appartiennent toujours à la mère, consentît-elle à un autre arrangement. »
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Les deux extraits suivants nous feront comprendre le point de vue où se plaçait Paul Adam, quand il écrivait les Lettres de Malaisie (1898) :
« Ici, une femme ne refuse pas plus à l’homme sa chair que chez vous elle ne refuse de rendre un salut. C’est une politesse que nous octroyons bien gracieusement et sans y attacher d’autre importance... On se reproduit quand on en a l’envie et avec qui vous le propose, comme on mange en face du passant, au réfectoire du train, ou l’on se promène dans la voiture d’un mécanicien quelconque... Le communisme des sensations érotiques détruit le désir de propriété sur l’amant ou sur l’amante. »
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Dans Au pays de l’Harmonie (1906), Georges Delbruck adopte le système du reproducteur imposé. Les habitants de ce pays — les Déoniens — se dénomment « dieux » et « déesses » en l’honneur du fondateur de leur nation, dont ils sont tous les descendants. Chez eux :
« On peut aimer sans procréer, de même qu’on peut procréer sans aimer. L’amour est un état d’âme, la procréation est un devoir d’État... Nous n’imposons jamais de volontés et le refus d’une jeune femme serait respecté, mais les déesses sont trop patriotes pour songer un seul instant à discuter le choix de la Faculté, sachant que ce choix a été longuement et soigneusement étudié. D’ailleurs la procréation d’une déesse avec un dieu n’implique ni liaison, ni chaîne. La population ne doit pas dépasser un nombre donné d’ habitants toujours le même et les soins quotidiens de toilette rendent les déesses infécondables. Pour devenir mères, il faut qu’elles y renoncent. »
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Dans les Pacifiques (1914) , Han Ryner fait parler ainsi un sage du nom de Makima :
« L’amour n’est pas un pays plat et. uniforme. Beaucoup s’attachent au premier corps vers qui les entraîna un pressentiment joyeux et qui leur fit connaître la volupté. Les causes de discordes qui déchirent vos ménages n’existent point ici. Mais combien d’hommes et combien de femmes aiment le changement ! Combien croient toujours voir un bonheur plus grand à côté de l’endroit où ils sont ! Plusieurs Atlantes... rafraîchissent presque toutes leurs soifs au même ruisseau. D’autres agitent une grande part de leur vie à voler dans toutes les directions, se posent sur toutes les branches, goûtent de tous les fruits, boivent à toutes les eaux, dorment roulés dans tous les gazons. L’amour aussi connaît des sédentaires et des voyageurs. »
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Masson, dans son Utopie des Iles Bienheureuses (1921) fait renseigner comme suit un voyageur :
« Nos jeunes filles veulent être mères dès que leurs organes sont achevés pour l’être. Leurs enfants leur appartiennent. Elles les nourrissent de leur lait : ou bien, selon leur gré, leurs enfants leur sont enlevés, et nourris du lait d’autres femme qui s’offrent à le faire. Quant aux jalousies... notre humanité n’est exempte d’aucun des maux vraiment humains. Mais ils sont ici des accidents dont le nombre ou la gravité diminue chaque jour. Deux jeunes hommes s’éprennent-ils de la même jeune fille, ou deux jeunes filles ont-elles un même amoureux ! C’est fort simple ! La jeune fille se donne aux deux garçons si cela lui plaît ; ou leur plaît ; les deux jeunes filles au garçon s’il leur plaît et s’il lui plaît. »
Wells, dans M. Barnstaple chez les Hommes-dieux (1926), résout ainsi la question :
« En Utopie on ne contraignait pas les hommes et les femmes à vivre en couples indissolubles. La plupart des Utopiens y auraient vu des inconvénients. Très souvent des hommes et des femmes que rapprochait leur travail s’aimaient et vivaient très unis. Mais rien ne les y obligeait. »
Dans son Utopie communiste Une vie nouvelle (1933), Madeleine Pelletier explique que le mot « tromper » n’avait plus de sens depuis longtemps.
« La sexualité avait cessé d’être le fruit défendu que l’on dévore en cachette. Il était admis par tout le monde que l’amour était un besoin naturel, moins fondamental que la faim, mais qu’il n’y avait aucune raison de condamner. On reconnaissait néanmoins la pudeur que l’on jugeait indispensable à la discipline sociale : les manifestations publiques de l’amour étaient proscrites. Enfermé dans son logement, chacun pouvait avoir la vie sexuelle qui lui plaisait, on admettait même la pédérastie et le saphisme, on n’interdisait que le viol et la séduction des enfants au dessous de quinze ans. »
Nous ne citerons que pour mémoire le roman de Fernand Kolney : L’amour dans cinq mille ans (1910), Il imagine une société où on a supprimé les passions, le désir, l’amour. La fécondation a lieu scientifiquement. Malheureusement il y a un raté parmi les germes, si bien qu’il y a retour à la volupté, etc., et que l’expérience échoue. Ce roman et ceux du même genre sortent de notre cadre.
De tout ce qui précède peut-on déduire une théorie générale des rapports sexuels de l’avenir ? Nous voyons que l’évolution de la réponse fournie par les Utopistes au problème s’oriente dans le sens de la disparition du propriétarisme sexuel et il est probable que ce sera l’une des caractéristiques principales des libres sociétés de l’avenir. Cela au fond a peu d’importance. Les membres des sociétés à venir résoudront la question sentimentalo-sexuelle relativement à leur mentalité d’alors et il ne semble pas que le problème sera résolu tant que subsistera le romantisme amoureux et l’exclusivisme sexuel. Pour éviter d’être une entrave ou un obstacle à la libération de l’unité humaine, le fait érotique ne peut pas occuper une place à part, supérieure par rapport à la satisfaction des autres nécessités de l’organisme corporel ni aux autres recherches du plaisir.
Notre solution, qui veut que les rapports affectifs : sentimentaux ou sexuels, que les recherches des joies érotiques se transforment en relations de pure camaraderie, qu’ils soient objets d’associations ou de pactes temporaires ou durables, écarte tous les périls à redouter en la matière. Intégrant le sexualisme dans le cadre ordinaire des relations de bonne camaraderie, elle lui enlève son caractère inanalysable et mystique, élimine la jalousie et empêche l’accaparement, au profit d’une unité du corps d’un être qui, autrement, pourrait connaître la variété des sensations et des raffinements du pluralisme amoureux. Nous estimons que pratiquée comme il convient, notre solution resserrera les liens de camaraderie effective là où elle sera adoptée et qu’elle procurera davantage de bonheur dans les sociétés où elle sera réalisée, Elle est d’ailleurs de tous les lieux et de tous les temps.
— HUGO TRENI et E. ARMAND.
Voici, à titre documentaire, les titres de romans récents qui peuvent être classés parmi les Utopies : La Machine à explorer le temps, Quand le dormeur s’éveillera, Anticipations, Un rêve... une vie, par H. G. Wells. — L’Horloge des Siècles, par Robida. — Le chapitre V de Sur la Pierre blanche, par Anatole France. — Voyage au pays de la 4 » Dimension, par G. de Pawlowski. — La Malabée, par André Billy. — L’an 2020, par Jacquin et de Gorsse. — La résurrection du Dr Valbert, par Deslinières et Marc Py. — L’Homme qui dormit cent ans, par H. Bernay. — Lumen, par Camille Flammarion. — La Sphère d’Or, par Erlé Cox. — Lucius Caïus, par Henry d’Estre. — Le Chef, par René Laleu. — Fragments d’une Histoire Universelle, publiée par l’Université de Tombouctou, par André Maurois. — Le Talon de fer, par Jack London. — Selon saint Jean, par Pierre Dominique — Le triomphe de Lénine, par Charles Rivet. — Vive Mathusalem, par Bernard Shaw. — Les ruines de Paris en 4908, par Alfred Franklin. — La Mort de la Terre, par J.-H. Rosny. — Le Maître de la Terre, par R.-H. Benson. — The Case of the Fox, par William Stanley. — R. U. R., par Karel Tchapek. — Amiens en l’an 2000 et La journée d’un journaliste américain en 2890, par Jules Verne. — L’Histoire de Quatre ans, par Daniel Halévy. — Dans 300 ans, par Pierre Mille. — 10.000 ans dans un bloc de glace, par Louis Boussenard. — La Vénus d’Asnières, par André Reuzé. — Au delà des ténèbres, par Jean de La Hire. — Neuf mille mondes, par Leone Roberto Bannonieri. — Le Grand Cataclysme (roman du centième siècle), par Henri Allorge. — Sur deux planètes, par Kurt Lazwitz. — Le Monde sans faim, par Alfred Bratt. — Z..., drame des temps futurs, par Banville d’Hostel. — La Mort du fer, par S.-S. Held. — La dernière jouissance, par Renée Durian. — Le meilleur des mondes, par Aldous Huxley. — Mon voyage au Bestland, par le Dr René Aragon, etc., etc.
— E. A.