L’Encyclopédie Anarchiste — O
O
OBJECTION (DE CONSCIENCE) et IDÉAL ANARCHISTE.
OBJET, OBJECTIF, OBJECTIVITÉ, OBJECTIVISME
I. — Pourquoi il faut faire observer les enfants.
II. — Comment il faut faire observer les enfants.
III. — Pourquoi et comment il faut observer les enfants.
Que faut-il penser de l’Occultisme ?
Preuve ontologique de l’existence de Dieu.
OPPRESSER, OPPRESSEUR, OPPRESSION, OPPRIMANT, OPPRIMER
ORDRE (SELON LE SOCIALISME RATIONNEL)
ORGANISATION (Point de vue de l’Anarchisme)
ORGANISATION (SELON LE SOCIALISME RATIONNEL)
OBÉIR
(du latin obedire)
Obéir, dit le Larousse, c’est se soumettre à la volonté d’un autre et l’exécuter, se laisser gouverner. Pour nous, obéir c’est cesser de vivre durant l’instant où nous sommes soumis à une volonté étrangère ; c’est cesser d’être entièrement « nous-même » ; c’est nous diminuer dans la proportion où s’augmente la puissance de celui qui commande. C’est encore s’annihiler, s’absorber dans une personnalité étrangère, c’est n’être plus qu’une force mécanique, un outil, une chose passive au service d’un dominateur.
L’organisation de la société actuelle est toute entière basée sur l’obéissance. Nous obéissons au maître (voir ce mot) qui nous emploie ou à ses satellites ; la femme obéit a son mari ; l’enfant se soumet aux codes civils et religieux de son pays, il se courbe devant les usages, les coutumes du milieu dans lequel il vit ; le soldat obéit à ses chefs comme le bon citoyen se soumet aux lois de son pays.
Pourtant nulle obéissance matérielle, celle des lois comme celle des individus, n’a sa force et sa raison en elle. Toutes ont leur origine dans une conception mentale. Aucune ne s’exerce par elle-même, toutes se basent sur des idées. Et c’est parce que l’homme se courbe devant ces idées, que lui-même a créées, qu’il obéit servilement à toutes les puissances d’autorité.
L’obéissance a deux phases distinctes :
-
On obéit parce qu’il est matériellement, impossible de ne pas le faire ;
-
On obéit parce que l’on croit devoir obéir.
Le premier cas ne se rencontre plus que rarement. Il ne se produit que lorsque, quelqu’un se sentant assez vigoureux pour imposer sa volonté, contraint un autre à lui obéir, à se soumettre à ses volontés. Dans l’état de vie presque animale où vécurent les premiers humains, cette volonté du plus fort fut pendant longtemps la loi suprême. Elle ne se reproduit aujourd’hui, que lorsqu’une personne désavantagée au point de vue physique est obligée de se plier aux exigences de quelqu’un, plus vigoureux et mieux bâti. Lorsqu’elle se pratique, c’est parce que les usages, la sanction morale et légale, un état de chose anormal le permettent. C’est pourquoi nous voyons toujours des mères corriger leurs enfants, des maris battre leurs épouses, des homme » robustes abuser de leurs forces pour molester leurs semblables, moins avantagés au point de vue physique. Cette obéissance n’implique aucune sanction morale, elle n’est que passagère et uniquement matérielle. Celui qui obéit se soumet, par crainte de la violence, en gardant la volonté bien nette d’agir à sa guise aussitôt qu’il sera hors de portée des représailles de celui qui le domine présentement. Ce genre de contrainte, cette forme de l’obéissance a dû se présenter et perdurer longtemps durant les premiers âges de l’humanité.. Pour céder la place, au second genre d’obéissance que nous allons examiner.
Ce n’est que plus tard, lorsque les conditions de leurs milieux ont permis aux hommes de commencer a réfléchir, que certains d’entre eux, à mentalité plus développée, plus intelligents et plus rusés que leurs congénères, ont éprouvé le désir de se faire obéir des autres, soit pour satisfaire leur intérêt égoïste, soit afin d’imposer au groupement dont il font partie l’idéal de vie qui leur paraît convenir le mieux à leurs semblables. Mais il n’est plus question ici de soumettre les masses qui les entourent par la seule force physique qui, en l’occurrence, s’avoue inopérante. Il faut pouvoir courber la foule en lui fixant une ligne de conduite dont profit l’ignorance et la terreur des hommes inquiets en elle ne pourra, en aucun cas, se départir. Pour y parvenir il a suffi aux premiers dominateurs de mettre à face de la nature incompréhensible et terrible. Il a suffi d’imposer à l’imagination des humains la croyance en des entités mystérieuses chargées d’apporter elles-mêmes aux hommes des règles de conduite. La crainte, la terreur inspirée par l’inconnu, l’insaisissable à des cerveaux frustes, s’étendit ainsi à ceux qui parient en leur nom, à ceux qui expliquent la loi et exigent l’observation des ordres des premières divinités.
On obéira alors parce que l’on croira être obligé d’obéir.
L’homme acceptera par ignorance, cette obéissance basée sur des chimères, fondée par la ruse, comme, par ignorance aussi, il acceptera demain celles qui naîtront, lorsque la crainte qu’inspiraient les premiers invisibles commencera à disparaître. Par ces lois mystérieuses — tout entières issues du cerveau d’un égoïste intelligent et présentées comme l’expression d’une volonté extra-naturelle — les chefs vont, désormais, commander à l’homme en lui disant : « Tu dois obéir ». Le « Je veux » qui, auparavant, s’adressait au corps et auquel on pouvait toujours tenter de se soustraire, n’est plus ; l’homme a désormais, en lui une contrainte invisible, un fardeau pesant qui, en tous lieux et en tout temps, lui indiquera ce qu’il doit faire et ne pas faire : la voix des dieux — qui demain s’appellera Conscience — lui indiquera son devoir auquel il lui sera impossible, désormais, de se soustraire. Toujours depuis qu’il est sur la terre, l’homme a distingué dans l’amas des choses, celles qui lui procurent du plaisir et de la satisfaction et celles qui lui produisent de la douleur. Nul autre que lui-même ne lui a enseigné ce bien et ce mal naturels. Mais en s’appuyant sur la volonté exprimée par les dieux, volonté aussi indiscutable qu’incompréhensible, les maîtres s’efforcèrent de lui faire accepter comme l’expression même du bien, la résignation passive, la soumission aveugle, la douleur, le renoncement aux aspirations les plus naturelles, c’est-à-dire le Mal sous toutes ses formes. Par cette transformation, le mal officiel fut la vie elle-même, avec ses aspirations, ses désirs et ses joies, son besoin de liberté, sa curiosité des choses, ses nobles révoltes, son horreur de la souffrance, enfin tout ce qui est beau et vrai. Les premiers codes écrits ou non furent très différents suivant les milieux et les races où ils se formèrent ; ils subirent au cours des siècles, de nombreuses modifications, en rapport avec l’évolution des sociétés. Mais quelles que soient les lois et les puissances sociales auxquelles obéissent les hommes, il est hors de doute que leur force est subordonnée à l’acceptation d’un code moral, lequel code résulte, nous l’avons vu, des idées erronées que l’homme s’est fait du monde ambiant et de ses phénomènes. Les premiers législateurs, en imposant leurs codes au nom des dieux, n’eurent pas à en faire valoir la moralité ; les humains habitués à obéir à la force se soumirent par la crainte d’une force plus grande encore : celle résultant de la terreur panique qui assaillait nos ancêtres devant les manifestations des phénomènes naturels considérés comme le résultat de la volonté des puissances divines.
Aujourd’hui, l’obéissance ne s’appuie plus sur une divinité. Ce n’est plus un dieu mystérieux et puissant qui dicte aux foules les lois morales auxquelles elles se conforment. D’autres forces les ont remplacées. Ce sont les vertus laïques, l’ensemble des qualités exigées par les puissants pour réaliser ce qu’on est convenu d’appeler « un parfait honnête homme ». En cessant de croire aux dieux, l’homme devait logiquement cesser d’obéir à tout ce qui n’est pas en harmonie avec son intérêt. Il est loin d’en être ainsi. Une longue et lourde hérédité a créé en nous une prédisposition à répéter mécaniquement les actes de ceux qui nous ont précédés ; notre conformation physique, en rappelant celle de nos aïeux, crée en nous une tendance « à penser et à agir comme eux ». Ces prédispositions s’augmentent et se raffermissent par l’effet d’une fausse éducation dirigée dans le même sens. L’homme, ce créateur impénitent de personnalités fictives, a transformé cette habitude en un sens particulier : la Conscience.
Pour les croyants, la conscience (voir ce mot) est la voix du dieu parlant en nous ; pour les non-croyants, cette conscience est le résultat de dispositions particulières à chaque organisme et une fonction de la mémoire. Les dieux peuvent disparaître ; les hommes les ont remplacés déjà, pour leur propre asservissement, par le dieu laïque, nouveau tyran intime : la Conscience. Quand l’homme retrouve, par moments, l’irrésistible penchant vers la jouissance et qu’en dépit des entraves qu’il s’est lui-même forgées, il vit un instant l’acte de son choix, bientôt lui reviennent en mémoire, toutes les défenses qu’on lui a faites. Inhabitué à vivre libre, il s’épouvante d’avoir marché en dehors du chemin qui lui a été tracé. Cette mémoire des règles qu’on lui a enseignées, ce trouble d’avoir agi autrement que d’habitude, cette gêne qui accompagne son geste de liberté, lui semble être le reproche de sa Conscience indignée. Un sentiment factice : le remords, le fait souffrir sans cause ; il croit avoir commis une faute, un péché, une action mauvaise et sa joie est gâtée. Il a eu peur de désobéir. Et de suite maté par les reproches indignés de sa Conscience, il retourne à l’ornière où se traînent tous ceux qui obéissent et qui ne peuvent concevoir qu’il soit possible de ne plus le faire.
Seul l’homme qui, par une perversion du sens naturel, croit au bien souffrance et au mal agréable, comprend la nécessité d’une organisation sociale destinée à imposer le bien par la force et à réprimer par la violence, ceux qui se livrent au mal, afin d’en retirer une satisfaction. Dans la lutte produite par l’antagonisme existant entre l’intérêt véritable de l’individu et la règle de conduite auquel il croit devoir obéir, l’homme s’habitue à obéir et se soumet chaque fois qu’une autorité extérieure se manifeste à lui. On ne demande plus à l’homme de sauver son « âme », mais on le contraint à être un « honnête homme », c’est-à-dire d’agir dans tous les actes de sa vie, selon les volontés des législateurs, lesquelles volontés varient selon les décisions qu’ils prennent pour maintenir solide l’ordre social du moment.
Cessant de croire aux antiques divinités, l’homme moderne accorde l’existence à une foule de personnalités de convention dont il est le seul créateur et dont i1 s’est fait l’esclave servile. Le bien, le mal, l’honneur, le devoir, la vertu, la patrie, l’État, etc, autant de conceptions divinisées qui imposent leur contrainte à l’homme aussi cruellement que les dieux de jadis, enserrant sa vie dans d’étroites barrières, exigeant une obéissance absolue. Toute une catégorie de sentiments factices encombrent le cerveau et restreignent la vie de ceux qui croient à ces fantômes. Les vertus laïques ont tué plus de gens que les dieux d’autrefois. La dernière guerre, faite au nom du Droit et de la Civilisation, a fait combien de victimes ? Combien de malheureux n’ont-ils pas payé un tribut excessif à ces chimères ? Qui dira le nombre de blessés, de mutilés, qui ont perdu la santé et le repos, en obéissant aux vertus morales qu’on leur a enseignées ? Regardons autour de nous et nous verrons partout, en haut comme au bas de l’échelle sociale, la somme énorme de souffrances morales, de peines et de soucis, qui sont amenés par l’obéissance aux ordres de la conscience qui ordonne toujours d’accomplir des actes auxquels nous n’obéirions pas si nous suivions l’aspiration de notre moi. De toutes parts s’élève un grand cri de douleur ; la société toute entière souffre moralement et physiquement de son obéissance aux vertus laïques, véritables fantômes qui ne lui laissent ni le temps, ni. le loisir de désobéir, de chercher son bonheur, de réaliser ses aspirations les plus naturelles, les plus belles, les plus saines. Il y a pis. Non contents de gâcher leur vie en adorant ces idoles, les hommes acceptent et légitiment les manifestations extérieures de l’Autorité, à cause du consentement extérieur, qu’ils puisent dans leurs croyances à la nécessité et à la légitimité de l’obéissance ; certains sont même convaincus que le maintien des institutions autoritaires leur est personnellement profitable et ils croient faire un marché avantageux et retirer plus de profit du maintien de l’Autorité qu’ils ne lui font de sacrifice. A ces gens se rattachent les employés de l’État ou ceux remplissant une fonction se rattachant au gouvernement ; tous ceux qui, par leur fonction, sont appelés à en commander d’autres et se plaisent à exercer cette domination. En dehors des préjugés qui les forcent à s’incliner devant l’autorité, ils défendent cette autorité parce qu’en elle ils trouvent la source d’où ils s’imaginent tirer de quoi vivre.
L’obéissance est la mort. La mort de la liberté et de la dignité humaine. Celui qui obéit se diminue. Il abdique une partie de son autonomie, partie d’autant plus grande que les ordres à exécuter sont contraires à son intérêt immédiat. En même temps qu’il aliénie une part de sa liberté, il commet un attentat envers lui-même. L’homme qui obéit à un ordre donné — que cet ordre émane directement d’un de ses semblables ou qu’il soit le résultat d’une autorité d’ordre abstrait, — commet envers sa nature d’homme qui est de rechercher le bonheur, un véritable attentat ; il s’ampute lui-même du seu1 bien qu’il ait de précieux : sa liberté ; il amoindrit sa personnalité pendant tous les instants où, cédant a là contrainte, il a agi où s’est abstenu contrairement a son impulsion propre ; il a alors, cessé de vivre sa vie, pour devenir un instrument passif entre les mains d’autrui.
Et cette diminution, non seulement contrarie la nature même de l’homme, mais elle lui apporte la douleur. Il ne vit plus qu’une demi-vie, ne connaît que des demi-joies, devient prompt au renoncement, à la résignation stupide. La loi unique des êtres, confirmée et démontrée par l’expérience et l’étude, est la recherche de la satisfaction de toutes leurs facultés comme moyen de vivre pleinement leur vie et de lutter efficacement contre la douleur, quelle qu’elle soit. Seule une incroyable perversion de son jugement a pu faire accepter à l’homme de vivre, jusqu’aujourd’hui, pauvre et souffreteux, ployé sous la contrainte, acceptant passivement la souffrance, ne sachant plus distinguer en lui la voix de ses besoins. Ayant même peur de la liberté, il attend, alors que la Nature lui crie de se réaliser pleinement, il attend pour agir que les contraintes qu’il porte en lui lui en accordent la permission. Il vit une vie misérable d’animal domestique que le maître tient en laisse, lui mesurant le boire, le manger, l’amour, l’air, le soleil, la lumière et le fouettant à la moindre incartade. Il réfrène ses désirs, mate ses vouloirs, brise ses impulsions pour obéir aux Autorités qu’il s’est données. Il diminue sa vie, l’enserre dans des barrières, la codifie, va a l’encontre du but qu’il devrait se proposer. La contrainte imposée à l’homme lui fait haïr la vie sociale et il ne se rend même pas compte de ses sentiments, mais ses actes en sont la fidèle manifestation et les besoins à l’expansion desquels il s’oppose, produisent, en se dénaturant, les perversions, les déviations de sentiments, toute cette foule d’actes anormaux et, néfastes que nous constatons au sein des sociétés ou il y a des gens qui commandent et d’autres qui obéissent. Pourtant, en naissant, l’homme n’a contracté aucune obligation ; il n’a acquiescé à aucune convention. Seule, la nécessité de recevoir l’aide d’autrui, l’a conduit à donner, au cours de sa, vie, quelque chose de lui en échange ; mais il y a loin de là à la prétention que s’arrogent les sociétés humaines de faire plier les individus sous des règles édictées par des gens morts, souvent, depuis des siècles..Seuls le savoir et la science sont capables d’indiquer à l’homme ce qui convient à sa nature, et l’absolu besoin que nous avons les uns des autres règle suffisamment les concessions mutuelles que nous devons faire pour notre plus grand bien à chacun en particulier. L’homme n’a pas de secours à attendre de l’extérieur, rien ne lui viendra que de lui-même. S’il veut réaliser son bonheur, s’exercer, à détruire tous les préjugés, toutes les entraves qui s’opposent à la liberté de ses actes, il est temps, grand temps, qu’il apprenne à désobéir.
— Charles Alexandre
OBJECTION (DE CONSCIENCE) et IDÉAL ANARCHISTE.
S’il est une forme du « refus de servir » qui attire les sympathies d’une quantité d’humains, c’est bien celle de « l’Objection de Conscience ». Plusieurs raisons en sont la cause dont, a notre sens, les plus saillantes sont : 1a consonnance du qualificatif, l’esprit de paix qui s’en dégage, la valeur morale de ceux qui jusqu’alors s’en réclamèrent. Ces raisons amènent fatalement, autour de « l’idée », un assemblage hétéroclite de philosophes, de politiciens, de religieux, de libres-penseurs ; des adeptes de différentes formes politico-sociales, comme des négateurs de toute autorité, des évolutionnistes, des révolutionnaires, des libertaires, des anarchistes.
Les partisans de toutes ces tendances peuvent-ils dûment se poser en défenseurs de l’Objection de Conscience ? Pour pouvoir répondre impartialement à cette question, il est indispensable d’étudier les formes sous lesquelles se présente l’Objection de Conscience.
L’Objection de Conscience se présente sous trois formes bien distinctes, que nous qualifierons ainsi :
-
l’objection de Conscience à base légale ;
-
l’objection de Conscience par système de remplacement ;
-
l’objection de Conscience sans plus.
Idéologiquement et dans tous les cas, l’Objection de Conscience peut se manifester pour motif philosophique ou religieux ; mais si tous les objecteurs sont forcément antiguerriers, cela n’implique nullement qu’ils soient tous antimilitaristes. Aussi, si cette divergence permet d’apprécier leur geste différemment, elle crée, en même temps, un confusionnisme évidemment regrettable dont savent profiter maints politiciens.
L’Objection de Conscience à base légale est, comme son nom l’indique, un acte qui reçoit l’autorisation juridique et sociale d’accomplissement. Les auteurs s’en réclamant n’ont à subir nulle contrainte, nulle répression.
L’Objection de Conscience par système de remplacement permet à ses auteurs de refuser d’être soldats, tout en conditionnant leur refus à une acceptation de servir, pendant une durée égale ou supérieure, soit dans des camps ou entreprises spéciales pour des travaux déclarés d’utilité publique, soit en périodes épidémiques ou catastrophiques.
L’Objection de Conscience sans plus ne comporte aucune alternative, aucune redevance. Elle est l’expression d’un pur idéal qui se manifeste par le refus catégorique d’être complice d’un acte honni. Les auteurs de ce geste ne veulent avoir recours à aucune compromission et sont donc susceptibles de subir toutes les répressions qui s’appliquent à leur geste.
Et c’est ainsi que l’Objection de Conscience, se présentant sous les formes les plus opposables, se trouve posséder des défenseurs dans toutes les branches sociales, philosophiques et religieuses (voir Conscience).
Le mot « légal » qualifiant un geste venant de la « Conscience », entache le geste expressif dans son essence première, en le ramenant à un simple geste normal, toléré, accepté. Le terme « remplacement » diminue d’autant le geste que celui-ci n’est admis, autorisé, que s’il est compensé. Légalité et remplacement n’ont, en plus, leur réelle valeur pratique qu’en temps de paix. La possibilité de la suppression de la légalité comme d’un système de remplacement pouvant s’effectuer rapidement et, au moment, même où le geste d’Objection aurait vraiment utilité humaine, par une simple loi qui abrogerait les premières, réduit à néant la valeur utilitaire de ces procédés. Mais, en temps de paix, du fait de ces modalités d’interprétation, de sa possibilité d’adaptation par nombre d’humains de classes et d’idées différentes et opposées, des personnalités diverses se réclament de cet « Idéal » pour pouvoir concourir à des honneurs titrés, à des gloires éphémères mais sans risques de conquête, se complaisant à de vagues discours sans portée effective, tout en se créant des relations... affinitaires et... utilitaires.
Deux forces internationales puissantes qui auraient pu effectivement faire obstacle à la guerre, toutes deux se réclamant, en théorie, d’un idéal fraternel et humain, ont prouvé surabondamment leur lamentable faillite au moment de l’application de la théorie à la pratique. Ces deux forces sont : l’Église et la Franc-Maçonnerie.
On se rappelle le « faux » de l’Église qui, changeant, en juillet 1914, le 5° commandement de son Dieu, fit d’un ordre divin de ne pas tuer, un commandement acceptant le meurtre et l’assassinat. On se rappelle également que la Franc-Maçonnerie qui proclamait et proclame encore à chaque occasion son horreur de la guerre, non seulement accepta sans murmure ni opposition l’horrible boucherie, mais, présentement, après une aussi terrible leçon, admet encore des réserves de défense nationale : « Toutefois, en ce qui concerne le problème de la défense nationale, beaucoup parmi nous considèrent qu’au-dessus des droits de l’individu, il peut y avoir des nécessités sociales primordiales qui commandent exceptionnellement de sacrifier ces libertés individuelles et ils affirment que le souci de maintenir et de conserver la vie d’une nation peut justifier la dérogation a certains de nos principes essentiels. » R. Valfort L’Objection de Conscience et l’esprit maçonnique.)
Reste l’Objection de Conscience, sans plus, celle que nous acceptons, celle que nous défendons. L’Objection de Consciencealégale et sans remplacement peut se présenter aussi bien sous la forme philosophique que religieuse. Les objecteurs peuvent être des déïstes, des tolstoïens, des chrétiens, comme ils peuvent se réclamer de l’idéal libertaire, anarchiste, antimilitariste. De toutes façons, c’est d’un idéal humanitaire qu’ils s’inspirent. Que leur philosophie vienne d’un commandement de fraternité tel que le : « Tu ne tueras point », de Jésus, ou d’une fraternité toute mystique ou morale, leur geste n’en reste pas moins d’une pureté d’idéal que nous savons apprécier.
Il nous plaît certainement mieux de concevoir les « Objecteurs de Conscience » comme de véritables « réfractaires », c’est-à-dire non seulement antiguerriers, mais aussi nettement, farouchement antimilitaristes. Tout Objecteur de Conscience, sous cette forme, ne peut accepter l’idée d’un. militarisme quelconque. L’Armée étant, par son essence et sa composition, aux antipodes de la fraternité et de la paix et une des causes primordiales du meurtre collectif.
L’Objection de Conscience sans plus, est 1a manifestation réfléchie d’hommes qui se refusent à porter les armes, à s’en servir contre leur prochain, c’est la néqation de toute autorité au service de l’assassinat. Le geste ainsi considéré entraîne fatalement la négation de l’Idée de Patrie et de défense nationale, puisque ces objecteurs, en se refusant à prendre les armes, se refusent à défendre la Patrie sous quelque forme que ce soit. L’Objection de Conscience, ainsi conçue et pratiquée, est une des manifestations de l’idéal anarchiste.
S’il en est qui nient cette façon de concevoir, nous les renvoyons simplement dans le domaine du réel, à l’exemple. Quels furent, en temps de guerre, les Objecteurs de Conscience connus que nous pouvons citer ? Barbé, Lecoin, Devaldès, Gaston Rolland, Henri Faure, Roux, les frères Berthalon. Depuis la guerre de 1914–1918 : Chevé, Abrial, Bauchet, Prugnat, Guillot, Bernamont, Odéon, tous anarchistes ou, pour le moins, anarchisants.
Nous pourrions encore citer quantité d’ « Objecteurs de Conscience » qui préférèrent franchir les frontières plutôt que de consentir à revêtir l’uniforme du soldat. Tous ces objecteurs sont de véritables « réfractaires », des antiguerriers, des antimilitaristes.
En conséquence, dire que l’Objection de Conscience n’est pas de source anarchiste serait nier la valeur morale des objecteurs ou se refuser de les considérer comme tels.
Le bel exemple de nos camarades n’aura pas été vain, nous en sommes convaincus. Ils furent les pionniers d’une ère de fraternité qui s’affirme chaque jour plus nettement, mais dont seul le temps consacrera, par sa réalisation, l’œuvre entreprise. Boutant les endormeurs des peuples et les soutiens des pouvoirs établis, les humains sauront alors, dans un geste de fraternité humaine, imposer leur volonté de paix aux puissants du jour, en transformant le geste individuel des « Objecteurs de Conscience » en un refus catégorique, de chacun et de tous, de prendre part à toute tentative de meurtre qui pourrait se produire, sans plus s’occuper des raisons et des causes qui la détermineraient.
— M. Theureau
OBJECTION (de conscience)
Pas un homme de cœur n’oserait se déclarer hostile ou simplement indifférent à l’Objection de Conscience. J’ajoute : pas un homme doué de raison. La seule critique — la seule — que, sinon le cœur, du moins la raison puisse formuler contre le geste de l’Objecteur de Conscience, c’est que, ce geste, ne changeant rien à ce qui est, ne supprimant ni le militarisme, ni la guerre, il est stérile et vain.
On peut aisément écarter cette critique. Elle peut s’appliquer à tout effort : discours ou écrit dénonçant les méfaits de l’armée et les abominations de la guerre ; car un discours — si éloquent qu’il soit — et un écrit — si magnifique qu’il puisse être — n’abolissent ni le militarisme, ni la tuerie. Or, sont-ils, pour cela, stériles et vains ?... Il faut qu’il soit dit et qu’on sache que nul effort : parole, écrit ou action, ne reste infécond. Il se peut que le résultat n’en soit pas immédiat, ni perceptible ; il n’en existe pas moins. Et l’acte possède une valeur d’exemple, de démonstration, de « propagande par le fait » qui l’emporte, et de beaucoup, sur l’écrit et la parole.
Au surplus, l’Objecteur de Conscience n’a pas la naïveté de croire que son refus de prendre les armes et de se rendre à la caserne aura pour effet immédiat et certain de mettre fin aux armements et d’abattre les casernes. Mais, — le mot l’indique, — il écoute sa conscience qui lui interdit d’utiliser et même d’apprendre à manier des instruments de meurtre en cas de guerre ; et il n’est pas douteux que son refus de servir a toute la signification et, toute la portée d’une irréductible protestation contre l’obligation qu’on veut lui imposer, en temps de guerre, d’y prendre part.
Toutefois, l’Objection de Conscience s’inspire de motifs divers, vise des buts, variés et revêt des caractères différents, On a exposé, ci-dessus, les trois formes principales de l’Objection de Conscience. Voici, en quelques mots, ce que je pense de chacune de celles-ci ;
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L’Objection de Conscience à base légale : Reconnue, autorisée par la loi, l’Objection de Conscience n’expose celui qui s’en réclame à aucune répression. Elle cesse ainsi, d’être un refus d’obéissance, un acte de révolte. Elle affaiblit, — que dis-je ? — elle annule la portée révolutionnaire du geste de l’objecteur qui, par ailleurs, peut être un partisan farouche de la légalité.
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L’Objection de Conscience par système de remplacement : c’est déjà mieux que la précédente ; mais consentir à servirla patrie sous quelque forme que ce soit, c’est reconnaître l’obligation de se soumettre aux exigences de la collectivité nationale ; c’est s’arrêter à mi-chemin dans la voie de l’Objection de Conscience ; c’est payer en monnaie civile ce qu’on refuse de payer en monnaie militaire : c’est en fin de compte, reconnaître et acquitter une dette.
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L’Objection de Conscience sans plus : celle-là seule a mon entière approbation, car, seule, elle constitue un geste précis et formel de révolte individuelle, s’accompagnant de tous les risques, de toutes les responsabilités et de toutes les sanctions que comporte ce geste. Seule, elle s’apparente à l’action révolutionnaire collective par la force de l’exemple et la puissance de la contagion. Seule, enfin, elle relève de l’Idéal anarchiste, qui répudie tout militarisme et repousse toute participation directe ou indirecte, matérielle ou morale, militaire ou civile à la guerre.
Ainsi conçue et pratiquée, l’Objection de Conscience est fondamentalement anarchiste.
Je me résume : l’Objection de Conscience que je considère comme indiscutablement révolutionnaire et anarchiste, c’est celle que l’objecteur formule à peu près ainsi :
« J’ai acquis la conviction que la Guerre est une folie et un crime : folie de la part des Peuples qui consentent à la faire ; crime de la part des Gouvernants qui la préparent, l’organisent et, l’heure venue, l’imposent à leurs peuples. Je ne veux pas tomber dans cette folie ; je ne veux pas me faire le complice de ce crime.
Ma vie m’appartient et je ne reconnais à personne le droit d’en disposer sans et a fortiori contre ma volonté. Respectueux de la vie de mes semblables, je ne consens pas à priver qui que ce soit de la sienne. Ma conscience m’interdit donc de m’exposer à devenir un assassin ou une victime.
Je refuse de prendre les armes ; je me soustrais à l’obligation militaire, quelles que puissent être, pour moi, les conséquences d’un tel refus. Je le déclare catégoriquement : en temps de paix, je ne ferai partie à aucun titre de l’Armée ; car, ne voulant pas être soldat, je n’ai pas à faire l’apprentissage du métier de soldat ; en temps de guerre, je suis irréductiblement résolu à ne prendre à celle-ci aucune part, pas plus indirecte que directe, pas plus sur le front qu’à l’arrière, pas plus comme civil que comme combattant.
Ne comptez sur moi d’aucune façon ni dans aucun cas.
Entre ma conscience qui m’interdit d’obéir aux prescriptions de la Loi et les sanctions que ne manquera pas de faire peser sur moi le refus inébranlable et permanent de me soumettre, mon choix est fait : j’écoute ma conscience.
J’ai le ferme espoir que mon exemple sera suivi. Un jour viendra — c’est pour moi une certitude — où le nombre de ceux qui, comme moi, refuseront de servir sera si élevé, où l’idée seule de la Guerre suscitera, chez tout homme sain de corps et d’esprit, une telle réprobation, que les gouvernements reculeront devant la crainte de provoquer, s’ils décrétaient la guerre, une révolte de la Conscience publique si violente et si générale, qu’elle se traduirait par un soulèvement populaire dont aucune répression ne saurait avoir raison.
Ce jour-là, l’objection de conscience s’étendra à la masse des travailleurs de tous les pays, qui se rendront enfin compte que, quelle que soit l’origine de la Guerre et quel qu’en soit le résultat, ils n’ont rien à y gagner et tout à y perdre. Cette masse se refusera à la tuerie insensée et criminelle dont, par son sang et par son travail, elle supporte tous les frais et subit toutes les conséquences.
Quand, travaillée par une propagande inlassable et une action persévérante, la conscience collective sera animée d’une inébranlable volonté de Paix, la Guerre aura vécu, car elle sera devenue impossible, aucun gouvernement n’osant, alors, prendre la responsabilité de se jeter dans une aventure à ce point périlleuse, qu’il y aurait neuf chances sur dix pour qu’elle aboutît à une série d’insurrections qui emporteraient le Régime que la Guerre se propose de sauver et de fortifier.
Je suis l’adversaire déterminé de tout État social basé sur l’Autorité, la Propriété, le Patriotisme et la Religion. Contre tout milieu social qui consacre l’oppression politique des Peuples et l’Exploitation économique des classes laborieuses, je suis en état d’insurrection permanente. L’occasion m’est offerte de donner à cet état de révolte morale un caractère immédiat et concret ; je saisis cette occasion ; et, à l’ordre qui m’est enjoint de me soumettre à l’obligation militaire, je réponds, sans hésitation et sans peur : Non serviam, je ne me soumettrai pas. Je n’écoute que ma conscience ; celle-ci me prescrit de m’insurger et je me révolte. »
C’est ainsi que s’affirme l’objection de Conscience spécifiquement anarchiste.
— Sébastien Faure
OBJET, OBJECTIF, OBJECTIVITÉ, OBJECTIVISME
- Objet
-
Ce qui est distinct du moi et que nous percevons particulièrement.
- Objectif
-
L’ensemble des perceptions que nous reconnaissons distinctes du souvenir et déterminées par les expériences sensorielles.
- Objectivité
-
Caractère de ce qui n’est pas souvenir, ou imagination, mais réalité issue des faits.
- Objectivisme
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Comportement humain se référant à l’expérience comme moyen de connaissance et de détermination.
La distinction du moi et du non moi a été le sujet de nombreuses études philosophiques tendant à préciser ce qui peut différencier le sujet de l’objet et permettre une définition exacte de ces deux concepts.
Actuellement, l’accord entre quelques philosophes paraît s’être réalisé sur cette conception de l’objectif et du subjectif : est objective toute idée universellement valable pour tous ; est subjective toute idée valable seulement pour un individu (Poincaré, Lalande, etc.).
En examinant ces définitions, on remarque qu’elles ne donnent aucunement l’idée de l’objectif ou du subjectif, mais qu’elles font simplement un double classement des idées ; de telle sorte que, si tous les humains pensaient qu’il y a un pont entre la terre et la lune, cette pensée, ou représentation (quoique fausse) serait dite objective d’après cette définition. Les philosophes, auteurs de cette conception, diront que, précisément, pour qu’une telle pensée fût universelle, il faudrait qu’il y eût effectivement un pont entre la terre et la lune. Mais alors n’est-ce pas reconnaître que ce qui conditionne l’universalité d’une idée, c’est l’existence, hors du moi, de quelque chose non déterminé par ce moi, mais au contraire le déterminant ?
Or, cette façon de voir est rejetée par ces penseurs qui affirment que : « il n’y a pas de vérité possible pour le pur empirisme ». (J. Lachelier) et que toute vérité est une vérité de droit, non de fait.
On retrouve ici les éternelles erreurs de la vieille méthode introspective, appliquée par des hommes mûrs, chargésd’expériences vécues, et prenant pour de l’intuition ou de la raison pure, ce qui n’est que le fruit de l’empirisme même de leur vie passée.
Voici d’ailleurs ce raisonnement erroné :
« Mais en quoi peut consister cette vérité de la chose ? Est-ce à être donnée, à être ? Mais d’abord c’est une grosse question (celle du rêve et de la veille, celle de l’idéalisme vulgaire) de savoir si la chose est réellement donnée, est réellement là. Mais supposons que la chose soit là, dans un espace ou réceptacle quelconque, hors de l’esprit, en sera-t-elle plus vraie pour cela ? Elle sera, si l’on veut, un fait ; mais une représentation qui est dans mon esprit et ne s’accorde pas avec cette chose est, elle aussi, un fait : lequel de ces deux faits a raison d’être ce qu’il est, et lequel a le tort de ne pas ressembler à l’autre ? Il faut donc bien en venir à l’idée d’une vérité intrinsèque, qui porte en elle-même sa raison d’être vraie, en un mot, à l’idée d’une représentation de droit. »
Nous voici ramené, avec cette absurde argumentation, à la raison pure de Kant, absolument inconditionnée et suspendue dans le vide par un miracle incompréhensible. Il appert pourtant immédiatement que le fait qui a incontestablement tort, c’est celui qui disparaît devant l’autre. Nos pensées ne changent point les faits ; ce sont eux, au contraire, qui changent nos pensées. Cette vérité, cette évidence, ce concept axiomatique échappe aux raisonneurs subtilement ténébreux, qui, perdus en leurs chaires philosophiques, remâchent d’éternelles vieilleries scolastiques sans regarder la vie et sans la vivre.
Ce qui fait l’universalité d’une idée, c’est le fait que chacune de celles qui ne sont point d’accord avec l’expérience sont détruites par elle. La vérité est de nature essentiellement empirique. Elle ne s’adjoint le caractère d’absoluité, chère aux philosophes, que par l’absence d’échecs ou d’exceptions : ce qui est encore du domaine de l’empirisme. Ce critérium est infiniment plus sûr que la recherche d’une même et unique pensée chez les divers peuples de la terre, chose très difficile à établir et, en fait, ne prouvant rien.
L’exemple classique de la mort est amplement suffisant pour démontrer l’origine exclusivement empirique de la vérité. On n’a jamais, de mémoire humaine, connu d’hommes immortels. D’autre part, le phénomène de l’accroissement et du vieillissement de tous les êtres vivants, s’impose sans aucune exception, comme un acheminement inévitable vers la mort.
Ainsi donc la pensée de Poincaré définit plutôt la cause que l’effet de l’objectivité. Toute pensée objective n’ayant, en effet, l’universalité pour elle que par l’action de quelque chose s’imposant à tous les humains.
A ceux qui prétendent que cette universalité pourrait très bien provenir de la nature même de l’esprit (raison pure, intuition), on peut répondre que s’il en était ainsi, toutes les intelligences devraient s’accorder en tout. Le fait que, en dehors de l’expérience et des raisonnements mathématiques (tirés de l’expérience), les hommes ne s’accordent point, détruit nettement le concept de la vérité intuitive, antérieure à toute expérience.
D’ailleurs, l’objection, irréfutable que l’on peut opposer à la conception Kantienne, c’est que, si nos idées correspondent à la réalité, il y a un rapport quelconque entre cette réalité et nous ; soit le parallélisme miraculeux de Leibniz (harmonie pré-établie ; soit que nos idées conditionnent la réalité (thèse de la folie et thèse folle ; soit enfin que la réalité détermine nos idées. Ce que l’expérience démontre aisément, détruisant ainsi le concept de la raison pure.
On rétorquera :
« Mais comment concevoir une réalité objective, puisque tout est pensée et subjectif ? Comment distinguer le subjectif de l’objectif, le moi du non moi, puisque nous ne pensons qu’avec des représentations qui sont toutes en nous et que nous ne pouvons être dans les choses extérieures a nous, sortir de notre sensibilité, sans cesser d’être nous-même ? »
Remarquons que, intuitivement, chacun de nous sait ce qui est, lui et ce qui n’est pas lui. Spontanément tout être sensé différencie clairement le moi du non moi. Tout raisonnement, cherchant à établir démonstrativement cette distinction nous apparaît infiniment plus obscur que cette intuition précise.
C’est, donc qu’il y a une différence organique entre les représentations emmagasinées par la mémoire et celles fournies présentement par les sens. Les premières se présentent à notre conscience (sous forme de souvenirs), sans participation motrice de notre organisme, tandis que les deuxièmes nécessitent un accommodement musculaire de nos organes sensitifs. L’écart, si faible soit-i1, entre ces deux états, suffit amplement a les différencier subjectivement l’un de l’autre.
La discrimination originelle du moi et du non moi naît avec la vie, avec le mouvement, créateur de l’espace et de la durée. Il est probable que, primitivement, l’être ne distingue point ses sensations cœnesthésiques des sensations venues du dehors ; mais avec les mouvements, les déplacements, les efforts musculaires et l’adaptation des gestes à la conservation vitale, la notion de distance et d’espace se crée, contribuant lentement a former cette intuition si précise et si sûre, pour l’homme adulte. Ainsi, c’est l’effort musculaire qui crée l’espace et différencie le moi du non moi par la formation des deux représentations liées à des états organiques différents. Cet effort lui fait connaître des choses nouvelles, différentes de celles qu’il possédait antérieurement, qu’il ne peut extraire de lui-même, et qui, par conséquent, ne viennent point de lui.
Le présent est un contact perpétuel du moi avec le non moi. C’est le point de séparation du subjectif et de l’objectif. C’est le heurt, la rencontre des deux états de l’être conscient qui différencie ainsi le souvenir de la réalité.
A cette acquisition, infaillible pour l’être vivant, s’ajoute le spectacle des choses qui ne se confondent point entre elles et se différencient perpétuellement sous ses yeux. C’est ainsi que, par déduction logique, il peut, du spectacle des êtres distincts les uns des autres, conclure a l’existence des choses également distinctes de soi.
Nous comprenons maintenant pourquoi la notion d’objet est si précise, intuitivement, à notre conscience et pourquoi elle se présente spontanément à nous avant tout essai de démonstration logique. C’est qu’un raisonnement est le résultat d’un effort cérébral utilisant des mécanismes compliqués qu’il faut lier ensemble plus ou moins péniblement, tandis que la séparation du moi et du non moi, effectuée depuis notre naissance, par notre effort conquérant, et adaptatif, se présente immédiatement à notre conscience par le seul effet du contact de notre sensibilité avec la réalité présente. En un mot, nous ne pouvons penser le présent qu’en séparant nettement, et organiquement, le moi du non moi.
Cette étude analytique de la formation, sensorielle de nos pensées, nous montre l’inutilité des subtilités psychologiques embrouillant la question des réalités objectives et subjectives : est réalité objective toute sensation présente ; est réalité subjective toute sensation passée. L’homme ne vit pas dans le passé, mais dans le présent et tous les souvenirs passés ne peuvent devenir conscients qu’en redevenant du présent, autrement dit l’homme ne pense qu’au présent. La raison qui fait qu’un souvenir passé ne peut, présentement, se confondre avec la réalité vient, nous l’avons vu, de ce que, lors de la formation du souvenir, l’état d’adaptation de l’organisme a 1a réalité objective, créatrice de ce souvenir, était différent de ce qu’il est dans notre état de reviviscence actuel. Nous n’avons jamais deux états adaptatifs organiques, créateurs de présent, identiques, car toujours les moments présents se différencient les uns des autres par une modification du milieu.
Si ces moments étaient identiques nous n’aurions aucune notion du temps et probablement aucune conscience de notre existence.
Cette explication nous fait comprendre la supériorité de la méthode objective sur la méthode subjective. Celle-ci dans ses efforts pour définir rationnellement l’objectif, en ignorant les sensations, source première de toutes pensées, s’enferme dans des formules verbales variant au gré de l’imagination des philosophes sans parvenir à expliquer pourquoi l’homme distingue si nettement l’objectif du subjectif, tandis que la méthode objective y parvient aisément.
Cette méthode appliquée dans tous les domaines de l’activité humaine est l’unique moyen de connaître la réalité, car elle se base sur l’expérience, donc sur les faits, c’est-à-dire dans le temps présent, seul aspect véritable de la réalité.
L’objectivisme est, donc une manière de penser et d’agir, se référant toujours à des observations et des faits expérimentaux et non à des concepts établis soit sur de prétendues révélations divines, soit sur des préceptes moraux transcendants, arbitraires et malfaisants ; soit encore sur la mystérieuse et incompréhensible intuition des philosophes, variable d’un homme à l’autre ; le tout créateur de discordes et d’une infinité de maux.
Les faits s’imposant indiscutablement à tous les humains, il est évident que la seule harmonie possible entre eux, et la seule morale leur convenant, ne sera réalisée que par le rejet des inventions subjectives et l’adoption des connaissances biologiques particulières à l’espèce humaine, favorisant son évolution et sa durée.
Ixigrec
OBSCÉNITÉ
n. f.
Il paraît que, de l’autre côté de l’Atlantique, on défend aux femmes, dans certains États, de porter des jupes qui mesurent moins d’une certaine longueur, des corsages dont le décolleté dépasse une certaine échancrure ; il ne faut montrer des mollets qu’un certain nombre de pouces en longueur et de la gorge un certain nombre de pouces en surface, sous peine de contravention et de poursuites judiciaires. Il y a aussi des prescriptions, je crois, concernant les costumes de bains trop collants. Ce n’est pas que, chez les descendants des émigrants de la Mayflower, que la vague de pudeur fait rage ; elle a déferlé encore tout récemment sur le sol de l’ancienne Attique. Si, en France et en Belgique, il nous importe peu qu’on ait tonné du haut des chaires contre l’immoralité du costume féminin, certaines poursuites légales ou extra-légales contre des écrivains ou des artistes méritent de retenir notre attention. Au pays des Boccace, des Arétin, le gouvernement est parti en guerre contre les ouvrages prétendus immoraux. Il semble qu’après une période de « relâchement », on se trouve en présence d’un effort concerté contre ce que les feuilles bourgeoises dénomment l’ « obscénité » : obscénité dans le livre, dans le journal, dans le costume, au théâtre, etc. Qu’est-ce que l’obscénité ? Le dictionnaire Larousse définit obscénité ce qui est contraire à la pudeur ; et pudeur : le sentiment de « crainte ou de timidité que font éprouver les choses relatives au sexe » ; (en latinobscena signifie ce qui est tenu hors de scène).
Il n’est pas dans mon intention de faire ici oeuvre d’érudition, de rechercher les origines scientifiques de la pudeur ; je me contenterai de la définition du Larousse. Elle revient à dire que l’obscénité est d’ordre tout conventionnel et qu’un livre, un spectacle, une gravure, une conversation, perdent tout caractère d’obscénité lorsque la personne qui lit, regarde, perçoit ou entend n’éprouve, en accomplissant ces actions, ni sentiment de crainte, ni sentiment de timidité.
Cette déduction est très intéressante en ce sens qu’elle permet de nous rendre compte que l’obscénité ne réside pas dans l’objet qu’on regarde, dans l’écrit qu’on parcourt, dans les habits qu’on porte, dans les paroles qu’on écoute ou qu’on prononce. S’il y a obscénité, elle est en celui qui observe, examine, ouït. Dans le volume qui détaille l’acte d’amour, s’étend sur les raffinements dont il est susceptible, dans le vêtement qui découvre ou dessine certaines parties de l’anatomie humaine, dans l’image qui représente le corps d’un homme ou d’une femme dans certaines attitudes, il n’y a pas plus d’obscénité que dans le spectacle d’un paon qui fait la roue, d’un lys ou d’un pavot qui se dresse au cœur d’une corbeille de fleurs, que dans la lecture d’un manuel de sériciculture ou d’un. traité d’algèbre, que dans l’audition d’un morceau d’opérette.
Je n’ignore pas que la rencontre d’une femme que j’ai raison de supposer douée de « tempérament » ou d’une plastique agréable peut m’inspirer le désir de l’étreindre, que son accoutrement peut rendre ce désir plus violent, mais ce désir naîtra et croîtra, sans que j’éprouve — pour ma part — le moindre « sentiment de crainte ou de timidité ». Dans tous les domaines, l’expression ou le spectacle suscite le désir. Je me souviens que, très jeune, la lecture de la Retraite des dix Milleme fit imaginer de courir les aventures guerrières ; plus tard, certaines toiles de Géricault m’excitèrent à m’intéresser fortement à la peinture. Encore tout dernièrement, la lecture d’un ouvrage de vulgarisation des théories einsteiniennes me procura la passagère envie de me remettre à l’étude, entreprise jadis, du calcul différentiel. Il n’est pas plus obscène de désirer posséder une femme dont la jupe permet de découvrir une jambe bien faite, que de désirer absorber des confitures après avoir arrêté le regard sur des groseilliers chargés de fruits, ou d’installer une basse-cour après avoir médité sur une poule qui couve des œufs. Ce sont des associations d’idées tout a fait normales.
L’évasement d’un corsage, le retroussis d’une jupe, le plaquage d’un maillot, la nudité d’un corps humain n’ont donc rien d’obscène, rien de répréhensif in se. Non seulement, je ne sens, en nourrissant les pensées qu’ils peuvent susciter, se développer en moi, aucun sentiment de répréhension, de crainte ou de timidité, mais je n’ai encore jamais trouvé trace de ce sentiment chez les personnes de santé et d’intelligence normales que j’ai interrogées à ce sujet. J’ai rencontré de mes semblables auxquels peut déplaire l’absence de pudeur dans le spectacle ou l’expression ; je n’en ai jamais découvert qui puisse me démontrer qu’un spectacle ou une expression soit obscène en soi. Si certaines des pièces d’ Aristophane nous semblent scabreuses, elles ne suscitaient aucune émotion chez les Grecs. Pas plus que la lecture de l’Arétin ou de Boccacen’éveillait de pensées « impures » chez les Italiens cultivés du temps de la Renaissance. Ils considéraient, comme naturel tout ce qui à trait au fait sexuel.
L’obscénité est donc un sentiment purement relatif à l’individu qu’elle est censée blesser ou choquer. Elle n’existe pas hors de lui, objectivement, c’est-à-dire qu’elle n’a pas d’existence du tout, pas plus que la pudeur d’ailleurs. Le sein de Dorine n’est pas impudique, c’est Tartufe qui prétend y voir de l’impudicité.
Or, Tartufe est un hypocrite. Etant donné la mentalité jésuitique des milieux sociaux contemporains, il y a gros à, parier que les 999 millièmes de ceux qui flétrissent ou dénoncent, avec le plus de véhémence, les lectures, les spectacles, les gestes impudiques, n’éprouvent guère de sentiment de crainte ou de timidité à l’égard des pensées qu’ils leur peuvent suggérer. Ce sont des hypocrites tout comme Tartufe, leur modèle.
Mais est-ce seulement pour protéger l’hypocrisie de Tartufe que les gouvernements interdisent aux seins de se laisser voir en public et déclenchent de temps à autre des vagues de pudeur ? Est-ce uniquement pour garantir les puritains des atteintes de l’indécence que la loi réprime l’obscénité, réagit contre les mœurs faciles, réglemente même les conditions du port des costumes ? L’intervention étatiste, légale, policière, a des raisons plus profondes. Lorsque les mauvaises mœurs demeurent le privilège des classes dirigeantes, il n’y a pas grand mal : c’est un privilège ajouté a tous ceux dont elles jouissent déjà. Tant qu’il n’y a pas scandale trop flagrant, trop public, les gouvernants ferment les yeux, la loi reste ignorée. C’est quand le « relâchement » des mœurs envahit les classes non dirigeantes que la situation devient menaçante, dangereuse pour l’ordre de choses bourgeois. La chasteté pré-nuptiale, le mariage, la fidélité conjugale, la monogamie, la monoandrie, la progéniture légitime sont des institutions de la société bourgeoise au même titre que le militarisme, le patriotisme, le civisme, etc., etc... Or, l’extension de la pratique des « mauvaises mœurs » amène à considérer ces « institutions » comme des préjugés, des résidus d’une morale d’esclaves, inutiles au développement individuel, à la vie personnelle. Et la chute d’un seul pilier suffit à faire vaciller tout l’édifice.
C’est pourquoi les partis traditionalistes sont d’autant plus disposés à réprimer les « mauvaises mœurs », qu’ils veulent davantage conserver les monopoleurs en possession de l’assiette au beurre. C’est pourquoi les souteneurs des « bonnes mœurs », les membres des ligues contre la licence des rues, etc., n’ont rien de plus pressé que de jouer aux mouchards bénévoles. On ne les voit pas discuter contradictoirement avec leurs adversaires où leurs antagonistes immoraux ou amoraux, s’efforcer de les persuader, de les amener, par le raisonnement, à leur point de vue, à leur conception des mœurs individuelles et sociales. Leur propagande s’étale .sur la dénonciation : la mise en mouvement des agents de répression, du mécanisme des sanctions pénales. Ils en appellent encore et toujours à la méthode de compression, au système d’autorité. D’où il appert que « bonnes mœurs » et « recours à l’autorité » s’accordent comme larrons en foire. En se plaçant à un autre point de vue, celui du dommage que les publications ou images dites obscènes peuvent porter à autrui, c’est-à-dire au côté juridique de la question de l’obscénité, citons quelques remarques de l’éthicien anglais Bertrand Russel, dans son livre Le Mariage et la Morale.
« Le mot obscène... n’a pas de signification légale précise. En pratique, une publication est obscène, d’après la loi, si le magistrat là considère comme telle, et il n’est pas tenu d’écouter le témoignage d’experts tendant à prouver que cette publication pouvait servir un but utile. Cela revient à dire que l’auteur d’un roman ou d’un traité de sociologie, ou celui qui propose une réforme légale des questions sexuelles, voient leur œuvre exposée à la destruction si, d’aventure, elle choque quelque vieux barbon ignorant...
» Je ne crois pas qu’il soit possible de fabriquer une loi contre les publications obscènes, qui ne comporte pas de fâcheuses conséquences. Je suis d’avis qu’il ne faut pas de loi en cette matière. Et cela pour deux raisons. En premier lieu, il n’y a pas de loi capable d’empêcher le mal dans ce domaine sans gêner aussi le bien et, en second lieu, les publications incontestablement pornographiques feraient bien peu de mal si l’éducation sexuelle était plus rationnelle. Il y a encore une autre raison de combattre la censure : la pornographie elle-même, publiquement proclamée et chantée, eût fait moins de mal qu’avec cet attrait du mystère qu’on lui prête. Malgré la loi, presque tous les hommes d’un certain rang social ont vu dans leur adolescence des photographies obscènes et ont été fiers de les posséder parce qu’elles étaient rares. Les gens aux opinions toutes faites vous disent que ces images font un tort considérable à autrui, quoique pas un seul parmi eux ne veuille reconnaître qu’elles lui aient fait du tort à lui-même. Sans doute, ces photographies provoquent une excitation lubrique, mais ces émotions naissent d’une façon ou de l’autre chez tout mâle robuste ou viril. La fréquence des désirs dépend de la condition physique de l’individu, tandis que les occasions de ces désirs dépendent des conventions sociales auxquelles il est habitué. A un Anglais des premières années victoriennes, 1a cheville d’une femme suffisait, tandis que nos contemporains restent impassibles a tout ce qu’elle ne montre pas plus haut que la cuisse. C’est pure question de mode. Si le nu était à la mode, il cesserait bien vite de nous exciter, et les femmes se verraient obligées, comme dans certaines tribus sauvages, de mettre des vêtements pour augmenter leur attrait sexuel. Des considérations identiques s’appliquent à la littérature et aux images : ce qui était un excitant pour le contemporain de la reine Victoria laisse tout à fait froid l’homme d’une époque plus affranchie. Plus la pruderie réduit le degré autorisé d’appel sexuel, moins cet appel a besoin de conditions pour être efficace. Les neuf-dixièmes des séductions de la pornographie viennent du sentiment d’inconvenance que les moralistes inculquent aux jeunes. L’autre dixième est physiologique et se reproduit de toute manière, quelle que soit la législation du moment. C’est pourquoi je suis fermement convaincu qu’il ne faut pas de loi sur les publications obscènes. »
Je partage entièrement cette opinion.
— E. Armand
OBSCURANTISME
n. m.
L’Obscurantisme est le meilleur moyen de gouvernement qui ait jamais été imaginé. Il consiste à plonger le cerveau humain dans un état spécial, dans une sorte de stupeur ou d’atrophie.
L’Obscurantisme est plus néfaste encore que l’Ignorance. L’ignorant est un homme qui ne sait pas, qui manque de connaissances. L’obscurantisme ne se borne pas à laisser en friche l’intelligence humaine, il cherche à l’asservir et à l’émasculer. L’Obscurantisme est la doctrine qui prétend que le peuple n’a pas besoin d’éducation et qu’il n’est pas nécessaire de s’instruire pour faire son salut.
Lorsque Joseph de Maistre lançait sa fameuse boutade : « L’ignorance est supérieure à la science, parce que la science vient des hommes, tandis que l’ignorance vient de Dieu », il parlait en obscurantiste. Cette manière de voir fut longtemps dominante dans l’Église et dans la société. Les premiers Pères de l’Église l’avaient adoptée avec enthousiasme, à l’instar de Tertullien, lorsqu’il écrivait :
« Nous n’avons besoin d’aucune science après ce Christ, ni d’aucune preuve après l’Evangile ; celui qui croît ne désire rien de plus ; l’ignorance est bonne, en général, afin que l’on n’apprenne pas à connaître ce qui est inconvenant. »
Ce qui est « inconvenant » c’est, évidemment, tout ce qui est susceptible d’ouvrir les yeux à l’individu, tout ce qui lui permettrait de revendiquer son droit à l’existence. L’obscurantisme est la base même et le fondement de la résignation.
La raison est la grande libératrice.
Les prêtres, les rois, les riches, en abêtissant les peuples, cherchent, avant tout, à consolider leurs privilèges. L’esclave qui croit à la nécessité et à la bienfaisance de l’esclavage ne songera certainement pas à briser ses chaînes et sera plus facile à gouverner que l’asservi qui ronge impatiemment son frein, qui hait l’iniquité et la tyrannie et qui est prêt à se révolter dans toutes les occasions favorables.
A quoi bon s’instruire ? La science ne sert à rien (l’excellent Jean Jacques lui-même n’a-t-il pas adopté ces sophismes, dans son discours sur le rôle des sciences et des arts dans le progrès de l’humanité ?) On peut être un parfait cultivateur sans connaître un mot d’histoire ou de géographie. Pour être tapissier, métallurgiste ou maçon, l’étude de la littérature et des sciences naturelles est loin d’être indispensable, etc., etc. C’est avec de tels arguments que, pendant des siècles, les hommes étaient parqués dans leur médiocrité, sans pouvoir s’éclairer ni s’affranchir. Qui pourrait dire l’étendue de ce gaspillage de forces intellectuelles, sacrifiées férocement, à l’intérêt mal compris de quelques parasites ? Si la science avait été favorisée et largement répandue dans les classes inférieures de la société, nous serions en avance de plusieurs siècles sur la situation présente et sans doute libérés depuis longtemps de l’affreuse barbarie qui déshonore encore l’humanité d’aujourd’hui.
Que la science soit parfois néfaste, lorsqu’on l’utilise aux œuvres de mort et d’extermination, nul ne le conteste. Mais chacun sait que la science n’est pas responsable du mauvais usage qu’on en peut faire. Il suffit que les hommes deviennent assez sages pour tirer le meilleur parti des ressources, naturelles ou scientifiques, qu’ils possèdent.
Aussi longtemps que cela fut possible, l’Église a barré la route au progrès des idées. Elle assurait que le seul souci honorable pour les parents était de donner à leurs enfants une instruction religieuse. Le Ciel d’abord, la Terre ensuite. L’Eternité avant tout, car la vie terrestre était chose si éphémère ! Les intelligences étaient ainsi empoisonnées par des dogmes absurdes et fantaisistes. Aujourd’hui, il n’est plus possible de barrer la route au Progrès et l’Église a dû s’adapter au nouvel état de choses.
De même qu’après avoir condamné l’Imprimerie, elle sut l’accaparer au service de sa cause néfaste ; de même qu’après avoir grillé Jeanne d’Arc, elle en fait une « Sainte », aujourd’hui elle répudie l’obscurantisme et elle invoque constamment les noms des « grands savants catholiques », tels que Pasteur ou Branly. Ne pouvant fermer toutes les écoles, l’Église s’en empare, comme elle s’est emparée de la presse, du cinéma, de la T. S. F., etc. Par tous les moyens, elle s’attache à fausser les esprits, à répandre l’erreur. Elle prend l’enfant tout jeune, afin de lui infuser plus facilement le virus du mysticisme et de la superstition.
Le seul remède de l’obscurantisme religieux, c’est le Libre Examen. Les cléricaux le sentent si bien qu’ils refusent systématiquement de laisser toucher à leurs mythes et à leurs dogmes. « Les croyances doivent être respectées », répètent-ils à l’envi. Par conséquent pas de discussion, pas de recherche, pas de critique. Excellent moyen pour maintenir sous la tutelle de l’Église quantité de cerveaux paresseux et rebelles à l’effort, qui continuent de croire et de pratiquer par habitude, par tradition (et souvent aussi par calcul ou par hypocrisie). Pour sortir de l’obscurantisme, il suffit d’avoir la volonté de voir clair et de s’émanciper.
— André Lorulot
OBSERVATION
n. f. (du latin observatio)
Avec raison, la science moderne proscrit tout ce qui est invérifiable expérimentalement. De prime abord, elle élimine les vaines suppositions religieuses ou métaphysiques, qui font appel à d’insaisissables entités pour expliquer le monde observable et tangible. Elle n’accorde qu’un droit de cité provisoire aux hypothèses, même positives ; et le savant digne de ce nom rejette toute théorie que contredisent les faits expérimentaux. Fruit d’un travail collectif, auquel peuvent collaborer les chercheurs les plus humbles, notre science a cessé d’être le champ clos qu’elle fut longtemps, où luttaient des hypothèses imaginaires, d’ingénieux systèmes fabriqués de toutes pièces et sans autre garantie de vérité que le génie de leurs créateurs. Aussi est-elle devenue objective : ses conclusions s’imposent à tous parce qu’elles sont vérifiables par quiconque s’astreint à les étudier. L’expérience s’avère le suprême critérium qui permet de distinguer, de façon certaine, les explications vraies des suppositions mal fondées. Mais l’expérience chère à la science actuelle n’a qu’une lointaine parenté avec celle qu’admettaient les anciens. Vague, dépourvue de contrôle et de précaution, cette dernière aboutissait à des résultats d’une fantaisie incroyable. Les modernes exigent, au contraire, que des mesures précises interviennent ; ils veulent des instruments qui enregistrent impartialement les résultats, un contrôle qui ne néglige aucun détail.
Si l’observation apparaît d’une importance capitale, c’est justement parce que nos sciences positives ont pour point de départ des faits réels, non des abstractions. De l’observation il convient de rapprocher l’expérimentation qui consiste, moins à provoquer artificiellement des faits nouveaux, comme on le dit parfois, qu’à susciter des observations nouvelles dans le but de vérifier une conception de l’esprit, une hypothèse. N’étant qu’une « observation provoquée », selon le mot de Claude Bernard, l’expérimentation devra présenter, comme elle, des qualités d’objectivité, de rigueur, de précision. Or c’est chose malaisée souvent d’observer les phénomènes qui méritent de retenir l’attention :
« Les faits de la nature ont mille tenants et mille aboutissants, mille rapports accidentels d’où il importe de les dégager pour que la récherche de leurs déterminants ne s’égare pas et que l’explication ne porte pas à faux. Le plus souvent, la nature offre d’elle-même à l’observation les phénomènes à expliquer ; l’attention suffit alors à les bien discerner d’avec d’autres. Mais, parfois, nous n’en avons qu’une vue incomplète et trop rapide. Sans parler de ces phénomènes qu’une petitesse excessive ou un extrême éloignement auraient toujours dérobés à nos sens, sans le secours d’instruments tels que la loupe, le microscope, le télescope, il en est qui, bien que visibles, ne se laissent pas facilement observer et déterminer. Tels sont les phénomènes électriques : on ne peut fixer l’éclair qui jaillit de la nue. Aussi, avant de songer à expliquer les phénomènes électriques, a-t-il fallu les produire artificiellement dans des conditions où ils fussent observables. » Ajoutons que des erreurs, parfois inévitables, proviennent de l’observateur. Vitesse de l’infiux nerveux, durée de l’impression sensible varient selon les individus, lors même que l’excitant extérieur serait absolument identique. Parmi ceux qui firent des expériences sur la vitesse du son en 1822, quelques-uns trouvèrent qu’il mettait 54 secondes 6, d’autres 54 secondes 4 seulement pour franchir les 18.613 mètres qui séparaient Montlhéry de Villejuif. La différence, 2/10 de seconde, résultait de conditions organiques qui dépendent de l’appareil humain. Cette erreur individuelle, que l’on dénomme équation personnelle, et qui reste toujours la même pour un sujet donné, était déjà connue des astronomes. Observée par Maskelyne, de Greenwich, en 1795, elle fit l’objet de recherches spéciales de la part de Bessel en 1820 ; depuis 1898 surtout, elle a été soigneusement étudiée dans les principaux observatoires. Pour noter le passage d’une étoile au méridien, représenté par un fil très ténu dans la lunette du télescope, les astronomes comptaient les battements d’un pendule qui donnait les secondes. Ils remarquèrent combien il était difficile de faire coïncider les positions apparentes de l’étoile et les battements entendus. Outre l’erreur d’appréciation qu’engendre la simultanéité de deux impressions hétérogènes, une autre erreur, c’est l’équation décimale, provient des préférences individuelles pour certains chiffres. Des dispositifs nouveaux permirent de diminuer l’importance de l’équation personnelle ; mais une erreur subsistait qui correspondait au temps de réaction et impliquait d’ordinaire un retard d’un cinquième de seconde environ. On l’élimine aujourd’hui grâce à des enregistrements automatiques. Plus importants encore et plus nombreux sont les éléments psychologiques qui vicient nos observations. Il est très rare que plusieurs personnes racontent un fait de la même façon. « Tel, par inattention, écrit Stuart Mill, laisse passer la moitié de ce qu’il voit ; tel autre distingue plus de chose qu’il n’en voit en réalité, confondant ce qu’il aperçoit avec ce qu’il imagine ou ce qu’il infère. Un autre encore prend note du genre de toutes les circonstances, mais ne sachant pas évaluer leurs degrés, il laisse dans le vague leurs qualités. Un quatrième voit bien le tout, mais il en fait une mauvaise division, rassemblant les choses qui doivent être séparées, et en séparant d’autres dont il aurait été plus à propos de faire un tout, de sorte que le résultat de son opération est ce qu’il aurait été, ou même pire, s’il n’avait pas fait d’analyse. » (Liard)
Dans les dépositions judiciaires, il est très rare que deux témoins, même de bonne foi, concordent sur l’ensemble des détails que leur récit contient. Et c’est bien autre chose lorsqu’interviennent les passions politiques ou religieuses ; les déformations, devenues systématiques, prennent alors des proportions extraordinaires. Lisez, dans des journaux d’opinions opposées, le compte rendu d’une séance parlementaire, l’histoire d’une crise ministérielle ; non seulement les faits sont arrangés à une sauce différente, bleue, blanche ou rouge, mais on les dénature, on les tronque, on les amplifie, de façon conforme aux goûts de la clientèle. Combien d’observations biologiques furent viciées par la croyance en l’âme ou en un dieu créateur. Astronomie, paléontologie ne purent faire de progrès sérieux tant que la cosmogonie biblique s’imposa aux esprits avec une autorité souveraine. L’impartialité, voilà la qualité la plus essentielle pour l’observateur ; lorsqu’il pénètre dans son laboratoire, le savant doit laisser à la porte ses idées métaphysiques, religieuses, scientifiques même, selon la juste remarque de Claude Bernard. « La seule chose dont nous soyons certains, c’est que toutes nos théories ne sont que partielles et provisoires » ; le bon investigateur est « toujours prêt à les abandonner, à les modifier ou à les changer dès qu’elles ne représentent plus la réalité ». D’autres qualités, la curiosité, la patience, une certaine pénétration d’esprit, le courage quelquefois, sont encore requis pour aboutir à de bons résultats. Ajoutons que nos meilleures observations resteraient fort imparfaites, sans le secours d’instruments qui augmentent la portée de nos sens ou précisent leurs données. Le télescope nous permet d’étudier des corps placés à d’énormes distances ; avec le microscope, nous pénétrons dans le monde des infiniment petits. Thermomètre, balance, photomètre, etc., fournissent des renseignements fixes et impersonnels, dans des domaines où la diversité des impressions individuelles s’avère particulièrement considérable. A quelles erreurs ne s’exposerait-on pas si l’on appréciait la température d’un liquide avec le toucher seulement, le poids d’un corps en le soupesant avec la main, la différence de plusieurs éclairements d’après des sensations lumineuses dépourvues de précision. Baromètres, hygromètres, manomètres, galvanomètres, etc., nous avertissent de phénomènes, dont les variations, d’ordinaire, ne sont pas perçues par nous directement. Enfin, des appareils enregistreurs, sur lesquels les faits s’inscrivent d’eux-mêmes, permettent de supprimer l’observateur : pneumographe, sphygmographe, myographe, thermomètres à maxima et à minima, météorographe rentrent dans cette catégorie. Avec eux se trouvent éliminées les causes d’erreurs provenant et de l’organisme et de la mentalité de l’investigateur. Ils enregistrent parfois simultanément un grand nombre de faits, renseignent avec une exactitude minutieuse sur leur moment et leur durée, révèlent des phénomènes que nos sens ne pouvaient constater. Les variations de qualité sont ainsi traduites par des variations quantitatives correspondantes ; l’élément personnel et subjectif disparaît ; mesure et précision numérique deviennent l’âme de la science expérimentale. Parti des données sensibles, l’observateur aboutit à des chiffres qui rendent possible la traduction des lois du monde réel en formules mathématiques. La complexité des phénomènes rend la tâche particulièrement difficile en biologie, en psychologie, en sociologie ; mais les preuves abondent qui démontrent que, dans ce domaine, le déterminisme règne avec autant de rigueur qu’en physique ou en chimie. Et la systématisation mathématique gagne, aujourd’hui, les cantons du savoir qui semblaient lui être à jamais interdits.
Contre ces procédés de l’observation scientifique, Bergson et ses disciples, Edouard Le Roy en particulier, ont protesté bruyamment. Pour eux, la science positive résulte seulement de conventions ; lois et faits ne sont que d’artificielles créations de l’intelligence. Bergson écrit :
« Ce qu’on appelle ordinairement un fait, ce n’est pas la réalité telle qu’elle apparaît à une intuition immédiate, mais une adaptation du réel aux intérêts de la pratique et aux exigences de la vie sociale. »
Ce sont nos besoins pratiques qui, braqués sur la réalité sensible comme autant de faisceaux lumineux, y dessinent des corps distincts :
« Les contours distincts que nous attribuons à un objet, déclare le philosophe, et qui lui confèrent son individualité, ne sont que le dessin d’un certain genre d’influence que nous pourrions exercer en un certain point de l’espace : c’est le plan de nos actions éventuelles qui est renvoyé à nos yeux, comme un miroir, quand nous apercevons les surfaces et les arêtes des choses. Supprimez cette action et, par conséquent, les grandes routes qu’elle se fraye d’avance par la perception, dans l’enchevêtrement du réel, l’individualité du corps se résorbe dans l’universelle interaction qui est sans doute la réalité même. »
En d’autres termes :
« Les corps bruts sont taillés dans l’étoffe de la nature par une perception dont les ciseaux suivent, en quelque sorte, le pointillé des lignes sur lesquelles l’action passerait. »
De plus, nos perceptions sont exprimées en langage intelligible, afin d’être transmises aux autres hommes, socialisées en quelque sorte ; et, sur les méfaits du langage, Bergson est intarissable. Ses procédés d’analyse véhiculent sourdement tous les postulats de l’action pratique ; il trahit paraît-il plus qu’il ne traduit. Les flux réels, les profondeurs dynamiques ne l’arrêtent pas, il s’intéresse uniquement aux affleurements superficiels, qu’il solidifie grâce à des termes comparables à des pieux enfoncés dans un terrain mouvant. Fidèle à la pensée de son maitre, Edouard Le Roy ira jusqu’à dire que le savant crée de toutes pièces, sinon le fait brut, du moins le fait scientifique. Qu’il s’agisse d’une éclipse par exemple, le fait brut se réduit à un jeu d’ombre et de lumière, mais I’astronorne suppose l’existence et d’une horloge et de la loi de Newton. Alors que l’ignorant déclare seulement : « il fait noir», l’astronome affirme : « l’éclipse a lieu à telle heure », et encore « l’éclipse a lieu à l’heure que l’on déduit des tables construites d’après les lois de Newton ». Il expliquera enfin que l’éclipse résulte de la rotation de la terre autour du soleil, etc... Or, ce faisant, dit Le Roy, l’astronome trahit le réel et crée le fait scientifique de façon arbitraire. Ce qui ne saurait surprendre car la science :
« ne cherche que ce qui se répète, ce qu’on peut compter. Partout, quand elle théorise, elle tend à l’établissement de relations statiques entre unités composantes formant une multiplicité homogène et discontinue. Son outillage même l’y incline. Les appareils de laboratoire ne saisissent, en effet, que des alignements, des coïncidences, en un mot des états, non des passages : même dans le cas d’apparence contraire, par exemple quand on détermine un poids en observant les oscillations d’une balance et non plus son repos, c’est à une périodicité, à une symétrie qu’on s’intéresse, donc à quelque chose qui est de la nature d’un équilibre encore, d’une immobilité. La raison en est que la science, comme le sens commun, bien que d’une manière un peu différente, ne vise en définitive qu’à obtenir des résultats achevés et maniables. »
Mais, a-t-on répondu, parce que les faits de la vie quotidienne sont exprimés en langage ordinaire, s’ensuit-il que ce dernier les crée véritablement ? Personne n’oserait le prétendre ; les faits de la vie courante sont exprimés dans une langue plus ou moins claire, ils ne sont pas l’oeuvre des grammairiens. Le savant crée un langage commode pour la traduction des données sensibles, voilà le seul reproche, si c’en est un, que Le Roy puisse lui adresser. De ce que le concept, l’idée exprimée par le terme, s’avère moins riche en détails que la réalité correspondante, il semble singulièrement exagéré de conclure qu’il est dépourvu de toute valeur. Nul peintre ne saurait faire un portrait tout à fait ressemblant ; il n’en résulte pas qu’une belle peinture ne puisse jamais fournir de renseignements sur le modèle. En disséquant un animal, le zoologiste l’altère et se condamne à n’en pas tout connaître. Henri Poincaré remarque :
« Mais, en ne le disséquant pas, il se condamne à n’en jamais rien connaître et, par conséquent, à n’en jamais rien dire. »
Quant à l’anti-intellectualisme de Bergson, à ses critiques du raisonnement discursif et à l’intuition spéciale qu’il prône, nous avons déjà dit ce que nous en pensons (voir Intuition). Si le bergsonisme a connu la grande vogue, c’est que beaucoup comptaient sur lui pour renouveler l’apologétique chrétienne et maintenir les croyances religieuses, si favorables aux prétentions des possédants. Par contre, ces beaux discours n’obtinrent des chercheurs consciencieux que le sourire qu’ils méritaient. Des remarques piquantes, très peu de vérités, voilà ce qui reste aujourdhui de l’effort déployé par l’anti-intellectualisme pour ruiner le crédit de la science et de la raison. Sur la base inébranlable de l’observation précise, contrôlée, impersonnelle, et grâce à des mesures de plus en plus rigoureuses, l’édifice de nos connaissances positives s’élève méthodiquement. Mais, comme il est normal, les procédés d’investigation varient selon la nature particulière des phénomènes étudiés. L’astronome et le microbiologiste n’usent pas des mêmes instruments ; le sociologue n’a pas besoin de cornues, et l’introspection, indispensable au psychologue, est sans utilité pour le physicien. Méthodes ou appareils, employés par l’observateur dans les diverses branches du savoir, font d’ailleurs l’objet de progressives améliorations.
— L. BARBEDETTE
OBSERVATION
I. — Pourquoi il faut faire observer les enfants.
Rousseau dit :
« Nos premiers maîtres de philosophie sont nos pieds, nos mains, nos yeux. Substituer des livres à tout cela, ce n’est pas nous apprendre à raisonner ; c’est nous apprendre à nous servir de la raison d’autrui, c’est nous apprendre à beaucoup croire et à ne jamais rien savoir. »
Sans observation, on peut acquérir des mots, on ne peut pas acquérir des idées. « Qu’est-ce que transmettre une idée à quelqu’un ? demandait Delon. C’est faire en sorte qu’il arrive à se former une idée semblable à celle qui est dans l’esprit du parleur.... Vous voulez donner à votre voisin la notion d’un objet qui lui est inconnu ; vous énoncez successivement les divers attributs, rapports, caractères essentiels de l’objet. A mesure que vous les appelez par les mots qui les désignent, les idées correspondantes se présentent à la pensée de votre auditeur. Avec ces traits rassemblés, il se construit, lui, dans son esprit, une image conforme à son modèle, celle qui est dans le vôtre. » Mais imaginons que ce voisin soit aveugle de naissance, tous les mots rappelant des sensations visuelles que vous pourrez employer seront impuissants à éveiller dans son esprit les images ou les idées correspondantes. A votre travail d’analyse ne correspondra pas un travail parfait de synthèse, car votre auditeur ne possède pas tous les matériaux de son travail de synthèse. Il se fera une idée incomplète et si les matériaux manquants étaient essentiels ou primordiaux, la synthèse serait impossible, nulle idée d’ensemble ne pourrait se former dans son esprit.
« Toute idée simple, absolument simple et première, est en soi incommunicable et, par suite, ne peut procéder que de l’observation. »
Ce n’est qu’en observant ou faisant observer que vous pouvez acquérir ou faire acquérir les idées simples qui sont les fondations des idées plus complètes, acquises par association d’idées, comparaisons, etc ...
Les livres sont pour nous des parleurs, dont nous sommes les auditeurs. Eux aussi sont incapables de nous communiquer des idées simples et de nous permettre de nous former des idées composées dont nous ne posséderions pas les éléments.
« La mémoire verbale de l’enfant est grande. Elle lui permet d’enregistrer très aisément des mots, des nomenclatures et des définitions, alors même que ces formules ne correspondent à aucune idée. » (Demoor et Jouckheere.) Le pis n’est pas cependant l’absence d’idées, mais que les mots et les phrases entendus et répétés cachent à l’ignorant son absence de savoir. Ainsi des hommes qui ne se résignent pas à ignorer l’origine du monde déclarent : « C’est Dieu qui a créé le ciel et la terre ». Un mot qui masque leur ignorance et qui n’explique rien du tout constitue une explication suffisante pour les croyants.
L’observation est l’ennemie de la croyance et des préjugés aussi bien sociaux que religieux. L’individu qui observe les changements survenus ne peut plus dire : « Ceci a toujours été et sera toujours », et ainsi s’écroulent peu à peu les dogmes politiques, sociaux ou religieux qui, mieux que des soldats ou des gendarmes, sont les chaînes de l’humanité.
II. — Comment il faut faire observer les enfants.
Etre convaincu des mérites de l’ observation ne suffit pas. Il faut d’abord être soi-même observateur. J’ai sous la main un ouvrage récent (publié en 1926), au titre prometteur : « Les Sciences par l’Observation et l’Expérience ». Il a pour auteurs un agrégé des sciences physiques et un Directeur d’Ecole Normale. Or, parmi les indications d’observations et d’expériences que donnent ces auteurs, je lis :
« Toutes les variétés de rosiers sont dérivées de l’églantier. Elles ont de nombreux pétales et elles n’ont pas d’étamines. Les étamines sont transformées en pétales ... Les rosiers ne donnent pas de graines en général. S’ils en donnent, leurs graines reproduisent des églantiers ... »
Or, non seulement ces auteurs se trompent en affirmant que nos rosiers sont dérivés de l’églantier, mais encore ils n’ont pas observé. D’abord, il est excessivement rare de trouver des roses qui n’ont pas d’étamines. Toutes nos plus belles roses actuelles (Fran Karl Druscki ou Reine des Neiges, Mme Herriot, Caroline Testout, Général Mac Arthur, Snir de Georges Pernet, etc ... ) en ont, au contraire, un grand nombre. Ensuite, presque tous ces rosiers sont fertiles. Enfin, si nos deux auteurs avaient observé, ils n’auraient pas manqué de signaler que, bien souvent, on voit dans les roses des étamines imparfaitement transformées en pétales. Ajoutons, pour finir, qu’ils n’ont pas davantage expérimenté : les graines de rosiers donnent des rosiers et non des églantiers. Si je dis encore que cet ouvrage est loin d’être le plus mauvais, j’aurai suffisamment prouvé, je pense, qu’on ne peut former des observateurs si on n’est pas observateur soi-même.
Il ne faut pas non plus vouloir faire observer les enfants à la façon des savants ou des artistes.
Alors que le savant, recherchant la vérité, s’efforce avant tout d’être clair, exact, concis, précis, et donne à son travail le plus d’objectivité possible, l’artiste : peintre, sculpteur, littérateur, est personnel, subjectif. Le savant veut nous faire comprendre, l’artiste s’efforce de nous faire sentir.
Chez nos enfants, comme chez les primitifs, on retrouve bien ces tendances contraires, mais elles ne sont pas encore différenciées ; aussi, nos exercices d’observation devront-ils être, en même temps qu’une première initiation scientifique, une première initiation artistique, par le langage, le dessin, etc ... Ce que le jeune enfant observe il doit l’exprimer : l’expression doit toujours accompagner l’observation. On a, dans nos écoles, le tort de vouloir séparer trop tôt les exercices d’observation, les leçons de choses comme on dit, des exercices de langage.
A un autre égard, on ne saurait comparer l’observation du savant à celle des jeunes enfants. Chez le premier, l’habitude d’observer est devenue un besoin, une seconde nature ; l’observation peut être bien souvent désintéressée et appliquée à quelques détails seulement. Chez l’enfant, l’observation naturelle, non provoquée, naît d’une curiosité, d’un problème, et s’attache à l’ensemble bien plus qu’aux détails. Les instituteurs se préoccupent trop du sujet des observations et pas assez de l’intérêt de l’enfant. Il y a des détails sans intérêt, sans valeur, et en voulant tout faire observer, on rend l’observation fastidieuse. Il faut faire appel aux intérêts et à l’affectivité de l’enfant. Le grand pédagogue hollandais Jan Ligthart écrit :
« La maîtresse n’a pas dit « Ceci est le tronc », mais : « Tiens, Pierre, pourras-tu grimper sur ce tronc ? » On ne voit réellement les choses que par l’intérêt, et alors, on les voit non seulement des yeux mais aussi du cœur. »
Si je suis victime d’une panne de bicyclette, je ne perdrai pas mon temps à observer toutes les parties de ma machine, j’observerai pour résoudre un problème, pour chercher la cause de la panne ; pourquoi vouloir que les enfants observent sans raison ? L’art de faire observer n’est pas celui d’amuser les enfants par un habile bavardage ; mais il est dans la recherche des moyens de transformer les sujets d’observation en problèmes. Dans la bordure de notre cour d’école, se trouvent des rosiers dont les fleurs aux couleurs brillantes ou nuancées attirent l’attention des élèves à qui nous disons un jour :
« Nous pouvons tenter d’obtenir, nous aussi, de nouvelles variétés de rosiers. »
Ce problème nécessite l’élude de la fécondation artificielle à laquelle nous procédons un beau matin. L’intérêt des élèves est ainsi tenu en éveil par l’opération elle-même, et cet intérêt pour l’opération se change en un intérêt pour tout ce qui touche à cette opération. Ainsi, nous pouvons leur faire observer sans ennui les différentes parties de la fleur. En ce faisant, nous prenons le contre-pied de ce qu’on fait d’ordinaire. En effet, si l’on consulte les ouvrages scolaires, on peut constater qu’on étudie d’ordinaire les sciences, puis leurs applications à l’agriculture, l’hygiène, etc ... , alors que nous voulons que ces applications pratiques nous fournissent des problèmes dont la solution exigera l’observation, et avec elle, autant que possible, l’activité manuelle et la mesure, la réflexion et l’imagination.
Le Dr G. Le Bon écrit :
« Toutes nos opérations mentales s’opèrent suivant un mécanisme spécial : la comparaison. »
Il importe, écrit aussi le Dr Decroly :
« de présenter deux objets, deux êtres ; en effet, le travail mental supérieur se fait mieux grâce à la comparaison de choses et de faits présents ; on commencera par les différences, puisque l’expérience semble avoir montré que les différences se perçoivent mieux que les ressemblances. Mais rien n’empêchera de souligner celles-ci dans la suite. »
Présentons une feuille jaunie à l’automne ; l’enfant saura dire que la feuille est jaune lorsque nous l’interrogerons sur sa couleur, car le mot jaune, quoique abstrait, est déjà bien connu de lui. Il vaudrait cependant mieux concrétiser et préciser tout à la fois ce terme en le complétant : la feuille peut être jaune citron, jaune orange, ou, si vous préférez, jaune comme un citron, ou jaune comme une orange. Cette feuille jaunie peut aussi être comparée à d’autres feuilles ; toutes ces feuilles peuvent être rangées d’après la tonalité : du jaune le plus clair au jaune roux ; d’après la grandeur ou d’après la forme. De nouvelles comparaisons sont ainsi faites, qui permettent à l’enfant d’acquérir tout à la fois des idées nouvelles et les mots qui servent à les exprimer : lisse, rugueux ; opaque, transparent, etc ...
Avec des élèves plus âgés il faut aussi faire comparer. Voici ce que Roorda écrit à ce sujet :
« ... Je veux, pour finir, dire deux mots d’un exercice dont les écoliers tireront un grand parti. Ils consacreront au moins une heure par semaine à la notation des différences et des ressernblances, qu’il y a entre les choses : les différences ou les ressemblances que peuvent présenter deux fleurs, ou deux pierres, ou deux insectes, ou deux oiseaux, ou deux métaux, ou deux portraits, ou deux figures géométriques, ou deux sous, ou deux phrases, ou deux fables composées par deux écrivains qui ont voulu traiter le même sujet, ou bien les gestes, les attitudes et les paroles de deux personnes, etc .... Souvent on se demandera :
« Cette ressemblance-ci accompagne-t-elle toujours cette ressemblance-là ? »
Parfois, une différence qu’on ne soupçonnait pas deviendra évidente, grâce à l’emploi de quelque réactif. Tout le travail qui précède l’énoncé des vérités scientifiques est là.
Ces exercices de comparaison peuvent être admirablement gradués : très faciles d’abord, puis, au bout de quelques années, très difficiles. » (« Le Pédagogue n’aime pas les enfants », p. 105.)
A la comparaison se rattache la mesure qui est une comparaison très précise et dont nous ne parlerons pas maintenant, nous étant suffisamment étendu sur ce sujet aux mots éducation et mesure.
La mesure se fait au moyen d’appareils et il est bon que nos grands élèves apprennent qu’il est d’autres appareils que les hommes ont inventés pour suppléer aux faiblesses de nos sens — qu’il faut éduquer pour bien observer et que l’on éduque en observant (voir : Education) — ; il est bon de leur faire faire quelques observations à la loupe ou même avec un petit microscope. Il est un autre moyen, trop peu employé, d’obliger les enfants à bien observer : c’est l’emploi du dessin. Il faut regarder avec plus d’attention lorsque l’on veut dessiner, il faut sans cesse comparer son dessin au modèle pour constater les différences et se corriger. Enfin :
« Chaque sujet, animal ou plante, s’organise suivant une architecture spéciale, en lignes harmonieuses, souples ou rigides, toujours équilibrées, dont l’analyse peut être une excellente leçon de beauté. La représentation exacte d’un objet réel constitue l’exercice élémentaire le plus propre à développer le goût et à rattacher l’art vrai à sa pure source qui est la nature. D’abord interprète fidèle des réalités comprises et admirées, l’élève n’aura pas de peine, dans la suite, à épurer, à styliser et à passer à l’arrangement décoratif bien composé. » (A. Pézard et L. Laporte-Blairsy.)
Mais que faut-il observer ? Un choix s’impose ; il faut savoir se limiter et, surtout pour les plus grands élèves, il vaut mieux observer peu, mais bien, que de papillonner en multipliant les observations superficielles. Il est préférable qu’un enfant ait observé à fond une demi-douzaine de plantes bien variées que de connaître et d’avoir observé superficiellement un grand nombre de plantes. Tout d’abord, il nous faut commencer par choisir nos observations, de telle façon que les enfants s’y intéressent autant que possible. A cet égard, tout ce qui vit ou bouge nous fournit les meilleurs sujets d’observation : les plantes intéressent plus que les corps inertes, les animaux intéressent plus que les plantes, et les phénomènes de la nature : la pluie, le vent, la neige, etc..., nous fournissent aussi des sujets intéressants. Mais on n’observe pas pour observer, on observe pour chercher la solution de certains problèmes, pour exercer les facultés logiques de l’observateur et, malheureusement, certains des sujets d’observation les plus intéressants pour les petits posent des problèmes dont la solution n’est pas à leur portée. Les observations biologiques, par exemple, sont justifiées par ce problème : comment cet animal, cette plante, sont-ils adaptés à la vie dans leur milieu et l’on peut à ce propos, par exemple, étudier :
l’adaptation des fleurs à la fécondation par les insectes ;
l’adaptation des insectes à la fécondation ;
l’adaptation des fruits et semences à la propagation par le vent et les animaux ;
l’adaptation du corps des mammifères aux différentes façons de se mouvoir et de se nourrir ;
l’adaptation du corps des oiseaux à la manière de voler ;
l’adaptation du corps des oiseaux aux autres façons de se mouvoir (pie, poule, canard, héron, etc ... ) ;
l’adaptation du corps des oiseaux aux différentes façons de se nourrir ;
l’adaptation des fleurs à la fécondation par le vent, etc ... , etc ...
Mais l’explication transformiste de ces diverses adaptations n’est pas à la portée des jeunes enfants et, à les signaler trop tôt, nous risquons d’éveiller, ou d’ouvrir les voies à l’éveil, des explications finalistes qui sont celles que donnent les prêtres de toutes les religions.
Si donc, avec les jeunes enfants, il est bon de faire observer les êtres vivants qui les intéressent, il faut, avec eux, laisser de côté les observations relatives à l’adaptation au milieu, qu’on devra leur faire faire plus tard, lorsqu’ils seront aptes à comprendre l’explication transformiste.
A certains égards, il vaut mieux faire observer des outils, instruments, etc ... , réalisés par le travail humain. Le problème qu’ils posent est plus simple ; sa solution plus aisée a, d’autre part, l’avantage d’être une leçon de morale qui fera comprendre aux enfants la valeur de l’effort intellectuel et manuel. Tout objet fabriqué répond à un but ; il s’agit, à l’aide de « pourquoi » et de « comment », de faire trouver à l’enfant la raison de l’ensemble et des détails, de la forme, de la matière, etc ... et, pour cela, des comparaisons sont encore nécessaires : nous comparerons la lame du couteau, du canif, du greffoir, de la serpette, avec la hache, etc ... , la hache avec la scie, etc ... Nous agirons aussi : en s’asseyant sur divers bancs, sièges, etc ... , les enfants constateront que leurs tables d’écoliers sont adaptées à leur taille, etc .... Au besoin nous nous transformerons en critiques : l’adaptation n’est pas toujours parfaite : ce vase au pied trop étroit se renverse trop facilement, etc ... Et nous n’oublierons pas aussi d’apprécier tout ce qui ne répond pas à une utilité véritable, mais qui est là « pour faire joli » et nous ferons ainsi peu à peu aimer la beauté aux petits.
Il est des comparaisons qui ne sont pas aisées, qui ne sont pas précises à cause du temps qui s’écoule ; nous parerons à ces inconvénients en usant de graphiques. Nous pourrons ainsi mettre en évidence les variations de la température, l’accroissement du poids et de la taille des élèves ou des animaux et des plantes qui les intéressent.
Nos élèves auront pour cela des cahiers d’observation, sur lesquels ils indiqueront également des observations accidentelles, saisonnières, etc... : la date de l’arrivée et du départ des hirondelles ; celles où apparaissent et où tombent les feuilles sur les arbres et les autres plantes bien connues, la date des premières gelées, celle de la disparition des dernières neiges, les dates et la durée de floraison de nos rosiers, etc..., etc...
Toutes ces observations, en habituant à observer, à comparer, à juger, prépareront à l’observation sociale que nous n’aborderons que plus tard ; d’abord, parce que les jeunes enfants ne s’y intéressent guère, ensuite parce que, si nous voulons les amener à constater les injustices sociales, nous ne voulons pas substituer notre jugement au leur. Nous ne voulons former ni des citoyens obéissants, ni des révolutionnaires inconscients, mais des esprits libres. Cultivons d’abord l’idéalisme dans l’âme de nos élèves et de nos enfants et cultivons-le de telle façon que, plus tard, I’observation des injustices sociales, la comparaison du sort des travailleurs et des parasites soit pour eux une souffrance et provoque un sentiment de révolte. Ainsi nous ferons le plus sûrement des hommes libres, des révolutionnaires conscients et désintéressés.
III. — Pourquoi et comment il faut observer les enfants.
Si nous voulons instruire quelqu’un, il importe que nous fassions d’abord le bilan de ce qu’il sait et de ce qu’il ignore et que nous nous rendions compte de ses intérêts et de ses aptitudes. Est-il besoin de développer ceci et n’est-il pas clair qu’il est inutile d’enseigner à quelqu’un ce qu’il sait déjà, qu’il est vain de vouloir faire acquérir des connaissances secondaires avant les connaissances élémentaires indispensables ? Inutile de vouloir faire apprendre des leçons dans un livre à qui ne sait pas lire, inutile aussi de vouloir enseigner les mathématiques sans souci d’assurer les fondations, en commençant par les connaissances les plus élémentaires.
La nécessité de l’intérêt n’est pas moins évidente (nous renvoyons au mot : intérêt) et il n’est pas douteux non plus que notre enseignement doit être à la mesure de nos élèves, c’est-à-dire que nous devons tenir compte de leurs capacités. Dorothy Canfield Fisher écrit :
« Nous perdons simplement notre temps quand nous incitons l’enfant à produire, de gré ou de force, ce qu’il ne peut produire. »
Ce qui est vrai de l’instruction ne l’est pas moins de l’éducation. Si nous voulons influer sur le caractère de nos enfants ou de nos élèves, il faut commencer par les connaître. Or, beaucoup d’éducateurs, parents ou instituteurs sont incapables de voir les enfants tels qu’ils sont. La passion, le sentiment, priment chez eux la raison, ils voient leurs enfants ou leurs élèves tels qu’ils les voudraient ou — à la suite d’une antipathie irraisonnée — tels qu’ils se les imaginent. Les uns, indulgents à l’excès, n’accordent pas une importance suffisante aux fautes ou aux défauts, disant : « Ce sont des enfants ; » et oublient l’œuvre éducative qu’il faut accomplir pour en faire des hommes. Les autres, sévères avec non moins d’excès et le plus souvent égoïstes, répriment toutes les activités enfantines qui les gênent, comme si l’idéal était d’avoir des enfants semblables à des soliveaux : ne parlant pas, ne remuant pas, n’ayant aucune initiative.
Notre intérêt personnel, nos sentiments, ne sont pas les seuls obstacles qui nous empêchent de bien observer nos enfants ou nos élèves, de bien les connaître et de les comprendre. Il faut compter aussi avec notre ignorance. Nous jugeons les enfants comme s’ils étaient des hommes en plus faible, en plus petit, en plus imparfait. Nous renvoyons, pour l’exposé du contraire, à notre étude sur le mot « enfant ». Nos lecteurs y verront que l’enfant est un être qui évolue et ils y verront quelle est la marche de cette évolution pour l’enfant en général. Mais les enfants que nous devons instruire et éduquer sont tout à la fois pareils et différents. Il nous faut, pour bien connaître nos enfants, pour bien les observer, savoir beaucoup de choses sur le développement de l’enfant moyen que décrivent les ouvrages de psychologie. Ces connaissances guideront nos observations, nous permettront de saisir des différences, tout ce qui constitue l’individualité de chaque enfant.
Ce qu’il importe aussi d’observer, de noter si possible sur des fiches, ce n’est pas tant ce qu’est l’enfant à un moment donné, que la façon dont il croît, se développe, évolue. Qu’un enfant ait un poids légèrement inférieur à l’enfant moyen de son âge est de peu d’importance, si sa croissance se continue régulièrement, mais il n’en est pas de même lorsqu’il y a arrêt ou recul. Ceci qui est vrai pour le physique ne l’est pas moins dans les domaines intellectuel et moral : deux enfants du même âge et présentant apparemment le même développement intellectuel peuvent être : l’un un retardé en train de rattraper son retard, l’autre un anormal dont le retard ira s’accentuant. L’observation sans fiches, confiée à la seule mémoire, ne permet pas suffisamment de se rendre compte de cet état dynamique, beaucoup plus important que l’état statique.
Connaître l’enfant ne suffit pas, il faut le comprendre et pour cela il faut savoir faire une synthèse des détails de l’observation et puis aussi savoir observer au moment et dans le milieu favorables. Ce qui convient le mieux, c’est d’observer l’enfant, sans qu’il s’en doute, libre dans le cadre de sa vie quotidienne dans le milieu qui lui est familier. L’observation de l’enfant nécessite aussi l’emploi de mesures, de graphiques. Il est bon de mesurer la taille, le poids, le périmètre thoracique des enfants, pour surveiller leur développement physique. Il est utile d’employer des tests pour apprécier leur developpement intellectuel.
Enfin, causons beaucoup avec les enfants c’est encore un des meilleurs moyens de les bien observer pour les bien connaître. Savoir ce qu’ils sont pour les aider à devenir ce qu’ils pourraient être doit être notre devise.
— E. DELAUNAY.
OBSERVATOIRE
n. m.
Les observatoires, les astronomiques et les météorologiques surtout, à l’aide desquels on observe le ciel et enregistre le temps qu’il fait, remontent à la plus haute antiquité. On en trouve des traces remontant à des milliers d’années avant notre ère, en Chine et aux Indes. La tour de Belus, à Babylone et le tombeau d’Osymandias, en Egypte, ainsi qu’un bon nombre de pyramides servaient d’observatoires pour enregistrer les phénomènes célestes et les crues du Nil.
Au IIIe siècle avant Jésus-Christ Eratosthène établit l’observatoire d’Alexandrie qui subsiste jusqu’au Ve siècle. Mais l’ère des observatoires astronomiques ne prend son essor qu’avec la Renaissance et surtout après la découverte du télescope, par Galilée, en 1609.
Ici, nous citons de préférence l’observatoire de Cassel, construit en 1561, par le landgrave de Hesse Guillaume IV. Tycho Brahé fait élever ensuite, en 1576, l’observatoire d’Uranibourg dans l’île de Haven entre Elseneur et Copenhague.
L’observatoire de Paris fut construit de 1667 à 1672. Il devint célèbre sous la direction de l’Italien Cassini et par les travaux de Lalande qui répondit à Napoléon 1er, se plaignant qu’il n’était nulle part question de Dieu dans ses ouvrages :
« Sire, la science n’a pas besoin de cette hypothèse. »
Depuis, l’observatoire de Paris a été illustré par une innombrable pléiade de savants, tels Lemonier, Lacaille, Messier, Pingré, Delambre et, en tout premier lieu, par Laplace, l’auteur de la cosmologie moderne et Arago, le précurseur de Flammarion.
Au XIXe siècle, les observatoires sortent, pour ainsi dire, de terre en Europe et en Amérique. Nous citons, par mémoire, en confondant, comme équivalents, les travaux astronomiques des peuples et des nations : L’observatoire de Dorpat, en Esthonie, fondé en 1802 et devenu réputé par la mesure des étoiles doubles de F. Struve avec l’équatorial de Frauenhofer. L’observatoire de Strasbourg, fondé en 1804, perfectionné en 1881. L’observatoire de Munich (1809), de Kinigsbry (1811), illustré par les travaux de Jones de Bessel. L’observatoire de Glasgow, en Ecosse (1818), du Cap (1820). Les observatoires de La Caille, Gill et Finlay qui dressent la carte du ciel. Les observatoires de Bruxelles et de Ipres. Citons encore les observatoires de Cambridge, aux Etats-Unis, au Harvard Collège, un des observatoires les plus actifs du globe, sous la direction de E. Pickering, qui possède sa succursale à Azequipa, au Pérou, près du volcan Misti et qui s’occupe surtout de photographies du ciel. L’observatoire de Birr Castle, fondé en 1840, avec le fameux télescope de Lord Ross qui a découvert un grand nombre de nébuleuses. L’observatoire de Toulouse (1840), de Washington (1843), d’Athène (1843), Cordoba (1872), Meudon (1874), Lyon (1876), I’observatoire de Flammarion, à Juvisy, celui de Potsdam (1877, de Nice, en 1879 et de Dresde, en 1881.
Une mention spéciale de l’observatoire de Milan, à cause des fameux travaux de Sciaparelli sur les canaux de Mars.
Parmi les grands observatoires américains, méritent également une mention particulière ceux de Lick (lunette de 0 m. 91), Yerkis (lunette 1 m. 05), Louvel (télescope 1 m. 60), Mont Wilson (télescope 1 m. 52 et 2 m. 57), célèbres par leurs travaux photographiques.
Les observatoires les plus élevés de notre globe sont : ceux du Mont-Blanc, 4.810 mètres, Pikes Peak du Colorado, aux Etats-Unis, 4.322 mètres, Jansenblick, en Autriche 3.103, Etna 2.950, Pic du Midi 2.877, Sant’s (Appenzel en Suisse) 2.500, Monte Ginone (Apenins) 2.162, Mont Ventoux 1.960, le Pic d’Aigoul 1.567, Puy-de-Dôme 1.463 mètres.
Citons encore, pour conclure, l’essor merveilleux pris, depuis ces dernières années, par les sciences astronomiques dans la République des Soviets.
Les observatoires, avec leurs grands yeux braqués sur l’Infini, sont une véritable Révélation de l’Univers, de son unité constitutive. Aux « sportsmen » de l’astronomie qui nous parlent de voyages problématiques à travers notre système planétaire avec arrêts éventuels sur la Lune morte et sans atmosphère et sur Mars, planète vieillie et où l’air parait être aussi respirable que sur les sommets de l’Hymalaya, nous répondons : « Vos chevauchées sportives et vos fantasmagories d’un autre âge retardent sur le cadran de l’Uranographie. »
Olaf Roemer découvrit le premier, en 1675, que les éclipses des lunes de Jupiter retardent ou avancent d’environ 16 minutes et demie, selon que la planète géante de notre système se trouve en conjonction ou en opposition avec le Soleil. Cette constatation était la découverte de la rapidité du rayon lumineux, le diamètre de l’orbite terrestre étant d’environ 298 millions de kilomètres, il était, désormais, prouvé que la lumière parcourt 300.000 kilomètres par seconde. A cette donnée capitale vint s’ajouter, dès 1860, la découverte de l’analyse spectrale, qui assure définitivement la conquête scientifique de l’Univers en nous faisant toucher, pour ainsi dire, du doigt la constitution unitaire de l’Univers, qui exclue les miracles et les divagations enfantines des premiers âges de notre humanité.
— Frédéric STACKELBERG.
OBSESSION
n. f.
L’homme est une mécanique joliment articulée, mais c’est une mécanique. Le rôle joué par l’automatisme dans sa biologie est énorme. N’en déplaise aux partisans de la Liberté, les faits les plus banals, ceux qui n’échappent pas même à l’observateur le moins sagace, contredisent ce dogme. Les billevesées de la métaphysique sont incompatibles avec les faits scientifiques. Les songe-creux et les rêveurs ont un langage auquel les observateurs du fait brutal ne peuvent s’accoutumer. Celui qui ne veut voir que le fait et qui ne se permet point les interprétations que l’imagination ou la poésie lui suggèrent, peut donner l’impression du prosaïsme, il n’en reste pas moins dans la seule vérité accessible. Nous laissons l’Au-delà aux gens pressés, à ceux que l’appétit du mystère accable de sa hantise. Existe-t-il ? Le sage répondra toujours qu’il n’en sait rien. S’il existe, en tout cas, il faudra qu’il se révèle sous une forme compréhensible. Bon gré mal gré, il lui faudra le contrôle de la science, plus ou moins armée des admirables progrès qu’elle entasse à pas de géant.
Ce prélude n’est pas un hors-d’œuvre. Car, le mot obsession recouvre précisément ce phénomène biologique qu’on a appelé l’automatisme, et cela dans sa forme psychologique la plus nettement caractérisée. Toute cellule faisant partie du formidable agrégat qu’est le corps vivant a sa vie propre et indépendante. Mais déjà il n’y a qu’apparence, car sa vie, autrement dit ses réactions, est intimement liée au fonctionnement des molécules et atomes qui la composent. Et, quand elle-même s’est constituée en communauté avec les milliards de cellules disséminées qui végètent sous une enveloppe unique, elle n’a été que domestiquée par les exigences de ses congénères. Les cellules supérieures du système nerveux central, malgré leur apparence de liberté, n’échappent pas à la règle. Il apparaît même en fait, qu’elles sont, par leur plus grande irritabilité, plus esclaves que les autres.
Mais puisque nous posons, forcé par les circonstances, le problème de la liberté, expliquons-nous un peu mieux sur son compte. En définition pure et simple, le mot et l’idée d’automatisme seraient antinomiques et antithésiques de liberté. Qui dit automate dit, en fait, un agent qui ne relève que de soi-même dans son activité, Nous ne ferons point de paradoxe pour le plaisir d’en faire, mais il convient de reconnaître que l’automatisme ainsi considéré dans son essence est la vraie liberté.
Mais j’ai, à l’avance, montré que l’automatisme lui-même n’est qu’une fiction. Si l’on analyse à fond le phénomène, on reconnaît très vite qu’il est lui-même un agrégat de phénomènes reliés entre eux comme les effets à leurs causes immédiates, ce qui nous ramène à la notion de déterminisme universel.
Et pourtant (et puisqu’il faut vivre avec la relativité pratique) nous emploierons le mot automatisme dans son sens courant désignant, psychiquement parlant, le fait de la spontanéité.
* * *
Pour en bien comprendre le mécanisme, d’où résultera le concept de l’obsession, il me faut rappeler ce qu’est la réflectivité.
Que l’on veuille bien se représenter le névraxe essentiellement composé d’une superposition de grosses cellules grises qui sont autant de centres vers lesquels convergent des conducteurs de sensations et d’où divergent des conducteurs de motricité. Ces cellules communiquent, d’autre part, entre elles et l’on peut dire que toutes ou chacune prise à part constitue un relais dans le sens de l’aller comme dans le sens du retour entre les impressions et les cellules des étages plus élevés, comme entre ces dernières et les agents du mouvement. Plus nombreuses sont les associations, les voies de grande ou petite communication, plus les opérations se compliquent et surtout plus lent est le cheminement de l’influx nerveux.
En principe, toute impression s’arrête au premier relais et produit son effet immédiat. Tel est le simple réflexe, à quoi se résoud dans ses éléments premiers toute opération dévolue au névraxe. Vous recevez une gifle, tout aussitôt votre bras, mu comme par un ressort, se détend et riposte. Votre entendement n’a pris connaissance de cette révolte défensive qu’après son accomplissement. Vous recevez une escarbille dans l’œil, celui-ci se ferme aussitôt, convulsivement. Le mouvement est si rapide qu’il ne vous appartient pas de l’interdire.
Mais une foule d’actes revêtent des formes plus compliquées, selon que l’entendement, saisi par les impressions, en fait l’analyse, les apprécie, les classe, les atténue ou les renforce, les modifie ou les aggrave, en fait, en fin de compte, un acte apparemment raisonné, par suite spontané. Cette série d’opérations demande du temps, parfois un temps très long. L’acte final peut même être suspendu, devenir latent, virtuel, et attendre une réalisation.
Dans ces cas compliqués, le réflexe simple a laissé place à des réflexes associés. Plus ils s’affinent, plus ils méritent le nom de réflexion, lequel mot fait illusion sur la spontanéité de l’opération qui, en fait, ne désigne qu’une succession de réflexes. De l’extrême bout effilé de la moelle jusqu’aux majestueux territoires de l’écorce du cerveau, ce n’est qu’une série de chaînes et de chaînons entre lesquels n’existe aucune solution de continuité.
Une loi physiologique domine la. biologie, c’est le sens de l’épargne, l’économie de l’effort. Ce n’est point par paresse innée que l’on recherche le moindre effort, c’est uniquement parce que le gaspillage des forces est une atteinte à l’ordre et à l’harmonie naturels qui sont des éléments nécessaires de perfectionnement. Cette thèse est de mise sur tous les plans : le social s’en inspire. Le désordre et la prodigalité seront toujours des causes de troubles.
Or, cette loi du moindre effort s’applique à l’activité du système nerveux. Une impression première se heurte à un relais. Si elle ne produit pas son effet utile, elle grimpe d’échelon en échelon jusqu’à des relais plus élevés, provoquant de-ci de-là sur son passage, des réactions appropriées, jusqu’à ce qu’elle s’éteigne. Est-elle perdue pour cela ? Point du tout. La mémoire organique est utilisée et c’est grâce à elle qu’une impression nettement différenciée suivra toujours la même voie organique, voie qu’elle connaît pour l’avoir parcourue déjà, qu’elle reconnait. Plus d’effort de pénétration à faire. Il n’y a qu’à suivre le sentier battu, sans effort. Tel est le secret des habitudes, qui sont le meilleur exemple qu’on puisser donner du moindre effort et de l’automatisme. Si nous analysons bien toute notre activité quotidienne nous parvenons à discerner que les neuf — dixièmes de nos actions sont machinales, irraisonnées. Aucune attention de notre part n’est plus nécessaire pour marcher, monter à cheval, mastiquer nos aliments, saluer, applaudir, que sais-je encore ! Sully-Prudhomme a fort bien dit : l’habitude est une étrangère qui supplante en nous la raison. En fait elle ne la chasse point ; elle se contente de ne plus requérir son concours. Que de gens ne sont que des automates, ceux chez qui les étages supérieurs du névraxe ne sont jamais utilisés. L’habitude est un lit si moelleux que nous tendons à tout transformer en habitude.
Pour penser, associer et conclure, il faut faire effort. En son langage imagé et populaire, Richepin disait du penser : c’est sot et ça fait mal à la tête.
Pour penser il faut emprunter de nouvelles voies, inaccoutumées ; il faut s’enfoncer dans la brousse inextricable de l’écorce cérébrale, dans le réseau des fibrilles qui unissent les cellules géantes les unes aux autres. C’est un plaisir de dilettante, mais c’est un travail, une fatigue, cependant que nous aurons confié les trois quarts de notre vie à l’activité sans éclat des cellules basses, vouées à un travail incessamment répété dont nous n’avons plus conscience.
Raccourcir le chemin à parcourir, exploiter habilement les routes de grande communication, telle est l’habileté normale de la plupart des gens. Faut-il s’étonner que la pensée neuve soit chose si rare, quand la pensée habituelle, automatique est une si grande ressource qu’elle fait illusion au penseur lui-même qui s’étonne parfois d’être aussi brillant pour peu qu’il n’ait point conscience de ses éternelles redites ? C’est ici que les poisons stupéfiants, comme le tabac, l’opium, le vin et l’alcool sont de merveilleux réactifs. Les enseignements qu’ils fournissent à ceux qui savent observer sont un des meilleurs arguments en faveur de l’abstention totale.
Un grand physiologiste suédois, Overton, a démontré que les cellules sont normalement protégées par une enveloppe graisseuse qui interdit à certaines substances nuisibles de faire irruption dans la cellule. Mais cette enveloppe protectrice est justement dissoute par les poisons dits stupéfiants. C’est alors que la cellule envahie par le poison s’engourdit, cesse de fonctionner laissant tout l’empire aux cellules de qualité moindre, celles qui sont disséminées sur le parcours des voies habituelles. L’habitude triomphe aisément et tout narcotisé devient un automate. Jugez un buveur au commencement et à la fin d’un dîner et mesurez la valeur intrinsèque de ses propos, la précarité de ses créations au profit de ses acquisitions machinales. Les ponts ont été coupés entre les cellules des pensées neuves. Le moindre effort est réalisé. Le buveur se croit plus fort, plus vaillant, plus intelligent au moment précis où il est victime de ses facultés mineures.
Le voilà donc l’automatisme. Il sera défini cette activité en apparence spontanée des centres ou groupes de centres de la pensée coutumière échappant au contrôle, souvent même à la connaissance du conscient. Ce qu’on appelle le subconscient et l’inconscient est constitué par la masse énorme des automatismes, dont nous sommes capables. Quoi de plus désirable pour les natures inertes que de s’automatiser ! C’est dans ce fait très simple que gît toute l’explication des narcomanies. C’est si bon de voir s’agiter, se trémousser en quelque sorte notre moi élémentaire, qui, par surcroît, nous donne l’illusion de la liberté ! L’habitude des sentiers battus nous dispense de penser. La routine devient la règle du comportement chez les habitués du vin, de la cigarette ou de la pipe d’opium.
* * *
Que sera donc l’obsession au regard de l’automatisme ? On la définira l’apparition plus ou moins soudaine dans le champ de la conscience d’une idée, d’un besoin, d’un désir, qui obstruent momentanément le cours normal des opérations psychiques. Quelle est son origine ? Les partisans de la spontanéité diront : elle s’est formée sur place, sans cause appréciable. Les déterministes diront : ce n’est qu’un souvenir, une exhumation.
J’ai été fort impressionné par un air d’opéra. Je rentre chez moi et tente de m’endormir. Impossible. L’air d’opéra surgit quoi que je fasse, et ce n’est qu’après un temps plus ou moins long, que mes voies psychiques redeviennent libres. L’idée étrange de mettre le feu à une meule surgit tout à coup de mon esprit. Elle est absurde, ne rime à rien ; elle me tourmente ; je la chasse, elle revient. Je la chasse encore. Tel un moustique qui m’obsède, l’idée s’attache à moi en parasite jusqu’à ce que surviennent d’autres idées qui me possèdent avec plus d’autorité.
Pour peu que l’obsession se répète un grand nombre de fois, elle prend la forme du tic, qui est le type parfait et simple de l’obsession et, du même coup, l’habitude est créée. Tel est le rapport entre l’obsession et l’habitude. Elle est une habitude qui s’impose en tyran.
L’inverse est aussi curieux : on peut définir l’habitude une obsession plus ou moins sympathique et supportée. L’étude de nos mœurs nous entraînerait trop loin, mais il n’est pas difficile d’y trouver cette démonstration formelle que l’homme est une extravagante machine et qu’il a bien tort d’en être si fier. Un peu plus d’humilité siérait à un être dont la vie entière se ramène, le plus souvent, à des accoutumances et à des automatismes où il se complaît. Celui-là est un rare privilégié qui, par l’entraînement au travail, devient un Créateur, car création et automatisme s’opposent. Combien, du reste, de créations, en matière littéraire notamment, ne sont que des réminiscences malaxées dans le subconscient et par le subconscient ? Le génie consistera en des combinaisons nouvelles de faits déjà connus. Mais rien ne fera que l’histoire ne soit un perpétuel recommencement.
Il suit de l’observation que maintes habitudes dont nous ne pouvons nous défaire (impuissance absolue ou relative mais réelle) encombrent notre vie, constat important car nous touchons au point précis où l’obsession va devenir morbide. L’obsession passagère, momentanée, aiguë en quelque sorte, va devenir habituelle, chronique par conséquent, et gênante. Trouverai-je un exemple plus démonstratif que le geste et par suite l’habitude de fumer ? Inutile, ridicule, grotesque même, elle devient une chaîne que nous rivons chaque jour davantage. Plus nous fumons, plus nous voulons fumer. Bien plus tyrannique que le vin est la nicotine. Chose étrange, la stupéfaction devient si profonde que le stupéfié, libéré de toute initiative, y prend plaisir et en jouit. Jouir d’un mal est le comble de l’esclavage. Mais vient un temps où I’obsession répétée a provoqué des désordres inquiétants et où le problème de la libération va se poser. Ils font pitié les êtres humains ainsi obsédés qui s’abandonnent à de cruels et inutiles efforts pour dominer l’obsession, qui se montre plus dominatrice qu’eux. Les réactions dites volontaires subissent alors une véritable paralysie. Paralysie consciente, entraînant à sa suite une souffrance morale avec un sentiment d’humiliante capitulation. C’est un fait, du reste, que l’obsession devient par définition même un état machinal et indifférent (la seconde nature qu’est l’habitude), tant que le conscient n’en prend pas connaissance et n’en fait point l’analyse. Le fait de l’intervention de la conscience amène, en général une lutte, car il est rare que l’obsession ne soit pas quelque peu nuisible par son objet même. Le moins que puisse désirer alors le sujet est de se défaire d’une habitude qui fait de lui un esclave. L’amour-propre lutte alors avec la tyrannie. Les armes ne sont point égales. Mais, sauf dans les cas, hélas ! si communs de stupéfaction, le triomphe reste assuré à l’amour-propre.
Chacune trouvera dans la vie de son voisin, dans sa vie propre, des échantillons nombreux et variés d’automatisme obsédant. J’engage mes lecteurs à le faire comme un excellent exercice de volonté qui s’exprime finalement par la conquête d’un peu plus de liberté. On trouvera, par exemple, dans la pratique des professions, des exemples innombrables d’obsessions. Elles ont, du reste, un énorme avantage : celui de constituer pour le praticien une véritable adresse. La répétition du même geste passant par les routes connues du système nerveux, répétition qui permet de penser à autre chose pendant que l’on agit, conquiert à l’ouvrier une sorte de supériorité, bien relative d’ailleurs, car elle ne saurait exister dans sa plénitude, sans une abnégation de soi-même. On sait que c’est justement à cela que tend le capitalisme moderne dans les industries grandement productrices : réduire l’ouvrier à l’état d’une machine parfaite en vue d’un grand rendement. La fabrication d’une aiguille de montre occupe 35 ouvrières différentes, chacune fabriquant une pièce, toujours la même pièce. Ce que l’on a appelé la division du travail a été l’apothéose de l’Habitude, de l’Obsession et de l’Automatisme. On sait ce qui reste de la liberté au bout de l’expérience. L’Amérique a triomphé dans ce genre de servitude et, chose étrange, nombre de travailleurs se montrent satisfaits de ce système.
* * *
Examinons maintenant l’obsession dans ses causes, dans son mécanisme et dans l’état psychologique qui l’accompagne.
La cause générale est, nous l’avons vu, le moindre effort, l’économie de forces. C’est aussi la réflectivité défensive. Le cerveau est un peu comme M. le Préfet dans son cabinet, entouré d’une foule d’organes qui tamisent sa besogne, la répartissent, la simplifient et l’accomplissent finalement en tout ou en partie, ne livrant à son intervention que les problèmes qui échappent à l’habitude. La routine des bureaux est l’image de l’activité des relais nerveux qui s’échelonnent entre l’impression et les centres psychiques. Ceux-ci sont, en quelque sorte épargnés, soignés, dorlotés par les postes subalternes auxquels sont accordés par la nature une sorte d’initiative sommaire, plus ou moins consciente. J’ai dit que le modeste réflexe qui représente le circuit minimum était éminemment l’automate protecteur. C’est le garçon de bureau, l’agent de police, le chien vigilant dont l’humble besogne a plus de portée qu’on ne le croit. Ils jouent le rôle d’un barrage.
A mesure que l’impression monte vers le cerveau, le nombre des barrages se multiplie. Largement et fréquemment visités, ils soulagent les centres supérieurs.
Les chemins que se sont frayés les impressions sont rapidement adoptés par elles ; elles y sont à l’aise, s’y attardent, y séjournent et peuvent même s’y arrêter. Le travail de sélection raisonnée, réfléchie, se trouve ainsi épargné. Si nous nous rendons d’un point à un autre, il nous est plus facile d’emprunter toujours le même sentier que d’en tracer de nouveaux chaque jour. L’économie est évidente et nos opérations ainsi confiées à l’habitude sont de tout repos. Il en est de même pour nos habitudes mentales, déjà infiniment plus compliquées. Chacun adopte sa façon de travailler et les opérations supérieures de notre entendement sont réalisées par des voies d’association déjà expérimentées. Personne ne complique son travail avec plaisir. Partout où l’effort simple est suffisant, l’on s’en contente. Tout autre est le cas de la découverte ou le cas où apparaît une situation nouvelle inaccoutumée : C’est alors que le penseur est obligé de colporter I’idée nouvelle dans le maquis inexploré de l’écorce et de lui circonscrire un habitat où, à la seconde expérience, il la retrouvera facilement.
L’obsession résulte d’une irritation première de la cellule, irritation forte, agréable ou utile.
Forte elle laisse une trace profonde en utilisant la mémoire cellulaire.
Agréable elle suscite sa reproduction dès qu’interviendront les mêmes agents provocateurs.
Quant à son utilité, elle suscite sa répétition automatique, dans des ciconstances identiques, par esprit d’économie.
Quand une cellule a été fortement impressionnée, elle rumine en quelque sorte cette impression, à la façon d’un écho intérieur, jusqu’à épuisement de l’excitation initiale.
L’irritation est assez forte pour échapper pendant plus ou moins longtemps à l’action d’arrêt des relais supérieurs. L’autorité de ces relais n’est ressaisie qu’au fur et à mesure de l’épuisement de l’irritation et dans la mesure également où le pouvoir d’inhibition est resté normal, car il arrive que, par voie de propagation, l’obsession forte inhibe à son tour l’initiative des relais voisins.
Une fois constituée, l’obsession revêt les allures du parfait automatisme en ce sens que 1a cellule, par l’emmagasinement seul de son énergie reproductrice, n’a plus besoin d’un excitant extérieur pour réaliser son travail. La nécessité d’une provocation extérieure marquera la fin du paroxysme obsessionnel.
Le propre d’une obsession est d’irradier. Une opération cellulaire n’a raison d’être que par son effet. Aucune ne se suffit à soi-même, qu’il s’agisse d’une sécrétion, qu’il s’agisse d’un dynamisme quelconque, toujours le travail cellulaire retentit par ailleurs, dans un sens quelconque du névraxe. C’est ici le lieu de prononcer le mot d’lmpulsion, corollaire fréquent de l’obsession dont elle partage les caractères psychologiques.
L’impulsion est la réponse à l’invite centripète qui met en jeu la cellule, Elle alerte tout simplement un groupe de muscles et un acte est la fin momentanée de l’obsession. Ce sera, par exemple, l’érection qui répondra à une excitation du centre génito-spinal, excitation résultant elle-même d’une action centripète de cause extrêmement variée (action endocrinienne d’origine testiculaire, provocation sensorielle, visuelle, auditive, olfactive, etc...). Ce centre pourra être mis en œuvre à l’insu ou malgré les centres supérieurs de contrôle, réalisant ainsi une des nombreuses formes de l’automatisme sexuel.
Les irradiations du dynamisme cellulaire ont lieu, dans le cas d’obsession simple, dans des voies où la réponse à l’incitation ne provoquera point le mouvement. C’est le cas où toute une série d’associations purement psychiques répond à la sollicitation initiale de la cellule. C’est ainsi qne l’obsession d’un mot anodin par lui-même provoquera, comme par échos déclenchés, toute une série d’autres mots pénibles, désagréables, obscènes, ou autrement toute une série de sensations agréables, voluptueuses, dont la répétition mentale automatique sera, par exemple, pour une dame pieuse, dévote, une source de scrupules, de reproches, d’auto-accusations. Les obsessions ne sont une peine, le plus souvent, que par leurs irradiations, motrices ou psychiques.
Le mécanisme de l’obsession repose donc sur l’irritation forte d’un centre, suivie d’irradiations dans des voies connues où, agissant sans frein ni correctif, elles provoquent une surprise pour la conscience.
* * *
L’étude sommaire du processus psychologique de l’obsession va nous conduire sur le terrain de l’obsession pathologique.
Ce phénomène suppose une cellule jouissant d’une irritabilité particulière ou, inversement, une impression d’une puissance inaccoutumée : Sensibilité exagérée d’une part, énergie excitatrice démesurée d’autre part. L’importance et la durée de l’obsession seront corrélatives de ces deux qualités. En photographie il y a des plaques plus sensibles que d’autres, retenant fortement les impressions les plus fugaces et il est, d’autre part, des sources lumineuses d’une intensité considérable, capables d’impressionner très vite les plaques sensibles. La comparaison est tout à fait exacte. Il arrive que la sensibilité individuelle acquière des proportions telles que les sujets s’en trouvent disposés plus que d’autres à l’émotion forte, par suite à l’obsession, par suite à l’automatisme. Les deux territoires, le normal et le pathologique, sont séparés par une simple zone de transition. Le tempérament nerveux, la surémotivité des névropathes (voir ce mot) sont à la base de l’obsession,
Normale ou pathologique (simple degré d’intensité entre les deux), l’obsession s’accompagne forcément de troubles d’ordre émotif. Ils sont ordinairemeut passagers et sont facilement domptés, mais exagérez l’émotion, celle-ci peut aller jusqu’à l’angoisse. Tant que dure l’obsession, les sujets sont haletants, inquiets, ils souffrent visiblement : des désordres vasomoteurs (sueurs, battements de cœur, rougeur, pâleur) trahissent cet état émotionnel.
L’obsession est, d’autre part, un phénomène conscient. C’est justement parce que le sujet se sent impuissant en face de l’automatisme obsessionnel qu’il est porté à souffrir et que son émotion s’intensifie. Simplement ennuyeuse ct gênante, l’obsession, devenue morbide, est une véritable torture. On assiste à une lutte parfois dramatique que l’on ne saurait mieux comparer qu’à celle du lion de la fable contre le moucheron. Petite cause, gros effet, si le moucheron n’est pas congrument écrasé.
Souffrance cruelle, l’obsession est plus cruelle encore quand elle est suivie d’une impulsion, c’est-à-dire d’une réalisation extérieure tangible, capable d’alerter les témoignages. L’obsession peut rester à l’état de tension dynamique pendant longtemps sans éclater, mais la menace seule de l’éclat met les sujets aux champs. Ils ne savent qu’entreprendre pour se protéger, se garantir contre 1’exécution qni pourrait avoir de dangereuses conséquences ; l’obsédé conscient demande alors fréquemment le secours de l’aliéniste et de la maison de santé.
L’obsession réalisée procure en manière de compensation une véritable jouissance organique, quel qu’en soit l’objet, comme il arrive chaque fois qu’un besoin a reçu satisfaction. Cet heureux résultat n’est qu’un trompe-l’œil, car l’obsession recommence jusqu’à l’épuisement.
Telle est la psychologie de l’obsession. Elle est facile à généraliser aux hahitudes, banales ou morbides. L’angoisse du fumeur cède à la cigarette ; la seringue à morphine calme le besoin factice du narcomaniaque.
* * *
Il me reste à cataloguer un certain nombre d’obsessions morbides souvent décrites comme autant de maladies séparées, alors qu’elles ne font que reproduire un seul et même état fondamental, sous des aspects variés.
L’état névropathique qui domine tous ces syndromes par sa gravité et sa tyrannie est la folie du doute, type de névrose consciente, obsessionnelle, torture morale d’autant plus cruelle que, par définition même, elle ne reçoit jamais satisfaction complète. Comme son nom l’indique, elle désigne tout ce qui, parmi les opérations psychiques, d’ordre intellectuel, mais surtout d’ordre affectif, provoque l’état de doute, exagération du doute et du scrupule normal, dont elle ne diffère que par la solution. Avez-vous quelque doute au sujet de l’existence de Dieu ou de l’Ame, recherchez-vous la solution d’un problème philosophique ou moral quelconque, si vous n’avez point satisfaction aujourd’hui peut-être l’aurez-vous demain, et si vous ne l’avez point, elle reste à l’état de simple désir anodin. Mais si vous êtes un émotif, vous n’aurez point de repos que la solution ne soit trouvée et, comme elle est du domaine des impossibilités, vous resterez incessamment dans un état d’angoisse pénible, plongé dans une sorte de rumination perpétuelle où les interrogations succèderont aux interrogations, lesquelles ne feront que grossir le problème et ses inconnus. Torture indicible, épuisant les malades dont l’état lamentable est à la merci seule des narcotiques.
Le pire est que le doute surgira sous une forme angoissante, mais ridicule, pour des objets insignifiants. Ai-je bien fermé ma porte en sortant de chez moi ? Ai-je bien timbré la lettre que je viens de jeter à la boîte ? J’en suis bien sûr et pourtant je doute, etc., etc...
La folie du doute est la vraie névrose d’angoisse. On la retrouve sous des aspects plus ou moins atténués dans d’autres obsessions : je cite, au hasard, la pyromanie ou impulsion à mettre le feu, l’impulsion au suicide, l’impulsion au meurtre, l’obsession des mots et de toutes les superstitions qui peuvent en découler, l’obsession des chiffres : chiffres fatidiques comme le chiffre 13, l’obsession irrésistible de compter ; je n’en finirais pas. Ce qui caractérise la plupart de ces obsessions-torture, c’est l’inanité de leur objet, vanité que le sujet conscient est le premier à reconnaître. Il en rit tout en en souffrant. Il y succombe tout en protestant. L’automatisme nous guette, pour peu que nous affaiblissions nos centres de résistance et je ne rn’en voudrai pas en mettant une fois de plus en garde mes lecteurs contre les stupéfiants dont quelques traces suffisent pour ravaler les êtres les plus énergiques et les plus déterminés au rôle d’automates voués à l’activité incontrôlée des centres inférieurs. Mieux vaut l’esclavage de la pensée consciente et claire que la servitude mécanique de nos facultés mineures.
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Les quelques mots qui précèdent en disent suffisamment sur le chapitre final qui doit, en tout état de cause, traiter des remèdes.
Le triomphe de la thérapeutique est ici d’ordre préventif. L’hygiène cérébrale et mentale, fonction de l’hygiène générale, peut prémunir les sujets d’une façon certaine contre le supplice de l’obsession. L’homme doit apprendre à être un sage s’il ne veut point disloquer l’admirable machine nerveuse qu’il possède et la ravaler au fonctionnement isolé, incohérent et quasi déshonorant de ses parties composantes. Tout candidat à un peu plus de liberté peut conserver le gouvernail de sa vie, sans jamais abdiquer aux mains des infiniment petites fonctions qui le rapprochent de la bête.
Prévenir n’est point guérir le mal quand il est réalisé, objectera-t-on. J’en conviens. Mais que l’on n’attende pas de moi dans ces courtes colonnes, l’enseignement de panacées qui n’existent point. Le maniement de la psychothérapie, seule méthode de traitement applicable à l’obsession, appartient au seul psychiatre capable d’analyser un syndrome mental, d’en démêler les causes lointaines ou prochaines et d’acquérir une honnête autorité substitutive sur les patients, dont la vie est empoisonnée par de subtiles préoccupations, sans aucune valeur intrinsèque. Se souvenir seulement que la rééducation nécessite une patience persévérante.
— Dr LEGRAIN.
OCCULTISME
n. m. (du latin Occultus, caché)
Ce mot est d’origine assez récente : il fut créé par Papus (pseudonyme du Dr Encausse), à la fin du XIXème siècle. Un mouvement spiritualiste, qui s’est accentué depuis, surtout pendant et après la grande guerre, se dessinait alors nettement, par réaction contre les foudroyants progrès du Matérialisme, dont les données positives ne fournissent pas un aliment adéquat aux esprits affamés de merveilleux. Ce mouvemcnt, caractérisé d’abord — et aggavé à la fois, car l’effet réagit comme cause — par1’étonnante diffusion du Spiritisme et de la Théophie, Papus, qui fut un moment le chef d’un brillant cénacle, dont l’originalité et la sincérité frisèrent souvent l’excentricité et le snobisme, et où se fit remarquer notamment l’étrange Sâr Péladan, tenta de l’orienter vers les sciences dites « occultes », fort délaissées depuis le XVIIIème siècle, et dont l’étude venait d’être rénovée par un des maîtres en la matière, Eliphas Lévy. Le succès fut vif, mais éphémère. Il y eut de nombreuses dissidences, et aujourd’hui le mouvement est très éparpillé, au gré des tendances individuelles. C’est donc à l’ensemble de ces sciences occultes, et des doctrines et pratiques qui s’y rattachent, que Papus donna le nom d’Occultisme. Mais qu’est-ce exactement qu’une science occulte, et en quoi se distingue-t-elle de la science tout court ?
La distinction est plus difficile qu’elle ne semble l’être au premier abord. Si je tente une définition générale, je m’aperçois qu’elle est tantôt trop large, tantôt trop étroite, faisant une trop grande part, tantôt au mot science, tantôt au mot occulte, sans qu’il me soit possible d’englober les deux idées qu’ils représentent en une synthèse précise. Trop large, elle peut s’appliquer à des sciences qui n’ont rien d’occulte, mais dont les solutions qu’elles apportent à maints problèmes restent hypothétiques (comme la cosmologie, I’anthropologie). Trop étroite, elle risque d’exclure à tort de son cadre des parties intéressantes de certaines sciences dites occultes (comme l’Alchimie), où la science véritable voisine avec un empirisme puéril, des rêveries déconcertantes, et d’absurdes superstitions. J’en arrive à cette conclusion qu’il n’y a pas, à proprement parler, de science occulte, les deux termes étant contradictoires. Il y a la science, qui étudie dans la réalité les faits et phénomènes vérifiables et explicables expérimentalement ou rationnellement ; et il y a des doctrines et pratiques basées sur une croyance irrationnelle à des causes ou influences occultes, mystérieuses, parfois ingénieusement imaginées, souvent ridiculement invraisemblables, dans tous les cas indémontrées, et inacceptables par la raison, jusqu’à ce qu’une preuve vienne les certifier, ou qu’une forte présomption, tout au moins, justifie leur prise en considération. Elles passeront alors du domaine de l’Occulte dans celui de la Science. Jusque-là, elles seraient plus idoinement désignées par le mot « art » que par le mot « science », et le terme général d’ « Occultisme » me semble heureusement choisi pour une classification d’ensemble.
En ces temps derniers, quelques questions se rattachant à l’Occultisme ont été étudiées sous la dénomination, à l’allure plus scientifique, de Métapsychisme, ou Métapsychie (voir ce mot). Mais, comme beaucoup de problèmes étudiés par les métapsychistes rentrent dans le cadre de sciences bien définies (psychologie, psychiatrie, biologie, etc.), et comme, pour les cas réellement occultes, la plupart des métapsychistes, en dépit de leurs prétentions à l’esprit critique, restent sous l’empire des anciens errements ; comme, d’autre part, les occultistes actuels se réclament de méthodes non moins scientifiques, — non moins viciées d’ailleurs par d’analogues idiosyncrasies spiritualistes — la nécessité de ce nouveau terme n’apparaît pas clairement. Question de forme plutôt que de fond. Nouvelle chapelle plutôt que nouvelle église.
Le domaine de l’ Occultisme est très vaste. Il constitua longtemps, sous les noms de Kabbale et d’Hermétisme (de Hermès Trismégiste trois fois saint, personnage légendaire et dieu égyptien), le fonds des connaissances humaines ésotériques, réservées aux Initiés ; et les sciences véritables ne se sont formées qu’en dégageant de son fatras, petit à petit, ce qui peut être démontré par l’expérience ou étudié rationnellement. L’ésotérisme occulte est également la source de toutes les métaphysiques et de toutes les religions, qu’il englobait aussi jadis, et ces dernières en restent fortement imprégnées, surtout de magie (les prières ne sont que des formules magiques, et les cérémonies — notamment la messe et le baptême -, ainsi que l’usage des divers vêtements sacerdotaux, ne sont que des rites magiques. Or, rites et formules, c’est toute la magie).
Les principales branches de l’Occultisme sont : l’Alchimie, l’Astrologie, la Kabbale, la Magie, et la Mancie ou Arts Divinatoires. Nous allons les examiner rapidement. (Voir aussi les mots Kabbale, Magie, et Nécromancie).
ALCHIMIE
(du grec Chemela avec l’article arabe al — le ou la)
Les anciens peuples n’ eurent en chimie que des connaissances empiriques et pratiques. Ils savaient faire du verre, du savon, des teintures, etc. ; travailler les métaux, embaumer les corps, préparer des poisons, etc. Mais leurs recherches ne s’appuyèrent pas sur l’expérimentation scientifique, pas plus d’ailleurs que les conceptions, purement intuitives, de certains philosophes grecs et latins, comme Empédocle, Démocrite, Aristote, Lucrèce, sur la matière et ses transformations. Ce furent les Arabes, héritiers des traditions hermétiques après le déclin des civilisations grecques et latines, qui, pour la première fois, eurent recours à cette expérimentation, et donnèrent une vive impulsion à la chimie et à la médecine sur ces nouvelles bases. C’est à l’occasion des croisades que les Européens eurent connaissance de leurs travaux, et s’y livrèrent à leur tour. Et l’étude de la matière s’appela alors « l’alchimie », mot absurde (comme quelques autres d’étymologies analogues) en raison du pléonasme que forment les deux articles « la » et « al ». D’ailleurs, à quelle époque aurait fini l’alchimie pour faire place à la chimie ? La délimitation n’existe pas. La vérité, c’est que la chimie a évolué constamment et progressivement, qu’elle s’est perfectionnée, lentement (surtout au Moyen Age, en raison de l’obstruction de l’Eglise Catholique, pour qui toutes les découvertes scientifiques étaient œuvres de sorciers ou d’hérétiques, et comme telles passibles du bûcher), et qu’elle ne s’est débarrassée que petit à petit du mysticisme, de l’empirisme et du charlatanisme. Et ceux qu’on appelle péjorativement et dédaigneusement des alchimistes étaient, en réalité, des chimistes ; quelques-uns de grands chimistes, comme Paracelse, Agricola, Van-Helmont, etc. Ils commirent des erreurs ? Mais les chimistes actuels n’en commettent-ils pas ? La principale fut la recherche obstinée de la chrysopée (de chrusos, or, et poein, faire) ou pierre philosophale, qui devait être une panacée universelle, et, en outre, transformer en or tous les métaux. C’est ce qu’on appela le Grand Œuvre. Mais il ne faut pas oublier que cette erreur elle-même était basée sur une idée très scientifique, l’unité de la matière, et la possibilité des synthèses. C’est la méthode de réalisation qui seule était erronée. On leur doit d’ailleurs d’importantes découvertes en chimie : acides sulfurique, chlorydrique, nitrique, etc. ; ammoniaque, alcali, éther, phosphore, etc. De très remarquables esprits ont cru à la transmutation des métaux. Outre ceux cités plus baut, je nommerai : Avicenne, Averroès, Albert le Grand, Roger Bacon, Tycho-Brahé, Képler, Leibnitz, et Spinoza lui-même.
ASTROLOGIE
(du grec astron — astre -, et logos — science)
On comprit longtemps sous cette dénomination l’étude des astres à tous les points de vue. Puis le mot « astronomie » (de nomos — loi), s’appliquant à cette étude au point de vue strictement scientifique, le mot « astrologie » fut réservé à celle des influences astrales sur les êtres et les choses de notre terre.
Elle comprend deux parties : l’astrologie naturelle et l’astrologie judiciaire.
L’astrologie naturelle se subdivise en astrologie météorologique et astrologie médicale.
La première traite de l’influence des astres sur les phénomènes physiques et les intempéries, les semailles, plantations, coupes de bois, etc. Il s’agit ici surtout de l’influence de la lune. Elle est niée par la science officielle, mais cette négation est peut-être trop catégorique. Nous ne connaissons pas, il est vrai, les lois suivant lesquelles s’exercerait cette influence. Ce n’est pas une raison pour la nier purement et simplement.
La seconde étudie l’influence des astres sur les maladies. Elle eut pour adeptes presque tous les médecins de l’antiquité (pour Hippocrate les influences prépondérantes étaient celles des trois constellations du Chien, des Pléiades et d’Acture, et pour Gallien c’était celle de la Lune), et ceux du Moyen Age et de la Renaissance, notamment Paracelse.
L’astrologie judiciaire, qui traite des influences astrales sur les destinées humaines, a beaucoup plus d’importance, car elle est encore en grand honneur aujourd’hui. Ces influences sont déterminées par la place du Soleil et des planètes, dans les douze signes du Zodiaque (division imaginaire du ciel en douze parties, auxquelles une constellation donne à chacune son nom). Ces douze signes sont : le Bélier, le Taureau, les Gémeaux, le Cancer, le Lion, la Vierge, les Balances, le Scorpion, le Sagittaire, le Capricorne, le Verseau et les Poissons. A l’équinoxe du printemps, le soleil entre dans le Bélier, puis passe dans le Taureau, et ainsi de suite. L’application la plus fréquente de l’astrologie est l’horoscope (de hora — heure — et scopein — examiner), qui consiste à prédire la destinée d’une personne par l’examen des astres au moment de sa naissance.
Ces théories astrologiques remontent à la plus haute antiquité, et sont sans doute originaires de l’Egypte ou de la Chaldée. De là elles passèrent à la Grèce, à Rome, puis aux Arabes, qui nous les transmirent. Elles eurent une vogue étonnante au Moyen Age et jusqu’au XVIIème siècle. Chaque prince avait son astrologue particulier. Charles V créa une Faculté pour l’enseignement de l’astrologie. Catherine de Médicis était entourée d’astrologues, dont les plus célèbres sont Ruggieri et Nostradamus (les prédictions de ce dernier, les fameuses Centuries, ont encore leurs croyants). Louis XIII fut surnommé « Le Juste », non à cause de son amour de la justice, comme on le croit généralement, mais parce qu’il était né sous le signe de la Balance. Pendant l’accouchement d’ Anne d’Autriche, un astrologue se tenait dans une chambre voisine, et était tenu au courant de toutes les phases de l’opération, pour lui permettre d’établir avec précision l’horoscope du futur Louis XIV. On pourrait citer des milliers de faits analogues, dans le monde entier, témoignant de la croyance générale à l’influence des astres. Le scepticisme du XVIIIème siècle calma cet engouement. Mais de nos jours l’astrologie a retrouvé quelque faveur ; et certains occultistes, comme P. Choisnard, se sont efforcés de lui donner un caractère réellement scientifique, en se basant surtout sur des données statistiques. Mais l’établissement de ces statistiques — comme celui de beaucoup d’autres et plus encore — comporte trop d’incertitude pour justifier une affirmation.
KABBALE
(On écrit aussi Cabale.)
Il y a deux sortes de Kabbales : la Kabbale ésotérique, qui est surtout une conception métaphysique, et la Kabbale magique. Pour la première, voir au mot Kabbale. Quant à la Kabbale magique, elle est d’une prodigieuse complication, et comprend à peu près tout l’occultisme. Voici ses traits essentiels au point de vue magique proprement dit :
Les pratiques magiques des Kabbalistes, comme celles de tous les magiciens, avaient pour but de commander aux forces mystérieuses de la nature, inconnues du vulgaire, et d’obtenir des phénomènes dits surnaturels. Ces forces sont aux mains d’innombrables êtres invisibles : les anges, bons ou mauvais, et les esprits des éléments. Les occultistes modernes appellent ces derniers « Elémentals ». Les Kabbalistes juifs les appelaient « Schedim ». Il y en avait quatre espèces : les Schedim du feu, de la terre, de l’eau et de l’air, que l’on considérait comme les quatre éléments.
Pour se concilier ces puissances invisibles, on avait recours à divers procédés, dont les principaux étaient : l’accaparement, par des moyens plus ou moins bizarres, de la puissance solaire, qui constituait une sorte d’aimant pour attirer, fasciner les Schedim ; l’usage de talismans : naturels, comme certaines pierres précieuses et les plantes magiques (telles que la mandragore, dont il est question dans un amusant épisode de l’histoire de Jacob), ou artificiels, comme les phylactères (versets de la Bible portés dans un sachet) et les mézazoths (versets placés dans le seuil des maisons) ; et surtout les incantations et conjurations au moyen de formules magiques. Ces formules étaient réunies dans d’énormes recueils appelés au moyen âge des grimoires, dont les plus célèbres sont : Les Clavicules de Salomon, et les deux Enchiridions, attribués aux papes Léon III et Honorius. Certains mots valaient à eux seuls les plus merveilleuses formules, tels que : abracadabra (origine de notre mot « abracadabrant »), infaillible contre les maladies, et surtout Agla (formé des initiales des mots Athah, Gabor, Leolam, Adonaï — Tu es puissant, éternel, Seigneur) qui mettait en fuite les pires démons. Toutes ces formules, ainsi que tous les rites magiques, avaient pour objet, soit d’obtenir quelque avantage matériel, soit de nuire à quelqu’un. Beaucoup de ces croyances sont encore vivaces aujourd’hui, notamment celle aux talismans, amulettes, fétiches de toutes sortes. Les religions les encouragent toujours, d’ailleurs, avec leurs scapulaires, médailles, etc ... Sous un scepticisme de surface, d’innombrables gens sont profondément superstitieux, et il ne semble pas que l’humanité ait beaucoup progressé à ce point de vue : le fétiche de l’automobiliste moderne n’est pas moins ridicule que le phylactère du Juif contemporain de Salomon.
MANCIE
(du grec Manteia)
(Voir aussi les mots Nécromancie et Spiritisme.)
De tout temps, les hommes ont été tourmentés de la crainte, ou tout au moins de l’inquiétude de l’avenir, et du désir de le connaître. Et, comme on croit aisément ce qu’on craint ou ce qu’on désire, de nombreux illuminés et de plus nombreux charlatans n’ont pas eu de peine à exploiter de mille façons l’inépuisable filon de la crédulité générale.
Les méthodes de divination peuvent se ramener à deux types :
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Certaines personnes, tantôt se croyant, ou se prétendant inspirées par Dieu (devins, pythonisses, sybilles, prophètes ou prophétesses, etc.), ou en communication avec des esprits (médiums spirites), tantôt doués, ou s’imaginant l’être, de facultés métagnomiques qui leur permettent de déchiffrer, sur un plan dénommé généralement « astral », les mystérieux enchaînements des causalités, et de voir, dans le passé les causes, dans l’avenir les effets, annoncent, avec une imperturbable assurance, les événements futurs intéressant, soit des individus, soit des collectivités.
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On tire des présages, favorables ou défavorables : de nombreux objets, plantes et animaux ; de faits accidentels, ou provoqués à cet effet ; de phénomènes naturels ; de certains nombres (notamment du nombre 13, superstition toujours très répandue) ; de diverses parties du corps humain (main, crâne, etc.).
Tous ces arts divinatoires sont désignés par le nom de l’objet, fait, etc ... employé ou interprété, auquel on ajoute la désinence « mancie », ou quelquefois « logie », ou « scopie » (de Skopein, examiner). Certains ont eu une importance et une influence considérables dans l’antiquité, et sont abandonnés aujourd’hui, ou presque, tandis que d’autres sont plus en faveur que jamais. Les plus connus sont :
La Cartomancie, divination par le moyen des cartes à jouer, ou des tarots, cartes spéciales d’un usage très ancien, car on s’en servait dans les temps les plus reculés en Egypte, berceau probable de tout l’occultisme, ainsi que des religions. C’est la méthode de divination la plus en vogue de nos jours.
La Chiromancie (de cheiros, main), divination par les lignes et autres signes de la main ; la métoscopie, par les rides du visage ; la phrénologie, par les bosses du crâne.
L’Ornithomancie (de ornithos, oiseau), divination par le moyen des oiseaux (leur vol, leur chant, I’appétit des poulets sacrés), et l’Entéromancie (de entéros, intestin) par les entrailles des victimes. Cet examen était confié, à Rome, à des prêtres formant d’importants collèges : les Augures pour les oiseaux, et les Aruspices pour les victimes. Ils jouissaient d’un pouvoir occulte très grand, car aucune décision d’intérêt public n’était prise sans les consulter, et il est évident qu’ils pouvaient généralement provoquer, à leur gré, les réponses dans un sens ou un autre.
Si répandues que fussent ces superstitions, il est certain néanmoins que la plupart des gens cultivés n’y ajoutaient pas foi, ainsi qu’en témoignent, par exemple, les ironiques remarques de Caton et de Cicéron, supposant qu’il était impossible à deux augures de se regarder sans rire ; et celle de ce sceptique athénien qui, constatant que les oracles de la Pythie de Delphes étaient énoncés en fort mauvais vers, s’étonnait qu’Apollon, dieu de la poésie, dictât de semblables vers à sa prêtresse. L’amusante anecdote du général Claudius Pulcher n’est pas moins significative : voulant livrer bataille à Asdrubal, il consulta, selon l’usage, les poulets sacrés, qui refusèrent de manger. (Ils étaient sans doute gavés intentionnellement !). Mauvais présage. Mais Pulcher, qui tenait à sa bataille, fit jeter à la mer les poulets récalcitrants en s’écriant : « Eh bien ! s’ils ne veulent pas manger, qu’ils boivent ! ». Malheureusement il fut battu, ce qui renforça la croyance populaire dans la sagacité prophétique des poulets sacrés. Ces coutumes n’étaient évidemment conservées que par politique gouvernementale : en amusant ou effrayant le peuple, on alimentait et renforçait ses croyances religieuses, qui ont toujours été un des plus fermes appuis de l’autorité.
Parmi les nombreuses autres mancies, je signalerai seulement, pour leur bizarrerie, les quelques suivantes :
L’omphalomancie. — Divination par l’examen du nombril.
La parthénomancie. — Par celui de l’hymen, avant ou après la défloraison.
L’amniomancie. — Par celui de la membrane amniotique, dite coiffe. Quand l’enfant la portait sur la tête en sortant du sein maternel, c’était pour lui un signe infaillible de bonheur. C’est l’origine de I’expression, toujours courante : « Il est né coiffé ».
* * *
Que faut-il penser de l’Occultisme ?
C’est une question qu’il faut examiner avec d’autant plus d’impartialité et d’objectivité que le bas charlatanisme des uns, la naïve crédulité des autres, sont de nature à pousser les esprits positifs à quelque parti pris négateur. Mais il faut se garder de toute dénégation systématique non moins que des affirmations injustifiées ou prématurées. C’est avec une calme et attentive raison qu’il faut juger, et non avec passion, légèreté ou dédain, si l’on veut avoir quelque chance de juger sainement.
Il y a lieu tout d’abord, évidemment, de déblayer le terrain et de débarrasser l’occultisme du parasitisme exotérique qui l’encombre, des grossières superstitions qui le déconsidèrent. Cet énorme déchet écarté, que reste- t- il ?
Les occultistes invoquent en faveur de leurs conceptions : l’ancienneté et l’universalité de ces croyances, la Sagesse antique et la Sagesse orientale, la Tradition, et les noms de nombreux hommes remarquables qui ont été occultistes.
Tous ces arguments sont d’une extrême faiblesse, mais ils sont si souvent présentés et si énergiquement défendus qu’il faut bien en parler.
L’ancienneté et l’universalité ? — Ce peut être tout aussi bien celles de l’erreur que celles de la vérité. Exemple : les théories cosmogoniques acceptées par tous jusqu’à Copernic et Galilée ... et même plus tard. Ce n’est pas parce qu’une idée a été absurde pendant dix mille ans qu’elle en devient sensée.
La Sagesse antique et la Sagesse orientale ? — Pur verbiage. Ce qui importe, ce n’est pas de savoir si une sagesse est antique ou moderne, orientale ou occidentale, si elle est née entre les pattes du Sphinx, dans les lamaseries du Thibet, dans une mansarde de Paris ou de Londres, ou ailleurs, mais si elle est réellement une « Sagesse ». Il nous faut des preuves, et non des mots.
La Tradition ? — Avec quelle bêlante admiration on nous en rebat les oreilles, de cette prétendue tradition, transmise de siècle en siècle à de rares initiés ! Que peut-elle signifier cependant ? Simplement ceci — et encore à la condition, fort problématique, qu’elle n’ait pas été trop déformée en cours de route — : que, à telle ou telle époque, telle ou telle personne, ou tel groupement humain, ont pensé de telle ou telle façon ; mais nullement que cette façon de penser soit la meilleure, ni même qu’elle soit bonne ou mauvaise. Elle a bien eu un commencement en effet. Or, le premier de cette longue chaîne d’initiés, comment a-t-il connu la « vérité » transmise ? Soit par intuition — valeur subjective, donc nulle scientifiquement, car nous n’avons pas les moyens de vérifier si elle peut saisir l’absolu, quoiqu’en dise Bergson en de jolies pages qui ne sont que des jolies pages, si ses données ont leur source dans les réalités de la « nature naturante ». pour parler comme Spinoza, ou si elles ne sont que des concepts de notre imagination, créatrice ou déformatrice ; soit par révélation — ce qui est pire, car il n’y a plus alors de science ni de philosophie, mais de la Foi. Ce qui ne se discute pas sérieusement.
Quant à l’argument basé sur le grand nombre d’hommes remarquables qui ont cru, ou croient encore, à l’astrologie, au grand-œuvre, etc., il n’a pas plus de portée. C’est en effet raisonner d’étrange et sophistique façon qu’invoquer les mérites certains d’un homme pour justifier ses erreurs. Elles s’expliquent aisément, pour les hommes d’autrefois surtout, par l’influence de l’époque, de l’ambiance, où ils ont vécu, et par l’état rudimentaire ou l’inexistence des sciences naturelles ; dans les temps modernes, par la tenace persistance des vieux errements, qui, comme un virus d’une prodigieuse vitalité, imprègnent l’esprit humain depuis des millénaires, et surtout par l’indépendance, souvent presque étanche, des diverses formes de l’intelligence dans le même individu, et les différences, énormes parfois, de leurs développements respectifs. Toute la puissance cérébrale des grands savants (comme aussi des grands écrivains et artistes) étant accaparée par la spécialisation de leurs travaux, et comme hypertrophiée dans une ou plusieurs branches de la pensée, leur insuffisance, voire leur nullité, en d’autres branches résultent du manque d’équilibre dû à cette hypertrophie.
Quelques occultistes récents, notamment Paul Choisnard pour l’astrologie, comprenant bien l’insuffisance de ces preuves, en ont cherché de plus scientifiques, basées sur des statistiques et sur le calcul des probabilités. Les statistiques fournies, je l’ai déjà signalé, sont fort incomplètes. Et il ne semble pas possible, à vrai dire, d’en établir de justes et probantes en pareille matière, vu l’énorme difficulté d’obtenir, en quantités utiles, des renseignements incontestablement exacts. Quant au calcul des probabilités, il ne peut évidemment avoir de valeur que si l’on considère de très grands nombres. Or, ce n’est certainement pas le cas ; et les faibles taux des écarts de fréquence signalés par Choisnard dans les horoscopes peuvent parfaitement être dus au hasard. Il convient donc, pour le moins, d’attendre les résultats d’une expérimentation plus prolongée pour y trouver des preuves, ou des présornptions intéressantes.
Je dois mentionner, avec l’impartialité qui me guide ici, une hypothèse du même Choisnard qui mérite l’attention. C’est qu’il n’y aurait peut-être pas rapport direct de causalité entre les positions des astres et les destinées humaines, mais une simple concordance provenant d’une source commune aux deux ordres de phénomènes : les astres fourniraient seulement le signe du déterminisme. Il est à craindre qu’il n’y ait là quelque tendance finaliste. Reconnaissons toutefois que l’astrologie côtoie ici la science. Qu’elle y entre un jour par cette porte, ce n’est pas impossible. Mais ce qui est certain, c’est qu’elle n’y est pas encore entrée.
Résulte-t-il de ces considérations qu’il faille rejeter en bloc et définitivement tout l’occultisme ? Je ne le crois pas. Je crois que la plus sage attitude, en cette question, est une prudente et patiente expectative. La science continuera sans doute à « désocculter » l’occultisme, suivant la claire expression d’un de ses adeptes actuels, à séparer de l’ivraie abondante le possible bon grain. Il y a eu déjà, en effet, plus d’un passage de l’occultisme à la science ; il n’y a pas de raison pour qu’il n’y en ait plus d’autres. Les deux principales lois de l’ occultisme : la loi d’analogie — du macrocosme et du microcosme, — et la loi d’affinité, ont eu récemment des applications que semblent avoir entrevues les anciens hermétistes, notamment dans la théorie de l’allotropie et dans la théorie atomique ; de nombreuses synthèses chimiques, même organiques, ont été réalisées, qui confirment certaines vues des chimistes du moyen âge, dits alchimistes, à la recherche de la synthèse de l’or — pas plus invraisemblable, en principe, que celles de l’urée, des hydrocarbures, etc .. ; enfin il est évident que le déterminisme est à la base de l’occultisme : tous nos actes étant déterminés, existent en germe dans les précédents ; tous les événements, passés ou futurs, forment une chaîne ininterrompue, et sont ainsi inscrits, pour employer une métaphore qui facilite l’intelligence de la question, dans le grand livre du Cosmos. Quand l’astrologue ou le devin l’affirment, ils sont en somme d’accord avec le philosophe déterministe. Seulement, ils vont beaucoup plus loin que lui — trop loin — en prétendant qu’ils savent lire dans ce livre. Il se peut qu’ils le lisent correctement quelquefois, et de nombreuses expériences personnelles m’inclinent à le croire, mais cette lecture est encore purement empirique, ce qui enlève tout caractère de certitude à leurs interprétations, car ils peuvent prendre de simples concomitances pour des effets et des causes. Est-ce à dire que nous ne saurons jamais lire ce livre ? Une telle affirmation ne serait guère moins absurde que celle des occultistes. Les merveilleuses découvertes de la science moderne nous ont révélé des forces mystérieuses qui, il n’y a pas bien longtemps, étaient inconnues, même insoupçonnées. Il en reste à découvrir ou à expliquer. La sagesse est d’y travailler méthodiquement, au lieu de se contenter d’une foi stérile, ou de se retrancher dans une dédaigneuse dénégation, non moins stérile, sinon plus. Il peut exister entre certains faits ou phénomènes des rapports que nous ignorons, — comme hier nous ignorions la radioactivité — : ce n’est pas une raison pour les nier a priori ; mais c’est folie de les affirmer sans preuves. Rappelons-nous ce mot d’un des écrivains les plus judicieux, La Bruyère : « Il y a un parti à trouver entre les âmes crédules et les esprits forts ». Et méditons aussi cette remarque profonde de Darwin : « L’ignorance entraîne la certitude plus souvent que la connaissance. Ce sont ceux qui savent peu, et non ceux qui savent beaucoup, qui affirrnent que tel ou tel problème ne sera jamais résolu ». (The descent of man.)
En conclusion, s’il faut bien se garder de croire inconsidérément les affirmations des occultistes, il convient toutefois, certains de leurs concepts méritant d’être pris en considération à titre d’hypothèses, de leur faire un prudent crédit, et d’attendre les possibles « désoccultations ».
— E. FOURNIER.
ŒUVRE
n. f. (du latin opera, travail, soin)
Chose faite, créée : les oeuvres du génie, de la civilisation. Acceptions diverses : la fin couronne l’œuvre. A l’oeuvre on connaît l’ouvrier. Ne faire oeuvre de ses dix doigts. L’œuvre de chair. Cette femme est enceinte des œuvres d’un tel. Mettre tout en œuvre pour réussir. Se mettre à l’œuvre. La main-d’œuvre. Œuvres choisies. Œuvres philosophiques, poétiques, posthumes. Maître des basses-œuvres (vidangeur). Maître des hautes-oeuvres (bourreau), etc ...
S. m. : recueil de toutes les estampes d’un même graveur (l’oeuvre d’Albert Durer). Les ouvrages de musique d’un compositeur (l’œuvre de Wagner). Le grand œuvre : recherche de la pierre philosophale. Architecture : reprises en sous-œuvres : rebâtir sous la partie supérieure d’une construction nouvelle ; réparer les fondations. Fig. : reprendre en sous-œuvre (une tragédie, un drame, qui pêche par le plan). A pied-d’oeuvre : à proximité. Hors-d’œuvre, etc ...
Théologie : Bonnes-œuvres. Le Concile de Trente (session VI) a décidé :
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accomplies par des âmes en état de grâce, les bonnes oeuvres sont méritoires ; elles donnent à leurs auteurs des droits réels au bonheur du ciel. Accomplies par des pécheurs, les bonnes œuvres ne sont pas méritoires, mais elles restent utiles à l’âme, car elles disposent Dieu à lui accorder des grâces ;
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Les bonnes œuvres sont nécessaires au salut : les justes, sans elles, ne peuvent ni garder ni développer la grâce ; les pécheurs ne peuvent recevoir de Dieu les grâces qui les convertiront ;
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Le principe des bonnes oeuvres est double : la grâce de Dieu prévient et perfectionne l’action humaine et la volonté humaine aide à l’action de la grâce divine. L’Eglise grecque est d’accord là-dessus avec l’Eglise catholique. Pour les protestants, rien ne compte que la foi. Luther affîrme que toutes les œuvres de l’homme sont mauvaises. Mème opinion du Synode de Dordrecht (1618–1619). Les Calvinistes soutiennent que les œuvres des pécheurs sont toujours désagréables à Dieu et que celles des justes sont une simple expansion de la foi (Larousse).
Toute œuvre demande une somme énorme d’efforts : recherche et classification des idées, des documents ; période de conception avec ses tâtonnements, ses enthousiasmes, ses joies et.... ses déceptions (parfois insurmontables et qui sont une atroce torture pour celui qui crée (lire l’OEuvre, de Zola). Mais, par dessus tout besoin de créer qui pousse l’artiste, le chercheur, le savant, l’artisan, le « bricoleur », à produire, à s’extérioriser. La création d’une œuvre véritable (c’est-à-dire qui n’est ni un plagiat, ni une oeuvre de compilation) est, dans tous les domaines, un acte d’une haute portée sociale. Cette oeuvre nouvelle fait partie désormais du patrimoine de l’humanité. Elle est un jalon nouveau sur la route des connaissances. Elle marque une étape, et elle prépare les œuvres nouvelles qui la dépasseront nécessairement dans cette ascension continue de l’esprit vers la découverte de tous les secrets du grand sphinx.
— Ch. B.
OFFENSIVE
Il est bien évident que nous ne pouvons mieux faire ici qu’évoquer le point de vue guerrier qui caractérise si formidablement ce mot. Il n’est pas très difficile à expliquer et il est bien facile à comprendre, après l’usage abusif qui en fut fait en discours, en écrits et en actes, avant, pendant et depuis la guerre infernale de 1914–1918. Pour le bien définir, ce mot qui exprime une mentalité spéciale de l’atmosphère guerrière de l’époque, il faut bien reproduire quelques-uns des commentaires auxquels il donna lieu pour persuader l’opinion publique d’alors de l’efficacité de cette méthode supérieure de combat, adéquate au tempérament du brave soldat de France. C’est ainsi que les soldats, sous l’uniforme de Saint-Cyr, partirent au feu, au début de la grande guerre, en crâneurs, le plumet au shako et les gants blancs aux mains. Ils furent fauchés comme les blés un beau jour de moisson, et comme le furent, après eux, des milliers et des milliers de jeunes hommes, non professionnels, qui ne demandaient qu’à vivre et produire, et non pas à être massacrés sans trop savoir ni pourquoi, ni comment.
I1 fallait l’Offensive parce que, selon le raisonnement des personnages galonnés, professionnels du massacre, la Défensive paraissait indigne de I’enthousiasme, de l’élan, du courage, de la fougue, de la maëstria, de la furia du soldat français. C’était aussitôt l’avis des fournisseurs d’armes et de munitions, des politiciens de tribunes, des journalistes et des rédacteurs de communiqués en phases élogieuses, masquant la barbare méthode offensive.
Mais copions de suite ce qu’en dit le Larousse :
Offensive. — Qui attaque, qui sert à l’attaque : Guerre OFFENSIVE. Armes OFFENSIVES. — Se dit d’un accord entre princes ou gouvernements, dont l’objet est de s’aider réciproquement pour attaquer les ennemis de l’un des contractants : Alliance OFFENSIVE. — Qualification donnée à tout engin ou arme pouvant être employé pour porter des coups à l’ennemi pour l’attaquer, ainsi qu’à toute manœuvre ou opération ayant le même objet : Engin OFFENSIF. Marche OFFENSIVE. Retour OFFENSIF. Mouvement exécuté par une troupe qui, ayant d’abord battu en retraite, reprend l’offensive, — N. f. Nom donné à la forme de combat par laquelle on attaque l’ennemi. ENCYCL. — Bien que l’assaillant d’une position semble, en général, devoir courir de plus grands dangers que le défenseur qui aura pu s’y abriter et fortifier à loisir, l’offensive n’en a pas moins ce grand avantage de permettre à celui qui la prend de choisir le point et l’heure de l’attaque ; tandis que le défenseur, obligé d’être toujours et partout sur ses gardes, est exposé à la fatigue et à la démoralisation. En outre, le succès n’est jamais pour lui que négatif, puisque le seul résultat qu’il retire d’un combat heureux, c’est de se maintenir dans ses positions.
« L’offensive seule donne de positifs et réels succès ... » Telle est l’opinion du Larousse.
C’est ainsi que débuta la guerre de 1914–1918. De part et d’autre on s’ingénia pour appliquer, le plus impitoyablement possible, le système de l’Offensive. Ce fut à qui jetterait le plus vite la panique chez l’adversaire par un lancement audacieux de bombes par avions sur des villes populeuses en effervescence, visant surtout les gares et les usines. Bien entendu, le prétexte des représailles fut invoqué de chaque côté, très hypocritement, pour raviver la haine de peuple à peuple et entretenir, par le mensonge, la férocité guerrière. A ce moyen pervers pour influencer le moral du soldat, il fallait en adjoindre un autre pour exciter sa brutalité, engendrer sa sauvagerie et lui faire oublier sa dignité d’homme. Face à face, de sang-froid, les pauvres adversaires se sont bien des fois rendu compte qu’ils n’étaient pas ennemis, mais victimes d’une machination monstrueuse décorée du nom de Patriotisme. En se voyant ainsi mutuellement, ils n’étaient pas loin de se laisser aller à la Fraternisation... Quelle horreur ! Il y eut des cas plus nombreux qu’on ne croit du geste individuel ou collectif de fraternisation. On le sut en haut lieu et c’est par la terreur, d’une part, et par l’alcool, d’autre part, qu’on parvint à tirer de cette pente les fils du peuple amenés au front pour se combattre et non pas pour s’entendre et se comprendre. Pour cela l’Offensive valait mieux que la Défensive. Mais il fallait la gnole et le pinard. C’est avec cela qu’on fit les héros de l’Offensive et qu’on empêcha le mieux que les guerriers redeviennent des hommes. Le vin coula et le sang aussi.
* * *
Quand on envisage de sang-froid, sans prétendre faire de la stratégie, certaines opérations importantes de la terrible guerre de 1914·1918, on arrive tout naturellement à des observations dictées par le plus simple bon sens. C’est ainsi qu’il nous paraît qu’on ne pouvait pas douter, ni au commencement d’août, ni au milieu de ce mois de l’année 1914, que l’offensive principale allemande se faisait par la Belgique.
Mais les chefs, professeurs de l’Ecole de guerre, n’étaient pas de cet avis. Or, comme le Pape, ces manitous de guerre sont installés dans l’Infaillibilité, il faut les croire et obéir sans discuter.
Au début de septembre, le bon sens de tout ce que le galon ne méduse pas parmi les hommes du gouvernement, du parlement, de la presse, savait qu’il ne fallait pas évacuer Paris ; et qu’il fallait livrer bataille sur la Marne, quand l’armée en retraite s’appuyait à droite sur le camp retranché de Verdun, à gauche sur le camp retranché de Paris.
Mais le G. Q. G. ne pensait pas ainsi : c’est pourquoi furent lancées offensives partielles sur offensives partielles pour quelques mètres de terrain pris ou repris, qu’on devait abandonner le lendemain en augmentant chaque fois le nombre des tués ! On ne pourrait, même aujourd’hui, dire ces choses si elles n’éclataient aux yeux de tous. Après une expérience de quelques mois, tout le monde sut que la guerre d’usure, le grignotement de l’armée allemande, par des attaques partielles, ne pouvait, sur un front de 600 à 700 kilomètres, que nous user nous-mêmes. C’est précisément ce que disait un journaliste dans un article intitulé : « Réflexions d’un simple pékin ». Voici ce que disait Gustave Hervé :
« Une attaque locale, partielle, par une compagnie, un bataillon, un régiment, une brigade, une division, ou même un corps d’armée, n’a qu’un résultat : faire tuer des hommes sans aucune espèce de profit que de gagner 200 à 300 mètres, que le plus souvent on est incapable de conserver.
Le plus grave, c’est que, dans ces assauts contre des tranchées ennemies, ce sont les plus braves qui ont le plus de risques de se faire tuer. Ils sortent le plus hardiment de leur abri, foncent le plus audacieusement sur l’ennemi et, naturellement, reçoivent le plus de horions.
Pour boucher les trous, on fait venir d’autres hommes du dépôt, puis on recommence ; les plus braves encore disparaissent ; c’est un continuel écrémage des meilleurs. Nous grignotons l’ennemi : il nous suce, lui, le meilleur de notre sang. » (Ici quelques assurances que le signataire ne critique pas l’état-major.)
Et il ajoute :
« Ce que je dis, c’est que la preuve aujourd’hui est faite que l’offensive ne peut aboutir à rien. » (Guerre Sociale, 28 février 1915.)
Ainsi voici l’Offensive partielle jugée par un pékin qu’on ne s’attendait pas à voir ici.
Quant à l’Offensive en masse, le même fameux pékin estime aussi qu’elle a fait faillite. Pour lui, la défensive elle-même a fait faillite. La solution pour le pékin en question est celle-ci :
« Il semble, dit-il, que la victoire dans de telles conditions, sera à celui des deux adversaires qui, le premier, aura su appliquer la méthode que les militaires appellent, je crois, la contre-offensive, et dont jusqu’ici, sur notre front, depuis six mois, Français et Allemands n’ont fait que des applications purement partielles, où, d’ailleurs, elle a presque toujours donné des succès locaux. »
Pour terminer, l’éminent pékin, après avoir exposé son plan sur ce qui aurait dû être fait sur l’Yser, dit :
« Ayons la patience d’attendre qu’ils (les Allemands) soient acculés à cette offensive meurtrière, pour faire, à l’instant psychologique, la contre-offensive que nous n’avons pas pu faire sur l’Yser.
Pour la dixième fois je conclus : « A quand la nouvelle armée de Paris ? » »
Pour nous, qui n’avons pas d’avis à donner, même à titre de simple pékin, aux grands chefs de notre armée, offensive partielle, offensive générale ou en masse et contre-offensive sont des façons de sauvages tueries qui ne disparaîtront qu’au jour où les humains de toutes nations refuseront d’y collaborer ou quand, par des moyens scientifiques, à la portée de tous, on pourra supprimer tous les guerriers et, par conséquent, la guerre.
* * *
L’Offensive, méthode chère à certaines personnalités de la caste militaire, pour lesquelles il n’y a de vraies et de belles batailles que celles qui consomment beaucoup de vies humaines, nous en trouvons assez I’illustration atroce dans les premiers jours de la guerre de 1914–1918 pour nous dispenser de l’aller chercher ailleurs.
Du courageux livre de Victor Marguerite, Au Bord du Gouffre, au chapitre X, intitulé : « La journée du 20 Août », les lignes suivantes sont à leur place ici :
« Devant la ligne des crêtes — où les préparatifs de l’état-major allemand vont coucher tant de nos héros — une épaisse et belle nuit, toute balayée par les projections ennemies, enveloppe cette armée dont deux corps déjà sont en état d’infériorité, et dont le troisième, inconscient du péril, brûle toujours de foncer ... Emouvante veillée des armes !
Certes, le général de Castelnau connaissait, par ses rares avions, l’existence de ces positions défensives où le courage de ses troupes allait être immolé, dans le plus stérile et le plus sanglant holocauste. Mais rien ne l’avait pu renseigner sur leur véritable force, pas plus que sur les intentions de l’ennemi. Etait-on toujours en présence de ses arrière-gardes couvrant une retraite, ou bien de ses gros bataillons ? On ne savait. Et, bien que l’on penchât pour la première hypothèse, comme l’on ne redoutait pas la seconde, il n’y avait plus — fort que nous étions du préjugé offensif — qu’un moyen de se rendre compte : aller voir ! Et on y alla ... Il fallait bien, au demeurant, assurer enfin, aussitôt que possible, le débouché du 16ème corps, au nord des étangs et des bois.
Ordre donc à celui-ci, ainsi qu’au 15ème, d’attaquer de front, simultanément, et de poursuivre le combat jusqu’au rejet de l’ennemi au-delà de la ligne ferrée de Sarrebourg à Metz, modestement devenue le véritable objectif de la 2ème armée. Le 20ème, lui, resserrant sa liaison avec le 15ème, devra marquer le pas, prêt, soit à reprendre, l’instant venu, son mouvement, soit à faire face, le cas échéant, à une attaque débouchant de Metz, qui n’est qu’à 41 kilomètres ...
Alors, dans la brume dense, où le jour point à peine — il est quatre heures du matin — la fusillade éclate. L’artillerie lourde tonne. Ce sont les Allemands, non l’armée Castelnau, qui attaquent. Ils marchent au signal attendu de leur prince. C’est leur heure !...
Leur plan ? Arrêter notre droite sur le canal des Salines ; attirer notre gauche sur le bastion de Morhange, tandis que, de flanc, les menaceront les troupes de Metz. Il se réalise point par point. Au moment même où les 15ème et 16ème corps allaient prendre l’offensive sur Benestrof, la ligne du 16ème est écrasée d’un bombardement continu. Les masses ennemies cheminent à travers bois. Nos charges à la baïonnette n’immobilisent qu’en de courts ressacs l’irrésistible avance du flux bavarois ... Le 16ème corps doit reculer ; il a, le soir, perdu 13 kilomètres .... Influencé sur sa droite par l’échec devant Sarrebourg, du 8ème corps (armée Dubail), au point d’avoir, dès le matin, fait acheminer vers le sud ses propres parcs et convois, il avait été en même temps ébranlé à sa gauche, par le sort non moins malheureux du 15ème.
Celui-ci, — après avoir, jusqu’à 10 heures, progressé avec l’une de ses divisions dans un sol marécageux et, avec l’autre, vaillamment résisté à Bidershoff et à Lindre-Haute — est assailli d’une telle averse de fer, est poussé d’une telle violence, qu’il faut, bon gré mal gré, plier. A Dieuze, puis au sud de la ville et au sud-ouest de Gelucourt, ces vaillants opposaient même retour de flamme, mais contre un feu si terrible qu’il faut définitivement rompre ; on ne se rallia que quinze kilomètres en arrière.
Au 20ème, même aventure, plus caractéristique encore. Des trois corps engagés, c’est celui-ci qui, ayant attaqué le premier, le premier est démoli, rejeté. C’est Foch qui entraînait, en lâchant pied, les voisins.
Contrevenant aux ordres formels du commandant d’armée, qui lui avait prescrit l’expectative, le commandant du 20ème a, lui-même, ordonné de se rendre indiscutablement maître des hauteurs de Baronville, Morhange et d’agir ensuite, par la droite, en liaison avec le 15ème ... C’est le mouton qui se lance dans la gueule du loup. Ou, si l’on préfère une autre comparaison animale, c’est, dit M. Engeraud, le chien de chasse impétueux qui bourre, au premier coup de feu de l’ouverture ... Hélas ! le chien de chasse était, en l’espèce, maître d’équipage et découplait la meute ...
Mais passons la plume à M. Hanotaux. On ne saurait s’exprimer plus clairement :
« Le 20ème corps, fier de sa force et de sa renommée, emporté par cette joie de l’ offensive qui fut la grande séduction de notre doctrine et le noble entraînement de notre armée au début de la guerre, ne sut pas résister à la tentation de frapper un coup décisif : interprétant plutôt qu’appliquant les ordres du général d’armée, il tira sur la bride et se trouva ainsi, de tous les corps, celui qui s’engagea le plus dangereusement dans le piège que l’ennemi nous avait tendu. »
Résultat :
A cinq heures du matin, les deux divisions de Foch viennent s’écraser contre le front de fer et de feu des positions ennemies ; l’artillerie lourde et puis la contre-attaque de deux corps d’armée les balaye. Contre-attaque ou plutôt, selon le terme de la relation allemande, véritable attaque de surprise, qui, en dépit de l’héroïsme de nos belles troupes, et, comme dit M. Hanotaux, de leur noble entraînement, fit de cet impulsif élan un carnage instantané ! Une heure et demie ne s’était pas écoulée, que le général de Castelnau donnait au général Foch l’ordre de suspendre son offensive ... (6 h. 30). Aussi bien, après quelques heures de furieuse résistance, l’une des divisions, la 39ème, devait, sous l’acharnement allemand, reculer jusqu’à Château-Salins, ramenant avec elle jusqu’à Londrequin la 11ème division, dans un repli de plus de 10 kilomètres.
C’est à ce tragique coup d’arrêt qu’aboutissait avec trente-cinq ans d’aveuglement la « grande séduction » de la doctrine de l’Ecole de guerre, revue et augmentée par le Cercle des hautes études militaires. Et, par un autre enseignement, dont il semble que personne n’ait jusqu’ici songé à tirer les conséquences, c’est grâce à la désobéissance personnelle de l’un des professeurs les plus séduisants de la doctrine, que la tragique leçon de Morhange fut, en un des tournermains les plus saisissants de l’ histoire, infligée à la France.
Il fallait, à cette leçon, un exemple. Il eut lieu. Fut-ce sur le plus visiblement responsable, c’est-à-dire sur le général Foch, qui, commandant du 20ème corps, le précipita à l’avant, contrairement aux ordres du général d’armée, et compromit ainsi, irrémédiablement, le sort de la journée ? Car, malgré la solidité avec laquelle la brigade mixte coloniale, à la gauche du 20ème corps, protégea sa retraite, malgré la courageuse endurance dont, attaquées par les troupes de Metz, firent preuve les divisions de réserve du général Léon Durand, découvertes par le repli de Foch, c’est à l’échec foudroyant de celui-ci, dès le matin, qu’est dû, bien plus encore qu’au recul des petits 15ème et 16ème corps, l’ordre général de retraite édicté, à 16 heures, par le commandant d’armée ...
Ce fut cependant sur le malheureux 15ème corps et ses contingents méridionaux que le haro s’abattit ... On se souvient de l’incident, encore mal éclairci... Journaux et parlementaires — inspirés par qui ? de fulminer ; et le sénateur, M. Gervais, d’écrire même (Matin, 24 août) :
« Le ministre de la Guerre, avec sa décision coutumière, prescrit les mesures de répression immédiates et impitoyables qui s’imposent ». »
On frémit, en relisant ces lignes, et en songeant à ce que purent être ces « mesures de répression » qui, « immédiates et impitoyables » firent expier aux soldats le crime des chefs.
Voilà donc, en détails, l’histoire d’une illustre offensive, voulue, dirigée par l’illustre Foch qui ne s’en tint pas à cet exploit... Car ce ne fut pas lui qui fut frappé, bien qu’absolument responsable de I’hécatombe de Morhange, ce furent les soldats du 15ème corps, coupables d’être des « rescapés » du merveilleux fait d’arme du professeur de l’Ecole de guerre, apôtre remarquable de la fameuse doctrine dont on sait les résultats.
Mais Foch avait fait école et, de plus, il avait pour lui tout ce qui, plus ou moins gradé, alliait facilement le sabre au Goupillon. Salles de rédaction des journaux ennemis de la Gueuse, salons de réception des maisons bien pensantes et des sacristies donnaient le ton, pour juger le soldat chrétien ayant désobéi à son chef. Castelnau avait eu raison d’ordonner, mais Foch n’avait pas eu tort de désobéir, puisque ni l’un ni l’autre n’étaient des généraux républicains, au contraire. On comprend alors que les pauvres soldats du 15ème corps méritaient d’être chàtiés du crime de Foch.
A l’arrière, l’on discuta fort de cela au moment même où la crainte de nouvelles mauvaises paralysait toutes les raisons logiques pour oser juger sainement des faits que l’on savait dénaturés par ceux-là mêmes qui les connaissaient le mieux. Ce qu’il ne fallait pas surtout, c’était critiquer les professeurs de l’Offensive en action.
* * *
Je retrouve encore un article de Gustave Hervé, intitulé : « La Leçon de Champagne », qui, tout entier, avait été supprimé comme subversif parce qu’il était trop vrai pour la censure. J’en extrais ces lignes :
« Ce que je veux dire, c’est que la bataille qui durait depuis un mois en Champagne, marque une nouvelle faillite de l’offensive contre des troupes retranchées qu’on est obligé d’aborder de front.
Tout le monde se représente, sans doute, en quoi consiste l’offensive dans les conditions de la guerre actuelle, où les deux fronts ennemis allant de la mer à la Suisse neutre, ne peuvent être tournés, et où il faut aborder l’obstacle en face.
On accumule de l’artillerie sur un point. On arrose les tranchées voisines ; puis, quand on les croit suffisamment foudroyées, quand on a fait cisailler les fils de fer qui les protègent par des équipes du génie, quand on a pris ses dispositions pour balayer les routes par lesquelles les renforts pourraient venir à l’ennemi, l’infanterie sort de ses abris.
Minute tragique. On était dans des trous, plus ou moins abrité, protégé soi-même par des fils de fer. On n’avait à redouter que les marmites ennemies. Voici qu’il faut sortir à découvert dans un espace le plus souvent nu, où les balles sifflent, où les mitrailleuses ennemies, si elles sont bien maniées, peuvent en quelques minutes, foudroyer des centaines, des milliers d’hommes.
Malgré l’instinct de conservation qui vous pousse à vous cacher, on prend son courage à deux mains. On pense aux siens une dernière fois : à sa mère, à sa femme, à ses enfants, à ses amis, à qui, de sa poitrine on fait, ce jour-là, un rempart. On se souvient des abominations commises par les Allemands. On pense qu’on n’est pas un lâche, que l’honneur vous oblige d’avancer. Et on sort de l’abri, au pas de course, grisé, électrisé, enragé. (Et j’ajoute : rendu fou furieux par la gnole).
Si on atteint la tranchée ennemie, c’est le corps-à-corps sauvage, féroce, à la baïonnette, à coups de crosse, à coups de couteau !
Gain : On a avancé de 50 mètres, de 100 ou de 200 mètres.
On est à peine installé dans la tranchée conquise que les marmites ennemies commencent à vous pleuvoir dessus ; il faut parer aux contre-attaques de I’infanterie ennemie qui est dans les tranchées voisines, à quelques mètres en arrière ; la nuit venue, il faut dormir d’un œil sur la terre nue, humide, glacée, sans rien de chaud dans l’estomac.
Et le lendemain il faut recommencer contre la tranchée suivante, où l’ennemi averti, est en force.
Quand un corps d’armée a fait ce métier-là deux ou trois jours, il est sur le flanc ; il faut, si on en a un sous la main, en appeler un autre. Mais comme l’ennemi, dès la première attaque, est sur le qui-vive, il garnit solidement ses tranchées, fait venir des renforts, de l’infanterie et de l’artillerie, consolide son mur : et on a beau lancer des troupes fraîches, on ne passe pas.
L’affaire de Champagne est la dixième preuve que nous avons, depuis le début de cette guerre, de l’impuissance de l’offensive contre un ennemi retranché qu’on ne peut tourner.
Méditez cette série :
7 et 21 août : échec des deux offensives françaises en Alsace.
21 août : échec de l’offensive française en Lorraine annexée.
23 août : échec de l’offensive française en Belgique.
5 septembre : échec de l’offensive allemande à la bataille de la Marne.
14–18 septembre : échec de l’ offensive française sur l’Aisne.
15–28 octohre : échec de l’offensive allemande sur l’Yser.
30 octobre-15 novembre : échec de l’offensive allemande à Ypres.
15 décembre-10 janvier : échec de l’offensive française, se terminant par l’échec de Crouy. .
15 février-15 mars : échec de l’offensive française en Champagne.
Ajoutez-y les échecs de l’offensive russe en Prusse orientale ; de l’offensive allemande en Pologne ; de l’offensive autrichienne en Galicie et en Serbie.
Avec les armes modernes, quand il attaque un ennemi retranché, l’assaillant est donc sûr de son affaire, et si par hasard l’offensive réussissait, ce serait au prix d’épouvantables sacrifices.
Je ne dis pas qu’il ne faudrait pas s’y résigner, s’il n’y avait pas d’autre moyen de terminer la guerre.
Mais il y a un autre moyen. » (12 mars 1915, Gustave Hervé, Guerre Sociale.)
Ce moyen c’est, on l’a lu plus haut, de laisser faire une offensive formidable de l’ennemi et de faire aussitôt une contre-offensive plus formidable encore. Et le stratège de la Guerre sociale, termine ainsi :
« Pour apercevoir des vérités aussi aveuglantes, il n’y a vraiment pas besoin de sortir de l’Ecole de guerre. »
Enfin pour terminer nos extraits qui viennent à point pour nous fournir des arguments sur le mot Offensive et aussi pour contredire avec raison l’orthodoxie de l’état-major dans sa méthode d’offensive, citons :
« Par leur attaque foudroyante et axphyxiante ils ont crevé nos premières lignes au nord d’Ypres, mais des renforts sont accourus en toute hâte et un barrage solide, infranchissable, semble établi aujourd’hui.
Avec les armes terribles dont on dispose, l’offensive contre un adversaire qu’on ne peut tourner et qu’on est obligé d’aborder de front a toujours échoué depuis le début de la guerre. Un homme abrité dans sa tranchée en vaut dix s’il ne perd pas la tête. »
C’est donc, par la logique du raisonnement qu’on arrive à conclure que l’offensive est une méthode n’ayant d’attrait que pour des chefs pour lesquels le sang, la vie des hommes ne compte pas.
Ni Turenne, ni Vauban, ni Catinat et combien d’autres illustres capitaines, n’eussent, à leur époque été aussi prodigues du sang des autres, eussent-ils risqué de ne pas être victorieux au nom de la France et de son roi. Louis XIV, d’ailleurs, à son lit de mort, donnait à son successeur ce sage conseil :
« Mon fils, ne m’imitez pas, j’ai trop aimé la guerre ! »
Pourtant, ce sont les hommes qui se prétendent partisans de la Monarchie absolue qui chantent le plus haut la gloire des armes et proclament les bienfaits de la guerre. Ils affichent des convictions religieuses, en oubliant ou en ignorant les immortelles pensées d’horreur et de répulsion exprimées contre la guerre par les grands esprits qui honorent la chaire et la littérature chrétiennes. Ce sont ces éléments, jeunes ou vieux, de la réaction monarchiste et cléricale qui ont le plus exalté la méthode qui nous valut désastres et hécatombes irréparables. C’est leur presse infâme ou monstrueusement inconsciente qui créa ou entretint dans l’opinion publique l’horrible mentalité guerrière approuvant, aimant la méthode sauvage de l’offensive, qui fit tant de morts. Ecoutez-les, osant parler pour eux, s’écrier :
Les blés pousseront plus beaux !
J.-L. Durandeau a publié dans le numéro spécial du Crapouillot d’août 1930, un article intitulé : « La Guerre à l’Arrière », où il écrit ceci :
« C’est en 1917 que la guerre, sur le front français, prit son visage le plus affreux : ce fut l’époque des mutineries (voir ce mot). Les uns attribuent ces révoltes à la propagande défaitiste, les autres au terrible découragement des soldats auxquels on avait promis la « percée » après l’échec sanglant de l’offensive du Chemin des Dames. Les mutineries durèrent de fin mai au 15 juin et touchèrent 115 unités dont 75 régiments d’infanterie, 23 bataillons de chasseurs, 12 régiments d’artillerie. »
C’est à Cœuvres qu’eut lieu la rébellion la plus tragique : des compagnies refusèrent l’obéissance ; un régiment entier se mit en marche sur Paris et l’on dit qu’il fut arrêté par des dragons et des gendarmes. La répression fut impitoyable :
« On fit aligner les mutins sur un rang, puis on les fit se compter : un, deux, trois, quatre, cinq... le cinq, sortez, criait un colonel. Un homme sur cinq était désigné pour la mort. »
Ceux-là aussi furent des victimes de l’Offensive qui exaspère, révolte et fait des mutins terribles.
Evidemment, quand on a subi seulement un bombardement, quand on a participé, en arrivant au front avec les autres à une attaque ou offensive et qu’on en est rescapé, on voudrait bien en éviter une seconde. C’est ce qui explique la joie de certains poilus évacués à l’arrière avec la « bonne blessure » et l’espoir de ne pas revenir à l’avant. C’est également ce qui excuse la terreur des combattants, jeunes ou vieux, nouveaux ou anciens à l’idée de l’offensive si chère aux stratèges de l’arrière, aux embusqués et aux galonnés à l’abri, ainsi qu’à ceux qui rédigeaient les communiqués officiels, et à ceux qui les commentaient dans la presse pour soutenir le moral à l’arrière. Que de braves, devant cette horreur, ont perdu la raison et comme on le comprend !
Dans le même numéro spécial du Crapouillot, Pierre Mac Orlan, sollicité de narrer une histoire de la grande guerre, choisit parmi ses souvenirs, un souvenir décoratif :
« C’est à Nancy, devant la gare de Jarville. Le 20ème corps dont je fais partie est déjà engagé, le 2-6-9 embarque à son tour. Les Nancéens, dont l’émotion est tout à fait indescriptible, se tiennent tout près des régiments, derrière les faisceaux. Pas d’exclamation, pas de cris. La brigade coloniale (le 12ème et le 44ème) défile. Les hommes sont tout à fait des hommes d’infanterie coloniale comme elle était avant la guerre, quand les longues moustaches n’étaient pas rasées. La clique sonne : Pour être soldat de marine ... Alors les professionnels arrachent leurs médailles coloniales et les lancent dans la foule. Les soldats crient : « On va en chercher d’autres ! » C’est tout à fait conforme aux boniments historiques, mais c’est également vrai. Pour quelques raisons qui me paraissent inexplicables, je préfère ce souvenir à d’autres infiniment pleins d’esprit, mais tout aussi inutiles. »
Cette citation prouve suffisamment que la crânerie donne un semblant d’enthousiasme qui n’échappe certes pas aux partisans et aux apologistes de l’offensive. La guerre suscite toutes les espèces de folie, les plus pitoyables et les plus cruelles.
Le pire n’est-il pas encore de savoir que les écrivains à l’abri par leur âge ou par leurs infirmités, par leurs manœuvres de solliciteurs d’une embuscade à l’arrière ou la protection de certains politiciens se soient faits les plus ardents apologistes de la méthode néfaste, dite offensive, qui a mis en terre tant de jeunesse, tant d’activité, tant de beauté, tant d’amour, martyrisant tant de cœurs de mères, de veuves et d’orphelins. La guerre est chose affreuse, monstrueux en est l’épisode.
* * *
Mais le mot Offensive ne se résume pas en la seule application qu’en font les militaires professionnels de l’Ecole de Guerre. Il y a offensive quand, au lieu de se laisser attaquer, de se défendre plus ou moins héroïquement, un individu ou un groupe d’individus attaquent eux-mêmes.
N’est-ce pas une offensive sociale qu’accomplissent des exploités, organisés ou non, quand, devançant les projets d’exploiteurs ou déjouant leurs manœuvres, ils se mettent en grève pour protester contre un acte criminel de diminution de salaires, de renvois partiels, ou de diminution des journées de travail, enfin toutes espèces de mesures qui augmentent la misère de ces travailleurs, les affament davantage, les épuisent, pour leur imposer des conditions de travail plus arbitraires et plus féroces, dans le but d’augmenter les dividendes ou dans celui de ne pas les diminuer ? Toutes les crises économiques tendent à cela.
Lorsqu’une production par un calcul d’exploiteurs, arrive à la surabondance, le consommateur devrait en profiter pour que soit rétabli l’équilibre sur le marché.
Pour aider à cela, il faudrait en baisser le prix de vente.Vendre moins cher et vendre en plus grande quantité. De cette façon, un plus grand nombre d’acheteurs profiterait du produit.
Au lieu de cela, les profiteurs de tout dans notre société actuelle, basée sur l’exploitation de l’homme par l’homme, ont le droit, étant propriétaires de la matière première et des usines, de faire la hausse et la baisse selon leurs intérêts, sans souci de la misère que cela peut créer. Les colères sont justifiées chez les exploités, elles peuvent se manifester. Mais si la révolte gronde, si l’émeute surgit, patrons, propriétaires, actionnaires, sont rassurés. Car l’Etat ne dissimule aucunement qu’il est là pour les protéger. A la moindre effervescence, à la plus mince préparation d’offensive ouvrière contre le Patronat, l’Etat déclenche aussitôt l’offensive de sa répression impitoyable : sa police, sa gendarmerie, son armée avec les moyens de violence les plus perfectionnés et, par conséquent, les plus meurtriers. Si le sang coule, la Justice bourgeoise est là pour proclamer que « c’est le lapin qui a commencé » ainsi que l’ont établi les rapports de police.
Mais d’offensives en contre-offensives, il arrivera bien que le Peuple n’aura plus confiance qu’en lui-même. Unissant contre tout ce qui l’exploite et le meurtrit, le trompe et lui gruge toutes ses forces, terrible, il sera sûr de son droit et, conscient de sa puissance, prendra la définitive et triomphante offensive : Ce sera la Révolution Sociale !
Les révolutions accomplies jusqu’à ce jour ont pu instruire les Peuples et leur donner l’expérience indispensable pour réussir l’Offensive ultime. Celle-ci n’aura d’autre objectif que celui de conquérir le Bien-Etre et la Liberté pour tous, dussent en périr tous les individus qui s’opposeront de quelque manière que ce soit à sa réalisation !
On le voit, le mot Offensive a le sens qu’on lui donne. L’action qui le caractérise n’a de signification que celle qu’on lui prête, selon les fins qu’on veut atteindre. L’objectif guerrier de l’offensive n’a d’importance que par le sang versé et la gloriole acquise.
L’objectif révolutionnaire tend à réaliser un effort populaire si puissant, qu’il n’y aura pas de digue capable de l’arrêter. On n’arrêtera pas l’Offensive-Révolution comme on arrête celle d’un nombre déterminé de pauvres soldats, enragés, fous furieux, volant bravement vers la mort, avec l’espoir de la donner en risquant de la recevoir en victimes du préjugé de Patrie !
Le révolutionnaire sait que son Offensive n’est pas pour donner la mort à d’autres, mais pour l’éviter à tous. Ce n’est pas la course à la mort, cette Offensive suprême, c’est la vie meilleure conquise et établie enfin par l’entente des hommes dans le Travail et l’Amour. C’est la disparition de l’Exploitation et de la Haine.
— Georges YVETOT.
OFFICIEL, OFFICIEUX
Est officiel ce qui émane d’une autorité reconnue, en particulier d’un gouvernement. Mais, alors que le terme officiel s’applique de préférence à ce que tous savent et considèrent comme indubitable, le terme officieux est réservé à ce qu’on n’a pas encore rendu public et que le grand nombre ignore. Obéir aux sacro-saintes personnes en qui s’incarne le commandement, les croire sur parole, telle est la suprême loi dans nos sociétés. Vérité ou mensonge, bien ou mal n’existent qu’en fonction de ce que veulent les maîtres de l’heure. Les enfants l’apprennent à l’école et les tribunaux le rappellent sans douceur aux adultes qui s’avisent de l’oublier. On ajoute, pour calmer défiances et scrupules, que, si les autorités mésusent du pouvoir, elles en porteront la responsabilité. Fiche de consolation pour les naïfs qui acceptent les pires avanies dans le fallacieux espoir d’être vengés. En attendant, les chefs se prélassent ; et si tous n’ont pas la chance d’être légalement infaillibles, comme le pape, beaucoup se croient tels ou, par leur façon d’agir, le laissent du moins supposer. Dans les Etats démocratiques, ils ne disent plus : « Tel est notre bon plaisir », mais ils parlent au nom de l’intérêt national, dont ils s’affirment les représentants : le résultat ne varie pas, seule change la formule de commandement.
Que de crimes incombent à la vérité officielle qui, d’ordinaire, n’est que mensonge ! Parce que les dirigeants rêvaient de prestige ou de rapine, n’a-t-on pas vu, récemment, des millions d’hommes s’entretuer, au nom de l’honneur national et de la liberté ? Dans la bouche des autorités qui commandent aux consciences, les ambitions de la Haute Banque ne se transforment-elles pas, chaque jour, en devoir moral ? Une savante alchimie du langage suffit à rendre vertueuse une action coupable et mauvaise une action généreuse : houille, fer, pétrole acquièrent un prix surnaturel et qui meurt pour leur conquête reçoit la couronne des héros ou des saints ; mais c’est un affreux gredin celui qui sème, parmi les hommes, des idées de fraternité. L’ histoire nous l’apprend : maintes fois le sang coula ponr de pures questions de mots, et l’on s’étonne, aujourd hui, que nos pères aient pu prendre au sérieux des querelles où les deux adversaires, tout en parlant un langage divers, avaient, au fond, même opinion ! Nos successeurs ne s’étonneront pas moins à notre sujet ; ils s’apercevront aussi que la terminologie officielle servit à camoufler les intérêts des puissants.
Dans le domaine intellectuel, elle n’est pas moins néfaste, l’action des autorités. Pas besoin de recherches, ni d’inventions pour faire figure de savant ; il faut seulement détenir l’une de ces chaires ou prébendes officielles qui valent des revenus au titulaire, même s’il s’endort. Et l’on rencontre, dans les plus hautes écoles, à côté de quelques esprits vigoureux, une foule de médiocres toujours dressés contre les jeunes dont ils devinent le talent. Quant à l’Académie, corruptrice officielle, on remarque sans peine qu’elle joue un rôle prépondérant dans l’achat des consciences. Citadelle du traditionalisme le plus borné, elle met au service de la réaction ses immenses richesses et son influence. A ses yeux l’art n’est admissible qu’à la remorque de la finance ou de l’Eglise ; la franchise est une tare qu’elle ne pardonne pas. Pourquoi ce protestant, cet israélite, ce Iibre-penseur saluent-ils si bas nos puissants prélats, pourquoi une telle déférence à l’égard des plus sots préjugés ? Travail d’approche, prélude d’une candidature ; l’échine doit être souple lorsqu’on fut rouge et mécréant. On sait que l’artiste ne fait œuvre féconde que s’il se libère de l’influence officielle. Dans leur domaine, les grands créateurs de beauté furent tous d’insignes révolutionnaires ; d’où l’incompréhension que beaucoup rencontrent de leur vivant. Comme il n’est pas de son époque et devance ceux qui l’entourent, l’homme de génie obtient rarement les succès immédiats que procure un talent servile et médiocre. Et les pontifes officiels le pourchassent, car il se moque des maîtres en vogue, des cénacles et des académies. Transmettre aux jeunes les techniques professionnelles, voilà l’utile rôle des professeurs ; hélas ! ils cherchent surtout à recruter, parmi leurs élèves, des partisans et des admirateurs. Certes, l’art dépend de la vie collective et, sur les peuples, il exerce trop d’influence pour que les officiels s’abstiennent de l’asservir ou de le museler. Mais ce n’est plus un véritable artiste, celui qui abdique son indépendance, pour devenir le groom des autorités.
Sur les méfaits de la morale officielle, l’on pourrait aussi s’étendre longuement. Le critérium du bien, la pierre de touche qui lui permet de séparer le vice de la vertu, c’est le succès. Qui fit tuer des hommes par millions se voit comblé d’honneurs, mais l’on condamne durement le meurtrier vulgaire ou le voleur de quelques francs. Si Boulanger avait réussi, les encensoirs fumeraient toujours à son intention ; s’il avait échoué, Bonaparte serait flétri par l’histoire officielle du nom d’aventurier. L’Eglise a trouvé mieux : grâce à la Providence, bonne et muette fille, elle légitime tout coup de force pour peu qu’il serve ses intérêts. L’usurpateur, s’il réussit, trouve en elle une alliée : contre la dynastie mérovingienne, elle appuya Pépin ; elle sacra Bonaparte, après avoir sacré les Bourbons. Alors, que penser des règles morales que les autorités religieuses déclarent officiellement intangibles ? Ne soyons pas étonnés que, dans les couvents catholiques, moines et nonnes se fassent, sous prétexte de charité, une guerre au couteau, fort édifiante pour qui la connaît. Espionnage et délation mutuels s’y transforment en devoirs primordiaux ; chacun épie intentions et murmures du voisin pour l’avertir des fautes commises, ou mieux, le dénoncer au supérieur. Seulement coups de griffes ou de dents n’ont cours qu’à l’intérieur, rien ne transparaît au dehors ; pour le public, ton doucereux, allures patelines sont officiellement de rigueur. Arrogance des chefs, et platitude des masses sont d’ailleurs courantes, même dans les partis, qu’on dénomme avancés. Partout s’installe la tyrannie des bien-placés ; et, quoique donné par des aristocraties contraires, le mot d’ordre à gauche comme à droite, c’est d’obéir. Malheur au simple cotisant qui ne s’accorde avec les officiels de son groupement ; dans sa propre faction, on le bafoue, on l’excommunie, surtout s’il s’avise d’avoir pour lui la logique et le bon sens.
Justice officielle, vérité officielle, art officiel, morale officielle méritent donc notre mépris. A l’inverse des imbéciles que le terme officiel impressionne favorablement, défions-nous dès qu’on le prononce.
— L. BARBEDETTE.
OISIF, OISIVETÉ
adj., n. f. (du latin otium)
Le La Chatre définit ainsi l’oisiveté :
« Cessation complète de toute espèce de travail dépendant de l’intelligence ou résultant d’un métier ; inaction des bras ou du cerveau. »
Solon, dans ses règlements, considère l’oisiveté comme une infamie :
« L’oisiveté est plus qu’un vice, puisqu’elle est la mère de tous les vices. » (Ségur)
Quantité de philosophes, de penseurs et d’écrivains ont violemment condamné l’oisiveté ; tous les moralistes l’ont stigmatisée et flétrie. D’accord avec les législations de tous les temps et de tous les lieux, les religions en ont proclamé la malfaisance, voire la criminalité. On peut même dire que ce sont les castes et les classes qui l’ont pratiquée et la pratiquent avec le plus de cynisme qui ont prononcé et prononcent contre elle les réquisitoires les plus sévères. L’adjectif « oisif » dérive du substantif « oisiveté » : l’oisif est celui qui vit dans l’oisiveté, l’inoccupé, le désœuvré, celui qui ne se livre à aucun travail manuel ou intellectuel, celui qui ne produit aucun objet d’utilité, en d’autres termes : l’inutile, le paresseux, le fainéant, le parasite (voir ce mot).
S’il est une loi naturelle revêtant un caractère universel parce qu’elle répond à une nécessité existant en tous temps et en tous lieux, c’est celle qui condamne les hommes au travail.
Tout être consomme et rien ne peut être consommé que ce qui a été produit. Cette vérité semble être empruntée au répertoire du célèbre seigneur de la Palisse ; il serait logique d’en déduire que s’il est impossible de vivre sans consommer et, par conséquent, sans avoir, au préalable, produit, tout individu participant à l’absorption des produits, est tenu de contribuer à leur confection, sauf les cas d’empêchement : âge, maladie, infirmité. Le qui ne travaille pas, ne doit pas manger (qui non laborat non manducet), de Saint Paul n’a pas d’autre origine. Eh bien ! notre société est ainsi faite, qu’elle se compose de deux classes de personnes : la classe qui produit et celle qui ne produit rien.
L’une habite les châteaux à la campagne et les beaux quartiers en ville ; elle a sur sa table la viande la plus saine, le gibier le plus rare, le fruit le plus savoureux, le vin le plus vieux ; ses salons sont parés de fleurs aux parfums subtils, de bibelots d’art, de tableaux de maîtres, de tentures de prix, de meubles de luxe ; dans la saison rigoureuse, ses membres sont couverts des étoffes les plus chaudes, aux journées estivales, des plus légères et des plus fraîches ; elle a de l’instruction ou, du moins, pourrait en avoir ; elle peuple les cabarets à la mode, les stations balnéaires, les villes d’eau, les salles de spectacle : théâtres, concerts, cinémas, cabarets, dancings, boîtes de nuit, tous les lieux où l’on se réunit pour se divertir et folâtrer ; elle fréquente les cercles où l’on joue, les casinos et les champs de courses ; elle voyage en auto, en yacht et en avion ; elle s’entoure d’une nombreuse valetaille qu’elle oblige à revêtir une brillante livrée ; elle possède des ouvrages magnifiques qu’elle n’a jamais lus et qu’elle ne consulte jamais, des oeuvres d’art superbes dont elle n’apprécie pas la beauté.
L’autre classe loge dans les chaumières ou se réfugie dans les malsaines demeures des quartiers excentriques ; sur sa table : de la soupe, des pommes de terre, de la piquette ou du vin frelaté ; un mobilier sommaire, les murs nus ; un accoutrement pauvre, usagé, insuffisant ; pas d’instruction ni l’occasion d’en acquérir ; elle peuple les hôpitaux, les asiles de nuit, les hospices de vieillards, les morgues et les amphithéâtres ; elle a sous les yeux, dans sa propre demeure, le spectacle déchirant de ses enfants qui souvent manquent du nécessaire ; elle danse ... devant le buffet vide, elle ouvre les portières et fournit la valetaille. C’est dans cette classe pauvre que l’Etat recrute les soldats, les policiers, les gardiens de prison et la masse des fonctionnaires les plus chichement rétribués.
A la première de ces classes appartiennent la terre, les maisons, les récoltes, les instruments de travail, les produits de toute nature ; à la seconde, rien.
Interrogé sur la question de savoir à laquelle des deux classes dont je parle sont dévolus tous les avantages, un homme sensé, mais ignorant notre civilisation, répondrait sans la moindre hésitation : à celle qui travaille, à celle qui produit tout. Ces biens « ne peuvent être que la légitime rétribution de son savoir, de ses efforts, de ses peines ».
Ce brave homme se tromperait du tout au tout ; car chacun sait que ceux qui ont demeure confortable, table abondante et choisie, toilettes soignées, équipages et valets, vivent de rentes, de dividendes, de fermages, de revenus et que toutes ces dîmes sont prélevées sur le travail de ceux qui ont à peine le nécessaire et souvent même en manquent ; chacun sait que ceux qui peuplent les villes de plaisir et encombrent les salons ne sont pas ceux qui emplissent les usines et les magasins, cultivent la terre et fouillent le sous-sol.
En vain, pour justifier un état de choses aussi extraordinaire, les princes de l’économie politique affirmeront-ils audacieusement que l’oisiveté dorée d’aujourd’hui est le résultat de l’activité du passé, la cristallisation du travail d’hier. Ce langage ne convaincra personne pas même ceux qui le tiennent, et quiconque en France connaît un peu l’histoire de son pays, n’ignore pas que la richesse, monopolisée par le clergé et la noblesse dans l’antiquité et le moyen âge, n’a eu pour origine que la captation, le vol, la rapine, la violence ; que pendant la période révolutionnaire qui a débuté en 1789, elle a été plus ou moins frauduleusement accaparée par la bourgeoisie et par la noblesse civile et militaire dont ne manqua pas de s’entourer Napoléon Ier et que, depuis plus d’un siècle, elle a été le fruit d’un régime d’exploitation, d’agiotage, de spéculation et de monopolisation, la faisant passer tout entière dans les mains des hauts seigneurs du commerce, de l’industrie et de la finance.
Le grand art de nos jours, pour arriver à la fortune, ne consiste pas à travailler soi-même, mais à faire travailler les autres ; le capital sous toutes ses formes, c’est du travail épargné, économisé, transformé ; oui, mais du travail d’autrui. Ce ne sont pas ceux qui édifient les palais qui les habitent ; celles qui tissent, taillent et cousent les robes de bal ne sont pas celles qui les portent. Les produits de la mine n’enrichissent pas les houilleurs ; les dividendes des compagnies de chemin de fer ne vont pas à ceux qui construisent la voie, dirigent la machine, surveillent l’aiguillage ou transbordent les colis. Les bénéfices fabuleux réalisés par les grands magasins, par les immenses usines et manufactures, par les puissants établissements de crédit n’enrichissent pas les millions de vendeurs et vendeuses, d’employés et d’ouvriers qui y travaillent, mais la poignée d’Administrateurs et de Directeurs qui gèrent ces vastes entreprises et la collectivité des porteurs de titres qui ont tout juste la peine de confier à leur banque le soin d’encaisser les coupons à détacher. Donc, un simple coup d’oeil, mais un regard d’ensemble, jeté sur la société actuelle, provoque ce juste étonnement : richesses, profits, avantages, privilèges, tout aux oisifs ; rien ou presque rien, à ceux qui travaillent.
Les arguties les plus spécieuses, les raisonnements les plus subtils ne peuvent prévaloir contre la brutalité et l’évidence des faits : les travailleurs n’ont qu’à ouvrir les yeux pour voir que des maçons sont sans abri, des tailleurs sans vêtement, des agriculteurs sans pain ; que la classe pauvre produit tout et ne possède rien, tandis que la classe riche gaspille, accapare, s’empiffre et ne produit rien.
En sorte qu’il continue à travailler, le prolétaire, parce que, pour si dure et si ingrate que soit la tâche, elle l’empêche de mourir de faim ; mais faut-il trouver étrange qu’il envie le sort des oisifs, pense que ceux-là sont bien heureux qui peuvent, sans travail, jouir de tous les biens, de toutes les douceurs, qu’il prenne en horreur le travail, qu’il aspire à s’y soustraire par tous les moyens ?
Non ; cela n’est pas étrange et le contraire serait véritablement prodigieux.
La conséquence de cette incohérente situation, c’est que le travail n’étant pas nécessaire aux riches, ils n’ont garde de s’y adonner et que les pauvres, en songeant aux tristes résultats que celui-ci leur confère, ne s’y soumettent que contraints et révoltés.
Si le travail était attractif, on s’arrêterait peut-être moins à ces lamentables résultats. Si les conditions de travail étaient moins dures, si les salaires étaient plus en rapport avec une existence relativement aisée ; si dans l’accomplissement même de sa pénible besogne, le salarié éprouvait quelque satisfaction, s’il ne vivait pas dans l’incessante crainte d’être congédié et, ensuite, condamné, pendant un laps de temps indéterminé, au chômage fauteur de privations et de misère ; si ses instincts de dignité et d’indépendance étaient moins insolemment outragés, il pourrait, tout en rongeant son frein, subir son triste sort avec moins d’amertume. Mais il n’en a jamais été ainsi. L’esclave de jadis travaillait sous la menace du fouet, dans l’appréhension constante des châtiments et de la faim ; le serf de naguère, terrorisé par la brutalité du Seigneur, humilié par l’arrogance du Maître, dépouillé par la dîme et les redevances de toute nature, croupissait dans la crasse intellectuelle, morale et matérielle ; de nos jours et de plus en plus, le travailleur dont l’effort pouvait être atténué et la peine diminuée par la machine qui aurait dû être sa collaboratrice, son auxiliaire, est graduellement devenu l’esclave d’un machinisme de plus en plus exigeant et tyrannique. Chaque jour davantage, la rationalisation, le travail à la chaîne l’incorporent à l’outillage mécanique avec lequel et au rythme duquel il fonctionne, dont il n’est plus qu’un rouage condamné à suivre le mouvement général. Je n’insiste pas. Aux mots production, rationalisation, travail, etc., on trouvera, sur ce sujet spécial, des renseignements plus amples et plus précis. Qu’il me suffise d’ajouter que le prolétaire doit travailler chaque jour durant de longues heures, sous l’œil d’un surveillant sévère, à côté de camarades qui souvent ne sympathisent pas avec lui, faire aujourd’hui ce qu’il a fait hier, ce qu’il fera demain ; et ne pas perdre un instant s’il veut tirer de sa journée un salaire normal.
Je sais bien que ceux qui vivent de leurs rentes ne cessent de glorifier le travail, que les bons livres le célèbrent à l’envi, que l’art l’apothéose, que le théâtre fait du travailleur le personnage sympathique, que le roman le comble d’honneurs, de récompenses et de réussites. Mais la vie donne chaque jour un formidable démenti à ces triomphes fictifs, à ces hommages mensongers, à ces hypocrites ovations.
Et le coup de chapeau des uns, l’attitude respectueuse des autres, l’admiration naïve de celles-ci, le sourire engageant de celles-là, prouvent à tous que l’oisiveté élégante est vue d’un œil plus favorable que le travail râpé.
Ainsi : richesse, plaisir, considération, voilà le lot de la classe oisive ; pauvreté, peine, fatigue, danger, mépris, tel est celui de la classe productive. Ceux qui ont la chance d’appartenir à la première n’ont qu’un souci : s’y consolider ; les autres n’éprouvent qu’un désir : s’y faire une place. Les premiers n’aiment pas le travail ; les seconds voudraient pouvoir rompre avec lui.
L’oisiveté est comme une jolie courtisane qui sourit à ses favoris et leur prodigue ses captivantes caresses ; le travail est comme une horrible mégère qui, pour sourires, n’a que de hideuses grimaces et pour baisers de cruelles morsures.
C’est à qui fuira celle-ci, à qui suivra celle-là.
Qui peut s’en étonner ? A qui la faute ?
— SÉBASTIEN FAURE.
OLIGARCHIE
n. f. (du grec oligos, peu nombreux, et arché, commandement)
Oligarchie, d’après son étymologie, signifie gouvernement d’un petit nombre. Nous allons voir que depuis que l’humanité primitive a cessé de vivre à l’état de horde (communisme inorganique), hypothétique d’ailleurs, mais dont le spectacle des clans peu différenciés de certaines peuplades arriérées fait admettre la vraisemblance ; depuis ces temps reculés, l’oligarchie est le régime sous lequel les peuples ont toujours vécu. Les formes de ce régime ont varié, ainsi que les noms dont on le désignait, car le petit nombre, détenteur du pouvoir, a allégué tour à tour divers motifs pour justifier son privilège et en dissimuler l’essence.
Dans l’antiquité, Aristote écrivait :
« Le gouvernement d’un seul, basé sur l’avantage de tous, s’appelle royauté. Celui de plusieurs, quel qu’en soit le nombre, pourvu qu’il ne soit pas réduit à un seul, s’appelle aristocratie, c’est-à-dire gouvernement des meilleurs, ou gouvernement qui a pour but le bien souverain de l’Etat et des citoyens. Celui du grand nombre, lorsqu’il est institué pour l’utilité de tous, prend le nom générique des gouvernements et s’appelle république. Trois gouvernements corrompus correspondent à ceux-ci : la tyrannie, l’oligarchie et la démocratie, qui sont la dégradation de la royauté, de l’aristocratie et de la république.
En effet, la tyrannie est le pouvoir d’un seul qui rapporte tout à lui. L’oligarchie est la suprématie de quelques-uns à l’avantage des riches. La démocratie est l’autorité suprême de la multitude, au profit des pauvres. Or, aucun de ces gouvernements ne s’occupe de l’intérêt général. »
Cette opinion est un jugement a posteriori, que la postérité porte sur ceux qui ont gouverné. Mais, tant qu’ils durent, les gouvernements, quels qu’ils soient, prétendent servir l’intérêt commun qu’ils identifient avec leur propre intérêt. Une oligarchie veut être une aristocratie, être le groupement des meilleurs, des plus aptes à diriger l’Etat. Naissance, fortune, valeur guerrière sont précisément le témoignage de leur capacité. Une systématisation de ce genre est d’ailleurs bien artificielle ; un tyran même partage, quoi qu’il en pense, le pouvoir avec des agents, avec une cour ; et la multitude ne s’exprime et n’agit que par la voix et l’impulsion de dirigeants qui l’ont suggestionnée. Ce qui montre bien le caractère illusoire d’une semblable classification, c’est le nombre et la diversité de celles qui lui ont été substituées.
Montesquieu distingue trois formes principales de gouvernernent. Ce sont :
-
le gouvernement républicain qui est ou démocratique ou aristocratique ;
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le gouvernement monarchique ;
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le gouvernement despotique.
Le gouvernement républicain « est celui où le peuple en corps ou seulement une partie du peuple a la souveraine puissance ». Il conçoit donc une République aristocratique qui exige de ceux qui détiennent le pouvoir « une grande vertu qui fait que les nobles se trouvent, en quelque façon, égaux à leur peuple ». Il donne comme exemple la République de Venise, où le Conseil des Dix contrôle les nobles et tempère leurs excès. Mais n’est-il pas évident qu’il s’agit là d’une oligarchie dont les diverses factions se surveillent jalousement ?
Rousseau fait, en principe, la différence entre la puissance législative qui, dit-il, n’appartient qu’au peuple et la puissance exécutive ou gouvernement. Il énumère trois formes de cette dernière puissance : dépôt du gouvernement à tout le peuple ou à la plus grande partie du peuple, c’est la démocratie ; abandon aux mains d’un seul, c’est la monarchie ; remise aux mains d’un petit nombre, c’est l’aristocratie. Il écrit, et cela est exact dans une certaine mesure : « Les premières sociétés se gouvernèrent aristocratiquement. Les chefs de famillles délibéraient entre eux des affaires publiques. Les jeunes cédaient sans peine à l’autorité de l’expérience ... Mais à mesure que l’inégalité d’institution l’emporta sur l’inégalité naturelle, la richesse ou la puissance fut préférée à l’âge et l’aristocratie devint élective », héréditaire. Dans une aristocratie, « une égalité rigoureuse serait déplacée ... Au reste, si cette forme comporte une certaine inégalité de fortune, c’est bien pour qu’en général l’administration des affaires publiques soit confiée à ceux qui peuvent le mieux y donner leur temps, mais non pas, comme le prétend Aristote, pour que la richesse soit toujours préférée. Au contraire, il importe qu’un choix opposé apprenne quelquefois au peuple qu’il y a dans le mérite des hommes, des raisons plus importantes que la richesse. » Peut-être ; mais ceux auxquels la richesse confère la puissance ne manquent pas, nous l’avons dit, de s’attribuer la supériorité du mérite.
Proudhon, à son tour, a cédé au désir de systématisation. Il oppose, d’une part : deux régimes d’autorité, caractérisés par l’indivision du pouvoir, gouvernement de tous par un seul, monarchie, gouvernement de tous par tous, communisme. D’autre part : deux régimes de liberté, caractérisés par la division du pouvoir, gouvernement de tous par chacun, démocratie ; gouvernement de chacun par chacun, an-archie. C’est tenir assez peu de compte du développement historique. Il faut dire que Proudhon n’omet pas de signaler que les formes simples n’ont jamais été mises en pratique.
« La guerre et l’inégalité des fortunes ayant été dès l’origine la condition des peuples, la société se divise naturellement en un certain nombre de classes ... Peu à peu, toutes ces classes se réduisent à deux : une supérieure, Aristocratie, Bourgeoisie ou Patriciat ; et une inférieure : Plèbe ou prolétariat, entre lesquelles flotte la Royauté, organe du pouvoir, expression de l’Autorité. »
En fait, la Royauté penche du côté où réside la puissance. La différence entre les régimes monarchiques et aristocratiques se manifeste uniquement dans l’organisation intérieure du groupe oligarchique.
En est-il autrement de nos jours, en régime prétendu républicain ? Nullement. Nous sommes en présence d’une oligarchie à deux échelons. Une classe de plus en plus restreinte qui dispose de la fortune et, par suite, de la puissance réelle, imprime à la société, aussi bien politiquement qu’économiquement, sa direction ; un pouvoir législatif et exécutif subordonné, qui se constitue lui-même en clan professionnel, équipes ministérielles interchangeables, représentants élus, trouvent dans la carrière politique leurs moyens d’existence et se transmettent la fonction, parfois par héritage, parfois par cooptation, avec l’assentiment d’une clientèle constituée en comité électoral. Tous justifient leur usurpation en se targuant d’être membres d’une élite, car c’est là le masque dont se couvre aujourd’hui l’oligarchie.
Le débat porte sur le recrutement de cette élite. Sera-t-elle choisie en raison de ses succès industriels et financiers : civilisation quantitative, matérialiste, issue de la Réforme, civilisation américaine, juive ou puritaine ? Sera-t-elle d’essence spiritualiste : civilisation méditerranéenne, de naissance, traditionnelle, catholique, esthétique, qualitative ? « L’homme, disait Renan, n’est pas ici-bas seulement pour être heureux, il n’y est même pas pour être simplement honnête. Il y est pour réaliser ces formes supérieures de la vie qui sont le grand art et la culture désintéressée. » Nous partagerions volontiers cet avis s’il s’agissait d’une culture généralisée, accessible à tous. Mais Renan était foncièrement aristocrate. L’élite que l’on nous propose en invoquant son autorité (Rougier) est, en définitive une oligarchie.
* * *
Lorsqu’une institution a un caractère aussi général que l’oligarchie, il importe, non pas de la justifier, mais de l’expliquer. Exposer sa raison d’être dans le passé, c’est, du reste, souvent le moyen de montrer en quoi elle ne convient plus au présent. Une structure sociale oligarchique a-t-elle été nécessaire à une époque de l’ humanité ? Fatalisme et nécessité sont des conceptions dépourvues de bases scientifiques. Mais notre esprit n’est satisfait qu’autant que nous parvenons à établir un lien logique entre les événements passés. Voyons donc comment l’exercice du pouvoir par le petit nombre, avec les avantages matériels et les satisfactions passionnelles qu’il procure à ceux qui le détiennent, a pu bénéficier à l’ensemble de la société et avoir sa raison d’être.
Considérons l’homme primitif, inférieur en force aux animaux auxquels il doit disputer sa subsistance, plus qu’eux démuni de protection contre les agents naturels, intelligent, certes, mais privé de l’expérience et des matériaux grâce auxquels ses facultés acquerront leur pleine valeur, rassemblé en hordes inquiètes et errantes. Le progrès qu’il pouvait réaliser au cours de son existence était insignifiant, l’accroissement de son bien-être infiniment petit et, si quelque hasard favorable améliorait parfois sa situation, le soulagement était si rare et si fugace, qu’il pouvait à peine être ressenti et apparaître comme la conséquence d’un effort.
Il est, en effet, une notion capitale en psycho-physiologie : celle du seuil de la sensation. Pour qu’une excitation portant sur l’un de nos sens soit perçue, il faut qu’elle soit supérieure à une certaine valeur, ou seuil, et qu’elle atteigne une certaine durée minima. Une amélioration infime, ou trop lente, ou trop passagère des conditions de vie ne pouvait être ressentie et restait impuissante à provoquer un élan vers le mieux-être. Les périodes chelléenne et acheuléenne de la préhistoire, où l’outillage change si peu, comprennent ensemble plus du tiers du temps accordé aux périodes ultérieures.
Qu’au contraire, grâce au prestige de l’âge, de l’expérience, du succès dans les combats, d’une prévalence dans les assauts d’offrandes entre phratries, un ou quelques individus puissent concentrer et garder entre leurs mains les infimes bénéfices du travail de la masse, ces avantages cumulés deviennent suffisants pour être appréciés, et de plus en plus désirés. A son tour celui qui en jouit devient, en vertu de la tendance à l’imitation, un sujet d’envie ; un même désir s’éveille chez tous. Le progrès est amorcé. Les premières peintures et gravures souterraines ou rupestres témoignent d’une différenciation sociale et coïncident avec l’accélération du développement de l’art et de l’industrie. Toutefois le progrès eût aussitôt trouvé sa limite si les différences initiales ne s’étaient multipliées et compliquées.
On a constaté que la sensation croissait infiniment moins vite que l’excitation (loi de Weber Fechner) et aussi qu’une excitation trop intense ou trop brusque provoquait l’affolement de l’organisme. Ici, c’est d’une sensation différentielle qu’il s’agit. Un potentat isolé dans son privilège, trop vite porté au-dessus du niveau commun est pris de vertige et d’extravagance ; séparé de la foule par un abîme, il ressentira bientôt la satiété ; ceux qu’il domine de trop haut, opprimés et rabaissés à l’excès, reculent de leur côté devant l’effort. La création d’intermédiaires, de courtisans, de subalternes hiérarchisés, divisant la hauteur en paliers, sensibles à celui qui est au sommet, moins inaccessibles à ceux qui sont dans les bas fonds, est un moyen qui s’offre pour éviter la stagnation. C’est ce qui se produit sous tous les régimes, patriarcat (privilège des aînés), féodalité aussi bien que royauté ; l’accessibilité à une série d’emplois de mieux en mieux rémunérés, de plus en plus honorifiques est un des principes de nos démocraties. (Le recours au sort eût été sans efficacité pour le progrès.) Toutefois l’expérience montre que ceux qui ont accédé à un échelon ont tendance à faire de leur situation un monopole, à en trafiquer même. Une société trop strictement hiérarchisée tend, à son tour, à s’immohiliser. Le fait se constate même dans le monde moderne où, pourtant, les causes de variations sont si multiples et si intenses. M. R. Louzon a constaté qu’à l’initiative, à la recherche du risque qui caractérisait la production capitaliste, se substitue peu à peu l’aspiration à la rente industrielle ; les classes, au lieu de poursuivre leur évolution, veulent se transformer en castes immuables. Les élites de toute nature, manufacturières, commerciales, savantes, ouvrières même, dans certains pays, s’acheminent vers le mandarinat, vers l’oligarchie graduée. L’élite va-t-el1e donc faillir à son rôle d’animatrice du progrès ? Oui, sans doute, si elle ne se transforme pas en même temps que la nature humaine qui s’est enrichie de nouvelles facultés.
Tout en formant un système étroitement coordonné, l’homme physique et intellectuel n’est pas un tout homogène, mais un composé de caractères nombreux et distincts. Les physiologistes (Brachet, etc...) ont noté que de l’ensemble de ses facultés virtuelles, la plupart restaient latentes, que seules entraient en action celles dont le milieu favorisait l’essor. Tant que le milieu demeure uniforme, les facultés manifestées sont sensiblement les mêmes chez tous les membres du groupe, les écarts sont quantitatifs plutôt que qualitatifs. Ainsi en était-il dans les cantons ruraux que Rousseau donne en exemple. Alors on pouvait concevoir une élite dégagée par des procédés divers : hérédité, fortune, élection.
Aujourd’hui, en raison de l’hétérogénéitê du milieu, les activités, et par suite les aptitudes révélées, sont infiniment variées, réparties en catégories spécialisées, dont un nombre restreint s’ouvre devant chaque individu qui ne saurait exceller dans toutes ; la coordination de ces catégories forme elle-même des spécialités exigeant des qualités techniques, administratives, intuitives. Les caractères individuels ont donc subi d’importantes différenciations ; il ne peut plus y avoir une élite, mais seulement des élites professionnelles. Et ces élites ne sauraient constituer une oligarchie, car dans les groupes distingués par les aptitudes de leurs membres, préalablement constatées, il ne saurait plus y avoir les écarts admis dans l’ensemble de la société politique, écarts grossis démesurément par le préjugé de la primauté des professions particulièrement honorées. Il peut y avoir seulement supériorité d’habileté professionnelle, effet d’une plus longue expérience, supériorité qui, comme le disait Rousseau, est facilement tolérée, mais à la condition que son domaine soit légitimement défini et ne déborde pas le cadre de la profession. D’autre part, un groupe n’ayant de raison d’être que dans un ensemble organique, ceux qui y occupent le premier rang ne sauraient s’exagérer leur importance, se laisser gagner par un orgueil excessif. Il peut y avoir conscience d’un mérite personnel d’une part, acceptation de conseils, de direction, d’administration, de l’autre, sans qu’une aristocratie se constitue et se maintienne. Le fédéralisme professionnel et civique ou communal sera la fin du règne des oligarchies.
— G. GOUJON.
OMNIPOTENCE
n. f. (omnis, tout, potentia, puissance)
Omnipotence est synonyme de puissance absolue, de toute-puissance. C’est un des attributs que l’on prête à Dieu, comme on lui prête toutes sortes d’autres qualités, sous prétexte qu’il est parfait. De cela on n’apporte aucune preuve. S’il existait un Dieu et s’il était tout-puissant, on pourrait dire qu’il est le pire des despotes ; ce n’est pas aux adorations du genre humain, mais à ses malédictions qu’il aurait droit.
« Une nature qui jette le faible en pâture au fort, et ne prodigue les germes que pour multiplier les victimes, ne saurait avoir qu’un monstre pour auteur. Or, cette sanglante harmonie, cette finalité cruelle seraient celles de notre univers, si l’on voulait, à tout prix, qu’un artisan habile en soit l’organisateur. »
C’est à la confusion du créateur que tourne la preuve de l’existence de Dieu par les causes finales, si souvent servie aux fidèles par les prédicateurs. Son omnipotence démontrerait qu’il est le Dieu mauvais, l’esprit néfaste et méchant que les disciples de Zoorastre opposaient au Dieu lumineux et bon. On ne s’étonnera pas que des philosophes croyants, tels que W. James, se refusent à placer la toute-puissance parmi les attributs divins. Mais les prêtres et les philosophes crurent, autrefois, qu’ils rendraient le créateur, plus redoutable et plus sympathique, tout ensemble, s’ils le gratifiaient de qualités contradictoires. La naïveté des anciens rendait le procédé efficace et sans inconvénient. Les modernes plus réfléchis ne comprennent pas que Dieu use de sa toute-puissance pour les faire souffrir. De certains chefs d’Etat on dit, comme du créateur, qu’ils sont omnipotents. On signifie par là que leur pouvoir est absolu, qu’ils règnent en maîtres souverains dans le pays qu’ils commandent. C’était le cas de Louis XIV et de la majorité des rois, au XVIIème siècle ; avant la guerre c’était le cas du tzar de Russie. Aujourd’hui les monarques absolus ont disparu, pour faire place à des présidents de République, ou à des rois constitutionnels. Des dictatures, surgies çà et là, continuent cependant à nous renseigner sur l’effroyable tyrannie que les masses acceptent parfois de subir. L’orgueil et l’ambition des potentats, hissés sur le pavois, deviennent, en général prodigieux.
« Papes, rois, dictateurs, même d’obscurs ministres arrivent à se prendre pour des demi-dieux. Car, pour satisfaire leurs plus vils caprices, des valets s’offrent ; ils ne rencontrent que flatteurs à l’échine soupIe ; on les acclame en public, on les supplie dans l’intimité avec les mots qu’emploie la dévote pour attendrir les habitants des cieux. S’ils digèrent mal, l’univers s’affole, il est aux anges s’ils ont copieusement banqueté ; du moins la presse l’affirme, cette presse tapageuse qui ne découvre en eux que mérites et vertus. Pour ne point éprouver le vertige, leur cerveau devrait avoir la dureté du fer, tant les a perchés haut la sottise populaire. » (Vouloir et Destin)
A ces fantoches on attribue l’honneur des travaux qu’exécutent leurs esprits. Pourtant c’est à la servilité des peuples, et à elle seule, qu’ils doivent une prééminence que la nature ne justifiait pas.
OMNISCIENCE
n. f. (du latin omnis, tout, et scientia, science)
D’après les théologiens et les philosophes qui sont à leur remorque, l’omniscience serait un attribut de Dieu lui permettant de tout connaître : présent, passé, futur. Impossible, en effet, d’admettre que Dieu soit parfait si ses connaissances peuvent s’accroître au cours des temps ; car son intelligence, discursive comme celle de l’homme, serait capable de plus et de moins, elle serait perfectible, ce qui ne peut être le propre que d’un esprit fini, limité, soumis aux contingences du devenir. Et comme, par définition, Dieu est l’être que rien ne borne dans l’espace ni le temps, dont la connaissance est parfaite comme ses autres qualités, il faut admettre qu’il connaît l’avenir aussi clairement que le passé. La Bible nous montre une multitude de farceurs qui s’intitulent prophètes et dont les prédictions restent assez vagues, assez équivoques pour que, avec un peu de bonne volonté, et quelques coups de pouce au texte, les prêtres puissent toujours prétendre qu’elles sont accomplies. Il serait inutile d’insister sur l’omniscience d’un Dieu inexistant, si cet attribut ne contenait en lui-même une contradiction capable de nous édifier sur la vanité des spéculations théologiques. Les mêmes qui affirment que Dieu connaît l’avenir prétendent aussi que l’homme est libre. Or si l’homme est libre, s’il peut accomplir ou non telle action, s’il peut faire ou ne pas faire ce qui lui convient, comment admettre que Dieu connaisse une conduite encore non déterminée, une action dont la réalisation dépend du bon vouloir humain. Dieu sait, paraît-il, qui doit aller au ciel, qui doit aller en enfer, et cela de toute éternité. Il sait, de plus, pour quelle faute librement accomplie, un tel doit rôtir à jamais, pour quelle bonne action un autre doit se pâmer sans fin au ciel. Et, malgré cela, le malheureux destiné à l’enfer, le saint qui ira dans le paradis, ce que Dieu sait de toute éternité, restent libres, absolument libres d’accomplir le péché qui doit damner le premier, la pénitence ou l’aumône au clergé qui sauvera le second, toujours d’après l’infaillible prescience du tout-puissant. Contradiction si insoluble que les théologiens et les philosophes spiritualistes ont renoncé à la résoudre et même à l’expliquer en déclarant qu’il s’agit là d’un mystère inaccessible à la faible raison humaine et qu’il faut croire sans chercher à comprendre. Moyen singulièrement commode d’en imposer à la sottise populaire, mais dont l’homme réfléchi ne peut que sourire.
On a parfois employé le terme omniscience pour désigner une connaissance très étendue qui embrasse l’ensemble du savoir humain. C’est ainsi que, à la Renaissance, Pic de la Mirandole acceptait de discuter de tout ce qu’on pouvait connaître. Aujourd’hui les sciences expérimentales, les mathématiques, l’histoire, les arts, la philosophie, etc.., ont pris un développement trop considérable pour qu’un même individu puisse tout approfondir. Mais constatons qu’une spécialisation poussée à l’extrême présente de sérieux dangers. Il est bon, à notre époque, comme par le passé, sans prétendre à l’omniscience, de ne rester étranger à rien de ce qui est vraiment humain.
OMNIUM
n. m.
Une puissante compagnie financière ou commerciale qui fait indistinctement tous les genres d’opérations se présentant comme trafic, négoce ou commerce représente un omnium. Ces sociétés anonymes se proposent d’accaparer toutes les marchandises sur lesquelles elles escomptent pouvoir spéculer. Elles visent une espèce de monopole permettant, à un moment donné, d’établir de gros bénéfices sur les marchandises qu’ elles se sont appropriées.
Qui dit monopole, dit privilège et l’omnium qui consiste à réunir, sous une même direction : cartels, trusts et monopoles particuliers constitue la puissance financière la plus formidable qui se fasse dans notre pitoyable société.
Par le canal des sociétés anonymes, la vie sociale passe de plus en plus à des compagnies financières, plus ou moins responsables, par rapport aux individus, et quoique détenant bien plus de pouvoir et de richesses que les particuliers, même riches.
L’omnium exerce, dans nos sociétés bourgeoises, une espèce particulière de souveraineté et constitue un privilège moderne qui ne fera qu’augmenter en puissance économique. L’omnium, comme les cartels et les trusts ne fait que fortifier la domination du capital.
— E. S.
ONANISME
n. m. (de Onan, personnage biblique)
On sait que le mot « onanisme » a sa source dans un passage d’un des livres sacrés des chrétiens (Genèse, XXXVIII, 8–10), où il est question d’un certain Onan « qui se souillait à terre lorsqu’il allait vers la femme de son frère, afin de ne pas donner de postérité à son frère ». On sait également que chez les anciens Hébreux la coutume voulait que la veuve du frère fût épousée par son beau-frère et que le premier né de leurs relations portât le nom du défunt. Pour une raison que nous ignorons, Onan s’insurgea contre cette règle et « comme ce qu’il faisait déplut à l’Eternel », celui-ci le fit mourir. Bien qu’à ce verset remonte tout l’opprobre dont l’onanisme a été l’objet dans le monde influencé par le christianisme, il n’y a aucune ressemblance entre l’onanie, l’onanisme, l’auto-satisfaction sexuelle et l’acte reproché à Onan, lequel relève du coït interrompu.
Aujourd’hui, on entend par « onanisme » toute satisfaction sexuelle qu’on se procure soi-même, soit sciemment, soit inconsciemment. On emploie comme synonyme — inexact — le mot « masturbation » (de deux mots latins : manus, main, et struprare, polluer). On se sert aussi du terme « plaisir solitaire ». Le Docteur polonais Kurkiewicz avait proposé le mot « Ipsation », du latin ipse (soi-même). D’une façon générale, tous les procédés employés pour se procurer des jouissances vénériennes, à l’aide de la main ou d’un objet quelconque sont englobés sous le terme « d’auto-érotisme », qui s’étend depuis les rêves voluptueux diurnes jusqu’à l’auto-manipulation sexuelle.
L’auto-érotisme n’est pas spécial à l’homme : cerfs, béliers, singes, éléphants même, se masturbent. Comme pour l’inversion sexuelle, l’opinion modifie son jugement selon les époques : les Grecs y attachent peu d’importance. Diogène le cynique fut même félicité par le philosophe Chrysippe (d’après Plutarque) pour s’être masturbé en plein marché. L’éthique chrétienne s’opposa à la masturbation, comme à tous les autres actes sexuels, ce qui eut pour résultat de l’accroître considérablement. D’ailleurs, la casuistique théologique est assez accommodante et quelques théologiens catholiques, comme le jésuite Gury, ont permis aux femmes mariées de se masturber. L’opinion moderne est celle de Rémy de Gourmont, écrivant qu’ « après tout l’onanisme fait partie des gestes de la nature. Une conclusion différente serait plus agréable, mais des milliers d’êtres protesteraient dans tous les océans et sous les roseaux de tous les fleuves » — et du psychosexualiste italien Venturi qui démontrait que « l’apparition de la masturbation au moment de la puberté est un moment dans le cours du développement de la fonction de l’organe qui est l’instrument nécessaire à la sexualité ».
Le point de vue des peuples du Nord influencé par le puritanisme protestant est moins large, certes. Cependant les phénomènes auto-érotiques sont inéluctables, étant donné notre vie contre nature et, comme le rappelle Havelock Ellis, aussitôt que l’on commence à empêcher I’impulsion sexuelle de s’exprimer librement, les phénomènes auto-érotiques naissent forcément de toutes parts. Le plus sage donc, conclut l’éminent sexologue anglais, est de reconnaître l’inéluctabilité de ces phénomènes par suite de la perpétuelle contrainte de la vie civilisée.
Le Progrès Médical, du 10 janvier 1925, contenait une étude très substantielle de Raymond Hamet sur la masturbation, d’où il ressortait que, malgré l’opinion courante :
« L’onanisme n’a pas les conséquences terribles qu’on lui attribue si communément. » (Camus)
Au point de vue de ses effets sur l’appareil uro-génital :
« Il est absolument semblable à ceux du coït » (Orlowski).
« La masturbation est infiniment moins dangereuse que le coït interrompu. »
« L’ébranlement nerveux est plus grand par l’emploi de la femme. » (W. Erb.)
« La fatigue musculaire est beaucoup plus grande dans le coït que dans la masturbation. » (Hammond)
« La masturbation pratiquée, même avec excès, aux environs de la puberté n’a généralement aucune influence sur le développement des organes génitaux. »
Bref, conclut l’auteur de cet article extrêmement documenté :
« Si cette perversion est regrettable au point de vue social, elle semble n’avoir aucun inconvénient sur l’individu. »
Tout cela n’est pas nouveau. Gallien avait déjà dit que, en se masturbant, Diogène évitait les inconvénients de la rétention séminale.
« Gœthe, Gogol et nombre d’autres hommes de génie pratiquèrent la masturbation. »
Et :
« L’expérience de tous les jours montre que des individus remarquablement intellectuels ont fait, dans leur jeunesse, un usage souvent immodéré de cette habitude prétendue si dangereuse. »
« L’éclat intellectuel déployé par cette célèbre victime de la masturbation que fut Rousseau serait absolument paradoxal, si l’on ajoutait foi aux descriptions que quelques auteurs ont données de l’hébétude mentale et de la stupidité résultant de ce vice. » (G.-F. Lydston)
Toutes les préventions médicales contre la masturbation proviennent d’un livre intitulé ONANIA, paru d’abord en latin, en 1760, et dû au Docteur Simon-André Tissot de Lausanne, puis traduit en anglais et édité par un charlatan du nom de Bekkers, avec l’addition or the heinous sin of self pollution : « ou le haïssable péché d’autopollution ». Cette traduction a été répudiée par Tissot, comme inexacte. Quoi qu’il en soit, ce livre attribuait à l’onanisme d’effroyables conséquences : affaiblissement de l’intelligence, perte de la mémoire, obscurcissement de la compréhension, état démentiel, pertes des forces corporelles, interruption de la croissance, douleurs physiques, apparition de tumeurs, de boutons vénériens, impuissance génésique, altération du sperme, dérangement des fonctions intestinales. Ce Bekkers proposait une drogue qui devait guérir de tous les maux dont ils étaient menacés, ceux qui en feraient l’emplette. Durant un siècle, de nombreux auteurs se contentèrent de copier servilement l’adaptation de Bekkers. Ce ne fut qu’en 1872, avec Christian, qu’on se mit à réexaminer la question dans son entier.
En 1929, les éditions « Universitas », de Berlin, ont publié un ouvrage intitulé Onanie, weder Laster noch Krankheit : « L’onanisme, ni vice, ni maladie », dont l’auteur, un médecin de Berlin, très documenté, le Docteur Max Hodann étudie le problème de l’auto-érotisme, en le dégageant des préjugés d’ordre religieux et médical, citant en épigraphe de son volume cette phrase du Docteur Wilhem Steckel, extraite de son ouvrage sur « l’Onanisme et l’Homosexualité » :
« Tous les méfaits que l’on attribue à l’Onanisme n’existent que dans l’imagination des médecins ! Tous les torts qu’on lui impute sont des produits artificiels de la Médecine et de la Morale dominante, laquelle, depuis deux mille ans, mène un combat acharné contre la sexualité et toutes les joies de la vie. »
Nier la sexualité et les désirs sexuels de l’enfant, après Freud, Hirschfeld, Havelock Ellis, Mme de Randenborgh, Friedung, Pfister, etc..., est impossible. Et, à ces désirs, I’auto-érotisme fournit un exutoire. Le Docteur Félix Kauitz, de Vienne, a questionné 50 enfants suivant un cours d’éducation, de dix ans et au-dessus, sur les particularités de leur vie sexuelle. 42 ont répondu qu’ils se livraient à la masturbation ; en ce qui concerne 1es jeunes gens et les adultes, Mairowsky admet que 88/100 sont des autoérotes, Julien Markuse, 93/100 ; Dueck, 90/100 ; Oscar Berger, en 1876, écrivait que tout adulte, sans exception, a été un autoérote. Steckel affirme que tous les êtres humains pratiquent l’onanisme.
« Cette règle ne souffre aucune exception, puisqu’il existe, comme chacun sait, un onanisme inconscient. »
Selon Max Hodann, jusqu’à 20 ans, le nombre des onanistes du genre masculin dépasse celui du genre féminin ; après 20 ans, cette dernière catégorie l’emporte. Cela provient en partie des déceptions éprouvées par la femme dans le mariage ou son abstention de relations sexuelles, soit pour se conformer à la morale courante, soit par raison d’économie. Toujours d’après Max Hodann, les méfaits attribués à la masturbation ont pour cause soit l’abstinence sexuelle, soit une psychose dont l’origine est la condamnation dont l’ont frappée médecins irréfléchis et laïques sans conscience, par exemple les animateurs d’associations comme celles de la Croix Blanche ou autres ligues de pureté, où l’on considère la masturbation comme un péché ; alors que, selon le médecin berlinois :
« L’onanisme, en tant que fait, est naturel et sans danger. »
La pratique n’en présente de péril que si le cerveau obsédé, par la pensée que c’est un mal et une tare, crée un état d’anxiété auquel ne peut échapper celui qui, impulsé par la nature à certains gestes, les accomplit tout en s’imaginant qu’ils sont répréhensibles. Cette obsession est curable si, faisant table rase des livres, traités, sermons, recommandations d’hommes hostiles aux données de la physiologie moderne, on fait constater que l’onanisme n’a rien à voir avec la morale, que ce n’est ni un vice, ni une maladie, qu’il est le lot de tous les hommes et que, seul, l’abus est à éviter, comme dans tous les plaisirs sexuels (ou d’un ordre quelconque).
— E. ARMAND.
ONÉIDA
Onéida est le nom d’un lieu dans l’Etat de New-York, Comté de Madison, où a vécu et prospéré de 1849 à 1879 un milieu très curieux, d’abord communiste, mais qui fit plus tard appel à une main-d’oeuvre rémunérée. Alors que les autres expérimentateurs de vie en commun aux Etats-Unis provenaient pour une partie d’entre eux de l’extérieur, les composants de la colonie d’Onéida étaient presque tous des Américains. C’étaient, en effet, des fermiers des Etats de l’Est, de la Nouvelle Angleterre et des artisans. On y rencontrait aussi un grand nombre de personnes exerçant des professions libérales, des savants, des juristes, des ecclésiastiques, des instituteurs, etc ... Leur degré de culture et d’éducation était bien au-dessus de la moyenne.
En 1849, Onéida comptait 87 membres ; en 1851, 205 ; en 1875, 298 ; en 1879, 306. La communauté ou colonie d’Onéida fut créée par John Humphrey Noyes, le premier historien des communautés ou colonies socialistes ou communistes aux Etats-Unis.
Noyes naquit à Brattleboro (Vermont), en 1811. Il fit ses études au collège de Dormouth et étudia le droit. Mais aussitôt il fut attiré par la théologie et suivit des cours à Andover et Yale. Tout en poursuivant ses études théologiques, il développait des doctrines religieuses dont la dernière s’appela « Le Perfectionnisme ». Peut-être faut-il voir dans le « Perfectionnisme » un rejeton ultime de l’hérésie albigeoise. Toujours est-il que considéré comme hérétique, Noyes se vit retirer sa licence de pasteur officiel. En 1834, il retournait à Putney (Vermont), demeure de ses parents, et peu à peu s’adjoignait un certain nombre d’adeptes. Les premiers furent sa mère, deux soeurs et un frère ; puis vinrent sa femme, celle de son frère, les maris de ses soeurs et plusieurs autres. Toutes choses étaient possédées en commun, et le petit milieu arriva à publier un journal. En 1847, Noyes avait réuni 40 adhérents. Dès l’abord, le mouvement fut purement religieux, mais l’évolution de ses idées, jointe à l’influence de lectures du Harbinger et autres publications fouriéristes, le conduisirent graduellement au communisme. Tout en se défendant d’être fouriériste, Noyes a toujours reconnu qu’il devait beaucoup aux réalisateurs américains du fouriérisme.
La petite colonie de Putney était administrée par un président, un secrétaire, trois directeurs. Pour qu’une décision put être appliquée, il fallait qu’elle fut adoptée par trois membres sur cinq ; si cela n’était pas possible, on soumettait la question à I’assemblée générale des membres. On n’acceptait pas de nouveaux adhérents sans le consentement unanime de cette assemblée, et cette pratique, également en vigueur à Onéida, explique la progression, pour ainsi dire insignifiante (8 par an) des membres de la colonie. Si n’importe quel participant pouvait se retirer en avisant de sa décision les administrateurs, un « colon » quelconque pouvait être expulsé du milieu à la suite du vote de la majorité. Toute propriété aux mains du colon au moment où il signait la charte de la colonie, toute celle qui pouvait lui advenir au cours de son séjour dans la communauté, devenait propriété du milieu sous le contrôle des administrateurs. Une école fut bientôt créée, où, en outre des connaissances usuelles, on apprenait le grec, le latin, l’hébreu. La colonie parvint à posséder 500 acres (plus de 200 ha) de terre arable, sept maisons d’habitation ; un magasin, un atelier d’imprimerie, d’autres bâtiments encore.
Les caractéristiques les plus remarquables des « Perfectionnistes » étaient leurs doctrines religieuses, leurs idées sur le mariage, leur littérature et l’institution de la « critique mutuelle ». Ils croyaient que le deuxième avènement du Christ avait eu lieu à la destruction de Jérusalem et qu’à ce moment il y avait eu une première résurrection et un jugement dans le monde spirituel ; que le règne final de Dieu commença alors dans les cieux et que la manifestation de ce royaume dans le monde visible est proche ; qu’une église se constitue sur terre pour se rencontrer avec le prochain royaume des cieux ; que l’élément nécessaire pour la rencontre de ces deux églises est l’inspiration ou la communion avec Dieu, qui conduit à la perfection, à la rémission complète des péchés d’où leur nom de « Perfectionnistes ». Il va sans dire que ces idées ne sont pas originales et qu’on les retrouve, sous une forme ou sous une autre, dans certaines sectes passées ou actuelles. La définition suivante du « Perfectionnisme » fut donnée à Nordhoff, autre historien des colonies ou communautés américaines, par l’un des croyants :
« Comme la doctrine de l’anti-esclavagisme est l’abolition immédiate de la servitude ; de même la doctrine du « Perfectionnisme » est la cessation immédiate et radicale du péché. »
Les colons de Putney croyaient aux guérisons miraculeuses par l’imposition des mains. Tant qu’ils se contentèrent de se guérir mutuellement, on ne leur chercha pas noise, mais il advint qu’ils exercèrent leur talent sur une villageoise du pays, accablée de maux de toutes sortes, presque aveugle, et qu’on s’attendait à tout moment à voir tourner l’œil. Non seulement la malheureuse impotente fut guérie, mais le mari lui-même, d’incrédule devint croyant. Déjà excitée par la pratique du « mariage complexe », l’opinion publique s’enflamma contre Noyes et ses disciples qui durent quitter Putney.
Ils s’établirent à Onéida.
Durant les premières années, ils eurent à lutter contre de grandes difficultés (inexpérience, incendie du rnagasin, naufrage d’un sloop sur l’Hudson, déficit causé par la publication d’un journal), et n’obtinrent qu’un succès médiocre. Noyes et ses compagnons, dont la plupart avaient de la fortune, avaient engagé plus de 107.000 dollars (à peu près 2.675.000 francs) dans l’entreprise.
Le premier inventaire, fait le 1er janvier 1857 ne donna qu’un avoir de 67.000 dollars, soit une perte nette de 40.000 dollars (un million de francs).
Cependant, ils avaient acquis de l’expérience et organisé leur travail sur des bases pratiques et effectives. Ils fabriquaient des pièges d’acier, des sacs de voyage ; ils préparaient des conserves de fruits et se livraient à la fabrication de la soie. Ils faisaient soigneusement et d’une façon irréprochable tout ce qu’ils entreprenaient et leurs produits acquirent bientôt une grande renommée dans le commerce. Leur inventaire de l’année 1857 montra la réalisation d’un petit bénéfice, mais les années suivantes, le montant de leur rapport dépassa 180.000 dollars (près de 4.500.000 francs).
En 1870, ils possédaient à peu près 900 acres de terrain (360 ha environ), dont plus des deux tiers à Onéida même et ses dépendances. Le reste se trouvait à Wallingford, dans l’état de Connecticut, 202 membres de la colonie résidaient à Onéida même, 35 à Willow-Place (dépendance d’Onéida), 40 à Wallingford. Ils habitaient sous un toit commun et mangeaient à une table commune.
Ils possédaient 93 têtes de gros bétail et 25 chevaux. Leur production en 1868 avait été la suivante : 278.000 pièges en acier, 104.458 boîtes de conserves, 4.661 livres de soie brute manufacturée, 227.000 livres de fer fondu à la fonderie, 305.000 pieds de bois façonné à la scierie, 31.143 gallons de lait, 300 tonnes de foin, 800 boisseaux de pommes de terre, 740 boisseaux de fraises, 1.450 boisseaux de pommes, 9.631 livres de raisin.
Pour obtenir cette production, soigner et mener le bétail et les chevaux :
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80 hommes valides avaient dû travailler 7 heures par jour.
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84 femmes valides avaient dû travailler 6h40 par jour.
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6 hommes âgés et mal portants avaient dû travailler 3h40 par jour.
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4 jeunes garçons avaient dû travailler 3h40 par jour.
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9 femmes âgées et mal portantes avaient dû travailler 1h20 par jour.
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2 jeunes filles avaient dû travailler 1h20 par jour.
Il convient d’ajouter qu’ils avaient dû avoir recours à de la main-d’œuvre supplémentaire (elle s’élevait déjà à 34.000 dollars : 850.000 francs en 1868) ; et cela tout en exprimant leur dégoût du travail salarié. Ils prétendaient n’avoir d’autre intention en salariant des ouvriers de l’extérieur, que de venir en aide à des personnes sympathiques, mais incapables de pratiquer leur communisme. On s’accorde à reconnaître qu’ils les traitaient très fraternellement.
Leurs affaires étaient administrées par vingt-et-un comités permanents et ils avaient quarante-huit conducteurs pour les différentes branches de travail, preuve que le fouriérisme les avait influencés plus qu’ils ne voulaient l’admettre. Malgré la complexité apparente de ce système, leur gouvernement fonctionnait à merveille, on l’affirme.
Le tableau ci-dessus démontre qu’ils ne voulaient pas se surmener. Ils étaient très coulants sur les heures de lever et de mise au travail, etc... (ils ignoraient l’appel de la cloche) et ils ont eu peu à souffrir des « tireurs au flanc » et paresseux professionnels.
La bibliothèque d’Onéida contenait 6.000 volumes et on y recevait toutes sortes de magazines. Bien que les Perfectionnistes ne crussent pas que le communisme fût possible sans une base religieuse, ils n’étaient pas des sectaires. Leur religion était plus pratique que théorique. Aussi, Huxley, Tyndall, Darwin, Spencer étaient-ils amplement représentés dans la dite bibliothèque.
Les récréations étaient tenues en haute estime à Onéida, A un moment donné, ils eurent des maisons de repos sur le lac d’Onéida et à Long-Island-Sound. Ils attachaient beaucoup d’importance à l’hygiène, se nourrissant simplement et se montrant tempérants en toutes choses. Leur longévité était proverbiale, un grand nombre d’entre eux moururent plus qu’octogénaires et 22 trépassèrent (pourcentage énorme par rapport à la population de la colonie) entre 85 et 96 ans. Les maladies vénériennes étaient inconnues chez eux, ce qu’on attribue à leur absence de relations sexuelles avec les personnes n’appartenant pas à leur milleu. Ils ne fumaient, ni ne buvaient, ne mangeaient de viande que deux fois par semaine, ils s’insouciaient de la mode, et les femmes de la colonie d’Onéida portèrent toujours les cheveux courts.
La prospérité d’Onéida attira l’attention. Les jours de fête, il n’était pas rare que 1.000 à 1.500 visiteurs passassent la journée avec eux. On se demandait comment pouvait subsister ce petit monde à part, dont aucun membre ne poursuivait autrui en justice, dont on ne voyait aucun membre avoir affaire à la police, et où il n’y avait pas de pauvres. Les Perfectionnistes faisaient eux-mêmes le plus de propagande qu’ils pouvaient. Ils publièrent un certain nombre de livres et de journaux dont le plus populaire fut Onéida Circular. C’était une revue hebdomadaire bien éditée et bien imprimée, publiée en ces conditions singulières :
« La revue est envoyée à tous, qu’ils paient ou non — son prix est de 2 dollars. — Ceux qui la liront se divisent en trois classes :
ceux qui ne peuvent pas donner 2 dollars ;
ceux qui peuvent seulement donner 2 dollars ;
ceux qui peuvent donner plus de 2 dollars.
Les premiers l’ont gratuitement. Les seconds paient leur revue. Ceux de la troisième catégorie doivent donner en plus l’argent nécessaire à couvrir le déficit causé par les premiers. Ceci est la loi du communisme. »
Les Perfectionnistes ont toujours attribué à trois causes ou plutôt à trois pratiques leur succès — pratiques qui ont rendu Onéida célèbre et lui ont fait une place spéciale dans l’histoire des milieux de vie en commun. La première est le mariage complexe, la seconde est la critique mutuelle, la troisième les réunions quotidiennes tenues chaque soir.
D’abord le Mariage complexe. Le communisme des premiers chrétiens, selon eux, s’étendait aux êtres comme aux choses : ils ne voyaient aucune différence intrinsèque entre la propriété des objets et celle des personnes. L’exclusivisme à l’égard des femmes et des enfants n’est pas plus concevable que l’exclusivisme à l’égard de l’argent ou des biens mobiliers. L’épistolier Paul a placé (1. Cor. 7 : 2931) sur le même pied la possession des femmes et celle des marchandises, possession qui devait être abolie à bref délai par l’avènement du « royaume des cieux ». L’abolition de l’exclusivisme en fait de relations amoureuses est impliquée dans le nouveau commandement du Christ qui prescrit de s’aimer les uns les autres, ce qui veut dire non par couple, mais en masse (les deux mots soulignés en français, se trouvent à la page 626 du livre de John Humpphrey Noyes : History of American Socialisms, que j’ai sous les yeux en rédigeant cet article).
« L’histoire secrète du cœur humain démontre qu’il est capable d’aimer un grand nombre de personnes et un grand nombre de fois et que plus il aime, plus il peut aimer. »
Partant de là, et étant entendu que leur système ne valait que pour des personnes sanctifiées (ou sélectionnées), les Perfectionnistes faisaient une différence entre l’amativité et la reproduction. Ils rappelaient qu’avant d’être considérée par Dieu comme une reproductrice, Eve avait été créée pour tenir compagnie à Adam, dans un but social. (Dieu créa la femme parce qu’il vit qu’il n’était pas bon pour l’homme d’être seul. Gen. II : 18). En Eden, l’amativité joua le premier rôle et non pas la reproduction. La pudeur sexuelle est la conséquence de la chute, factice et irrationnelle. Adam et Eve, à l’état d’innocence ignoraient la pudeur, comme l’ignorent les enfants et « les autres animaux ». La jalousie est la conséquence de l’exclusivisme en amour, elle engendre les querelles et les divisions. Toute association de vie en commun qui maintient le principe de l’unicité exclusive, contient en soi les germes de sa dissolution d’autant plus que la vie en commun développe fortement l’amativité. Les Perfectionnistes d’Onéida auraient voulu que dans leur communauté, chacun fût l’époux ou l’épouse de tous, la progéniture « rationnelle » étant élevée par le milieu. C’est ce qui les faisait mettre en parallèle leur conception de l’amour libre, basée sur un communisme amoureux durable — un mariage en association – et « l’amour libre » comme l’entendaient, selon eux, les socialistes d’alors, consistant en flirts temporaires et s’insouciant de la progéniture.
Les Perfectionnistes reprochaient entre autres à « l’acte propagateur » d’épuiser l’homme et de le rendre malade, s’il le répète trop souvent. Pour la femme, la grossesse et ce qu’elle exige en fait de dépense vitale, mine sa constitution ; les douleurs de l’enfantement sont une véritable agonie et la fatiguent d’une façon extraordinaire, de même que l’allaitement et les soins de la première enfance. Jusqu’à ce qu’il soit en état de se tirer d’affaire lui-même, l’enfant reste, même dans les meilleures circonstances, une lourde charge pour les parents. Le travail de l’homme est grandement accru par la nécessité de pourvoir aux besoins de sa famille. D’ailleurs, c’est en tant que malédiction que le Créateur a enjoint aux hommes de croître et de multiplier. Revenus à l’état d’innocence primitif, les Perfectionnistes étaient délivrés de cette malédiction et Saint Paul a inclus le mariage parmi les ordonnances abolies de l’ancienne Alliance. Du fait donc que l’amativité joue le premier rôle et la propagation de l’espèce le second, l’homme appelé à la perfection, exercera sur son aptitude procréatrice un contrôle sévère. Par là les perfectionnistes rejoignaient Malthus.
Dans la pratique, tout composant masculin de la colonie, pouvait avoir des relations sexuelles avec n’importe quel composant féminin à condition de passer par l’intermédiaire d’un tiers ; ils favorisaient la rencontre des jeunes membres de l’un ou l’autre sexe avec les membres âgés, étant entendu que personne ne serait obligé de recevoir les attentions de ceux qui ne leur plairaient pas, ce qui était évité par l’intervention des tiers. Quant à la procréation, elle était soumise au contrôle de la communauté, qui veillait à ce que le nombre d’enfants ne dépassât pas les possibilités financières et éducatives. Sur une population de 280 personnes, le nombre de celles au-dessous de 21 ans, ne dépassait pas 64. Et le nombre des membres de l’association choisis pour la procréation sélectionnés parmi ceux qui s’étaient le mieux assimilé leur théorie sociale, s’élevait à 24 hommes et 20 femmes. Toute reconstitution du couple était rigoureusement proscrite.
En conséquence de ces idées, les enfants étaient considérés comme les enfants du milieu, et élevés ensemble dans une maison destinée à cet effet. Ils avaient toute facilité de jouer et de se récréer et, selon le témoignage général, ils jouissaient d’une parfaite santé. Des « nurses », membres de la colonie consacraient leurs soins à les élever ; chacune d’elles passait à cette tâche une demi-journée. On les sevrait à 9 mois ; à partir de cet âge, dès 8 heures du matin, ils étaient menés à la maison des enfants ; à 5 heures de l’après-midi on les rendait à leur mère. Il ne s’agissait donc pas de séparer la mère de sa progéniture, mais de la libérer et de lui permettre de prendre part à la production générale.
La Critique Mutuelle fut instituée, dit-on, par Noyes ; elle devint l’institution la plus importante de la communauté dès le commencement de son existence. Elle remplaça toutes les sanctions et ce fut une véritable cure morale. Elle présente une analogie certaine avec le traitement psychoanalytique freudien.
La critique était appliquée dans quelques cas, sans sollicitation du sujet, mais le plus souvent à sa propre requête. Un membre voulait quelquefois être critiqué par la colonie entière et quelquefois par un comité choisi parmi ceux qui le connaissaient le mieux et qui lui étaient les plus sympathiques. Chacun donnait son appréciation d’une façon aussi étendue que possible, et l’effet salutaire de la Critique Mutuelle était sensé s’effectuer de lui-même en faisant sentir la laideur de la faute commise (Remarquez l’analogie avec la confession publique et comparez avec l’autocritique bolcheviste, l’une et l’autre pouvant également être ramenées au traitement psychanalytique.)
Nordhoff qui eut la bonne fortune d’assister à l’une de ces séances de critique en donne le compte-rendu suivant :
« Un dimanche après-midi, un jeune homme, Charles, s’offrit de lui-même à la critique. Un comité de quinze membres, y compris Noyes, se réunit dans une salle et la critique commença. Noyes s’enquit de ce que Charles avait à se reprocher. Charles exposa qu’il avait été récemment troublé par des doutes, que sa foi était chancelante et qu’il luttait contre le démon intérieur qui le hantait.
Alors chacun à son tour prit la parole. L’un des membres fit remarquer que Charles avait été gâté par sa bonne fortune, qu’il était quelquefois vaniteux ; un autre ajouta qu’il n’avait aucun respect pour la propriété commune, qu’il l’avait entendu récemment parler d’un beefsteak trop dur et qu’il prenait l’habitude de parler argot. Les femmes prirent part à la critique. L’une dit que Charles était hautain et trop galant ; on critiqua sa façon de se comporter à table, et on l’accusa de montrer trop de sympathie pour certaines personnes en les appelant par leurs prénoms, en public. Plus la séance avançait, plus les fautes s’accumulaient. On l’accusa d’irréligion et de mensonge et un souhait général fut exprimé, qu’il se rendît compte de ses erreurs et qu’il s’améliorât. Durant ce réquisitoire qui dura plus d’une heure et demie, Charles demeura muet, mais à mesure que s’amoncelaient les accusations, il pâlissait et de grosses gouttes de sueur perlaient sur son front.
La critique de ses camarades avait, évidemment, produit une grande impression sur lui. »
Ces franches — sinon indiscrètes — explications ne semblent pas avoir provoqué de mauvais sentiments chez les membres de la communauté. Les réunions de critique mutuelle tenaient lieu de tribunal, de conseil, de régulateur, de stimulant, de redressement de la ligne de conduite individuelle et collective. L’histoire d’Onéida ne relate aucune discorde ; et la plus parfaite harmonie régna en tout temps ; un membre seulement fut expulsé durant les 30 ans que dura la colonie.
Les réunions quotidiennes du soir ne duraient pas plus d’une heure, mais étaient régulièrement tenues. On y discutait affaires, administration, nouvelles du jour, bref, tout ce qui était d’intérêt général.
* * *
Comment peut-on expliquer la chute d’une colonie si prospère que son actif en 1881 — deux ans après sa dissolution en tant que colonie communiste — pouvait être évalué à 600.000 dollars (quinze millions de francs) ?
Ce fut d’abord à la suite d’une violente campagne menée par l’opinion publique, attisée par le clergé et les organes puritains, contre le « mariage complexe ». Les puritains prétendaient qu’en dépit de toutes les assertions contraires, Onéida était l’asile du vice et la concentration de l’orgueil. Les journalistes s’en mêlèrent.
D’autre part, les enfants nés dans la colonie et parvenus à l’âge adulte n’avaient plus ni la foi, ni l’enthousiasme de leurs parents, les pionniers de la colonie. Comme les Mormons, les Perfectionnistes durent céder. Ils abandonnèrent le mariage complexe le 26 août 1879. Jusqu’au 31 décembre de cette année-là, il y eut vingt mariages. Il resta à peine une demi-douzaine de célibataires.
Ce fut le signal de la dissolution d’Onéida en tant que société communiste. Noyes lui-même, accompagné de quelques adeptes fervents, partit pour le Canada, où il mourut en 1886 et le reste de la communauté s’organisa en société à capital limité, sous le nom de Onéida Community Limited (en 1880).
On attribua à chaque membre de la communauté, sans égard au sexe, ni à l’âge, ni aux services rendus, 4 actions se montant à autant de fois 100 dollars (2.500 francs) que le colon avait passé de temps dans la colonie. On remboursa en actions la moitié du capital apporté par les colons à leur entrée dans le milieu. On garantit aux enfants qui se trouvaient dans le domaine de la colonie, de 80 à 120 dollars par an, selon que le permettraient les bénéfices et huit mois de scolarité jusqu’à seize ans. L’entreprise devint très prospère, 80 % des parts restant aux mains des descendants des fondateurs de la colonie et des auxiliaires employés par la société durant de longues années.
D’après une lettre signée du secrétaire J.-H. Noyes, appartenant probablement à la famille du créateur d’Onéida, au 31 janvier 1924, l’actif de la société qui avait succédé à la communauté d’Onéida, s’élevait à près de 8 millions de dollars (soit 200.000.000 de francs). Les industries ont été naturellement conservées. Pendant longtemps, une bibliothèque commune, une salle de lecture, une blanchisserie et les pelouses furent les seules traces de l’ancien régime communiste. D’après M. Ch. Cide, en 1917, les restes d’Onéida avaient été transportés à Sherrill, à 400 kilomètres à l’est. La lettre précitée de M. J.-H. Noyes ne porte pas d’indication de lieu.
— E. ARMAND.
BIBLIOGRAPHIE. — J.-H. Noyes : History of American Socialisms, Philadelphia and London, 1870 ; Ch. Nordhoff : The Communistic Societies of the United States, New-York, 1875. — William Alfred Hind : American Communities, Chicago, 1902. — Morris Hillquit : History of Socialism in the United States, New-York, 1903 ; Communities of the Past and Present, The Llano Cooperative Colony, 1924.
ONTOLOGIE
n. f. (du grec ôn, ontos, ce qui existe, et logos, discours)
Pour beaucoup, ontologie et métaphysique sont deux termes synonymes. Aristote définissait la métaphysique : « la science de l’être en tant qu’être » ; or l’ontologie c’est aussi la science de l’être. Cosmologie, psychologie, théologie rationnelles ne seraient alors que des chapitres particuliers de l’ontologie. D’autres en font seulement une introduction à la métaphysique, sa première partie ; elle s’opposerait à la métaphysique spéciale qui traite du monde, de l’âme, de dieu, et constituerait la métaphysique générale qui étudie l’être et ses qualités, indépendamment de leurs réalisations particulières. Dans les deux cas, la parenté reste essentielle entre la métaphysique et l’ontologie : la seconde s’identifie avec la première, au moins partiellement. Or les philosophes ont fait, jusqu’à présent, fausse route en ce qui concerne la métaphysique, à mon avis du moins.
Toutes les doctrines métaphysiques élaborées jusqu’à présent, celle de Platon comme celles de Descartes, de Leibnitz ou de Spinoza, pour ne citer que quelques très grands noms, sont absolument dénuées de valeur. Ce sont des jeux d’esprit, des écheveaux d’idées que l’on enroule avec plus ou moins de logique et d’art. Rien d’objectif dans ces systèmes qui dépendent pour une large part de l’imagination, du tempérament physique, des aspirations mentales du constructeur. Ne nous étonnons pas qu’ils croulent lamentablement, dès qu’on les considère sous l’angle non du beau, mais du vrai. De la métaphysique, simple collection de chimères et de vains rêves, on ne saurait dire trop de mal ; sa valeur est d’ordre littéraire et subjectif, alors qu’elle prétend nous renseigner, de façon effective, sur ce qui existe hors de nous. Mais Kant et les Positivistes se trompent singulièrement lorsqu’ils prétendent qu’aucune solution certaine ne pourra jamais être apportée aux problèmes posés par la métaphysique. Incapables de saisir autre chose que des apparences, d’après le philosophe de Kœnigsberg, nous ne pouvons atteindre la réalité dans sa nature propre. Nos impressions sensibles, base de toutes nos connaissances, sont ordonnées dans l’espace et le temps, formes a priori que l’esprit impose aux choses ; elles ne ressemblent pas aux excitants extérieurs qui les provoquent. De plus elles sont organisées en objets, associées par le jugement, d’après les catégories de l’entendement qui répondent, non à la réalité, mais à nos besoins intellectuels. Il est vain de chercher à savoir ce que sont les choses en elles-mêmes ; dès qu’il veut résoudre les problèmes concernant dieu, l’âme et le monde, l’esprit tombe dans d’insolubles contradictions. Ajoutons qu’après avoir déclaré la métaphysique impossible, au nom de la Raison Pure, Kant la rétablira au nom de la Raison Pratique. Pour d’autres motifs, les positivistes estiment, eux aussi, qu’on ne saurait élucider les problèmes transcendants de l’origine première et de la fin suprême. La métaphysique, dira Littré, est un océan pour lequel nous n’avons ni barque ni voile ; c’est l’inconnaissable, le domaine des problèmes à jamais insolubles. Un seul objet est accessible à l’homme, la nature telle qu’elle apparaît à nos sens, avec les lois qui la régissent. Ajoutons que si de nombreux positivistes rejettent l’idée de dieu comme antiscientifique, d’autres la considèrent seulement comme extrascientifique, c’est-à-dire placée en dehors des limites de la science : en conséquence ils ne la défendent, ni ne l’attaquent, ils se déclarent neutres. Quelques-uns même, peu sérieux il est vrai, admirent que la foi parvenait à explorer l’au-delà fermé à l’expérience ; ils proclamèrent que la science ne saurait contredire le dogme, puisqu’ils portent sur des réalités différentes.
N’en déplaise à Kant et aux positivistes, nos successeurs pourront répondre avec certitude aux problèmes posés par les métaphysiciens. Nous-mêmes pouvons déjà dire ce qu’est la matière, comment elle se génère, et comment elle s’évanouit, pour renaître éternellement. D’où venons-nous, où allons-nous, quelle est l’origine des mondes et quelle fin les attend ? A cela nous répondons de façon satisfaisante, sans recourir à un créateur ou à un principe spirituel quelconque. Concernant la vie, sa nature et sa raison d’être, les chercheurs avancent rapidement dans la voie des explications rationnelles ; dès aujourd’hui, nul besoin de l’intervention divine pour expliquer ses plus mystérieuses manifestations. Et, si peu développée que soit la physiologie cérébrale, elle a chassé l’âme, cette vaine entité dont s’enorgueillissaient les humains. Quant à dieu, tout démontre qu’il s’agit d’une baudruche agitée par les prêtres, mais dont les gens sensés se moquent depuis longtemps. Astronomie, physique, chimie, biologie, psychologie, nous éclairent ainsi sur des questions que l’on disait réservées à la métaphysique. Cette dernière doit faire place à la science, ou mieux, elle doit se résigner à n’être qu’une synthèse des renseignements fournis par les diverses branches du savoir positif sur les plus hauts problèmes que se pose l’esprit humain. Il n’y a pas de réalités inaccessibles à notre entendement ; tout ce qui existe est connaissable, lorsqu’on cherche assez longtemps. Ce qui reste mystère pour nous cessera de l’être pour nos descendants, s’ils délaissent les creuses spéculations de la métaphysique traditionnelle, pour interroger la science expérimentale. Certains spiritualistes ont bien compris qu’il fallait faire quelque chose en ce sens : ils nous ont servi les expériences des spirites et des mystiques comme base d’une nouvelle philosophie transcendantale. Les naïfs continuent d’y croire ; les chercheurs impartiaux constatent l’avortement complet de ces tentatives. Sans parler des supercheries découvertes lorsqu’on exerce un contrôle assez prolongé, aucun des faits allégués ne requiert l’existence d’une entité spirituelle quelconque. Mais lorsqu’on veut croire, les prétextes ne manquent jamais : voilà le secret du succès que remporte le spiritisme près des esprits religieux. C’est aux sciences ordinaires, à la physique, à la biologie, etc..., de fonder une ontologie nouvelle et de se prononcer en dernier ressort sur l’au-delà des métaphysiciens.
Preuve ontologique de l’existence de Dieu.
Cette preuve, célèbre en théodicée, est due à saint Anselme. La voici telle qu’il l’expose :
Tout homme a, dans son esprit, l’idée d’un être tel qu’on n’en peut concevoir de plus grand. Mais il répugne qu’un tel être n’existe que dans l’esprit, car il est plus parfait d’exister dans la réalité que dans l’esprit seulement. Il faut conclure, en conséquence, que l’être tel qu’on n’en peut concevoir de plus grand existe tout ensemble dans l’esprit et dans la réalité.
Descartes a repris cet argument sous une autre forme. Nous avons, déclare-t-il, l’idée d’un être parfait ; or, l’existence est comprise dans cette idée ; donc Dieu existe. On lit dans le Discours de la Méthode :
« Revenant à examiner l’idée que j’avais d’un Etre parfait, je trouvais que l’existence de Dieu y était comprise en même façon qu’il est compris en celle d’un triangle que ses trois angles sont égaux à deux droits, ou en celle d’une sphère que toutes ses parties sont également distantes de son centre, ou même encore plus évidemment ; et que, par conséquent, il est pour le moins aussi certain que Dieu, qui est cet être si parfait, est ou existe, qu’aucune démonstration de géométrie le saurait être. »
Saint Anselme avait déjà trouvé un contradicteur clairvoyant dans Gaunillon, moine de Marmoutiers. D’une idée, d’une conception abstraite, disait ce dernier, on peut tirer une autre idée, jamais une chose effective, une réalité vivante. Or, le sujet dieu étant un concept purement idéal, l’attribut existence ne peut qu’être pareillement idéal. Gassendi, un pieux chanoine, mais dont les élèves devinrent souvent libres penseurs, fit à Descartes des objections semblables et lui reprocha de mal appliquer le principe d’identité. Même Thomas d’Aquin et les scolastiques jugèrent sans valeur l’argument ontologique et se rangèrent à l’avis de Gaunillon. Kant a insisté, lui aussi, sur le passage illégitime de l’ordre idéal à l’ordre réel qu’implique la preuve a priori de l’existence de Dieu. Il est vrai qu’un triangle suppose nécessairement trois angles, mais pour que les trois angles possèdent une existence effective, il faut que le triangle existe réellement. Kant déclare :
« Quand je dis le triangle est une figure qui a trois angles, j’indique un rapport nécessaire et tel que, le sujet étant une fois donné, l’attribut s’y rattache inévitablement. Mais, s’il est contradictoire de supposer un triangle en supprimant par la pensée les trois angles, il ne l’est pas de faire disparaître le triangle en même temps que les trois angles. De même, s’il est contradictoire de nier la toute-puissance lorsqu’on suppose Dieu, il ne l’est pas de supprimer tout ensemble Dieu et la toute-puissance : ici, tout disparaissant, attribut et sujet, il n’y a plus de contradiction possible. »
Aujourd’hui les philosophes catholiques eux-mêmes considèrent comme un sophisme l’antique preuve ontologique basée sur une déduction. Mais on a voulu la rétablir en affirmant que l’homme avait une intuition immédiate de Dieu. Malebranche le prétendait déjà au XVIIème siècle. A l’en croire, nous voyons directement la substance même de Dieu, et c’est en elle que résident les idées perçues par notre raison. Penser à Dieu ou en d’autres termes à l’infini, à l’être sans restriction, c’est en avoir l’intuition. Le philosophe déclare :
« Car il n’y a rien de fini qui puisse représenter l’infini. L’on ne peut donc voir Dieu qu’il n’existe : on ne peut voir l’essence d’un être infiniment parfait sans en voir l’existence : on ne le peut voir simplement comme un être possible : rien ne le comprend, rien ne peut le représenter. Si donc on y pense, il faut qu’il soit. »
Une pareille doctrine fit sourire ; Rome l’estimant dangereuse mit à l’Index les livres du célèbre oratorien. Mais ses idées furent reprises, au XIXème siècle, par l’Ecole Ontologiste.
L’Ecole Ontologiste.
L’Italien Gioberti admit que nous voyons Dieu immédiatement. L’esprit débuterait non par une abstraction, mais par une intuition, non par l’analyse, mais par la synthèse ; et sa première intuition serait celle de l’Etre, c’est-à-dire de Dieu :
« L’auteur du jugement primitif, qui se fait entendre à l’esprit, dans l’acte immédiat de l’intuition, c’est l’Etre même ; l’Etre, en se posant lui-même en vue de notre âme dit : Je suis nécessairement. »
En Dieu, nous percevons aussi tout ce que nous voyons. Il est le créateur de tout ce qui existe, et la perception que l’homme a du monde et de lui-même n’est que l’intuition d’une création continuelle :
« En percevant l’Etre dans sa concrétion, écrit Gioberti, l’esprit, muni de la force intuitive, ne le contemple nullement dans son identité abstraite, ni comme Etre pur, mais tel qu’il est réellement, c’est-à-dire causant, produisant les existences et extériorisant par ses œuvres, d’une manière finie, son essence infinie. Et par conséquent l’esprit perçoit les créatures, comme 1e terme extrême auquel se rapporte l’action de l’Etre ... L’esprit humain contemple les existences produites, dans l’Etre produisant, et il est, à chaque instant de sa vie intellectuelle, spectateur direct et immédiat de la création. »
Des formes mitigées de l’ontologisme furent soutenues par de nombreux prêtres qui admettaient, d’une façon générale, que nous voyons en Dieu les vérités éternelles, universelles et absolues, mais non pas les êtres particuliers ni les corps. Le cardinal Gerdil, les évêques Baudry et Maret écrivirent en faveur de ce système. Pourtant Rome finit par le condamner, non à cause des absurdités qu’il contient, mais parce qu’elle le jugeait contraire au dogme. De pareilles doctrines tiennent du roman ; elles ne méritent pas d’être prises au sérieux. Mais ceci est vrai de l’ensemble des théories métaphysiques ; elles sont filles de l’imagination et du caprice, ainsi que nous l’avons dit au début de cet article.
— L. BARBEDETTE.
OPPORTUNISME
Ce mot est un néologisme formé de opportun (qui est à propos), et de la terminaison isme qui indique généralement, le plus souvent dans un sens péjoratif, que l’idée à laquelle elle est jointe est érigée en système.
Opportunisme est né sous la IIIème République ; son origine est politique. Il a, semble-t-il, été employé pour la première fois dans les colonnes des Droits de l’Homme, quand ce journal protesta contre les républicains qui, d’abord en 1871, acceptèrent de préparer la Constitution avec les royalistes, et ensuite, en 1875, laissèrent voter par l’Assemblée de l’Ordre moral cette Constitution monarchique depuis en vigueur. Un mois après l’application de la dite Constitution, en février 1876, les élections législatives qui envoyèrent à la Chambre 360 républicains contre 170 monarchistes, prouvèrent la volonté républicaine du pays ; mais le tour était joué et le peuple roulé une fois de plus. On appela alors opportunisme le parti de ceux qui avaient ainsi adapté leurs principes aux circonstances, puis abandonneraient ces principes et enfin les combattraient, Ce parti fut celui de Gambetta et de ses amis qui avaient fait la République si belle lorsque, en 1869, ils lui avaient donné le programme de Belleville. Six ans leur avaient suffi pour qu’ils laissassent étrangler cette République dans son principe. Lorsqu’ils prirent le pouvoir, en 1879, ils continuèrent contre leur programme leur politique de capitulation et de régression anti-républicaines. De leur propre gré, ils se « soumirent » à la réaction qu’ils avaient fait se « démettre », et ne défendirent plus qu’une étiquette. Les conventions des chemins de fer avec les compagnies, les emprunts pour combler les déficits budgétaires et les expéditions coloniales inaugurées par Jules Ferry appelé alors « le Tonkinois », marquèrent particulièrement leur politique. On en peut mesurer, aujourd’hui, toutes les conséquences anti-humaines et anti-sociales.
Il n’est pas sans intérêt de rappeler ce qu’était ce programme du « parti républicain radical » de 1869, pour juger, par son rapprochement avec la situation actuelle, de la lamentable faillite à laquelle l’opportunisme a conduit la République, en trahissant la volonté et les intérêts populaires, et en faisant de la représentation nationale la domesticité de plus en plus corrompue de la ploutocratie impérialiste à laquelle il livrait le pays. Ce programme était le suivant :
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Application la plus radicale du suffrage universel pour l’élection des conseillers municipaux et députés ;
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Liberté individuelle ;
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Liberté de la presse, de réunion, d’association, et le jury pour tous les délits politiques ;
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Instruction primaire, laïque, obligatoire, et concours pour l’admission aux cours supérieurs ;
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Séparation de l’Eglise et de l’Etat ;
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Suppression des armées permanentes ;
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Modification du système d’impôt ;
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Election et responsabilité directe de tous les fonctionnaires.
Il n’est pas un article de ce programme qui n’ait été « opportunément » corrigé ou oublié pendant les soixante années de République qui se sont succédées. Seuls les articles sur l’instruction primaire et la séparation de I’Eglise et de l’Etat ont été l’objet de réalisations, mais tellement amendées qu’il ne leur est plus rien resté de républicain, encore moins de radical. Elles sont, en ce qui concerne l’instruction, au-dessous de ce qu’ont fait la plupart des autres Etats, même monarchiques. Quant à la séparation de l’Eglise et de l’Etat, après avoir soulevé contre l’Eglise les foudres « cornbistes » et « briandistes », plus bruyantes que réelles, on en a fait une collaboration hypocrite et clandestine pire que celle, nettement déclarée, de la République des capucins de 1848. Mais les traits les plus caractéristiques de l’opportunisme ont toujours été la duplicité dans l’action, la lâcheté devant les responsabilités. Faut-il dire combien les réalisations républicaines sont encore plus inexistantes en ce qui concerne les autres articles du programme républicain-radical : liberté individuelle, liberté de la presse, de réunion, d’association, élection et responsabilité des fonctionnaires, suppression des armées permanentes, etc... ? ... La France, qui arrive au vingtième rang des Etats européens dans l’organisation de I’Instruction publique, a, par contre, la plus « belle » armée du monde. Ceci ne compense pas cela, au contraire, il l’aggrave et il fait mieux comprendre les résultats de la banqueroute républicaine : la dictature policière prenant de plus en plus les formes du fascisme, les « lois scélérates » de plus en plus scélératement appliquées, les dépenses militaristes absorbant le tiers du budget et toujours en augmentation.
L’opportunisme, s’étalant avec une insolence et un cynisme toujours accrus, est devenu de plus en plus la méthode d’une « République de camarades » qui ont rétabli, à leur profit, tous les abus parasitaires des anciens régimes et relégué, dans la vaseuse et débordante blagologie électorale et parlementaire aussi mystificatrice que celle des prêtres, les transformations sociales promises. Discrédité en principe, mais non en fait, par tous les scandales qu’il a provoqués, l’opportunisme a cessé d’exister comme parti politique, mais il a continué comme méthode chez tous ceux de droite ou de gauche qui n’ont cessé de participer à la curée. Il est devenu ainsi le progressisme des radicaux adaptés, puis il a pris toutes les nuances caméléonesques qui vont du radicalisme jusqu’au socialisme révolutionnaire. Il a tellement donné de gages de sa carence républicaine qu’aujourd’hui la République n’effraie plus personne. Tout le monde est républicain et nul ne parle plus d’étrangler « la Gueuse », sauf, par snobisme, ceux qui en vivent le mieux et pour qui elle est le plus complaisante. L’opportunisme est maintenant le collaborationnisme des socialistes de gouvernement qui ont, depuis la guerre de 1914, répudié la fraternisation de tous les prolétaires, la lutte de classe et la révolution, ce qui ne les empêche pas de parler toujours au nom de l’Internationale Ouvrière comme les radicaux parlent toujours au nom de la République (voir Politicien).
Si le mot : opportunisme est relativement nouveau, la chose est vieille comme le monde. De tout temps elle a prétendu se justifier en disant :
« L’imbécile est celui qui ne change jamais. »
Cette sentence est d’un lamentable effet quand elle tombe des lèvres d’un révolutionnaire périmé, d’un de ces anciens traîne-savates devenus les Lechat du régime et qui composent aujourd’hui « l’aristocratie républicaine ». Mais elle est d’un cynisme plus franc, moins répugnant que celui des tartufes, anciens « gréviculteurs » devenus ministres, qui viennent déclarer, la main sur le cœur, aux applaudissements de la claque parlementaire, qu’ils n’ont « jamais changé !... » Certes, un changement d’opinion est honorable quand il est le résultat de l’étude, de l’observation, du progrès de la pensée, d’un scrupule de conscience et de la volonté d’un emploi plus généreux des connaissances et de l’activité. Il ne l’est pas du tout lorsqu’il n’est guidé que par l’intérêt personnel et l’ambition politicienne. La casuistique qui cherche à justifier ce mode d’intelligence ne mérite que le mépris, qu’elle soit révolutionnaire ou réactionnaire, laïque ou religieuse et quelle que soit l’admiration dont l’accompagnent des choreutes serviles. La décence voudrait que celui qui se livre à cette sorte de putanat gardât au moins le silence et ne cherchât pas à se justifier ; mais par une espèce de remords que l’opportunisme porte en lui, il a besoin de faire des phrases pour donner le change et masquer sa honte. Il compose des mots historiques. « Alea jacta est ! » disent les Césars en franchissant le Rubicon. « Adore ce que tu as brûlé et brûle ce que tu as adoré », suggèrent aux Clovis les lessiveurs des âmes par qui, en tous les temps :
« Paris vaut bien une messe ! » déclarent gaillardement les Henri IV renégats. On remplirait des volumes de toutes les phrases, de tous les mots qui constituent la littérature de l’apostasie, du reniement, de la trahison opportunistes. Elle a particulièrement fleuri depuis qu’au 18 brumaire Bonaparte montra la voie aux démagogues, jusqu’aux temps contemporains où d’anciens chambardeurs prétendent ne pas changer quand ils deviennent, à la présidence de la République, les « rejetons orgueilleux », qu’ils flétrissaient jadis, « des grands bandits légaux qui ont détroussé nos ancêtres par l’usure, par le monopole, par la savante mise en œuvre de tous les procédés que la loi, faite par eux, et pour eux, leur mit en main. » (M. Millerand).
L’opportunisme a toujours été le moyen de réussite des nouvelles puissances par l’adaptation insidieuse ou brutale aux circonstances. L’exemple le plus démonstratif que l’on en a est dans l’ histoire de l’Eglise. Sartiaux a écrit :
« L’Eglise s’adapta aux mœurs des temps beaucoup plus qu’elle ne les dirigea. »
Elle n’a jamais cessé de suivre cette méthode et elle n’a vécu que par elle. Née d’une religion nouvelle qui apportait la torche dans le vieux monde, en bouleversait les institutions, en renversait les hiérarchies, en détruisait les conventions, en culbutait les valeurs sociales, elle devint, par le plus persévérant et le plus progressif des opportunismes, le plus solide rempart de ces institutions, de ces hiérarchies, de ces conventions, de ces valeurs qu’elle aurait dù supprimer pour établir un monde nouveau. Suivant les intérêts de sa politique, elle servit Dieu et César. Elle fit de Dieu la plus infàme et la plus ridicule des divinités pour justifier ses collusions avec les plus infâmes et les plus ridicules maîtres des hommes. Insolente, exigeante et cruelle devant les faibles, lâche, rampante et vile devant les forts, elle sut trouver toutes les justifications à toutes les turpitudes triomphantes en les couvrant de sa blasphématoire infaillibilité auprès de leurs victimes. Depuis les Constantin, les Clovis, les Phocas, jusqu’à M. Mussolini, tous les hommes « chargés de hontes et de crimes » qui ont régné sur les peuples ont été à ses yeux « envoyés par la Providence ». Des pires bandits et des pires catins elle a fait des saints et des saintes, des pires crimes elle a fait des actions admirables ; depuis vingt siècles, sa justice et sa charité célèbrent comme la manifestation la plus adorable de la bonté divine le monstrueux holocauste d’une humanité livrée aux pires scélérats. Il n’est pas une superstition des temps les plus barbares qu’elle n’ait fait sienne pour s’attacher les foules ignorantes ; il n’est pas une infamie qu’elle n’ait sanctifiée pour en tirer pouvoir et argent. Il n’est pas un de ses principes et de ses dogmes qu’elle n’ait mille fois modifié, falsifié suivant les besoins du moment pour maintenir sa domination. Il n’est aucun texte évangélique ou canonique que sa casuistique tortueuse n’ait interprété contradictoirement pour le service d’une morale circonstancielle. Dès le 1er siècle du christianisme, l’apôtre Barnabé disait de l’Eglise, devant son opportunisme criminel : « Elle entrera dans la voie oblique, dans le sentier de la mort éternelle et des supplices ; les maux qui perdent les âmes apparaîtront ; l’idolâtrie, l’audace, l’orgueil, l’hypocrisie, la duplicité du coeur, l’adultère, l’inceste, le vol, l’apostasie, la magie, l’avarice, le meurtre, seront le partage de ses ministres ; ils deviendront des corrupteurs de l’ouvrage de Dieu, les courtisans des rois, les adorateurs des riches et les oppresseurs des pauvres. » La constance de cet opportunisme affirmée par toute l’histoire a abouti, la veille de la Guerre de 1914, à ce tripatouillage du catéchisme par lequel elle changea son cinquième commandement :
Homicide point ne seras DE FAIT ni volontairement,
par celui-ci :
Homicide point ne seras SANS DROIT ni volontairement.
Elle marqua ainsi indélébilement, non seulement sa complicité dans le carnage qui se préparait et qu’on appellerait la Guerre du DROIT, mais encore sa préméditation avec celle de tous les criminels, chefs d’Etats responsables. C’est pourquoi tous les gouvernements, et particulièrement la République laïque, lui paient si généreusement, depuis, les trente deniers de Judas.
Aujourd’hui, dans le désarroi et la débâcle de la société capitaliste, que la monstruosité de ses abus et de ses vices condamne à s’écrouler comme jadis l’empire romain, l’Eglise demeure le plus sûr paratonnerre contre les fureurs révolutionnaires. Par son opportunisme rhétoricien qui lui fit accommoder l’aristotélisme et le thomisme puis, de nos jours, le thomisme et le modernisme, elle est l’inspiratrice la plus perfide des « unions sacrées » du capital et du travail, du bellicisme et du pacifisme, du nationalisme et de I’internationalisme comme de la Foi et de la Raison. Les démagogues de plus en plus vaseux, qui trempent leur « tripe laïque » dans son eau bénite, n’ont plus qu’à se laisser emporter dans sa nacelle, C’est le nouvel embarquement pour Cythère sous un patronage plutôt hétéroclite où sont mêlés Bossuet et Karl Marx, Sainte Thérèse de Lisieux et Louise Michel. Des millionnaires chantent l’Internationale ; des prolétaires leur rendent leur politesse en entonnant l’Hymne au Sacré-Cœur. Au débarqué, on se retrouve avec d’anciens admirateurs de Ravachol qui sont allés du Diable à Dieu et ont fait au « culte du Moi » le sacrifice de la peau des autres avec de riches catins repenties dont le portrait fait vis-à-vis à celui du pape dans des maisons pieuses, avec des tatoués des plages à la mode, avec des socialistes officiels qui préparent la révolution en compagnie de préfets de police, avec, enfin, toute la faune du muflisme. Tout ce monde est en famille dans les casinos et dans les églises où le « jazz » remplace les saintes orgues et où des évêques bénissent les chiens des grands juifs, en attendant de bénir ces juifs eux-mêmes. Car, à un certain degré de la hiérarchie sociale, on est tous frère en opportunisme et il n’y a plus d’hérétiques pour l’Eglise comme il n’y a plus de métèques pour le nationalisme. Les chiens de M. de Rothschild sont de bons chrétiens devant les évêques, comme les Altesses, même allemandes, sont toutes de bonnes françaises pour MM. Daudet et Maurras qui leur portent le coton. L’Internationale Ouvrière est sacrilège à leurs yeux et la peine des travailleurs est leur juste châtiment ; mais l’Internationale Capitaliste est sacrée et les joies de ses oisifs sont leur légitime récompense. Muflisme oblige, à défaut de noblesse, pour la valetaille opportuniste.
C’est ainsi que dans tous les temps, et sous tous les régimes, l’opportunisme, si subversives qu’aient été les formules de ses pratiquants, a fait avorter les réalisations sociales. S’il fait un pas en avant en disant :
« Pas de réaction ... »
Il en fait immédiatement un autre en arrière en ajoutant :
« ....et pas de révolution ! »
Or, qui n’avance pas recule. L’opportunisme replonge ainsi les espoirs humains, à mesure qu’ils renaissent et prennent forme, dans le marécage fétide du conservatisme social.
— Edouard ROTHEN.
OPPOSITION
n. f.
Si l’harmonieux accord des individus impliquait l’adoption par tous d’un credo unique, l’absence complète d’opposition, il ne serait ni possible, ni souhaitable. Son avènement marquerait la fin de tout effort nouveau vers plus de vérité, de toute tentative pour améliorer notre situation et celle de nos semblables. Loin d’être un signe de vitalité pour une science, 1’absence de discussions serait la preuve d’un dangereux arrêt. Car ce qui scandalise les simples : les luttes sans cesse renaissantes, les hypothèses d’un jour, constituent l’obligatoire rançon de tout progrès. Pour rebâtir il faut abattre ; toute marche en avant demande que l’on secoue le poids des conceptions qui paralysent, que l’on brise la chaîne des traditions qui rivent au passé. Parce que d’une clairvoyance implacable, la contradiction détournera encore des conclusions hâtives ou peu fondées, fût-elle fausse, elle reste utile par les observations qu’elle provoque et les travaux qu’elle fait naître. C’est à la suite d’une série de tâtonnements que l’on atteint souvent la vérité. Dans l’ordre pratique, il est de même indispensable qu’une opposition contrôle les dirigeants : l’âpreté des luttes de partis est un signe de vitalité, non de décadence. En morale, le rôle des novateurs hardis n’est pas moins essentiel ; à toutes les époques, ils furent les pionniers de la justice et du droit. Si la foi, entendue dans le sens de croyance irraisonnée, s’avère néfaste, c’est parce qu’elle nous détourne de chercher à voir clair.
Mais qui dit opposition, ne dit pas violences et outrages ; la discussion n’est en soi nullement exclusive de l’esprit de fraternité. L’ humble savoir de la raison a définitivement vaincu l’orgueilleuse prétention des dogmes immuables : énoncer des vérités définitives n’est qu’une preuve de vanité ou d’ignorance. Le charme est à jamais rompu des croyances qui fournissaient le prétendu modèle d’un savoir qui ne varie pas. Aussi la fraternité des cœurs est-elle conciliable avec l’âpre souci d’un rigoureux contrôle des manifestations diverses de la pensée ou de l’action. Ce n’est pas entre eux que luttent les chercheurs, c’est contre une nature avare qui garde jalousement ses secrets ; et les constructeurs de la cité future, même lorsque leurs vues diffèrent, peuvent tendre vers un but identique : l’amélioration du genre humain. Lorsqu’elles s’accompagnent de sincérité, les plus graves divergences d’idées s’harmonisent aisément dans une mutuelle estime. La joie du succès ne légitime point une insolente superbe, ni le regret d’un échec les mesquines rancunes de la jalousie. Malheureusement, l’opposition prétendue des doctrines masque souvent une opposition d’intérêts. Certaines sommités sécrètent la jalousie comme l’abeille distille le miel : seules leurs idées sont bonnes et malheur au téméraire qui se permet d’en douter. On prodiguera les insinuations malveillantes, sinon les injures, quand il s’agira d’un égal, et l’on n’hésitera pas à briser sa carrière, si l’on est en présence d’un inférieur. Pour laisser un nom, pour qu’on parle d’eux, les amateurs de célébrité ne reculent devant aucun moyen : celui-ci vole, cet autre achète les travaux d’un inconnu, un troisième utilise ses relations féminines pour être de l’Institut ; des malades doivent leur mort aux expériences intéressées d’un médecin, et des thèses sont refusées afin que le correcteur puisse traiter le même sujet. Arriver, en passant sur des cadavres s’il le faut, voilà, résumées, les aspirations de maints ambitieux. Dans le domaine des arts et des lettres, la jalousie professionnelle s’avère de taille identique. Qu’un peintre, un acteur glorifie ses collègues, c’est chose rarissime ; et nous comprenons mal la haine que se vouent des créateurs de beauté d’un égal mérite. Un livre, supérieur par le style ou la pensée, obtient malaisément les éloges des critiques en renom ; s’il reste superficiel et ne porte ombrage à personne, beaucoup proclameront que l’auteur a du génie. En politique, on est de l’opposition, non par souci de la justice, d’ordinaire, mais parce qu’on n’a pas accès au râtelier gouvernemental, ou parce qu’on ambitionne de jouer un rôle important. Même dans les milieux d’avant-garde, les critiques ne sont pas toujours désintéressées ; devant les succès du voisin, une jalousie haineuse s’empare de quelques esprits ; dès lors leur impartialité n’est qu’apparente ; ils veulent nuire, voilà leur vrai but. Si la vie des précurseurs est parfois très pénihle, c’est fréquemment à cause de ces haines tenaces et sourdes, qui ne désarment pas même devant la mort. Cette opposition-là nous répugne profondément.
— L. BARBEDETTE.
OPPRESSER, OPPRESSEUR, OPPRESSION, OPPRIMANT, OPPRIMER
On oppresse un pays ; on opprime un peuple ; on opprime ou on oppresse un ou plusieurs individus. Et tous ceux qui, soit par la force, soit par la ruse, soit par l’éducation faussée, font des victimes de leur méchanceté, de leur autorité, de leurs instincts, de leurs vices, sont des oppresseurs.
Les oppresseurs sont ceux qui, consciemment ou inconsciemment, font acte d’oppression. Et l’on fait cet acte d’oppression quand on étouffe tout bon sentiment, toute initiative généreuse, innés dans l’individu, par une influence quelconque : 1’autorité, le mensonge, la calomnie, la perversité, l’intérêt.
L’oppression est l’acte d’opprimer.
Toute guerre est un acte d’oppression réciproque. Les conditions des vainqueurs imposées aux vaincus sont toujours des actes d’oppression, conséquence de la guerre. Les bénéficiaires et les victimes de la guerre sont les uns des oppresseurs et les autres des opprimés. Le Père Lacordaire a dit, pour expliquer l’action d’opprimer : « Toute guerre d’oppression est maudite » (Dict. Larousse). En ce cas, comme toute guerre est une oppression, toutes les guerres sont maudites, car il n’y a aucune distinction possible à faire si l’on se mêle de juger cette honte : la guerre ! C’est du moins ainsi que nous pensons.
Toussenel définit ainsi l’état de celui qui est opprimé :
« La misère et l’oppression changent les opprimés en brutes. » (Dict. Larousse)
Et ceux qui font la misère et qui font les opprimés ? En quoi cela peut-il les changer ? Si l’oppression fait des opprimés, de malheureuses brutes quand la misère s’y joint, nous pouvons croire que Toussenel n’a pu exprimer ainsi toute sa pensée, par le Dictionnaire Larousse, comme nous pouvons l’exprimer ici, sans quoi il eût, je pense, traité d’ignoble brute l’individu cause de misère et d’oppression. A moins que Toussenel n’ait pas étudié ce vil animal.
D’Alembert a écrit, en ce qui concerne ces mots :
« Je fais du genre humain deux parts : l’opprimante et l’opprimée. »
Cette définition est trop juste pour que nous y ajoutions quelque chose. Certes, nous ne pouvons aimer ceux qui oppriment leurs semblables, mais nous pouvons ne pas admirer ceux qui se laissent opprimer, alors que leur dignité d’homme leur fait un devoir de se révolter ! Mais la révolte, parfois spontanée, se rencontre trop souvent avec le misérable instinct de conservation, dont on ne se débarrasse pas si facilement qu’on le fait de certains parasites !
Il semble que l’on pourrait au moins ne pas s’opprimer mutuellement, comme cela arrive si fréquemment dans tous les groupements humains et presque partout à la surface du monde ... Exemples : dans la famille, le père opprime la mère ; la mère opprime les enfants ; les frères oppriment les sœurs ; les aînés oppriment les cadets ; les grands oppriment les petits ; les forts oppriment les faibles, etc. Et cela se passe à peu près dans tous les pays, sous tous les climats. Il est des oppressions qui sont sacrées et consacrées, comme chez nous par le mariage. La morale chrétienne comme la morale païenne n’est établie que sur des systèmes divers d’oppression. Les mœurs des peuples sont remarquables par les façons originales de chaque peuple à s’opprimer plus ou moins dans la nation ...
Mais, où l’oppression gagne en puissance, c’est au point de vue de l’extension des Peuples ou plutôt des nations en dehors de chez elles. Cela s’appelle la colonisation, c’est-à-dire l’oppression inqualifiable sur des malheureux auxquels, par la guerre ignoble, des guerriers capables de tout, imposent, sous le prétexte cynique de civilisation, la pire des oppressions. Ces opprimés de la colonisation ont tout subi. On a d’abord méprisé leurs croyances stupides pour leur en imposer d’autres qui ne le sont pas moins. Puis, on a conquis leur pays pour les protéger en les fusillant, en les mitraillant, en brûlant, en pillant tout chez eux. On n’a tenu aucun compte de leurs mœurs, de leur religion, de leurs sentiments, de leurs aptitudes. On a varié pour eux l’oppression dite sauvage, en leur inculquant les bienfaits de la civilisation par l’exemple de l’injustice, et de la cruauté. On leur a donné le goût de l’ivrognerie en les dotant de toutes sortes de mixtures dénommées eaux-de-vie, pour les abrutir ou les faire mourir. En plus de l’alcool, après s’être moqué de leurs mœurs privées, et avoir tourné en ridicule leurs cérémonies naïves ou naturelles, on les a gratifiés de nos vices et de nos maladies. Pour mieux les opprimer, on a pourri le corps et l’esprit de ces malheureux dont on a fait des esclaves pour les travaux forcés, au profit des civilisateurs et des soldats sanguinaires pour défendre et protéger les biens et la vie de ceux qui les ont asservis et qui les oppriment.
Les oppresseurs, pensons-nous, ont si bien accompli leur tâche de civilisation que tout ce qui se passe actuellement est l’indice assez clair de transformations prochaines dans le monde entier.
Les millions d’opprimés de l’Inde, dans leur passivité, se montrent formidables à leurs ennemis : les Anglais. Demain, peut-être, la classe des fonctionnaires et des colonisateurs verra une forme nouvelle de résistance à l’oppression, qui ne sera plus celle de Gandhi.
En Asie, couve une révolte latente qui n’attend pour éclater qu’un animateur, un entraîneur, un Messie ... Un homme ou une nation. Qui sait ?
En Afrique, l’oppression, qui fait honte à l’homme opprimé de n’être pas de la même couleur que son oppresseur, nous réserve sans doute une future guerre de races où les blancs riront jaune.
Enfin, il n’est pas jusqu’aux pays d’Europe et d’Amérique, las, épuisés par la dernière Grande Guerre, subissant tour à tour des crises économiques, qui ne se demandent ce que pourra bien être pour eux l’avenir, si menaçant !
La tyrannie financière pourrait bien faire place à une autre tyrannie dont l’oppression ne serait vraiment cruelle qu’aux oppresseurs de la veille. Ce ne serait pas encore la perfection, mais ce serait peut-être un pas vers elle. Qui vivra, verra, dit-on. Puissions-nous voir la fin de toutes les oppressions ! Pour cela, soyons de tout cœur et de toute raison, les adversaires déterminés des oppresseurs, les défenseurs ardents des opprimés !
Il est insensé de croire qu’on peut s’affranchir soi-même en laissant subsister partout l’oppression. Il faut anéantir celle-ci dans tous les domaines : politique, économique, moral, social, national, international. Alors, seulement, la Liberté sera !
— G. YVETOT.
OPTIMISME
n. m. (du latin optimus, très bon)
C’est, nous dit Littré, un :
« Système de philosophie où l’on enseigne que Dieu a fait les choses suivant la perfection de ses idées, c’est-à-dire le mieux, et que le monde est le meilleur des mondes possibles. »
C’est aussi :
« Une tendance à voir tout en beau, surtout en politique ».
Nous ne nous occuperons pas de l’optimisme philosophique qui est une véritable bouteille à encre. Constatons simplement qu’il est peut-être, dans toute la métaphysique, le système le plus funeste à l’idée de Dieu et de sa perfection, car la réalité nous fait observer à tout instant l’imperfection du monde. Même en admettant que Dieu ait fait ce monde et que, par rapport à Dieu, il soit parfait et que toutes les choses y soient bonnes, nous ne pouvons, par rapport à nous, reconnaître cette perfection et cette bonté. Il se peut que le choléra et la peste soient bons en eux-mêmes et prouvent la perfection divine ; ils n’en sont pas moins détestables pour le plus grand nombre des hommes. Il faut être un fou mystique, un de ces vésaniques que les pratiques religieuses ont détraqués, dont elles ont fait des brutes sanguinaires, pour se réjouir des calamités qui accablent le monde et y voir les effets de la « perfection divine ». Cet optimisme féroce ressemble étrangement à ce pessimisme qui n’attend le bien que de l’excès du mal. C’est ainsi que les extrêmes se touchent, et ils se touchent doublement quand, à côté des moines qui prêchent la guerre pour ramener les hommes à Dieu, des révolutionnaires professent que la révolution ne sortira que de l’excès de misère !... Les révolutions de la misère ont toujours été désastreuses pour les miséreux.
Voltaire, dans son roman Candide, a spirituellement raillé l’optimisme qu’il fait définir par son héros « la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal ». Il faut remarquer qu’il ne dit pas : « quand tout est mal ». Il a le bon sens de se garder du préjugé contraire à l’optimisme, celui des pessimistes qui, s’ils n’ont pas fabriqué un système philosophique pour enseigner que « tout est mal », n’en sont pas pour cela mieux équilibrés que les disciples du « tout est bien ».
Il faut pourtant constater que l’optimisme a, plus que le pessimisme, un fondement dans les faits naturels et sociaux. Toute la nature est optimiste et l’homme est naturellement optimiste. Il est indiscutable que dans toute la nature les forces favorables à la vie dominent celles qui lui sont contraires, que la vie est plus forte que la mort ; sans cela, le monde n’existerait plus depuis longtemps.
Il est non moins incontestable que, parmi les hommes, la tendance à la paix, à l’entr’aide, au perfectionnement individuel et à l’amélioration des rapports sociaux est plus puissante que la tendance à la guerre, à la concurrence, à l’abandon de soi-même et à l’indifférence sociale ; sans cela, les hommes auraient disparu. L’homme est naturellement porté à se faire une vie aussi bonne que possible et à en rechercher les moyens. Par intérêt, sinon par bonté, il a compris que la sociabilité est préférable à l’hostilité. C’est son espoir, sa volonté d’une vie meilleure, qui a éveillé son esprit d’invention, qui l’a lancé dans le champ illimité des recherches scientifiques, qui lui a fait trouver la machine pour diminuer son effort et soulager sa peine, qui lui fait réclamer une sécurité toujours plus grande dans un état social où, si souvent déçu, il n’en conserve pas moins l’espérance continue d’un mieux être. C’est l’optimisme qui entretient son espoir et sa volonté. Sans lui, il en arriverait à perdre tout ressort avec toute dignité et toute fierté de lui-même. « A quoi bon ? » dirait-il, comme ces abouliques à qui il est indifférent de faire une chose plutôt qu’une autre, persuadés que « rien ne sert à rien » !...
L’optimisme est nécessaire pour vivre ; il est un signe de santé physique et morale. Mais pas plus que la vie n’est un film qui déroule tous les jours, au même rythme, un même nombre d’images ayant toujours les mêmes couleurs, cet optimisme n’est constant et immuable chez l’individu bien équilibré. L’optimiste qui ne connaît jamais le pessimisme est un égoïste massif pour qui la vie est bonne et qui ne la voit pas autrement pour les autres. Le pessimisme constant est, par contre, le produit d’un état de maladie physique ou morale, neurasthénie ou hypocondrie. L’affaiblissement des forces nerveuses produit la première ; les douleurs, les ambitions déçues entretiennent la seconde. Que de « grands hommes » méconnus pour qui le monde n’est mal fait que parce qu’il n’a pas les yeux sur eux et ne fait pas leur fortune ! ... Quand ils se bornent à extravaser leur bile et qu’ils ne font pas des cabotins du crime, cela n’a pas d’importance. Mais trop souvent, des Victor Hugo ratés font des Lacenaire. Constipés, dyspeptiques ou ratés qui ne sont pas toujours « tombés d’un trop haut idéal », tels sont généralement les pessimistes. Tels sont les faux savants qui interprètent Darwin à l’envers, tel ce Quinton qui a écrit les insanités suivantes :
« Le monde est aux impudents. La guerre est l’âge d’or. L’action pour l’honnête homme n’est possible qu’à la guerre. La joie de tuer est profonde. Les jours qui terminent les guerres sont des jours de deuil pour les braves. Tu n’as pas à comprendre les peuples, tu n’as qu’à les haïr. En dehors de la maternité chez la femme et de la guerre chez l’homme, l’être humain n’est que petitesse et ordure. Le pacifisme est un attentat à l’honneur. C’est la grandeur de la guerre de déchirer les contrats. »
Propos bien dignes de cet hypertrophié du « moi » qui disait aussi :
« En dehors de moi, tout n’est que vices, sottise, folie. »
Or, si Darwin a constaté, dans son système de l’évolution organique, la « lutte pour l’existence », il a placé au-dessus de cette lutte « l’accord pour l’existence », sans lequel les plus féroces « lutteurs », parasites malfaisants, auraient disparu depuis longtemps avec le vieux monde tourneboulé par eux.
« La preuve nous en est donnée par ce fait que les espèces les plus heureuses dans leur destinée ne sont pas les mieux outillées pour la rapine et le meurtre, mais, au contraire, celles qui, munies d’armes peu perfectionnées, s’entr’aident avec le plus d’empressement : ce sont non les plus féroces, mais les plus aimantes. » (E. Reclus.)
Et ne prenons pas comme exemple contraire celui de la prétendue prospérité de cette Europe actuelle, où sévissent tant de Quintons et qui est la mieux outillée pour la rapine. D’abord, elle n’est pas heureuse, cette Europe. Ensuite, elle ne tardera pas à s’engloutir dans sa propre ordure si elle continue à suivre les « surhommes », mégalomanes assoiffés de domination, qui exploitent la lâcheté du troupeau en se donnant des airs « nietzschéens », mais ne sont que de vulgaires aventuriers.
Quand Renan disait : « Il est des temps où l’optimisme fait involontairement soupçonner chez celui qui le professe quelque petitesse d’esprit ou quelque bassesse de cœur », il jugeait comme il convenait l’optimisme des égoïstes, satisfaits même aux temps des Soulouques grotesques et sanglants qui règnent trop souvent sur la sottise des peuples.
L’optimisme dans l’actuel est l’adhésion à cet actuel ou à ce qu’il peut produire. Celui qui porte en soi un rêve quelconque de justice sociale, de perfectionnement humain, ne peut posséder cet optimisme en face de l’état social ; mais il peut croire à des possibilités de transformation de cet état et il y travaille. L’optimisme du révolutionnaire, de celui qui revendique et ne se résigne pas à la servitude, ne peut commencer que là, dans la possibilité qu’il voit d’aboutir au résultat qu’il recherche et qui stimule son effort.
Un déiste est, d’après l’arbitraire définition philosophique, un optimiste. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes que pouvait créer son Dieu parfait. Pourquoi, et d’ailleurs comment, sinon par des entreprises chimériques et condamnables, demander et obtenir mieux ? Le déiste bénit la main qui le frappe. Il appelle la « bonne souffrance » qui sanctifiera son effort vers le divin. Il est même si heureux de vivre dans une « vallée de larmes », qu’il a la terreur de la mort. Aucun homme n’a cette terreur à un plus haut degré que le prêtre. Est-ce l’incertitude du jugement d’un Dieu à qui il prétend s’être « consacré » qui lui apporte cette terreur ou, simplement, comme pour le plus vulgaire des jouisseurs, parce que la vie lui est généralement bonne, qu’il sait ce qu’il va perdre et ne sait pas ce qu’il trouvera ? Contradictions dans tout cela et dont la raison n’est autre que la fallacieuse interprétation philosophique de l’optimisme. Toute la nature, l’humaine en partîculier, est en révolte contre cet optimisme de déchéance et de mort. C’est pourquoi tant de gens qui devraient être heureux de mourir puisqu’ils vont enfin connaître les « félicités du ciel », sont dans la terreur à l’heure de la mort.
Le véritable optimisme qui est sain, normal, naturel, est établi, non sur les sortilèges de l’au-delà, mais sur les bases solides de la conscience, aussi loin de l’égoïsme béat du porc humain à l’engrais que des séraphiques extases. C’est celui du Taciturne :
« Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. »
C’est celui de l’esprit libertaire toujours vigilant chez l’homme conscience de la nature, et qui n’a jamais cessé de le faire progresser dans son individualité et dans le groupe humain. Que cette conscience, chez la majorité des hommes, n’en soit encore qu’au stade de la sauvagerie perfectionnée qu’on appelle le nationalisme, qu’elle n’ait pas encore atteint la sphère de sagesse où la raison dominera la force, elle ne s’est pas moins dégagée de la conception du clan primitif pour monter vers l’humanité.
« Vous verrez venir encore une grande réaction. Tout paraîtra détruit de ce que nous défendons. Mais il ne faut pas s’inquiéter. Le chemin de l’humanité est une route de montagne ; elle monte en lacets, et il semble par moments qu’on revienne en arrière. Mais on monte toujours. » (Renan)
Voilà le véritable optimisme qui est sain, normal, naturel.
S’il existait une philosophie pessimiste, elle dirait sans doute :
« La nature n’a pas de but et tout finit par la mort. » (H. Astié. Plus loin. Mars 1931)
Mais le pessimisme n’a produit aucun système philosophique, pas plus sur ces bases que sur d’autres, parce qu’elles n’ont aucune solidité non seulement expérimentale mais aussi dialectique. D’abord, n’est-il pas inexact de dire que tout finit par la mort puisque la vie est en incessant renouvellement ? Ensuite, quelle certitude a-t-on que la nature n’a pas de but ? Et, en aurait-on la certitude, en quoi cela justifierait-il le pessimisme plutôt que l’optimisme ? C’est comme si l’on disait qu’on doit être pessimiste parce qu’on ne sait pas si Dieu existe ou s’il y a des habitants dans la lune. En quoi ces questions peuvent-elles empêcher de goûter la vie, de la vouloir et de la faire meilleure pour nous et pour ceux qui nous suivront, d’espérer que le progrès scientifique dont les résultats ont été jusqu’ici uniquement matériels, permettra un jour le progrès moral auquel aspirent tous ceux qui rêvent des temps nouveaux ? « Utopie ! » ricanent d’égoïstes esprits pour qui le monde finira avec eux. Mais les utopies sont les réalités de demain. — « Il y aura toujours des guerres ! » gémissent les avachis résignés d’avance aux prochaines « dernières ». — « Les hommes ne sont jamais que des sots ou des fripons », disent des moralistes qui prétendent posséder toutes les vertus mais n’admettent pas que d’autres puissent les avoir ou les acquérir, la mère des gens vertueux étant morte avec la leur.
Ce qui est encore plus inadmissible, c’est ce qu’ajoute ce pessimisme :
« Pratiquement, il faut accepter la vie. »
Il faut ! ... Pourquoi faut-il ? A la suite de quelle loi, de quel credo, de quel catéchisme, par quelle sorte de mystique faut-il accepter la vie si on la trouve mauvaise, décevante et sans but ? Est-ce par devoir envers Dieu, envers les autres hommes, envers soi-même ? Mais alors la vie a un but, il y a une raison de poursuivre ce but et on a encore le goût de vivre ; on n’est plus pessimiste que pour en dégoûter les autres.
L’optimisme est indispensable à la vie sociale comme à la vie naturelle. L’instinct qui pousse l’individu à satisfaire ses besoins physiques, intellectuels, sentimentaux, est optimiste, car il tend à entretenir, à perpétuer, à embellir la vie. Dès que l’homme a découvert les idées, qu’il a appliqué son esprit à l’observation des choses, la nature a perdu à ses yeux son hostilité première, il l’a vue et sentie meilleure, plus maternelle, il a mis en elle une confiance grandissante et, jusque dans sa terreur des forces malfaisantes, il a été optimiste puisqu’il a eu l’espoir de changer leurs dispositions à son égard par sa soumission et son adoration. (Voir Naturisme).
La pensée antique, particulièrement celle de la Grèce qui s’exaltait dans le plus magnifique épanouissement de la vie, était optimiste. Le pessimisme fut en elle une exception. L’optimisme domina socialement tant que les hommes vécurent en accord avec la nature, qu’ils ne virent qu’en elle toute force, toute pensée, toute vie. Les religions qui transportèrent dans l’au-delà les espoirs humains, créèrent l’optimisme métaphysique et le pessimisme social. Les deux se complétèrent pour paralyser l’effort dans l’actuel et créer l’inertie contemplative qui va, dans certaines religions, jusqu’à l’état cataleptique.
Au moyen âge, l’Eglise sut remarquablement organiser le pessimisme social à son profit. Jamais les hommes ne furent plus désespérés, livrés à la plus noire superstition et aux aberrations les plus inouïes. La hantise de la mort fut telle que dans toute la chrétienté courut l’idée que l’an mil amènerait la fin du monde. En attendant la catastrophe qu’elle annonçait sans y croire, l’Eglise accaparait, accumulait les biens terrestres dont elle dépouillait ses dupes terrifiées. Il fallut longtemps, après l’an mil, pour que les hommes, voyant que le soleil brillait toujours, reprissent le goût de vivre et cherchassent à sortir de la désolation où ils avaient été plongés. L’optimisme social monta alors de nouveau de la terre et du travail pour produire ce qui fut la période féconde du moyen âge, reprendre le contact avec la saine pensée antique et engendrer les temps modernes sur les ruines amoncelées par un pessimisme pestiféré.
Toutes les découvertes qui, depuis quatre cents ans, ont marqué l’évolution humaine (voir Temps modernes) ont été le produit de l’optimisme social, de la foi dans le progrès, dans le développement d’une humanité en marche vers le bien-être et la liberté. Que l’ignorance, exploitée par les intérêts égoïstes et leur mauvaise foi, ait compromis, à certains moments, et compromette encore l’œuvre de la vraie civilisation, il n’en reste pas moins que toutes les théories, toutes les réalisations, sont le résultat d’un magnifique optimisme, depuis les utopies d’apparences les plus irréalisables jusqu’aux acquisitions les plus positives de la science. Les utopies du XVIIIème siècle ont produit le libéralisme et les idées saint-simoniennes. Ces dernières se sont précisées et réalisées en partie dans le socialisme du XIXème siècle. Le socialisme est, à son tour, en voie d’enfantement dans le XXème siècle. Ses mauvais accoucheurs l’ont fait et le feront encore avorter bien des fois dans de misérables aventures, mais il n’en porte pas moins les espoirs d’un monde nouveau. Lisez dans la Correspondance de Proudhon, sa belle lettre du 27 septembre 1853 sur « l’incorruptibilité des sociétés ». Entre-autres choses qui sont peut-être discutables dans le détail, il disait :
« Aujourd’hui... l’état des nations civilisées ne permet plus ni l’exploitation des races vaincues au profit d’une seule, ni le retour à l’antique esclavage. L’organisme social est donc devenu incorruptible, indéfectible ; plus fort que tous les plébiscites et que tous les votes, et c’est pourquoi tout gouvernement qui affecte des allures despotiques est d’avance condamné et ne durera pas longtemps ... L’organisme économique tue le despotisme militaire et sacerdotal. La société prouve ainsi sa vaillance, bientôt elle la reconnaîtra elle-même ; alors disparaîtront pour jamais les ignominies que le préjugé universel, l’individualisme glorifié comme raison générale, lui impose en ce moment. Alors aussi les lâches que l’obscurité des temps aura entraînés dans la défection, reviendront à l’honneur et à la liberté et peu à peu l’on reverra la vertu de masses remonter au niveau de la virtualité sociale. »
Proud’hon anticipait ; nous le voyons par les « ignominies » qu’entretient encore le « préjugé universel », mais il n’en est pas moins vrai qu’on a fait du chemin depuis qu’il a écrit ces lignes. Il y a toujours des races vaincues soumises à l’exploitation, notamment dans les colonies ; mais il y a une conscience collective qui manifeste sa réprobation avec une force de plus en plus accrue. L’organisme social est encore corruptible : mais tous les jours grandissent le dégoût et la colère contre les éléments corrupteurs.
L’optimisme proudhonien est celui de la pensée anarchiste qui voit les réalisations de l’avenir dans le développement parallèle de l’individu et du groupe social pour substituer le contrat à l’autorité, la libre association des consciences scrupuleuses à l’obligation unilatérale, arbitraire et corruptrice. C’est l’optimisme d’Elisée Reclus, disant que « l’homme est la nature prenant conscience d’elle-même ». Cette conscience c’est ce génie de la Terre « qui prouve son existence en nous rendant capables de penser et de l’interroger », a écrit Maeterlinck, et il a ajouté :
« Notre terre ne nous a pas dit grand chose jusqu’ici ; c’est que nous sommes très jeunes et qu’elle-même ne se trouve qu’au début de sa course. Nous apprendrons. Ce n’est pas parce que l’univers existe depuis l’infini des temps que nous devons nous décourager. »
Il y a eu toute une éternité avant que la nature ait commencé à prendre conscience d’elle-même. Les pessimistes ne pourraient-ils faire crédit de quelques centaines d’années, voire de quelques centaines de siècles, à l’homme pour qu’il apprenne ce qui lui est encore caché et qu’il arrive à manifester pleinement la conscience de la nature ? Mais leur égoïsme dit à ces pessimistes :
« Que t’importe ? Tu ne seras plus là !... Après toi, le déluge ! »
Il est certain qu’il faut avoir un optimisme solidement ancré sur l’observation du fait social, sur la volonté plus forte que tous les obstacles de se dresser contre l’iniquité, le mensonge et le crime, sur la. conviction absolue que cette sinistre trinité et la barbarie qu’elle engendre ne peuvent avoir qu’un temps, pour ne pas tomber dans le pessimisme devant la profondeur de désolante sottise que révèle le muflisme actuel. Mais même si l’observation les faisait arriver à conclure que rien ne changera jamais et que les pourceaux humains, vautrés dans leur bauge, ne seront jamais ceux d’Epicure, tous les protestataires, les réfractaires, les révoltés n’en devraient pas moins demeurer optimistes pour ne pas se dégoûter eux-mêmes et rougir d’être des hommes.
Tous les créateurs humains, tous ceux qui ont apporté de nouvelles forces à la vie, à la révolte, à la conscience, ont été des optimistes, jusque dans le sacrifice d’eux-mêmes. Un Blanqui dont la moitié de la vie s’est passée dans les prisons, un Sacco et un Vanzetti, un Matteoti et un Schirru, la légion innombrable de ceux qui ont donné leur vie pour un idéal de vérité et de justice, ont été des optimistes. Il y aura toujours une élite, si clairsemée soit-elle, qui luttera héroïquement par la pensée et par l’action et à laquelle nous devons nous efforcer d’appartenir. Gravons en nos esprits, pour la retrouver comme un stimulant dans tous les moments de découragement et d’abandon, devant toutes les déceptions qui peuvent nous accabler, cette magnifique pensée d’un des plus purs parmi les hommes, d’un enfant qui mourut à vingt-deux ans, victime de leurs turpitudes :
« Il faut croire en l’humanité tant qu’il y aura, ne fût-ce qu’un homme honnête et véridique. Car douter serait blasphémer l’idéal en cet unique dépositaire de sa lumière. » (Jean de Saint-Prix. Lettres.)
— Edouard ROTHEN
OPTIMISME
A l’opposé du pessimisme qui trouve l’univers mauvais, la vie indigne d’être vécue, l’optimisme estime l’existence bonne, le monde organisé de la meilleure façon possible. D’instinct, par tempérament, ou en raison de circonstances et de conditions de vie particulières, certains voient tout en rose, sont constamment satisfaits de leur sort, découvrent un bon côté même aux événements défavorables. Cet optimisme sentimental peut être un adjuvant utile pour l’action, lorsqu’il résulte soit d’une exubérance d’énergie physique, soit de la fermeté d’un vouloir que les obstacles ne découragent pas. Souvent, non toujours, il implique un profond égoïsme et une complète indifférence pour la douleur du reste des humains. Quant à l’optimisme béat, fruit de l’ignorance ou d’une incorrigible myopie mentale, il ne mérite pas d’être pris au sérieux. Aussi bien négligerons-nous systématiquement l’optimisme instinctif, pour traiter seulement de l’optimisme philosophique. Mais nous ne nions pas que, chez maints penseurs, les idées dérivent du tempérament, ni que les conditions sociales ou les événements de l’existence individuelle interviennent activement dans la production de bien des doctrines morales, religieuses et métaphysiques.
Intimement lié à celui de l’existence et de la nature de Dieu, le problème de l’optimisme fut, en général et d’une façon au moins indirecte, résolu par l’affirmative dans les principales métaphysiques anciennes. Avec le christianisme et la croyance en un dieu, tout ensemble souverainement puissant et souverainement bon, il devient particulièrement difficile d’expliquer l’existence du mal. Les Pères de l’Eglise s’y employèrent de leur mieux, sans accoucher d’autre chose que de niaiseries théologiques sur la désobéissance de nos premiers parents et le péché originel. Du point de vue philosophique, c’est chez saint Augustin que nous trouvons l’effort le plus sérieux pour donner une base rationnelle à l’optimisme chrétien. Afin de légitimer les crimes patents et quotidiens, dont se rend coupable la Providence, il ose déclarer que la souffrance et le mal ajoutent des charmes merveilleux à la beauté de l’univers. Tant pis pour les malheureux que dieu tourmente sur terre ou dans la rôtissoire infernale ! Jésus, que l’on ose appeler la bonté infinie, avait besoin, paraît-il, de larmes et de sanglots pour manifester sa gloire avec plus d’éclat. Et cette monstrueuse argumentation sera reprise par tous les penseurs chrétiens ! Dans la misère humaine, et dans les imperfections de l’univers, dieu trouve son compte, voilà ce que déclare catégoriquement saint Augustin :
« S’il n’était pas bon que le mal lui-même se produisit, le Dieu bon, qui est tout-puissant, ne permettrait pas ce mal : il lui est, certes, facile de faire ce qu’il veut ; mais il lui est également facile de ne pas permettre ce dont il ne veut pas l’existence. »
Notre misère étant utile au créateur, comme les ombres sont utiles dans un tableau, nous aurions tort, paraît-il, de nous plaindre :
« Rapportez toutes choses à la perfection de l’univers, et vous verrez que, si chacune d’elles est plus ou moins lumineuse que les autres, le total y gagne un plus parfait éclat. »
Suivent des couplets sur l’impossibilité, pour notre faible intelligence, de comprendre comment dieu reste juste et bon tout en étant si cruel :
« Parce qu’elle est plus haute que la justice humaine, la justice de Dieu est aussi plus inscrutable. Pensez à cela et ne comparez pas Dieu exerçant la justice, aux hommes exerçant la justice ; Dieu est certainement juste, même lorsqu’il fait ce qui paraît injuste aux hommes, et ce que l’homme ne pourrait faire sans injustice »
Pour se dispenser de fournir des explications impossibles, saint Augustin se borne, selon une habitude chère aux théologiens catholiques, à invoquer l’impénétrable opacité des divins mystères. Et sans vergogne, il ose conclure :
« A quelque supposition que notre pensée s’arrête, elle trouve qu’il faut toujours louer Dieu, le créateur très bon et l’organisateur très juste de tout ce qui existe. »
Mêmes sophismes chez saint Thomas-d’Aquin, le chef incontesté des scolastiques. Il estime que la Providence a tout disposé de si harmonieuse façon que le monde peut être considéré comme parfait, non au sens absolu, mais en ce sens qu’il est la très fidèle expression des desseins du créateur, desseins admirables autant par la magnificence de l’exécution que par la sagesse de la conception. Pour l’Aquinate, comme pour l’évêque d’Hippone, dieu fait bon marché des individus et ne s’intéresse qu’à l’ensemble. Ce qui suffit, pense-t-il, à justifier l’existence du mal :
« Dieu fait ce qu’il y a de mieux pour l’ensemble, mais non ce qu’il y a de mieux pour chaque partie, à moins que les parties ne soient considérées dans leur rapport avec le tout. Or, le tout, c’est-à-dire l’universalité des créatures, est meilleur et plus parfait s’il renferme des êtres qui puissent s’écarter du bien, et qui en effet s’en écartent avec la permission de Dieu, qui leur a laissé la liberté. »
Il ajoute ailleurs :
« La perfection de l’univers demande qu’il y ait de l’inégalité parmi les êtres, afin que tous les degrés de la perfection soient reproduits. Or, c’est un degré de la perfection qu’il y ait des êtres si excellents qu’ils ne puissent jamais défaillir. Et c’est un autre degré de la perfection qu’il y en ait qui puissent s’écarter du bien. La nature nous offre elle-même ce spectacle dans le domaine de l’être ; car il y a des êtres qui ne peuvent perdre l’existence, étant incorruptibles de leur nature ; et il y en a qui peuvent la perdre, étant sujets à la corruption. Si donc la perfection de l’univers demandait qu’il y eût non seulement des êtres incorruptibles, mais encore des êtres corruptibles, elle demandait pareillement qu’il y en eût de capables de s’écarter du bien. »
Avec cynisme, l’Ange de l’Ecole déclare même :
« Il y aurait une foule de biens anéantis si Dieu ne permettait pas au mal d’exister. La mort des animaux dévorés par le lion est ce qui le fait vivre ; de même, sans la persécution des tyrans, nous ne serions pas témoins de la patience des martyrs. »
Ce qui n’empêche point le même Thomas de proclamer dieu infiniment bon ! On ne saurait pousser plus loin l’inconscience ou la mauvaise foi.
Au XVIIème siècle, Malebranche, un autre optimiste fameux, reconnaîtra que dieu est égoïste au suprême degré, et que son univers, excellent pour lui-même, ne l’est pas toujours pour ses créatures. L’être infiniment parfait, déclare-t-il, s’aime invinciblement lui-même plus que tout le reste ; il n’aime rien que par rapport à lui et n’a jamais, lorsqu’il agit, d’autres fins que lui-même. En dieu « tout autre amour que l’amour-propre serait déréglé ». Ne devant songer qu’à sa gloire, le créateur produit le monde le plus parfait possible :
« La sagesse de Dieu lui défend de prendre de tous les desseins possibles celui qui n’est pas le plus sage. L’amour qu’il se porte à lui-même ne lui permet pas de choisir celui qui ne l’honore pas le plus. »
Mais c’est moins la perfection de l’univers, en elle-même, que la manière dont cette perfection est obtenue qu’il faut considérer.
« Non content que l’univers l’honore par son excellence et sa beauté, Dieu veut que ses voies le glorifient par leur simplicité, leur fécondité, leur universalité, par tous les caractères qui expriment des qualités qu’il se glorifie de posséder. »
Malebranche écrit ailleurs :
« Un monde plus parfait, mais produit par des voies moins fécondes et moins simples, ne porterait pas tant que le nôtre le caractère des attributs divins. Voilà pourquoi le monde est rempli d’impies, de monstres, de désordres de toutes façons. Dieu pourrait convertir tous les hommes, empêcher tous les désordres : mais il ne doit pas pour cela troubler la simplicité et l’uniformité de sa conduite, car il doit l’honorer par la sagesse de ses voies, aussi bien que par la perfection de ses créatures. »
En d’autres termes, par orgueil, par amour-propre, afin que la gloire resplendisse davantage, dieu sacrifie impitoyablement les malheureuses créatures qui lui doivent l’existence. Et Malebranche estime, en bon chrétien, qu’on aurait tort de le regretter. Ajoutons que, gràce à l’Incarnation du Christ, le tout-puissant a trouvé moyen d’élever l’univers jusqu’à lui, de le rendre divin :
« L’Incarnation du Verbe est le premier et le principal des desseins de Dieu : c’est ce qui justifie sa conduite. »
Le philosophe oratorien écrira encore :
« Je prétends que c’est à cause de Jésus-Christ que le monde subsiste et qu’il n’y a rien de beau, rien qui soit agréable aux yeux de Dieu que ce qui a rapport à son Fils bien-aimé. »
Il en donne la raison :
« Car enfin l’Univers, quelque grand, quelque parfait qu’il puisse être, tant qu’il sera fini, il sera indigne de l’action d’un Dieu, dont le prix est infini. »
On le voit, l’optimisme de Malebranche n’a rien de consolateur pour le genre humain ; il sacrifie les individus à la vanité du tout-puissant.
Celui de Leibniz est moins cruel, sans être plus solide. Ses raisonnements ont des allures rationnelles, mais demeurent au fond imprégnés de préjugés théologiques. Leibniz déclare :
« Je ne saurais approuver l’opinion de quelques modernes qui soutiennent hardiment que ce que Dieu fait n’est pas de la dernière perfection, et qu’il aurait pu agir bien mieux. Car il me semble que les suites de ce sentiment sont tout à fait contraires à la gloire de Dieu. »
Si, entre une infinité de mondes possibles, le créateur a réalisé celui que nous observons, il avait une raison déterminante de ce choix, « et cette raison, on ne peut la trouver que dans les degrés de perfection propres à chacun de ces mondes, puisque tout être possible a un droit à prétendre à l’existence proportionné à la mesure de perfection qu’il enveloppe ». En conséquence, « Dieu a choisi le monde le plus parfait, c’est-à-dire qui est en même temps le plus simple en hypothèses et le plus riche en phénomènes ». Quant au mal, cette pierre d’achoppement des systèmes optimistes, Leibniz en distingue trois sortes : le mal métaphysique, c’est-à-dire l’imperfection de l’être créé ; le mal physique, qui se ramène à la souffrance ; le mal moral, ou péché. Or le mal du premier genre est fatal, puisque « Dieu ne pouvait pas donner tout à une créature sans en faire un Dieu ». L’imperfection, la limitation découlent nécessairement de la qualité de créature ; et ce mal, que dieu même ne saurait faire disparaître, explique déjà en partie les deux autres. D’ailleurs la souffrance, ou peine physique, a un domaine fort restreint, d’après Leibniz :
« Si nous n’avions point la connaissance de la vie future, il se trouverait peu de personnes qui ne fussent contentes, à l’article de la mort, de reprendre la vie, à condition de repasser par la rnême valeur des biens et des maux, pourvu surtout que ce ne fût point par la même espèce : on se contenterait de varier, sans exiger une meilleure condition que celle où l’on avait été. »
Et puis, par contraste, la douleur devient une source de joie :
« Un peu d’acide, d’âcre ou d’amer, plaît souvent mieux que du sucre ; les ombres rehaussent les couleurs, et même une dissonance placée où il faut donne du relief à l’harmonie. Nous voulons être effrayés par des danseurs de corde qui sont sur le point de tomber, et nous voulons que les tragédies nous fassent presque pleurer. Goûte-t-on assez la santé et rend-on assez grâce à Dieu sans jamais avoir été malade ? Et ne faut-il pas, le plus souvent, qu’un peu de mal rende le bien plus sensible, c’est-à-dire plus grand ? »
Ajoutons que la faiblesse de notre esprit et la courte durée de notre existence terrestre ne nous permettent pas de voir assez loin.
« Le remède est tout prêt dans l’autre vie, et nous ne devons point murmurer contre un petit délai que la sagesse suprême a trouvé bon d’imposer aux hommes. »
Naturellement, une explication différente s’impose lorsqu’il s’agit du mal moral, du péché, puisque dieu même s’en doit offusquer. Pour Leibniz, le créateur est cause de ce qu’il y a de matériel, de positif dans nos actes, non de ce qu’il y a de négatif, de formel.
« Dieu est la cause de la perfection dans la nature et dans les actions de la créature, mais la limitation de la réceptivité de la créature est la cause des défauts qu’il y a dans son action. »
Le tout-puissant ne veut pas directement le péché, il le permet seulement ; par une volonté antécédente, il tend vers tout bien en tant que bien, mais le succès n’appartient qu’à la volonté conséquente, « comme, dans la mécanique, le mouvement composé résulte de toutes les tendances qui concourent dans un même mobile et satisfait également à chacune, autant qu’il est possible de faire tout à la fois ». Tant mieux pour qui se satisfait de pareilles explications ! Le grand tort de Leibniz, comme de ses prédécesseurs, c’est de nager dans un pathos métaphysique, de se gargariser avec des mots, d’invoquer l’action de dieu, ce pantin inconsistant. Dans Candide, Voltaire couvre, avec raison, d’un ridicule inoubliable l’optimisme des penseurs chrétiens.
Condorcet eut le mérite de se cantonner dans le plan terrestre, en négligeant les fables théologiques. C’est sur un fait, qu’il croit incontestable, la perfectibilité indéfinie de l’espèce humaine, qu’il fonde son optimisme rationnel :
« Si le perfectionnement indéfini de notre espèce, écrit-il, est, comme je le crois, une loi générale de la nature, l’homme ne doit pas se regarder comme un être borné à une existence passagère et isolée, destiné à s’évanouir après une alternative de bonheur et de malheur pour lui-même, de bien et de mal pour ceux que le hasard a placés près de lui : il devient une partie active du grand tout et le coopérateur d’un ouvrage éternel. Dans une existence d’un moment sur un point de l’espace, il peut, par ses travaux, embrasser tous les lieux, se lier à tous les siècles et agir encore longtemps après que sa mémoire a disparu de la terre. »
Non sans raison, l’on reproche à Condorcet d’avoir négligé l’exactitude méthodique, la rigueur et la précision qu’exige le savoir positif. S’il a déserté les cieux, il s’attarde encore dans les nuages de l’abstraction et de l’idéologie. Nous voulons aujourd’hui qu’une part plus large soit faite à l’observation, à l’expérience ; nous écartons toute hypothèse n’ayant pour base que des suppositions non contrôlées. Comme les autres problèmes métaphysiques, celui de l’optimisme relève de la science expérimentale ; l’inconnaissable, imaginé par les positivistes, est un mythe que les penseurs contemporains ont trop longtemps pris au sérieux. Poussées assez loin, les mathématiques, la physique, la biologie, etc ... se confondent avec la philosophie et fournissent des solutions aux problèmes transcendantaux.
De ce point de vue, il est encore impossible d’affirmer que les pessimistes ont tort, que les optimistes ont raison. Néanmoins, je dois reconnaître, malgré les tendances pessimistes de mon caractère, que la science actuelle favorise un optimisme relatif, du moins en ce qui concerne l’espèce. Que 1es individus s’y résignent, longtemps la mort restera l’ultime fin de leurs agitations ! Mais, grâce à la science, nos descendants parviendront à un degré de puissance que nous entrevoyons à peine. Dans deux études, Face à l’Eternité, Vouloir et Destin, j’ai montré que la destruction de notre globe n’impliquerait peut-être pas la disparition de nos descendants, ni surtout du savoir que les hommes auront accumulé.
« Pour ces derniers, l’heure viendra de monter à l’assaut des étoiles, d’explorer l’univers, à la recherche de planètes sœurs, au sol neuf, à l’atmosphère vierge, aux luxuriantes végétations ... Rêve fou, impossible chimère ! dira-t-on. Projet réalisable, assurent des savants très positifs. La superposition de fusées à tir successif ou des machines non encore inventées permettront un jour, de se rire des lois de l’universelle gravitation. Nous savons que les ondes électriques sillonnent les espaces interplanétaires ; d’où l’idée de correspondre avec Mars par télégraphie sans fil. Mais il faudrait que l’habitent des êtres parents de l’homme dont la civilisation fût assez haute, les récepteurs assez puissants pour que nos messages leur devinssent accessibles. Peut-être les échanges, rendus faciles entre les terres peuplées d’espèces raisonnables, doivent-ils aboutir, plus tard, à un savoir qui, émigrant d’astre en astre, connaîtra l’immortalité. Malgré la mort, lente ou brusque, de notre globe et des autres, à tour de rôle, un trésor intangible de vérités supérieures se transmettrait de monde à monde, procurant à ses détenteurs une incommensurable puissance. Et rien n’assure que la raison n’arriverait point à guider les astres, dans leur course inconsciente à travers l’espace et le temps. Au jeu aveugle des forces cosmiques serait substituée la finalité éclose dans le cerveau d’êtres intelligents, dans celui des hommes, si notre espèce se montre digne d’une mission jadis réservée à Dieu. »
Pour un avenir très lointain certes, il n’est même pas impossible que les hommes parviennent à vaincre la mort.
« A condition bien entendu qu’ils acceptent ce cadeau, probablement indésirable, une vie sans fin. Si l’existence nous paraît si belle, c’est qu’elle doit avoir un terme et que nous le savons ; dans la volupté de vivre, la pensée de la mort entre pour une large part ; bien vite nous serions las de tout, dégoûtés de nous-mêmes, je le crains, sans la perpective d’un trépas qui pourtant nous effraye. Aux yeux du biologiste, l’immortalité semble normale chez les êtres unicellulaires, dont la division indéfinie ne laisse aucun cadavre après elle. Pourquoi la cellule cesserait-elle de posséder une immortalité, au moins potentielle, dans les organismes supérieurs ? En fait, chez les animaux les plus perf’ectionnés, même chez l’homme, des cellules subsistent qui conservent l’aptitude à la croissance et à la multiplication indéfinie ; ce sont les cellules sexuelles, ces éternels porte-vies. »
À notre espèce, tous les espoirs sont permis.
— L. BARBEDETTE
OPTIMISME
L’optimisme est une doctrine philosophique qui a eu cours de tous les temps. Plotin, le chef de l’école d’Alexandrie s’est donné beaucoup de peine pour prouver que les prisons, les guerres, les épidémies, la mort sont des biens et non des maux. Les guerres et les épidémies préviennent l’excès de population : elles préservent l’individu, par une mort prompte, des inconvénients et des infirmités de la vieillesse. La mort n’est pas un mal, elle est si peu de chose qu’aux jours de fête, les hommes s’assemblent dans les amphithéâtres pour s’en donner le spectacle.
Parmi les modernes, Leibniz est celui qui a porté l’optimisme au plus haut degré d’exaltation. D’après sa thèse, Dieu, en vertu de son omniperfection, fait toujours ce qu’il y a de mieux, et ce qu’il faut considérer, ce ne sont pas les détails, mais l’ensemble, c’est-à-dire, toutes choses balancées, le système ou la construction qui l’emporte en perfection sur tous les autres agencements imaginables. L’humanité n’étant qu’un détail, la terre qu’un atome, en comparaison des mondes innombrables qui peuplent l’espace, on peut en conclure que nos imperfections, nos misères ne sont que très peu de chose — un néant au prix de la perfection que démontre l’arrangement du cosmos. Malgré toutes ses imperfections, le monde dont nous faisons partie, est le meilleur des mondes possibles.
Dans son poème sur l’homme, le poète anglais Pope a encore renchéri sur Leibniz. Partout le mal est compensé et racheté par le bien. Le pauvre est heureux malgré sa pauvreté ; dans les vapeurs du vin, le mendiant s’imagine être un roi, l’aveugle danse, le boiteux chante, et il n’est jusqu’au sot qui ne soit ravi de lui-même. Les défauts et les vices des hommes sont pour le mieux parce qu’ils tournent à l’avantage de la société. Ne vaudrait-il pas mieux qu’il y eût dans ce monde moins de méchants et plus de gens de bien ? Pope répond qu’un monde composé de gens de bien ne serait pas préférable au monde où nous vivons, où se mélangent bons et méchants : selon lui, tous ces gens de bien ne pourraient s’entendre entre eux.
Voltaire a ridiculisé de main de maître l’optimisme à la façon de Leibniz et de Pope, dans son poème sur Le tremblement de terre de Lisbonne, dans ses contes philosophiques et spécialement dans Candide. Candide et son maître, le Docteur Pangloss, courent toutes sortes d’aventures, où ils risquent cent fois de perdre la vie et dont ils ne réchappent que grâce à un concours de circonstances extraordinaires. Avec une obstination qui tient du comique ou de l’héroïque, selon le point de vue du lecteur, ils persévèrent dans leur optimisme, et le Docteur Pangloss n’en continue pas moins d’enseigner à son disciple que :
« Ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise, il fallait dire que tout est au mieux. »
Le bon sens a toujours protesté contre cet optimisme qui veut que tout soit pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Non, tout n’est pas pour le mieux pour celui que la misère accable, que poursuit l’adversité, qui est obligé de refouler ses aspirations, ses désirs, ses appétits. Dans son chapitre sur Les Grands, Labruyère a fait justice de l’optimisme compensateur. Il écrit :
« On demande si en comparant ensemble les différentes conditions des hommes, leurs peines, leurs avantages, on n’y remarquerait pas un mélange ou une espèce de compensation de bien et de mal qui établirait entre elles l’égalité, ou qui ferait, du moins, que l’une ne serait guère plus désirable que l’autre. Celui qui est puissant, riche, et à qui il ne manque rien peut formuler cette question, mais il faut que ce soit un homme pauvre qui la décide. »
A mesure que s’affaiblissait la foi eu un Dieu organisateur, dictateur de l’univers, il fallut trouver une réponse plus sensée que « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes », au problème de la misère de vivre. On imagina une loi de progrès continu. A la suite des Herder, des Kant, des Turgot, des Condorcet, des Saint-Simon, des Auguste Comte, de toutes les écoles socialistes utopistes ou scientifiques, des évolutionnistes de tout ordre, on déclara sans limite la capacité de perfectionnement de l’humanité ou de la nature individuelle. On alla plus loin : on admit, et on ne pouvait faire autrement, que tous les événements qui ont eu lieu ou ont lieu ont été ou sont nécessaires, ont servi ou servent au développement de l’espèce humaine. Taine formula cette idée en une phrase lapidaire :
« Ce qui est a le droit d’être. »
Tout est donc bien et pour le mieux dans la meilleure des évolutions. Dans le passé et dans le présent.
Ceux qui défendaient ou défendent cette thèse ne s’aperçoivent pas qu’ils légitiment du même coup tout ce contre quoi notre raison s’insurge ; par exemple : les violences faites aux corps et les violences faites aux opinions, l’inquisition, les conseils de guerre, les bûchers, les in-pace, les pelotons d’exécution, les jets de liquide enflammé, les gaz asphyxiants, les avions de bombardement, le nettoyage des tranchées. Tout est bien, l’esclavage, le servage, le salariat, le capitalisme étatiste, les prisonniers de guerre massacrés malgré les promesses de vie sauve, les chrétiens de Rome jetés aux fauves, les exterminations des Albigeois et des anabaptistes, les lettres de cachet, la raison d’Etat, les lois scélérates, la terreur blanche et la terreur rouge. Tout est bien, tout a servi au développement de l’humanité, tout a concouru à la marche du progrès, tout cela a facilité et préparé la venue du bonheur inéluctable, final et universel.
A vrai dire, nous ignorons en quoi consiste le progrès et même s’il y a progrès. Pour savoir s’il y a progrès, il faudrait connaître le point de départ de l’humanité et le point ou les points vers lesquels elle s’avance. Nous l’ignorons et même si nous connaissions exactement ce point de départ, nous ne possédons aucun critère scientifique nous permettant de distinguer le progrès de ce qui ne l’est pas. Nous constatons un déplacement. Selon leur mentalité ou le parti auquel ils appartiennent, les humains nomment ce déplacement progrès ou recul, voilà tout.
Nous nous rendons compte que ce qu’on appelle progrès a très peu modifié les tempéraments et presque point les aspirations intimes des individus. Le déplacement est en surface, non en profondeur. Les découvertes d’ordre scientifique, spécialement au point de vue mécanique et leurs applications techniques ont transformé les circonstances de l’évolution des agglomérations sociales : dans la plupart des cas, elles ont été cause que le fait purement économique s’est substitué aux faits religieux-moral et politique-idéaliste, dont le rôle se réduit maintenant à un réservoir de termes, dont on se sert pour voiler la crudité des expédients ou des nécessités de l’existence des hommes.
Les guerres démontrent combien les applications techniques des découvertes scientifiques peuvent être tournées au désavantage de l’homme et combien « l’unité sociale économiqne » reste soumise aux caprices et à la volonté des conducteurs des troupeaux humains !
Est-ce une raison pour que l’individualiste se plonge dans le pessimisme ? Nullement.
L’individualiste ne croit ni en Dieu omniparfait, qui a créé le monde le meilleur qu’il puisse être, ni au Progrès qui rendra le monde le meilleur qu’il puisse être. Il vit dans le présent. Il se dit qu’il y a du bon et du mauvais dans les acquis de l’humanité et il ignore où ce qu’on appelle l’évolution conduira les hommes. La vie lui apparaît comme une expérience plus ou moins longue, composée d’une série d’essais passagers ou plus ou moins durables qu’il importe, pour lui, de rendre le plus agréable possible, soit seul, soit associé. Sa vie lui est un champ d’études et une leçon de choses. Il ne s’attarde pas aux expériences dont il ne retire qu’amertume, il ne se sent jamais lié par une expérience antérieure. Tantôt les circonstances lui dicteront la voie où s’engager et tantôt ce seront ses expériences passées. Quoi qu’il en soit, il tendra toujours à demeurer le maître de ses expériences, jamais à accepter qu’elles le maîtrisent.
Considérer la vie comme une série d’expériences pousse l’individualiste à fréquenter une multitude de personnes qui partagent ou ne partagent pas des idées qui lui sont chères. En effet, le développement individuel, l’exercice des initiatives, la mise en valeur des énergies, l’intensité des réactions, réclament souvent que les expériences se modifient, se renouvellent, se contredisent. Cette variation continuelle fait de 1’individualiste un être « bon », non pas niaisement bon, mais l’amène à condidérer autrui par rapport à son déterminisme particulier, à lui, autrui. S’il lui est antipathique, il s’en éloigne, sans plus, sans le juger. Si sa conception de la vie est identique à la sienne, il s’associe volontiers avec lui. C’est ce qui rend l’individualiste capable d’entreprendre des expériences à plusieurs. La pluralité des expériences, des existences menées simultanément dans des domaines différents, agrandit la portée du raisonnement, élargit le rayonnement du sentiment, considérés l’un et l’autre comme de simples produits du fonctionnement de l’organisme individuel — les débarrassant de la mesquinerie des jugements a priori, si communs chez les êtres dont la vie est peu accidentée ou les expériences rares.
L’individualiste anarchiste qui a « bien vécu », autrement dit : réalisé le maximum compatible avec ses capacités de perception ou d’initiative ; connu le maximum d’émotions et de sensations adéquat à sa force de résistance ou son énergie d’appréciation, cet homme là « meurt bien », rassasié d’expériences, et non pas seulement d’années, comme l’indiquait l’antique et biblique formule. Il s’en va de la scène du monde, rassasié d’expériences qui se sont succédées, remplacées, complétées, sans autre regret que le temps que lui a dérobé l’Etat, les moyens dont il s’est servi pour se soustraire à l’emprise des lois ou des conventions sociales, les nécessités de subvenir à son existence — sans autre regret également que de ne pouvoir continuer l’expérience plus longtemps. Mais réalisant qu’il n’y peut rien, sa couche dernière ignore le remords, la crainte d’une survivance quelconque, puisqu’il est convaincu qu’il va s’absorber dans la circulation universel1e. Point de prêtre à son lit mortuaire. Il ferme les yeux, pleinement heureux, s’il est un propagandiste, à la pensée qu’il a pu contribuer, par son exemple ou son activité, à inciter d’autres à s’engager sur la route large et féconde des expériences.
Pour rester un optimiste toute sa vie, l’individualiste n’a pas eu besoin de croire ni à Dieu, ni au progrès, il n’a eu besoin que de s’efforcer de rendre l’expérience de demain plus satisfaisante que celle d’aujourd’hui, en recherchant les causes qui ont fait peut-être un échec de celle d’hier.
— E. ARMAND.
OR
n.m. (du latin aurum)
Métal précieux d’une belle couleur jaune, très pesant, ductile, malléable, inaltérable à l’air et à l’eau. Son poids atomique est 197. C’est de plus un corps très lourd, son poids spécifique va jusqu’à 19,36. Son inaltérabilité est remarquable. Comme le platine, il résiste à tous les agents chimiques et n’est attaquable que par l’eau régale (mélange d’acide azotique et d’acide chlorhydrique). L’or est extrêmement ductile, ce qui permet de le réduire en feuilles excessivement minces, employées pour la dorure et dont l’épaisseur descend jusqu’ à 1/10 de millimètre. Lorsqu’il est ainsi réduit en feuilles minces, l’or a des reflets rouges et laisse passer la lumière verte. Excellent conducteur de la chaleur et de l’électricité, il n’est fusible qu’à 1045 degrés centigrades.
L’or se présente quelquefois en petits cristaux, cubiques ou octaèdres, diversement modifiés et souvent groupés sous forme dendritique ; on le rencontre aussi en lames minces plus ou moins étendues à la surface de diverses matières ou en filaments qui pénètrent en leur intérieur. Souvent il est en paillettes ou en pépites plus ou moins volumineuses et fréquemment il est allié à une certaine quantité d’argent qui varie depuis 0,14 jusqu’à 72%. L’or se trouve rarement dans des gites spéciaux où il est en cristaux, en lames, en filaments dans des filons de quartz ; généralement il est disséminé dans d’autres gites métallifères, principalement dans les minerais d’argent ou dans les matières terreuses qui les accompagnent.
On l’extrait, soit des sables d’alluvions où il est contenu en paillettes, soit par des procédés mécaniques, des déblais provenant des filons. On broie d’abord les matières à traiter, on les soumet ensuite à des lavages successifs qui entraînent les parties légères et ne laissent que l’or. On a perfectionné ce dernier procédé en faisant passer les matières désagrégées par ce lavage sur du mercure qui retient l’or à l’état d’amalgame.
En Europe, les minerais aurifères sont pauvres et les plus renommés, ceux de Hongrie et de Transylvanie, couvrent à peine les frais d’exploitation. C’est dans les Amériques que l’or est pour ainsi dire répandu en profusion. Au Mexique, au Vénézuéla, au Pérou, on le trouve abondant dans les filons de quartz ou mélangé, comme en Californie et en Guyane, à des matériaux d’alluvions provenant de la démolition d’anciens filons de quartz. Ce métal se trouve également en quantité considérable dans certains terrains d’alluvions au Chili, au Brésil, en Colombie, au Transvaal. En Amérique équatoriale qui est en quelque sorte le pays de l’or, existent aussi des sables aurifères et c’est du milieu d’eux que les eaux arrachent des paillettes d’or qu’elles roulent dans différentes contrées. En Europe, le Rhin et l’Ariège ont été jadis renommés sous ce rapport. Des cours d’eau et des sables aurifères, souvent très riches, existent également à l’intérieur de l’Afrique et à l’extrême nord de l’Amérique. Quelques parties de l’Asie australe paraîssent aussi très riches en or. Actuellement, les terres froides de l’Alaska et du Klondyke sont les contrées d’élection des chercheurs d’or, qui bravent le froid, la faim, la solitude et s’imposent mille privations pour arracher à la terre, durant les quelques beaux jours d’un été très court, un peu de métal précieux.
Outre son usage comme monnaie (voir ce mot), l’or est employé pour la bijouterie et surtout pour la dorure qui est actuellement appliquée par la méthode galvanoplastique dans laquelle on fait, à froid, précipiter l’or dissous sur les pièces qu’on veut en couvrir. On emploie aussi des précipités d’or qu’on fait fondre sur la couverte des poteries et, enfin des feuilles extrêmement minces que l’on colle à la surface des corps. On se sert aussi de quelques préparations d’or en médecine.
Avoir la soif de l’or : être épris d’un grand désir de richesse.
Faire une affaire d’or : faire une excellente affaire.
Marché d’or : marché très rémunérateur.
Cœur d’or : excellent coeur. Age d’or : époque fabuleuse, placée aux premiers âges du monde, durant laquelle le bonheur était pour tous indistinctement.
— Charles ALEXANDRE.
ORACLE
n.m. (du latin : oraculum, de orare : parler)
Ce vocable désigne des choses diverses mais liées entre elles par une évidente communauté d’origine. En bref, un oracle est la réponse des dieux aux questions qui leur étaient adressées. Portent également ce nom les diverses prophéties faites au cours des siècles, et annonçant un événement public ou particulier et intéressant tout un peuple ou un seul individu. Sont aussi désignées par ce nom les volontés des dieux exprimées par leur porte-parole attitré : devins, sorciers, prophètes, prêtres de tout acabit. Parfois même, oracle désigne la divinité elle-même ou la personne chargée d’interroger le dieu. Il est pourtant d’usage de réserver plus spécialement ce nom aux réponses obtenues en consultant les personnes chargées de servir d’intermédiaires entre la divinité et les questionneurs. Toujours ces réponses, variées et diverses comme les questions elles-mêmes, étaient données en vers ou en termes ambigus permettant des interprétations différentes ; pleines de réticences, énigmatiques et obscures à souhait, elles donnaient aux oracles la faculté de se tirer d’affaire lorsque les faits leur infligeaient un démenti formel.
L’existence dans tous les temps et dans tous les milieux d’individus chargés de découvrir l’avenir, de prévoir des événements avant qu’ils ne soient réalisés, répond à un besoin de la nature humaine : atténuer la douleur en augmentant la somme des illusions qui nous font supporter les rigueurs de l’existence. Ajoutons à cela l’attrait du mystère, la peur de l’inconnu qui hante tant de cervelles, la crainte qu’inspiraient les divinités diverses dont l’homme a peuplé tant de panthéons et nous aurons un tout cohérent qui explique la vogue dont ont joui et jouissent encore les explorateurs du mystérieux. Indépendamment de la consultation directe d’oracles publics ou privés, différents procédés ont, tour à tour, été employés : examen des entrailles des animaux, onirologie ou interprétation des rêves, ornithomancie ou étude du vol des oiseaux, astrologie, chiromancie, cartomancie, etc., etc.
La Bible, que ses rédacteurs qualifient volontiers de livre par excellence, nous conte la légende des sept vaches grasses et des sept vaches maigres, des sept épis pleins et des sept épis vides. Elle nous donne encore d’autres exemples d’interprétation des songes. Au livre de Samuel, Saül en guerre contre les Philistins et inquiet de l’issue du combat invoque et consulte, par l’intermédiaire de la pythonisse d’Ender, le prophète Samuel qui lui prédit sa défaite et sa mort. Dans l’antique Grèce et dans l’ancienne Rome, les devins, les oracles étaient en grand honneur. Les poètes nous ont transmis les noms de Calchas et Térésias. Jusqu’à l’époque de Jésus-Christ, on venait de tous les coins du monde connu consulter les oracles réputés. A Delphes, la Pythie, prêtresse d’Apollon, montée sur un trépied, prononçait dans une sorte d’ivresse des phrases obscures où l’on voulait voir des prédictions. A Dodone, on interprétait les bruits du chêne de Jupiter, agité par le vent. Dans l’antre de Trophonius, des consultants s’endormaient et les puissances infernales leur envoyaient des songes prophétiques. Plusieurs sybilles habitaient des sites sauvages et la foule venait les consulter dans leur antre. Des paroles informes, véritables bégaiements, échappées à la sybille de Cumes en Italie, ont été composés les livres sybillins où les Romains croyaient que les destins de Rome étaient inscrits à l’avance. Mais ils avaient surtout foi aux présages et entretenaient, pour les interpréter, des collèges d’augures et d’aruspices. Au moyen âge, nombre de souverains entretenaient à leur cour des devins et des astrologues. Les premières hordes de Bohémiens, en déferlant sur l’Europe, apportèrent avec eux les arts magiques et notamment les tarots et la chiromancie. Mais, de tous les arts divinatoires, l’astrologie acquit la prépondérance. Notons, pour mémoire le nom des Cosme Ruggiéri, astrologue-devin de Catherine de Médicis et celui de Nostradamus, qui a laissé un ouvrage de prédictions obscures : Les Centuries. La tragédie de Macbeth, de Shakespeare, représentée en 1606, est un monument de la croyance de cette époque, dans les oracles de tous genres. De nos jours, se continue, hélas ! cette consultation effrénée des diseurs d’avenir : cartomanciennes, dont les plus célèbres furent Mlle Lenormand, sous le Consulat et l’Empire, et Mme de Thèbes. Astrologues, chiromanciens, spirites évocateurs d’ombres, etc ... , continuent à faire des affaires d’or. Les consultants ont beau constater que les devins se trompent souvent, très souvent même, ils n’en restent pas moins convaincus de la véracité des oracles, l’intérêt des hommes étant sans borne pour leurs espérances infinies.
A la grande honte de la raison humaine, les prédictions, les oracles obtenus par les différents procédés que nous venons d’énumérer constituent, pour beaucoup, un véritable système philosophique. Et trop nombreux sont les cerveaux chez lesquels n’existe aucune limite entre le raisonnable et l’absurde. Incapables de comprendre l’un et d’expliquer l’autre, ils ne savent pas faire la différence entre ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. D’ailleurs cette distinction ne peut exister en dehors d’un développement scientifique qui en fournit les bases. Et l’absurde qui n’existe que par sa contradiction aux lois constatées de l’intelligence humaine, est un mot vide de sens pour qui ne soupçonne pas l’existence de ces lois.
Et c’est pourquoi nous voyons et verrons encore tant de gens aller consulter l’oracle.
— C. ALEXANDRE.
ORATEUR
n. m. (du latin : orare, parler)
Homme ou femme qui prononce un discours devant une assemblée. Selon la composition de l’auditoire devant lequel le discours est prononcé, selon le lieu dans lequel l’orateur parle et le sujet traité, l’orateur est diversement qualifié. Parle-t-il dans un édifice destiné à l’exercice d’un culte religieux ? Celui qui parle est un orateur sacré. Parle-t-il devant une assemblée législative, s’adresse-t-il à des députés ou sénateurs ? Il est un orateur parlementaire. S’il parle devant des magistrats ou des jurés, il appartient à l’éloquence judiciaire. S’il s’adresse, dans une salle quelconque, à une assemblée composée d’auditeurs appartenant aux diverses classes sociales, celui qui occupe la tribune est ce qu’on peut appeler un orateur populaire. Orateur se dit, en Angleterre, de celui qui préside la Chambre des Communes ; il est élu à la pluralité des voix ; c’est lui qui expose les affaires soumises aux délibérations de l’Assemblée.
D’une façon générale, on appelle orateur celui ou celle qui pratique l’art de l’éloquence et l’exerce publiquement.
Depuis les temps les plus reculés, l’éloquence a tenu une place importante et joué un grand rôle dans le cours des affaires publiques ; l’art oratoire a exercé une influence considérable sur l’opinion et, de ce fait, sur les événements. S’il est vrai que l’art de la parole fut toujours puissant sur l’esprit des hommes, il ne le fut que dans la mesure où la liberté fut en partie respectée. Le despotisme, la tyrannie, l’Autorité absolue sont mortels à l’éloquence et il ne saurait en être autrement, cela se conçoit sans peine. Car la véritable éloquence a pour source la passion portée à son niveau le plus élevé et un régime de liberté, au moins relative, est indispensable à l’éclosion et à l’épanouissement de la passion.
Passion du Vrai, passion du Juste, passion du Beau ne peuvent naître et fleurir que dans une atmosphère où il est possible de les exprimer. Le silence imposé les étiole, la répression les étouffe, la contrainte les tue. Les époques les plus agitées, les temps les plus tourmentés de l’Histoire ont été les moments où l’art de parler s’est élevé jusqu’aux cimes. C’est en période de transition, lorsque des idées nouvelles entraient en fermentation, que l’éloquence a revêtu le plus d’éclat et les journées d’effervescence et de bouillonnement révolutionnaires ont été celles qui ont enregistré les appels les plus entraînants, les adjurations les plus pathétiques, les harangues les plus enflammées, bref, les discours les plus éloquents. Athènes eut des orateurs magnifiques avant que la Grèce soit tombée sous la domination absolue des successeurs d’Alexandre. Parmi ces princes de la parole, on peut citer Périclès, Alcibiade, Cléon, Démosthène, Phocion, Eschine, Démétrius de Phalère. Rome conserva sa tribune publique jusqu’à l’installation au pouvoir suprême et absolu de César et de ses acolytes, par le ‘I’riumvirat et l’Empire : les deux Gracques, Crassus, Antoine, Hortensius et surtout Cicéron furent d’illustres orateurs. L’art oratoire n’existait pour ainsi dire pas, en France, avant la Révolution. Durant les quelques siècles qui ont précédé la Révolution française, seuls les orateurs sacrés, les grands Prédicateurs de l’Eglise catholique — qui ont eu pleine licence de prêcher l’Evangile et de prononcer des oraisons funèbres — ont représenté l’art de bien dire. On compte parmi les prédicateurs les plus remarquables de ces temps-là : Bossuet (1627–1704), Fénelon (1632–1704), Fléchier (1632–1710), Bourdaloue (1631–1715), Massillon (1663–1742). En mettant fin au despotisme royal et en ouvrant une ère de liberté inconnue jusque là, la Révolution française a mis un terme à l’étranglement de la Pensée et à son expression : l’éloquence. Pendant « la Constituante », la tribune retentit des discours superbes de Mirabeau, Maury, Barnave, Cazalès, les Lameth, Dupont, Brissaud, etc .... Sous « la Convention », ce furent Danton, Robespierre, Saint Just, Billaud-Varennes, Collot d’Herbois sur les bancs de la Montagne et, parmi les Girondins : Vergniaud, Guadet, Gensonné, Boyer-Fonfrède, qui furent les orateurs les plus justement en renom. Tout entier réservé à la détestable gloire militaire, l’Empire ne compta aucun orateur marquant. Avec la Restauration, l’art oratoire refleurit en France ; parmi les orateurs les plus remarquables de cette époque, il faut citer Royer-Collard, Camille Jordan, Manuel et Foy. Sous Louis-Philippe, la tribune parlementaire fut illustrée par Berryer, Guizot, Thiers, Garnier-Pagès, Miche1 de Bourges. Vinrent ensuite Lamartine et Ledru-Rollin et, plus près de nous, toujours comme orateurs parlementaires : Gambetta, Waldeck-Rousseau, Jaurès, Viviani.
A titre documentaire, j’ai cité tous ces noms d’orateurs qui appartiennent à la postérité. Il me reste à indiquer à quelles sources on puise la véritable éloquence, comment on fait son apprentissage dans l’art de parler en public, quelles sont les difficultés à vaincre et par quels efforts on y parvient, enfin en quoi consiste l’art de préparer et d’exposer un sujet, de composer et de prononcer un discours, de prévoir les controverses qui peuvent surgir et de sortir vainqueur de ces rencontres parfois redoutables.
* * *
Les sources de l’éloquence.
L’éloquence jaillit de deux sources : le sentiment et la raison. Le sentiment donne naissance aux emportements pathétiques, à l’inspiration entraînante, au verbe enflammé, aux images poétiques, aux envolées lyriques, aux appels passionnés. De la raison procèdent les exposés clairs, les formules précises, les démonstrations substantielles, les argumentations solides, les conclusions rigoureuses.
L’éloquence basée sur le sentiment s’adresse à la passion plus qu’à l’intelligence ; celle qui s’appuie sur la raison, fait appel à l’intelligence et au jugement plus qu’à la sensibilité. La première impressionne, émeut, entraîne ; la seconde éclaire, enseigne, persuade et assied la conviction.
Il est assez rare qu’un orateur possède à un égal degré ces deux genres bien distincts d’éloquence : tel excellera dans le premier, qui sera médiocre dans le second ; tel autre sera supérieur dans celui-ci et inférieur dans celui-là. A dire vrai, celui qui possède, réellement l’art oratoire doit savoir parler tour à tour au coeur et à la raison ; il doit pouvoir à la fois émouvoir et convaincre ; on peut dire que, dans le domaine de l’éloquence, le grand art consiste à réaliser une sorte d’équilibre et de synthèse entre le sentiment et la raison. De tous les orateurs, celui qui me paraît devoir l’emporter sur tous ses rivaux ce serait celui qui — mais cela est-il possible ? — triomphant de toutes ces difficultés dont l’art de parler en public est hérissé, saurait le mieux convaincre et transporter son auditoire, c’est-à-dire impressionner fortement son coeur et sa raison.
L’orateur « populaire ».
Je veux m’attacher à parler ici de l’orateur appelé à s’exprimer devant des assemblées représentant la bigarrure de toutes les situations sociales, la mosaïque de toutes les cultures, de l’orateur que j’ai qualifié plus haut d’orateur « populaire ». Cet orateur peut faire fi des subtilités, distinguos et finasseries en usage dans les prétoires, car il ne s’adresse pas à des magistrats ; il n’a pas à envelopper son langage dans le vêtement oratoire qui sied à l’éloquence parlementaire, car il n’a pas devant lui des représentants du peuple et il n’a pas à se soucier du résultat politique qu’entraînera son discours. L’orateur populaire (le militant, le propagandiste, l’apôtre d’une Idée) parle, toutes portes ouvertes, à des auditeurs venus d’un peu partout, animés du désir de se renseigner, de s’instruire, de participer à un mouvement d’idée ou d’action qui l’intéresse. Il faut faire entendre à cet auditoire le langage simple et limpide, clair et précis qu’il est capable de comprendre ; il faut, après l’avoir éclairé et persuadé par un exposé aussi exact et lumineux que possible, faire appel à l’être qui vibre, s’émeut et se passionne. Toute personne normalement constituée, saine de corps et d’esprit, est une synthèse harmonieuse de la compréhension qui raisonne et du sentiment qui s’exalte. S’il ne s’attache qu’à convaincre, le militant, trop froid, court le risque de ne pas émouvoir ; si toute sa puissance oratoire ne vise qu’à émouvoir, l’apôtre, trop ardent, s’expose à ne susciter qu’une émotion vive, mais sans lendemain. Le meilleur propagandiste est celui qui, tantôt persuasif et tantôt entraînant, tour à tour calme et fougueux, méthodique et tumultueux, parvient à tenir son auditoire sous l’influence prestigieuse de son verbe par les moyens les plus divers et les procédés les plus variés. Austère, plaisant, ironique, paradoxal, alliant le prosaïsme un peu terre à terre de la logique et de la documentation au lyrisme ailé du sentiment et de la passion, il ne lassera jamais son auditoire, et lui laissera toujours une impression profonde et durable.
Le militant, le propagandiste, l’apôtre, l’orateur qui a le culte de l’Idée qu’il a adoptée et de la Cause qu’il a embrassée ne doit pas céder à la préoccupation des effets de tribune qui déchaînent les applaudissements frénétiques de l’assemblée ; ces applaudissements enthousiastes doivent être la manifestation spontanée de la lumière qui soudain projette son éclat dans la pensée des auditeurs ou de l’exaltation qui soulève ceux-ci grâce à la noblesse et à la beauté du langage mis au service d’une conception généreuse ou d’un idéal sublime. L’orateur « populaire » ne doit pas se désintéresser de la forme ; mais il doit être beaucoup plus soucieux du fond : l’exactitude de la pensée qu’il exprime, de l’opinion qu’il émet, de la thèse qu’il soutient doit le solliciter beaucoup plus que le souci des fioritures littéraires et de ce qu’on appelle « les fleurs de rhétorique ». Contrairement au conférencier mondain ou littéraire qui fait l’ornement des cénacles, des académies, des salons et des cercles littéraires, le conférencier doublé d’un militant doit être, avant tout, un vulgarisateur, un éducateur, s’attachant exclusivement à exposer ses idées en termes limpides et d’une compréhension accessible à tous ; son discours doit être un enseignement et une démonstration laissant à ceux qui l’écoutent une impression puissante et stable, impression qui obligera ses auditeurs à réfléchir, à se remémorer ce qu’ils ont entendu, à parcourir à nouveau, par leur propre effort et à l’aide de leurs seuls moyens personnels, la route dans laquelle le conférencier-propagandiste les a engagés et qu’il leur a fait suivre.
* * *
On devient orateur.
On parle couramment de l’orateur-né et on entend par là, le plus communément, qu’on naît orateur et que, si on ne naît pas orateur, on ne le devient jamais. C’est une erreur : on devient orateur : en parlant, comme on devient forgeron : en forgeant. Il est exact, comme le dit Boileau dans son art poétique, que, s’il ne possède pas certains dons, si son berceau n’a pas été entouré de certaines fées :
« C’est en vain que, au Parnasse, un téméraire auteur Pense de l’art des vers atteindre la hauteur. »
Il est certain, aussi, que pour atteindre les hautes cimes de l’Eloquence, de même que celles de la Poésie que, pour être un orateur ou un poète consommé, il est nécessaire de posséder certaines qualités et aptitudes natives, qu’il suffit, par la suite, de fortifier et de développer par un effort continu et un travail progressif ; toutefois, j’estime que ces prédispositions naturelles ne sont pas absolument indispensables à celui qui a le ferme dessein de parler en public, pour parvenir, s’il s’en donne réellement la peine, à s’exprimer avec clarté, précision, correction et élégance. Ce qui est vrai, c’est que, avec la même somme d’efforts, celui qui est moins bien doué, n’atteindra pas le même degré d’éloquence, la même maîtrise dans l’art de parler, que le mieux doué ; mais je suis persuadé que, s’il travaille assidûment et s’exerce méthodiquement à l’art de la parole, l’individu moyennement doué, ne parviendra probablement jamais à être un maître de la Parole, mais qu’il réussira certainement à devenir un orateur intéressant et disert.
Pour justifier cette assertion, je veux recourir à ma comparaison précédente entre celui qui devient forgeron en forgeant et celui qui devient orateur en parlant. Je crois que, pour être un bon ouvrier forgeron, il est nécessaire de posséder certaines qualités physiques, entr’autres : une constitution saine, des muscles vigoureux et résistants, un cœur solidement accroché, des organes respiratoires en bon état. Il suffira à l’homme en possession de ces qualités de faire l’apprentissage du métier de forgeron, de se familiariser avec le maniement du marteau sur l’enclume et d’acquérir sur les métaux qu’il travaille les connaissances utiles, pour devenir un forgeron remarquable. Mais je crois aussi que, sans être bâti en force et en endurance aussi heureusement que celui-ci, tout homme normalement constitué et de bonne santé, sera capable d’accomplir de façon très suffisante la tâche d’un bon forgeron, à la condition qu’il apporte à l’exercice de cette profession un apprentissage sérieux, du bon vouloir, de la persévérance et de l’entraînement. Eh bien ! pour devenir un grand orateur, je pense qu’il est indispensable d’être pourvu de certaines qualités et aptitudes natives, par exemple : une voix agréablement timbrée, une physionomie expressive, un geste accompagnant et soulignant avec naturel la parole, une imagination ardente, une mémoire fidèle, une compréhension pénétrante, une sensibilité délicate, un raisonnement judicieux et une certaine culture. Mais j’estime que pour être un « bon » orateur (sans être un orateur de premier ordre), il suffit de se mettre résolument à l’apprentissage de la parole, d’acquérir une bonne diction, de se familiariser avec les difficultés de la tribune, de s’entraîner à l’art de discourir.
Je puis affirmer que, pour ma part, j’ai connu plusieurs militants qui, fort embarrassés, au début, quand ils avaient quelques mots à dire, se sont petit à petit formés, entraînés, perfectionnés dans l’exercice de la parole, au point d’occuper très honorablement une tribune, d’y dire en excellents termes d’excellentes choses, d’intéresser et d’impressionner fortement leur auditoire.
Il ne faudrait cependant pas imaginer que, si je dis qu’on devient orateur en parlant — de même qu’on devient forgeron en f’orgeant, — ce soit un résultat facile et prompt à obtenir.
L’art oratoire comporte le concours de divers avantages qu’il s’agit d’acquérir, avantages sans lesquels l’individu le mieux doué nativement ne sera pas et ne pourra jamais être un orateur, même passable, et à l’aide desquels l’homme doué de prédispositions moyennes deviendra, s’il le veut, un bon orateur.
Bien parler, c’est exprimer des idées, en termes exacts, heureux, choisis, en des phrases bien construites et dans un style hors des lieux communs et de la banalité ; c’est enchaîner avec méthode les idées dont l’ensemble constitue une démonstration et conduit à une conclusion logique. L’orateur doit, en conséquence :
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avoir des idées et, comme de juste, posséder les connaissances sur lesquelles reposent ces idées elles-mêmes ;
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manier avec aisance et correction la langue dans laquelle il parle ;
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présenter, dans un ordre méthodique, les arguments qui servent de fondements à l’exposé qu’il se propose de faire et conduisent, en application d’une logique rigoureuse, à la conclusion qu’il projette d’en tirer.
Je prétends que toute personne remplissant cette triple condition peut aborder sans trop d’appréhension la tribune et, après un apprentissage plus ou moins prolongé, occuper cette tribune fort honorablement.
Mais il n’est pas inutile que je revienne, en quelques mots sur chacune de ces trois conditions. Il est hors de doute que pour exprimer — bien ou mal — une Idée, il faut, avant tout, l’avoir.
« La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a. »
Qu’on me pardonne d’appliquer ce dicton quelque peu vulgaire à la proposition que j’émets :
« L’orateur ne peut donner à ceux qui l’écoutent que ce qu’il a. »
Il faut donc, pour exprimer une idée, que, tout d’abord, il la possède. J’ajoute que, mieux il la possèdera et mieux il l’exprimera ; que, plus cette idée sera claire et précise dans son cerveau et plus le langage qu’il emploiera à la traduire sera clair et précis :
« Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement. »
Plus l’orateur sera confiant dans l’exactitude de l’idée qu’il exposera et plus affirmatifs, catégoriques et précis seront les termes dont il se servira ; plus profonde sera sa conviction et plus pénétrant en sera l’accent. Il en est du sentiment comme de l’idée : pour que l’orateur exprime un sentiment, il est indispensable que ce sentiment soit en lui car Horace le dit très justement :
« Si vis me flere, dolendum est primum ipse tibi. » (Si tu veux que je pleure, il faut d’abord que tu pleures toi-même.)
On ne donne à l’expression d’un sentiment toute sa force, qu’en éprouvant soi-même toute la puissance de ce sentiment ; c’est dans ces conditions seulement que l’émotion d’un auditoire peut être portée à son comble. Donc, la condition première et essentielle, c’est d’avoir des idées à présenter, et d’être en possession des connaissances sur lesquelles s’appuient ces idées.
Cela ne suffit pas : l’Idée et la conviction que l’on porte en soi, il s’agit de les extérioriser par la parole. On conçoit que, pour exposer avec éloquence ce que l’on pense et ce que l’on sent, il est nécessaire de bien connaître la langue dans laquelle on parle, afin de donner à sa pensée ou à son sentiment une forme simple et correcte, précise et élégante, impressionnante et limpide. Cette connaissance approfondie de la langue dont on se sert ne se borne pas au respect de la syntaxe, à la structure scrupuleusement grammaticale de la phrase ; elle comporte, en outre, la possession d’ un vocabulaire copieux, l’emploi judicieux du mot propre, l’usage rationnel et. modéré des incidentes, I’adaptation du style à l’expression la plus saisissante ou la plus suggestive de la pensée ou du sentiment.
Ce n’est pas tout : il reste à rassembler les aperçus, les considérations, les commentaires, la documentation et les raisonnements qui sont comme les matériaux dont l’orateur — architecte, ingénieur ou artiste dans son genre — doit se servir pour édifier et embellir son œuvre s’il veut que celle-ci soit solide, imposante et esthétique. Ces matériaux, il importe de les grouper et disposer avec méthode ; car tous ont, dans l’édifice, une place marquée ; cette place est la leur, celle qui convient à chacun d’eux ; elle est ici ou là, mais pas ailleurs : ni avant, ni après, ni au-dessus ni au-dessous, ni à droite ni à gauche. Malheur à l’orateur qui n’aura pas pris l’élémentaire précaution d’apporter à l’établissement de l’ordre voulu les soins les plus minutieux : son discours sera confus et cahotique ; sa construction ne jouira pas de la solidité désirable ; les proportions, l’équilibre, l’harmonie y seront défectueux.
Dans un discours ou une conférence, tout se tient. Un morceau oratoire forme un tout dont la puissance et la beauté sont subordonnées et au choix des arguments et à la place que chacun d’eux occupe.
Non seulement les propositions doivent se succéder rigoureusement reliées les unes aux autres, sans trou, sans solution de continuité, mais encore est-il de la plus haute importance, je dirai même « de toute nécessité » que la force de la démonstration et l’intensité de l’émotion aillent toujours en progressant et, comme on le dit en musique : crescendo. Que penserait-on du discours d’un orateur parlementaire qui débuterait par les arguments les plus propres à entraîner les suffrages de ses collègues et qui continuerait et terminerait par les arguments les moins décisifs ? Quelle appréciation porterait-on sur la plaidoirie d’un avocat qui, ayant à défendre, en Cour d’Assises, la tête de son client, ne tiendrait pas en réserve et ne garderait pas pour la fin ses arguments les meilleurs et ses adjurations les plus pathétiques ?
Qu’on ne me parle pas de ces orateurs exceptionnellement brillants et inspirés qui, sans soigner, comme il est prudent de le faire, la préparation de leurs discours, se livrent aux périlleux hasards de l’improvisation. Il est fort possible que, pleins de confiance en eux et grâce aux moyens oratoires qu’ils doivent à l’expérience acquise, grâce à la connaissance profonde du sujet qu’ils ont à traiter, grâce, pour tout dire, à ce concours rarissime de circonstances qui leur sont favorables, ils disent quoique sans préparation spéciale, d’excellentes choses en termes excellents ; mais il est hors de doute que s’ils avaient tracé dans ses lignes principales le plan de leur discours, s’ils avaient mis chaque argument à la place qu’il doit occuper, leur discours, mieux ordonnancé, y eût gagné sensiblement en force et en beauté.
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Conseils aux jeunes.
Souvent de jeunes camarades anarchistes, pris du désir de s’adonner à la propagande par la parole, m’ont demandé des renseignements et des conseils. Leurs questions portaient tout particulièrement sur le choix du sujet et sur le travail de préparation que commande une conférence publique et contradictoire (les conférences faites par les anarchistes sont toujours publiques et contradictoires : publiques, parce qu’ils entendent ne priver de l’exposé de leurs conceptions aucune des personnes qui ont le désir ou la simple curiosité de connaître celles-ci ; contradictoires, parce que, pratiquant en matière de discussion, comme en toutes choses, la plus large tolérance, les libertaires laissent à tous la faculté de critiquer, de discuter, de combattre leurs théories, d’en contester l’exactitude et d’opposer leurs thèses aux leurs). Presque toujours, j’ai dissuadé ces jeunes camarades d’aborder tout de go le genre « conférence ». La pratique de la parole en public nécessite un assez long apprentissage. Il y a danger à débuter, dans l’art oratoire, par la conférence, ce genre de discours exigeant la réunion de plusieurs qualités qu’on n’acquiert que peu à peu. Aux camarades qui me consultaient je n’ai cessé de répondre comme je le fais ici, dans l’espoir que ces lignes tombant sous les yeux d’un certain nombre de jeunes militants, ceux-ci profiteront des indications et des avis que ma vieille expérience, doublée de l’affection très vive que m’inspirent ces jeunes amis, m’autorisent et m’engagent à leur faire entendre. Voici ces conseils :
« Jeunes militants, vous aimez certainement les réunions, causeries et conférences ; ne les négligez pas, fréquentez-les. Avant de se décider à parler, il est bon d’écouter les autres. En les entendant, vous apprécierez les qualités et les défauts des divers orateurs ; vous tâcherez d’acquérir les premières et d’éviter les seconds. Ce sera déjà une sorte de leçon de choses qui sera très profitable à votre propre formation. N’allez pas à toutes les réunions dont la tenue vous sera connue. Faites une sélection reposant sur le sujet traité et sur l’orateur. Faites un choix : de préférence n’allez entendre que les sujets qui vous intéressent et les orateurs dignes d’être écoutés avec satisfaction et fruit. Pour commencer, c’est-à-dire la première fois que vous prendrez la parole au cours d’une de ces réunions, n’allez pas vous poser en contradicteurs et ne vous engagez pas dans une ample controverse ayant pour but de ruiner de fond en comble la thèse soutenue par l’orateur. Insuffisamment entraînés à ce genre de rencontres, vous vous exposeriez à en sortir meurtris et, peut-être, découragés. Bornez-vous à une intervention de quelques instants se limitant soit à une question posée, soit encore à une demande de précisions ou d’explications complémentaires. Vous aurez occupé la tribune quelques minutes seulement, vous n’aurez énoncé qu’une seule idée. Mais cet instant aura suffi pour que vous preniez contact avec le public et que vous ayez l’occasion de savoir ce qu’est ce qu’on appelle « le trac », cette sorte de malaise qui emplit plus ou moins la tête de bourdonnements, fait affluer le sang à la gorge, vide le cerveau et paralyse la mémoire. Cette première atteinte du trac serait mortelle, si vous commettiez l’imprudence d’occuper longtemps la tribune : si vous n’y faites qu’une courte apparition, ce ne sera qu’un léger accident et peut-être même y échapperez-vous. Donc, pour vos débuts, n’émettez qu’une seule idée, une seule ; parlez quelques minutes et, sachant bien ce que vous voulez dire, vous vous tirerez fort honorablement de cette première tentative.
Quand vous aurez renouvelé cet essai plusieurs fois et acquis de la sorte un peu d’aplomb et quelque confiance en vous, vous ne serez pas encore en mesure de faire une causerie, une conférence, un discours en plusieurs points. Mais vous serez sur la voie et ce sera déjà un premier et important résultat. Vous pourrez, alors, toujours, au cours d’un débat ouvert au public, corser votre intervention en lui donnant plus d’ampleur et un autre caractère. Au lieu d’une question posée, d’une objection soulevée, d’une demande de précision, vous choisirez une ou deux des idées exposées par l’orateur, celles, bien entendu, qui auront le plus brutalement heurté votre propre sentiment ; vous vous arrêterez à cette idée ou à ces deux idées ; vous n’en dépasserez pas le cadre ; vous vous y enfermerez délibérément et vous opposerez votre point de vue à celui de l’orateur. Cette fois-ci, vous aurez occupé la tribune quelques minutes, peut-être dix, peut-être quinze ; vous aurez eu le temps de mesurer vos forces et de vous familiariser un peu avec l’atmosphère d’une réunion publique. Vous aurez cousu et ajusté deux ou plusieurs idées ; vous aurez argumenté ; vous n’en serez plus aux premiers pas, toujours incertains et vacillants quand on débute. Votre démarche se sera affermie, vous aurez pris confiance en vous : l’idée de parler en public vous causera moins d’appréhension. Et vous pourrez songer à traiter vous-mêmes un sujet.
Commencez par la causerie (voir ce mot) et lorsque vous aurez fait, devant un auditoire restreint, un certain nombre de causeries portant sur des sujets que vous aurez sérieusement étudiés, vous pourrez vous lancer dans le genre « Conférence » (voir ce mot).
Mais, que vous ayez à faire une causerie ou une conférence, mes jeunes camarades, donnez-vous le temps de mûrement réfléchir avant d’en choisir le sujet. Portez sur ce sujet tout l’effort de méditation et de recherche dont vous êtes capables : entourez-vous d’une abondante documentation puisée aux meilleures sources ; tournez et retournez votre sujet attentivement ; examinez-le sur toutes ses faces et dans tous ses aspects ; scrutez le, jusqu’à ce que vous le possédiez à fond. Quand vous aurez effectué ce travail préliminaire, mais pas avant, occupez-vous du plan à tracer : les grandes lignes d’abord, les points essentiels, les considérations fondamentales ; divisez et subdivisez ; ajoutez et retranchez, éliminez ce qui ne serait qu’ornement superflu ou vain développement, afin d’accorder plus de place et plus d’importance à ce qui est argument nourri et aperçu substantiel.
Que votre plan soit net et bien ordonné ; que, par son arrangement et sa clarté, il soit facile à suivre méthodiquement. Veillez à ce que votre argumentation emprunte sa force à l’enchaînement rigoureux des diverses parties qui la composent ; veillez surtout à ce que, dans cette chaîne que forme votre démonstration, chaque anneau soit exactement à sa place ; n’oubliez pas que chaque argument doit emprunter une partie de sa valeur à celui qui le précède et, en amenant, par une sorte de pente naturelle, l’argument qui suit, transmettre à celui-ci une partie de sa propre valeur.
Surtout, mes jeunes camarades, n’apprenez pas par coeur et, pour ne pas vous exposer à être tenté de le faire, n’écrivez pas ; ne fixez pas la forme que vous donnerez à l’expression de votre pensée. Ayez des notes ; par un mot, par une phrase courte, en style télégraphique, fixez sur le papier l’ordre que vous voulez suivre. Consultez fréquemment ces notes, afin de ne pas vous égarer et de ne rien oublier. Fiez-vous au plan que vous avez tracé ; ce plan doit être votre seul aide-mémoire : s’il est bien construit et si vous le suivez consciencieusement, vous direz ce que vous aurez à dire, tout ce que vous aurez à dire et rien que ce que vous aurez à dire. Et c’est le but qu’il faut vous proposer.
Ne perdez jamais de vue que, militants et propagandistes d’une Idée peu connue et, ce qui est plus grave, mal comprise, votre mission est de l’enseigner, de la vulgariser : vous êtes, vous devez être des éducateurs, des professeurs ; votre conférence doit être un cours. A ce titre, efforcez-vous d’être clairs et précis. Avant tout, soyez simples, de cette simplicité qui s’allie aisément à l’élégance sans recherche, à la beauté sans apprêt, à l’art sans affectation. L’acquisition de cette indispensable simplicité vous sera plus difficile et plus lente qu’aux militants des autres doctrines, parce que les conceptions philosophiques et sociales que nous avons à cœur de propager sont en opposition irréductible avec les conceptions officielles et courantes, parce que, entre ces dernières et les nôtres, il n’existe aucun terrain d’entente, aucune conciliation possible ni souhaitable ; parce que ce n’est pas seulement un fossé, mais un abîme, qui sépare les thèses libertaires des thèses autoritaires ; parce que, attaquant de front toutes les légendes en cours et tous les mensonges de la Religion, de la Patrie, de la Famille, de la Propriété et de l’Etat, les vérités que nous enseignons se heurtent à des résistances et à une incompréhension qu’il est extrêmement difficile de surmonter. C’est en raison même de toutes ces considérations que, dans l’art de la parole auquel vous brûlez de vous consacrer, mes jeunes amis, vous devez vous attacher à acquérir et à pratiquer, par-dessus tout, la simplicité. Etre simple dans le discours, c’est être clair et précis, c’est faire usage d’expressions connues et dont le sens ne se prête à aucune ambiguité ; c’est employer à se faire comprendre tous les moyens : la définition, le commentaire, la citation, l’anecdote, la réminiscence, la comparaison, le contraste, l’image, bref tous les procédés qui, partant de l’idée abstraite, vont jusqu’à l’explication concrète ; c’est, sur une proposition parfois obscure et douteuse au début, projeter graduellement la lumière et la précision qui la mettent à la portée de toutes les intelligences et de toutes les cultures ; c’est donner à la pensée qu’on exprime une limpidité qui la rend accessible à la compréhension de tous. Le propagandiste libertaire ne s’adresse pas seulement à cette partie de l’auditoire qui, déjà initiée, par une culture générale, à l’examen des problèmes ardus, pénètre sans trop de mal la pensée de l’orateur ; il s’adresse à tous ceux qui composent l’assemblée ; les moins lettrés ne sont ni forcément, ni toujours, les moins intelligents ; mais leur instruction simplement primaire impose à l’orateur qui ambitionne de les convaincre tous et de tous les toucher, la simplicité dont je viens de parler. Et quelle joie pour l’orateur, lorsqu’il peut se rendre ce témoignage qu’il a parlé de façon à se faire comprendre par tous, sans exception, et qu’il y a réussi !
Après la causerie ou la conférence, il y a la discussion ouverte, la contradiction. Mes jeunes camarades, n’en soyez pas autrement émus, ni troublés : pour un anarchiste, la contradiction est le terrain qui lui est le plus favorable, sur lequel il se meut avec le plus d’aisance et de sécurité, où il se sent et positivement est le plus fort. L’essentiel est qu’il ait profondément étudié son sujet, qu’il n’en ait négligé aucun aspect, qu’il l’ait tourné et retourné dans tous les sens, en un mot, qu’il le possède totalement. Dans ce cas, il peut être sans inquiétude : aucune attaque ne le surprendra et, quelles que soient l’attitude et l’éloquence de l’adversaire, sa réplique sera prête et il n’aura pas grand peine à le réfuter et à l’abattre. L’orateur libertaire n’a qu’à se camper solidement sur les principes fondamentaux de 1’Anarchisme ; il n’a qu’à ramener obstinément le débat dans le cadre du sujet traité ; et la comparaison, mieux encore : l’opposition établie entre la thèse du contradicteur quelle que soit cette thèse et quel que soit le contradicteur, suffira à faire éclater devant tout auditeur impartial et consciencieux, la supériorité de l’idéologie et de la tactique libertaires.
Pour vous, mes jeunes compagnons, je n’appréhende que deux écueils : le découragement et la présomption : attendez-vous à des débuts difficiles. J’ai connu, il y a quelque quarante-cinq ans, la tristesse des salles à peu près vides ; j’ai vu les organisateurs de mes premières tournées de propagande s’indigner de l’indifférence dans laquelle se complaisait la population de leur localité. J’ai subi les calomnies méchantes des uns et les insinuations perfides des autres. Conspiration du silence, railleries, sarcasmes, attaques grossières des feuilles locales, malveillance et hostilité parfois brutales, des partis politiques et de leurs adhérents, rien ne m’a été épargné. Les vieux d’il y a quarante ans, qui sont encore de ce monde, en ont gardé le souvenir ; ils se rappellent qu’eux-mêmes n’étaient pas ménagés et c’était autrement pénible pour eux qui restaient que pour moi qui n’étais que de passage. Vous ne serez pas à l’abri de ces épreuves et vous vivrez plus d’une fois des heures de découragement. Ne vous laissez pas abattre par ces difficultés. Réagissez et persévérez.
Le second écueil que je vous signale et contre lequel je vous mets en garde, c’est la présomption que pourraient susciter en vous vos premiers succès. Cette présomption vous porterait à concevoir de vous-mêmes, de votre savoir et de votre talent, une opinion trop flatteuse. Alors, persuadés que, d’une part, vous avez acquis un bagage suffisant de connaissances et que vous n’avez plus besoin d’apprendre davantage ; que, d’autre part, vous avez fait dans l’art de parler en public tous les progrès désirables et que vous avez atteint un niveau qu’il n’est pas nécessaire de dépasser, vous ne travailleriez plus à l’acquisition d’un savoir plus étendu et plus profond ; vous n’éprouveriez plus le besoin de vous perfectionner dans l’art oratoire et, vous reposant sur vos lauriers, vous glisseriez insensiblement sur la pente de la paresse, sans vous douter que l’inactivité intellectuelle entraîne un dépérissement graduel des facultés cérébrales.
Tels sont, mes jeunes et chers camarades, les deux écueils sur lesquels, par avance, j’attire votre attention. Une chose vous en préservera : l’ardeur et la fermeté de vos convictions. Vous puiserez dans votre indéfectible attachement aux convictions qui vous animent cette persévérance dans l’effort de propagande que vous avez la résolution d’accomplir qui, aux heures les plus difficiles, vous réconfortera et vous sauvera de toute défaillance. Et la flamme apostolique que vous portez en vous vous poussera à étendre encore et toujours le domaine de vos connaissances et à cultiver sans cesse vos dons oratoires, afin de servir, aujourd’hui mieux qu’hier et demain mieux qu’aujourd’hui, la Cause que vous avez délibérément embrassée !
A cette Cause, la plus juste, la plus généreuse, la plus humaine de toutes, donnez-vous pleinement, mes chers compagnons ; et ce don total de vous-mêmes vous fera éviter ce double écueil : la présomption et le découragement. »
— Sébastien FAURE.
ORDRE
n. m. (du latin ordo, même signification)
Le mot Ordre donne lieu à de multiples définitions ; il reçoit quantité d’acceptions ; il entre dans une foule de locutions et y est pris comme comportant des significations fort nombreuses. On trouvera la longue énumération de ces locutions dans toutes les Encyclopédies (Larousse, Bescherelle, La Châtre, Littré, Trousset, etc., etc..).
Au point de vue général, le mot « Ordre » correspond à l’idée d’arrangement, de disposition, de rapport, de régularité, d’équilibre, d’harmonie entre les diverses parties d’un tout. C’est ainsi que ce qu’on appelle l’ordre dans l’univers, c’est le rapport constant de tous les corps qui gravitent dans l’espace incommensurable et plus spécialement, parce qu’il nous est plus connu, au sein du système solaire auquel appartient notre globe terraqué. La somme des observations et constatations qui, dans la lenteur des siècles, ont été faites et nous ont été transmises par les hommes de science, a insensiblement amené l’homme à découvrir le merveilleux mécanisme qui détermine les rapports existants entre les innombrables parties du Cosmos et assure ce qu’on est convenu d’appeler « l’Ordre » dans la nature. Cet ordre est un fait ; il est aussi une nécessité, (voir ce mot), puisqu’il est à l’origine de tout ce qui est et puisque ce qui est ne peut pas plus ne pas être qu’être autrement.
C’est ainsi, également, que, entre les diverses parties du corps humain, il y a un ordre établi : ordre résultant des rapports constants qui relient au phénomène de la Vie les multiples parties de ce corps, ordre qui règle les fonctions et attrïbutions de chaque organe, ordre qui exige la satisfaction de tous les besoins inhérents à l’agencement même de ces organes, ordre qui atteste les règles d’interdépendance et les relations de solidarité, dont l’observation concorde au maintien de la vie et dont la violation conduit, brusquement ou dans un laps de temps plus ou moins long, mais inévitablement, à la mort.
Dans cette Encyclopédie anarchiste, j’entends n’étudier le mot « Ordre » et les idées qu’il renferme qu’au point de vue social.
Dans la société humaine, comme dans la nature et dans le corps humain, l’idée d’ « ordre » implique celle d’arrangement, de disposition, de rapport, de régularité, d’équilibre, d’harmonie entre les unités qui constituent les diverses parties du corps social. Si, pour désigner la société, on se sert fréquemment de cette expression : « le corps social », c’est parce que, entre la constitution de l’individu et celle de la société qui n’est, somme toute, que le total des individus qui la composent, il existe, sans qu’il y ait identité, une analogie profonde et saisissante.
L’Ordre — il faut entendre par là, cet arrangement, cette disposition, cet état d’équilibre et d’harmonie qui résulte des rapports établis entre toutes les personnes qui composent le corps social — cet Ordre, dis-je, est aussi indispensable à la vie du corps social qu’à la vie du corps humain et toute dérogation aux règles établies par cet ordre conduit, parfois brusquement, le plus souvent dans un laps de temps plus ou moins long, mais aussi inévitablement, à la mort d’une organisation sociale qu’à la mort d’un être vivant. Poursuivant cette analogie, je dirai que l’Ordre, c’est pour le corps social, la santé et que le désordre c’est pour lui la maladie ou l’accident entraînant la mort. Ce simple aperçu suffit à affirmer la nécessité de l’Ordre au sein de 1a Société.
Jusqu’à ce jour on a cru, et le nombre reste considérable de ceux qui s’obstinent à croire que l’Ordre dans la société est fonction de l’Autorité qui s’y exerce. Cette opinion n’est pas uniquement celle des personnes qui donnent ouvertement leur approbation aux régimes plus ou moins marqués au sceau de l’Autorité personnelle et absolue : monarchie, empire, directoire, dictature, et qui condamnent systématiquement toutes les concessions arrachées aux Maîtres par l’esprit de liberté. Elle est encore très fréquente, voire à peu près unanime dans les milieux de République et de Démocratie. Dépourvus de logique et manquant d’audace, les démocrates persistent à estimer qu’il faut des chefs ; timides et hésitants, les républicains restent attachés à la conception d’une société obligatoirement hiérarchisée. Les uns et les autres, n’ayant pas éliminé le virus autoritaire dont leurs ascendants étaient saturés, considèrent qu’il est nécessaire d’assigner à la pratique de la liberté les limites qui, disent-ils, empêchent celle-ci de tomber dans la licence. Ces théoriciens du libéralisme républicain et démocratique sont sincèrement indignés des abus, scandales, injustices, inégalités, en un mot des désordres auxquels les régimes d’Autorité personnelle et absolue ont donné lieu dans le passé et qu’ils provoquent encore dans les pays où ils sont en vigueur ; ils sont frappés du désordre effroyable que n’ont jamais manqué de produire ces régimes où l’Autorité souveraine règne sans contrepoids. Mais ces partisans de la Liberté — que la Liberté effraie — s’arrêtent à mi-chemin, à distance à peu près égale de l’Autorité sans limite et de la Liberté sans frein et ils se décident en faveur d’un régime mixte, d’un système bâtard, qui, d’après eux, n’est ni d’Autorité sans limite, ni de Liberté sans bornes ; régime qui, disent-ils, s’opposant avec une force égale aux excès de l’Autorité et aux écarts de la Liberté, est, seul, capable de créer et de maintenir « l’Ordre » dans la Société. Ces alchimistes sont à la recherche de la pierre philosophale.
L’Ordre, dans la Société, exige que les droits et les devoirs de chacun soient nettement déterminés, qu’ils soient égalitairement répartis, qu’ils soient équitablement respectés et que rationnellement équilibrés, ils correspondent, en vertu même de leur jeu normal, à la satisfaction aussi complète que possible de tous les besoins inhérents à l’existence, au bien-être et à la félicité de toutes les unités qui composent la société. Il ne me paraît pas possible de concevoir l’ordre autrement que je viens de le définir. Tout privilège réservé à un certain nombre ne peut l’être qu’au détriment des autres ; tout droit accordé à une partie de la population et refusé à l’autre partie constitue une inégalité qui est le point de départ d’une foule d’injustices dont la conséquence est de vicier tous les rapports et d’engendrer tous les désordres. Toute hiérarchie implique nécessairement une supériorité ici et une infériorité là ; et si la distance qui sépare l’humanité qui occupe l’échelon supérieur de celle qui occupe l’échelon inférieur le plus proche est relativement faible, cet écart grandit et atteint des proportions énormes quand la comparaison s’établit entre la fraction qui siège au sommet de l’échelle hiérarchique, et celle qui est reléguée à la base. Une circonstance qui vient encore aggraver le fait que je signale, c’est que l’organisation de toute société hiérarchisée a pour résultat d’affaiblir graduellement le nombre des personnes qui s’élèvent dans la direction du sommet et d’accroître graduellement celui des individus qui sont refoulés vers la base. L’observateur qui suivrait ce double mouvement de montée et de descente et qui enregistrerait mathématiquement le nombre des occupants de chaque échelon dans la direction de ces deux extrémités, constaterait que ce nombre se limite, tout à fait en haut, à une poignée de privilégiés et que ce nombre atteint, tout à fait en bas, des proportions incroyables.
Le bon sens le plus élémentaire crie à toute personne qui ne se bouche pas les oreilles qu’une telle organisation de la société est génératrice du désordre et qu’il serait véritablement miraculeux que l’Ordre y régnât ou qu’il pût y régner.
Je viens d’écrire que ceux qui siègent au sommet sont une poignée. Ce sont les détenteurs suprêmes du Pouvoir : chefs d’Etat et ministres, et de la Richesse : princes de la Finance, du Commerce et de l’Industrie.
Chefs d’Etat et ministres savent que les multiples et précieux avantages qui accompagnent leurs fonctions suscitent l’envie et attisent la vanité et l’ambition de ceux qui aspirent à prendre leur place ; ils n’ignorent pas que l’oppression qu’ils font peser sur la masse irrite tous ceux qui en sont victimes et qui considèrent la liberté comme le premier de tous les biens. Princes de la finance, du commerce et de l’industrie ne se dissimulent pas que leur immense fortune est un défi et une insulte au régime de privations et au paupérisme de l’immense multitude dont ils exploitent odieusement le travail. Aussi, cette caste de gouvernants et de possédants a-t-elle compris la nécessité, pour légitimer l’ordre social dont elle est la bénéficiaire, d’édifier ce monument d’Imposture qu’est la Législation. Par l’Ecole, les maîtres de l’Etat et du Capital enseignent à l’enfant que la Loi est la plus haute expression de la Justice. Par la Presse, que le Pouvoir et l’Argent livrent à leur merci, ils proclament que le respect de la Loi est, en même temps que la plus haute vertu et le premier devoir de toute honnête personne, la garantie des droits, de la sécurité, des biens et de la liberté de tous et de chacun. Mais ils ne poussent pas l’illusion jusqu’à espérer qu’un tel enseignement suffise à les préserver des mouvements de révolte individuelle et collective que peuvent soulever l’oppression et l’indigence. C’est pourquoi, ils attachent et intéressent au maintien de leur domination et à la sauvegarde de leurs richesses un nombre considérahle de gens qu’ils recrutent dans la classe moyenne et dans la classe pauvre, avec la complicité desquels (magistrats, policiers, gardiens de prison, soldats et fonctionnaires de toutes espèces) ils se prémunissent contre ce qu’ils appellent le désordre et font rentrer dans ce qu’ils appellent l’Ordre, les récalcitrants qui s’insurgent.
J’ai déjà cité (voir le mot Anarchie) les paroles admirables que Pierre Kropotkine profère à propos de « l’Ordre ». Je veux les citer à nouveau. Elles remontent à un demi-siècle, mais — hélas ! — elles sont toujours d’actualité et elles continueront à l’être aussi longtemps que la société restera autoritaire et capitaliste :
« L’Ordre, aujourd’hui, — ce qu’ils entendent par « l’Ordre » — c’est les neuf dixièmes de l’humanité travaillant pour procurer le luxe, les jouissances, la satisfaction des passions les plus exécrables à une poignée de fainéants. L’Ordre, c’est la privation, pour ces neuf dixièmes, de tout ce qui est la condition nécessaire d’une vie hygiénique, d’un développement rationnel des qualités intellectuelles. Réduire les neuf dixièmes de l’humanité à l’état de bêtes de somme vivant au jour le jour, sans jamais oser penser aux jouissances procurées à l’homme par l’étude des sciences, par la création artistique, voilà « l’Ordre ! ».
« L’Ordre » c’est la misère, la famine devenue l’état normal de la société.
L’Ordre, c’est la femme qui se vend pour nourrir ses enfants ; c’est l’enfant réduit à être enfermé dans une fabrique ou à mourir d’inanition. C’est le fantôme de l’ouvrier insurgé aux portes du riche, le fantôme du peuple insurgé aux portes des gouvernants.
L’Ordre, c’est une minorité infime élevée dans les chaires gouvernementales, qui s’impose pour cette raison à la majorité et qui dresse ses enfants pour occuper plus tard les mêmes fonctions, afin de maintenir les mêmes privilèges par la ruse, la corruption, la force, le massacre.
L’Ordre, c’est la Guerre continuelle d’homme à homme, de métier à métier, de classe à classe, de nation à nation. C’est le canon qui ne cesse de gronder, c’est la dévastation des campagnes, le sacrifice des générations entières sur les champs de bataille, la destruction en une année des richesses accumulées par des siècles de dur labeur.
L’Ordre, c’est la servitude, l’enchaînement de la pensée, l’avilissement de la race humaine, maintenue par le fer et par le fouet. »
Et Kropotkine, pour donner plus de force à sa pensée, continue dans ces termes :
« Et le désordre, ce qu’ils appellent le désordre : C’est le soulèvement du peuple contre cet Ordre ignoble, brisant ses fers, détruisant ses entraves et marchant vers un avenir meilleur. C’est ce que l’humanité a de plus glorieux dans son histoire : c’est la révolte de la pensée à la veille des révolutions ; c’est le renversement des hypothèses sanctionnées par l’immobilité des siècles précédents ; c’est l’éclosion de tout un flot d’idées nouvelles, d’inventions audacieuses, c’est la solution des problèmes de la science.
Le désordre, c’est l’abolition de l’esclave antique, c’est l’insurrection des communes, l’abolition du servage féodal, les tentatives d’abolition du servage économique.
Le désordre, c’est l’insurrection des paysans soulevés contre les prêtres et les seigneurs, brûlant les châteaux pour faire place aux chaumières, sortant de leurs tanières pour prendre leur place au soleil.
Le désordre, — ce qu’ils nomment le désordre — ce sont les époques pendant lesquelles des générations entières supportent une lutte incessante et se sacrifient pour préparer à l’humanité une meilleure existence, en la débarrassant des servitudes du passé. Ce sont les époques pendant lesquelles le génie populaire prend son libre essor et fait, en quelques années, des pas gigantesques, sans lesquels l’homme serait resté à l’état d’esclave antique, d’être rampant, de brute avilie dans la misère.
Le désordre, c’est l’éclosion des plus belles passions et des plus grands dévouements, c’est l’épopée du suprême amour de l’humanité ! »
Voilà ce que Kropotkine écrivait il y a quelque cinquante ans. Depuis, le désordre s’est fantastiquement accru. On peut dire qu’il a été porté à son comble, car il serait extrêmement difficile de l’imaginer pire et presque impossible de le concevoir plus révoltant et plus infâme. Hier, c’était la Guerre à jamais maudite, avec ses soixante treize millions de mobilisés et ses dizaines de millions de victimes, avec ses gaspillages, ses dévastations et ses ruines, avec le déchaînement hideux des instincts les plus bas et les plus sauvages, avec les désirs de revanche et la compétition de plus en plus farouche des convoitises qui précipitent l’humanité vers la chute dans de nouveaux abîmes. Aujourd’hui, c’est la lamentable situation de trente millions de sans-travail qui, pour avoir produit sans mesure, sont condamnés à errer de ville en ville, de pays en pays, de profession en profession, offrant leurs bras que personne ne consent à employer. C’est l’avilissement graduel des salaires pour ceux qui restent encore à l’usine et aux champs ; c’est, pour plus de cent millions d’individus (les chômeurs et leurs familles) la gêne dès à présent et demain la misère. C’est la débâcle financière, détraquant les modes d’échange et ébranlant la table des valeurs sur laquelle repose, d’un bout du monde à l’autre bout, le régime économique. C’est le spectacle monstrueux d’un prodigieux entassement de produits, auprès duquel sont condamnés à se serrer de plus en plus la ceinture ceux qui, par leur travail, ont réalisé cette surabondance insensée. C’est le spectacle plus révoltant encore de millions de tonnes de marchandises incendiées, jetées à la mer, utilisées comme combustibles ou purement et simplement détruites, pour maintenir les cours sur le marché, alors que ces produits, consommés comme ils pourraient, et devraient l’être, satisferaient tant de besoins en souffrance ! C’est enfin, pour couronner cet inextricable désordre, le craquement nettement perceptible de toute la machinerie politique, économique et morale d’un Monde qui ne se soutient plus que par la vitesse acquise, par la force de la tradition et des préjugés et par la terreur qu’inspire et la soumission qu’impose la violence érigée en système de gouvernement, violence qui, par la prison, l’exil et le massacre, recule l’heure de l’effondrement, sans du reste conjurer la fatalité de celui-ci.
Et c’est cet effroyable désordre que les maîtres ont l’impudence d’appeler « l’Ordre » ; et ce sont les socialistes, les syndicalistes et les anarchistes qui travaillent à la disparition d’un tel Ordre qu’ils ont le cynisme de traiter en hommes de désordre et de persécuter comme tels. C’est franchement inconcevable.
Il tombe sous le sens que le désordre monstrueux qui caractérise l’organisation, ou, pour parler plus exactement la désorganisation sociale actuelle ne peut se prolonger indéfiniment. Sans qu’il soit indispensable de posséder le don de double vue, il est raisonnable de prophétiser, à coup sûr, son écroulement dans un avenir plus ou moins lointain.
Dans une société quelconque, l’ordre ne peut procéder que du principe d’Autorité ou du principe de Liberté : il ne peut reposer que sur la contrainte imposée ou sur l’entente librement organisée ; il ne peut être la conséquence que de la Force ou de la Raison. Autorité, Contrainte et Force d’une part ; ou Liberté, Entente et Raison, d’autre part : il faut opter pour ceci on pour cela. Si l’Ordre repose sur l’Autorité, il ne peut se maintenir que par la violence gouvernementalement systématisée. Dans ce cas, l’Ordre, synonyme de privilège, de hiérarchie, d’injustice et d’inégalité est instable, fragile et provisoire ; il est constamment exposé à être troublé et rompu par le soulèvement de la multitude à laquelle il prétend s’imposer ; et, alors, l’ordre ne se présente que sous la forme du gendarme et du bourreau du bagne et du massacre. S’il a pour base la Raison et l’Entente, c’est-à-dire la Liberté, il trouve son point d’appui sur l’acquiescement volontaire et conscient de tous, sur la répartition égalitaire des produits du travail commun, sur le respect mutuel des droits et des devoirs de chacun, sur l’équilibre qui résulte automatiquement de la satisfaction des besoins ressentis. Mère de la Justice et de l’Egalité, la Liberté donne à l’Ordre une étonnante stabilité. L’Ordre ne peut exister qu’au sein d’une société composée d’êtres libres, égaux et solidaires.
— Sébastien FAURE.
ORDRE (SELON LE SOCIALISME RATIONNEL)
La question de l’ordre intéresse l’Humanité sous des aspects multiples et tout particulièrement au point de vue social. Il est à la Société ce que l’atmosphère est à la vie des êtres et des choses. Il représente une règle indispensable à l’harmonie générale.
De l’application de l’ordre dans les rapports individuels et sociaux, dépend le succès ou l’échec de l’entreprise, d’une opération, etc ...
Considéré au point de vue physique, l’ordre est tout ce qui existe, aussi bien ce que nous considérons comme des monstruosités que ce qui est conforme à la règle. La tempête comme le calme, la maladie comme la santé, l’humidité comme la sécheresse, la fin de notre monde comme son commencement et sa durée rentrent dans l’ordre physique. Toutes ces manifestations ne supposent pas un esprit ordonnateur et constructeur mais, seulement, des lois éternelles inhérentes à la matière même, et des êtres intelligents pour les percevoir.
Cet ordre inévitable ne doit pas être confondu avec l’ordre social pas plus qu’avec l’ordre moral qui est, par rapport à l’homme, le seul vrai, impliquant essentiellement l’întelligence, la liberté, la vérité, la justice, la réalité et en réalité l’harmonie absolue. L’ordre moral est le rapport entre les actes libres et leurs conséquences nécessaires. Cet ordre ne peut concerner que les individualités qui sont essentiellement identiques entre elles. Dans cet ordre, il y a responsabilité ; l’on récolte selon qu’on sème ; et, la loi est ce qui doit être. Tout y est lié, tout y est bien, alors même que ce bien se manifeste par un mal relatif. C’est l’ordre déterminé.
Il en est tout autrement pour l’ordre matériel qui est ce qui est. Ici le mot ordre est pris au figuré et n’a de rapport qu’à l’intelligence qui la conçoit. Les unités sont illusoires, et les choses entre lesquelles il y a nécessairement inégalité, différence, relèvent de cet ordre qui est la coordination par la succession ou la post-position. Tout ce qui existe dans la nature est, par cela même, dit Colins, et par cela seul, dans l’ordre. Rien n’y est lié que par le raisonnement qui apprécie et s’en rend compte.
C’est par l’ordre social que l’ordre physique s’interfère dans la vie publique et la modifie. L’ordre social nous paraît donc être le résultat de l’obéissance à l’autorité ... scientifique ... de l’époque. Tant que dure l’ignorance, cette autorité est exprimée par la force basée sur un sophisme ; comme quand la vérité imprégnée de justice règnera, la raison dominera la force : l’ordre et la société marchent de pair et sont synonymes. Sans ordre, pas de société possible ; et la société entre des hommes, égaux par essence, inégaux par leur organisation, n’existe qu’en vertu du raisonnement. La force physique, brutale est la négation du raisonnement et par suite de l’ordre. La force déguisée sous l’apparence de la justice, tout en portant atteinte à celle-ci lui rend néanmoins hommage et par cela même, à cette époque, donne lieu à un ordre ... relatif par la foi.
Il n’y a et ne peut y avoir d’ordre vrai que par la raison. L’ordre social est le résultat de l’union, de l’association des hommes pour la concordance de leurs idées. Tant que ces idées ne sont pas discutées, il suffit que leur vérité supposée soit acceptée sans contestation sociale. Si on les discute, si la loi en permet la possibilité, il est de toute évidence que la vérité doit être démontrée d’une manière incontestable.
Cela s’explique : l’ordre dans la société est la conséquence de la soumission volontaire, c’est-à-dire raisonnée, à l’autorité réelle, ou du moins à ce que la société admet comme étant l’autorité dérivant de la vérité.
Selon l’époque d’ignorance sociale — jusqu’à ce jour et encore la société n’en connaît pas d’autre — ou selon l’époque de connaissance, l’autorité est représentée par la force ou par la raison, c’est-à-dire la science. Dans l’ordre moral, la loi change avec les époques ; et, selon que les hommes raisonnent plus ou moins bien, à moins que ce ne soit plus ou moins mal, le désordre ne tarde pas à faire suite à un ordre éphémère qui n’est que l’expression d’un mauvais raisonnement.
La question de l’ordre social se résume, tout entière, dans celle de savoir si la morale comporte ou non une sanction inévitable. Cette question résolue, toutes les questions sociales sont résolues avec elle ; il n’y a qu’à les en déduire.
C’est en la résolvant dans le sens spiritualiste, plus ou moins chrétien, que la force a soumis la société en période d’ignorance, au seul ordre dont elle était susceptible ; l’ordre par la foi. Dans le sens matérialiste, c’est en laissant en suspens, sans la résoudre, la question morale que les hommes de doute aident à la marche progressive du désordre.
De là le désordre inextricable de notre époque, où se débat notre société vacillante, toujours occupée à réparer les désastres de la veille, et incapable de prévoir et instaurer un ordre nouveau de sécurité sociale. Il en sera ainsi longtemps encore parce que les classes dirigeantes et possédantes, qui font les lois comme elles façonnent les mœurs et la mentalité générale, ont le plus grand intérêt à maintenir cet ordre vacillant, qu’on ne saurait trop dénoncer, car il protège leurs privilèges et leur indépendance en consacrant l’esclavage des masses.
— Elie SOUBEYRAN.
ORGANE
s. m.
Jadis, et par erreur, ce mot a été souvent du féminin, en raison de sa terminaison féminine (Littré). Anatomie : partie du corps constituée par la réunion intime des parties. Les organes, en se réunissant pour une même fonction, forment des appareils. La notion d’organe est dominée par celle de la synergie, qui dépend, elle-même, du système nerveux. On distingue des organes homotypes (organes correspondants d’un même organisme), des organes homologues (organes qui se correspondent chez des individus différents), et des organes analogues (organes morphologiquement différents qui remplissent le même rôle physiologique).
Mécanique : Des appareils qui servent à communiquer le mouvement fourni par le moteur aux outils. En raison du grand nombre d’organes trop particuliers à chaque genre de travail, on ne peut procéder à aucune classification rigoureuse. Citons simplement, comme document, la classification de Lantz : Transformation d’un mouvement :
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circulaire continu en circulaire continu (rouleaux, courroies, engrenages, etc) ;
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circulaire continu en circulaire alternatif (bielle et manivelle, excentriques, cames, etc.) ;
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circulaire continu en rectiligne continu (treuil, crémaillère, vis. etc.) ;
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circulaire continu en rectiligne alternatif (bielle, excentriques, etc.) ;
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circulaire alternatif en circulaire alternatif (balanciers, pédales, etc.) ;
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circulaire alternatif en rectiligne continu (encliquetages) ;
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circulaire alternatif en rectiligne alternatif (archet) ;
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rectiligne continu en rectiligne continu (poulies) ;
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rectiligne alternatif en rectiligne alternatif (rainures).
Organe (au figuré), moyen de manifestation ou d’action. Journal. Les grands organes, dits « d’information », sont à la solde des puissances financières et créent l’opinion. Chacun d’eux satisfait aux désirs d’une clientèle spéciale, mais tous concourrent au même but : assurer la continuité de la domination capitaliste. Par leurs attaches, ils sont des organes corrompus ; par leur œuvre, des organes de corruption. Les organes indépendants, peu nombreux et à l’existence précaire, ont une portée beaucoup plus restreinte. Leur influence ne doit cependant pas être sous-estimée, car ils sont au service de cette grande force : la vérité.
ORGANISATION
n. f. (du grec organon, instrument)
(Organisation sociale, organisme et autonomie individuelle)
Les partisans des régimes autoritaires se plaisent à opposer Organisation et Liberté. Ils disent :
« Pas d’organisation qui n’oblige l’homme à renoncer à une part de sa liberté, y eût-il même adhéré de son plein gré, eût-il collaboré à l’établissement des statuts. Comme, d’autre part, une société inorganisée n’est plus concevable dans notre état de civilisation, une communauté libertaire n’est pas viable. »
La croyance à cette incompatibilité vient : d’abord, de ce que la plupart des organisations auxquelles l’homme a été incorporé n’étaient pas la résultante de son initiative, qu’elles lui étaient imposées par la force ou la tradition ; ensuite, du fait que la conception que l’on a de la liberté est souvent erronée ; enfin, de ce que l’on a coutume d’assimiler abusivement la société organisée à l’organisme vivant.
Les membres d’une association ayant un but nettement défini, reconnu utile par chacun d’eux, aliènent-ils leur liberté du fait qu’ils s’engagent par contrat à mettre leur force et leur volonté au service de l’objectif poursuivi, dans la mesure et pendant le temps nécessaire pour l’atteindre ? Le sociologue Tarde se prononçait pour l’affirmative :
« Au moment où l’on me dit que ma propre volonté m’oblige, cette volonté n’est plus : elle m’est devenue étrangère, en sorte que c’est exactement comme si je recevais un ordre d’autrui. »
Raisonner ainsi, revendiquer le droit à l’inconstance, c’est méconnaître l’essence de la nature humaine. La loi de Lenz-Le Chatelier vaut pour le monde vivant comme pour le monde de la matière : une modification dans le milieu extérieur produit dans l’être vivant par réaction à ce facteur anormal « une adaptation fonctionnelle tendant à supprimer l’action qui trouble le système et qui devra disparaître, le milieu redevenant normal ». Vivre, c’est assurer la constance de son être. L’être subit cependant de continuelles variations ; mais, à partir de l’état adulte, et pour une longue période, les changements physiques, adaptation à des écarts passagers de l’ambiance, sont de faible amplitude. Si nous sommes tentés de supposer qu’il en est autrement en ce qui concerne le comportement psychique, c’est que nous cédons, à notre insu, à un vieux préjugé spiritualiste : l’âme distincte du corps, n’obéirait pas aux mêmes lois que le monde naturel ; la grandeur et le sens de ses variations seraient indéterminés.
En réalité, il n’en est rien ; nous restons normalement les mêmes au cours de notre existence d’hommes faits, et c’est cette constance qui est le fondement de notre personnalité. Changer à tout moment est un signe de débilité mentale et d’un grave amoindrissement de l’individualité. Aussi, un contrat qui, d’ailleurs, ne serait pas opposable à un mineur, être en formation, peut-il, par contre, être souscrit par un adulte sans entraîner l’aliénation de son indépendance. Ce qui peut changer, ce sont les circonstances dénaturant l’objet du contrat ; aussi, l’usage, la législation même admettent que des événements imprévus peuvent l’invalider. Sous ces réserves les liens contractuels, issus de l’auto-détermination des individus, ne sont pas en opposition avec leur liberté.
* * *
Le spiritualisme n’est pas seul à nous donner une idée fausse des rapports entre la liberté et l’organisation. Le matérialisme superficiel, qui croit apercevoir une similitude trop absolue entre l’organisme individuel et l’organisation sociale, n’est pas moins susceptible de nous égarer. On a voulu attribuer au cerveau une fonction d’autorité : il aurait pour tâche de réfréner les impulsions instinctives, les tendances, de les soumettre à son contrôle, de les discipliner. Cela justifierait la présence dans le corps social d’un organe directeur réglementant la vie collective, astreignant chaque élément subordonné, groupe ou individu, à renoncer à l’exercice de toute activité qui ne concourt pas à réaliser ce que l’on regarde cornme l’intérêt général. La source, la nature, le sujet de cet intérêt général ne sont pas précisés.
On sait combien il est dangereux de chercher à établir un parallélisme entre une nation composée d’individus exerçant des fonctions multiples, susceptibles de variations et un complexe d’éléments vivants intégrés de très bonne heure dans un tissu où ni leur emplacement, ni leur rôle ne subiront de notables changements. Mais il faut encore dénoncer une méprise à laquelle donne lieu l’ancienne conception de la hiérarchie des fonctions physiologiques, montrer que coordination des activités n’implique nullement contrainte imposée au jeu des organes.
Tout acte libre exige une coordination accompagnée d’un rudiment de psychisme. Un coup d’œil sur le comportement d’êtres pris à n’importe quel échelon de la série animale le montre de toute évidence. Chez l’espèce la plus infime, l’amibe par exemple, l’assimilation ou le rejet de la particule ingérée, suivant qu’elle est ou n’est pas comestible, nécessite déjà une ébauche de discernement, l’accomplissement d’un geste qui redresse 1’effet d’un premier geste.
« Les excitations du milieu extérieur ne donnent pas lieu à une réaction fatale ... il y a, au contraire, choix, combinaison, stratégie, donc un phénomène qui s’apparente (mais, à quel degré, nous n’en savons rien) à la volonté des êtres supérieurs. » (P. Portier. Rev. Scient. 12 septembre 1931.)
Inutile de dire que la coordination s’accomplit ici sans intervention d’un système nerveux, sans injonction d’un cerveau.
Les expériences de décérébration montrent bien que l’harmonie des réactions se réalise dans une large mesure sans l’ingérence de ces organes.
« Une grenouille décapitée, suspendue verticalement, laisse pendre ses pattes postérieures ; on pince plus ou moins fortement un orteil : le pied s’écarte de la main par une flexion plus ou moins complète de la patte ... Le plus simple mouvement d’une patte, tel que le retrait par flexion, est au fond un phénomène compliqué exigeant une coordination. » (Lapicque, 1930.)
On dit, sans doute, que sous l’action d’un centre supérieur, un muscle extenseur est inhibé pour permettre le fléchissement. Mais voyons l’acte sous un autre aspect, nous dirons que l’énergie d’un muscle fléchisseur est libérée. Il n’y a donc pas contrainte, entrave, mais choix systématique, adaptation aux circonstances du fonctionnement d’un ensemble. A mesure que chez un animal la décérébration est moins complète, les connexions entre sensations et voies d’écoulement de l’énergie nerveuse deviennent plus variées, et les actes plus compliqués. Chaque étage qui s’ajoute au système nerveux apporte de nouvelles possibilités à l’expansion de l’être chez des enfants anencéphales, qui naissent totalement privés de cerveau, vivant un ou deux jours « une excitation appropriée de la cavité buccale provoque d’énergiques mouvements de succion, puis de déglutition. » « Quant aux organes des sens, ils se montrent complètement inexcitables. » Un enfant, au contraire, chez lequel l’infirmité était moins complète, a vécu quatre mois.
« Cet être privé uniquemet du télencéphale présentait des réactions motrices à la suite des stimulations visuelles et auditives ... , il fermait les paupières si l’on projetait sur la rétine une vive lumière et jamais il ne reconnut sa mère. » (J. Lhermitte)
La superposition, la hiérarchie des centres nerveux, au lieu d’apporter des restrictions à 1’activité, enrichit au contraire les facultés de l’individu. Le système nerveux véhiculant, de relais en relais, de la superficie au centre l’influx apparu sous une action du monde extérieur, le transmet à des organes, à des muscles en nombre quelconque ; il accomplit une action intégrative, il fait de l’organisme un tout. Il est si peu dans son rôle d’exercer une action propre, que l’on pourrait qualifier d’autoritaire, que l’on a pu énoncer la loi suivante :
« Tout instinct tend à se détruire en devenant conscient. Toutes les fois que la réflexion se porte constamment sur un instinct, sur un penchant spontané, elle tend à l’altérer.... Si un pianiste, par exemple, joue par coeur un morceau appris mécaniquement, il faut qu’il joue avec confiance et rondeur, sans s’observer de trop près, sans vouloir se rendre compte du mouvement instinctif de ses doigts : raisonner un système d’actions réflexes ou d’habitudes, c’est toujours le troubler. » (Guyau)
L’acte qui a été suivi de succès, qui a été intégré à la personnalité, peut et doit, dans les mêmes circonstances, se reproduire sans intervention autoritaire du cerveau.
Ce que nous constatons c’est donc l’autonomie d’un certain nombre de fonctions associées et harmonisées les unes avec les autres, se compliquant progressivement. Nulle manifestation « d’hégémonie d’appareils centraux et dans la centralisation l’on ne peut voir que l’activité synergique et solidaire de segments autonomes, due à la compénétration évolutive de leurs éléments. » (Brugia, Université de Bologne, 1929.)
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Pourquoi cette autonomie qui règne dans un groupement de cellules vivantes dont la solidarité est particulièrement étroite puisqu’elle résulte à la fois de la contiguité, de la communauté du milieu, des connexions nerveuses et humorales, pourquoi serait-elle refusée aux fonctions parcellaires dans le corps social, aux individus dans la fonction ?
Chose curieuse, ces possibilités ont été bien mises en évidence par des juristes conservateurs et, il faut le dire, souvent reniées par eux lorsqu’ils ont vu où la logique les conduisait. Professant, sans doute, le principe de Veuillot : réclamer la liberté quand les adversaires sont au pouvoir ; la leur refuser quand on est maître ; ils ont énergiquement contesté la souveraineté de l’Etat. Ils lui ont opposé la théorie de l’Institution.
Une institution est une idée d’œuvre ou d’entreprise qui se réalise et dure juridiquement dans un milieu social : elle résulte de la communion des hommes dans une idée. C’est le corps, la réalité, l’être issu de cette communion, c’est une idée dotée des voies et moyens qui lui permettent de s’établir, de se réaliser, de se perpétuer, en prenant corps et existence objective. Les éléments de l’institution sont donc : l’idée directrice ; l’autorité, c’est-à-dire un pouvoir organisé qui n’a pas sa fin en soi, qui est au service de l’idée directrice pour sa réalisation et trouve ses limites dans les exigences de cette réalisation ; la communion de tous les membres du groupe autour de l’idée directrice et de sa réalisation. (Hauriou, Renard, Delos.)
De par cette dernière condition, l’individu, plus encore que ne le pensent les protagonistes de la doctrine, échappe au risque d’être sacrifié à des forces collectives. Entre collaborateurs unis volontairement pour la poursuite d’un but commun, il peut y avoir reconnaissance d’une supériorité de savoir ou de pratique, il n’y a pas, à proprement parler, d’assujettissement à une autorité. D’ailleurs :
« L’emprise de chaque institution sur ses membres n’est pas totale, mais a pour mesure l’idée directrice, l’objet spécialisé de l’institution qui trace ainsi les limites du pouvoir de l’autorité institutionnelle. » (G. Morin, 1931)
Au contraire :
« Toute organisation achevée est un vase clos, c’est-à-dire une prison pour l’individu. La vie sociale a trouvé un procédé fort simple de libération, qui est la multiplication des organisations appelées à se disputer un même individu. Celui-ci peut les opposer l’une à l’autre, se faire protéger par l’une contre l’autre. » (Hauriou, Premières Oeuvres)
L’organisation d’ensemble n’implique pas davantage autorité.
« Le génie propre de la nation est de faire corps d’une façon décentralisée et pour ainsi dire ganglionnaire, grâce à un chapelet d’institutions autonomes en connexion les unes avec les autres. » (Hauriou)
« Les institutions autonomes réunies, et qui, à certains égards, peuvent réfracter la souveraineté de la nation, doivent collaborer avec les services publics de l’Etat en restant indépendants d’eux et en leur formant contrepoids. » (Gurvitch, 1931)
Mais si les services publics sont eux-mêmes constitués en institutions autonomes, ayant pour fonction d’harmoniser le jeu des institutions parcellaires englobant l’immense variété des activités civiques et économiques, tout vestige d’Etat autoritaire, de souveraineté ne peut-il pas disparaître ? Et n’est-ce pas vers cette structure sociale que nous nous acheminons peu à peu ?
— G. GOUJON
ORGANISATION
Au sens propre, ce mot sert à désigner le mode selon lequel sont disposées les diverses parties d’un corps, pour l’accomplissement des fonctions auxquelles il est destiné. Exemple : l’organisation du corps humain. Au sens figuré, il sert à désigner le plan et la division du travail à effectuer en vue d’une réalisation quelconque, ou en vertu duquel cette réalisation est opérée. Exemple : l’organisation d’un congrès ; l’organisation politique d’une société. Le mot organisation est employé aussi pour désigner tout groupement formé en conformité d’un plan, et qui s’occupe d’en atteindre les objectifs. C’est ainsi que l’on dit : les organisations syndicales, pour désigner les groupements formés dans cette intention.
Une organisation qui se forme suppose un but poursuivi par elle et, nécessairement, des règles précises en conformité de ce dernier. ‘Une organisation rationnelle est celle dans laquelle le but étant bien nettement défini, et les moyens de réalisation reconnus, après mûr examen, conformes aux données de l’expérience, chacun est appelé à remplir le rôle le plus en rapport avec ses aptitudes, dans la parfaite harmonie d’action de l’ensemble. Une organisation défectueuse est celle dans laquelle, le but étant mal précisé, et le choix des moyens d’action laissé au hasard, il y a confusion, désordre et, finalement, gaspillage de temps et d’énergie en luttes intestines. Une organisation est disciplinée lorsque chacun de ses membres, se rendant compte, tant de l’intérêt du résultat recherché, que de l’importance de sa fonction propre, place au-dessus de toute autre considération le succès de l’œuvre entreprise et se conduit en conséquence, quitte à faire bon marché de certains désirs personnels.
Il n’est pas nécessaire qu’une organisation, pour fonctionner correctement, ait à sa tête un despote, mais l’observation des faits démontre qu’elle ne prend naissance et ne se développe qu’à la condition que des individus actifs, des animateurs doués d’initiative, et possédant des aptitudes particulières d’administration, lui donnent vie el lui assurent la prospérité. S’ils disparaissent et ne sont point remplacés, l’organisation périclite, des dissensions éclatent, et les éléments du groupe se dispersent.
Pour mener à bien un plan d’organisation, il est d’une importance capitale de ne pas tenir compte seulement des conclusions d’une logique abstraite, ou des appels du sentiment, mais encore et surtout des ressources comme des périls, offerts par le milieu particulier dans lequel on se propose d’agir, à une époque donnée. La psychologie des peuples latins n’est pas celle des germains ou des slaves. La mentalité du paysan n’est pas celle de l’ouvrier des villes. Les possibilités offertes par un milieu éduqué et sensible ne sont pas celles offertes par un milieu illettré, superstitieux et brutal. Il a été dit : « Etre c’est lutter, vivre c’est vaincre. » Il n’en est pas moins vrai que pour être avec persistance, et pour lutter avec succès, il faut se placer dans certaines conditions requises par la nature de ce dont nous sommes environnés. Il n’est pas d’être vivant qui puisse, sans se condamner lui-même à mort, échapper à la règle d’un minimum d’adaptation au milieu naturel dans lequel il évolue.
Il en est de même pour les organisations les plus diverses, à l’égard de l’ambiance sociale, et des conditions économiques, dans lesquelles elles sont appelées à se développer. Une des principales causes du malaise dont souffrent, en 1931, les grandes nations civilisées provient, de ce que, au siècle du machinisme à outrance, on s’obstine à conserver une organisation de la production, et de la consommation, plus en rapport avec les époques d’artisanat qu’avec le siècle des grandes usines perfectionnées.
— Jean MARESTAN
ORGANISATION
Manière dont les parties qui composent un être vivant sont disposées pour remplir certaines fonctions, nous dit laconiquement le Larousse. De toute évidence et depuis toujours, ce mot a eu une signification plus vaste. Et, de nos jours, cette signification s’élargit au fur et à mesure que la tendance à l’organisation, qui est l’une des caractéristiques essentielles de notre époque, se développe, se précise davantage, donne lieu à des essais, des conquêtes et des réalisations, plus considérables et sans cesse plus étendues.
Il est donc tout à fait normal que le mot « organisation », qui a pris une place si importante dans le vocabulaire social moderne, figure dans cette Encyclopédie.
En effet, s’il désignait, à l’origine, la manière dont les cellules d’un être vivant étaient disposées pour remplir leurs fonctions et assurer ainsi la vie et la reproduction de cet être, il n’est pas douteux qu’il exprimait déjà la façon dont ces fonctions s’accomplissaient, suivant certains principes, tels que la régularité, la spécialisation, la coordination, la solidarité, l’association et l’interdépendance, c’est-à-dire tout un système de vie aussi bien individuelle que collective.
Tous ces principes, qui sont l’expression d’autant de lois biologiques, et président à l’activité conjuguée, synchronique des cellules d’un être vivant, conservent, en effet, toute leur valeur si on les applique aux collectivités formées par ces êtres vivants et, plus particulièrement, aux collectivités humaines.
Et c’est ainsi que, depuis leur origine, ces collectivités ont toujours cherché, sous la pression des nécessités, des besoins, des aspirations de leurs membres, à se rapprocher de l’ordre naturel, en utilisant l’organisation.
Les efforts des hommes ont toujours tendu — et tendent plus que jamais — à solidariser l’activité de leurs semblables ; à spécialiser les efforts de chacun, selon ses aptitudes ; à coordonner et à associer ces efforts ; à s’allier avec d’autres collectivités de même nature, pour mieux assurer la vie de tous et de chacun.
Cependant, moins disciplinés que les cellules de l’être vivant, dont l’activité est ordonnée par la fonction naturelle, les hommes méconnaissent souvent, parce qu’ils les ignorent ou croient pouvoir les enfreindre sans danger, les lois biologiques les plus fondamentales.
Le résultat ne se fait, d’ailleurs, jamais attendre. Chaque fois qu’une cellule ou un groupe de cellules de collectivité humaine entrent en conflit avec d’autres cellules, chaque fois qu’une ou plusieurs d’entre elles empiètent sur la tâche, la fonction et la liberté des autres, la collectivité tout entière, désaxée dans son activité, subit une crise.
L’intensité et les conséquences de cette crise sont en rapport direct avec l’importance et la force des collectivités restreintes et hostiles qui s’affrontent dans le sein du groupement humain. Ainsi s’expliquent les causes, les caractères et les conséquences des luttes sociales, jusques et y comprise la révolution.
Pour donner une idée exacte de ces luttes, il faudrait retracer ici toute l’histoire de l’Humanité. C’est absolument impossible. (Pour connaître les luttes soutenues par les organisations ouvrières, se reporter à l’étude que j’ai consacrée à la Confédération Générale du Travail, E.A., 1er volume, pages 388 à 416).
Je me bornerai donc à constater que, de tout temps, les hommes ont tendu, même à travers leurs luttes fratricides, à s’organiser. Les progrès qu’ils ont réalisés, dans tous les domaines, sont le fruit de l’organisation et, plus que jamais, les individus essaient de se grouper, de s’associer, de se fédérer, sur le plan de leurs intérêts de toutes sortes ; ils recherchent ce qui peut constituer, par voie de synthèse, leur intérét collectif. Pour atteindre ce but, il ont créé des organisations (voir le livre Les Syndicats ouvriers et la Révolution Sociale, pages 109 à 192, dans lequel j’expose les principes du fédéralisme et le fonctionnement des organisations ouvrières, du Syndicat à l’Internationale, à l’image de celle de l’être vivant et qui s’efforcent de fonctionner suivant les mêmes principes).
Et il n’est pas douteux que, s’ils étaient parvenus à éliminer tout ce qui s’oppose à leurs rapports : les privilèges, la propriété, l’autorité et tout leur cortège d’appareils compressifs, coercitifs et oppressifs, et à substituer à cela l’égalité, la solidarité et l’entr’aide, la véritable collectivité humaine serait une réalité.
Malheureusement, ce stade n’est pas encore atteint. Les hommes sont divisés en deux grandes classes sociales, dont l’une, la moins nombreuse, mais la plus puissante, par les instruments qu’elle a créés, impose sa volonté à l’autre.
En ce moment, chaque classe, nettement séparée de l’autre, cherche à rassembler toutes ses forces sur le plan de ses intérêts particuliers et les fait mouvoir dans une direction déterminée, pour atteindre ses buts, qui sont diamétralement opposés à ceux de l’autre classe.
Deux grandes forces de sens contraire s’affrontent ainsi de façon permanente : l’une tend à laisser subsister et à renforcer l’ordre social actuel ; l’autre à le détruire, pour donner naissance à un ordre nouveau, aussi naturel que possible.
La première est organisée suivant le principe centraliste et étatique, commun au capitalisme et à tous les partis politiques ; la seconde est organisée suivant le principe fédéraliste, conforme à l’ordre qu’elle veut instaurer.
Le choc décisif, après des luttes secondaires, est inévitable. Et c’est de ce choc, dont l’issue ne fait aucun doute, que surgira la collectivité fraternelle basée, comme l’organisation humaine, sur la solidarité, l’entr’aide et l’interdépendance de tous les composants sociaux.
Ce sont les bases mêmes du syndicalisme révolutionnaire, fédéraliste et anti-étatiste : de ce groupement libre de travailleurs qui détruira le capitalisme et ouvrira la route à l’Anarchie, stade suprême de l’Humanité.
— Pierre BESNARD
ORGANISATION (Point de vue de l’Anarchisme)
L’organisation n’est que la pratique de la coopération et de la solidarité, elle est la condition naturelle, nécessaire de la vie sociale, elle est un fait inéluctable qui s’impose à tous, tant dans la société humaine en général que dans tout groupe de gens ayant un but commun à atteindre.
L’homme ne veut ni ne peut vivre isolé, il ne peut même pas devenir véritablement homme et satisfaire ses besoins matériels et moraux autrement qu’en société et avec la coopération de ses semblables. Il est donc fatal que tous ceux qui ne s’organisent pas librement, soit qu’ils ne le puissent, soit qu’ils n’en sentent pas la pressante nécessité, aient à subir l’organisation établie par d’autres individus ordinairement constitués en classes ou groupes dirigeants, dans le but d’exploiter à leur propre avantage le travail d’autrui.
Et l’oppression millénaire des masses par un petit nombre de privilégiés a toujours été la conséquence de l’incapacité de la plupart des individus à s’accorder, à s’organiser sur la base de la communauté d’intérêts et de sentiments avec les autres travailleurs pour produire, pour jouir et pour, éventuellement, se défendre des exploiteurs et oppresseurs. L’anarchisme vient remédier à cet état de choses avec son principe fondamental d’organisation libre, créée et maintenue par la libre volonté des associés, sans aucune espèce d’autorité, c’est-à-dire sans qu’aucun individu ait le droit d’imposer aux autres sa propre volonté. Il est donc naturel que les anarchistes cherchent à appliquer à leur vie privée et à la vie de leur parti ce même principe sur lequel, d’après eux, devrait être fondée toute la société humaine.
Certaines polémiques laisseraient supposer qu’il y a des anarchistes réfractaires à toute organisation ; mais, en réalité, les nombreuses, trop nombreuses discussions que nous avons sur ce sujet, même quand elles sont obscurcies par des questions de mots ou envenimées par des questions de personnes, ne concernent, au fond que le mode et non le principe d’organisation. C’est ainsi que des camarades, en paroles les plus opposés à l’organisation, s’organisent comme les autres et souvent mieux que les autres, quand ils veulent sérieusement faire quelque chose. La question, je le répète, est toute dans l’application.
Je suis convaincu qu’une organisation plus générale, mieux tramée, plus constante que celles qui ont été jusqu’ici réalisées par les anarchistes, même si elle n’arrivait pas à éliminer toutes les erreurs, toutes les insuffisances, peut-être inévitables dans un mouvement qui, comme le nôtre, devance les temps et qui, pour cela, se débat contre l’incompréhension, l’indifférence et souvent l’hostilité du plus grand nombre, serait tout au moins, indubitablement, un important élément de force et de succès, un puissant moyen de faire valoir nos idées.
Je crois surtout nécessaire et urgent que les anarchistes s’organisent pour influer sur la marche que suivent les masses dans leur lutte pour les améliorations et l’émancipation. Aujourd’hui, la plus grande force de transformation sociale est le mouvement ouvrier (mouvement syndical) et de sa direction dépend, en grande partie, le cours que prendront les événements et le but auquel arrivera la prochaine révolution. Par leurs organisations, fondées pour la défense de leurs intérêts, les travailleurs acquièrent la conscience de l’oppression sous laquelle ils ploient et de l’antagonisme qui les sépare de leurs patrons, ils commencent à aspirer à une vie supérieure, ils s’habituent à la lutte collective et à la solidarité et peuvent réussir à conquérir toutes les améliorations compatibles avec le régime capitaliste et étatiste. Ensuite, c’est : ou la révolution ou la réaction.
Les anarchistes doivent reconnaître l’utilité et l’importance du mouvement syndical, ils doivent en favoriser le développement et en faire un des leviers de leur action, s’efforçant de faire aboutir la coopération du syndicalisme et des autres forces de progrès à une révolution sociale qui comporte la suppression des classes, la liberté totale, l’égalité, la paix et la solidarité entre tous les êtres humains. Mais ce serait une illusion funeste que de croire, comme beaucoup le font, que le mouvement ouvrier aboutira de lui-même, en vertu de sa nature même, à une telle révolution. Bien au contraire : dans tous les mouvements fondés sur des intérêts matériels et immédiats (et l’on ne peut établir sur d’autres fondements un vaste mouvement ouvrier), il faut le ferment, la poussée, l’œuvre concertée des hommes d’idées qui combattent et se sacrifient en vue d’un idéal à venir. Sans ce levier, tout mouvement tend fatalement à s’adapter aux circonstances, il engendre l’esprit conservateur, la crainte des changements chez ceux qui réussissent à obtenir des conditions meilleures. Souvent de nouvelles classes privilégiées sont créées, qui s’efforcent de faire supporter, de consolider l’état de choses que l’on voudrait abattre.
D’où la pressante nécessité d’organisations proprement anarchistes qui, à l’intérieur comme en dehors des syndicats, luttent pour l’intégrale réalisation de l’anarchisme et cherchent à stériliser tous les germes de corruption et de réaction.
Mais il est évident que pour atteindre leur but, les organisations anarchistes doivent, dans leur constitution et dans leur fonctionnement, être en harmonie avec les principes de l’anarchie. Il faut donc qu’elles ne soient en rien imprégnées d’esprit autoritaire, qu’elles sachent concilier la libre action des individus avec la nécessité et le plaisir de la coopération, qu’elles servent à développer la conscience et la capacité d’initiative de leurs membres et soient un moyen éducatif dans le milieu où elles opèrent et une préparation morale et matérielle à l’avenir désiré.
Il me semble que c’est une idée fausse (et en tout cas irréalisable) de réunir tous les anarchistes en une « Union générale », c’est-à-dire en une seule collectivité révolutionnaire active.
Nous, anarchistes, nous pouvons nous dire tous du même parti si, par le mot parti, on entend l’ensemble de tous ceux qui sont d’un même côté, qui ont les mêmes aspirations générales, qui, d’une manière ou d’une autre, luttent pour la même fin, contre des adversaires et des ennemis communs. Mais cela ne veut pas dire qu’il soit possible — et peut-être n’est-il pas désirable — de nous réunir tous en une même association déterminée.
Les milieux et les conditions de lutte diffèrent trop, les modes possibles d’action qui se partagent les préférences des uns et des autres sont trop nombreux et trop nombreuses aussi les différences de tempérament et les incompatibilités personnelles pour qu’une Union générale, réalisée sérieusement, ne devienne pas un obstacle aux activités individuelles et peut-être même une cause des plus âpres luttes intestines, plutôt qu’un moyen pour coordonner et totaliser les efforts de tous.
Comment, par exemple, pourrait-on organiser de la même manière et avec le même personnel, une association publique faite pour la propagande et l’agitation au milieu des masses, et une société secrète, contrainte, par les conditions politiques où elle opère, à cacher à l’ennemi ses buts, ses moyens, ses agents ? Comment la même tactique pourrait-elle être adoptée par les éducationnistes persuadés qu’il suffit de la propagande et de l’exemple de quelques-uns pour transformer graduellement les individus et, par conséquent, la société. et les révolutionnaires convaincus de la nécessité d’abattre par la violence un état de choses qui ne se soutient que par la violence, et de créer, contre la violence des oppresseurs, les conditions nécessaires au libre exercice de la propagande et à l’application pratique des conquêtes idéales ? Et comment garder unis des gens qui, parfois, pour des raisons particulières, ne s’aiment ni ne s’estiment et, pourtant, peuvent également être de bons et utiles militants de l’anarchisme ?
Une organisation anarchiste doit, selon moi, être établie sur les bases suivantes : pleine autonomie, pleine indépendance et, par conséquent, pleine responsabilité des individus et des groupes ; libre accord entre ceux qui croient utile de s’unir pour coopérer à une œuvre commune, devoir moral de maintenir les engagements pris et de ne rien faire qui soit en contradiction avec le programme accepté. Sur ces bases, s’adaptent les formes pratiques, les instruments aptes à donner une vie réelle à l’organisation : groupes, fédérations de groupes, fédérations de fédérations, réunions, congrès, comités chargés de la correspondance ou d’autres fonctions. Mais tout cela doit être fait librement, de manière à ne pas entraver la pensée et l’initiative des individus et seulement pour donner plus de portée à des effets qui seraient impossibles ou à peu près inefficaces s’ils étaient isolés.
De cette manière, les Congrès, dans une organisation anarchiste, tout en souffrant, en tant que corps représentatifs, de toutes les imperfections qu’on connaît et que signale l’expérience, sont exempts de tout autoritarisme parce qu’ils ne font pas la loi, n’imposent pas aux autres leurs propres délibérations. Ils servent à maintenir et à étendre les rapports personnels entre les camarades les plus actifs, à résumer et provoquer l’étude de programmes sur les voies et moyens d’action, à faire connaître à tous la situation des diverses régions et l’action la plus urgente en chacune d’elles, à formuler les diverses opinions ayant cours parmi les anarchistes et à en faire une sorte de statistique, et leurs décisions ne sont pas des règles obligatoires, mais des suggestions, des conseils, des propositions à soumettre à tous les intéressés ; elles ne deviennent obligatoires et exécutives que pour ceux qui les acceptent et jusqu’au point où ils les acceptent. Les organes administratifs qu’ils nomment — Commission de correspondance, etc. — n’ont aucun pouvoir de direction, ne prennent d’initiatives que pour le compte de ceux qui sollicitent et approuvent ces initiatives, n’ont aucune autorité pour imposer leurs propres vues qu’ils peuvent assurément soutenir et propager en tant que groupes de camarades, mais qu’ils ne peuvent pas présenter comme opinion officielle de l’organisation. Ils publient les résolutions des Congrès, les opinions et les propositions que groupes et individus leur communiquent ; ils sont utiles à qui veut s’en servir pour de plus faciles relations entre les groupes et pour la coopération entre ceux qui sont d’accord sur diverses initiatives ; mais libre à chacun de correspondre directement avec qui bon lui semble ou de se servir d’autres comités nommés par des groupements spéciaux. Dans une organisation anarchiste, chaque membre peut professer toutes les opinions et employer toutes les tactiques qui ne sont pas en contradiction avec les principes acceptés et ne nuisent pas à l’activité des autres. En tous les cas, une organisation donnée dure aussi longtemps que les raisons d’union sont plus fortes que les raisons de dissolution ; dans le cas contraire, elle se dissout et laisse place à d’autres groupements plus homogènes. Certes la durée, la permanence d’une organisation est condition de succès dans la longue lutte que nous avons à soutenir et, d’autre part, il est naturel que toute institution aspire, par instinct, à durer indéfiniment. Mais la durée d’une organisation libertaire doit être la conséquence de l’affinité spirituelle de ses membres et des possibilités d’adaptation de sa constitution aux changements des circonstances ; quand elle n’est plus capable d’une mission utile, le mieux est qu’elle meure.
Certains camarades trouveront peut-être qu’une organisation telle que je la conçois et telle qu’elle a déjà été réalisée, plus ou moins bien, à différentes époques, est de peu d’efficacité. Je comprends. Ces camarades sont obsédés du succès des bolchevistes dans leur pays ; ils voudraient, à l’instar des bolchevistes, réunir les anarchistes en une sorte d’armée disciplinée qui, sous la direction idéologique et pratique de quelques chefs, marchât, compacte, à l’assaut des régimes actuels et qui, la victoire matérielle obtenue, dirigeât la constitution de la nouvelle société. Et peut-être est-il vrai qu’avec ce système, en admettant que des anarchistes s’y prêtent et que les chefs soient des hommes de génie, notre force matérielle deviendrait plus grande. Mais pour quels résultats ? N’adviendrait-il pas de l’anarchisme ce qui est advenu en Russie du socialisme et du communisme ? Ces camarades sont impatients du succès, nous le sommes aussi, mais il ne faut pas, pour vivre et vaincre, renoncer aux raisons de la vie et dénaturer le caractère de l’éventuelle victoire. Nous voulons combattre et vaincre, mais comme anarchistes et pour l’anarchie.
— Errico MALATESTA
ORGANISATION (et AUTORITÉ)
Le problème de l’autorité ayant été ailleurs examiné (notamment à autorité, liberté, etc.), nous n’y reviendrons, ici, que pour l’intelligence de notre thèse et dans la mesure où notre point de vue, imprégné de relativisme et basé sur l’observation et l’étude des contingences, peut différer des absolus théoriques de l’anarchisme classique.
L’autorité est évidemment une très grande cause d’abus, et des pires. Elle n’est autre chose que l’exercice de la tyrannie des forts sur les faibles, elle est la consécration de l’inégalité sociale et le moyen de maintenir cette inégalité. Mais le terme est ambigu. Il faut distinguer entre cette autorité, l’autorité du maître, sans explication et sans contrôle, et l’autorité du technicien qui dirige des travaux. Il y a encore d’autres formes d’autorité : dans une situation difficile, une collectivité suit spontanément l’autorité, c’est-à-dire la direction du plus intelligent ou subit l’autorité, c’est-à-dire l’influence de celui qui montre le plus de valeur morale.
Ce que nous combattons, c’est l’esprit de domination, c’est l’autorité fondée sur le régime du bon plaisir (sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas). L’autorité de droit divin n’est pas autre chose que l’autorité du plus fort. On ne s’exprime plus ainsi maintenant, mais on proclame l’intangibilité du principe d’autorité, « nécessaire à la conduite des hommes et au bon fonctionnement des rouages sociaux ».
Délaissant le Droit divin, on invoque le droit de « l’Elite » à commander, pour le bien public. C’est un nouveau terme qui se substitue à celui d’aristocratie qui signifiait la même chose, puisqu’il voulait dire « le Gouvernement des meilleurs ». Mais aristocratie est un terme aujourd’hui décrié. Qu’est-ce que l’élite, qu’est-ce que l’aristocratie ? L’aristocratie se recrutait autrefois par droit de naissance. L’argent a élargi, aujourd’hui, le recrutement de l’élite.
Que d’autres s’efforcent, s’ils veulent, de chercher un autre sens au mot « élite » ; dans la réalité sociale, le terme s’applique à ceux qui détiennent charges, honneurs, argent, c’est-à-dire à ceux qui détiennent, en fait, la suprématie.
La classe nantie a besoin d’une autorité pour assurer sa propre sécurité. Elle a besoin des gendarmes et des gardes mobiles pour surveiller les grèves et les empêcher de dépasser certaines limites. Elle a besoin d’une autorité morale qui entretienne le sentiment de vassalité et qui implante dans l’esprit des gens le danger de mettre en question le principe d’autorité. L’autorité des blancs aux colonies et celle de l’élite en Europe s’appellent protection : protection des forts sur les faibles, parce que les faibles ne savent pas se conduire et n’ont pas appris à réfréner leurs « mauvais instincts ». La civilisation est-elle liée à la suprématie des parasites ? ...
On confond aussi la protection des forts sur les faibles (c’est-à-dire contre les faibles), avec la défense des faibles vis-à-vis des forts. En théorie, on proclame que la loi protège les faibles ; en pratique, si les faibles, en s’associant , en se syndiquant, n’ont pas créé une force, c’est contre eux, le plus souvent, que se retourne la loi. Jamais les protecteurs n’acceptent de bon gré de relâcher leur protection. Jamais ils ne jugent que leurs protégés sont suffisamment éduqués. Il faut que ceux-ci conquièrent leur émancipation de vive force. Même quand les protecteurs entendent de bonne foi protéger leurs administrés, il leur est difficile de comprendre que leur rôle est fini et qu’ils doivent abandonner le peuple aux aléas de la liberté.
Les bolcheviks ont toujours dit que leur idéal était d’instaurer la liberté et que la dictature du prolétariat (plus exactement la dictature du gouvernement bolchevik) était un régime provisoire. Il y a beaucoup de chances pour que la dictature des bolcheviks ne disparaisse pas d’elle-même. Ils ont établi une dictature sous prétexte de faire triompher la révolution, il faudra une nouvelle révolution pour supprimer la dictature.
De nos jours, ce ne sont pas les techniciens qui conduisent la production ; ce sont des financiers, des hommes d’affaires qui ont sous leurs ordres techniciens (ingénieurs et ouvriers qualifiés) et manoeuvres, sans leur devoir la moindre garantie ou protection, mais prétendant exiger obéissance et fidélité. D’une façon générale et de plus en plus, la suprématie de l’argent a remplacé celle de la technique. L’autorité de la classe dominante tient à la possession des moyens de production et non à la valeur de son travail. Maintenant c’est cette autorité qui est enfin mise en question.
La question de l’autorité se débat d’ordinaire en pleine confusion. On mêle les organismes d’autorité, qui sont des organismes de classe, et ceux qui sont des organismes de sécurité. Puis, les défenseurs de la domination bourgeoise ont toujours soin d’incorporer aux qualités caractéristiques de la classe parasite l’autorité de l’intelligence et l’autorité technique.
Or, en face de l’autorité collective, il faut considérer aussi l’autorité individuelle. L’autorité de l’individu intelligent et celle du technicien s’expliquent d’elles-mêmes, sans que ceux qui la possèdent aient besoin de faire appel aux méthodes de coercition. Néanmoins, on voit des hommes intelligents, mais sans affectivité, employer la manière forte par mépris de l’ humanité. Et, d’autre part, les représentants d’une autorité technique peuvent trouver plus commode d’utiliser la même méthode, surtout s’ils ont l’esprit autoritaire. Mais, en dehors des fonctions d’autorité, où l’esprit autoritaire trouve à se développer et à s’affirmer dans une société fondée sur la hiérarchie sociale, on retrouve l’esprit autoritaire, c’est-à-dire l’esprit de domination, chez nombre d’individus. Et c’est vraiment là le mauvais esprit contre lequel toute collectivité doit se défendre.
Une des erreurs des premiers anarchistes fut de croire que la liberté suffirait pour faire régner l’âge d’or sur terre. Toute collectivité a besoin d’une morale (disons d’une règle de jeu) et d’agents pour assurer la sécurité et protéger les faibles. Or, pour la sécurité individuelle, mieux vaut la justice régulière, avec ses tribunaux et la garantie d’une défense, que la justice populaire avec ses emballements, ses excès et ses cruautés ... La coutume a toujours cherché à assurer la sécurité en combattant les impulsions égoïstes, c’est-à-dire l’esprit de domination. Toutefois, elle n’a pas su empêcher, autrefois, la domination aristocratique héréditaire, ni, aujourd’hui, la domination de l’argent.
La confiance est le régime vers lequel tend l’humanité. Il n’y a pas de confiance sans liberté. Une liberté absolue ? Il n’y en aura jamais, car il y aura toujours une opinion publique. Nous ne pouvons pas la supprimer, ce n’est d’ailleurs pas souhaitable. Mais nous devons travailler à l’éduquer et à la rendre moins esclave du conformisme. L’opinion publique réclamera toujours des mesures d’ordre contre les malotrus. Espérons que le nombre en diminuera avec la transformation du milieu, la disparition des compétitions d’intérêts et l’adoucissement des moeurs, et que la foule saura de plus en plus s’éduquer elle-même. Mais il faudra quand même des agents de sécurité, par exemple aux carrefours, pour protéger les piétons et assurer la circulation et le croisement des voitures contre les imprudences des jeunes fous et contre la vanité des imbéciles autoritaires, entêtés à ne pas céder le passage.
Quant aux fous, aux déséquilibrés, aux égoïstes impulsifs, il faudra bien s’en mettre à l’abri. En diminuer le nombre d’abord par une lutte rationnelle contre l’alcoolisme, la syphilis, les maladies infectieuses. Donner ensuite l’attention nécessaire à l’éducation des débiles mentaux et les mettre dans des professions à l’abri des secousses sociales. Les protéger, les surveiller, enfin les isoler, si c’est nécessaire, ce serait le rôle d’un organisme sanitaire et non celui d’une justice de punition et de vengeance, mais avec toutes les garanties et les moyens de défense qui sont accordés aujourd’hui aux délinquants et, en outre, avec la garantie d’expertises contradictoires.
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Le travail est le véritable cadre de la morale. Si dans les temps primitifs, il a été éclipsé par la valeur guerrière, si, à l’époque actuelle, il est infériorisé par la suprématie de l’argent, il est destiné à prendre toute son importance dans une société libérée du parasitisme. L’activité régulière est le meilleur régulateur des impulsions. Le travailleur s’attache à sa besogne quand il participe à une œuvre qui l’intéresse ; il prend conscience de sa responsabilité et aussi de sa propre utilité dans la vie sociale. L’oisif n’est soutenu par rien, il a beau s’ingénier à tuer le temps, il a la conscience vague de son inutilité et de son infériorité. Il est l’esclave de ses caprices et n’est pas satisfait de lui-même. La vanité prend en lui la première place, justement parce qu’il n’a pas de valeur personnelle.
Mais le travail comporte une hiérarchie et une autorité techniques, auxquelles tous les ouvriers sont assujettis. Est-ce que ce n’est pas là la preuve de la nécessité de l’Autorité souveraine en toutes choses : politique, sociale et morale ? (Je parle de cette Autorité à laquelle ne saurait se refuser aucune personne sensée, parce qu’elle est incluse dans le fonctionnement même des choses qu’elle régit et qu’elle n’est, somme toute, que l’Autorité de la Raison.)
Evitons de généraliser et surtout de mettre sous le même vocable des choses qui ne sont pas comparables. Il n’y a pas de liberté absolue ; nous ne sommes pas libres, bien entendu, de ne pas tenir compte des lois de la pesanteur. Mais il est abusif de conclure à la similitude des phénomènes physiques et des phénomènes sociaux. Si chacun subit l’autorité de la technique, si chacun est obligé de plier son effort aux règles de l’art, aux méthodes scientifiques ou aux procédés du métier, cela ne comporte pas l’obéissance morale et la sujétion vis-à-vis des chefs en dehors des choses du métier. Et, dans ce domaine encore, l’obéissance aux règles techniques ne peut entraîner ni servilité, ni déchéance. Les hommes peuvent rester moralement sur un pied d’égalité, étant des collaborateurs dont chacun a son utilité.
Il n’en est pas moins vrai que le travail apprend aux hommes la solidarité des efforts et la connaissance des échelles de valeurs. Chacun contrôle sa propre valeur par ce qu’il est capable de faire. Il reçoit les instructions de ceux qui ont des compétences plus étendues, et il les reçoit non parce que ceux-ci imposent une volonté arbitraire, mais parce qu’ils le font participer dans une certaine mesure aux connaissances qu’ils ont acquises. Chacun peut, dans sa partie, travailler à l’amélioration de la technique. L’organisation du travail dans une société où l’instruction serait étendue à tous, dans la mesure des aptitudes de chacun, apparaît comme une vaste collaboration.
Mais aujourd’hui, l’échelle des valeurs dans le domaine économique est loin de correspondre à celle des intelligences et des aptitudes. La Société actuelle est fondée sur la hiérarchie autoritaire et le maintien des privilèges. La direction d’une usine ne tolère pas que les ouvriers interviennent dans l’organisation du travail ; c’est pour elle une question de prestige et de dignité. Beaucoup de chefs de service sont des individus médiocres que le hasard a placés là. Et d’ailleurs c’est grâce à des parents fortunés, ou relativement aisés, qu’ils ont pu acquérir un certain degré d’instruction et recevoir le vernis d’une éducation nécessaire à se faire valoir. C’est donc aussi le hasard de la naissance et non la valeur personnelle qui leur a valu leur situation. Pour défendre leur autorité, ils s’efforcent de marquer les distances. Plus ils sont médiocres, plus ils sont arrogants et prétentieux. Beaucoup de ceux qui sont investis d’une autorité quelconque s’imaginent perdre leur prestige, s’ils avouent une simple erreur, s’ils se reconnaissent un tort vis-à-vis d’un inférieur. Même parfois au détriment de leurs intérêts, ils renverront, ils révoqueront un subalterne pour n’avoir pas à se déjuger. Pauvre autorité que celle qui n’a pour soutien que l’autorité elle-même et le règlement ! Ce sont les faibles, les vaniteux, les imbéciles, qui ont besoin de cette autorité rigide pour défendre leur médiocrité, leur vanité et leur sottise.
Ils crient contre le « mauvais esprit ». Comment se fait-il que d’autres sachent se faire comprendre et respecter, là où les autoritaires ne rencontrent qu’hostilité entêtée ou hypocrite ? Ceux-ci remplacent la compréhension par l’obéissance, et le respect affectueux par la crainte. D’autres, enfin, brouillons et incoordonnés, incapables de jugement et de décision, n’ont aucune influence sur leurs subordonnés ; ils ne savent que créer une pétaudière autour d’eux.
Savoir diriger. Il y faut une véritable aptitude. Il y a des gens incapables de guider les autres. De même que certains savants sont de mauvais pédagogues, ou qu’un excellent pédagogue ne sait pas toujours faire des recherches originales, de même certains ingénieurs, capables de travailler utilement dans un laboratoire, sont incapables de diriger un atelier, quoiqu’il n’y ait aucune incompatibilité entre les deux fonctions.
Peut-être une science ou plutôt une technique de la direction naîtra-t-elle un jour ? Aujourd’hui, sous le régime actuel, y a-t-il possibilité d’une direction normale avec concorde et harmonie ? La question du salaire rebute les travailleurs, puisqu’elle les oblige à lutter constamment contre leur insuffisance ; un ouvrier mal payé est un mauvais ouvrier. En outre, ils se sentent tenus en état d’infériorité et considérés comme des inférieurs. La question irritante de la discipline et du règlement d’atelier avec son draconisme idiot empêche toute collaboration.
Dans la société future — et dans toute société, si on laisse les points précédents de côté — une direction devrait tenir compte de deux points importants. Et chacun, même s’il n’a pas été ouvrier d’usine, peut le constater lui-même, car ces deux points s’appliquent aussi bien à l’instruction des enfants qu’au travail des adultes.
D’abord comprendre la direction comme une indication technique et non comme une surveillance tâtillonne. Rien n’est plus agaçant que d’avoir quelqu’un derrière son dos qui surveille les gestes que l’on fait. Le chef, qui veut tout faire, qui, en dehors des directives à donner, veut en contrôler l’application dans tous les détails, fait la pire des besognes. Les subordonnés perdent toute initiative ; ils attendent pour la moindre chose d’avoir reçu des ordres ; ils n’osent plus agir seuls ; ils prennent le dégoût du travail.
Dans le régime de liberté, chacun fait sa tâche le mieux qu’il peut, les uns par habitude bien réglée, les autres avec une conscience intelligente. Les uns et les autres ont le sentiment d’avoir accompli leur besogne sous leur propre contrôle et d’avoir agi pour le mieux ; ils y prennent la satisfaction d’eux.mêmes.
Cela ne veut pas dire que le chef technique doit indiquer à chacun sa besogne, sans plus d’explication. Il ne suffit pas de dire : « voilà votre tâche, travaillez ; le reste ne vous regarde pas. » Chacun a besoin de savoir où il va, pourquoi il fait telle ou telle chose, en quoi consiste son effort et comment il est relié à l’œuvre commune. L’homme n’est pas un automate, il a besoin d’explication. Expliquer, faire comprendre, voilà le second point. nécessaire à une bonne direction, c’est-à-dire pour qu’il y ait collaboration plutôt que subordination.
Ainsi, chacun a le sentiment de son utilité. Il a aussi le sentiment d’une certaine autonomie. Je ne parle pas des déséquilibrés, des arriérés, des anormaux, qui ne sauraient faire partie d’une équipe libre, parce qu’ils ne savent pas jouir de la liberté ; un travail libre en collaboration est impossible, par exemple, avec des alcooliques, et il y a des individus qui, sans être alcooliques, présentent le même déséquilibre d’esprit et la même absence de responsabilité. Même des fantaisistes et, qui pis est, des paresseux ne sauraient s’accommoder d’un travail régulier. L’autorité collective est quelquefois plus tyrannique que l’autorité individuelle. Si la société future n’accepte pas le parasitisme, il faudra que des organismes d’orientation professionnelle aident les individus à choisir une occupation en rapport, non seulement avec leurs aptitudes intellectuelles, mais aussi avec leur caractère moral. Remarquons que le caractère se modifie avec l’âge, que les jeunes ont besoin de changement, que leur curiosité les pousse à droite et à gauche, tandis que la stabilisation se fait avec l’âge.
Avec le développement scientifique de la production, la direction technique se substitue de plus en plus à la direction personnelle d’un chef plus ou moins capable. Pour donner un exemple tout à fait élémentaire, on peut dire que la technique moderne a imposé l’exactitude, ce qui supprime un énorme gaspillage dans l’activité humaine.
Le rôle de la direction serait simplement de mettre chacun à sa place, non pas sans doute à titre définitif. Les individus, surtout les jeunes, peuvent augmenter leurs connaissances et avoir besoin de changer d’activité ou de milieu. Lorsqu’un chef a bien choisi les travailleurs d’après leurs goûts et leurs aptitudes, lorsqu’il les a vus à l’œuvre, il n’a, pour ainsi dire, plus besoin de surveillance ; il a véritablement des collaborateurs et non plus des subordonnés.
Au lieu d’un chef technique recrutant son équipe, on peut s’imaginer dans l’avenir que ce soit le conseil de l’usine qui choisisse les ingénieurs, les compétences et mette chacun à sa place ou aide chacun à se mettre au poste qui lui convient. On peut imaginer aussi que l’usine ou le service technique s’organise à peu près comme le fait une équipe de foot-ball, simple comparaison qui cependant a quelque ressemblance avec le travail en commandite pratiqué dans l’imprimerie.
La division du travail comporte encore dans la société actuelle une subordination désagréable, parce que cette société est fondée sur la hiérarchie sociale. Mais l’évolution sociale semble montrer que nous allons de plus en plus vers une diminution du respect des hiérarchies. Ne restera donc que la hiérarchie de l’intelligence et des capacités techniques, sans doute plus facile à accepter, si, dès l’enfance, tous les hommes avaient la possibilité de développer leurs capacités. Chacun, accomplissant sa besogne, a d’ailleurs son utilité propre et n’a pas à être placé sur un échelon moral d’infériorité. Il peut avoir d’autres moyens d’affirmer, hors de l’usine, sa personnalité soit morale, soit artistique, soit intellectuelle.
La spécialisation à outrance est une des plaies d’un machinisme perfectionné. Mais si la production s’amplifie grâce aux procédés modernes, le bénéfice qui en résulte devrait être de donner plus de loisirs aussi bien aux ingénieurs qu’aux ouvriers. Si j’étais romancier, je pourrais très bien imaginer quelqu’un dépourvu de goût pour les chiffres ou pour la technique, se contentant d’une besogne bien réglée de manœuvre, tandis que, hors de l’usine, il dirigerait un cercle musical ou une revue littéraire où participeraient certains de ses camarades occupant dans l’usine les postes les plus importants. Mais un travailleur, qui ne considérerait le temps passé à l’usine que comme une corvée sociale, pourrait aussi bien pendant ses loisirs s’intéresser au jardinage, à l’élevage, ou se livrer tout simplement à la méditation. Ce que je veux dire, c’est que la division du travail dans la production mécanique ne devrait pas comporter a priori un sentiment d’infériorité, quoique, dans une société où les aptitudes de chacun pourraient être pleinement développées, l’intelligence avec ses variétés conserverait toujours ses droits. Un homme vraiment intelligent garde le plus souvent le bénéfice de son intelligence, même hors de sa spécialité.
L’important est d’avoir le sentiment de son indépendance et que l’assujettissement aux méthodes scientifiques aux règles de l’art ou aux procédés de métier n’entraîne pour personne aucun asservissement social ou moral. Cette aspiration n’est pas contradictoire avec les règles de l’organisation générale de la production : la centralisation n’a jamais donné de bons résultats. Elle commence au moment où l’entreprise économique dépasse les limites du cerveau humain, au moment où l’organisme central ne peut plus bien se rendre compte du fonctionnement des parties, au moment où il n’y a plus de collaboration directe entre lui et les exécutants, où ceux-ci perdent leur droit de critique et sont incapables de faire comprendre leurs observations. L’organisme central s’attribue le privilège d’avoir toujours raison et de tout savoir. La collaboration est remplacée par un contrôle autoritaire ; et l’entente et l’explication par la discipline. Ces entreprises, qui, à un moment donné de leur croissance, sont apparues comme un progrès certain sur la petite entreprise, mais qui ont dépassé le stade optimum pour arriver à une extension exagérée, paraissent prospérer parce qu’elles vivent longtemps sur un monopole et sur leur supériorité financière vis-à-vis de leurs concurrents. Mais elles sont peu à peu ébranlées par les heurts et ruinées par le gaspillage. Elles sont destinées à disparaître. Seule, une organisation fédérale, qui ne serait guère possible, il est vrai, qu’avec une organisation coopérative, peut, en respectant l’autonomie des établissements associés, assurer une vue générale de la production et une entente pour une commune collaboration.
Ce que je viens de dire de l’organisation économique s’entend également de l’organisation sociale. Pour avoir une bonne administration, les hommes doivent s’administrer eux-mêmes, ou du moins être toujours à même de contrôler l’administration. Le régime démocratique suppose déjà le contrôle des administrés. Mais dans de grands Etats centralisés, le contrôle échappe complètement aux électeurs. Les Bureaux sont à l’abri de toute action directe et possèdent une véritable omnipotence. L’Administration forme une machine centralisée à laquelle personne ne peut toucher, sauf pour des détails, même pas un empereur comme Marc Aurèle qui doit se borner à donner l’exemple des vertus. Un coup d’Etat est inopérant, puisqu’il ne change pas le personnel. Seule, une révolution peut, en mettant tout à bas, permettre de reconstruire. Mais si on reconstruit sur le même principe de centralisation, de nouveaux abus renaissent. Le seul moyen d’éviter l’Etatisme et la bureaucratie centralisée est une organisation fédérale. Que les organismes élémentaires, les communes, probablement plus grandes que les communes actuelles, se fédèrent pour leurs services d’enseignement, d’hygiène et de communications, et s’entendent avec les groupes ou syndicats, ou coopératives de production, organisés eux aussi en fédérations indépendantes, telle est, nous semble-t-il, la solution de l’avenir.
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Faut-il conclure ? Il ne saurait y avoir de formule absolue pour résoudre la complexité du problème. Par exemple, l’affirmation de l’excellence de la liberté ne suffit pas à effacer le besoin de protection : protection des faibles, et des enfants en particulier, contre la brutalité ou l’égoïsme des gens sans scrupules, protection de la société contre les impulsifs dangereux (fous, alcooliques, etc.). La liberté n’est pas une entité, elle n’a pas de valeur absolue. C’est d’une part une tendance de l’être, et, d’autre part, c’est une méthode, la méthode pour accorder cette tendance avec la vie en société. Déjà il apparaît de plus que c’est la meilleure méthode dans l’éducation pour le développement intellectuel et surtout moral des enfants. Le grand mérite de Freud est d’avoir attiré l’attention sur les conséquences désastreuses de l’autorité dans l’éducation. La confiance donne l’équilibre mental. Le refoulement par la crainte déforme le caractère. L’enfant cherche inconsciemment à lutter contre sa situation d’infériorité par le mensonge, la vengeance ou l’hypocrisie. Au lieu de remettre les instables dans le droit chemin, l’éducation tyrannique fabrique des êtres anti-sociaux ou de véritables détraqués. La liberté, c’est-à-dire la confiance, est aussi la meilleure méthode dans toutes les formes d’organisation. Vraiment ce n’est pas une méthode de tout repos. Ceux qui participent au fonctionnement de l’organisation ne peuvent pas se retrancher derrière l’autorité d’en haut ou derrière un règlement intangible. Leur fonction dépend de la division du travail et d’un besoin technique, non pas d’une hiérarchie toute-puissante. Ils sont, sinon les serviteurs, du moins les collaborateurs des enfants ou du public, et non pas leurs maîtres. Ils doivent expliquer le règlement aux usagers, et il faut que ce règlement soit assez souple, pour n’être qu’une méthode de travail et qu’on puisse le modifier d’une façon intelligente dans les applications particulières. Il faut aussi que les usagers puissent se rendre compte du fonctionnement de l’organisation et de ses difficultés. La méthode de contrainte est beaucoup plus commode, mais elle ne donne qu’une fausse sécurité. Sur quoi s’appuie-t-elle ? Sur l’infaillibilité des principes. Mais c’est là une hypothèse toute gratuite. Soumettre les humains aux systèmes et aux doctrines autoritaires, même aux systèmes et aux doctrines des gens s’imaginant de bonne foi avoir trouvé la solution qui doit faire le bonheur de l’humanité, c’est extrêmement dangereux, car la vie sociale est toujours plus complexe que les vues étroites et quelquefois égoïstes des dictateurs.
L’évolution sociale tend vers la liberté, c’est-à-dire vers les méthodes de liberté dans toutes les organisations. La dictature n’existe plus sous sa forme brutale que chez les peuples arriérés. La liberté est le seul régime propice aux tâtonnements des hommes, c’est-à-dire au progrès. Le conformisme est le triomphe de la médiocrité. Je viens de dire que la liberté s’impose peu à peu dans toutes les formes d’organisation. Pourtant ce qui empêche la liberté de s’épanouir, c’est la division de la société en classes et l’inégalité sociale.
En dehors de l’inégalité économique, contre laquelle une révolution paraît seule efficace, l’expérience des hommes en vue du bien-être matériel et moral, autrement dit vers la sécurité, commence à faire abandonner les organisations centralisées et autoritaires pour les organisations fédérales et libres. Il y a encore beaucoup à faire contre l’étatisme des gouvernants et des administrations. Mais il faut une organisation. La liberté est inapplicable là où il n’y a pas d’organisation.
Je conclus qu’il faut une organisation pour garantir la sécurité et la liberté individuelle contre l’égoïsme d’autrui et l’esprit de domination. Il y a des gens à l’esprit autoritaire et sans scrupules, contre lesquels il est nécessaire de se défendre.
Entendons-nous bien. La liberté n’est pas compatible avec n’importe quelle organisation. Elle n’est pas compatible avec l’absolutisme d’un tyran, pas plus qu’avec la suprématie d’une classe parasite. Elle n’est pas compatible non plus avec un Etatisme où le fonctionnarisme serait le maître et où les actes des individus seraient soumis à une règle uniforme. La conquête de la liberté ne peut se faire qu’en détruisant les organisations centralisées et autoritaires, où les individus sont asservis, pour instaurer des organisations fédérales et libres, où les individus puissent agir et réagir en égaux, où l’intelligence et les compétences puissent développer leur influence intellectuelle et technique (sans privilèges héréditaires), où la morale d’entr’aide et de confiance remplace celle de l’esbrouffe et du prestige, fondement ordinaire de l’Autorité dominatrice et qui ne lui sert, le plus souvent, qu’à masquer sa propre médiocrité.
— M. PIERROT
ORGANISATION (COMMUNALE)
Au point de vue anarchiste, l’organisation communale peut être considérée sous deux aspects : soit au lendemain d’une révolution où le prolétariat se serait affranchi, soit au sein même de la société capitaliste. Il est certainement commode de se transporter, par la pensée, au-delà du « grand soir » ; on peut alors faire table rase de tous les impédiments qui nous entourent et édifier son projet d’une manière consistante. Le besoin de l’action pour tout individu en bonne santé, se réclamant de nos idées, devrait mettre partout chacun à l’ouvrage pour travailler pourtant, dès maintenant, en dehors de l’Etat, à des solutions provisoires peut-être, mais qui indiqueraient la direction à suivre.
Mais occupons-nous d’abord d’une organisation future qui soit fidèle à nos principes. Prenons comme exemple une petite ville ou un village, entre 200 et 1.000 habitants ; on y trouvera les antithèses fondamentales : la culture et l’industrie, les producteurs et les consommateurs, les urbains et les ruraux.
Voici quelques-uns des points sur lesquels doit porter l’organisation : l’instruction à tous les degrés et avec toutes les questions connexes qui s’y greffent ; l’hygiène, depuis les premières nécessités : maternité, distribution d’eau et nettoyage des rues, question des abattoirs, jusqu’aux questions plus complexes, établissements de cure préventive, sanatoires, etc... Puis, l’assistance aux vieillards et aux infirmes, la question du logement confortable pour chaque famille, celle de la production agricole, celle de la distribution des produits, chaque étude étant accompagnée de celle des ressources possibles.
Ceux qui voient l’utilité d’une œuvre quelconque se réunissent, discutent, étudient les besoins et les moyens d’y faire face, autrement dit la question financière (il est commode de continuer à faire usage dans le langage courant du terme « argent », sans que cela veuille impliquer la conservation d’un système monétaire ; évidemment, il vaudrait mieux dire : sur le travail de qui on peut compter) ; souscription entre les membres du groupe, appel à quelques personnalités de la communauté ou à tous les habitants. Il y a à cet égard deux observations sur lesquelles il semble que l’on doive se baser : que personne ne refuse jamais son concours à une œuvre dont il sent la nécessité ou simplement l’utilité ; et, d’autre part, que les secours aujourd’hui connus sous le nom de « subvention », « allocation » sont tout bonnement pris sur l’argent que l’Etat nous a soutiré et sur lequel il consent, par faveur spéciale, à nous faire une aumône après en avoir gardé les 4/5 pour ses fins particulières. Autrement dit il ne faut compter que sur soi-même. Ce n’est pas à dire que la solidarité générale ne puisse être invoquée ; mais, en principe, chaque groupement doit se suffire à lui-même, comme l’homme à lui-même. C’est à ce seul prix que les individus peuvent s’associer sans arrière-pensée, s’aider et travailler dans la mutualité des services.
Restons dabord dans le domaine de l’instruction primaire ; l’entretien des instituteurs, délégués par leur syndicat, et celui des bâtiments d’école étant assurés, il y a à s’occuper de quantités d’œuvres : bibliothèque scolaire, cinéma documentaire, distribution des cahiers et des livres, amélioration du mobilier et des appareils d’enseignement, soupe chaude aux enfants de la campagne, organisation d’excursions, de jeux, de fêtes, de séjours à la mer ou à la montagne. Chacune de ces activités peut faire le thème d’un groupe spécial, ou comité, ou commission, comme on voudra.
Quand une décision aura été prise, on choisira un des membres pour en assurer l’exécution, car si l’on doit être aussi nombreux que possible lorsqu’il s’agit de suggérer des solutions, il faut être en petit nombre pour agir ; même un seul homme est préférable. Le meilleur anarchiste est celui qui sait obéir à l’occasion.
Une autre grosse question est celle du travail de la terre. Si nous nous plaçons, par l’idée, après la révolution, une des premières opérations libératrices sera la prise de possession de la grande propriété par le prolétariat agricole qu’elle a créé. Et peut-être, dans ce cas, l’évolution des syndicats de travailleurs sera-t-elle assez poussée pour que, directement, on puisse passer, avec l’aide des techniciens, à une culture en coopération, sans titulaire de propriété. Mais en de très grands districts, la grande propriété n’existe plus, et le paysan a pris la terre, suivant un espoir que nous chantions il y a cinquante ans. Le paysan a pris la terre et il la travaille lui-même. Il y a, certes, des lots trop petits pour que la famille puisse y trouver sa substance ; il y a des lots trop grands pour que le propriétaire puisse le cultiver seul. Des ajustements sont donc nécessaires, mais il ne semble pas qu’il y ait lieu d’apporter de grandes modifications à cet état de choses.
Le principe étant que la communauté devient propriétaire, l’amélioration doit plutôt porter sur l’association des efforts et sur l’emploi de la machine que sur la dépossession du titulaire actuel. Il ne s’agit plus de divisions périodiques des champs entre les chefs de famaille, il s’agit de tirer le meilleur profit pour la communauté de l’ensemble du territoire ; il s’agit que chaque famille soit bien logée et que le confort pénètre peu à peu chez tous.
Les points principaux sur lesquels peut porter l’effort des novateurs avec l’espoir d’ètre compris seront, par exemple, les achats en commun, aujourd’hui bien pauvrement assurés par les syndicats agricoles, la liaison avec des syndicats ouvriers pour la fourniture de machines remboursables en produits du sol, la création de multiples champs d’expérience, et surtout l’assurance contre les intempéries. Chacune de ces activités nécessite des études sérieuses et introduit la grave question des rapports utiles entre la grande ville et la campagne.
Même, si l’anarchiste habitant la campagne ne trouve pas matière à agir immédiatement dans son milieu, il doit étudier très attentivement les conditions locales et savoir quelles solutions il proposerait quand le moment sera venu de passer à l’action, de façon à être capable de juguler les ordres issus de la Capitale. Si l’initiative jouait son rôle dans les villes de province et aux champs, les gens de la « Dictature du Prolétariat » s’agiteraient en vain dans leur fauteuil après avoir chaussé les pantoufles des gouvernants bourgeois. En particulier, il faudrait que l’on sût exactement dans chaque commune quels sont les cultivateurs réels du sol, propriétaires légaux ou non ; ce sont ceux-là auxquels la commune de demain confiera la production en écartant ceux qui vivent du travail des autres.
On peut critiquer la « délégation de pouvoir », penser qu’il y a gradation insensible du choix d’un délégué à la nomination de députés. Sans doute, mais l’anarchiste est justement là pour empêcher que l’on passe de l’un à l’autre. Puis il y a tout de même une différence capitale : d’une part un but précis et étroit, limité à l’exécution d’une tâche, de l’autre mandat général de longue durée. Charger quiconque d’organiser une fête, d’acheter et d’installer une machine, de surveiller l’alimentation à midi des enfants de la campagne qui viennent à l’école, ce sont là des opérations logiques et intelligentes. A nous d’agir pour que cela ne tourne pas en une fonction pernicieuse pour mandants et mandatés.
Tout ce que nous avons dit jusqu’ici n’est, après tout, que pour la satisfaction de l’étroit égoïsme local. Mais il y a bien d’autres problèmes qui se présentent et vers la solution desquels on doit alerter les initiatives. Il ne s’agit pas seulement que chacun chez soi, c’est-à-dire chaque village pour lui seul, fasse des améliorations, il faut encore que les plus favorisés dans un ordre quelconque aident les moins favorisés ; que la bourgade se rende compte des besoins des villages et hameaux des alentours. En d’autres termes chaque centre doit agir en arbitre autour de lui. Et de nouveau cela donnera lieu à des groupes recherchant par quel moyen on pourra répondre à telle demande : enfants qui habitent trop loin d’une école, territoire sans chemin d’exploitation, lutte contre un personnage autoritaire qui maintient une communauté sous sa coupe.
Mais ce n’est pas tout ; en dehors du territoire de notre petite ville et des villages voisins, de notre canton pour parler le langage actuel, il y a une immensité de questions à traiter. D’abord dans le domaine de l’instruction, les écoles d’apprentissage de tous les métiers par lesquelles doit être réalisée l’éducation intégrale dont nous parlons volontiers, les écoles spéciales où nos jeunes gens des deux sexes deviendront des hommes faits. Ensuite, il faut s’occuper des grands établissements : musées, bibliothèques, laboratoires, observatoires, et il y a à considérer les besoins des recherches dans le monde entier et non pas seulement de celles qui sont faites dans le territoire que nous appelons patrie.
Toutes ces activités demandent notre coopération, jusque dans les plus petits hameaux du globe, nous amènent à parler du « budget ». Pour le moment, ce mot couvre beaucoup de turpitudes, mais à aller au fond des choses, chaque communauté doit donner son obole à ce qui se passe d’utile en dehors de son sein. Oublions l’Etat actuel et ses impôts, mais contribuons aux dépenses utiles d’ordre général. Dans l’instruction, si notre petit groupement assure l’instruction primaire et que cela coûte à chaque habitant cent francs par tête (ou cinq cents par foyer), ajoutons-y moitié autant pour amener nos jeunes gens à l’âge d’un producteur. Si le travail des routes locales nous coûte une somme analogue, ajoutons-y moitié autant ou plus, pour les voies de grande communication, pour les ports, pour les circuits de force motrice, pour les expériences sérieuses de captation de la force motrice des marées, etc. Contribution volontaire analogue pour les services de l’hygiène.
Ainsi, la force des choses nous amène à un « impôt » volontaire pour des œuvres dont nous reconnaissons l’utilité, même la nécessité. Sur quelles bases l’établir ? Il n’y en a que deux qui soient simples et sans ambiguïté : la superficie territoriale, le nombre d’individus majeurs et capables de travail. Il y a cinquante ans, on s’est beaucoup occupé de l’impôt unique qui n’était pas si bête que cela peut paraître aux yeux d’anarchistes ; il consiste, en somme, à faire payer l’impôt à la source même de notre subsistance ; 50 millions d’hectares à 500 francs, cela fait 25 milliards ; 25 millions d’individus entre 20 et 60 ans, à mille francs par tête, cela fait enrore 25 milliards. Sans insister en aucune façon sur aucun des chiffres ci-dessus, ni sur quantité de détails qui auraient leur importance, ne nous laissons pas leurrer et imaginer que la dislocation de l’Etat entraînerait la suppression de toute dépense d’ordre général.
Pour en revenir à l’organisation communale, je dirai que certains rouages lui sont essentiels, rouages dont le personnel est aujourd’hui parfaitement syndiqué : instituteurs, médecins, cheminots, postiers, cantonniers. Il lui faut aussi un comptable, non pour établir le doit et avoir, mais pour se rendre un compte clair de la direction des activités. Les commerçants trouveront à s’occuper dans le rôle qu’ils connaissent bien, au service de la communauté dorénavant et non plus pour s’enrichir à son détriment. Les rentiers rentreront dans la masse des travailleurs s’ils le peuvent et, s’ils sont âgès, bénéficieront des conditions que la communauté fait à ses membres actifs, retraite de vieillesse, secours de maladie, etc.
Il y a une question plus grave que celle de l’utilisation des bourgeois de notre société actuelle. Il y a des fainéants même parmi les pauvres, donc des parasites. Mais notre conception d’une société meilleure n’est pas celle d’une caserne où la soupe sera distribuée à ceux-là seuls qui auront accompli leur journée de travail. Nous disons : l’homme normal a besoin d’exercer ses muscles et son intelligence ; la machine permet maintenant, en général, d’alléger un travail trop pénible. Nous n’avons donc aucune crainte que la production vienne à manquer d’ouvriers. Qu’il y ait des fatigués de la coercition actuelle et qu’ils veuillent se reposer le jour où ils en verront la possibilité, rien que de très naturel ; qu’il y ait des anormaux, fatigués avant d’avoir mis la main au boulot, ce n’est pas à nier. Il y a surtout autre chose ; des rêveurs, des artistes si l’on veut, poètes ou peintres, sculpteurs ou musiciens, artisans recherchant plutôt la beauté du travail que sa quantité, et c’est tant mieux. Appelez-les des parasites au point de vue platement utilitaire, mais réjouissons-nous de les avoir autour de nous. Sans doute, ils ne s’en trouveraient pas plus mal s’ils coopéraient quelques heures par jour à la satisfaction des besoins généraux, mais c’est là un détail. La communauté aura toujours avantage à adopter les pratiques de bienveillance et à n’accepter que les concours qui s’offrent de bon cœur.
Et voici notre tableau d’une organisation communale au lendemain de la révolution :
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Des commissions ayant chacune un but précis à remplir et recueillant les ressources nécessaires. Membres élus, choisis, adoptés, à court terme ; l’un d’eux, agent exécuteur, responsable.
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Des commissions pour les besoins égoïstes de la localité, des commissions pour l’arbitrage entre les villages et hameaux du canton ; des commissions s’occupant des relations extérieures, c’est-à-dire envoyant des délégués auprès des comités d’arbitrage des grands districts, région ou nation.
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Des commissions pour l’instruction, pour l’approvisionnement, pour la distribution, pour le logement, pour l’hygiène, pour l’agriculture, pour l’industrie, etc., etc. — que sais-je encore ? En multipliant chacune de ces activités par trois, comme il vient d’être dit, cela donne une vie communale assez active.
— Paul RECLUS
ORGANISATION (SELON LE SOCIALISME RATIONNEL)
Toute organisation est l’effet d’un raisonnement, ce qui revient à dire que : organiser c’est raisonner. Le raisonnement est donc le seul organisateur, et comme le raisonnement réel est inhérent à l’homme, il s’ensuit que toute organisation se rapporte à l’humanité.
Ainsi, comme l’homme est le seul être qui raisonne, le sache et le prouve par le soin qu’il prend pour que son œuvre lui survive autant que possible, il s’ensuit que le bon ou le mauvais raisonnement crée l’organisation bonne ou mauvaise, selon qu’il est, lui-même, bon ou mauvais.
Il se produit cependant que l’organisation et le raisonnement, en harmonie à une époque donnée, soient mauvais pour d’autres temps. Cela a été, est, et sera tant qu’il n’y aura pas de vérité-mètre comme guide, comme critérium. L’humanité, si progressive pour ce qui est des sciences d’observation se rapportant à l’ordre physique n’a pas fait un pas dans la science du raisonnement, qui est la véritable science, puisque ce n’est que par lui que la vérité peut et doit être déterminée.
Le premier pas que l’Humanité fera pour s’intéresser à la connaître, la mettra en contact avec le but. La vérité réelle n’a pas de degrés ; elle n’est ni plus ni moins ; elle est. Quand elle sera acquise à la Société, l’humanité sera régénérée et l’organisation sociale pourra se faire à l’avantage de tous, mais pas avant.
Retenons bien qu’il n’est pas d’organisation générale véritable que celle de la société elle-même. Toutes les autres organisations relèvent, à un degré quelconque, de celle-là. Nous l’avons dit : pour mesurer sérieusement, il faut un mètre, et, quand la société vit dans l’ignorance de ce mètre, il arrive, fort souvent, que les calculs qu’elle fait portent à faux. Quand la vérité sera connue, la Société s’organisera, dans son intérêt vital, conformément à la raison, c’est-à-dire dans l’ordre et en toute justice. Elle constituera l’organisation morale.
De même, quand la Société organisera la propriété, les richesses en rapport du travail et du mérite de chacun, elle établira l’organisation matérielle. En attendant que la période de connaissance du droit métamorphose à l’avantage de la collectivité générale ce qui n’est établi que pour le profit de quelques-uns, l’organisation est toujours en danger. Nos législateurs ne s’embarrassent pas de tant de scrupules. A quoi servirait leur fonction s’il ne fallait pas replâtrer continuellement l’édifice qui chancelle au moindre souffle ? C’est sous le souffle de l’empirisme que se sont faites toutes les organisations. Ainsi, de l’organisation de la propriété générale dépend l’existence du prolétariat et la libération du travail ou son esclavage. Cette organisation touche au nœud de la question sociale, et d’elle dépend l’avenir de la société.
La propriété est, en principe, un droit absolu et égal inhérent à l’humanité générale, à la Société. L’organisation de ce droit est toujours dépendante de la nécessité temporaire qui domine l’homme social, actuellement représenté par quelques individus. La même organisation de propriété, même en époque de connaissance sociale, ne peut s’appliquer équitablement de la même manière à la propriété foncière et à la propriété mobilière. Ne pas distinguer attentivement dans les propositions d’économie sociale la richesse foncière, un sol général, de la richesse mobilière, c’est s’exposer aux erreurs les plus graves et aboutir à des mécomptes alors qu’on espérait des avantages appréciables.
Socialement et particulièrement, il est aisé de reconnaître qu’il y a un abîme entre la propriété foncière qui est la source passive de toute richesse et la richesse mobilière qui est le résultat du travail sur le sol ou ce qui en provient.
Sans la propriété foncière d’une part et sans le travail d’autre part, c’est-à-dire sans l’homme, l’Univers et ses richesses seraient comme si elles n’existaient pas. Que peuvent bien signifier à un cheval, un chien ou un singe, en dehors des besoins vitaux et instinctifs, toutes les richesses qui encombrent les magasins, usines et entrepôts ?
Le principe de la propriété qui a le sol pour assise et le travail pour fondement organisateur, ne saurait être mis en doute ; mais l’organisation de la propriété doit être rénovée profondément si l’on veut — autrement que comme hypocrisie, — que l’exploitation des masses disparaisse, en se rappelant, pour en tenir compte, qu’il y a plusieurs espèces de propriétés. Alors que la propriété foncière doit appartenir à tous, pour qu’il y ait ordre et liberté réelle, la propriété mobilière, qui représente les Produits du Travail, doit appartenir à ceux qui l’ont créée. Retenons que la dernière condition ne peut s’obtenir que par la mise en pratique de la première.
Mais pour espérer cette réalisation d’ordre économique et social, il est nécessaire que la pensée ait évolué vers la justice, qu’elle en soit arrivée à comprendre le véritable intérêt de l’Individu et de la Société. Sous le régime de la Foi, la pensée est organisée par la révélation, comme sous celui de la science et de la vérité, elle le sera par la raison. Actuellement, il y a incompatibilité entre l’éducation et l’instruction. La première reconnaît une morale — tout au moins pour le peuple — et la deuxième dans son matérialisme déterministe la nie. L’éducation est de la plus haute importance pour la société ; les hommes lui doivent leur première nature morale et leur seconde nature organique. Les souffrances dont nous nous plaignons sont l’inévitable conséquence de notre éducation et, par suite, de nos actes plus ou moins arbitraires.
De nos jours, la pensée se développant dans une atmosphère d’incertitude, elle reste soumise au doute, de sorte qu’elle ne représente aucune organisation scientifique. Sans but déterminé, en l’absence de tout principe, la pensée flotte au gré des passions d’un organisme dont elle est esclave.
Avant l’organisation de la pensée en accord avec la science et la raison, toute organisation du travail est chaotique et conduit socialement à l’absurde. Sur ce point, les exemples que nous offrent les démocraties contemporaines aussi bien que la république soviétique, nous prouvent que, dans aucun de ces pays, l’organisation du travail n’est établie sur des bases assez solides et justes pour être viables.
L’économie politique qui dicte ses volontés organisatrices se trouve dans l’obligation d’inaugurer, accidentellement, parfois des méthodes de dumping, d’autrefois elle s’intéresse à la rationalisation et dans chaque cas elle constate l’offre surabondante du travail pour une demande limitée à une seule catégorie de consommateurs relativement restreinte par rapport aux moyens de produire.
Il est du devoir de l’Economie Sociale de faire pressentir les funestes conséquences de cet état de choses, en même temps qu’elle doit faire sentir la bonté des effets salutaires qui résulteraient de l’organisation sociale qu’elle préconise. Actuellement l’organisation de la veille ne répond plus aux besoins du lendemain et l’ordre est toujours troublé ou sur le point de l’être.
— Elie SOUBEYRAN
ORGANISME
n. m.
La similitude des fonctionnements d’un être vivant et d’un groupe d’êtres vivants a déterminé certains sociologues à déduire de leurs observations des enseignements qu’ils essaient d’adapter à la vie sociale et qu’ils croient comparables à l’activité propre de l’animal.
C’est ainsi que tout organisme vivant étant un ensemble d’organes adaptés à des fonctions différentes, on a cru légitime de comparer la société à un organisme vivant, les divers groupes humains à des organes et chaque individu à une cellule.
Pour apprécier la valeur exacte de cette comparaison, il est nécessaire de connaître le fonctionnement social et le fonctionnement d’un être vivant. Celui-ci se compose d’un nombre invariable d’organes principaux dont la coordination assure la vitalité. L’absence ou la suppression de l’un de ces organes détermine plus ou moins rapidement sa mort. Or la mort, ou fin de la coordination organique, détermine invariablement la mort de toutes les cellules. Ici l’arrêt du fonctionnement collectif détermine l’arrêt du fonctionnement individuel.
Or il n’en est point de même pour le fonctionnement social. Une société humaine peut se composer d’un nombre très variable de groupes humains, sans formes bien définies et, d’autre part, la dissolution sociale n’amènera point la mort de chaque humain, puisque chacun d’eux pourra vivre ailleurs.
Cette différence entre les deux cas vient de ce que la spécialisation cellulaire organique des métazoaires a déterminé des réactions particulières en chaque cellule et créé une sorte de milieu artificiel qui les soustrait à la lutte individuelle contre le milieu, tandis que le milieu social n’est point parvenu à une telle déformation.
Ce qui démontre bien ce fait, c’est que l’on est parvenu à conserver vivante plus de dix ans et à faire proliférer de nombreuses cellules prélevées sur des organes divers et cultivées en milieu artificiel très souvent renouvelé. Dès que ce milieu artificiel est insuffisant ou supprimé, ces cellules meurent ; mais, dans de bonnes conditions, elles vivent ainsi indéfiniment, tandis que leur vie organique normale est beaucoup plus réduite. On peut donc considérer tout être pluricellulaire comme un ensemble de cellules vivant dans un milieu artificiel avantageux à chacune d’elle et absolument indispensable à leur conservation.
En fait, toutes ces cellules proviennent d’une première cellule, laquelle, par divisions successives, donne naissance aux divers groupements de cellules formant progressivement tous les organes et tous les tissus de l’être vivant. L’embryologie nous montre cette organisation s’effectuant par multiplication de cellules sous l’influence des forces physico-chimiques du milieu. Dans ce développement, les groupes de cellules occupent des positions différentes relativement à l’ensemble des cellules et les phénomènes physico-chimiques d’assimilation et de désassimilation qui caractérisent la vie ne s’effectuent point de la même manière en chacun d’eux. D’où différenciation de plus en plus accusée jusqu’à la formation parfaite de l’être entier.
Il est aisé de voir que cette différenciation ayant été déterminée par la position même des groupes cellulaires dans l’organisme considéré, toutes ces mêmes cellules sont nécessairement construites pour ces fonctionnements particuliers et ne peuvent point vivre dans d’autres conditions.
Cette différenciation n’est pas absolue chez tous les êtres pluricellulaires ; il est des plantes dont les diverses parties : feuilles, tiges, fleurs, peuvent reproduire l’être entier et certains vers coupés en tronçons peuvent se régénérer en autant de vers adultes. Ce qui démontre que ces cellules ont conservé les aptitudes primitives d’assimilation et de désassimilation.
Chaque cellule peut d’ailleurs être elle-même considérée comme un organisme très compliqué puisque certains infusoires formés d’une seule cellule comprenant un noyau et un cytaplasma peuvent, à leur tour, être coupés en de multiples morceaux, dont chacun est apte à reproduire l’être entier sous condition de contenir une parcelle du noyau. L’unité vitale organique ne serait donc pas la cellule, mais une combinaison physico-chimique bi-polaire ayant comme caractéristique essentielle : l’assimilation. Celle-ci ne peut se prolonger indéfiniment dans la même combinaison, car l’augmentation de substance modifie les échanges avec le milieu et l’équilibre de la cellule ainsi créée. Il y a donc multiplication cellulaire et nouvel équilibre de ces cellules entre elles. La cause agglutinante de ces cellules paraît être due à une sécrétion squelettique modifiant la mobilité et conséquemment les échanges avec le milieu. L’agglutination en résultant accentue encore ces modifications créatrices de différenciations et d’équilibres nouveaux.
L’observation du règne animal nous montre tous les degrés de complication des organismes, depuis les simples polypes formés d’organes individuels, vivant ensemble sur le pied-même, bien que très spécialisés et capables de vivre seuls, jusqu’aux organismes très évolués des mammifères, en passant par les colonies d’infusoires présentant les premiers degrés de la sexualité et des différenciations cellulaires. On peut suivre ainsi la perte d’individualité de la cellule et la formation d’organismes rendant inapte à la vie toute cellule isolée.
Nous pouvons déduire de ces exemples organiques les principaux faits suivants : Toutes les cellules et tous les organes d’un être vivant sont coordonnés et en équilibre entre eux parce qu’ils sont issus d’une même cellule et qu’ils se sont formés progressivement selon leur rythme initial.
L’organisation d’un être vivant s’effectue par le fonctionnement même de ces cellules sous l’influence du milieu, créant des équilibres successifs par conquête du milieu et assimilation des substances selon un rythme dominant.
L’individualisme ou isolement cellulaire conserve l’intégrité vitale de la cellule, mais s’oppose à tout enrichissement ou différenciation puisque ses divisions successives la maintiennent dans un même équilibre déterminant toujours les mêmes réactions.
La formation du squelette agglutinant détermine la diversité des espèces, la différenciation des cellules et leur spécialisation. D’autre part, ce squelette, très caractéristique selon les espèces, s’oppose aux variations spécifiques et aux modifications trop rapides des animaux.
Si nous comparons alors les milieux sociaux aux milieux organiques, nous voyons que les groupements sociaux qui se sont formés et organisés lentement par accroissement autochtone présentent plus d’unité et de rigidité que ceux formés d’éléments hétéroclites issus d’origines diverses. La coordination et l’action commune y sont plus étroites et le fonctionnement collectif plus avantageux. Par contre, la diversité des pensées individuelles y est très réduite et la mentalité collective cristallisée autour d’immuables concepts.
Nos sociétés modernes, loin d’atténuer ces déformations, les accentuent par des spécialisations rendant les humains inaptes à toutes les fonctions normales de la vie. Certains manuels ou intellectuels ne peuvent vivre hors du milieu social qui les a déformés au point de leur ôter toute initiative ou toute habileté.
Les institutions sociales forment également une sorte de squelette ou d’ossature s’opposant aux variations et aux transformations nécessaires à l’amélioration des conditions vitales dans lesquelles se meuvent les humains.
De ces faits, nous pouvons conclure à l’avantage des sociétés coordonnées autour d’une unité ethnique, naturellement commune à tous ses membres, lesquels devraient, dans leurs associations volontaires, conserver leur autonomie et leur individualité par la variété de leurs fonctions les rendant aptes à toutes les activités de la vie.
Il est donc erronné et dangereux d’assimiler l’homme à une cellule et d’orienter la psychologie des humains vers cette conception cristallisante.
L’homme doit rester un centre d’activité très personnel et non devenir la cellule d’un vaste organisme hors duquel il ne serait plus rien.
— IXIGREC.
ORGUEIL
n. m.
Certains ont attribué à ce mot les mêmes origines celtiques que celles des mots fier, rogue, arrogant, auxquels il est apparenté par le caractère de ce qu’il exprime. D’autres ont trouvé ces origines dans les germaniques urguol, urgilo, orgel, dont la signification est confuse.
L’orgueil est exactement « la haute opinion que l’on a de soi-même ». L’inclination de la plupart des hommes à s’exagérer cette opinion et à vouloir la faire partager aux autres, a fait que le mot orgueil est entendu le plus souvent en mauvaise part. Mais nous verrons que si l’orgueil est la plus dangereuse et la plus néfaste des passions humaines, il est aussi la plus nécessaire et la plus bienfaisante. A ce titre, il doit être nettement distingué de la vanité qui n’en est que la scorie et ne mérite que le mépris (voir vanité). L’orgueil peut être signe de noblesse ; la vanité est toujours signe de bassesse. « La vanité est l’écume de l’orgueil, elle est l’orgueil des petites âmes ». (A. Karr). Le proverbe : « Il n’est orgueil que de pauvre enrichi », est inexact. Le pauvre, comme le riche, peut posséder un légitime orgueil, s’il le puise en lui-même, en dehors de l’arbitraire de sa condition sociale. Dans ce proverbe, vanité devrait être mis à la place d’orgueil. Duclos a fort justement dit que « l’orgueil est le premier des tyrans et des consolateurs ». Le faux orgueil, qui est la vanité, est le premier des tyrans en poussant l’homme aux pires turpitudes. Le véritable orgueil, celui que l’homme porte en lui-même comme le suprême refuge et le protecteur de son Moi, est le consolateur de tous les déboires. Il est le beaume enchanté qui guérit toutes les blessures de l’âme, si profondes soient-elles.
Le bon orgueil peut être l’effet de l’égotisme bien compris qui ne se renferme pas dans l’adoration du MOI et ne se répand pas dans la vanité publicitaire, mais se manifeste d’une façon féconde quand il apporte une pensée et une activité supérieures, utiles à tous.
Contrairement à ce que prétendent les moralistes enfarinés de conventions hypocrites qui ont médit de l’orgueil, les animaux et les hommes isolés ont un orgueil. C’est le sentiment de leur personnalité, de leur dignité individuelle. Il est né avec eux parce qu’il est aussi nécessaire à la perpétuation de leur espèce, à la défense de leur individu, que le manger et le boire. Ils ne le perdent que s’ils se résignent à ne plus défendre leur personnalité et leur dignité, s’ils renoncent à toute participation active dans le groupement humain. Ils perdent en même temps que lui toute leur qualité individuelle.
Ce sont surtout les moralistes religieux qui blâment l’orgueil. Sa réprobation est d’origine théologique. L’Eglise, qui a établi son règne sur l’obéissance passive, sur l’humilité dans la soumission perinde ac cadaver, a fait de l’orgueil le premier des sept péchés capitaux. C’est lui, dit-elle, qui a perdu Satan et qui a perdu le monde lorsque, sous l’influence de Satan, l’homme a goûté au fruit de l’arbre de science. Sans l’orgueil que lui a insufflé Satan, l’homme serait demeuré dans cet état d’ataraxie comateuse, d’indifférence larvique qui fait les bienheureux et où l’Eglise voudrait le voir pour mieux le dominer. Ainsi, l’Eglise se condamne elle-même par ses propres mythes, en particulier celui de Satan, car elle se montre comme l’œuvre la plus complète de Satan, lorsqu’elle donne l’exemple de l’orgueil le plus insensé en prétendant représenter Dieu et avoir reçu de lui la révélation des seules vérités possibles, absolues, définitives, pour exercer en son nom, sur l’humanité tout entière, la domination de l’ignorance ainsi magnifiée. Quelle mégalomanie a jamais égalé la sienne ? C’est en vain qu’elle se débat contre son propre mythe en appelant « prince des ténèbres », celui qui aurait ouvert les yeux de l’homme, alors qu’elle voudrait les tenir obstinément bouchés.
Il n’y a que sottise et hypocrisie dans le fait de l’Eglise qui prétend supprimer les passions, qu’elle appelle « péchés », et lance contre elles ses anathèmes. Qu’elle commence donc par éteindre celles de ses prêtres, si souvent les pires de toutes, qui se croient quittes quand ils ont dit : « Faites ce que nous disons, ne faites pas ce que nous faisons ». On ne supprime pas ce qui est inhérent à la nature humaine ; on ne peut pas plus priver l’homme de ses passions que de son appareil circulatoire ou respiratoire. Plutôt que de lancer contre les passions des foudres qui terrifient les êtres faibles et timorés et les poussent à des turpitudes conventionnelles et antinaturelles, la sagesse serait de les faire servir à un bon usage, comme le voulait Fourier, et de les diriger pour le bien des hommes. Dans de curieux romans, notamment dans l’Orgueil, Eugène Sue, inspiré par Fourier, a ingénieusement montré la transmutation des Sept péchés capitaux en vertus sociales.
L’orgueil, et avec lui toutes les passions humaines, est comme la langue d’Esope, comme la machine qui libère l’homme ou le rive à l’esclavage, comme les gaz qui vivifient son organisme ou lui donnent la mort, comme toutes les choses qui sont bonnes ou mauvaises suivant l’usage qu’on en fait et les effets qu’elles produisent. Que serait devenu le monde si des orgueilleux entêtés ne s’étaient pas obstinés dans leur révolte appelée satanique contre les prétendus dieux, et ne s’étaient pas acharnés à toutes les découvertes qui ont fait le progrès humain ? Aurait-on vu des Wright, des Farman, des Lindberg si, depuis Icare dont la foule imbécile riait en le voyant écrasé sur le sol et disait : « les dieux justes l’ont terrassé », personne n’avait plus eu cet orgueil de vouloir voler dans les airs, malgré les dieux et malgré les sarcasmes de la foule qui acclame aujourd’hui ceux qui ont réussi ? Où en serions-nous si la foi invincible dans la science, c’est-à-dire l’orgueil inébranlable de la recherche et du savoir, n’avait soutenu contre les mêmes dieux et les mêmes foules l’élite innombrable de tous les penseurs, de tous les inventeurs qui ont, depuis l’ancêtre lointain constructeur de la première roue, jusqu’à Pasteur, à Edison, à Einstein, apporté à l’humanité ses plus merveilleuses acquisitions ?
L’orgueil le plus détestable de tous est celui de ces hommes qui voient dans les recherches et les découvertes scientifiques ce que saint Augustin appelait « une perverse imitation de la nature divine », de ces hommes qui, n’ayant jamais rien cherché, prétendent avoir tout trouvé. Quel orgueil plus monstrueux et plus criminel peut-on voir que celui de ces Eglises ne voulant rien savoir et disant : « Je sais tout !... » aux centaines de millions d’hommes prosternés devant elles, leur faisant résigner le légitime orgueil de leur droit à la vie et de leur volonté de bonheur ?
Spinoza, qui a fait dans l’Ethique une étude plus métaphysique qu’objective des passions, a dit que l’orgueil est « la joie qui provient de ce que l’homme pense de soi plus de bien qu’il ne faut », et il a ajouté :
« L’orgueilleux se glorifie à l’excès ; il ne parle que de ses mérites et des défauts d’autrui ; il veut que tous lui cèdent le pas, s’avance enfin avec la gravité et la pompe qui d’ordinaire ne sont le fait que d’hommes placés bien au-dessus de lui. »
Cet orgueil-là est celui qui se confond avec la vanité. Il est l’idéal de la vanité, comme Napoléon est l’idéal de l’homme du maquis et Chauchard l’idéal des calicots des grands magasins. Il est l’orgueil factice créé et développé par l’état social chez l’individu qui réussit aux dépens des autres, et dont il favorise les entreprises malfaisantes au lieu de s’y opposer. Il est l’orgueil inepte du boxeur, du toréador, du spadassin, du guerrier, du politicien, du financier, du monarque ; celui simplement puéril et encombrant du champion de danse, de tennis, de machine à écrire, celui du cabotin, de la dame prix de beauté ou reine de son quartier. Il correspond à des activités antisociales ou seulement inutiles. Il est le produit de l’adoration immorale, érigée en principe, du parvenu sans scrupules, il est le moteur le plus puissant de l’arrivisme et le microbe le plus actif de la plus dangereuse des maladies sociales : le besoin de paraître (voir ce mot).
Cet orgueil est né des distinctions de classes qui ont établi des castes aristocratiques au-dessus des foules populaires. Il convient de remarquer que l’aristocratie n’est pas mauvaise dans son principe qu’Aristote a défini « le gouvernement des meilleurs où les chefs obéissent fidèlement aux lois établies et où tout est fait en vue du bien public. » Une telle aristocratie ne se différencierait pas d’une véritable démocratie où les « meilleurs » seraient choisis. Mais il faut compter avec l’application qui n’a jamais fait des deux systèmes que des moyens d’exploitation humaine plus ou moins variés et odieux, l’aristocratie n’ayant été de tout temps que le règne de l’oligarchie, et la démocratie n’étant de tout temps aussi que le règne de la démagogie, le tout confondu dans la ploutocratie définitivement établie par le régime de la propriété.
L’orgueil aristocratique est une belle chose quand il s’inspire de la formule « noblesse oblige », pour donner l’exemple de la hauteur des sentiments, de la pensée, de l’action, et quand il comprend qu’avant d’avoir des droits, il a des devoirs. Mais cet orgueil n’est plus que de la méprisable vanité lorsque l’aristocrate, attaché seulement à ses titres, en abuse pour donner l’exemple de l’insanité. L’orgueil nobiliaire qui n’a eu sa source que dans la violence et l’imposture, l’orgueil bourgeois qui justifie tout par la possession de l’argent, sont aussi détestables l’un que l’autre. Ils sont l’orgueil dominateur, dont les assises sont la force et le mépris du droit. Individuel chez le maître, le chef de famille, de clan ou d’Etat, le patron, le tyran, le dictateur, cet orgueil est collectif dans la tribu, la corporation, la nation et s’étend jusqu’à la race. L’orgueil national est à la base de toutes les querelles des peuples. L’orgueil de race est le mobile de toutes les expéditions coloniales. Ils sont le prétexte idéologique de toutes les entreprises de massacre et de rapine. Gobineau a très bien expliqué comment la mégalomanie orgueilleuse de Louis XIV est passée dans la nation française. Aucun peuple n’est exempt d’un orgueil semblable, inspirateur de l’impérialisme de chacun d’eux et, s’il en est qui ne dominent pas, c’est qu’ils ne le peuvent pas. E. Reclus a fort justement dit :
« Aucun peuple d’Europe n’a qualité pour parler au nom de la justice. »
On peut en dire autant de tous les peuples du monde. Aucun, non plus, n’a qualité pour parler au nom d’une intelligence supérieure. La sottise est de toutes les couleurs de peau et se manifeste sous toutes les latitudes. Les esthètes tatoués de la Côte d’Azur n’ont pas de leçon à donner à ceux invertis de Berlin, et les trublions de MM. Daudet et Taitinger ne sont pas moins grotesques que ceux de M. Hitler ; ils sont tous de la même famille de ces dangereux abrutis qu’A. Retté voulait faire mettre en cages. L’orgueil individuel, légitimement appuyé sur le sentiment de la noblesse personnelle, est devenu méprisable en se changeant en vanité aristocratique oppressivement exercée contre le plébéien, l’esclave, le serf, le manant, le sujet, le peuple, même quand il est fallacieusement appelé « souverain ». L’orgueil national, légitimement fondé sur la part de véritable civilisation apportée par un peuple à la civilisation générale, a sombré dans la vanité nationale conquérante et dominatrice des autres peuples.
L’orgueil est, encore plus que la conscience parce qu’il est plus naturellement impulsif et moins raisonné, le stimulant et la récompense de l’effort individuel. L’orgueil du travailleur, penseur ou ouvrier, qui se traduit dans la joie d’avoir conçu puis mis toute son habileté à réaliser son œuvre, si modeste soit-elle, est sain, légitime, nécessaire. Il entretient la volonté d’indépendance de l’homme libre et fier. Il le rend indifférent à l’approbation ou à l’improbation d’autrui. S’il est « la vertu du malheur », comme l’a appelé Chateaubriand, il en est aussi le réconfort et la consolation. Il ne se pare pas des plumes du paon pour paraître avec un éclat qui n’est pas le sien ; il brille par lui-même et ne trompe personne. Il donne ainsi un noble exemple et il est une protestation contre le parasitisme vaniteux des frelons de la ruche sociale. Les âmes esclaves ne connaissent pas l’orgueil ; elles ne possèdent que la vanité qui inspire le stupide désir de paraître. L’orgueil est d’autant plus utile à l’homme qu’il l’empêche, par respect pour lui-même, de se livrer à des actes blâmables qui lui procureraient l’humiliation de son propre mécontentement et du reproche des autres. Il est 1a juste fierté de soi chez l’homme supérieur, le sentiment qui faisait dire à Cicéron : « Je préfère le témoignage de ma conscience à tous les discours qu’on peut tenir de moi ». Il est la magnifique protestation du génie incompris par « la bêtise au front de taureau », que Villiers de l’Isle Adam exprimait ainsi : « Celui qui, en naissant, ne porte pas dans sa poitrine sa propre gloire, ne connaîtra jamais la signification réelle de ce mot ». Il est enfin la hautaine et sereine attitude d’A. de Vigny disant dans la Mort du loup :
Fais énergiquement ta lourde et longue tâche
Dans la vie où le sort a voulu t’appeler
Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler.
Ceux qui ont des âmes bassement vaniteuses, qui se sentent à l’aise dans une servilité leur permettant de « vivre bien pour mourir gras » et dont le suprême vœu est d’avoir un bel enterrement, ne peuvent comprendre cet orgueil farouche et olympien, pas plus que celui du loup affamé du fabuliste qui « n’ avait plus que les os et la peau », mais qui ne s’enfuyait pas moins à la vue du cou du chien pelé par le collier.
Gérard de Nerval, voyageant en Orient et entendant un janissaire parlant avec mépris d’un banian (homme de rien), disait : « J’ai toujours remarqué avec peine le mépris constant de l’homme qui .remplit des fonctions serviles à l’égard du pauvre qui cherche fortune ou qui vit dans 1’indépendance ». Il en est ainsi sur toute la planète. C’est la rançon de l’orgueil qui défend la dignité et la liberté humaines d’exciter la haine des « serviteurs de l’ordre ». Au lieu de condamner cet orgueil, comme l’enseignent les moralistes de l’esclavage, sachons le porter et l’exalter en nous et autour de nous. Le jour où un orgueil véritablement humain allumera dans toutes les poitrines le feu des nécessaires révoltes, on ne verra plus de soldats pour exercer les brigandages nationaux, de policiers pour protéger les temples du veau d’or, de larbins pour vider les pots de chambre aristocratiques et démocratiques. Les « maîtres » ne trouveront plus de « valets ». La justice sociale et la fraternité humaine, soutenues par un orgueil individuel et collectif aussi jaloux de ses devoirs que de ses droits, auront des garanties autrement solides et légitimes que dans les grimoires d’une arbitraire « légalité » et les pratiques pharisiennes d’une odieuse « charité », produits séniles d’une vanité qui est la caricature de I’orgueil.
— Edouard ROTHEN.
ORIENTATION
n. f.
L’orientation est l’art de déterminer les points cardinaux du lieu où l’on se trouve, de disposer une chose suivant la position qu’elle doit avoir par rapport aux points cardinaux. Pour s’orienter et se diriger à la surface de la Terre, on a déterminé sur l’horizon quatre points nommés cardinaux, qui sont : l’Est, Levant ou Orient, côté de l’horizon où le soleil paraît se lever ; l’Ouest, Couchant ou Occident, côté où il paraît se coucher ; le Sud ou Midi, point où nous le voyons à midi ; le Nord ou Septentrion, à l’opposé du Sud.
Il y a trois manières principales de s’orienter :
-
Le jour, on s’oriente au moyen du soleil qui occupe toujours aux mêmes heures, à peu près la même région du ciel, le matin l’est ; à midi, le sud ; le soir, l’ouest ;
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La nuit, on s’oriente au moyen des astres et surtout de l’étoile polaire (alpha de la Petite Ourse) qui se trouve toujours dans la direction du nord et qui est visible toute l’année dans à peu près la même région du ciel ;
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En tout temps, au moyen de la boussole, instrument composé d’une aiguille aimantée mobile sur un pivot ; cette aiguille tourne constamment une de ses pointes à peu près vers le nord. Il suffit donc de connaître un seul des points cardinaux pour que l’orientation soit immédiatement fixée. Quand on connaît le méridien du lieu où l’on se trouve, on est orienté, puisque le plan de la méridienne passe par le nord et le sud. De même, à midi vrai, heure du jour où l’ombre est la plus courte, l’observateur qui regarde l’astre du jour, regarde en même temps la direction du sud.
S’appelle encore orientation, l’opération qui a pour but d’inscrire sur un plan ou sur une carte, la direction des points cardinaux, ou de placer l’axe d’un instrument dans le plan du méridien. En topographie, les procédés élémentaires sont insuffisants pour établir l’orientation exacte d’un point. Il faut, pour y parvenir, nécessairement déterminer l’angle que fait un des côtés du polygone topographique avec la méridienne du lieu. Lorsqu’on ne veut que connaître l’angle d’orientation, on se sert de la boussole que l’on place à l’une des extrémités d’un des côtés du polygone qui représente le plan, de manière que ce côté soit parallèle à la ligne de foi de la boussole. L’écart de l’aiguille aimantée indique l’angle que la projection horizontale de la droite fait avec le méridien magnétique et comme celui-ci fait un angle connu, pour chaque lieu, avec le méridien astronomique, il est alors facile de trouver l’angle fait par le côté envisagé avec la méridienne du lieu. Sur les plans, la direction de la méridienne est indiquée par une flèche ou par une droite parallèle à l’un des côtés du cadre.
Les édifices religieux ont longtemps été orientés de façon que les rayons du soleil levant, pénétrant par la porte ou la fenêtre ouverte, viennent frapper la statue du dieu ou le sanctuaire où il était renfermé. C’est pourquoi l’entrée des temples et des églises regarde souvent vers l’Orient. Depuis le Vème siècle jusqu’à la Renaissance, l’orientation des églises a été généralement observée en Europe. Parmi les multiples raisons invoquées par les croyants pour justifier pareille disposition, figurent les suivantes (aussi puériles les unes que les autres) : Jésus-Christ, en croix, avait le visage tourné vers l’occident ; lorsque les chrétiens se mettent en prière, ils s’agenouillent la tête tournée vers l’orient, pour ainsi mieux voir la face de leur dieu. Autres motifs : le Sauveur est appelé, souventes fois, dans les livres saints : l’Orient, et c’est de cette région du ciel qu’ils espèrent voir apparaître Jésus-Christ le jour du jugement dernier. De plus, cette pratique établit entre les chrétiens et les non-chrétiens (juifs, hérétiques) une différence capitale : ces derniers se tournant vers l’Occident pour prier leur divinité, tandis que d’autres regardaient vers le nord. Cette règle d’orientation a été généralement suivie pendant la période entière du moyen-âge par l’église catholique et l’église grecque. Elle a néanmoins souffert quelques exceptions. Ajoutons que jusqu’au XVème siècle, l’orientation des tombes a été faite de la même manière.
Orientation (fig.) : Direction, impulsion : orienter vers une carrière, guider, étudier les circonstances. (Voir Orientation professionnelle).
— Ch. ALEXANDRE.
ORIENTATION (PROFESSIONNELLE)
Il est dit dans une circulaire de mai 1921 du Sous-Secrétariat d’Etat de l’Enseignement technique :
« L’orientation professionnelle a pour but de diriger l’enfant, au sortir de l’école primaire, vers une profession qui réponde le mieux à ses goûts particuliers, à ses intérêts dominants, à ses connaissances — scolaires et extra-scolaires, — à ses aptitudes diverses, tant physiques que morales, tant intellectuelles que sociales, tout compte tenu de la situation de la famille et de l’état du marché du travail. »
Cette définition nous montre clairement que l’Orientation professionnelle n’est point révolutionnaire. Si nous résumons, nous pouvons dire qu’elle a pour but le choix d’une carrière pour un individu. Au contraire, s’il s’agit de choisir l’individu qui convient à une carrière donnée, on doit faire de la sélection professionnelle. En pratique, l’orientation et la sélection professionnelles se confondent souvent.
Autrefois, le problème de l’orientation professionnelle ne se posait pas, l’enfant voyait les artisans de son village au travail, il les aidait à l’occasion, il allait en liberté (liberté relative, car il y avait aussi les goûts et les possibilités de ses parents avec lesquels il devait compter) où il trouvait son plaisir et pouvait réussir. Maintenant, les enfants ne peuvent pas visiter les usines, et les grands établissements commerciaux ; ils ne savent où aller et ceux qui dirigent ces usines, ces établissements ne sont pas moins embarrassés pour choisir les personnes les plus aptes aux tâches variées, qui exigent souvent des aptitudes spéciales, dont ils ont besoin.
Pour les fils de riches bourgeois qui continuent leurs études, même s’ils sont des cancres, le problème de l’orientation professionnelle a beaucoup moins d’importance.
L’expression « orientation professionnelle » aurait, nous dit Claparède, été employée pour la première fois par Bovet, en 1916. Déjà, auparavant, on s’était occupé de 1a chose, surtout en Amérique, où des efforts étaient faits en faveur du taylorisme et de la rationalisation.
La guerre a accru le mouvement en faveur de l’orientation et de la sélection professionnelles. Lorsque l’Amérique prit part au conflit, elle n’avait pour ainsi dire pas d’armée, et surtout elle manquait d’officiers. Pour sélectionner des individus capables de remplir ce rôle, on imagina des épreuves, adoptées de celles que Binet avait employées en France avec des enfants, des tests. L’aviation, en se développant, posa aussi le problème du choix des aviateurs. « A un moment donné, les pertes de l’aviation étaient dues pour 2 % aux observateurs, pour 18 % aux appareils, pour 80 % à des fautes des pilotes. On appliqua alors de sévères et scientifiques méthodes de laboratoire avant d’admettre les candidats à l’aviation ; ces méthodes sont admises aujourd’hui par des conventions internationales, tant pour l’aviation civile que pour les services militaires. Le chiffre des accidents est abaissé dans de notables proportions. »
Enfin, l’après-guerre légua à toutes les nations une armée de mutilés qu’il importait d’autant plus d’utiliser, suivant leurs possibilités, que la main-d’œuvre avait été raréfiée par les pertes subies, alors que les besoins de la reconstruction, le souci de reconstituer les stocks épuisés exigeaient une production accrue. Julien Fontègne écrit :
« On sent que le monde s’est, pour ainsi dire, désaxé ; les valeurs de quelque nature qu’elles soient, sont appréciées diversement : on court à l’argent auquel tous ou presque tous se sont accoutumés durant près de cinq ans ; on recherche la vie facile qui, pendant ce même laps de temps, a échappé à la majorité ; on fuit l’occupation tenace, persévérante et ... la jeunesse suit. »
On a pu constater :
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Que certains métiers, certaines professions n’attirent plus la jeunesse ;
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Qu’il en est d’autres, au contraire qui l’attirent en excès ;
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Que les parents et les enfants préfèrent, en général, les occupations qui n’exigent pas d’apprentissage ou un bref apprentissage et assurent un gain immédiat.
Les industriels, les commerçants, les dirigeants des grandes administrations se sont alarmés, lorsqu’ils ont manqué de la main-d’œuvre qualifiée qui leur était nécessaire. Ils se sont alarmés aussi lorsque cette main-d’œuvre s’est offerte en trop grande abondance, car si cette abondance leur a permis d’obtenir des prix moins élevés, elle leur a fait craindre que la constitution d’une armée de chômeurs, de « mal contents » ne voue le pays « au désordre et à l’anarchie ».
Pour une autre raison encore, les industriels devaient favoriser le mouvement en faveur de l’orientation professionnelle. « Signalons, écrit Fontègne, l’impérieuse nécessité qu’il y a à réduire le plus possible les accidents du travail. L’ « Association des industriels de France contre les accidents du travail » estime que, chez nous, trois mille personnes par jour sont victimes d’accidents et que la seule catégorie des accidents du travail coûte à l’industrie plus d’un milliard annuellement. » « A Paris, à la Société des Transports en Commun, où M. Lahy a introduit les méthodes de sélection psychotechnique, une enquête a montré que les wattmen admis sans examen psychotechnique préalable avaient causé, au cours d’une année, un nombre d’accidents de 16 % supérieur à ceux qui ont été causés par les agents sélectionnés. »
Enfin, le mouvement en faveur de l’orientation professionnelle a eu l’appui des chercheurs et des savants. Certes, il y a eu des pseudo-savants, peu sérieux. Wintsch nous cite un « conseiller de professions qui juge des capacités psycho-techniques d’un futur apprenti en lui faisant dessiner un chat. » Cependant, la plupart, plus sérieux, reconnaissent qu’on en est aux travaux de début et sont beaucoup plus modestes en leurs prétentions. Ajoutons qu’ils sont, en général, plus désintéressés, qu’ils ne craignent pas, à l’occasion, de se mettre en travers des prétentions de certains employeurs qui ne voient que leur intérêt immédiat et se soucient peu de ceux des futurs apprentis comme aussi de ceux de la société.
Comme résultat de ces diverses influences, des offices d’orientation professionnelle ont été créés. En 1928, l’action de ces offices s’est exercée sur 18.425 enfants ; il s’agit de la France seulement, bien entendu. Il existe un Institut National d’Orientation Professionnelle qui publie un bulletin mensuel dans lequel on peut trouver d’assez nombreuses informations concernant non seulement la France, mais aussi l’étranger. Et la classe ouvrière ? Malgré un rapport de la Commission de l’Enseignement de la C. G. T., il nous semble qu’elle s’est encore peu souciée de la question.
Ainsi donc, l’orientation et la sélection professionnelles ont été utilisées surtout par le capitalisme et l’ont été tout naturellement à son profit.
Elles ont également été des instruments aux mains des divers nationalismes, non seulement dans la période de guerre, mais aussi en dehors de la guerre. On sait que divers gouvernements, et en particulier les Etats-Unis, ont pris des mesures pour limiter et régulariser l’immigration.
A d’autres égards, ce mouvement peut ne pas être sans danger pour la classe ouvrière. Il est clair que les classes dirigeantes seraient heureuses de la diviser en classes hostiles et il semble bien qu’elles y soient parvenues dans une certaine mesure aux Etats-Unis.
Il est à craindre, aussi, que l’on ne se préoccupe trop des besoins du moment et que, par souci utilitaire, on ne forme des apprentis en vue d’un travail en série et d’une production intensive, mais non point capables de s’adapter. « L’ouvrier, écrit M. Maisonneuve, ne doit pas être à la merci d’une industrie qu’une invention, une crise économique, une modification douanière, un caprice de la mode peuvent faire disparaître. Son éducation générale doit lui permettre de s’adapter avec un minimum de temps et d’efforts à une nouvelle profession.
Enfin, n’oublions pas que tout progrès dans le machinisme et l’organisation scientifique du travail sera dangereux s’il n’est accompagné d’un progrès dans l’organisation sociale, car il aura pour résultats l’avilissement du prix de la main-d’oeuvre, le chômage, la misère et les guerres qu’amènent la surproduction et la concurrence économique.
Au moment où nous écrivons ces lignes, il y a des millions de chômeurs dans le monde. Cependant des enfants qui devraient encore aller à l’école pour s’instruire doivent travailler, des femmes chargées de famille et des vieillards travaillent. La question du choix du métier se pose à l’enfant, alors qu’il est en pleine évolution de puberté. L’orientation professionnelle est alors illusoire parce que la personnalité physique et la personnalité morale ne sont pas formées. L’époque de la puberté, dit Wintsch, est une période de déséquilibre physique et mental, et c’est le moment où l’on met les enfants devant les chemins de la vie. Ce n’est qu’un des aspects du désordre social.
Résumant Wintsch, M. Pierrot écrit :
« Pourquoi l’homme a-t-il fait des conquêtes si importantes dans le domaine technique ? Au point de vue logique (lequel ne correspond pas toujours, je l’avoue, avec la réalité), c’est afin d’avoir plus de sécurité et moins de peine ; moins de peine et plus de loisir pour l’adulte qui devrait avoir le temps de varier son activité et même tout simplement de rêver, moins de peine pour les vieux, pour les femmes chargées de famille, et point de travaux forcés pour les adolescents. Un des premiers bénéfices du machinisme, et le plus important au point de vue social, devrait être de donner à tous les enfants des hommes la possibilité d’une instruction complète (instruction professionnelle non étroitement spécialisée et culture générale), jusqu’à l’âge de 18 ans au moins, sans qu’ils soient forcés de gagner prématurément leur vie. L’avenir verra une orientation éducative, selon les aptitudes, plutôt que l’orientation professionnelle, telle qu’on la conçoit aujourd’hui.
Trop de techniciens, m’objectera-t-on. Mais le machinisme aura toujours besoin davantage de techniciens, et, d’autre part, la machine doit remplacer les manœuvres — pas complètement, c’est entendu. Or, il y aura toujours aussi (en moins grand nombre, sans doute, avec les progrès de l’hygiène), des débiles intellectuels qu’il faudra orienter dans les écoles spéciales vers des besognes simples et sans responsabilité ; il y aura aussi des gens pour qui la technique est rebutante, et qui préfèreront une activité sociale plus fantaisiste, ou même une activité monotone et subalterne, pourvu qu’elle soit de courte durée.
Sans doute, outre les manœuvres, la vie économique a besoin de travail manuel qualifié. Mais ce travail manuel qualifié nécessite la connaissance d’une technique artistique et scientifique. D’ailleurs, il ne s’agit pas de refouler le goût de beaucoup d’enfants pour les occupations manuelles et les occupations artistiques. Au contraire, une société où le travail serait au premier rang comme valeur morale, devrait accorder au travail manuel qualifié (horlogerie, bijouterie, ébénisterie, mécanique, ferblanterie, etc...) toute l’importance qu’il mérite. Il n’est pas mal, non plus, que le technicien proprement dit mette la main à la pâte. L’aptitude aux travaux manuels ne signifie pas du tout une infériorité intellectuelle, car une grande habileté manuelle s’accompagne d’une intelligence très développée ...
Il est d’ailleurs souhaitable que chacun connaisse le pourquoi de sa besogne, qu’il soit, non pas le serf de la machine mais son surveillant, qu’il puisse comprendre l’activité générale des rouages d’une usine, qu’il ait la possibilité et, par suite, l’ambition de prendre droit de regard sur l’usine elle-même et son fonctionnement. La classe ouvrière, avec sa petite instruction actuelle ne saurait s’affranchir seule ; elle peut conquérir de meilleures conditions de travail, mais elle est incapable de mettre la main sur les moyens de production et d’en diriger le fonctionnement (exemple, la Russie) ; elle est obligée de subir la domination des capitalistes. La classe des techniciens, de plus en plus nombreuse et de moins en moins privilégiée, n’acceptera pas éternellement sa subordination à la classe parasitaire des financiers. Dans la société de l’avenir, l’autorité de fait, c’est-à-dire l’autorité de domination, l’autorité de l’argent, ne gouvernera plus les hommes. »
Aujourd’hui, la classe capitaliste s’efforce de faire miroiter, aux yeux de la classe ouvrière, tous les avantages que celle-ci retirera de l’orientation professionnelle et néglige de parler des motifs intéressés qui la poussent à favoriser ce mouvement.
En choisissant un métier qui correspond à vos aptitudes, vous aurez, dit-elle au futur apprenti, moins de chances de chômage que si vous restiez simple manœuvre, et des statistiques exactes prouvent que cette assertion n’est pas mensongère. Vous éviterez aussi d’entreprendre un métier pour lequel vous n’avez pas les qualités requises, qui serait malsain et dangereux pour vous. On leur dit :
« La vertu consiste à n’être ni au-dessus, ni au-dessous de ce qu’on peut être : ce qu’on doit être. On se le doit à soi-même pour son bonheur, car si les gens sont inquiets, malades quand on leur demande un effort trop grand, on est également malheureux quand on n’est pas à même de donner tout ce qu’on peut donner. On est seulement heureux quand on est à sa place. »
Mais les classes dirigeantes n’admettent de mettre « the right man » à « the right place » que dans la mesure où ça ne trouble pas l’organisation capitaliste. Il ne lui vient pas à l’idée d’utiliser l’orientation professionnelle pour sélectionner des agents de change, des banquiers, des membres de conseils d’administration pour ses entreprises. Jusqu’à quand pourra-t-elle limiter l’application intégrale d’une meilleure organisation sociale qui n’obligera pas l’individu à exercer un métier pour lequel il n’a point de goût, mais qui ne lui permettra pas non plus d’occuper une fonction de direction, de contrôle, et que d’autres individus sont mieux capables de remplir ?
Ce temps n’est pas encore proche, l’orientation professionnelle est encore trop peu développée ; mais il viendra d’autant plus tôt que les ouvriers appuieront davantage les efforts des orienteurs. Ce fut un tort des révolutionnaires russes de vouloir faire leur révolution en traitant les techniciens en parias. Sans doute parmi les techniciens, ingénieurs, etc., y a-t-il des lèche-bottes, des conservateurs et des réactionnaires, mais il y a aussi des hommes de progrès. Dans le Bureau de l’Institut National d’Orientation Professionnelle, nous avons pu lire :
« L’organisation sociale est bonne si les diverses fonctions sociales sont remplies par les hommes qui conviennent le mieux pour ces fonctions. »
La classe ouvrière doit apporter son appui éclairé à un mouvement qui peut contribuer un jour à sa libération.
Examinons rapidement le problème et les méthodes de l’orientation professionnelle.
D’abord, il faut écarter l’enfant des professions pour lesquelles il n’a pas les aptitudes voulues.
Ensuite, il faut faciliter son choix d’une profession qui lui agrée et où il pense et peut réussir.
La première partie du problème est évidemment la plus aisée à résoudre, cependant, tout comme la seconde, elle nécessite : d’une part, la connaissance de l’enfant, d’autre part, la connaissance des divers métiers ou professions. Enfin, la connaissance des besoins sociaux ne saurait être négligée, non seulement dans l’intérêt de la société, dont toutes les fonctions — et par là nous entendons, non seulement les fonctions d’administration, qui exigent des fonctionnaires, mais aussi les fonctions de production qui exigent des ouvriers agricoles, d’industrie, etc., celles de circulation (ouvriers des transports, etc.), etc. — doivent être remplies, mais encore dans celui des individus.
Connaître l’enfant ! C’est d’abord le rôle de la famille, mais il faut dire que peu de parents sont aptes à bien juger leurs enfants. C’est ensuite le rôle des instituteurs, mais les instituteurs eux-mêmes n’ont ni les connaissances, ni les aptitudes nécessaires pour bien orienter un enfant. Ils peuvent fournir des indications précieuses, ce n’est pas suffisant.
Il faut :
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des indications d’ordre physique (fiche du médecin) ;
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Des indications d’ordre scolaire (fiche de l’instituteur ou des professeurs) ;
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Des indications d’ordre psychologique (fiche des spécialistes d’un laboratoire de psychologie) ;
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Des indications d’un établissement où l’enfant sera orienté progressivement, en tenant compte des données des fiches précédentes.
Connaître les exigences des professions ! Chose plus malaisée qu’on ne suppose, les individus sont peu qualifiés pour découvrir leurs propres qualités. Il faudra pourtant établir des monographies professionnelles. Il en existe déjà, mais leurs données sont souvent incomplètes. Les syndicats ouvriers pourraient aider à la préparation de ces monographies, ce serait bien, mais non suffisant dans beaucoup de cas. Ici encore, il faudra faire appel à des techniciens (médecins, psychologues, etc., etc...).
Connaître la situation sociale du moment, savoir quels sont les métiers encombrés, ceux pour lesquels il y a manque de main-d’œuvre. Prévoir aussi, dans la mesure du possible, les transformations qui ne cessent de se produire et les possibilités de réadaptation à d’autres métiers lorsque les besoins de l’un d’eux diminuent (inventions nouvelles, tarifs douaniers, etc., etc...).
Nous n’entrons pas dans les détails. Ces détails sont affaire des spécialistes qui ont, d’ailleurs, à perfectionner un outil de progrès social encore bien imparfait aujourd’hui. Ce que nous voulions, c’était, avant tout, expliquer à nos lecteurs en quoi consistait l’orientation professionnelle et comment cette orientation, mise d’abord au service des capitalismes et des nationalismes, pouvait devenir un instrument de libération et de progrès. A la condition qu’ils le sachent et le veuillent.
— E. DELAUNAY.
ORIGINAL
adj.
Le Larousse explique le mot « original » par singulier, bizarre, excentrique, et indique comme antonyme : banal, vulgaire, copié, reproduit. Je ne saurais récapituler le nombre de fois où dans des journaux, des revues, des livres — sans parler des conversations privées — j’ai vu ou entendu se plaindre du manque de nouveauté, de la banalité, de la vulgarité de la production littéraire, artisanale et artistique, de la ressemblance des tempéraments, de la similitude des gestes. En effet, il n’y a pas d’entrave plus grande au développement individuel ou collectif que la répétition des pensées, des allures, des attitudes. Changer de ville, de canton, de province, de pays pour retrouver des maisons édifiées sur le même modèle, des humains vêtus de la même façon, des mentalités découpées sur le même patron, il n’est rien de plus décourageant ni de plus déprimant pour celui qui est convaincu qu’une bonne partie du malheur des humains provient de leur soumission à ce que j’appellerai la fatalité du conformisme.
Quiconque a un peu observé sait que la foule ne supporte pas, n’admet pas l’homme qui se situe à part, en dehors d’elle, qui s’éloigne pour réfléchir, pour méditer, pour se replier sur lui-même. Celui qui ne bavarde pas, qui ne se mêle pas, comme les autres, aux mille petits papotages ou intrigues qui remplissent les loisirs des civilisés, celui-là a beau ne pas porter préjudice à autrui ; il est non seulement mal vu, considéré comme faux et sournois, mais il sent se tisser autour de lui tout un filet d’animosités et de gestes hostiles. On lui en veut, on ne lui pardonne pas, soit d’être « un solitaire », soit de se « singulariser ». Petit ou grand, le peuple le considère comme son ennemi. Et cette inimitié vient de ce que son entourage sent très hien qu’il lui échappe, qu’il se soustrait à son influence, à son pouvoir, La foule, petite ou grande, sent comme un blâme, comme un reproche dans toute existence qui évolue en pleine autonomie, éloignée du brouhaha, des mesquineries qui l’agitent.
La foule accueille volontiers un chef, un dompteur, un dictateur, démagogue, homme à poigne. S’il réussit à s’implanter, à se hisser sur le pavois, elle applaudit ; mais elle ne ressent qu’aversion ou ne professe que raillerie à l’égard de l’original qui ne veut cependant, lui, exercer aucune domination sur elle.
Cette crainte de l’originalité se manifeste jusque dans le soin et le souci que prennent les biographes pour laisser dans l’ombre, ou tout au moins, quand c’est impossible, pour excuser les « extrémités » auxquelles se sont livrés ceux dont ils racontent la vie. Ce sont cependant ces écarts, ces anomalies qui leur ont permis de faire figure au milieu de tant d’êtres indistincts, d’ébranler, par leur exemple, quelque tradition asservissante, quelques préjugés rétrogrades.
Malgré les acquis ou les transformations de la technique productrice, malgré que les journaux quotidiens apportent chaque matin à leurs lecteurs des nouvelles des cinq parties du monde, le novateur littéraire ou artistique, l’annonciateur de mœurs nouvelles, le pratiquant d’une existence qui s’insoucie de la morale établie ou même simplement du qu’en dira-t-on, est considéré avec méfiance, et rares sont les portes qui s’ouvrent devant lui. Pis encore, quiconque veut introduire dans un milieu constitué une formule nouvelle, dérangeant les habitudes ou les coutumes routinières, ébranlant les doctrines acceptées, se voit imposer silence et toutes les barrières imaginables sont opposées à la réalisation de ses idées.
Il n’en est pas autrement dans les milieux qui se proclament d’avant-garde et où il est de bon ton de flétrir la banalité, la routine, etc... Leurs composants font grise mine à quiconque des leurs s’écarte de la mentalité moyenne ou courante. Ces milieux réclament à cor et à cri de l’originalité, mais ils mettent l’original à l’index. Ils affirment volontiers que sans originalité, l’effort le mieux soutenu n’aboutit qu’à perpétuer la routine. Mais, en pratique, leur manière de vivre ne diffère que peu de celle des composants des autres milieux. Ils ne songent même pas à discuter les opinions de leurs ancêtres intellectuels qui ont pu être originaux en leur temps, mais dont les conceptions se ressentent de l’époque où ils vécurent.
On peut considérer comme à son déclin, comme incapable de se renouveler, malgré toutes les apparences, tout mouvement qui s’oppose à la formation ou l’introduction de façons de comprendre, de sentir, de réaliser autres ou différentes de celles des prédécesseurs, des aïeux, du groupe voisin. L’hostilité à la création de vues nouvelles, ou à l’énonciation de nouvelles thèses est un symptôme de caducité. Refuser de leur laisser voir le jour en les qualifiant de « déviation », par exemple, est soit un signe de couardise, soit une marque de paresse intellectuelle.
Dans le milieu anarchiste, il y a place pour toutes les originalités, pour tous les originaux, pour tous ceux qui ne veulent pas vivre comme tout le monde : par ce sirnple fait qu’il est négateur de l’Etat, de l’autorité gouvernementale. Le propre de l’archisme, en effet, est de réduire, de presser, de supprimer les non-conformistes, tout individu qui ne se conforme pas à l’organisation étatiste risquant de troubler l’ordre établi. En anarchie, il n’y a pas d’ordre préétabli, il n’est que des isolés ou des groupements (auxquels n’appartiennent que ceux à qui convient l’association) œuvrant en toute autonomie. L’originalité et les originaux ne peuvent donc entraver l’évolution des uns et le développement des autres. Au contraire, ils leur apportent un regain de dynamisme et un surcroît de vitalité.
— E. ARMAND.
ORNIÈRE
n. f. (du latin orbita, roue de voiture)
Au sens propre, une ornière est une trace profonde laissée sur un chemin par les roues des voitures. Au sens figuré, c’est une vieille habitude, une routine invétérée. Tradition et routine, voilà justement les grandes ennemies de la liberté. L’homme civilisé ne croît pas en plein champ, au grand air ; comme l’arbre d’un espalier, on l’émonde, on le taille, sans souci de ses dispositions, exclusivement selon le bon plaisir du maître. Il n’est qu’une unité, l’élément d’un ensemble ; ce qu’était l’arbre d’avant il devra l’être : les individus passent, le plan demeure. Ainsi, dans les cités humaines, les lois décrétées par les morts continuent de régir les vivants.
« Des croyances, des institutions, des moeurs s’éternisent, sans utilité ni raison, parce qu’elles viennent des ancêtres. Bonnes, puisque vieilles, dit-on. Car tel est le pouvoir de la répétition qu’elle justifie l’absurde et sanctifie l’infâme. Pendant des millénaires les pieds des chinoises en surent quelque chose, et les ongles des mandarins, et l’épiderme des papous, et le sexe des castrats romains. Faire ce qu’on fit avant, uniquement parce qu’il y a des siècles on le faisait déjà, tel est le secret tant prôné de la tradition. » (A la Recherche du Bonheur)
A l’esclavage antique, à l’omnipotence des pères, à la tutelle indéfinie des femmes, aux horribles supplices de nos vieux tribunaux, elle servit d’argument pour durer ; les plus cyniques abus, les pires cruautés ne l’invoquèrent jamais en vain. A bon droit, l’injustice moderne s’en fait donc un rempart. Zébrures et cicatrices ne sont plus de mode, nos corps peuvent grandir sans contraintes, mais nos esprits sont emmaillotés, dès l’enfance, dans des étaux ficelés par des chefs prévoyants. Aux futurs maîtres l’on conserve la vue, mais à la multitude des agneaux l’on ferme les paupières : demain, brebis, brebis aveugles, que l’on tondra sans peine.
« Donnez-moi l’enfant jusqu’à l’âge de sept ans, a dit un prêtre célèbre, et il restera l’enfant de l’Eglise pour le reste de son existence. »
Parole terrible de vérité, tant sont habiles certains opérateurs. Et la société continue l’œuvre de l’école ; par l’opinion, par la presse, par la loi, elle impose des manières de sentir, de penser, que les gens chics portent à la façon de chaussures à la mode. Rompre avec le snobisme et les préjugés, sortir de l’ornière, tel doit être le premier souci du chercheur libre. Sincérité, réflexion, ces antidotes de l’hypocrisie sociale doivent constituer les éléments de sa respiration.
ORPHELINAT
n. m. (rad. orphelin)
Dans une brochure parue en 1911 : « Les Sans-Famille du Prolétariat organisé », j’ai posé la question de l’éducation des orphelins de la classe ouvrière. J’ai dit quel était le devoir du prolétariat envers les enfants déshérités, envers les petits sans-foyer qui, chaque jour, se forment dans ses rangs. J’ai résumé, dans cette brochure, les lignes essentielles de la question ; j’ai touché les points principaux ; j’ai envisagé les raisons d’ordre général ; j’ai donné, brièvement, un aperçu des maisons familiales que nous devons offrir à nos orphelins.
Je veux insister ici sur le côté pratique de la question.
Que sera cette organisation des « Sans-Famille » ? Comment nous y prendrons-nous pour que nos Maisons Familiales ne ressemblent point aux grands orphelinats — aux orphelinats-casernes, comme je les ai appelés — que la classe capitaliste nous offre dans ses œuvres philanthropiques ; pour que nos orphelins aient le sentiment d’avoir retrouvé un foyer, une demi-famille, d’être chez eux, enfin, à l’orphelinat ?
Deux considérations sont à envisager ; l’une d’ordre éducatif, l’autre d’ordre économique.
Dans la Maison Familiale qui recevra nos sans-famille, un groupe de vingt-cinq à trente enfants me paraît suffisant. On m’a demandé pourquoi ? — La raison est purement d’ordre éducatif.
Nous ne devons pas oublier que si la création d’un foyer artificiel pour nos orphelins est une œuvre de solidarité, elle doit être aussi une œuvre d’éducation.
L’expérience m’a amené à cette conclusion de réunir nos enfants en petits groupes d’une trentaine à peu près. Une trop grande agglomération d’enfants paralyse les efforts de l’éducateur, et s’oppose à la mise en pratique d’un grand nombre d’idées éducatives.
L’idéal éducatif est l’enfant élevé dans la famille, par ses parents, près de ses frères et sœurs ; avec, comme point de contact social, l’école en commun, pendant cinq ou six heures par jour, en compagnie d’enfants du dehors. Le milieu éducatif par excellence est la famille ; non l’école. Bon ou mauvais, le milieu est le maître : l’enfant vaudra ce qu’il vaut. Si l’école lui ouvre le cerveau et oriente son intelligence vers les horizons de la science, le milieu familial, lui, le met en contact avec la vie elle-même, avec les réalités de l’existence en même temps qu’il forme son cœur et ses sentiments. C’est dans la famille que le sens moral de l’enfant se développe. Quoiqu’on ait pu faire, l’école ne donne que l’enseignement, et les tentatives qui ont été faites pour qu’elle puisse également donner l’éducation ont échoué.
Pourquoi le milieu familial possède-t-il cette force éducative que n’a point l’école ? Certes, le facteur affectif y entre pour une grande part ; mais il y a autre chose encore : c’est que, dans la famille, l’enfant est chez lui, et vit sa vie propre. L’école, c’est la maison commune à tous, c’est la vie collective où forcément une discipline devient nécessaire par le fait même de la collectivité. Il faut l’ordre, le silence, l’obéissance, pour que soit possible l’enseignement.
Assurément, l’école doit s’inspirer des méthodes les meilleures pour laisser à l’enfant le libre jeu de ses facultés intellectuelles, pour développer ses qualités d’observation et de raisonnement ; et l’école actuelle est loin de réaliser l’école de nos conceptions éducatives. Mais il est indéniable que la discipline — une discipline intelligente et bien comprise — y est indispensable aujourd’hui et y restera nécessaire demain, si l’on veut obtenir des résultats. Dans la famille, l’enfant se relâche de cette discipline.
Or, si la vie collective est nécessaire dans l’éducation, la vie personnelle, la vie intime, l’y est tout autant. Très jeune, l’enfant en sentira le besoin, besoin qui se développera à mesure qu’il grandira et que l’individu se formera en lui. A mesure qu’il se sentira vivre, il éprouvera le désir d’avoir un coin bien à lui, sa chambre, son home -- ce petit chez-soi dont tous ceux qui en ont été privés connaissent particulièrement le prix.
C’est là une chose qui manque totalement dans ces grandes collectivités d’éducation que sont les pensions et les orphelinats — oh ! la froideur des grands dortoirs où les lits s’alignent à l’infini ; comparez à la chambre de l’enfant dans sa famille, même lorsque la chambre est occupée par deux frères ou deux sœurs. Le grand dortoir de la pension est uniforme et vide de vie, dénué d’intimité. Rien de personnel ; avec un aussi grand nombre d’enfants cela devient impossible. Le linge, les vêtements de chaque enfant sont à la lingerie, dans les placards à cases numérotées. Le grand dortoir, c’est la pièce où l’on dort, disciplinairement pourrait-on dire, comme l’on étudie en classe ; mais ce n’est plus le chez soi. — Et s’il existait quelque part ailleurs, ce chez soi ! — Mais non ; les salles d’études, de lecture, de récréation, le réfectoire, tout cela est commun à tous.
L’enfant qui est en pension s’en console en se disant que son chez lui existe, qu’il l’a dans la maison de ses parents et qu’il le retrouve aux jours de sortie, aux vacances.
Mais l’enfant de l’orphelinat, lui, ne connaît jamais la douceur d’un coin qui soit à lui tout seul ; où il puisse se retremper en lui-même, se ressaisir, se sentir vivre. Toute son enfance, toute son adolescence, il les passera — numéro vivant perdu dans le nombre — dans la tristesse froide des grandes pièces uniformes, sévères et impersonnelles.
A l’orphelinat ainsi compris, se retrouvent, dans le domaine éducatif et moral, tous les vices du système collectif, dont nous connaissons les méfaits en éducation.
* * *
Il semblerait que c’est au désir de recréer le milieu familial qu’ont obéi ceux qui se sont occupés d’organiser le placement des enfants assistés. Au système collectif, à l’orphelinat ils ont préféré le placement familial dans des familles paysannes et ouvrières. Pourtant le placement familial des petits assistés ne donne généralement pas de bons résultats. La situation de ces petits déshérités est pénible et triste. C’est que, pour ceux-ci, la famille qui les accueille n’est pas du tout un milieu familial. Dans ce foyer qui n’est pas le leur, ils restent les étrangers, les isolés, les intrus, les enfants du vice ...
Cela est-il une charge contre l’éducation familiale ? Non point.
Dans les familles pauvres où sont placés les enfants de l’assistance, nulle éducation n’est possible. D’ailleurs, quand une famille paysanne prend en pension trois ou quatre pupilles de l’Assistance, vous pensez bien qu’elle n’obéit pas à une impulsion de justice, à un désir de faire oeuvre d’éducation. Elle n’est inspirée que par la question d’intérêt, elle ne voit qu’une chose : c’est que la pension — pourtant bien modique — versée par l’assistance aidera à faire bouillir la marmite familiale. L’enfant assisté devient donc un objet de rapport, il faut qu’il coûte à la famille qui l’élève moins que la pension versée pour lui, pour qu’il en résulte un léger bénéfice. L’enfant assisté est un exploité dans le sens le plus triste du mot : exploité par ses frères, par des miséreux comme lui.
Le système de placement familial des enfants assistés ne prouve rien contre l’éducation familiale. Il peut néanmoins nous mettre en garde, en ce qui concerne nos orphelins, si ce système venait à être proposé. Quant au système collectif de l’orphelinat, j’ai fait tout à l’heure son procès, je n’ai pas à y revenir.
Nous pouvons faire un orphelinat ouvrier ; nous pouvons créer pour nos petits orphelins un milieu familial où nous tâcherons de leur rendre le plus possible la famille disparue ; et nous n’aurons encore apporté ainsi qu’un infime remède au mal qui étreint l’enfance pauvre et abandonnée.
Puisque le nombre est un écueil éducatif, puisque le système de la pension, de l’orphelinat, est défectueux, comment allons-nous organiser nos orphelins pour rester le plus près possible de nos conceptions éducatives, pour obtenir les résultats désirés ?
Nous voulons — avons-nous dit — faire un orphelinat qui ne ressemble pas aux orphelinats-casernes ; nous voulons que la maison que nous offrirons à nos orphelins soit un foyer, un véritable milieu éducatif.
L’orphelinat que j’ai appelé Maison Familiale sera vraiment un foyer, le milieu familial de l’enfant. Il lui donnera non seulement l’enseignement, mais l’éducation morale. Il formera son cœur et ses sentiments aussi bien que son cerveau. L’enfant trouvera là des maîtres qui ne seront pas seulement des maîtres, mais des éducateurs aimant les enfants et venus vers eux parce qu’ils seront convaincus de la beauté de leur tâche.
* * *
L’orphelinat de nos petits prolétaires, je l’ai vu très grand et puissamment organisé. J’ai dit :
« Les Maisons Familiales ne devront réunir que vingt-cinq à trente enfants. »
Mais je n’ai pas réduit à ce chiffre l’effectif des pupilles de notre orphelinat.
Seulement j’ai fragmenté cet orphelinat en sections autonomes, indépendantes les unes des autres et réunies cependant sur certains points. Rien n’empêchera notre orphelinat de posséder deux cent cinquante ou trois cents pupilles, mais ils seront divisés en groupes d’une trentaine — chaque groupe étant élevé dans un pavillon spécial confié aux deux éducateurs dont je parlais tout-à-l’heure.
Ce sont ces pavillons que j’appelle des Maisons Familiales.
Voici, à grands traits, comment je conçois l’organisation générale : Supposons que nous réunissions, pour former un orphelinat, trois ou quatre départements. Nous choisirons l’emplacement de l’orphelinat à une distance à peu près égale de ces divers départements.
Nous y chercherons une grande propriété d’une trentaine d’hectares. Sur ces trente hectares nous disséminerons nos maisons familiales et maternelles. Supposons toujours — puisque ceci n’est qu’un plan -, que nous y aurons 4 maisons maternelles (pour les bébés) et 8 maisons familiales. Chacune de ces maisons sera indépendante des autres. Elle aura ses cours de récréation, préaux, communs, etc... ; elle sera chez elle, en un mot.
Au centre de ces 12 maisons nous aurons un pavillon central qui réunira l’administration. Dans ce pavillon seront les magasins généraux d’alimentation, d’habillement, de chaussures, etc ... L’administrateur répartira les provisions selon les besoins et les demandes de chaque maison. Ainsi donc les achats pourront être faits dans les meilleures conditions possibles.
Ce n’est pas tout. Autour du pavillon central seront groupés, en commun, différents services : la lessive, la lingerie, de petits ateliers de menuiserie et de serrurerie, une forge.
Enfin, une seule exploitation agricole donnera le lait, le beurre, les œufs nécessaires à chacune des maisons. Les terrains qui sépareront ces maisons seront utilisés à la culture maraîchère et fourniront les légumes qui seront répartis selon les besoins de chacun.
Nous aurons ainsi tous les avantages économiques de la collectivité, tout en évitant l’écueil éducatif qu’elle présente dans les grands orphelinats, où deux, trois cents et quelquefois plus d’enfants sont réunis et vivent une vie de discipline sans attrait et, pourrait-on dire, anti-humaine.
Dans le domaine pratique, nous pourrons encore obtenir d’autres avantages du système collectif. Ainsi une infirmerie, un pavillon d’isolement pour les malades, pourront être communs à toutes les maisons. Un docteur pourra être attaché à l’orphelinat. Nous pourrons avoir également une pharmacie, un laboratoire, un service de désinfection communs à tous.
A côté de ces avantages purement économiques, nous aurons des avantages éducatifs qui seront économiques en même temps, et qui résulteront de cette réunion des maisons maternelles et familiales.
Ainsi nous aurons une Maison Commune qui possédera une grande salle où nous pourrons réunir nos pupilles des différentes maisons pour de petites fêtes, des conférences avec projections lumineuses, des séances de cinématographie. Nous aurons une bibliothèque centrale où chaque maison prendra des livres et les rendra. Dans le domaine de l’art nous pourrions réunir à notre maison commune un petit musée de belles et bonnes reproductions de peintures, des dessins, des études, des croquis.
Nous aurons aussi un gymnase complet ; et si la propriété ne possédait pas de grande pièce d’eau qui puisse servir pour apprendre la natation aux enfants, on pourrait y établir une grande piscine destinée à cet usage.
Nous aurons aussi des professeurs spéciaux : musique, dessin, gymnastique, etc ... , qui passeront d’un groupe à un autre. Tous ces avantages éducatifs seront également des avantages économiques ; et il est évident qu’on ne pourrait les réunir si l’on ne possédait qu’une seule maison de trente, voire même de cinquante enfants.
Toujours dans le domaine éducatif, la réunion des maisons familiales et maternelles permettra d’organiser sérieusement un premier apprentissage pour nos enfants de treize à quinze et seize ans.
Trois cents enfants à chausser, à habiller, représentent déjà une production respectable à fournir. Un petit atelier de cordonnerie, sous la direction d’un cordonnier, formera des apprentis dans cette partie. La confection des vêtements formera encore un atelier de coupe et de couture aux jeunes filles. Les services de repassage et de lingerie pourront aussi employer les jeunes filles de treize à seize ans.
L’exploitation agricole, l’élevage des bêtes emploieront d’autres adolescents. Le jardinage, la culture potagère, l’arboriculture, l’horticulture, l’apiculture seront autant de branches d’enseignement professionnel.
En même temps toutes ces professions diverses alimenteront de travail les ateliers pour le fer et le bois, la serrurerie et la forge, qui seront encore des ateliers de préparation professionnelle pour les jeunes gens que nous pourrons ainsi maintenir jusqu’à quinze ans au moins au Milieu Familial, ce qui permettra de leur continuer l’éducation intellectuelle et morale à laquelle ils auront été habitués en leur enfance.
Voilà le plan que j’ai conçu, non en un jour, mais en plusieurs années, après avoir étudié la question et après avoir mûrement réfléchi aux divers côtés du problème que la vie pratique et l’expérience me présentaient tour à tour.
* * *
Quant à l’organisation intérieure (et notamment ce qui regarde l’éducation proprement dite, l’enseignement), je ne puis l’exposer ici, où la place est réduite. Et je renvoie le lecteur à ma brochure sur « L’organisation des sans-famille du prolétariat », ainsi qu’aux mots de cet ouvrage où le problème est étudié (coéducation, école, éducation, enseignement, orientation professionnelle, etc ... ).
Je dirai seulement quelques mots de l’organisation matérielle de la maison familiale, me limitant aux lignes principales.
Nous tiendrons essentiellement à l’air et à la lumière ; aux grandes pièces claires, gaies, décorées avec goût, et faciles à tenir propres.
Le réfectoire sera spacieux, garni de meubles agréables, joliment décoré ; il se transformera le soir en salon de lecture et de délassement. Des fillettes y travailleront à un ouvrage personnel pendant que l’une d’elles fera une lecture à haute voix ; dans un autre coin, on dessinera ; un autre s’isolera dans une étude ; chacun, enfin, prendra la distraction qui lui conviendra le mieux. Les directeurs eux-mêmes prendront part à ces soirées ; ils y feront régner l’entente et le bon ordre, ne laisseront pas une causerie dégénérer en bavardages vains et frivoles ; ne permettront pas non plus qu’un enfant reste inoccupé, sans but, sans le désir de faire quelque chose. Et les réunions se termineront par une courte causerie de l’un des directeurs sur les événements de la journée ; puis, finalement, par quelques chants en commun. — La belle vie, n’est-il pas vrai, et combien différente de celle des orphelinats que nous connaissons ?
Le réfectoire, par exemple, ne servira pas de salle de jeux ; car alors il ne pourrait pas être aménagé comme nous le voulons. — Pour les jeux proprement dits, nous aurons une grande salle qui ne possédera que des bancs comme meubles, et où les enfants ne pourront ni rien endommager, ni rien briser. Ils ne s’y amuseront que mieux. Ce sera d’ailleurs surtout pour les jours de pluie et les mauvais jours de l’hiver. Car ils auront le plus possible des jeux de plein air.
Et les dortoirs ? Comment les disposerons-nous ? Si nous avons 30 enfants dans une maison, nous aurons en moyenne 15 garçons et 15 filles. Nous pourrons diviser ces 15 enfants en trois groupes. Nous aurons trois chambres de garçons et trois chambres de filles. Nous réserverons une de ces trois chambres aux enfants ayant atteint leur treizième année, que le voisinage des plus jeunes peut parfois gêner beaucoup, surtout en ce qui concerne les fillettes dont quelques-unes, vers leurs treize ans, sont déjà touchées par le travail de la puberté.
Dans ces conditions, nous éviterons le grand dortoir. Nos chambres pourront conserver un cachet de personnalité, d’intimité. Nous les ornerons avec goût ; elles seront simples, mais gracieuses. Dans chacune d’elles une grande armoire à compartiments distincts renfermera le linge et les objets personnels de chaque enfant qu’on pourra ainsi habituer au sentiment de responsabilité en l’obligeant à prendre soin de ses affaires. Le placard où seront suspendus les vêtements sera également placé dans leur chambre et sous leur responsabilité.
Le soin des affaires d’une petite fille sera confié à une fillette plus grande qui devra aider et surveiller la petite. Tout cela, d’ailleurs, ira fort bien pour les filles mais sera plus difficile à obtenir des garçons. Ceux-ci ne sont en général soucieux ni de leurs chambres, ni de leurs affaires et les mamans ont bien plus de difficultés à rendre leurs fils soigneux et ordonnés que leurs filles. C’est une question de tempérament.
Les directrices de nos maisons familiales feront comme les mamans. Elles répèteront souvent et avec patience les mêmes choses, elles surveilleront davantage les garçons.
Dans les deux chambres que nous réserverons aux plus grandes filles et aux plus grands garçons, nous installerons pour chacun d’eux une petite table où il leur sera permis de lire, d’écrire, de travailler encore un peu de temps après l’heure du coucher général.
Ainsi, pour en revenir à ce que je disais dans la première partie, ils auront la sensation d’avoir là, dans leur chambre, leur petit coin personnel où ils se sentiront mieux chez eux.
Je m’en tiens là en ce qui concerne l’organisation des Maisons Familiales. La cuisine, les communs, pièces de réserve et de nettoyages, la salle de bains, les lavabos, les préaux, les cours de récréation, un petit jardin d’agrément dont je voudrais que soit pourvue chaque maison, tout cela n’a pas besoin de descriptions détaillées.
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Sans vouloir m’appesantir ici sur la question de l’apprentissage, il me reste quelques mots à dire au sujet de nos grands pupilles, les enfants de 13 à 15 et même 16 ans.
Les pupilles qui auront atteint 13 ans continueront à faire partie de la maison de leur enfance. Ils se rendront aux heures déterminées aux différents cours professionnels. Ces cours seront choisis pour chacun selon les aptitudes et les goûts personnels révélés par les enfants.
Néanmoins, pour les fillettes, il sera bon qu’un roulement de travail les initie à toutes les besognes féminines dont la connaissance est indispensable à toutes les femmes, quelle que soit la profession qu’elles doivent embrasser. L’ordre intérieur, la cuisine, le repassage, le raccommodage, les éléments principaux de couture, toutes les connaissances, enfin, qui sont nécessaires à la mère qui veut assumer la tâche d’élever ses enfants et d’être une éducatrice sérieuse et éclairée en même temps qu’une maman dévouée et aimante.
Lorsqu’une jeune fille aurait atteint la quinzième année, il serait bon de lui confier de temps à autre la complète exécution de certains travaux ménagers, afin de se rendre compte exactement des connaissances qu’elle aura acquises dans cette partie. Enfin, c’est toujours en poursuivant le même but de l’éducation des jeunes filles que j’entrevois leur collaboration aux maisons maternelles.
Les garçons, eux aussi, lorsqu’ils auront 13 ans, devront concourir aux travaux domestiques de leur maison de famille. L’ordre, le nettoyage des cours, des salles de récréation, du jardin, les services du bois et du charbon, etc., seront autant d’occupations qui leur seront destinées. Remarquez, d’ailleurs, que j’estime que le garçon doit tout aussi bien que la fillette être prêt à rendre service dans la famille. Si j’insiste sur l’éducation ménagère des jeunes filles, c’est en prévision de leur futur rôle de mamans. Mais j’aimerais aussi qu’une jeune fille ait de l’adresse pour enfoncer un clou, scier une planche, clouer une caisse, etc ... , petits travaux que, plus tard, elle sera heureuse de pouvoir exécuter elle-même. Que nos enfants, garçons ou filles, sachent se débrouiller et se tirer d’affaire eux-mêmes. Leur enseigner cela, ce sera leur rendre un précieux service.
Pour nos ateliers proprement dits, ils auront leurs programmes, comme les classes, et les professeurs manuels devront, eux aussi, agir avec ensemble, pour que les différents cours aient lieu aux mêmes heures de façon à prendre fin en même temps. Ceci pour permettre les heures d’études de nos jeunes adolescents.
Car nous tiendrons absolument à ce que l’enseignement professionnel n’empêche pas l’autre enseignement. En grandissant, l’enfant a besoin de moins d’heures de récréation, c’est-à-dire que l’étude, à cet âge, devient, elle-même, une récréation. Il est nécessaire que nos enfants, à 15 ans, possèdent tous une solide instruction et que leur esprit soit suffisamment ouvert aux horizons de la science, des lettres et des arts, pour que le désir de s’instruire leur reste et les aiguillonne vers plus de culture intellectuelle encore lorsqu’ils auront quitté l’orphelinat.
Là est l’essentiel. Ce ne sont pas seulement des manœuvres ni de bons ouvriers simplement, que nous devrons former, mais encore des individus qui, capables de se servir de leurs mains, le seront tout autant pour se servir de leur cerveau.
Lorsque, entre 15 et 16 ans généralement, le pupille quittera l’orphelinat, le rôle de ce dernier ne sera pas tout à fait terminé. D’abord, c’est lui qui devra pourvoir au placement de ses pupilles.
Pour cela il me semble qu’il faudrait instituer, près de l’organisation même de l’orphelinat, une société sœur qui prendrait le titre de Société des anciens élèves. Pourraient y adhérer des familles ouvrières sérieuses, sur le compte desquelles, d’ailleurs, une enquête préalable aurait été faite. Ces familles recevraient chez elles, en pension, les jeunes gens qui quitteraient l’orphelinat.
Il va sans dire que lorsque, parmi nos pupilles, il se manifesterait quelques intelligences portées plus spécialement aux professions purement intellectuelles, ou bien encore une prédisposition marquée pour une carrière artistique, le nécessaire serait fait pour permettre à l’enfant de poursuivre ses études et d’aborder la profession pour laquelle ses aptitudes particulières paraîtront le désigner.
Les familles qui recevront nos pupilles, par ce fait même qu’elles seront venues vers l’œuvre, donneront ainsi, déjà, une garantie morale. D’autre part, même lorsqu’il sera dans sa famille adoptive, le pupille restera toujours sous la surveillance morale de la société des anciens élèves de l’orphelinat. Cette société, en le confiant à la famille d’adoption, déterminera, d’accord avec celle-ci, la pension qui devra être prélevée sur le gain de son pupille pour couvrir les frais de vie et d’entretien. Elle prévoiera également la petite part qui sera mise de côté pour constituer le pécule du pupille. De la sorte elle aura assuré les intérêts matériels des jeunes gens dont elle se sera constituée la tutrice. Ce ne sera pas suffisant. Elle devra s’occuper de leurs besoins intellectuels, de leur bonne moralité. Dans ce but, elle pourra instituer une bibliothèque roulante, le prêt de livres et de revues. Aussi souvent qu’elle le pourra, elle organisera des réunions d’anciens élèves, au cours desquelles des causeries amicales seront faites par des éducateurs sociétaires et amis de l’œuvre.
Nous tâcherons de centraliser le placement de nos enfants, de façon à rendre faciles les réunions dont je parlais tout-à-l’heure. Par exemple, dans une petite ville de province, nous grouperions un certain nombre de jeunes gens ayant des professions diverses : bois, fer, mécanique ; la couture, professions féminines diverses, etc... Et dans la campagne la plus proche nous en grouperions d’autres ayant des professions agricoles. Il serait ainsi possible d’établir un lien entre toute cette jeunesse, qui pourra se voir, se rencontrer les dimanches. Cela faciliterait encore, outre les réunions, le prêt des livres dont j’ai parlé. Et ce serait de plus une excellente garantie morale. Beaucoup de ces jeunes gens se seraient connus à l’orphelinat ; ils auraient des souvenirs communs. Leur vie passée serait un guide, le meilleur peut-être, parce qu’il n’émanerait pas d’une volonté supérieure, ni d’un règlement, mais d’eux-mêmes. Nos jeunes gens pourront toujours, d’ailleurs, correspondre avec leurs anciens éducateurs.
Et puis, quand les ailes seraient tout-à-fait poussées, l’oiseau s’envolerait. Devenu homme, l’enfant déserte le vieux nid. Mais c’est la vie, la vie avec sa règle d’évolution, d’éternel recommencement.
Et c’est à la science de la vie qu’il nous faut surtout initier nos enfants. Une fois grands, ils finiront seuls et sans nous cette étude.
— Madeleine VERNET.
ORTHODOXIE
n. f. (orthos, droit ; doxa, opinion)
Dans un domaine quelconque, une doctrine est orthodoxe lorsqu’elle reçoit l’approbation des autorités qui, en la matière, s’arrogent un droit de surveillance et de contrôle. Chaque église, chaque secte religieuse a son orthodoxie ; on peut en dire autant des partis politiques, des écoles philosophiques, de tout mouvement qui impose à ses adhérents un credo, si réduit soit-il. Elle découle, dans tous les cas, de la prétention, ouvertement affichée par certains, d’imposer à autrui des manières de voir dont il ne doit s’écarter sous aucun prétexte. Et parce que les chefs entendent commander souverainement, ce sont leurs idées qui tendent, en règle générale, à devenir la norme des différentes orthodoxies qui se disputent l’empire des cerveaux. Dans l’ordre intellectuel, comme en politique ou en religion, les meneurs, d’ordinaire, manœuvrent la masse à leur profit ; pour être mieux voilée, la concurrence ne s’avère pas moins âpre. Rivalités personnelles, ambitions de gloire ou d’argent, qui s’affublent alors d’épithètes ronflantes et de noms respectables, ne diffèrent pas, en définitive, des compétitions industrielles ou commerciales. Sans avoir besoin d’une loi écrite, les chefs forment une caste fermée ; ils prétendent être, de façon exclusive, les demi-dieux que la masse adore. Et malheur au naïf qui, en invoquant son seul mérite, veut prendre rang parmi eux ; c’est un intrus contre qui toutes les armes sont bonnes. Le médiocre, qui montre patte blanche, voilà celui que l’on accueille volontiers, car il est peu à craindre. A ce syndicat de personnages arrivés, de dignitaires officiels ou non, la sottise populaire permet de décréter ce qu’il faut croire ou ne pas croire, ce qu’il convient d’admettre ou de rejeter. De chacune de ces prétendues sommités, la clientèle, une clientèle que l’on se dispute âprement, varie bien entendu : le pape de Rome s’adresse aux catholiques, celui de Moscou aux partisans de la faucille et du marteau, celui de Lhassa aux montagnards du Thibet : les socialistes ont leurs docteurs en marxisme, un marxisme bien affadi assurent les communistes, et les bonzes qui trônent dans les Instituts prétendent régenter savants, écrivains et artistes. D’innombrables sectes, chapelles, groupements possèdent aussi des pontifes qui dogmatisent avec autorité. Ainsi naissent de multiples conformismes dont le succès s’avère plus ou moins étendu, plus ou moins durable. C’est en matière de religion et de morale que les autorités exigèrent, autrefois, la plus stricte orthodoxie. L’Eglise Romaine, en particulier, s’est distinguée par son intolérance cruelle. Elle se chargeait officiellement de sauver les âmes, leur enseignait dans quelles dispositions d’esprit il fallait vivre pour éviter l’enfer et gagner le ciel, exigeait de tous une adhésion aveugle et sans réserve aux croyances qu’elle déclarait obligatoires. Malheur à l’audacieux dont les recherches pouvaient mettre ses dogmes en difficulté ; philosophes et savants furent surveillés par elle avec une sourcilleuse vigilance et une hostilité ouverte. Beaucoup, tant qu’elle disposa des juges et des bourreaux, payèrent de leur vie des audaces doctrinales qui nous semblent anodines ; elle a fait plus de victimes que les pires despotes. En 1859, elle accueillait encore avec un ouragan de sarcasmes et de clameurs guerrières la publication du livre de Darwin, l’Origine des Espèces. Aujourd’hui elle continue de s’acharner contre toute découverte ou toute proposition qui contredit les affirmations du pape ou des conciles. La Bible elle-même doit être lue avec prudence. « Dieu n’a pas livré les Ecritures au jugement privé des savants », déclarait Léon XIII dans sa lettre apostolique du 30 octobre 1902 ; Pie X condamna en 1907, les théologiens qui voulaient, selon l’expression du Syllabus, « composer avec le progrès, avec le libéralisme, et avec la civilisation moderne ». De même le concile du Vatican, plein de défiance pour les recherches exégétiques, spécifiait qu’ « on doit tenir pour le vrai sens de l’Ecriture Sainte celui qu’a tenu et que tient Notre Sainte Mère l’Eglise, dont c’est la charge de juger du vrai sens et de l’interprétation des Saintes Ecritures ». Sans aller aussi loin que le catholicisme dans la voie de l’intransigeance, l’Eglise Orientale, l’Eglise Anglicane, les Eglises Luthériennes et Calvinistes orthodoxes n’en restent pas moins des Eglises d’autorité ; elles admettent le credo que formulèrent, aux troisième et quatrième siècles, les évêques chrétiens. Dans d’autres religions encore, chez les musulmans, par exemple, l’orthodoxie doctrinale joue un rôle essentiel. On doit reconnaître que le principe du libre examen, admis par le protestantisme, se révéla fécond en conséquences heureuses ; il fut un premier pas vers la liberté de conscience, car il rendait ses partisans hostiles à toute autorité ne relevant pas de la seule lumière intérieure. En matière de foi, les églises réformées s’appuyaient sur l’Ecriture Sainte et le symbole dit des Apôtres. Mais point d’intermédiaires entre Dieu et le fidèle ; dans l’interprétation du texte biblique, ce dernier s’en remet à l’inspiration directe du Saint-Esprit. Ainsi disparaît la raison d’être de la hiérarchie ecclésiastique ; le prêtre perd son caractère sacré, c’est seulement un homme plus instruit et plus pieux. Les tendances nouvelles, apportées par la Réforme, devaient aboutir finalement au protestantisme libéral qui répudie dogmatisme et orthodoxie, pour ne considérer que les dispositions intérieures. L’athée lui-même, assure-t-on, s’il se conduit en bon Samaritain, vis-à-vis de ceux qui peinent et souffrent, ne se place pas hors de la religion. Mais, en face de ces concessions faites à la culture et à la science moderne par certains pasteurs, le clergé catholique maintient, complète, son intransigeance doctrinale. Quant à l’Eglise orientale, elle semble disposée à des accommodements et subit l’influence protestante.
Ce n’est d’ailleurs pas contre la seule orthodoxie religieuse que doit lutter la pensée libre, c’est contre des orthodoxies de toutes sortes : politiques, morales, philosophiques, etc... Parmi les dogmatismes nouveaux que notre époque aura vu naître, il en est un qui, par son importance, mérite de nous arrêter : nous voulons parler du Marxisme, compris et pratiqué à la façon d’un catéchisme. D’après Karl Marx, l’activité économique a la priorité sur l’activité intellectuelle, bien plus, elle la commande étroitement. Par ailleurs, les conditions économiques de la production et de l’échange se transforment ; la concentration capitaliste est le grand fait économique du monde moderne. Mais les institutions et les idées survivent à l’époque dont elles furent l’expression ; voilà pourquoi le prolétariat n’a pas encore l’organisation sociale ou politique exigée par les conditions nouvelles de la production. Et la classe capitaliste s’efforce de maintenir à son profit. des institutions périmées. Une révolution inévitable permettra à la collectivité de rentrer en possession des instruments de production, concentrés en un petit nombre de mains. Des disputes sont survenues entre les commentateurs de Karl Marx, chacun prétendant interpréter la pensée du maître de la meilleure façon. Une véritable orthodoxie marxiste, qui a ses défenseurs vigilants et ses interprètes officiels, règne dans les milieux communistes, et chez les socialistes avancés. Contre les hérétiques, infidèles aux dogmes nouveaux, des anathèmes sont prononcés ; les communistes surtout usent et abusent de l’excommunication, de l’exclusion selon le terme adopté par les congrès. Si les autres partis politiques ont une doctrine plus élastique, des règlements moins rigides, tous cependant exigent de leurs adhérents qu’ils se soumettent aux directives essentielles données par les dirigeants. Dans notre société autoritaire, qui dit groupement dit, en effet, conformité : le groupe suppose chez ses membres certaines idées, certains sentiments identiques ; pour en être et pour en rester, l’individu doit suivre, accepter, obéir. Une orthodoxie plus ou moins étroite s’installe, qui s’oppose au libre développement de la pensée. Certains anarchistes eux-mêmes semblent animés du désir d’imposer à autrui leurs idées ; ils songent à enfermer dans des formules définitives, dans un moule figé, une doctrine qui se donne comme ennemie de tous les dogmatismes, implicites ou déclarés. Manifeste illogisme ! L’Anarchie, certes, ne doit pas se confondre avec l’incohérence mentale et l’absence de raison ; ils ont tort ceux qui abritent sous son manteau des doctrines marquées au coin de la folie, du mysticisme ou du délire. Mais elle n’éprouve ni vénération, ni effroi pour ce qui incite les hommes à se prosterner ; aucune autorité, si haute qu’elle se croie, aucune tradition ne lui en imposent ; aux opinions adoptées sans critique par les collectivistes, elle oppose la vérité objective fondée sur la réflexion ; aux impératifs sociaux, elle substitue les conclusions de l’expérience individuelle ou les inférences d’une logique appuyée sur des documents sérieux. L’esprit anarchique, c’est l’esprit scientifique appliqué, non plus dans quelques cantons seulement de la connaissance, mais à la totalité des manifestations de la vie, au domaine de la croyance, de la morale, de l’association, comme à celui des faits physiques. Ceux mêmes qui considèrent l’anarchie comme d’application bien lointaine, bien difficile dans l’ordre économique et social, doivent convenir que, dans l’ordre intellectuel, elle s’avère la condition du progrès. Mais il ne faut pas qu’elle se fige en une nouvelle orthodoxie, oubliant que, pour rester vivante, la pensée doit se mouvoir librement.
— L. BARBEDETTE.
OSSATURE
n. f.
Ensemble des éléments essentiels qui soutiennent un tout : se dit, par exemple, de l’ensemble des os, de la charpente d’un homme ou d’un animal ou de la charpente d’un édifice. L’ossature de 1’homme est tout entière constituée par le squelette qui comprend trois parties essentielles : le tronc, les membres et la tête. Le tronc comprenant la colonne vertébrale, les côtes et le sternum soutient tout notre corps et renferme les principaux organes de l’individu. Les membres, reliés an tronc, se divisent en membres supérieurs et en membres inférieurs (bras et jambes). La tête comprend le crâne et la face. Le squelette sert à soutenir les parties molles qui composent le corps de l’homme et lui imprime sa forme générale ; il protège les organes les plus importants de la vie : cerveau, moelle épinière, coeur, poumons. Les os servent de levier aux muscles et c’est grâce à leur concours que les muscles peuvent servir aux différents usages qu’on leur demande.
De même, parmi le règne animal, l’ossature des mammifères, des oiseaux, des reptiles, des poissons et des batraciens est constituée par un squelette osseux accomplissant à peu près les mêmes fonctions que chez l’homme. Pour les autres classes d’animaux, ce squelette osseux fait défaut, l’ossature étant constituée d’une façon différente. L’ossature des continents est constituée par les chaînes de montagnes et les hauts plateaux qui sont pour ainsi dire, la colonne vertébrale des terres émergées.
Ossature se dit aussi pour désigner la partie essentielle d’un système philosophique ou religieux. Tout système philosophique ou religieux repose sur un certain nombre de principes généraux d’où découle tout l’ensemble de la doctrine. Ainsi qu’en géométrie, l’ensemble des théorèmes n’est admis que parce que nous avons accepté des définitions qui représentent des types d’objets possibles, des axiomes, des postulats qui sont l’ossature même de notre mathématique ; un système philosophique ou religieux repose tout entier sur un groupe plus ou moins étendu de concepts qui en constituent la charpente soutenant le tout.
— Ch. A.
OUVRIER
n. m. (du latin operarius)
Celui qui, moyennant un salaire se livre à un travail manuel. Telle est la définition donnée par le dictionnaire.
C’est aussi celle que donna M. Raymond Poincaré, lorsqu’il fut chargé par l’Académie française de définir le mot ouvrier. Ici, nous voyons plus large que l’Académie et le Larousse.
Pour nous, l’ouvrier est non seulement un homme qui, dans la Société actuelle, est obligé de louer sa force-travail pour un salaire, souvent dérisoire d’ailleurs, mais l’individu : homme ou femme qui appartient à la partie de la Société — la plus nombreuse — qui est exploitée économiquement, asservie politiquement et brimée socialement.
Par ouvrier, nous entendons désigner aussi bien le travailleur de l’usine, que le prolétaire des champs, l’employé du bureau, du magasin, le technicien, l’artisan, le savant, tous ceux qui, en un mot, composent la classe laborieuse, tous ceux, pour parler net, qui vivent exclusivement de leur travail personnel, sans exploiter personne, de quelque façon que ce soit et qui, réunis, constituent réellement la classe ouvrière, le prolétariat, par opposition à tous ceux qui ne vivent pas exclusivement du produit de leur effort personnel et forment, par contraste évident, la classe bourgeoise et capitaliste.
Qu’ils le veuillent ou non, tous les ouvriers de la pensée et des bras, également exploités, forment bien une classe. La concordance de leurs intérêts en fait des « associés », la communauté de leurs aspirations les unit et leur libération dépend de leur action conjuguée contre l’adversaire commun.
Cette concordance d’intérêts et cette communauté d’aspirations les ont poussés à s’organiser dans des groupements distincts, au début, dont la réunion est cependant depuis longtemps commencée et se poursuivra jusqu’à la fusion complète, qui sera réalisée, sous la pression des nécessités, par une sorte de synthèse de toutes les forces du travail, exploitées par une infime minorité privilégiée. Et le temps n’est pas éloigné où la réunion de toutes les forces de la main-d’œuvre, de la technique et de la science, asservies au Capitalisme de mille façons, sera un fait accompli.
Les grandes organisations syndicales qui groupent : par métier, par industrie, par localité, par région, par nation et, par voie de fédération, tous les ouvriers et employés, de tous les pays, pour défendre leurs intérêts de toutes sortes contre les forces capitalistes de même nature, fondent dans un même et énorme creuset toutes les revendications économiques, politiques et sociales de la plus grande partie de l’Humanité ; elles tendent, chaque jour davantage, à réaliser cette synthèse de classe des forces qui assurent la vie sous toutes ses formes et perpétuent les sociétés.
Aujourd’hui, plus que jamais, le qualificatif « d’ouvrier » ne s’applique plus seulement à l’homme qui œuvre manuellement, mais à tous ceux qui vivent de leur travail.
Ceci implique, à mon avis, que le mot ouvrier doit être élargi dans sa signification, l’étymologie et la racine dûssent-elles en souffrir. Sous sa désignation doivent se confondre tous les travailleurs dont l’effort est utile à la collectivité.
Pour ma part, j’estime que, socialement, le mot travailleur, avec la signification précise que je lui donne ci-dessus, est infiniment plus complet, plus adéquat, plus conforme à la réalité moderne.
Son emploi, de plus en plus grand, permet de faire disparaître les cloisons étanches qui existent notamment entre « manuels » et intellectuels ; de détruire l’esprit de « caste » , de « corps » et de « métier », savamment entretenu par les adversaires de classe et tous leurs auxilaires.
Je trouve, en effet que les mots : « manuels » et « intellectuels » sont socialement, et même pratiquement, vides de sens.
En quoi l’ouvrier qui exécute un travail manuel est-il moins intellectuel que l’homme qui écrit, peint ou dessine ? Dans les deux cas, n’est-ce pas la main qui exécute ou trace ce que le cerveau a conçu ? Pourquoi y aurait-il moins d’ « intellectualité » dans le travail effectué à l’aide d’un outil que dans celui qui est accompli à l’aide d’une plume, d’un pinceau, d’un crayon ?
Il y en a souvent plus. Et sans chercher à définir une supériorité impossible et au surplus, inutile, entre les différentes productions humaines, il est préférable de dire que l’intellectualité s’exerce ici ou là, de façon différente et suivant les aptitudes particulières de chacun.
Le manuel est aussi un intellectuel et l’intellectuel est également un manuel ; les deux sont des ouvriers, des travailleurs, dont les activités, différentes et complémentaires l’une de l’autre, concourent également à la vie sociale.
Le jour où les « manuels » d’une part, et les « intellectuels », d’autre part, auront compris cela, leur union sera définitivement scellée et leur commune libération sera proche.
— Pierre BESNARD.
OUVRIÉRISME
n. m.
Ce mot est un néologisme souvent employé, mais dont il n’a été donné, jusqu’ici, aucune véritable définition. On ne la trouve dans aucun des dictionnaires, même les plus accueillants aux néologismes. C’est un de ces mots vagues, qui font un certain effet dans un discours ou un écrit, mais dont l’imprécision laisse l’auditeur ou le lecteur dans l’ignorance de ce qu’il veut dire. On ne sait qui en fit le premier usage, et dans quel esprit. Certains défendent ou combattent l’ouvriérisme ; personne ne dit ce qu’il est exactement. Nous allons tâcher de le situer aussi objectivement que possible.
Par son étymologie, le mot ouvriérisme désigne ce qui a rapport à l’ouvrier, la condition, la méthode, l’esprit, l’activité qui lui sont particuliers. Comme on entend généralement par ouvrier celui qui travaille de ses mains et qui est censé ne pas faire participer son cerveau à son travail, ce mot a pris un sens péjoratif résultant de la distinction arbitraire faite entre « manuels » et « intellectuels » et de l’état d’infériorité où les premiers se trouveraient par rapport aux seconds. (Voir Manuel.)
La conception de l’ouvriérisme basée sur la prétendue infériorité ouvrière est une sottise, et nous comprenons la réaction de ceux qui, ayant conscience de l’utilité sociale du travail manuel et de la dignité de ses exécutants, n’acceptent pas d’être accablés par cette sottise méprisante, relèvent le gant et font alors de l’ouvriérisme un drapeau. Cette réaction fut celle des gueux des Pays-Bas, en riposte à l’insolence aristocratique de la tyrannie espagnole. Elle fut celle des intellectuels de l’affaire Dreyfus, que les faussaires et les décerveleurs nationalistes, les traîneurs de sabre et les ignorantins aussi vides de cervelle que de scrupules, cherchaient à ridiculiser en leur donnant ce titre. Elle est celle des défaitistes d’aujourd’hui, dont la conscience est dressée contre la guerre, en face des hommes de sang et de proie qui prétendent les flétrir de cette épithète. Mais cette réaction ne peut avoir une véritable grandeur, inspirer le respect et susciter la sympathie que si elle ne tombe pas dans un préjugé contraire faisant de l’ouvriérisme la formule de la seule utilité sociale, celle d’une pensée et d’une action ouvrières qui doivent à leur tour dominer, et si elle n’oppose pas ainsi une « sottise manuelle » à la « sottise intellectuelle », un arbitraire ouvrier à l’arbitraire bourgeois. En est-il bien ainsi dans les manifestations de l’ouvriérisme ? Nous sommes obligés de constater que non et que trop souvent il justifie les critiques dont il est l’objet, sinon les sarcasmes que lui jettent des adversaires de mauvaise foi pour se dispenser de discuter à son sujet.
Il y a lieu, tout d’abord, d’écarter ce qui est de la mauvaise foi. On ne discute pas avec elle ; on la méprise. Il faudrait pouvoir ne pas tenir compte aussi des préjugés inspirés d’un esprit de classe plus ou moins irréfléchi ; mais ils sont des deux côtés basés sur cette distinction qui établit des cloisons étanches entre le travail de l’esprit et celui des mains. Ces préjugés sont vieux comme le monde, et on pourrait s’étonner de les voir persister en des temps démocratiques, si ces temps ne perpétuaient pas les distinctions sociales du passé. Mais le travail, en général, et le travail manuel en particulier, porte toujours l’ostracisme aristocratique et la malédiction religieuse. « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », a dit aux réprouvés un Dieu qui se repose d’avoir mal fait le monde, en compagnie des lys « qui ne travaillent ni ne filent ». Comptez combien d’ouvriers la République « récompense » de sa Légion d’honneur, à côté de tant d’aventuriers de professions parasitaires qui reçoivent ses faveurs. Même en y comprenant les vrais artistes, ceux qui relèvent par leur talent une distinction qu’avilit le cabotinage des autres, ils ne sont pas un sur cent décorés, et encore le sont-ils plus pour leur docile acquiescement aux conventions sociales que pour leur travail. Là encore, se manifeste plus de démagogie que de vrai démocratisme.
Il est impossible de soutenir sérieusement une théorie d’une supériorité du travail intellectuel sur le travail manuel et vice-versa. Chacun a son utilité sociale, sa nécessité humaine, et participe également au bien-être de tous. Le pain de l’esprit n’est pas moins indispensable à l’homme que celui du corps. « L’idée aussi est nourriture », a dit V. Hugo. Chacun a ses malfaisances et ses hontes. L’activité du savant, du médecin, de l’instituteur est aussi nécessaire et admirable que celle du laboureur, du boulanger, du maçon. Celle des ouvriers des arsenaux et des usines de guerre n’est pas moins inutile et détestable que celle des chimistes et des ingénieurs, dont, manuellement, ils réalisent les inventions. Les activités manuelle et intellectuelle ne peuvent s’abstraire l’une de l’autre, tant pour la collectivité que pour l’individu. Il n’y a pas d’homme-cerveau ; il n’y a pas d’homme-machine. Il y a des hommes plus ou moins bien équilibrés, plus ou moins aptes à remplir des fonctions utiles à la société et à eux-mêmes, suivant leurs facultés et l’emploi qu’ils en font. Nous tenons donc pour fausse et funeste toute distinction humaine ou sociale basée sur le caractère manuel ou intellectuel du travail, et nous écartons du débat tout argument de cette espèce, qu’il vienne des défenseurs ou des détracteurs de l’ouvriérisme.
Pendant longtemps, la condition ouvrière a été imprécise, soumise à des variations infinies. Maîtres et compagnons étaient mêlés dans les anciennes corporations. Celles-ci avaient des règlements contradictoires qui provoquaient des querelles interminables entre elles. Il y avait une solidarité de tous ceux appartenant à la corporation et non une solidarité de classe réunissant d’une part tous les maîtres, d’autre part tous les ouvriers. Ceux-ci, avec les aides, les apprentis, les valets, étaient sans organisation, tant à la ville qu’à la campagne. Les syndicats étaient interdits. L’industrie peu développée, dispersée et très spécialisée, rendait presque impossibles les coalitions d’ouvriers pour discuter de leurs intérêts et les défendre. Le prodigieux développement industriel du XIXème siècle changea cet état de chose par la multiplication du personnel ouvrier, la concentration de son activité dans de vastes usines et la division du travail. La machine sépara patrons et ouvriers, créant entre eux une démarcation de plus en plus nette. Le prolétariat industriel, devenu une immense armée et soumis à des réglementations de plus en plus précises et autoritaires, éprouva alors un besoin plus effectif de se sentir les coudes, de s’organiser pour défendre ses salaires et améliorer ses conditions de vie. Une conscience de classe naquit en lui avec la notion de la véritable valeur d’un travail dont il était frustré pour la plus grande part, et celle d’une force qui lui permettrait de se libérer du joug patronal pour travailler et vivre librement.
L’Internationale Ouvrière synthétisa les aspirations de ce corps immense. Elle réunit en elle tous les espoirs, toutes les révoltes, toutes les volontés dont les manifestations incohérentes avaient semé le passé du long et sanglant martyrologe prolétarien. (Voir Révoltes ouvrières.) Elle leur donna une formule. Elle dressa une puissance ouvrière réelle en face du patronat, une méthode et une action qui pourraient lui tenir tête, et prouver au monde qu’à égalité intellectuelle, à égalité de compétence technique et de connaissance organisatrice, le travail pouvait et devait prendre la place du capital, supprimer son parasitisme exploiteur. Le prolétariat était le nombre, la masse ; il n’avait qu’à respirer pour bouleverser, par le soulèvement de sa vaste poitrine, les constructions fallacieuses du vieil ordre empoisonné d’égoïsme individualiste et haletant sous le poids du mensonge social. Mais il fallait l’égalité intellectuelle pour donner au nombre, à la masse, la force irrésistible qui lui manquait depuis cinquante siècles de prolétariat sporadiquement en révolte et toujours inorganisé. Cette force, l’Internationale voulait l’apporter au prolétariat ; l’ouvriérisme l’a fait échouer.
L’Internationale disait :
« L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ! »
Et elle ajoutait :
« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »
Elle savait que la liberté ne se demande pas ; elle se prend. Elle voulait que l’ouvrier apprît « à ne compter que sur lui-même et sur son entente cordiale avec tous ses frères de misère pour conquérir son affranchissement intégral ». (G. Yvetot : A. B. C. syndicaliste.) Mais elle savait aussi que cet affranchissement ne pourrait se produire sans que le prolétariat eût acquis la triple puissance intellectuelle, morale et économique qui sont impossibles l’une sans les autres. Elle faisait siennes les idées d’Agricol Perdiguier qui avait enseigné les techniques anciennes de sa profession de menuisier et tenait une école où il se préoccupait autant du développement intellectuel et moral de l’ouvrier que de son perfectionnement professionnel. L’Internationale disait enfin, avec Louis Blanc :
« Nous voulons que le travail soit organisé de manière à amener la suppression de la misère, non pas seulement afin que les souffrances matérielles du peuple soient soulagées, mais aussi, mais surtout, afin que chacun soit rendu à sa propre estime ; afin que l’excès du malheur n’étouffe plus, chez personne, les nobles aspirations de la pensée et les jouissances d’un légitime orgueil ; afin qu’il y ait place pour tous dans le domaine de l’éducation et aux sources de l’intelligence... Nous voulons que le travail soit organisé afin que l’âme du peuple, — son âme, entendez-vous ? — ne reste pas comprimée et gâtée sous la tyrannie des choses. »
C’était là le but d’un magnifique ouvriérisme. Par lui, la classe ouvrière accomplirait l’œuvre avortée de la Révolution française ; elle donnerait à tous les travailleurs la liberté et l’égalité que la bourgeoisie n’avait établies que pour elle ; elle rendrait possible l’entente fraternelle de tous les hommes. Pour cela, l’Internationale mettait l’instruction à la première place des revendications ouvrières. Depuis la Révolution, toutes les écoles socialistes l’avaient réclamée pour le peuple : babouvistes, saint-simoniens, fouriéristes, blanquistes, avaient voulu l’éducation sous la triple forme affective, rationnelle, technique, et l’instruction laïque, gratuite, obligatoire, dans l’école unique. Dès ses premiers congrès, l’Internationale adoptait des rapports sur l’instruction intégrale, l’obligation et la laïcité. (Bruxelles, 1868.) Elle demandait la réduction des heures de travail pour que les ouvriers pussent suivre des cours complémentaires et se perfectionner, tant dans les connaissances de la pensée que dans celles de leur profession. Elle voulait faire accéder le travailleur à l’art dans lequel elle voyait, comme Elisée Reclus, « la forme intellectuelle et le compagnon nécessaire du travail libre ». Elle envisageait, avec les penseurs dont elle s’inspirait, l’émancipation du prolétariat dans l’entier épanouissement de son activité, de son intelligence, de ses sentiments...
Nous sommes, aujourd’hui, à soixante ans de l’époque où l’Internationale se formait avec ce magnifique programme. Il reste toujours à le réaliser pour le prolétariat demeuré ignorant, plus exploité et plus désuni que jamais. Voilà le triste bilan. L’esprit de l’Internationale n’a pu l’emporter dans l’action ouvrière sur les vieux préjugés laissés par les routines populaires. Les conditions nouvelles de la lutte des classes ont changé les formes de ces vieux préjugés ; elles les ont plus aggravés que fait disparaître. Ils sont ceux du mauvais ouvriérisme, plus ancien que ce mot nouveau, qui ne tend pas à changer le monde, mais seulement à mettre en place des exploiteurs différents d’un prolétariat qui demeurera comme devant, saigné et enchaîné au char de nouveaux maîtres, comme il l’est demeuré après 1789. Et qu’on ne proteste pas ; la chose est à moitié faite depuis la « Guerre du Droit », grâce à ce « collaborationnisme » que se sont mis à pratiquer les représentants appelés les plus « qualifiés » de la classe ouvrière, et que Karl Marx semble avoir annoncé lorsqu’il a dit de la « social-démocratie » qu’elle « réclamait des institutions républicaines démocratiques comme moyen, non pas de supprimer les deux extrêmes, le capital et le salariat, mais d’atténuer leur antagonisme et de le transformer en harmonie ». (Le 18 brumaire de Louis Bonaparte.) Engels, de son côté, appelait ces « collaborationnistes », les « théoriciens de l’harmonie, domestiques de la classe dominante ».
L’ouvriérisme farouche, qui s’employait si jalousement à préserver le prolétariat de toute influence intellectuelle, n’a pas craint de s’acoquiner à la pire espèce des « intellectuels », les politiciens, et de lui apporter son contingent. Proudhon disait :
« L’atelier fera disparaître le gouvernement. »
Il ne se doutait pas que, loin de faire disparaître le gouvernement, l’atelier « collaborationnerait » avec lui !
Pour en arriver à ce « collaborationnisme » — mot qui aurait fait bondir Proudhon autant que la chose, car il respectait également la langue et le prolétariat — l’ouvriérisme a dû évoluer, mais le fond de son caractère, c’est-à-dire la haine de l’intellectualité, n’a pas changé. C’est ce qui lui a permis de se trouver en famille — en famille spirituelle, si l’on peut dire — avec le bourgeoisisme, le jour où ils ne se sont plus regardés en chiens de faïence. Contre le prolétariat, le bourgeoisisme avait hérité, en arrivant à la puissance, des préjugés de droit divin suivant lesquels la classe des possesseurs est faite pour diriger, commander, flâner, jouir de tous les privilèges sociaux, de toutes les satisfactions de l’existence, tandis que la classe des dépossédés n’est faite que pour obéir, travailler, subir toutes les misères sociales et ne connaître que la souffrance. C’était la vieille mystique qui prétendait justifier l’omniscience et l’omnipotence des classes triomphantes par la violence et l’imposture. Au lieu de combattre ces préjugés et d’en montrer la sottise pour les faire disparaître, l’ouvriérisme les a fait siens. A la mystique bourgeoise, il a commencé par opposer une autre mystique, celle de l’omniscience et de l’omnipotence prolétariennes tout aussi sotte que l’autre. Opposition seulement apparente ; les deux mystiques étaient la même dans le fond et se confondraient quand bourgeoisisme et ouvriérisme se donneraient la main au lieu de se battre. L’« extrémisme » prolétarien deviendrait alors le bourgeoisisme à l’usage des prolétaires. Mais, jusque là, l’un était en place et ne voulait rien donner, l’autre voulait arriver et tout prendre ; l’un disait cyniquement : « J’y suis, j’y reste ; quels que soient les moyens », l’autre disait brutalement : « Ote-toi de là, que je m’y mette ! » Leur conjonction actuelle, qui a mis une sourdine à leur véhémence, changera le personnel gouvernemental, elle mettra l’atelier à côté du capital, elle ne changera rien aux abus sociaux et à leur immoralité.
En 1789, par la voix de Sieyès, la mystique bourgeoise disait :
« Qu’est le Tiers-Etat ? — Tout ! »
La Révolution, qui lui donna raison, servit à mettre au pouvoir une bourgeoisie qui répéta plus grossièrement les abus de l’aristocratie. (Voir Muflisme.) La mystique ouvriériste, impuissante à faire une Révolution pour laquelle des mains calleuses et des cerveaux frustes ne peuvent suffire, préfère traiter avec la mystique bourgeoise. Qu’on ne lui parle donc plus de révolution ; elle fait la sienne sans secousses. Mais elle est en train de remplacer une démocratie mal éduquée par une ochlocratie inéduquée, et il n’est pas certain qu’on ne verra pas alors, comme à Athènes, « les honnêtes gens obligés de se cacher pour s’instruire, de peur de paraître aspirer à la tyrannie ». (Plutarque.) Est-ce là ce qu’avaient rêvé et voulu préparer les initiateurs de l’Internationale Ouvrière ? Nous répondons résolument : non !
L’Internationale pensait qu’entre les deux mystiques, la bourgeoise et l’ouvriériste, il y avait le véritable esprit qui n’est d’aucune classe, la véritable science qui ne se sépare pas de la conscience, la véritable humanité qui doit naître de l’émancipation prolétarienne. L’ouvriérisme aveugle ne les distingue pas du faux esprit, de la fausse science, de la fausse humanité dont le bourgeoisisme a fait usage contre lui et qu’il a fait siens en s’associant à lui. Cette confusion est l’erreur de l’ouvriérisme, elle fait le malheur de ceux qui le suivent sans savoir où il les mène. Elle est aussi l’erreur de la bourgeoisie qui y persiste, y trouvant son intérêt ou ce qu’elle croit être tel, sans voir que le mensonge et la violence sur lesquels elle repose ne peuvent durer qu’un temps et lui réservent des lendemains cruels. Des rois, et leur entourage, ont tragiquement payé les sophistications de cette mystique. Elle leur avait fait croire que « l’hommage est dû aux rois ; ils font tout ce qui leur plaît ». (Cahiers de Louis XIV enfant.) Ils n’étaient qu’à demi responsables des fautes qu’elle leur faisait commettre. De même, risquent de payer cher ces bourgeois au crâne bourré par l’enseignement de leur classe et enorgueillis de sa suprématie, qui répètent depuis cent ans des choses comme celles-ci :
« Le communisme dont l’aspect essentiel est le partage égalitaire des biens et des fruits du travail — en doctrine tout au moins — est par définition le régime des voleurs, puisqu’il aboutirait à déposséder de leurs biens, c’est-à-dire des produits accumulés de leur travail, les citoyens les plus courageux, les plus prévoyants et les plus sages, au profit des paresseux et des imprévoyants. » (« Un Français moyen » : Grande Revue.)
Comment faire comprendre à un homme imprégné d’une telle mystique, même s’il est sincère, que les « voleurs » sont ceux qu’il appelle « les citoyens les plus courageux, les plus prévoyants et les plus sages », tel, par exemple, ce roi du pétrole qui « gagne » vingt-cinq millions par semaine en accumulant le produit du travail de ses ouvriers dépossédés ? Mais ceux qui sont entièrement responsables, parce qu’ils savent parfaitement ce qu’ils disent et ce qu’ils font, ce sont ceux qui, après avoir sucé la mamelle aride de la misère, rugi avec les « damnés de la terre » et traîné le boulet des « forçats de la faim », passent de la mystique ouvriériste à la mystique bourgeoise et s’engagent dans la valetaille des rois de la finance, en attendant de s’asseoir à leur table. Ceux-là sont sans excuse ; ils sont les pires ennemis du prolétariat.
L’ouvriérisme est donc empêché par sa mystique de se diriger vers la vraie science libératrice qui engendrerait la vérité et la justice sociales. Il voit dans cette science une ennemie parce qu’il la confond avec la science de classe dont la bourgeoisie se sert contre le prolétariat. Il croit que, de la même façon qu’elle est aujourd’hui bourgeoise, elle deviendra subitement prolétarienne, pour se mettre à ses ordres, quand sonnera l’heure X ... de la Révolution. Il ne peut, pas plus que le bourgeoisisme, concevoir qu’elle soit au-dessus des classes et des partis, indifférente à leurs querelles et uniquement fidèle à la nature et à la vérité. Par la même raison, il se détourne de l’art. Sa mystique concorde avec celle du bourgeoisisme qui dit :
« L’art est un luxe de l’humanité, et le propre du luxe est de coûter plus cher que le nécessaire. » (M. Crémieux. Nouvelles Littéraires, 26 janvier 1929.)
Comme le bourgeoisisme, il ignore l’art ou ne le voit que dans ce qui coûte cher. Cet état d’esprit se répercute sur l’instruction. Il accuse l’enseignement laïque, pour lequel luttèrent si ardemment les pionniers de l’Internationale, d’être aussi pernicieux, sinon plus, que l’enseignement congréganiste, et des instituteurs eux-mêmes écrivent que l’école laïque est « contre la classe ouvrière ». L’ouvriérisme avait-il la naïveté de croire que l’Etat, représentant d’une classe sociale triomphante, se soucierait de préparer dans ses écoles de petits révolutionnaires qui le bousculeraient un jour ? Plus encore que les autres erreurs de I’ouvriérisme, cette attitude en face de l’école montre la lamentable incohérence idéologique où il est plongé. Comment ne comprend-il pas de lui-même ce que Jean Guéhenno a écrit à ce sujet dans Europe, du 15 septemhre 1931 :
« On demeure confondu quand ce sont, comme il arrive, des instituteurs eux-mêmes qui proclament que l’école laïque est contre la classe ouvrière. Comment ne pas répondre à ceux-là que l’école laïque, ce sont les instituteurs eux-mêmes ? Elle est et elle sera ce qu’ils voudront et ce qu’ils la feront. Personne n’a de plus hautes responsabilités. La cause du peuple est en leurs mains. Elle est remise à leur savoir, à leur courage, à leur indépendance, à leur dignité, à leur fidélité. Qu’ils se souviennent, comme le leur recommandait Péguy, qu’ils ne sont, ni à l’école, ni dans leur canton, les représentants d’un ministère, d’un gouvernement, d’un ordre établi et à maintenir, mais, si modestes qu’ils soient, des représentants de l’esprit et les propagandistes d’une méthode et d’une foi selon lesquelles tous les hommes doivent devenir les artisans de leur propre destinée. Qu’ils emploient toutes les forces de leur raison critique à faire reconnaître la vérité, et la « classe ouvrière » sera bien servie. »
C’est là la réponse qu’aurait faite la véritable Internationale à l’ouvriérisrne qui prétend la continuer, la réponse d’une Internationale qui voulait que l’émancipation des travailleurs fût l’œuvre des travailleurs eux-mêmes et non celle d’un Etat ou d’une Révolution providentiels. Mais cet ouvriérisme s’est détourné de l’esprit et de la méthode de l’Internationale ; il ne continue que l’ignorantisme prolétarien plus néfaste, dans tous les temps, aux prolétaires que celui de toutes les Eglises et de tous les Etats réunis. (Voir Instruction populaire. )
La mystique ouvriériste, qui n’attend rien que de la Révolution et prétend qu’elle seule changera en « or pur » ce qui était un « vil plomb », est aussi abracadabrante et dangereuse que toutes les fantasmagories messianiques et apocalyptiques fabriquées par les charlatans religieux. Une révolution ne vaut jamais que par ceux qui la font. Celle que l’ignorantisme ouvriériste attend, et qui doit nous transporter, comme sur un nuage d’opéra, de l’enfer dans le paradis, continue à faire des milliers d’êtres complètement illettrés, qui sont la proie de toutes les exploitations et de toutes les misères prolétariennes. Si l’on tirait les conséquences logiques de cet ignorantisme qui interdit aux prolétaires de s’instruire par les seuls moyens qui sont à leur disposition, pour ne pas « trahir leur classe », on aboutirait à ces constatations plutôt ahurissantes qui ressortiraient de la dernière statistique du Bureau International d’Education siégeant à Genève : la France serait un des pays les plus révolutionnaires puisque, sur 53 nations du monde entier, 17 seulement dépensent moins qu’elle pour l’instruction publique, mais elle serait encore moins révolutionnaire que le Bechouanaland, dans le Sud Africain, et que l’Italie fasciste dont les dépenses, pour l’instruction publique, sont encore moindres ! ...
L’illogisme ouvriériste se constate dans toutes les formes de la vie et de l’action sociales. Après avoir déclaré que rien de bon ne peut sortir de la société bourgeoise et décidé que tout ce qui la compose doit être détruit, mais incapable de procéder à cette destruction de façon à produire ensuite ce qui sera bon, il demande à cette société de se détruire elle-même !.... Si décomposée qu’elle soit, elle n’est pas encore décidée à ce suicide. Cet illogisme est toute l’explication de l’impuissance ouvrière.
Il avait semblé un moment, à l’occasion de l’affaire Dreyfus, que l’ouvriérisme avait ouvert ses fenêtres à un air plus pur et les yeux à plus de lumière. Le contact des « intellectuels », raillés par les ignorantins et les chourineurs du nationalisme, qui avaient abandonné leur solitude studieuse, étaient descendus de leur « tour d’ivoire » et bravaient les assassins pour le seul amour de la justice et de la vérité, avait enflammé la générosité populaire d’un idéalisme puissant et l’avait arraché aux sophistications ouvriéristes. Il semblait qu’on allait enfin entrer dans les voies de l’Internationale et préparer des révolutionnaires pour faire la Révolution. Mais la lutte pour la justice et la vérité, trop décevante pour ceux qui n’avaient que des intérêts personnels à satisfaire, tourna sous l’influence politicienne à la lutte pour « l’assiette au beurre ». Le contact idéaliste de la pensée et du prolétariat fut bientôt fermé avec les portes des Universités populaires ; il ne resta que celui des appétits, dans les bars de vigilance où politiciens « intellectuels » et « manuels » lièrent ensemble les nombreux poils qu’ils avaient dans les mains. Cette rencontre éphémère de la vraie science avec les travailleurs n’en laissa pas moins, dans le syndicalisme ouvrier, un idéalisme qui dépassa l’ouvriérisme étroit et le fit se lever plus d’une fois pour les plus généreuses revendications humaines. Alors que tant de timorés et de satisfaits, pour qui la réhabilitation du capitaine Dreyfus avait mis fin à « l’affaire », étaient rentrés dans la carapace de leur égoïsme, le monde ouvrier persista à revendiquer une justice sociale qui n’existait pas plus qu’avant. Ce fut le temps particulièrement agité de l’antipatriotisme, de l’antimilitarisme, des affaires Ferrer et Aernoult soulevant des centaines de milliers de protestataires, des grands procès de presse où la liberté d’opinion fut défendue au grand jour de la cour d’assises, dans la rue et dans les journaux. On n’avait pas encore osé étrangler cette liberté en correctionnelle au moyen des « lois scélérates », empêcher ses manifestations sur la voie publique par des arrestations préventives de « manifestants présumés », et des journalistes républicains, qui n’étaient pas encore devenus des valets du fascisme, la défendaient avec l’indépendance de leur plume. Le véritable esprit de l’Internationale animait alors le prolétariat.
Mais, en 1914, l’ouvriérisme le plus maléfique l’emporta. Toute la pensée et toute l’action qui auraient pu faire alors de l’Internationale une réalité vivante et triomphante contre le crime social, furent entraînées dans le flot de sang et de boue de la guerre. En vingt-quatre heures, par son adhésion à « la mobilisation qui n’était pas la guerre », l’ouvriérisme anéantit tous les espoirs formés si péniblement depuis quarante-cinq ans. L’Internationale prolétarienne s’assassina elle-même, oubliant qu’elle n’avait pas de patries à défendre mais une Internationale capitaliste à renverser. Pendant quatre ans, les prolétaires, au lieu de s’unir contre l’ennemi commun, s’entr’égorgèrent sur tous les continents. Pendant quatre ans, Français et Allemands se poursuivirent dans les cinq parties du monde, sur terre, sur mer et dans les airs, alors qu’à leur commune frontière, en bombardant le bassin minier de Briey que leurs gouvernements leur faisaient épargner, ils auraient fait cesser la guerre au bout de six mois, de l’aveu même de ceux qui les faisaient se battre !....
Les sinistres pourvoyeurs et profiteurs d’une guerre qui, pour eux, finit trop tôt, n’avaient-ils pas trouvé les meilleurs recruteurs de chair à canon parmi les farouches contempteurs des « intellectuels » ? ... Ah ! ils étaient loin d’être des « intellectuels » ceux qui arborèrent un chapeau neuf, le 1er août 1914, pour aller prendre les ordres du gouvernement puis venir dire aux prolétaires :
« Allez à la frontière où nous vous rejoindrons demain !... »
Ceux qu’ils rejoignirent le lendemain, ce furent les académiciens qui disaient de leur côté, avec des mouvements de menton :
« Allez, enfants de la Patrie !... »
Ce fut à Bordeaux qu’ils allèrent tous, dans les tranchées du « Chapon Fin », pour aider gouvernants et patrons à avoir la peau des prolétaires « patriotisés », des nouveaux « Soldats de l’an II », des éternelles dupes livrées au sacrifice par les mauvais bergers du prolétariat quand ceux de la bourgeoisie n’y suffisent plus ... Paix à ceux qui ont reconnu leur faute, qui, après, ont su au moins se taire et reprendre leur place dans les véritables rangs prolétariens. Mais il y a les autres qui continuent et qui plastronnent, encouragés par le désarroi de leurs victimes désemparées, dont la rage insensée ne sait s’exercer que contre elles-mêmes, comme pour achever l’œuvre infernale de la guerre. Ceux-là — dont la besogne a été encore plus ignoble que celle des bourgeois, car les bourgeois avaient, eux, un intérêt dans la guerre et ne se trahissaient pas eux-mêmes en y envoyant les prolétaires — ceux-là poursuivent, depuis qu’est intervenue ce qu’on appelle « la paix », la besogne anti-prolétarienne au sein même du prolétariat par leur « collaborationnisme » dressé contre la Révolution.
Ah ! on est loin, aujourd’hui, de cet ouvriérisme grossier, brutal, gueulard, affectant la vulgarité sinon la crapule, et considérant comme du bourgeoisisme l’usage du savon et de la brosse à dents ! Le nouveau est pire, car si le premier était ignorant, le second est exploiteur. Il s’est installé dans la curée de la guerre où il a retrouvé, établis ministres, les anciens « intellectuels-traîtres » qu’il avait vomis. A leur exemple, il s’est laissé rogner les griffes et rosir les ongles par la manucure de l’institut de beauté. Il a remplacé par des dents en or les chicots qui empuantissaient sa bouche. Il figure en smoking dans les galas officiels, avec son ancienne compagne devenue « madame » et qui a appris à se décolleter en vieillissant. Il boit le champagne avec de vétustes préfets qui ont fait massacrer les travailleurs dans tous les Fourmies de la République. Il dîne avec les augures de la Société des Nations et il soupe avec les rastaquouères tatoués de Deauville et de Nice. Il méprise plus que jamais les vrais « intellectuels » qui sont des hommes de pensée, de travail, de désintéressement, et sont parfois réduits à ouvrir la portière de son auto sur le boulevard mais il flirte et il combine avec les fripons de la « confrérie des puissants » ; il est aussi illettré et il apprend à être aussi mufle qu’eux. Lui aussi demeure comme eux « un être puant sorti du pet d’un âne ». (Voir Muflisme).
Il avait fait « l’union sacrée » avec le Capital, l’Eglise, le Gouvernement, avec toutes les forces de réaction sociale ; il avait prodigué lui-même le « bourrage de crâne » ; il avait dénoncé furieusement les « défaitistes » ; tout cela, avait-il dit, pour avoir le droit, la guerre finie, de « parler au nom du prolétariat », quand le sang de millions des siens aurait rougi le sol des patries. Il n’a parlé et il ne parle qu’au nom d’une nouvelle classe qui sacrifie, dans la paix comme dans la guerre, le véritable prolétariat. Celui-ci n’a échappé à la mitraille que pour rentrer dans la géhenne du salariat. Non seulement on ne dit rien pour lui, mais on travaille contre lui. S’il proteste, on lui rit au nez ; s’il insiste, on le cogne. Sur les charniers où pourrissent ses pauvres dupes, a poussé cette fleur de l’ouvriérisme « collaborationniste » : un Quatrième Etat engraissé dans la guerre, richement appointé à Genève et ailleurs, représenté dans les Conseils d’Administration des entreprises capitalistes et qui, peu à peu, prend place à côté de l’aristocratie républicaine sans avoir besoin de faire son 1789.
Ce quatrième Etat est la nouvelle classe moyenne qui succède à celle des petits industriels, des petits commerçants, des petits patrons, des petits rentiers, prolétarisés par les grandes usines, les grands magasins, les fabrications mécaniques interchangeables qui ont tué les métiers, et l’inflation monétaire qui a mis le franc à quatre sous. C’est la classe des fonctionnaires de tous ordres, des ouvriers spécialisés, de tous ceux à qui leur travail rapporte de hauts salaires dans des professions privilégiées. Pour cette classe, non seulement il ne s’agit plus de faire la Révolution, mais ceux qui parlent encore de cette chose archaïque, ou seulement d’action directe, sont des énergumènes et des bandits. Il n’est plus question d’exproprier les capitalistes, d’abolir le salariat, de jeter bas la société bourgeoise et tous ses organismes dévorateurs, d’établir l’Internationale Ouvrière pour en faire « le genre humain » ! Il s’agit de se faire la meilleure place possible, à côté de la bourgeoisie, contre le véritable prolétariat plus nombreux et plus misérable que jamais.
Car ce Quatrième Etat favorisé ne se compose guère que du quinze pour cent des travailleurs. Il y a, en dehors de lui, rejeté par son « collaborationnisme », livré à toutes les incertitudes et à toutes les misères, le quatre-vingt-cinq pour cent de manœuvres, d’hommes de peine, de femmes de ménage, de garçons et de filles de ferme, de trimardeurs, de clochards, d’épaves de tous genres réduites à des professions indéfinies trop souvent voisines du vagabondage, de la prostitution et de la friponnerie qui n’est pas honorable et protégée ne s’exerçant que dans une sphère miteuse. Tout ce prolétariat inférieur qu’accablent les travaux meurtriers, la dureté patronale, les sous-salaires, le chômage, les accidents, la maladie, n’a aucune possibilité de se stabiliser dans une situation permettant d’avoir un foyer, une compagne, des enfants, une vie familiale reposante, des plaisirs sains et la perspective rassurante d’une vieillesse à l’abri du besoin. Pour ce prolétariat sacrifié, l’ouvriérisme « collaborationniste », arrondi dans sa bedaine et installé dans le muflisme, ne fait rien. Il ne connaît plus cette solidarité « favorable aux petits, aux faibles, aux déshérités, puisqu’elle leur assure la préoccupation et la collaboration des autres, mais défavorable aux forts, aux sages, aux avancés, puisqu’elle exige d’eux qu’ils se mettent au service des autres. » (Fulliquet : Précis de dogmatique). Cet ouvriérisme est aujourd’hui parmi les « forts », les « sages », les « avancés », parmi les mufles. Aussi, faut-il voir avec quel mépris il regarde les pauvres « espèces inférieures », de quelle façon sa valetaille plumitive traite ces « étranges individus.... pauvres hères à mine patibulaire de clochards... bicots dépenaillés et sordides.... asiatiques de race incertaine qu’on rencontre sur les quais, le regard mauvais, et que recrutent les grands patrons des ports comme briseurs de grèves.... déchets lamentables de pauvre humanité ... etc. » Ne sont-elles pas significatives ces appréciations d’un ouvriérisme parvenu le plus souvent grâce aux filouteries politiciennes ou dans des fonctions de chiens de garde du patronat, et qui se permet de suspecter les intentions des « intellectuels » à l’égard des prolétaires ? ...
Redisons-le, c’est nécessaire : ce ne sont pas des « intellectuels » qui travaillent dans les usines de guerre et les distilleries, transportent canons, munitions et alcools sur terre, sur mer et dans les airs, fournissent l’inépuisable armée des « jaunes » briseurs de grèves qui ne viennent pas d’Asie, des mouchards de chantiers, d’ateliers et de bureaux, des concierges, des garde-chasse, des garde-chiourme, des chaouchs, des gabelous, des policiers, des gendarmes, des engagés et rengagés « civilisateurs » des peuples coloniaux, des exploiteurs des nourrissons et des pupilles de l’Assistance Publique, des mastroquets, des patrons et des pourvoyeurs des maisons de tolérance, etc... M. Philibert et Mme Tellier sont rarement des bacheliers, bien que leurs amis politiciens leur fassent volontiers donner les palmes académiques ou la Légion d’honneur ainsi qu’aux tenanciers des grands lupanars où s’ébatttent « l’élite du rebut et le rebut de l’élite » (M.-G. Michel).
L’ouvriérisme, définitivement lié aujourd’hui aux politiciens par le pacte de sang, a fait de l’Internationale trois ou quatre tronçons qui ont chacun ses papes, ses cardinaux, ses évêques, ses curés, ses sacristains, ses enfants de chœur et ses ouailles sur le dos desquelles toute cette hiérarchie parasitaire se dispute et s’excommunie. Par le syndicat qui « devait se suffire à lui-même », être l’alpha et l’oméga de l’activité ouvrière et réaliser, par conséquent, pour le prolétariat, tout ce que celui-ci devait refuser à l’Etat corrupteur des consciences et producteur de traîtres, l’ouvriérisme devait tout résoudre, tout créer : il n’a rien su mettre debout. Il n’a su faire, dans les syndicats, qu’une politique boutiquière, mesquinement réduite à des questions corporatives locales, le plus souvent en contradiction avec la politique des syndicats voisins. Entravant le recrutement, divisant les travailleurs en partis hostiles, fermant ouvertement ou sournoisement l’organisation ouvrière au plus grand nombre des prolétaires, cette politique en est arrivée, par des scissions, des exclusives, des interdits dignes de conciles ecclésiastiques, à faire des travailleurs des frères ennemis divisés en vingt chapelles, plus occupés à s’entredéchirer qu’à mener la lutte contre le patronat, et s’appuyant, en dernière analyse, sur le patronat pour faire échec à leurs adversaires ouvriers. Lisez l’histoire du travail à travers les siècles, celle des luttes ouvrières en tous les temps ; sous des aspects différents, déterminés par des conditions économiques et sociales différentes, ce sont toujours les mêmes divisions, les mêmes querelles, les mêmes haines fratricides dues à l’ignorance et à l’inconscience du prolétariat qui ont entravé son émancipation. Trompé par ses mauvais bergers, saoulé du vin frelaté d’une blagologie qui le livre à des abstractions et l’empêche d’acquérir une notion exacte des choses, il est aussi désarmé aujourd’hui devant ses maîtres que l’esclave antique, le serf du moyen âge, le vilain d’avant 1789. C’est toujours dans ses rangs que ses dominateurs recrutent les sergents du guet qui le rossent, les soldats qui le canardent, et il marche aussi dévotement, aussi bénévolement pour les guerres du Droit et de la Civilisation qu’il marchait au moyen âge pour les Croisades, lorsque ses maîtres, le voyant trop encombrant et trop remuant, décident de pratiquer dans ses rangs les « saignées régénératrices ».
L’ouvriérisme, qui ne voulait rien faire que par lui-même, n’a su mettre debout ni les maisons du peuple où les travailleurs auraient été chez eux, libérés de la tutelle de municipalités plus ou moins hostiles, ni les organisations qu’elles auraient comportées pour réaliser les vues éducatrices de l’Internationale : ateliers d’apprentissage, salles d’études, laboratoires, consultations d’hygiène, de puériculture, de prophylaxie des maladies sociales, bibliothèques, salles de conférences, d’expositions, de concerts, théâtres, terrains de jeux, etc.. où ces travailleurs auraient pu s’instruire et se distraire par eux-mêmes et par des collaborations dévouées, librement offertes et choisies sans que des tractations politiciennes en vinssent souiller les moyens et le but. Ces collaborations, la classe ouvrière les aurait trouvées parmi ces « intellectuels » qui disent avec Kropotkine : « Si nous avons pu nous instruire et développer nos facultés, si nous avons accès aux jouissances intellectuelles, si nous vivons dans des conditions matérielles pas trop mauvaises, c’est parce que nous avons profité, par le hasard de notre naissance, de l’exploitation à laquelle sont sujets les travailleurs : lutter pour leur émancipation, c’est pour nous un devoir, une dette sacrée que nous devons payer. » Ceux-là qui, depuis Socrate jusqu’à Romain Rolland, ont apporté au monde la vraie science et ont été sa véritable conscience, ont toujours tout donné et n’ont jamais rien demandé. Nous affirmons au prolétariat qu’ils sont nombreux et ne demandent qu’à venir à lui pour échapper à la sottise bourgeoise.
L’ouvriérisme répondra pour expliquer sa carence :
« Où vouliez-vous qu’on prît l’argent pour réaliser tout ce que vous dites ? »
Nous ne voudrions pas répliquer en citant le nombre de milliards dont les travailleurs ont, depuis cinquante ans, enrichi leurs empoisonneurs, et particulièrement le « mastroquet » démoralisateur, bien qu’il soit d’après certain ministre « le rempart de la dignité nationale » !... Mais, pourtant !... que n’aurait-on pas pu faire avec tous ces milliards, avec seulement la moitié de ces milliards, si l’ouvriérisme avait guidé les travailleurs, comme il le prétendait, dans les véritables voies de leur émancipation ? Mais allez dire cela aux flagorneurs de la vanité ouvrière aussi sotte que les autres vanités ; allez le dire aux arsouilles qui pérorent dans le « salon du pauvre » et lui montrent la société future dans l’arc-en-ciel des apéritifs ; allez le dire aux politiciens syndicalistes tout aussi intéressés que les patrons à tenir les travailleurs dans l’abrutissement, et qui devraient commencer par s’instruire eux-mêmes pour ne pas voir crever dans l’aventure la baudruche de leur prestige démagogique !
Non seulement l’ouvriérisme n’a pas appris au prolétariat à lîre lucidement, sainement, non seulement il ne le détourne pas des spectacles et des distractions qui faussent sa sentimentalité, endurcissent sa sensibilité, vicient la raison, et de l’abus des sports que le patronat encourage si volontiers parce qu’ils « empêchent de penser ! » mais il ne sait même pas lui apprendre à profiter des maigres avantages que le droit bourgeois met à sa disposition avec les lois sociales. Car on veut bien ne pas toujours tirer sur la bête sans lui permettre de souffler un peu ; mais c’est la bête qui refuse de souffler en raison du fameux principe : « Tout ou rien ! » Et le prolétariat qui reste illettré pour ne pas être tenté de « trahir sa classe », ignore l’usage des lois de protection de l’enfant, de la femme, du travail, les lois d’assistance et d’hygiène, etc... Victimes d’accidents du travail, les ouvriers sont de plus victimes d’agents d’affaires qui les grugent en exploitant leur ignorance. Ne les voit-on pas demander eux-mêmes des dérogations aux lois qui les protègent et, par exemple, se mettre en grève pour obliger l’inspection du travail à les laisser travailler plus de huit heures ? Les lois sur les métiers insalubres et sur le travail de nuit ne sont pas moins inopérantes. De plus en plus, dans les banques, les ateliers des grands magasins, on travaille dans des sous-sol, sans air et sans lumière naturelle. Le travail de nuit est imposé dans des verreries à des enfants qui n’ont pas même douze ans. Dans la couture, ce travail de nuit est constant. On tient en échec l’inspection du travail en cachant les apprentis trop jeunes quand un inspecteur se présente. Il arrive qu’on en oublie dans des placards où on les retrouve asphyxiés. Ouvriers et ouvrières se font les complices des patrons. Entre le surmenage et le chômage il n’y a pas place pour le travail normal que les travailleurs « conscients et organisés » devraient savoir exiger, comme ils devraient savoir exiger des salaires normaux, pour échapper à la pratique humiliante du « pourboire » qui se répand de plus en plus.
La crise économique, qui préoccupe actuellement le monde, en raison surtout du nombre de chômeurs qui en sont victimes dans la classe ouvrière, a fourni l’occasion de faire les constatations suivantes : à Paris, pendant que des ouvriers boulangers travaillent de 11 à 14 heures par jour, sans avoir de repos hebdomadaire, et gagnent des salaires quotidiens qui vont jusqu’à cent trente francs, huit cents autres ouvriers sont en chômage permanent ou ne travaillent que quelques jours par mois. Le chômage serait supprimé dans la boulangerie parisienne si les lois des huit heures et du repos hebdomadaire étaient respectées (L’oeuvre, 29 novembre 1931.) Voilà, entre nombre d’autres, un exemple caractéristique de ce que produit le « collaborationnisme » substitué à la lutte pour la suppression du Patronat et du Salariat, fondement de la C. G. T. C’est l’accord de l’égoïsme ouvriériste, avec le muflisme patronal et la complicité gouvernementale, contre le véritable prolétariat.
La solidarité ouvrière est brisée par l’égoïsme personnel. Pour un salaire un peu plus élevé, avec une inconscience stupéfiante, on se fait mouchard de ses camarades. Les « fortes têtes », ceux qui « rouspètent » contre une trop dure exploitation, ceux qui protestent pour les autres, sont rejetés des ateliers, révoqués des administrations. On dit volontiers : « Ils n’avaient qu’à se taire ! » et on les abandonne. La femme a encore sa place à conquérir dans nombre de corporations où elle fait le travail de l’homme. Le fameux principe : « A travail égal, salaire égal » est combattu par les ouvriers eux-mêmes, railleurs et hostiles devant « l’égalité des sexes ». Hostilité aussi, et qui prend parfois des formes aiguës, contre les travailleurs étrangers accusés de venir « manger le pain des nationaux », comme on accuse encore la machine de raréfier et de supprimer le travail humain. Toutes sortes de routines étroites, de préjugés odieux, sont ainsi entretenus par l’esprit ouvriériste à l’encontre des expériences contraires, des démentis apportés par les faits. La machine n’a-t-elle pas multiplié le travail humain au lieu de l’alléger comme elle aurait dû le faire normalement, et l’ouvrier étranger n’est-il pas fondé à chercher du travail partout où il peut en trouver ? Mais, comme toujours, l’ignorance ouvriériste s’en prend aux effets et non aux causes. Il est plus facile de briser une machine que d’en collectiviser la propriété et d’en rendre le travail bienfaisant pour tous. Il est plus facile de s’en prendre aux malheureux étrangers, aux « bicots dépenaillés et sordides, aux asiatiques de race incertaine », que de s’opposer à leur recrutement par des négriers au service d’un patronat toujours en quête d’une main-d’oeuvre travaillant à des salaires inférieurs et qui les abandonne à tous les excès de la xénophobie ouvriériste, complice de l’abrutissement nationaliste, quand il n’a plus besoin d’eux. Et il est aussi, hélas ! plus facile de soulager sa colère, de venger son impuissance, sur le compagnon de chaîne plus faible, plus désarmé, la femme, l’enfant, le manœuvre, l’apprenti, le cheval, le chien, que sur le véritable responsable : le Maître ! Est-ce ainsi que l’ouvriérisme entend « l’union des prolétaires de tous les pays » et l’Internationale qui « sera le genre humain » ?
Voilà l’œuvre lamentable de l’ouvriérisme : la faillite de l’Internationale Ouvrière. Nous n’insistons pas davantage ; le tableau nous paraît suffisant pour montrer que tout est à refaire, tout à recommencer. On parle beaucoup, aujourd’hui, de recomposer l’unité ouvrière ; on écrit à ce sujet dans quantité de journaux, on palabre dans toutes sortes de congrès et de meetings ; on ne fait que troubler davantage ce qui n’était déjà que trop trouble, et seule la faconde intarissable des bavards, qui ont pris des politiciens l’habitude de s’enguirlander à la façon des héros d’Homère, y trouve matière à satisfaction. L’ ouvriérisme méprise avec juste raison la terminologie bourgeoise, mais il en a fait une autre qui n’est pas plus claire. Aussi sûrement qu’avec le catéchisme, on abrutit les pauvres syndiqués avec des expressions auxquelles ils ne comprennent goutte et dont l’interprétation alimente durant des mois et des années, les disputes de leurs directeurs de conscience. C’est ainsi qu’on leur parle de la « politisation des grèves » ou de la « radicalisation des masses », quand ce n’est pas la « radicalisation des grèves » ou la « politisation des masses ». Tout cela est aussi clair pour eux que les histoires de la Colombe du Paraclet ou de l’Immaculée Conception. La seule Unité possible et féconde ne pourra être que dans une véritable Internationale, celle de tous les prolétaires de tous les pays et de tous les sexes, unis pour leur émancipation intégrale et non pour la constitution d’un quatrième ou d’un cinquième Etat aussi fourbe et aussi exploiteur que les autres. La première opération à faire est de bannir des méthodes prolétariennes l’ouvriérisme actuel qui est la plus épouvantable des pestes, pour lui substituer une action ouvrière inspirée de ceux qui avaient compris, il y a soixante ans, que la révolution des bras ne peut se faire sans celle des cerveaux et des coeurs, et que l’émancipation des travailleurs ne peut se dissocier de l’Internationale du « genre humain » dressée au-dessus de toutes les dictatures de races, de nations ou de classes.
— Edouard ROTHEN.
OUVRIÉRISME
Doctrine syndicaliste préconisant l’émancipation de la classe ouvrière par l’action des ouvriers eux-mêmes, sans le concours des intellectuels. Cette doctrine comprend une part de bien fondé, mais aussi une part d’erreur et d’injustice. Constatons, tout d’abord, que les professeurs, instituteurs, médecins, chimistes, ingénieurs, architectes, etc... sont des travailleurs indispensables au fonctionnement d’une société moderne, et que, loin de décroître, leur importance s’étend de jour en jour avec le progrès, alors que le rôle du manœuvre est de plus en plus réduit par la machine. Ces travailleurs ont donc, autant que les autres, le droit de se prononcer sur des questions sociales auxquelles leur sort est directement intéressé, et ce serait, pour l’avenir, une lourde faute, de la part de la classe ouvrière, que de chercher à les éliminer du mouvement révolutionnaire, alors qu’il serait opportun de s’en faire des alliés.
Mais ne considérons que le milieu des manuels. Tant que l’on se borne à l’action corporative, syndicale, il est évident que nul n’est mieux qualifié que l’ouvrier lui-même pour apprécier les misères de la corporation à laquelle il appartient, et prendre en main ses intérêts. Cependant, lorsqu’il s’agit, non plus de revendications de détail, mais de mouvements sociaux considérables par leur étendue, force est bien d’acquérir, en même temps que des idées générales, une compétence sociologique qui, même élémentaire, ne va pas sans quelques études, et dépasse de beaucoup le cadre corporatif. C’est un nouvel apprentissage. Or, du point de vue de la vie économique, qu’est-ce donc qu’un intellectuel ? C’est tout homme dont la profession comporte d’enseigner, d’administrer, d’inventer, de diriger, ou encore de mettre en valeur des talents personnels, exigeant des connaissances techniques qui dépassent le niveau des études primaires, dans une branche quelconque de l’activité humaine.
Un manuel qui, grâce à son initiative et à sa persévérance, ne se contente plus d’exercer son métier, mais s’occupe d’un secrétariat, publie des articles dans la presse, et fait des conférences de propagande, est un travailleur faisant fonction d’intellectuel. Et si, comme cela a lieu très souvent, il abandonne l’usine, le champ, ou l’atelier, pour se consacrer uniquement à cette fonction, il n’est plus, en fait, un ouvrier, mais un publiciste professionnel, doublé d’un technicien. Rien ne le distingue plus, dès lors, de l’intellectuel ayant fait des études secondaires, si ce n’est une différence dans la nature du savoir. Alors que ce dernier possède un solide bagage de connaissances encyclopédiques, dont l’acquisition nécessita de dix à quinze années exclusivement consacrées à l’étude, l’homme venu de la classe ouvrière ne possède, de telles connaissances, que des rudiments. Par contre, il est bénéficiaire, sur les choses de son milieu d’origine, d’une expérience que l’on n’acquiert que fort peu dans les collèges. La différence de culture existant entre ces deux catégories de travailleurs intellectuels est comparable à celle qui existe, dans l’armée, entre les officiers sortis des grandes écoles, et les officiers sortis du rang. Et, dans le monde de l’action sociale, comme dans celui du militarisme, ceci n’est point sans susciter des rivalités et des compétitions. Les uns et les autres sont, d’ailleurs, aux prises avec les mêmes tentations, et sujets aux mêmes faiblesses.
Les intellectuels sortis des écoles auraient tort de mépriser ceux qui ont acquis par eux-mêmes une petite instruction, tout en gagnant leur pain, car ceci exige des qualités rares de courage et de ténacité. Par contre, ces derniers auraient tort de considérer les premiers comme des inutiles et des gens d’esprit bourgeois, dont il faut se défier tout particulièrement.
Les grands initiateurs du mouvement révolutionnaire actuel, à commencer par Michel Bakounine, Elisée Reclus et Pierre Kropotkine, ne furent point des ouvriers défendant leurs intérêts de classe, mais des hommes de grand savoir, issus de familles aisées ou aristocratiques, et qui firent aux opprimés l’offrande de leur dévouement. Nous savons qu’à côté de ces individualités d’élite parurent des ambitieux sans scrupules. Cependant on aurait tort de croire que les milieux les plus instruits détinrent le monopole de l’arrivisme et de la trahison. Le souci prédominant de l’intérêt personnel, et les passions mauvaises, sont de toutes les classes de la société. Et la liste est longue des agitateurs, de pure origine prolétarienne, qui abusèrent de la confiance de leurs camarades, pour se faire à leurs dépens des profits malhonnêtes, ou qui finirent dans les rangs des briseurs de grève, obscurément. Les préjugés qui s’attachent à la blouse ne sont pas moins graves que ceux qui s’attachent à la redingote. Habituons-nous à estimer les hommes d’après leur conduite éprouvée, plus que d’après l’apparence extérieure que leur confère le métier dont ils tirent leur subsistance.
— Jean MARESTAN.
L’OUVRIÉRISME (et les individualistes)
Les individualistes anarchistes n’ont jamais ou guère pactisé avec ce qu’on appelle l’ouvriérisme. Leur attitude a des raisons qu’il convient d’expliquer. Une seule question préoccupe les individualistes — et c’est elle qu’ils se posent chaque fois qu’ils se trouvent en présence d’une activité d’ensemble — c’est de déterminer s’il vise à grégariser ou à individualiser - qu’on nous passe ces barbarismes — ceux sur qui son influence s’exerce. Les boniments de la façade laissent froids les individualistes qui savent fort bien que réduction des heures de travail et augmentation des salaires font partie intégrante de la parade. A quoi bon gagner vingt francs de l’heure si les objets de consommation haussent en proportion ? A quoi bon travailler deux heures de moins si c’est pour persévérer dans la même routine mentale ?
Tactique « capitaliste » et tactique « prolétarienne » se ressemblent, hélas ! comme deux frères — ennemis surtout en apparence, disent-ils ; — l’une et l’autre tendant à faire des instruments dociles et maniables de ceux qui se trouvent sous leur coupe. Dans l’usine et dans le « parti » règne une même consigne : désindividualiser le travailleur.
Le patron apprécie l’ouvrier dans la mesure où sa volonté s’absorbe tout entière dans l’intérêt de son entreprise.
Les individualistes prétendent qu’il en est de même dans le mouvement ouvriériste et qu’un fonctionnaire syndical ne sympathise pas davantage que le premier contremaître venu avec le syndiqué grincheux ou simplement original. A l’usine comme au syndicat, à l’ « atelier » comme dans le « parti », le but poursuivi est la discipline et la militarisation du travailleur, sa mise en cadres. Là comme ici, il s’agit de faire de l’unité humaine un rouage, un sirnple rouage anonyme, sans existence distincte, perdu dans la complexité des engrenages, sans vie autre que celle de l’agrégat — fabrique ou organisation — dont il fait partie. On nous saura gré de ne pas nous appesantir sur la cuisine intérieure du mouvement ouvriériste. La critique est trop facile. Des groupements plus fonctionnels que professionnels ; des électeurs, des délégués, des parlements, des ordres du jour, un souci constant de ménager les extrêmes et de ne point trop heurter, en même temps, la mentalité moyenne de la masse des adhérents ; la soumission des minorités et des individualités récalcitrantes aux décisions des majorités ; des scissions, des querelles intestines, voilà le bilan de l’ouvriérisme. Il ne diffère pas de celui de n’importe quel parti politique ou religieux. Quant « aux revendications ouvrières », pas une qui n’ait été obtenue sans l’intervention législative. Pas une qui n’ait rivé un peu plus fortement la chaîne qui lie le travail à la politique, l’unité productrice humaine au troupeau producteur,
N’éprouvant aucune sympathie pour le socialisme réformiste ou parlementaire, il était inévitable que les individualistes aient plus particulièrement examiné l’œuvre des syndicats, peu importe la nuance qui les distingue. Ils ont été bien forcés d’y constater :
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qu’aucune part n’y était faite à une conception supérieure ou morale du travail ;
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que ceux qui y adhèrent ne sont nullement préparés, pour la plupart, à vivre une conception économique dont la matérialisation exigerait des agents très conscients et très éclairés ;
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que le fonctionnarisme et l’administration y jouent un grand rôle, un rôle inévitable, malgré toutes les sauvegardes, un rôle peut-être indispensable, mais qui dégénère, en certains pays, en une véritable tyrannie.
Qu’on en juge ! Le syndicalisme se pose pour but la suppression du patronat et l’avènement d’une société, plus ou moins collectiviste ou communiste, laquelle ne peut s’établir sans le renversement de l’Etat ou des institutions gouvernementales, sans une éducation préalable des futurs producteurs collectivistes ou communistes ! Comment s’y préparent les syndicats ? En appelant à eux, pêle-mêle, toutes sortes d’ouvriers — même ceux qui, dans les arsenaux, fabriquent des engins dont le gouvernement se servirait pour mettre à la raison les syndicalistes qui oseraient provoquer une insurrection — même ceux qui concourent à la fabrication ou à la confection, dans des conditions déplorables, des utilités destinées aux prolétaires eux-mêmes, souliers à semelle de carton, vêtements qu’un jour de pluie gâte sans retour, meubles sans solidité, parfois même articles d’alimentation avariés, etc., etc ... , — même ceux qui, d’une façon ou d’une autre, concourent à la construction des bâtiments où se perpétue la spéculation (les bourses), où l’on enferme quiconque se dresse contre l’état de choses économique actuel (les prisons), où l’on prépare la répression des protestataires (les casernes) — même ceux qui produisent des objets absolument superflus et dont la production suffit à attester l’existence de privilégiés et de parasites manifestement autoritaires.
Que « l’ouvriérisme » complète moralement le capitalisme, qu’il désindividualise et solidarise aveuglément le travailleur, la preuve tangible nous en est fournie par l’attitude du mouvement ouvrier à l’égard de la production individuelle.
Il faut un minimum de réflexion, en effet, pour s’apercevoir que le travail en collectivité, en communauté — tel qu’il s’accomplit aujourd’hui — est antagonique à la formation et au développement de l’initiative et de l’originalité personnelles, partant du caractère. Le mode de production est fonction de la façon dont est distribuée la force motrice. Une modification dans cette distribution ou, si cette modification est impossible, la recherche d’une force motrice nouvelle ou encore d’engins nouveaux, permettrait — en rendant individuelle la production — d’aviver chez le producteur la sensibilité créatrice ; cela sans faire aucun tort aux revendications ouvrières proprement dites, même celles de la diminution des heures de travail et de l’augmentation du salaire.
Or, nous ne croyons pas que le mouvement ouvrier se soit jamais préoccupé de ce problème. Ses techniciens — et il n’en manque pas dans ses rangs — ne se sont point attelés à la découverte ou à la recherche d’énergies ou de moteurs destinés à rendre le producteur autonome indépendant de la collectivité productrice. Au contraire.
On ne peut le nier, le résultat du mode actuel de production est l’existence d’un type de travailleur dénué ou à peu près de toute originalité productrice, accomplissant sa besogne sans goût ni plaisir, comme un rite fastidieux ; une sorte de producteur-cliché, répandu sur toute la surface du globe, presque à autant d’exemplaires qu’il est d’ouvriers, d’un automatisme semblable à celui dont il a la surveillance.
Le mouvement ouvriériste avait le choix entre deux tendances, visant à faire du travailleur : la première, un artiste ; la seconde, un manœuvre.
Un artiste — et non plus seulement un artisan — c’est-à-dire un original, un créateur ; un façonneur peut-être, mais un façonneur considérant l’objet sorti de ses mains, la matière transformée par son effort, comme son œuvre ; voulant y graver son empreinte, y imprimer son cachet personnel ; soucieux de ne point se laisser distancer ou effacer par autrui ; mettant donc au service de son produit toutes les ressources de ses facultés d’imagination et d’exécution.
Ou un manœuvre, c’est-à-dire un mécanisme vivant, remonté, réglé, tendu, habile, souple, observateur même, chez lequel l’esprit d’adaptation ou la paresse d’imagination ont détruit ou remplacé le désir ou le besoin de se manifester personnellement dans l’objet sorti de ses mains.
Par sa propagande, par sa méthode éducative, par son action, le mouvement ouvriériste s’est placé au second point de vue. Ce ne sont pas des individus autonomes qu’il a tenté de faire de ceux qu’il attirait à lui, mais des « organisés », des suiveurs. Ce ne sont pas des artistes, des créateurs qu’il s’est efforcé de faire des travailleurs qu’il enrôlait dans ses rangs, mais des manoeuvres, des traditionalistes. C’est ce qui explique pourquoi les individualistes se trouvent en désaccord si complet avec le mouvement ouvriériste. Qu’il s’agisse de la conception de la vie, de la façon d’envisager la production, de la propagande même, ils ne considèrent pas les choses sous le même angle.
Les syndicats se comprennent en tant que pis aller, en tant qu’organes de résistance et d’améliorations ouvrières, luttant pour obtenir un accroissement de bien-être dans les conditions de vie de certaines catégories de travailleurs (parfois au détriment d’autres). Les syndicats peuvent assurer le fonctionnement de bureaux de placement bien organisés, de caisses de chômage et de secours mutuels puissantes, tout cela exclusivement à l’usage des ouvriers. Il peut leur devenir possible de discuter et de traiter de puissance à puissance avec le patron, etc ...
Les individualistes ne déconseillent à qui ce soit d’adhérer à un syndicat. Pas plus qu’ils ne découragent personne de faire partie d’une association tendant à augmenter son bien-être. Ils rappellent uniquement que ce ne sont que pis-aller ou palliatifs transitoires, à la gestion desquels ils ne prendront aucune part. L’avènement du régime syndicaliste ne les intéresse pas plus que le triomphe de l’ouvriérisme ou la victoire du prolétariat organisé.
Ce qui intéresse davantage certains individualistes préoccupés spécialement par les réalisations économiques, ce sont les tentatives individuelles accomplies pour se soustraire à l’emprise du patronat, par exemple les essais en association tentés pour vivre d’une existence relativement indépendante. Chaque fois qu’il se rencontrera des personnalités sérieuses pour mener à bien des entreprises économiques où l’absence d’influences extérieures, le goût du travail, le souci de la qualité de la production s’uniront avec une vie saine, libre, abondante, heureuse, ils trouveront chez les individualistes des éléments pour les soutenir.
L’individualiste fera donc, le cas échéant, partie d’un syndicat où moyennant le paiement régulier d’une cotisation, il trouvera soit des facilités de placement, soit l’occasion d’obtenir relèvement de son salaire ou diminution de la durée de ses heures de travail. Comme il peut faire partie d’une société de secours mutuels, il fera partie d’un syndicat parce que maçon, serrurier, ajusteur, ferblantier, vidangeur et non parce qu’individualiste anarchiste. Syndiqué, le cas échéant, il ne sera pas syndicaliste.
On peut être syndiqué, coopérateur, mutualiste et demeurer soi : un « en dehors », un « à côté » : on peut apporter sa cotisation à toutes sortes d’associations artistiques, littéraires, scientifiques, sexuelles, récréatives — pour les avantages qu’on peut en retirer individuellement — cela sans sacrifier rien de sa personnalité pensante et agissante. Pas plus qu’être un « en dehors » ne veut dire se tenir systématiquement à l’écart de la foule. Etre un « en dehors », c’est en pleine masse, à l’atelier, au bureau, en prison, au village ou au désert avoir conscience qu’on est soi — un « à part » que les habitudes de penser ou les façons d’être des troupeaux humains n’influencent ni ne dévient.
Ce qui importe pour les individualistes, ce n’est pas l’ouvrier, c’est l’individu qui, soit qu’il reste isolé, soit qu’il s’associe, veut aussi bien dans le domaine de la production que dans les autres sphères, demeurer autonome et affirmer sa personnalité. C’est pourquoi ils n’entendent s’associer que pour un temps et (ou) une besogne déterminés, estimant que le fait d’avoir été jeté dans le monde doit suffire à leur assurer la possibilité de choisir l’occupation et l’association convenant à leur déterminisme particulier, de disposer comme il leur semble bon du résultat de leur effort et du mode d’échange de leur travail de création ou de transformation, hors toute intervention extérieure à eux-mêmes ou à l’association dont ils font partie. Quelles que soient les modalités dans le détail, ils se considèrent comme exploités dans toute société qui ne leur garantirait pas ces possibilités primordiales.
— E. ARMAND.
OXYGÈNE
n. m. (de oxus, piquant, et genos, commencement)
L’oxygène est un gaz incolore, inodore, sans saveur, légèrement soluble dans l’eau qui en absorbe environ 1/25 de son volume. Très abondant dans la nature, il entre dans la composition des anhydrides, des oxacides et des oxydes. C’est un des éléments de l’air et de l’eau, des matières végétales et animales, enfin de presque tous les composés connus. Combiné avec l’hydrogène, il donne naissance à deux corps composés dont le plus important est l’eau. L’eau est composée d’une partie d’oxygène pour deux parties d’hydrogène, en volume et de 89 parties d’oxygène et de 11 parties d’hydrogène en poids. L’oxygène compose pour 1/5 l’air atmosphérique ; sa densité est de 1,1056 par rapport à l’air. Il est absorbé à froid et mieux à chaud par certains métaux et certains oxydes métalliques : l’argent fondu en absorbe notamment vingt deux fois son volume sans combinaison. Il forme, directement ou indirectement, des composés avec tous les corps simples, sauf le fluor, l’or et le platine.
La principale caractéristique de l’oxygène est d’être éminemment propre à faire brûler les autres corps. On dit, en chimie, qu’un corps est en combustion ou qu’il brûle, quand il se combine avec l’oxygène.
Parfois l’oxydation se produit avec un grand dégagement de chaleur, elle se propage dans toute la masse après avoir été amorcée en un point ; la réaction qui se produit rapidement dégage en un temps très court une grande quantité de lumière et de chaleur qui porte les produits de la combustion à une haute température (combustions vives). Plongeons, par exemple, dans un flacon rempli d’oxygène, une allumette qui ne flambe plus, mais qui présente encore quelques points rouges et nous la verrons se rallumer instantanément et brûler avec une grande rapidité. Il en est de même des autres corps et surtout du soufre, du carbone et du phosphore qui brûlent dans ce gaz avec une grande activité en jetant un vif éclat et donnant lieu, dans ce cas, à la production d’anhydride sulfureux, carbonique et phosphorique. De même les métaux préalablement chauffés, brûlent quand ils sont plongés dans l’oxygène.
Chaque fois que l’oxygène se combine avec un autre corps, il y a production de lumière et de chaleur. Cette chaleur et cette lumière ne sont pas comme dans l’exemple ci-dessus cité, toujours visibles, car la combustion est loin d’être dans tous les cas aussi rapide que nous venons de le voir : un clou ou un quelconque morceau de fer, abandonné à l’air humide, s’unit à l’oxygène et se rouille lentement. De cette façon, la quantité de chaleur et de lumière qui se produit se répartit en un nombre infini d’instants et le phénomène reste inappréciable à nos organes.
La putréfaction de certains corps organiques n’est due qu’à une très lente combinaison avec l’oxygène : c’est ainsi que le fumier en se décomposant, trouve assez de chaleur pour vaporiser l’eau et former des vapeurs. C’est encore l’oxygène de l’air qui fait naître ces flammes vagabondes qui errent la nuit à la surface des marais et des tombes de cimetières : feux follets, terreur de nos aïeux superstitieux.
La respiration est une combustion lente. L’air pénétrant dans l’appareil respiratoire, qui diffère avec les êtres, abandonne l’oxygène qui passe avec le sang dans l’organisme, brûle lentement nos tissus et se transforme en acide carbonique et en eau qui sont rejetés. (Voir au mot : Respiration.) Le manque d’oxygène entraîne une asphyxie rapide et l’excès en est redoutable parce qu’il brûle et transforme alors tissus et organes.
Depuis des millions d’années, des milliers et des milliers d’êtres absorbent l’oxygène de l’air, le transforment, et malgré tout n’en viennent pas à bout. Ce fait trouve son explication comme suit : la nature a chargé les végétaux de fabriquer l’oxygène indispensable. Comme nous, ceux-ci respirent l’air atmosphérique, mais ils jouissent d’une curieuse propriété : sous l’action de la lumière, la partie verte de leur feuille, appelée chlorophylle décompose l’acide carbonique issu de la respiration des êtres en oxygène qu’elle rejette pour s’assimiler le carbone qu’elle combine avec certaines substances nutritives pour constituer le tissu des plantes. Certains savants chimistes estiment que l’ensemble des végétaux répandu sur le globe terrestre donne environ 100.000 tonnes d’oxygène par an, ce qui suffirait à établir l’équilibre entre la consommation et la production.
L’oxygène peut se combiner avec lui-même et donner naissance à un composé où il est plus condensé et qui prend le nom d’ozone. C’est alors un gaz coloré en bleu, à odeur caractéristique (il sent le homard frais), provoquant des crachements de sang, qui attaque et blanchit presque toutes les substances, oxydant et brûlant les matières organiques, attaquant énergiquement à froid le fer, le zinc, le mercure et même l’argent. Il est alors 13 fois plus soluble que l’oxygène et se liquéfie à -125°. Il se décompose totalement à 250 degrés. On l’utilise comme désinfectant, ainsi que pour la fabrication des huiles siccatives. L’air du matin, dans les campagnes, contient des traces d’ozone auxquelles on attribue une action vivifiante pour tous les êtres.
L’oxygène a été découvert simultanément et d’une façon tout à fait indépendante, par deux chimistes : l’Anglais Joseph Priestley et le Suédois Ch.-W. Scheele. Priestley découvrit l’oxygène en 1771. Ce savant l’avait obtenu d’abord par la calcination du nitre. Il l’obtint ensuite en calcinant l’oxyde rouge du mercure. Il découvrit aussi les propriétés comburantes de l’oxygène, mais c’est Lavoisier qui, le premier, de 1772 à 1774, a extrait l’oxygène de l’air. Les travaux remarquables qu’il fit à cette occasion, ont servi de base à la chimie moderne. Scheele ne connaissait rien des recherches de Priestley quand il découvrit également l’oxygène, qu’il fabriqua avec des oxydes de métaux du genre le plus différent, en particulier avec de l’oxyde de mercure et du manganèse. L’oxygène a été liquéfié par Cailletet et Raoul Pictet en 1877, à la température de -138 degrés et sous la pression de 22 atmosphère et demi. L’oxygène liquide qui est bleuâtre, bout à -181 degrés.
C’est à partir de la découverte de l’oxygène, le plus important de tous les corps et la substance la plus répandue, celle qui existe en plus grande quantité sur le globe, que la chimie abandonna l’ornière où elle se débattait : celle où l’avait plongée la théorie du phlogistique imposée par Sthal, au début du XVIIIème siècle, pour marcher à grandes enjambées vers les merveilleuses découvertes des temps modernes.
Aussitôt que les premiers procédés d’analyse furent découverts, ils ne tardèrent pas à se perfectionner et à s’enrichir et ils nous ont donné la magnifique floraison qui caractérise les merveilles de la chimie du XXème siècle.
— Ch. ALEXANDRE.