L’Encyclopédie Anarchiste — F
F
LES IDÉES SOCIALES AU DÉBUT DU XIXème SIÈCLE
FASCISME. LA DOCTRINE FASCISTE.
FASCISME. LE FASCISME ÉCONOMIQUE
II. — FÉODALITÉ PROPREMENT DITE.
INTRODUCTION. — La question sociale ou de l’exploitation.
LA MONNAIE FRANCHE. — Le problème de la monnaie et sa solution.
FABLE
n. f. (du latin fabula, récit, de fari, parler)
La fable se définit proprement un produit de l’imagination, une fiction d’ordre religieux, politique ou moral, portés, sous les dehors de l’histoire ou de la fantaisie, à la connaissance des hommes. À ce titre, elle est l’épopée, souvent poétique, des créations auxquelles les humains, depuis les âges reculés, prêtèrent des attributs divins, et embrasse tous les récits ―dont l’Iliaded’Homère est le type immortel ―qui véhiculent jusqu’à nous les mythes et légendes des primitifs et des antiques civilisations. Dans cette dernière acception, elle s’identifie à la mythologie (de muthos, fable) et atteint toutes les divinités imaginaires dont les peuples de tous les temps ont enrichi les cieux. La Fable(nom collectif, avec une majuscule) désigne l’ensemble des dieux mythologiques : Homère a été l’historien de la Fable...
Le caractère d’irréalité qui s’attache à la fable lui a valu quelques sens dérivés ou étendus que nous signalons au passage, tels : récit erroné présenté comme authentique, affirmation controuvée, inventions sans fondement. (Exemples : L’histoire, regardée comme le miroir des temps, apparaît souvent, à l’analyse, comme un tissu de fables... C’est avec des fablesque l’on fait s’entretuer les peuples... Si l’on voulait dénombrer les fablesrépandues par la presse, combien de volumes ne faudrait-il pas ?... ) Ou ―figuré ―sujet de médisance, de moquerie. « Nous allons servir de fable et de risée à tout le monde » (Molière). Ou encore ―littérature ―, canevas, ensemble des faits qui constituent l’action d’un roman, d’une œuvre dramatique :
« Si bien écrit que soit un roman, il pèche s’il est mauvais du côté de la fable. » (Larousse)
Mais le sens principal, serrant d’assez près l’étymologie, et qui sera le leitmotiv de cette étude, est celui d’un récit, d’un conte emportant, sous le manteau de la fiction et par le truchement de l’allégorie, et dans le dessein de les rendre plaisants ou profitables, une abstraction rebelle, une vérité rébarbative ou, surtout, quelque précepte moral. Ainsi entendue, la fable ― , par définition, ne comporte pas nécessairement de moralité ―s’enferme généralement dans les bornes de l’apologue. « Un récit dont les personnages sont des animaux qui parlent et agissent comme des hommes, et une leçon tirée de l’exemple qu’ils nous proposent » telles sont, d’ordinaire, les deux parties essentielles de la fable-apologue. « C’est une façon particulièrement éloquente d’énoncer des idées par des images. Elle satisfait donc très bien notre esprit qui ne conçoit rien sans s’aider de comparaisons sensibles : c’est là pour lui une nécessité de nature. On sait, en effet, que même les mots les plus abstraits ont tous désigné, dans la fraîcheur de leur jeunesse, des choses concrètes. On ne s’étonnera donc pas que les hommes, pour exprimer leur morale, aient fait des fables dès la plus haute antiquité et dans tous les pays du monde » (J. Berthet : Introduction aux Fables de La Fontaine). On aperçoit en effet, à cette occasion, que les hommes, dès l’enfance de-l’humanité, dans leur lutte contre les instincts désagrégateurs de sociabilité, ont essayé d’introduire dans leurs actions des règles directrices, et qu’ils ont fait appel à l’artifice de la fable pour en masquer l’aridité... Du chemin habile qu’elle est vers l’attention des hommes, du charme dont elle enveloppe les auditoires, pasteurs d’âmes et meneurs de foules ont su ―d’intuition ou avec psychologie ―depuis longtemps tirer parti. Les fabulistes eux-mêmes (Abstemius, Cousin, La Fontaine) nous en ont entretenu. La Fontaine, dans le Pouvoir des Fables, cite cet orateur qui, dans Athènes en danger, ne put se faire entendre du peuple, indifférent aux tons les plus directs de sa harangue, et vit enfin :
Par l’apologue réveillée. »
LA FABLE PRIMITIVE
« L’apologue naquit en Orient, pays de l’esclavage et de l’imagination, c’est-à-dire de la métaphore dans la parole, de l’hiéroglyphe dans l’écriture, des allégories qui ne sont que des métaphores continuées, des mythologies qui ne sont que de grands systèmes d’allégories plus ou moins conscientes. Que l’on joigne à cela l’influence considérable que la doctrine de la métempsycose dut avoir dans l’Inde panthéiste sur le développement de l’apologue. Cette croyance que les âmes des morts passaient dans le corps des animaux, que ceux-ci étaient des frères malheureux en vertu d’une loi de justice, dut faire donner la plus grande attention à leur vie, à leurs actions et même à leurs moindres mouvements. Pour les Indiens, l’apologue n’a pas le caractère d’une fable : c’est l’expression de la réalité. » (Larousse)
Sans remonter aux premiers balbutiements de la fable (naïfs symboles, fugitives métaphores, fragments épisodiques) rapprochons-nous des origines par l’évocation des fables orientales et des paraboles de la Bible. Rapportons, avec Voltaire, parmi les plus lointaines, la légende hébraïque qui figure au, neuvième chapitre du Livre des Juges :
« Il fallut un roi parmi les arbres ; l’olivier ne voulut point abandonner le soin de son huile, ni le figuier celui de ses figues, ni la vigne celui de son vin, ni les autres arbres celui de leur fruit ; le chardon, qui n’était bon à rien, se fit roi, parce qu’il avait des épines et qu’il pouvait faire du mal. »
Quant à la parabole, cet exemple fabuleux par lequel s’enseigne la doctrine, image fleurie que Jésus, dès ses premiers entretiens, projette sur le cerveau des simples, inhabiles à accompagner sa pensée, les Évangiles l’ont recueillie d’abondance et insérée au cœur de la tradition chrétienne : Paraboles du trésor, de l’ivraie, du Samaritain, des deux fils, du vigneron, etc., parabole des Semences :
« Celui qui sème s’en alla semer son grain et une partie de la semence tomba le long du chemin, où elle fut foulée aux pieds, et les oiseaux du ciel la mangèrent... Une autre partie tomba sur des pierres et, ayant levé, elle se sécha parce qu’elle n’avait point d’humidité... Une autre tomba au milieu des épines, et les épines, croissant avec la semence, l’étouffèrent... Une autre partie tomba dans une bonne terre et, ayant levé, elle porta du fruit et rendit cent pour un... La semence, c’est la parole de Dieu. » (Luc, VIII)
Soulignons particulièrement les fables indiennes, venues du sanscrit jusqu’à notre littérature, à travers le syriaque, l’hébreu, le turc, le persan et l’arabe. Œuvre considérable, dont les recueils les plus anciens sont le Pantchatantraet l’Hitopadéça, imputables à des transcriptions quelque peu légendaires (VichnouCarman ― ou Sarma ―en serait le plus remarquable). Mais l’ouvrage le plus célèbre est le Calila et Dimna, attribué par les traducteurs arabes du VIIIème siècle au brahmane PILPAY (ou Bidpaï). Ces contes, où foisonne le merveilleux, sont le fruit d’une débordante imagination. Mais des développements si prolixes s’y enchevêtrent que le conteur souvent s’égare, oublieux du thème poursuivi. Les hommes et les êtres les plus divers, les dieux et les démons, les animaux aussi ―dans leurs analogies avec les humains ―en sont les personnages. Dans ces fables touffues, mais déjà remarquables par la richesse poétique, se révèlent aussi des intentions moralisatrices.
LA FABLE ANTIQUE. LA GRÈCE : ESOPE
Dès que nous atteignons l’antiquité grecque et romaine, apparaît avec une insistance souvent excessive le souci d’influencer les mœurs. Le but moral s’appesantit comme la raison d’être de l’œuvre. « Tout ce qu’on demande aux fables est de corriger les erreurs des hommes », dira Phèdre. Aussi l’intérêt se ressent de cette préoccupation, et la poursuite constante du bienétouffe souvent la floraison du beau.
La fable grecque qui a ses sources propres et lointaines, et n’a rien, ou peu, reçu des narrateurs indiens voit dans HOMÈRE (IXème siècle av. J. C.), avec ses légendes poétiques des Lestrigeons, des Letophages et du Cyclope ; dans Archiloque de Paros (VIIème siècle) inventeur du vers ïambique (« cette arme de la rage », comme dit Horace) avec ses élégies, ses pamphlets imagés ; dans Stésichore (VIIème siècle) avec l’Aigle et le Renard ; et surtout dans HÉSIODE (IXème ou VIIIème siècle) ses premières productions durables. Le poème affabulé du Faucon et du Rossignol, volontiers cité, révèle en effet les traits essentiels du genre. Voltaire considère la fable de Vénus, reprise par Hésiode, comme une allégorie de la nature entière. « Les parties de la génération sont tombées de l’éther sur le rivage de la mer ; Vénus naît de cette écume précieuse ; son premier nom est celui d’amante de la génération... »
Cependant, la fable ne brille véritablement qu’à l’époque où des hypothèses situent l’existence d’Esope le Phrygien (VIIème ou VIème siècle av. J. C.). Cet ESOPE, la tradition nous le montre accablé de tels défauts physiques que « quand il n’aurait pas été de condition à être esclave, il ne pouvait manquer de le devenir », mais doué d’un si bel esprit que ses maîtres les plus durs finissent par subir l’ascendant de ce caractère propre à « exercer la patience du philosophe ». D’événements malheureux, dont les siens ne sortent d’ordinaire qu’au prix de cruels châtiments, Esope devient le héros loué pour sa finesse. On transmet avec agrément les aventures des figues dérobées, du fardeau, de la vente de Samos, du magistrat et surtout du repas des langues (la meilleure et la pire des choses), comme autant d’à-propos sagaces et parfois astucieux. « Son âme se maintînt toujours libre et indépendante de la fortune. » Affranchi plus tard par Xanthus ―après l’incident de l’anneau des Samiens ―il crible de ses traits, pour leur cupidité, les prêtres d’Apollon, récite aux Athéniens, après l’usurpation de Pysistrate, l’apologue des Grenouilles demandant un roi. Pour avoir comparé les Delphiens aux « bâtons qui flottent sur l’eau » il est condamné à être précipité et se défend par la menace de la Grenouille entraînant le Rat sous l’onde et en évoquant le sort de « l’Aigle insensible aux objurgations de l’Escarbot et que punit Jupiter... »
Avec Esope, la fable, orientée vers le proverbe final, concise et froide quoique subtile, et malgré que les animaux y soient aussi des auxiliaires, abandonne en couleur ce qu’elle gagne en clarté, et la sentence souvent nous prive du tableau. L’invention demeure, cependant, spirituelle, et un sens aigu du sarcasme qui font de la fable une arme incisive et durable. Des maximes ainsi persistent, qui devancent et préparent les vertus socratiques... Les fables dites ésopiques ―qui embrassent vraisemblablement les œuvres de divers fabulistes et demeurèrent longtemps orales ― sont groupées, en prose, au IVème siècle, par Démétrio de Phalène. Au XIVème siècle, un nouveau recueil, condensé et épuré, en est rédigé par Planude, moine de Byzance, auteur d’une Vie fantaisiste d’Esope dans laquelle La Fontaine puisera plus tard en invoquant la tradition. Citons, parmi les plus connues des fables d’Esope : La Cigale et la Fourmi ; Le Loup et l’Agneau ; Le Lion et le Moucheron ; Le Lièvre et les Grenouilles ; Le Loup et la Cigogne ;Le Chat et un vieux Rat ; Le Singe et le Dauphin ; Le Chameau et les Bâtons flottants ; La Grenouille et le Rat ; Le Lièvre et la Tortue ; L’Aigle et l’Escarbot, etc...
Au IIème siècle avant J. C. BABRIUS ―après Socrate ―versifie en grec un certain nombre de fables d’Esope et s’essaie lui-même agréablement à la composition. On transformera, au moyen âge, ses ïambes en quatrains et c’est sous cette forme que La Fontaine compulsera « Gabrias ». Notons de lui : La Chauve-Souris et. les deux Belettes ; L’Observateur des Astres et le Voyageur ; Philomène et Progné ; le Cheval et le Cerf ; Le Soleil et les Grenouiles, etc... Au IIème siècle, Aristide Millet, un ancêtre du conte, groupe, dans ses Milésiaques, de vieux récits populaires d’Iônie. Traduits en latin par Sisenna, ces contes milésiens, tour à tour délicats et licencieux, alimenteront plus tard les auteurs de fabliaux et Boccace, Shakespeare, Rabelais, La Fontaine. Aphtonius, au Vème siècle, laisse quelques fables en prose dont on retrouve la trace chez ses successeurs : L’Oiseau blessé d’une flèche ; Le Corbeau voulant imiter l’Aigle ; L’Âne et le Loup ; Le Cheval, la Chèvre et le Mouton, etc...
LA FABLE LATINE : PHÈDRE
Parmi les Latins, on rappelle Ménénius Agrippa (Vème siècle avant J. C.) avec Les Membres et l’Estomac et Cicéron (IIème siècle) avec Le Vieillard et les Trois jeunes hommes. Mais, à part Horace (64–8 av. J. C.), fabuliste accidentel, dont Le Rat de Ville et le Rat des Champs témoigne de dispositions remarquables, PHÈDRE (esclave sous Séjan, 1er siècle de notre ère, ensuite affranchi, puis exilé pour ses écrits) est le seul qui donne au genre un véritable éclat. Moins créateur qu’Esope, qu’il imite fréquemment, mais d’une méthode plus littéraire, Phèdre est le premier metteur au point de la fable. Sa nature âpre et sensible l’amplifie, la fait vibrer d’une sourde révolte. Sous un masque que le lecteur averti déchire, monte l’anathème obscur encore et personnel, contre la tyrannie. Et sa verve caustique, sa satire sobre mais amère portent à un haut degré de combativité un genre déjà redouté des puissants. Par ailleurs, il ressuscite l’anecdote, trouve le pittoresque, ébauche l’analyse. Et le vêtement d’une forme élégante, nonobstant quelque sécheresse, assure à ses essais la survivance. La fable, trait rapide, ingénieux apophtegme, convenait aux contemporains de Phèdre et d’Esope. Ils n’exigeaient pas que son dessein fut vaste ni qu’elle s’enrobât d’enivrantes parures...
Les fables de Phèdre, qui occupent cinq livres, et sont écrites en sénaires ïambiques, sont reproduites en France au XVIème siècle par les frères Pithou. Citons quelques titres de celles dont le sujet parait lui appartenir : Les deux Mulets ; L’Allégorie de la Besace ; Les Frelons et les Mouches à miel ; La Lice et sa compagne ; Le Lion et l’Ane chassant ; L’Aigle, la Laie et la Chatte ; La Mouche et la Fourmi ; L’Œil du Maitre ; Le Lièvre et la Perdrix ; La Cour du Lion, etc...
Au IIème ou IVème siècle, Avianus est l’auteur goûté de fables en vers élégiaques, parmi lesquels : Le Lion abattu par l’Homme ; Le Pot de terre et le Pot de Fer ; Le Satyre et le Passant ; Phébus et Borée ; Le Statuaire et Jupiter, etc...
LA FABLE EN FRANCE — LE MOYEN AGE
Mais gagnons, en France, le moyen âge. Nous y revoyons la fable, en latin, avec les œuvres des Babrius, des Romulus, des Avianus, toutes plus ou moins ésopiques de facture ou d’inspiration.
« Les hommes de ce temps, médiocrement sensibles à la beauté poétique, goûtaient infiniment ces apologues simples et nets où la sagesse s’exprimait d’une façon si rapide et si plaisante. Ils aimaient les allégories ingénieuses, puisqu’ils en mettaient jusque dans la pierre de leurs cathédrales. » (J. Berthet.)
Le moyen âge, en effet, est, par excellence, l’époque des allégories. Tant les arts que les lettres trahissent cette prédilection vivace pour le symbole. Signe parfois invariable et de lointaine transmission, tel « l’orgueil, représenté par un roi chevauchant un lion et portant un aigle en sa main, l’avarice par un marchand à califourchon sur un sac d’argent et portant une chouette, la luxure par une dame assise sur une chèvre, avec une colombe sur son poing, etc... » (Larousse) L’allégorie est comme un pont jeté par l’art naissant au peuple toujours jeune. Il s’y engage à la poursuite de l’image et rejoint le concept par l’intuition. Et l’imagination empruntera longtemps ces routes suggestives ―mais à la longue compassées ―de communication. Car elles s’affadissent dans l’aisance si ne s’y entretient la communion des sources fraîches et des formes d’expression, et deviennent banales par l’abus ou se dispersent en détours décadents...
Longtemps, sous la loi romaine, il n’y a ―se substituant au celte lentement refoulé ―d’autre parler populaire que les idiomes corrompus de la soldatesque, et une sorte de bas-latin colporté par cette cohue de races que l’empire charrie dans sa marche agrégeante. Il n’y fleurit d’autre langage châtié que la langue savante de l’envahisseur, d’autre culture que le latinisme. Puis, les barbares à nouveau triomphants, les Francs implantés à leur tour sur le sol bousculé des Gaules ; et les Romains partis, et avec eux tout ce qu’il y avait d’artificiel dans une civilisation imposée, peu à peu s’affranchissent d’une gangue aux confus amalgames, les éléments de cette langue nouvelle qui sera le français. Une littérature s’ébauche, encore serve et longtemps orale, qui, patiemment s’agglomère et s’incorpore le meilleur de ses influences, et aura demain sa vie propre et un éclat croissant...
Comme toute langue à son enfance, elle s’essaie bientôt aux œuvres d’imagination : contes, récits grossiers que la fantaisie pétrit avec la matière du cru, parfois celle de tous les temps. Et elle nous donne le fabliau, parent dissolu de la fable, précurseur de ces contes poétiques qui enjoliveront plus tard la littérature classique. Le fabliau (ou fableau) apparait dès le IXème siècle, mais n’atteint son apogée qu’avec les XIIème et XIIIème siècles. Il est, dans sa forme innovée, en vers, fort goûté de nos pères. De la Picardie à la Champagne, « dans toutes ces bonnes villes où l’homme ne peut se passer de son voisin, ni s’abstenir d’en médire » (G. Lanson), on en chérit la bonne compagnie, causeuse et luronne, et scabreuse à souhait. Prenant au terroir sa causticité, le fabliau se prête aux médisances sournoises, aux dérisions souvent paillardes. Il fait des classes et des individus sa cible familière. Et, sous le grotesque des tours et de la gaudriole, s’exhalent des rancœurs et des haines. Trois acteurs sont au premier plan : la femme, les clercs et les vilains. La femme, malicieuse, dissimulée, perfide, tout en esprit de perdition, est l’âme du fabliau. Le clergé alimente avec la bourgeoisie la verve du conteur, agrandit le champ des situations. Quant au vilain, trompé, volé, rossé, il prend, par la moquerie, une sourde revanche de sa condition. Et nous avons : le curé qui mange des mûres ; la vache à Brunin ; le vilain Mire (dont Molière tirera son Médecin malgré lui) ; le vilain qui conquit paradis par plaid, etc...
On aurait tort toutefois de supposer que le bavardage du fabliau prend figure inquiétante de critique. Plus farce que satire, il s’épanche en grivoiseries drolatiques plus qu’en saillies dénonciatrices et ses égratignures s’effacent par des rires, ses coups d’estoc finissent en pirouettes. On ne peut dire davantage que les mœurs s’y reflètent en crudités véridiques et qu’il peint au réel ; non plus qu’une psychologie même sommaire y recherche le ressort intime des personnages, exception faite pour « le Valet qui d’aise à mésaise se met » et « la Veuve » (de Gauthier le Long) que reprendra plus tard si finement La Fontaine. Et cependant, malgré que la truculence bouffonne de beaucoup dépasse et élargisse les licences quotidiennes, et que le trait vaudevillesque y poursuive bien moins le commun que l’exception, ces œuvres, toutes de délassement, sont à l’étiage d’une époque, et la caricaturent...
Le fabliau, cependant, endigue peu à peu ses débordements. Ses façons relâchées se brident, sa faconde se tempère : il s’assagit. Même, il abandonne ses sujets, il emprunte au passé : il imite, et le voilà qui, déjà, moralise. Par les Bestiaires et les Ysopets se trouve renouée la tradition interrompue de l’apologue.
Les Bestiaires(XIIème et XIIIème siècles) sont des poèmes qui, sur un fond légendaire bien plus qu’observé, font se mouvoir des animaux. D’une vie d’ailleurs toute allégorique : un symbole apparente leurs gestes et leurs coutumes aux vices et aux vertus des hommes. Et une leçon s’en dégage, qui dit le but moralisateur. Les plus célèbres sont le Bestiaire d’amour, de Richard de Fournival, et le Bestiaire divin, de Guillaume de Normandie. Rutebeuf, l’amer ménestrel, nous donne au XIIIème siècle Renart le Bestourné, La Voie de Paradis, L’Âne et le Chien...
Plus proche de l’antiquité sont les Ysopets(petits Esopes), transposition des fables d’Esope vues à travers les compilations latines. Le Dict d’Esope, de Marie de France (XIIème siècle), avec le Renard et le Corbeau, en est le spécimen le plus remarquable. On y trouve l’art de la composition, la grâce, la simplicité, et des traits attendris et délicats qui font penser à La Fontaine.
Mais aucune tentative ne rend à la fable une couleur et une puissance depuis longtemps perdue comme le Roman de Renart. Cette vaste et plantureuse encyclopédie, éparse sur plusieurs siècles en quelque vingt-sept branches et quatre-vingt mille vers, et groupée sous des noms multiples (parmi lesquels on a conservé ceux de Pierre de Saint-Cloud, Richard le Lion, Jacquemart Gicleg, et le curé de Croix-en-Brie), assemble les aventures disparates qui gravitent autour de Renart le Goupil, cheville ouvrière de l’œuvre, et seul lien d’unité. Dans une atmosphère de perpétuelle bonne humeur, pétille une malice insidieuse et fine, et, comme celle du fabliau, détachée de l’émotion. Une raillerie aiguisée de satire et nourrie d’irrespect s’y exerce à l’encontre du prochain. Une parodie incessante y promène sans scrupule la noblesse et l’Église, jusqu’au vilain. Et cela dans un style riche et inégal, souvent débraillé, parfois exquis, tantôt obscène. C’est la manière propre à l’esprit même de la race, et déjà entrevue dès les Chansons de geste, mais qui s’est accrue, à chaque étape, d’un piment nouveau, assouplissant son jeu, accumulant les pointes...
On sent dans la mise en scène l’influence de la tradition gréco-romaine. Les réserves désormais classiques de l’apologue sont mises à contribution. Mais aussi cette manne, inépuisable, du folklore populaire, grenier oral des générations. Nous revoyons ― peut-être aussi psychologiquement arbitraires, mais autrement charpentés et vivants que dans les Bestiaires, et d’une autre envergure ― les animaux favoris de l’allégorie. Outre Goupil (vulpeculus) ou Maître le Renard, malicieux et canaille, sans rival dans l’art de faire des dupes, avec dame Hermeline, sa femme, voici Ysengrin, le loup, la convoitise brutale et mal avisée, et sa compagne Hersent. Autour de ces vedettes s’agitent Noble le Lion ; Brun l’Ours, conseiller de Noble, grave, sournois, épais gastronome ; Bernard l’âne, archiprêtre de la cour, qui célèbre les morts illustres ; Tyber le chat, lequel
En faisant grands sauts autour d’elle
et qui lutte d’adresse avec le renard ; Gimin le singe, imitateur et panégyriste du renard ; Chanteclerc, le coq, trompette ; dame Pinte, la poule... Parmi mille péripéties, Goupil est en lutte permanente avec Ysengrin (c’est le fond du poème) et l’habileté triomphe de la force, l’intrigue l’emporte sur la violence, l’hypocrisie sur le découvert. C’est ici ―sous la forme gaie ― l’apothéose de la ruse. Elle plane au-dessus de tous les épisodes, maîtresse unique et souveraine finale du monde. Grossissement de complaisance, artifice de scénario, mystification littéraire, dans une certaine mesure, certes. Mais, si nous sommes assez loin des idéalités inapprochées de la morale, nous côtoyons peut-être quelque face éternelle des réalités de l’Univers. Voici des traits : Renart, dans le puits, en sort en faisant descendre Ysengrin à sa place ; Renart mène Ysengrin à la pêche : il creuse un trou dans la glace, la queue d’Ysengrin y reste ; Renart excite le corbeau à chanter et lui vole un fromage. Il engage Tyber à remuer la cloche. Brun laissa sa peau dans la fente d’un chêne dont Renart a fait sauter les coins.
Le Roman de Renart, en sa prodigieuse diversité, ses ramifications désordonnées, son exubérance décousue, s’affilie au meilleur des fables primitives. Il a la vigueur inventive et la chaude concrétisation des fables indiennes. L’épopée burlesque de Renart, cette fable aux cent voix, où le rire s’insoucie de la moralité, demeure dans notre langue un monument de riche imagination fiancée à de précises qualités littéraires.
LA FABLE ET LA RENAISSANCE
Avec la Renaissance (XVème et XVIème siècles), revit la vogue des fables latines. Abstemius, auteur italien du XVème siècle, dans son recueil Hecatomythium, nous donne, tant par adaptation du grec que de son fonds personnel, des fables remarquables. Telles : Conseil tenu par les Rats ; l’Aigle et le Hibou ; Le Chêne et le Roseau ; Le Lion s’en allant en guerre ; Le Charlatan ; L’Oiseleur et le Pinson ; La Mort et le Mourant, etc... En France, Gilbert Cousin (Cognatus) 1506–1567, écrivain érudit, nous laisse, dans son Narrationum Sylva, des fables délicates comme l’oracle de Jupiter Ammon (De Jovis Ammonis oraculo) ; Le Chat et le Renard, etc... Signalons également, au XVIème siècle, les fables de l’Italien Faërne et celles de l’Allemand Candidus. Ces fables, trop attachées, par les lettres et la documentation, à la tradition latine, ne font guère que prolonger, dans une forme plus raffinée, les productions du même ordre qui parèrent le moyen âge...
Mais, parallèlement, continue à se développer la fable de langue française. Ses auteurs, mieux dégagés de la culture livresque, cueillant à même dans le courant populaire, apportent à l’édifice grandissant de leur langue quelques solides joyaux. RABELAIS (1483–1553) fournit au genre quelques verveux récits, « onguents pour la brûlure des soucis ». Rabelais, le païen plantureux de Gargantua et de Pantagruel, chantre des appétits de nature, thuriféraire de la libre joie de vivre :
Pour ce que rire est le propre de l’homme.
Rabelais, pourfendeur des chaînes et des lisières, fondateur de Thélème, utopique abbaye de « Fais ce que vouldras » :
Vieux matagotz, marmiteux, boursoufflés ...
Cy n’entrez pas, maschefains, praticiens,
Clercs, basauchiens, mangeurs du populaire...
Cy n’entrez pas, vous, usuriers chichars,
Briffaulx, leschars qui toujours amassez...
BONAVENTURE DES PÉRIERS (1500–1544), valet de chambre de Marguerite de Navarre, qui entre pour une bonne part dans les contes de cette princesse (Heptaméron), nous donne ses Nouvelles récréations et joyeux devis, vifs et enjoués, entre autres : D’un Singe et d’un Abbé... ; Le Singe et le Savetier Blondeau ; La comparaison des Alquemistes à la bonne femme qui portait une potée de lait au marché et qui, « en disant hin », comme « le beau poulain tout gentil » qu’elle caresse au sommet de ses bâtisses chimériques « se prend à faire la ruade » et met tous ses rêves par terre... Puis viennent les contes et discours d’Eutrapel, de Du Fail (1556), historiettes morales, les fables rimées de Corrozet, de Philibert Hégémont, et surtout les Narrations fabuleuses de GUILLAUME GUÉROULT (1558) ; Le Coq et le Renard ; la fable morale du Lion, du Loup et de l’Âne (qui deviendra, avec La Fontaine : Les Animaux malades de la Peste) :
N’est point réputé vice ;
Si le pauvre mal fait,
Mené est au supplice !
Et les fables de GUILLAUME HAUDENT : de I’Héronde et des autres oiseaux ; d’un mulet et de deux viateurs ; d’un coq et du diamant ; d’un taon et d’un lion ; des membres humains vers le ventre ; d’un pasteur et de la mer ; d’un avaricieux ; de la goutte et de l’Yraigne, etc., la confession de l’âne, du renard et du loup :
Son dit propos, que le renard et loup
Ne soient venus à crier bien à-coup :
O meurtrier et larron tout ensemble...
Enfin, par sa culture demeuré moyen âge, à peine effleuré par la Renaissance, le poète aimable, mais sans chemins nouveaux, intelligence encore bien plus que sentiment ; le conteur au style élégant, parsemé de mots piquants du vieux langage, dispensant au rude esprit du passé une grâce à la mesure des cours, une clarté déjà voltairienne ; le CLÉMENT MAROT (14961544) des Épitresà son « ami Jamet, au roi pour avoir été desrobbé », et de la ballade de frère Lubin, tout en notes légères, en touches aisées, en ironies à peine appuyées ; le poète que Boileau consacre et qu’admire Fénelon, que La Fontaine appelle son maître ! Marot nous dit la belle fable :
C’est assavoir du lyon et du rat dans laquelle lion
D’ongles et de dents, de rompre la ratière
Dont maistre rat eschappe vistement,
Et, en ostant son bonnet de la teste
A mercié mille fois la grand beste ...
ce qui, par bon retour, lui valut que le rat vint couper à son heure « et corde et cordillon » :
De bel os blanc, plus tranchant qu’une sye ;
Leur gaine, c’est ma gencive et ma bouche :
Rien coupperont la corde qui te touche ...
Tant fut
... Nul plaisir, en effect,
Ne se perd point, quelque part où soit faict,
Nous sommes à la Renaissance. Un effort vers les lignes profondes de la beauté antique tente d’arracher la philosophie à la desséchante scolastique, les lettres à la domesticité, la poésie à sa condition vulgaire d’amuseuse. Sur les bases d’un humanisme régénéré se dessine la délivrance de la pensée personnelle, qu’une expression adéquate va fixer, s’ébauche un art fier, réglé au rythme de l’âme, qui n’appellera plus le rire applaudissant. Cet élan de libération qu’impulsa Pétrarque, auquel participent, jusqu’à s’y égarer, Ronsard et la Pléïade, ramène au sentiment la source de la poésie « une naïve et naturelle poésie », capable d’exprimer avec sincérité les plus intimes réactions de l’individualité au contact de la vie, apte à devenir, comme dira Brunetière « la réfraction de l’univers à travers un tempérament »...
Si menus et accidentels que soient les apports directs de Ronsard (1524–1585) et de son école au genre de la fable, son évolution n’est pas sans se ressentir d’une influence qui ébranle toute la littérature ... Des écrivains de ce groupe qui donnent quelques œuvres à l’apologue, citons ANTOINE DE BAIF (1522–1589), auteur des Mîmes, imitateur fécond mais un peu châtié de Théocrite et de Virgile, esprit érudit, poète naïf, au style trop facile, avec Le Loup, la Mère et l’Enfant...
Menaçait pour le faire taire
De jetter aux loups ravissans
et VAUQUELIN DE LA FRESNAYE (1538–1608) poète agréable aimant la nature, attaché à suivre « Horace pas à pas », dit Sainte-Beuve. Il débute par des pastorales (Foresteries, Idyllies) et compose ensuite des satires (ou épîtres morales) qu’il regarde comme devant « défricher les vices et planter en leur lieu des vertus »...
Nous en tirons Le Rat et la Belette. Une belette,
De faim, de pauvreté, grêle, maigre et défaite Qui, entrée par un pertuis dans un grenier à blé, Cloute, mangea par si grande abondance Que comme un gros tambour s’enfla sa grosse panse...
et dut entendre, d’un « compère de rat » le sage et dur conseil :
Que ton ventre appetisse il faut avoir loisir,
Ou bien, en vomissant, perdre le grand plaisir
Que tu pris. en mangeant ...
Puis vint MATHURIN RÉGNIER (1573–1613). Peintre averti des, mœurs, il capte l’essentiel des physionomies, le projette en tons précis pris à même sa palette nourrie. En claires images, il nous renvoie ses visions, fixe en satires lumineuses, d’un sme tout classique, le mouvement et les hommes de son temps. Du Mulet, le Loup et la Lionne, détachons :
Sortant hors de son fort, rencontre une lionne Rugissante à l’abord, et qui montrait aux dents
L’insatiable faim qu’elle avait au dedans ; Furieuse, elle approche, et le loup qui l’avise
D’un langage flatteur lui parle et la courtise ;
et survient le mulet, proie commune, que le loup tâche à circonvenir et qui...
De peur, ingénieux, aux ruses eut recours...
Cette fable en essor, que Marot affine de sa grâce, où la Pléïade éveille l’émotion, Régnier la fait riche de couleur : Biens valeureux, hélas ! qui s’échelonnent. Ornements toujours solitaires qui parent, certes, mais font dire : telle a de l’élégance, telle autre est sensible, celle-ci pittoresque ; du joli, dans les fables, se succède... De ces flambeaux, qu’un à un soulève le talent, et qu’une main, d’un bloc, jamais n’étreint, qui fera vivre ensemble les flammes, toujours mourantes au berceau de leurs sœurs ?...
LA FONTAINE (1621–1695) ET LA FABLE
Mais le poète naît, qui joint les dons épars, allume en torche les flambeaux, dresse la fable aux multiples lumières... Seul ―vingt siècles et plus ont passé ―parfait l’idylle tâtonnante, allie, groupe rythmique, la trame à la forme imagée, marie enfin, dans l’harmonie, le style et le sujet, le Bonhomme génial qu’est Jean de La Fontaine. Dans sa tête balourde et ses yeux sans éclat mûrit le clair poème qui se rira des ans...
L’homme est une curieuse figure. Né dans l’aisance. mais dégagé des contingences, La Fontaine plane au dessus des matérialités et « mange son fonds avec son revenu ». Il est dans l’existence comme un enfant, « presque aussi simple que les héros de ses fables » dira Voltaire, et, son bien dilapidé, s’attable sans gêne chez ses nourriciers. Il s’abandonne au parasitisme par inconscience profonde sans en apercevoir l’indignité. D’abord marié, mais si peu mari, il oublie vite les exigences conjugales, que le sentiment ne sanctionne point, et retourne, en garçon, au libre aller de sa jeunesse. Négligent et volage, et d’une étourderie décevante, il garde à ses protecteurs une fidélité désintéressée, revient, jusque dans l’exil, à ceux dont l’indépendance est un titre de plus à son amitié. À Fouquet, son bienfaiteur, que la préférence royale abandonne, il offre, geste osé, touchant attachement, son Élégie aux Nymphes de Vaux. Loin des salons officiels, il fréquente Mme de la Sablière, Mme de Sévigné, La Rochefoucauld, Saint-Evremond, favoris disgraciés, critiques à l’index... Ce qu’on appelle « son égoïsme n’est que l’instinct naturel, que l’éducation et la civilisation n’ont ni entamé, ni compliqué. Il ne contient ni ambition, ni avarice, ni intérêt : il est tout spontané et de premier mouvement. Le calcul et la réflexion en sont absents... le sentiment peut tout sur ce grand ingénu. Aucun devoir ne le retient, quand il n’aime pas ; aucun intérêt quand il aime ». (G. Lanson.)
Nous sommes au grand siècle. Côte à côte, avec toute une noblesse déracinée, une pléiade d’écrivains et d’artistes lumineux gravite dans le cercle d’une cour somptueuse, astres subalternes, satellites du Roi Soleil. Sous le lustre éclatant, après les empressements bas, l’intrigue sinueuse, il y a « bon souper, bon gîte, et le reste... ». Et, franchi le fil doré où cette quiétude en rond s’organise, vous guettent l’incertain et la bise, et la faim. La Fontaine n’échappe pas à l’attraction du centre. Il rejoint ―non sans mollesse cependant ―dans l’orbe du trône ses contemporains, s’essaie à conquérir l’attention du souverain. Mais son insouciance native, son humeur primesautière, son inaptitude au mensonge ―« il n’a jamais menti de sa vie », dit son ami Maucroix ―et surtout ces inadvertances légendaires en font un fâcheux courtisan. À la cour, d’autre part, il se faut contrefaire, contraindre ses penchants. Un malaise bientôt le gagne en tout ce convenu ; le tapage l’excède, et tant d’afféteries... Puis ce bohème, loup vagabond, s’accommode mal de la chaîne. D’impérieuses sollicitations montent de son instinct nomade...
Lieux que j’aimai toujours, ne pourrai-je jamais,
Loin du monde et du bruit, goûter l’ombre et le frais ?
Oh ! qui m’arrêtera sous vos sombres asiles ?
Quand pourront les neuf sœurs, loin des cours et des villes
M’occuper tout entier...
(Le Songe d’un Habitant de Mogol.)
Aussi ses approches assez tôt se relâchent. Et il regagne, au large, l’étendue qui l’attire.
Mères des douces rêveries,
<verse>
suivi de la méfiance ―inquiète au fond et sourdement hostile ―du monarque.
On se gausse, en société, de ses méprises. Ses apartés, ses absences amusent les convives. Et il faut, à table et dans les réunions, se contenter de cela. Car il vient mal à la conversation et son esprit n’y paraît point. Il est toujours en dehors du moment. De l’horloge aux cadences déconcertantes le balancier oscille à contretemps. Le désaccord entre ses mouvements et le rythme intérieur résonne en quiproquos. Et l’on parle du ridicule de cette « machine sans âme » dont on attendait des merveilles... Il est l’inconstance même. Des distractions sans nombre bousculent ses projets, se moquent de ses résolutions. Au sérieux un instant convaincu, on le revoit, la minute d’après, regagnant d’un pas serein la « faute » condamnée. Sa raison est dans son rêve, non dans les gestes quotidiens. Le songe est son milieu vibrant. Là, seul et retrouvé, lui tout à l’heure perdu dans le dédale de ses jours, il apparaît enfin dans la plénitude de lui-même...
De La Fontaine, disciple d’Épicure ―il y a du Rabelais, un Rabelais plus artiste, dans son épicurisme ―et qui s’écrie :
<verse>
Volupté, volupté, qui fus jadis maîtresse
Du plus bel esprit de la Grèce,
Ne me dédaigne pas, viens-t-en. loger chez moi ;
Tu n’y seras pas sans emploi ;
J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique,
La ville et la campagne, enfin tout...
(Psyché.)
Du Bonhomme distrait, jouisseur, d’aucuns ―alors et plus tard ―ont critiqué l’égocentrisme « immoral ». Que n’ont-ils, sans plus, interrogé la logique d’un tempérament ? Que n’ont-ils regardé, sous l’apparent dualisme, ce libre jeu : dans la vie quotidienne, toute en sensations, la mécanique à peine contrôlée des instincts ; dans la vie profonde (pensante et subpensante), thésauriseuse d’images, la filmation, sans frein, du génie ? Ils auraient vu que le bon animal ―eh ! que sert-il, ici encore, de parler de moralité ! ―a permis le bel artiste, que la machine a favorisé la matière de l‘âme, et qu’à l’intensité sensorielle nous devons la possibilité créatrice, et l’œuvre, qui importe avant tout à nos générations et sans laquelle, depuis longtemps, l’homme serait mort dans nos mémoires, eût-il été un parangon de vertu...
La Fontaine est un contemplatif. La flânerie l’appelle. Il s’y complait.
Se coucher sur des fleurs, respirer leur haleine,
Écouter en rêvant le bruit d’une fontaine,
Ou celui d’un ruisseau. roulant sur des cailloux,
Tout cela, je l’avoue, a des charmes bien doux.
(Songe de Vaux.)
De cette nature en perpétuel émerveillement, il palpite à l’unisson... Le voici dans sa retraite. Dans l’oubli sont descendus les bruits du monde. Mais le brin d’herbe susurre sa peine. Le ruisseau clapote son désir. Les arbres, bras dressés, bousculent leurs clameurs ou, mollement, confient. Et geint la terre ou palpite, énamourée. Et parlent, et vibrent, tous les compagnons des plaines, et de l’onde, et des bois : les bêtes éloquentes. Jusqu’aux infimes, riens animés gros de mystère. Et le rêveur sent frissonner leurs voix. À son cerveau, harpe tendue, elles montent et s’accordent, tableau animé de la fable... Il va l’emporter, en son intensité frémissante, sur la pellicule si impressionnable de son récepteur merveilleux. Et, dans la tension recueillie où l’œuvre s’élabore, quand son imagination, autour du thème arrêté, voltigera, il reviendra, à point détaché, prodigue d’éléments, généreux d’harmonies...
Car ce poète n’entend pas nous léguer, selon le caprice inné de son inspiration, le luxe de ses sensations accumulées. Cette fable, qui est au sommet d’une longue et patiente recherche ― lui a fallu dix lustres de sa vie pour y atteindre ―et qui éclot dans la maturité conquise de son génie, il la conçoit et la désire, en son scrupule et sa vision, pleinement belle. Le fablier fantasque est un fixateur laborieux. Il pratique de Boileau la méthode obstinée : jusqu’au parfait sur le métier remet l’ouvrage. La rigoureuse proportion, la gradation circonstanciée, la balance consonante ou contrariée du rythme, cette fluctueuse ou limpide poésie, il les, tient d’une tâche consciencieuse d’artiste... Non seulement luxuriant, évocateur, original, mais cohérent, solide, mesuré est le chef-d’œuvre qu’il nous offre.
Avant d’aborder la fable, La Fontaine s’essaie aux compositions d’envergure : comédie, tragédie, épopée héroïque. Mais il laisse sur le chantier son Achille. Son Eunuquene voit pas la rampe. Et son Adonisn’est ―il le dit lui-même ―qu’un « embellissement ». Aussi, aux Corneille, aux Racine, il abandonne bientôt la tragédie. Au génie de Molière, il renonce à disputer la comédie et délaisse le lyrisme au souffle soutenu. C’est sa nature : il n’a pas la ténacité des longues entreprises. « Les longs ouvrages me font peur », dit-il. Il s’en évade involontairement, ailleurs sollicité : « Ne pas errer est chose au-dessus de mes forces ». Psyché, Philémonet Baucisse ressentent aussi de ces dispositions. Il faut un genre adéquat à son génie papillonnant. Et il écrit, encore à la poursuite de son art, ses Contes, savoureux et galants, où il se joue, dans le tour badin de Marot. Fils du terroir champenois, de cette terre même des fabliaux, ses contes ― és surtout de Boccace ―en ont le sel et la gaillardise. Ils sont moins spontanés cependant, d’un artifice déjà littéraire et d’un libertinage plus abstrait que sensuel. Cependant qu’une malice spirituelle et plus pénétrante les allège jusqu’à relever parfois de satire le commun risqué du récit... Certains même, folâtrant d’aventure hors des alcôves d’Éros, où sévissent feintes et cocuages, prennent déjà le chemin de la fable. Ainsi : Le Juge de Mesle, Le Glouton, Le Paysan qui avait offensé son Seigneur. Puis le conte s’épure et se condense. Le « solide », comme dit La Fontaine, s’y dessine et le thème évolue, le style se libère. Et c’est la fable...
Dans cette « sorte de terrain vague à la porte de la cité étroite et rigoureuse gouvernée par Boileau » (Larousse), il s’installe en enfant gâté du caprice qu’encourage l’appui souriant des Muses. Il va, vient, bouleverse le domaine et l’emplit tout entier, portant sa féérie en ses recoins éblouis.
À qui le bon Platon compare nos merveilles :
Je suis chose légère et vole à tout sujet,
Je vais de fleur en fleur, et d’objet en objet...
(Discours à Mme de la Sablière.)
Et « telle fable est un conte, un fabliau, exquis de malice ou saisissant de réalité : Le Curé et la Mort ; La Laitière et le Pot au Lait ; La jeune Veuve ; La Fille ; La Vieille et ses deux Servantes. Telle une idylle : Tircis et Amarante, Daphnis et Alcimadure. Telle, une élégie : Les deux Pigeons... » (G. Lanson : Littérature française). Nombre sont encadrées dans des épîtres, des discours, des causeries. Telle s’attaque à l’astrologie, une autre à la théorie cartésienne, ici ode à la solitude, ailleurs églogue, partout lyrisme débordant... Tour à tour épique ou plaisante, dramatique et moqueuse, héroïque et familière, et souvent, dans le même temps, un peu tout cela, et supérieurement tissée de l’étoffe légère des contes, la fable prodigue son poème aux facettes mouvantes. Des sphères inventives aux sciences naturelles, de la farce bouffonne à la philosophie, et des confins de Plaute jusqu’aux rives du Dante, s’étend le champ fécond du genre rénové...
La Fontaine s’instruit. Il voyage dans le passé, remonte aux origines. Il connait la fable indienne, rend hommage au « sage Pilpay ». Il loue Homère, « le père des Dieux ». Il s’entretient avec Hésiode, Horace et Théocrite. Il lit les Bucoliquesde Virgile ; manie, de Novelet, le Mythologica Esopica. Il emprunte au trésor des meilleurs devanciers : les Ésope, les Phèdre et leur savoir le guide et leurs erreurs le gardent. Il se penche, au moyen âge, sur Babrius, Avianus, s’intéresse aux Bestiaires et aux Ysopets, frôle les aventures de Goupil. La Renaissance le retient. Il s’arrête avec Rabelais, esprit ouvert, truculent diseur, et feuillette Bonaventure des Périers. Il interroge les fables d’Haudent. Il goûte de Marot « l’élégant badinage », et sa grâce l’influence, et le suivra ; converse avec Régnier au parler pittoresque. À leur commerce s’affine son langage, sa forme se précise... Nourri à ces banquets multiples : légendes primitives, mythologie polythéiste, traditions populaires, floraison classique, le voilà qui s’élance. Ces « inventions, si utiles et tout ensemble si agréables, malgré que l’apparence en soit puérile » il va, croit-il modestement, seulement les parer d’un attrait oublié. Estimant qu’après les fables de ces « grands hommes » dont il loue « la simplicité magnifique », il ne ferait rien « s’il ne les rendait nouvelles par quelques traits qui en relevassent le goût », il s’est mis en tête, se référant aux enseignements de Quintilien, de les égayerd’« un certain charme, un air agréable qu’on peut donner à toutes sortes de sujets, même les plus sérieux ». Et « faisant marcher de compagnie les grâces lacédémoniennes et les muses françaises », il entend « à la manière ingénieuse dont Ésope a débité sa morale ajouter les ornements de la poésie »... Tant et si bien que ce peu qu’il apporte est une corbeille, à pleins bords, d’attributs inconnus et de beautés nouvelles. Et que la fable en est, à jamais, rayonnante...
Ne crée-t-il pas ― il invente rarement le sujet ― et prend-il leur thème aux Novelet, Esope, Avianus, Haudent, son talent prodigieux l’assimile et le fait sien, sans plagiat. Il possède cette faculté d’absorption qui lui permet d’incorporer tous les apports, jusqu’aux plus ternes, et d’en constituer, mêlés à ses propres matériaux, le plus imprévu des amalgames. Du creuset de son génie, ils sortent transfigurés, méconnaissables... Aussi loin de l’éparpillement des récits indiens ou moyenâgeux que des discours trop froids et sermonneurs de l’antiquité, la fable de La Fontaine est une gerbe colorée aux proportions harmonieuses. Dans un cadre aux lignes décisives, elle se situe en des raccourcis saisissants. Les touches du décor sont nettes, sans vaines fioritures. Le milieu surgit, pittoresque, où s’affrontent, au naturel, des personnages intensément mobiles et vivants. Cette fable, à un haut degré, est action. Les héros favoris de l’auteur, des animaux pour la plupart ― « hommes, dieux, animaux : tout y fait quelque rôle » ― ne sont pas de pures silhouettes dont une narration minutieuse dessine les contours. Leur caractère, fréquemment, jaillit de leur jeu même, à travers des scènes alertes. Ce sont les péripéties, suggestives, qui en assurent le relief. Et quelque périphrase picturale en fixe d’ordinaire à jamais l’essentiel...
Que les tièdes zéphyrs ont l’herbe rajeunie
ou :
Le héron au long bec emmanché d’un long cou...
ou encore :
Menait, en empereur romain,
Deux coursiers à longues oreilles...
Peintre paysagiste, peintre « animalier ». peintre de caractères !...
Quant à la moralité, elle se dégage, le plus souvent, des attitudes, et comme un réflexe de nos sensitifs (Voyez : Le Loup et le Chien, Le Chêne et le Roseau). Lorsque, toujours rapide, elle surgit (exorde ou conclusion) elle n’apporte guère qu’une formule toute prête ―résumé lapidaire de nos constatations ―pour cristalliser notre jugement. (Ainsi, « La raison du plus fort est toujours la meilleure » ou « En toute chose il faut considérer la fin »). Et, sans l’épilogue du rideau, la fable, conte prenant, comédie complète, possède sa suffisance : il n’ajoute rien à sa gloire.
Et ce n’est pas non plus la similitude voulue, la parenté souvent exacte des états d’âme que le fabuliste anime chez nos frères inférieurs, ni les sentiments pareils aux nôtres que leurs conflits ébranlent, ni la pression ―infuse ou proclamée ―qui s’exerce, à la faveur de ces parallèles, sur notre conduite, ce ne sont pas ces rapprochements qui assurent aux fables de La Fontaine leur pérennité. Tant d’ « histoires naturelles » du Bonhomme ―d’un siècle où fut méprisée la nature ―sont assez pittoresques ; tant de fresques assez représentatives ; tant de situations, de drames sont assez réalistes pour gagner la postérité sans leur symbole transparent. Et elles seraient ―et elles sont à maintes occasions ―d’une aussi sûre vitalité quand leur domaine est imaginatif et qu’elles projettent sur nous, combien vivifiées, des images factices !...
La Fontaine proclame demeurer fidèle à l’apologue.
Le conte fait passer la morale avec lui...
<verse>
Comme le faisaient les maîtres antiques, il entend, pour la fable et la moralité « le corps et l’âme de l’apologue », comme il dit, trouver à chacun sa place, quoique d’une manière un peu différente... Regarde-t-il la moralité comme la compagne obligée de la fable ? Au point que leur présence solidaire, dans le genre, lui apparaisse comme une condition d’unité ? Ou sacrifie-t-il ― adhésion paresseuse ou par traditionalisme ―aux exigences d’une conception surannée ? On ne sait au juste. Et importent-ils somme toute, la thèse première, ou les liens flous, même le dessein ? Nonobstant la résolution, l’agrément submerge le précepte, le relègue en quelque retraite exiguë. Il arrive même au conteur de s’en dispenser « dans les endroits, explique-t-il, où elle n’a pu entrer avec grâce et où il est aisé au lecteur de la suppléer ». La moralité ? Il l’emporte, en fait, comme un accessoire, et parfois elle l’embarrasse, ou il ne sait plus qu’il la convoie... Auxiliaire docile d’un code, rapetissée à son illustration ? La fable qui bouillonne en lui n’est pas là ; Et elle ne s’y restreint. Sous sa magie, elle déborde du convenu, s’évade de la tradition Elle brise les cadres de l’apologue, s’affranchit des fins morales qui canalisent l’œuvre dramatique, et devient le faune lâché dans la forêt vive, insoucieux de nos menus destins...
L’apanage de La Fontaine, c’est sa vision et son gente évocateur. Ce qu’il y a de personnel et d’inimitable dans sa fable, c’est ce conte audacieusement encortégé de tous les genres, et ramassé, vivant, et c’est le style... Un style flexible et d’une extrême diversité qui se prête, avec une chaude et puissante mobilité, aux exigences de « l’ample comédie aux cent actes divers ». La forme accompagne étroitement le sujet, le pénètre avec aisance en ses changeants aspects. Des sonorités fluctuantes soutiennent l’expression, en infléchissant à point les nuances. Souvent imitatif, voici le style, heurté tout à coup, redevenu soudain caressant. La cadence épouse l’image et l’avive. Lame courte, vague ondoyante, la phrase se balance, se précipite, dit la fatigue :
<verse>
Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé...
la colère :
Fait résonner sa queue à l’entour de ses flancs...
s’apaise avec la rivière :
avec le vent :
Fait un vacarme de démon,
Siffle, souffle, tempête...
Au service d’une telle variété, il faut un instrument d’une souplesse appropriée. Lequel sera le plus fidèle, portera sans faiblir la riche manne poétique ? Le vers sans doute... Mais, à la mode du temps ? L’alexandrin altier, prestigieux et sonore ? Ou le dizain, frère cadet ? tous deux pesants dans leur solennité... Ou le vers de six, de huit pieds, gracile et vif, messager prompt de l’ironie ? Que fera La Fontaine ? Des deux il voudrait bien retenir les vertus. S’il prend l’un aujourd’hui, l’autre, demain, lui manquera... Et il les fait venir ensemble, et encore d’autres plus menus, souffles légers, courriers rapides de l’idée. Pour élargir davantage la prosodie courante, qui l’enserre avec ses repos inflexibles, ses chutes régulières, il franchit l’hémistiche, déplace la césure, pratique l’enjambement, campe, en rejet, l’essentiel. Et s’écroulent les dernières barrières. Et les voilà « ces vers boiteux, disloqués, inégaux », comme dira plus tard Lamartine, les voilà (scandalisant l’époque, révolutionnant l’art poétique) installés dans la fable et s’y multipliant, de concert ou tour à tour, et de telle manière qu’ils y sèment des merveilles. Et ils l’accompagneront (réalisations peut-être de ce vers polymorphe « si apte à enregistrer toutes les nuances et comme les modulations d’une âme », G. Lanson) expressifs jusqu’au paroxysme et lui feront une musique encore inentendue...
Pour l’aider à ébranler ces personnages, si étonnamment réels jusque sous leur voile d’animaux, pour réaliser au maximum « les hommes de tout caractère et de toute condition : rois, seigneurs, bourgeois, curés, savants, paysans, orgueilleux, poltrons, curieux, intéressés, vaniteux, hypocrites » il appelle hardiment leur vocabulaire. Il capte les termes à vif en leurs significatives particularités, en fait vibrer, comme un écho de l’être profond, les intonations et les cris. Il remet en vigueur des mots de l’ancienne langue, tombés en désuétude malgré leur pittoresque et leur éloquence... Sa possession des finesses et de la correction antiques ne le retient pas à quelque rigide limitation. « Comme Molière, il refuse de s’enfermer dans le langage académique et l’usage mondain. Il lui faut des mots de toute couleur et de toute dignité. Il en prend au peuple, aux provinces, mots de cru et de terroir, savoureux et mordants il en va chercher chez ses conteurs du XVIème siècle, chez son favori Rabelais. Il mêle tous ces emprunts dans le courant limpide de son style, et les plus vertes expressions, les plus triviales, et qui sentent la canaille et l’écurie, n’étonnent ni ne détonnent chez lui, tant elles sont à leur place, et justes, naturelles, nécessaires » (G. Lanson). Tout coopère à la constitution des types, si personnels en leur universalité, que n’entameront point les morsures du temps.
Interrogeons maintenant en sa morale ―non parce qu’en art il est besoin, pour juger, de cet élément, mais pour être complet et porter, là aussi, notre analyse ―la fable de La Fontaine. Qu’apercevons-nous ? Une œuvre où s’agitent côte à côte, dans le tumulte des courants contraires qui se les disputent, toutes les forces régnantes de la vie. À l’étalon moral : laides peut-être, belles c’est possible, mais telles et fort indifférentes à nos dosages en bien et mal, seulement motrices impénétrées de nos mystérieux mécanismes. Quels appareils mesureront la répercussion sur les mœurs de ces tableautins ingénieux, images renvoyées des mœurs ? Les fables, dans leurs bêtes humanisées, actionnent assez près du vrai toutes les dominantes de nos réactions animales. Leur fera-t-on grief de ce qu’elles nous peignent, triomphantes à l’occasion, des déterminantes qui s’affirment, à nos côtés et en nous, singulièrement victorieuses ? Doit-il, l’évocateur sincère, pour sympathiser avec l’anathème qu’on prononce autour de lui contre des attitudes et leurs mobiles, en taire la présence avoisinante, en disproportionner la vitalité ? doit-il dénaturer les réalités tangibles et quotidiennes ? Donnera-t-il le pas à l’éthique tourmentée des civilisations, avec ses impératifs abstraits aux formules insuivies, sur les injonctions sans code d’une nature en définitive obéie ?...
La Fontaine insiste sur l’utilitéde son ouvrage. Il prétend multiplier, sous les dehors aimables de ses « badineries » des exemples que « les enfants ―comme le voulait Ésope ―suceront avec le lait », parce qu’« on ne saurait, dit-il, s’accoutumer de trop bonne heure à la sagesse et à la vertu... » Voit-il ainsi la fable, inséparablement liée, par définition et par essence, à l’éducation et à la morale, et souhaite-t-il lui conserver, par acceptation routinière ou conviction délibérée, ce caractère séculaire ? Ou, comme un rachat, veut-il seulement, lui qu’on accuse (et qui s’en dit coupable) de frivolité et de licence, faire œuvre pie, fournir preuve de sérieux ? Laissons la théorie, les investigations spéculatives : terrain fuyant, avec La Fontaine surtout. Scrutons les actes. Voyons si, plus loin que le drame exact, parfois critique, ponctué çà et là de conseils, la fable révèle, selon la ligne définie ―terminologie vague des morales officielles ―cet effort de redressement ? En découvrons-nous la trace et la persévérance ? Le sacerdoce du réformateur, qui brille d’un si ferme vouloir initial, est-il demeuré fidèle aux prémices ?
D’abord, La Fontaine est juste et, l’étant, ne peut celer la prédominance de ces victoires d’intérêt, de fourberie, de dureté, que nous avons croisées à l’étal dans le Roman de Renart. Et, de les connaître et de les traduire, c’est ce qui a si fort choqué Lamartine et Rousseau ―impulseurs moralisants ―leur a fait chercher des leçonslà où il n’y a que de loyales consignations, et taxer d’immorale une œuvre en un sens étrangère à la moralité... Ensuite les fables sont trop représentatives des états d’âme du fabuliste pour ne pas être marquées des mêmes inconséquences morales qui parsèment ses jours capricieux. Et les attraits instinctifs ont sur lui trop d’empire pour ne pas, à son insu pour ainsi dire et à l’encontre même de ses vœux, envahir son œuvre et la troubler de leurs appels fréquents. Promesses, intentions ne résistent guère au bouillonnement impétueux de ce gouffre aux sensations. Et si quelque morale, en définitive, se précise c’est bien l’aspiration constante au plaisir d’une large et robuste gourmandise : c’est « un idéal de vie facile, naturelle, instinctive ; c’est quelque chose d’intermédiaire entre Montaigne et Voltaire, quelque chose d’analogue à la morale de Molière, avec moins de réflexion, de sens pratique et d’honnêteté bourgeoise, avec plus de naïveté, de sensibilité et de sensualité tout à la fois » (G. Lanson). N’est-ce pas, décidément, le serein laisser-aller de la nature, et, pour n’avoir pas d’autre direction morale que l’abandon aux oscillations incessantes de la vie, l’œuvre en est-elle moins belle ou moins grande ? N’est-elle pas plus riche, et plus vraie ?
Délaissant la morale, dirons-nous, sur le seuil de ce terrain brûlant, que La Fontaine apporte dans ses fables ―et l’y exalte ―cette indiscipline foncière de sa vie, les résistances d’un « sauvagisme » inadaptable aux conventions, l’impatience, au sein de mille encerclantes jugulations, de ce tempérament rebelle à toutes les astreintes limitatives ? Peignant par transparence les hommes et les mœurs de son temps, il en a certes dégagé, satiriquement, les caractéristiques. Mais a-t-il élargi sa critique, directe ou enveloppée, jusqu’à toucher l’armature du siècle, la société même en ses fondements iniques ?... En sociologie et en politique ―pas plus qu’en morale ―nulle part, chez La Fontaine et dans ses écrits, il n’y a de système, visible ou dérobé et il serait absurde de vouloir en découvrir, et il est heureux, pour la beauté libre de l’œuvre qu’il s’en soit gardé. Ce que nous apercevons de ses conceptions ―fragments occasionnels, notations fugitives ―nous les montre comme une aspiration désordonnée, réflexes toujours plus que raison. Conséquences en quelque sorte instinctives, résultantes des chocs en retour de l’existence, elles se traduisent et s’éteignent sans tenter de généralisation. L’époque non plus ne les y mène où l’on regarde à peine comme parentes les souffrances d’en-bas, où l’épanouissement du pouvoir et l’éjouissance des grands appellent ―et normalisent―la détresse assujettie des masses, où malgré l’écart monstrueux des situations, l’antagonisme des conditions ne se marque qu’en sporadiques soubresauts...
Mais telles ―secousses que ne prolonge le vouloir, expériences que ne coordonne aucune concentration ―soulignons-les en leurs aspects sensibles, bien plus vérités que tendances...
La Fontaine dit sans ambages :
Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents
Sont ce qu’il plaît au prince ou, s’ils ne peuvent l’être,
Tâchent au moins de le paraître :
Peuple caméléon, peuple singe du maître...
et nous savons assez en quelle estime il tient les courtisans. La royauté ? La prudence l’engage à ne la point toucher sans mille formes. Et si le sceptre étend sur les têtes courbées sa maîtrise cruelle, nous verrons le lion ―autre roi ―plus despote que père, en porter l’attribut secrètement honni. Et le cercle des bêtes assemblé sous sa main, départir à ses vues la « justice » du trône... Un pâtre, quelque part, ―berger, voix de sagesse ―un jour pourtant osera dire :
L’esprit et la raison ?
Impressionnable, La Fontaine peut-il échapper au spectacle de ces « animaux farouches, des mâles et des femelles... noirs, livides, et tout brûlés du soleil... attachés à la terre, qu’ils fouillent... » et qui « ont une voix articulée et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, montrent une face humaine » (La Bruyère) ? Il touche, d’un tel sort, la tonalité, voit de leur vie ―sous l’angle de la joie ―le profil sacrifié, songe, du manant :
Ailleurs, c’est un rustre ―est-ce donc à dessein ? ―ours grossier d’enveloppe, un paysan ―du Danube et d’ailleurs ―qui dit, face aux Romains, dans une courageuse apostrophe, et large, le malheur des siens que Rome opprime, et qui s’élève à réprouver, en raison, la servitude des peuples :
Quel droit vous a rendus maîtres de l’univers ?...
La répulsion pour la contrainte, jusque dans la domestication :
« De tout temps les chevaux ne sont nés pour les hommes », le prix de l’indépendance, ce bien « sans qui les autres ne sont rien », ils exsudent, avérés de ces deux fables : « Le loup et le chien ; le cheval s’étant voulu venger du cerf ». Et ce soupir, bonhomme, venu des fibres, les exhale :
Quand on n’a pas la liberté ?
Jusqu’à (de l’âne encore, souffre-douleur) ce cri ―en approche de nous ―presque une révolte :
Je vous le dis en bon français.
Mais, revenons aux fables. Faisons côte à côte, parmi ces chants qu’a visités
une incursion qu’il faudra brève, malgré nous. Nous irons, résistant aux séductions des charmes répandus, et cueillant, à des parterres délicats, quelques fleurs parfumées...
Voici Le Loup et le Chien, ces frères aux destinées adverses. L’attaque serait risquée : ils causent. Et le dogue, en embonpoint, étale sa condition que « force reliefs » auréolent, où la gêne cependant persiste en sa conscience domestiquée, des stigmates de la chaîne.
Face au « sire » famélique, que l’évocation de ces festins faciles fait frémir d’espoir aux entrailles, et qui,
Qui le fait pleurer de tendresse,
mais que ce « rien » ―« peu de chose » ―le collier ! soudain fait fuir... « il court encor ! » Peut-on mieux, sans qu’un mot la désigne, mettre au plus haut la liberté ?
Là, c’est encore le loup, cette fois prêt à fondre ―l’agneauest sans défense ! ―et « justifiant », par captieux arguments, sa cruauté. Ironie atroce des inégalités vitales, le faible a tort d’avance : le fort tient la raisonsuprême.
Par ici se traîne vers nous « Un pauvre bûcheron tout couvert de ramée, gémissant et courbé..., n’en pouvant plus d’efforts et de douleur », un pauvre homme accablé de tous les maux du peuple... Il appelle la mort, et sa délivrance. Elle vient :
À recharger ce bois
Puissance de la vie !
C’est la devise des hommes...
Là-bas, « serrant la queue et portant bas l’oreille », c’est le renard, maître ès-tromperie, qu’a joué, à revanche, la cigogne, et qui s’en va
À l’écart, ce labyrinthe : la chicane, d’où sort le dépouillé :
Les écailles pour les plaideurs.
Maintenant, sans prologue ni morale, un sobre drame. Entendez, le chêne s’apitoie, soie et velours, sur le roseau :
Un roitelet pour vous est un pesant fardeau...
puis se redresse, altier, solennellement suffisant :
Non content d’arrêter les rayons du soleil,
Brave l’effort de la tempête...
pour condescendre enfin, protecteur :
Alors le roseau, sachant la majesté fragile :
Vous avez jusqu’ici... mais attendons la fin
Elle est proche :
Le plus terrible des enfants
Que le Nord eût porté jusque-là dans ses flancs...
et s’abîme
Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts.
Le limpide et vivant poème ! Dites-moi, en est-il beaucoup de plus beaux, et d’un plus juste caractère, que cette simple fable, aux vers ruisselants d’harmonie ? N’est-ce pas là, ô chantre de Jocelyn, une musique sœur de la tienne ?...
Apparaissent : le Lion, de sa puissance infatué, superbement péjoratif : « Va-t’en, chétif insecte... », entouré de sa cour. Et le renard, capitaine cynique, enragé flatteur, si expert en feintes fertiles. Puis, quatre animaux divers : le Chat, « grippe-fromage » :
Un modeste regard, et pourtant l’œil luisant
et qui a, dit le souriceau :
...des oreilles
En figure aux nôtres pareilles ; « triste oiseau le Hibou ; Ronge-Maille le Rat ; dame Beletteau long corsage : toutes gens d’esprit scélérat ». Puis c’est « la Biqueallant remplir sa traînante mamelle » et le Cochetavec
Une sorte de bras dont il s’élève en l’air...
La queue en panache étalée,
« les Filles du limon » devant « le Roi des astres » ; le Lièvre, poltron foudre-de-guerre ; la Tortueau train de sénateur ; « peuple Vautourau bec retors, à la tranchante serre » s’attaquant aux Pigeons« autre nation, au col changeant, au cœur tendre et fidèle »... ces pigeons dont l’amour nous vaudra ce délicat conseil :
Que ce soit aux rives prochaines.
Soyez-vous l’un à l’autre un monde toujours beau,
Toujours divers, toujours nouveau...
Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste...
Près du Vieillard qui dit la parabole des dards, enseignant que « toute puissance est faible à moins que d’être unie », voici l’Avarequ’un trésor vain possède, l’imprudent Villageois, le Chartier embourbé... Et passe une beauté, si jeune, veuveen larmes qui, elle aussi veut partir, d’abord pour l’autre monde, ensuite pour le cloître... Suivez le .fil de son chagrin, si pareil à ceux d’aujourd’hui :
L’autre mois on l’emploie à changer tous les jours
Quelque chose à l’habit, au linge, à la coiffure :
Le deuil enfin sert de parure,
En attendant d’autres atours ;
Toute la bande des Amours
Revient au colombier ; les jeux, les ris, la danse,
Ont aussi leur tour à la fin ;
On se plonge soir et matin
Dans la fontaine de Jouvence.
Enfin la belle, à son père, voyant que plus il ne propose un autre époux :
Que vous m’aviez promis, dit-elle.
Tant est, annonçait La Fontaine, malicieux philosophe, que :
On fait beaucoup de bruit, et puis on se console :
Sur les ailes du Temps, la tristesse s’envole,
Le Temps ramène les plaisirs.
Mais, sur ce fond noir, en assemblée, ces animaux prostrés, que la terreur rapproche ?
On n’en voyait point d’occupés
Ce sont les Animaux malades de la Peste. Pour conjurer le mal, il faut, suggère le lion, que le plus coupable périsse... Et chacun se confesse. Le lion dénonce, avec ostentation, ses « appétits gloutons » :
Même il m’est arrivé quelquefois de manger
Le berger.
mais le renard, renchérissant, le trouve « trop bon prince » :
...Vous leur fîtes, Seigneur,
En les croquant beaucoup d’honneur...
et sa harangue outrée éclipse ses rapines.
En leurs moins pardonnables offenses
sont « aux dires de chacun » trouvés « de petits saints ».
L’âne vient à son tour, et dit sa faute énorme :
Haro sur le baudet ! « ce pelé, ce galeux »... La mort son forfait ! « Le plus beau des apologues de La Fontaine et de tous les apologues », s’est écrié Chamfort. Et Taine, et mains critiques unanimes. En quelque soixante vers, le dur visage de l’univers : les « droits » vainqueurs, béats, canonisés, en cascade sur la plèbe émissaire, la faiblesse, face ployée du « devoir ». Les animaux, les hommes, conseil sauvage et sociétaire. Souverain, courtisans, comparses sanguinaires, clercs au jargon habile. Tyran, escorte de tyran. La force, et tous les crimes de la force, couverts, légitimés, blancs d’innocence... Et ce pauvre âne ―tout un peuple !―coupable séculaire, pour une peccadille pendable, ah ! oui, victime expiatoire !...
Les jugements de cour vous rendront blancs vu noirs.
Que de stations ne ferions-nous pas, sans atteindre la satiété, et combien d’êtres si divers ne ferions-nous causer, sans lassitude, dans cette phrase modulée au timbre de la race... Mais il faut borner le voyage. Vous le reprendrez : un délice est sur vos pas...
Et comme l’on comprend, après avoir ainsi fréquenté l’homme et l’œuvre, les regrets de Fénelon, son contemporain, à la nouvelle de sa mort :
« Pleurez, vous qui aimez la beauté naïve, la nature nue et toute simple, l’élégance sans apprêt et sans fard... Combien, à un style plus poli, préférons-nous sa précieuse négligence !... Pour l’agrément de son génie, nous l’inscrivons parmi les anciens. Ce sont les badinages d’Anacréon. C’est la lyre, ce sont les chants d’Horace. Les mœurs des hommes et leurs caractères, il les a représentés au vif. Le charme délicat de Virgile anime son œuvre légère. Ah ! quand est-ce que les poètes aimés de Mercure égaleront l’éloquence de ses bêtes ? »
La Fontaine a porté la fable à un niveau inégalé. Avant lui, aucun ―même des plus grands ―ne l’avait introduite, par d’indéniables chefs-d’œuvre, dans la cité littéraire. Il l’y installe à une place telle que ses droits à la postérité sont inébranlables. Et, malgré qu’il paraisse espérer « qu’il arrivera possible que son travail fera naitre à d’autres personnes l’envie de porter la chose plus loin » lui qui « élève les petits sujets jusqu’au sublime, homme unique dans son genre d’écrire... , modèle difficile à imiter », comme dit La Bruyère, de ceux qui, maintenant et plus tard, dans son sillage, s’efforcent à le surpasser, aucun ne dotera la fable d’une fleur éternelle... Est-ce à dire que la fable, avec La Fontaine, a touché l’apogée, que désormais le cycle en soit révolu ? N’assisterons-nous pas à sa résurrection ? Ne la verrons-nous aborder, avec des feux nouveaux, des régions inconnues ?...
LA FABLE APRÈS LA FONTAINE. LA FABLE MODERNE
Du vivant de La Fontaine, ces imitateurs : Bensérade, Desmay, Furetière, Fieubet, Grécourt, Daniel de la Feuille, Le Noble, Sénecé, Mme de Villedieu, etc..., ne font guère que paraphraser petitement ses fables. D’aucuns en pénètrent le mérite et tentent d’y faire participer leurs œuvres : mesure libre du vers, alternance du simple et de l’épique, tour plaisant, intérêt porté à la nature. Mais ils sont trop près du tourbilIon : ils ne savent plus s’éloigner, par ailleurs se reprendre, et ils plagient... Bensérade (1612–1691), bel esprit suspendu à la faveur des princes, possède l’art de mêler les allégories aux divertissements qu’il compose pour les distractions de la cour ; Furetière (1619–1688), ami de La Fontaine, observateur doublé d’un érudit, cultive aussi l’allégorie et écrit des fables avec une malice parfois personnelle ; Senecé(1643–1737), ingénieux et froid, est un conteur frisant la préciosité, mais non sans adresse, et ses épigrammes ont de l’esprit...
Mentionnons à part les Fables de FÉNELON (1651–1715) récits en-prose, d’inspiration modeste, mais gracieux et aimablement tracés. Précepteur du duc de Bourgogne, l’auteur a composé ces fables en vue de façonner le caractère de son élève. L’éducateur y domine le fabuliste et l’intérêt s’en trouve rétréci. Ce sont d’abord les aventures d’animaux familiers (l’Abeille et la Mouche ; les deux Renards ; le Rossignol et la Fauvette ; l’Ourse et son petit ; le Loup et le jeune Mouton, etc... ), puis des sujets empruntés à la mythologie et à l’histoire et préparant Télémaque(Alexandre et Diogène ; Bacchus et le Faune, etc... ).
À part aussi CH. PERRAULT (1628–1703), un des champions (contre Boileau) de la fameuse querelle des Anciens et des Modernes. Esprit mondain, renvoyant aux pédants l’antiquité ―habile couverture de l’ignorance bien accueillie des superficiels de son temps ― unit « la légèreté décisive des salons à l’indépendance cartésienne ». Les plus durables de ses écrits, et les seuls d’ailleurs que nous retenions ici, sont les fameux Contes de ma mère l’Oye. Des féeries peuplées d’enchantements ―prose ondulée, vers murmurants ―dans lesquelles se complurent nos imaginations d’enfant et que nous relisons encore avec curiosité et quelque délice. Un merveilleux fantasmagorique, une fantaisie aisée et naïve y animent les Barbe-Bleue, les Belle-au-Bois-Dormant, les Peau-d’Âne, les Petit Poucet, les Chat Botté, etc..., sous les auspices, tour à tour chanceux ou maléfiques, de quelques magiciennes aux mirifiques baguettes. Des moralités parfois avisées et fines les clôturent. Ainsi :
Tout ce qu’on aime a de l’esprit...
(Riquet à la Houppe.)
ou
Si vous n’avez, pour les faire valoir,
Ou des parrains, ou des marraines ...
(Cendrillon.)
Aux œuvrettes de Perrault, rattachons les Contes de féede Mme d’Aulnoy (de ce même XVIIème siècle) ; l’Oiseau bleu ; la Princette Rosette ; la Belle aux Cheveux d’Or, etc...
Si nous revenons aux fabulistes proprement dits, nous rencontrons Pannard (1674–1765), introducteur, dans la chanson, de la satire des mœurs. Par le négligé de l’existence contrastant avec la délicatesse de l’esprit, il fait penser à La Fontaine. Mais ses œuvres profuses ne prolongent pas ce parallèle et valent surtout par une bizarrerie heureusement amenée... Près de lui, Lamotte (1672–1731), est le spécieux contempteur des vers et des figures, et de tant d’ornements, dans l’art, regardés comme les entraves de l’idée ; Ses fables se ressentent de cette froideur « raisonnable » (L’Enfant et les Noisettes ; La Chenille et la Fourmi, etc...). Les Fables nouvellesde Le Bailly (1756–1832) sont trop diffuses, malgré leur bonhomie et l’élégance du style (L’araignée et le Vers à soie ; Le Boiteux, etc...) ; Le Buisson et la Rose :
Puis-je regretter quelque chose ?
Par ailleurs, Berquin (1747–1791), conteur familier, rend avec une grâce toute personnelle, ―en ses « lectures » ―des sujets pris aux littératures étrangères (L’Ami des Enfants, etc...).
Andrieux (1759–1833), poète comique, est le père du Meunier-Sans-Souci, et autres contes demeurés populaires. On cite de lui, comme classique, l’éloge du Bonheur dans la médiocrité... L. de Jussieu (1792–1866) est connu pour maints ouvrages d’éducation parmi lesquels les Petits Livres du Père Lami, Fables et Contesen vers où le moraliste efface trop souvent le conteur.
De Frédéric Jacquier, dont le pittoresque d’expression et la souplesse versique sont comme d’attachantes réminiscences, signalons : Jupiter et la Brebis, Les deux Frères, et La Souris Persévérante qui
Avec ses dents, avec sa patte,
Pour l’agrandir,
Et l’arrondir ...
Avec les Fablesde FLORIAN (1755–1794) nous abordons, un siècle après La Fontaine, la première œuvre qui se détache avec quelque relief sur une production menacée de grise uniformité. Non pas que nous regagnions l’espace où brillent les étoiles du Bonhomme. Rien du tumulte imagé qui fait, parmi les genres prodigieusement confondus, comme des cascades d’harmonie. Ce ne sont pas ici les orgues et leur orchestration, mais, sur un clavier modeste, simplement mélodieuses, des fables en demi-tons. Avec un sens avisé de ses forces, Florian ne s’expose pas à manier les tonnerres en cacophonie, à jeter le bouffon sur l’épique en bousculades ridicules. Plus sage qu’à la contrefaire, il laisse chanter sa note, qui est tendre et fine, et situe, sans défaillances, d’adroites compositions sur un plan moyen de charme étudié. Il n’évite pas les travers de l’époque, aggravés par les exigences de l’apologue. Il prêche volontiers, coiffant la grâce de ses contes d’une couronne austère de moraliste. Un sentiment, parfois fade et apprêté, mais souvent généreux et qui exhorte aux gestes solidaires, adoucit cependant ce rigorisme sermonneur. Ses fables claires s’assurent avec aisance la faveur du public. On connaît : Les Deux Voyageurs ; Le Chien coupable ; La Guenon, le Singe et la Noix ; La Mère, l’Enfant et les Sarigues ; Le Vacher et Le Garde-chasseavec le dicton :
Les vaches seront bien gardées.
et :
La charge des malheurs en sera plus légère...
de L’Aveugle et le Paralytique ; La Carpe et les CarpilIons ; Guillot(le menteur puni) ; L’Enfant et le Miroir ; Le Grillon ; Le Troupeau de Colas ; et la médisante Chenille... comme autant d’apologues invétérés et populaires.
Déjà, les contemporains de La Fontaine, et quelques-uns de ses successeurs, avaient, en leurs subtilités, préparé la renaissance de la fable politique. VIENNET (1777–1868) la ressuscite et l’étend, en ses apologues satiriques, pleins d’une verve piquante et spirituelle. La période mouvementée, pendant laquelle il joue son rôle en acteur courageux, marque son œuvre (et notamment ses Fableset ses Épîtresde remous agités. ARNAULT (1759–1833), qui cultive la tragédie, compose aussi des fables d’un tour épigrammatique. De son recueil, détachons : Le Colimaçon, la Châtaigne et la Feuille, qui va...
Où va la feuille de rose,
Et la feuille de laurier.
LACHAMBAUDIE (1806–1872), attaché au saint-simonisme et plus tard à Blanqui, doit à ses opinions la prison et l’exil. Et dans ses Fables populaires, qu’il mêle à la vie publique (il les dit lui-même dans les clubs, les concerts), il apporte les préoccupations démocratiques de sa vie militante. Dans sa forme soignée, son œuvre regagne, par-delà les siècles, pour la combativité de l’épigramme, les fables allusives de Phèdre. Elle n’en a pas cependant l’incisive virulence. Par contre, elle s’allume de quelques éclairs poétiques :
(L’Enfant et les Bottes.)
Citons : L’Hermine et le Rat ; L’Escargot et le Chien ; L’Enseigne du Cabaret(« demain on rasera gratis ») ; L’Enfant et la Pendule :
Le temps qui fuit, rapide, et qui ne revient pas...
La fable, avec ces auteurs, prend part aux mêlées du forum et redevient, pour un temps, une arme, à peine enveloppée, contre le régime. Elle s’apparente au pamphlet pénétrant et frondeur. Mais, comme lui, et comme toutes les œuvres qui personnalisent l’attaque ou qu’envahit la doctrine, elle participe de la momentanéité qui fait du meilleur journalisme un art éphémère. Nonobstant sa valeur, et ses aspirations, elle survit avec peine à son objet et se traîne avec effort au-delà des hommes et des institutions qu’elle a visés...
De ces fabulistes de combat, Lamennais (1782–1854) est le frère, un frère plus large et, plus qu’eux tous, poète. Ce grand évangéliste, aux visions de prophète, brûlé d’une foi toute romantique, ne peut manquer d’appeler la parabole au secours de son ardent amour du peuple. Il en parsème ce cantique passionné que sont les Paroles d’un Croyant : la parabole des Ombres, de l’Oiseau nourrissant les orphelins de la couvée voisine, la parabole du rocher :
« Et ils se levèrent, et tous ensemble ils poussèrent le rocher, et le rocher céda, et ils poursuivirent leur route en paix.
Le voyageur, c’est l’homme, le voyage, c’est la vie, le rocher, les misères de la route... »
Hautes et frémissantes leçons d’entraide fraternelle !... Ces lueurs éteintes, la fable retombe dans la monotonie. Mentionnons Xavier MARMIER (1809–1892), traducteur du « Choix de Paraboles » de Krummacher, pour ses Contes populaires de tous les pays, remarquables par une connaissance approfondie de l’Europe du Nord, infatigablement visitée ; PLOUVIER (1821–1876), laborieux autodidacte, qui écrit des contes soignés, mais ternes : Contes pour les jours de pluie ; La Buche de Noël, etc... ; F. de GRAMMONT (1815–1897) qui fait revivre en France la sextine des latins et est l’auteur de récits, chants et rondes de l’enfance (Bons Petits Enfants) dont : La Petite Fille et le Jardinier ; La Charité, etc...
Ensemble, notons rapidement : ROYER, avec L’Enfant à la Tartine(Voulez-vous donner, donnez vite!) ; REYRE, prédicateur et pédagogue, de l’Ordre des Jésuites ; RICHER (1729) avec Les Bergers ; le duc de NIVERNAIS ; TOURNIER ; Amélie PERRONET (L’art d’être Grand-Mère ; Le Petit Fanfaron, Pan ! Pan !) ; l’abbé AUBERT (1731–1814) avec quelques fables bien construites et imagées ; G. de BOILLEAU, qui publie deux volumes de fables, plutôt effacées ; MANCINI-(1716–1876) ; Mme de la FÉRANDlÈRE (1736–1817), qui a de l’élégance (Le Pinson et la Pie, Le Pinson et le Moineau, etc...) ; E. CHASLES (1827–1895) : Contes de tous pays en prose (Le Renard et la Grenouille, etc...) ; A. de NAUDET ; Mme ACKERMANN (1813–1890) avec ses Contes en vers, etc...
Divers auteurs, de la fin du XIXème siècle notamment, accentuent la tendance, déjà sensible, à amener la fable au diapason des intelligences enfantines. Retour, ou ―sous un certain angle ―évolution. Tentative en tout cas passionnante, mais délicate et pleine de périls. Ils ne montrent d’ailleurs sur le chemin qu’une bonne volonté obstinément trahie par les réalisations. Aucun n’y apporte cette maîtrise géniale qu’il faut pour saisir, en deçà de l’appris des hommes, l’esprit vivant de l’âge et le restituer, sans le grandir ni l’éteindre ; pour se libérer du factice et descendre à la vérité puérile, et en même temps, ne pas perdre de vue le ciel fuyant de l’art et de la poésie... Aussi la fable, en s’infléchissant avec eux vers les jeunes perd surtout sa dernière verdeur et sa malice trépidante. Pauvre pastiche décoloré, elle s’affadit encore en s’amenuisant. Et sur cette naïveté ―si grêle, hélas ! et toute pâle de convention ―qu’ils éveillent avec effort, ils ne peuvent (vieillards dévorant la candeur) résister à jeter, en graines denses, l’herbe étouffante de la morale...
Dans les Maternelles, davantage récits attendris que fables, de Mme Sophie Hue, se détachent des pièces d’une simplicité touchante, comme La Mère et l’Enfant. Jean Aicard, poète familial, a côtoyé la fable avec sa Chanson de l’Enfant, son Livre des Petits. Des récits attrayants et émus y abondent, telle la simple histoire du Rouge-gorge. Louis RATISBONNE (1827–1900) est l’auteur officiellement prôné du répertoire de la jeunesse pour sa Comédie enfantine, recueil de récits et dialogues distractifs et de fables morales où les bêtes et les choses, et surtout les enfants (parfois saisis dans leur ingénuité) déroulent des scènes tour à tour simples et rieuses. Détachons cette mignardise : Le Souhait de la Violette, que Flore a doté des couleurs « les plus tendres de la palette » et de l’arôme « qui la trahit dans le sillon » et qui demande, fleurette modeste, « un peu d’herbe pour la cacher »... Les œuvres de Ratisbonne n’évitent pas l’écueil de l’artificiel, si proche de l’enfantillage, et traînent, comme un boulet, la résolution d’être « moralisatrices »...
LA FABLE ÉTRANGÈRE
Une incursion dans la littérature étrangère nous montre la fable, de la Méditerranée à la mer du Nord et de l’Atlantique à l’Oural, soumise au même processus dépendant : imitation primordiale de l’antiquité, imitation de La Fontaine ensuite, imitation, entre eux, des fabulistes d’un pays ; plan commun de convention, sujets remaniés ou similaires, même figure traditionnelle. Quelques trouvailles dispersées, les structures de l’idiome, des nuances ethniques, voilà tout l’apanage de cette fable de traduction... Les pays scandinaves, à l’écart des grandes foulées d’invasion, ne reçoivent ―à part la Suède ―qu’en ondes légères les influences extérieures. Aussi la fable s’y baigne-t-elle librement dans un folklore original intégré peu à peu au patrimoine national. À peine contrariée par d’infinies pénétrations, elle évolue selon son rythme propre, s’épanouit dans ce conte large et mélancolique, en incessant repli sur l’âme. Les légendes qui, de brume en brume, ont survolé le temps, une poésie naïve et pénétrée les berce et les affine, en fait comme la pulsation profonde et nostalgique d’un peuple. La fable rejoint ainsi, aux confins d’une rêverie lancinante, toutes les productions d’un climat.
En Italie, citons VERDIZOTTI (Le Loup devenu Berger) ; La Femme noyée ; Jupiter et le Métayer ; Phébus et Borée, etc... ) ; PASSERONI (1713–1802), célèbre pour ses Fabule esopiane ; PIGNOTTI (1739–1812) dont les fables ont la clarté de l’historien qu’il fut avant tout, mais un peu de froideur ; BERTOLA (XVIIIème siècle), etc...
En Espagne : JEAN RUIZ DE HITA (XIVème siècle) dans son Libro de cantares, un des monuments de la littérature archaïque de l’Ibérie, prodigue, à côté des lyriques Canticas de serranaet d’épisodes mêlés de prières, des Exemplos, apologues d’emprunt antique ou oriental. TOMAS DE YRIARTE (1750–1791) est le traducteur de l’Art poétique d’Horace ; ses fables sont ingénieuses et fines. Des œuvres littéraires de Samaniego (1745–1806), protagoniste de l’instruction populaire, survivent ses Fabulas en verso castillanoqu’il mit au service de son prosélytisme.
En Angleterre, citons : MOORE (XVIIème siècle), avec ses fables et satires ; GAY (1688–1732) qui, après les pastorales de La Semaine du Berger, écrit des fables pour l’éducation du duc de Cumberland. Sa nature indolente et bonhomme, une vie insoucieuse dont les grands assurent les dépens, lui donne avec La Fontaine quelques curieuses similitudes ; DOBSLEY ; JOHNSON (XVIIIème siècle), etc... ; les Contes sociauxde Miss MARTINEAU (1833) ; les Contesde miss EDGEWORTH. En Hollande : JACOB, KATZ, etc...
En Belgique, nous rencontrons STASSART (1780–1854) dont les fables sont populaires (telles : Le Dromadaire et le Singe) ; en Suisse : J.J. PORCHAT (1800–1864), qui s’est attaché à écrire pour la jeunesse et a publié, entre autres, Recueil de Fables, Glanures d’Ésope, Fables et Paraboles, etc... Il développe des sujets variés avec bonheur et naturel. Voici (dans Les Poires) un couple de paysans dont il campe avec vigueur et sobriété la rapacité matoise. Laborieusement décidés à l’offrande, afin d’appeler sur leur fils les bonnes grâces de l’intendant, ils ont, celles-ci les devançant, un tourné-court venu « du cœur » :
...Femme, portons demain ces poires au marché.
En Allemagne : de GILBERT (1715–1769) professeur d’éloquence, auteur de Contes et Fables, voire de cantiques, d’un talent dégagé et spirituel ; GLEIM (1719–1803), écrivain de l’école anacréontique, mécène des jeunes littérateurs, qui cultive la poésie badine, la pastorale et compose des fables où il imite La Fontaine ; G. LESSING (1729–1781), écrivain considérable, précurseur de la période classique, esprit exact et rationaliste, qui introduit dans ses Fablesun louable souci de simplicité porté jusqu’à la sécheresse ; M. LICHTEVER (1719–1783) qui imite Gellert et l’éclipse souvent par ses qualités narratives et sa personnalité. Son recueil : Quatre livres de fables épisodiques, ès goûté, est traduit en français ; PFEFFEL ; HAGEDORN (XVIIIème S.), avec ses odes, chansons, poésies morales où revit l’épicurisme d’Horace, et des Fableset contes en vers où se fait sentir l’influence de La Fontaine, etc... Rapprochons ici des fables proprement dites les Contes d’enfants et de familledes frères GRIMM, avec les légendes du folklore allemand, reconstitution naïve et délicate de la littérature primitive ; les contes de Wieland (1733–1813) contemplatif, puis voltairien, contes divers d’une gamme exquise et variée ; les contes fantaisistes de TIECK (1773–1853) ―à la fois précis et romantique ―dont l’ironie et la maîtrise dramatique témoignent d’un talent sûr et souple (Contes populaires, Phantasus, etc...) ; les contes populaires de MUSŒUS (XIXème siècle), avec ses elfes et ses gnomes (Rübezahl) ; les contes moraux de MEISSNER (1802) et d’Aug. LA FONTAINE (1814) plutôt nouvelles et menus romans, etc...
En Russie, KRYLOW (1768–1844), fabuliste national, débute par deux adaptations de La Fontaine (Le Chêne et le Roseau, La Fille) et publie plus tard son recueil de trois cent fables (Basni) où figurent toutes les classes de la Société.
La Suède ―la plus ouverte des Scandinaves ―n’a, de longtemps, en propre, que les rudiments d’une ancienne poésie héroïque et des fragments de lois orales versifiées. À travers le Christianisme et la prédominance latine qui survit à la Réforme, des sympathies oscillant du classicisme français à l’Angleterre démocratique, les constitutives d’une langue originale s’ordonnent avec peine, et la littérature ―même nationale ―continue de payer au continent (jusqu’à ces derniers siècles où elle reconquiert un particularisme vigoureux) un assez lourd tribut d’influence. Dans une production confuse et mouvante, les genres les plus heurtés s’y disputent de passagères prépondérances. La fable y a pour représentants : GYLLENBORG (1731–1808) ; BELLMANN (1740–1795) avec ses Satires Morales ; VITALIS (Sjöberg) 1794–1828, dont les Poèmes, reflets de sa vie tourmentée, sont empreints d’une misanthropique mélancolie. De ses Fables, relevons, dans Le Paon et le Rossignol :
Qu’ont sur la beauté les talents ;
Ceux-ci plaisent de tous les temps,
Et l’autre n’a qu’un temps pour plaire...
Mentionnons aussi SNOÏLSKY (1841–1903) avec ses Légendes et Contes en vers (La Nouvelle Cendrillon, Ginevra) etc...
L’âpre Norvège, affranchie des liens danois, voit se parfaire son indépendance littéraire (qu’ont assurée déjà les Wergelandet, les Welhaven) par l’effort des Asbjœrnsen et des Mœ, « tous deux rassembleurs zélés des vieux contes norvégiens, dont l’union féconde révèle au pays les trésors du folklore indigène ». ASBJŒRNSEN (1812–1885), un simple attaché à ses origines, recueille, des paysans, une précieuse moisson de légendes. Il traduit d’abord les Contes de Grimm, mais bientôt uniquement attentif au miroir natal, dégage, avec Mœ, ses Contes populaires norvégiens, puis ses égendes des Esprits de la Montagne... JŒRGEN MŒ (1813–1882) fouille au cœur des vieilles langues rustiques, écrit des poèmes, puis des chansons, des chants alternés en patois, enfin ces Contes―en collaboration ―où s’épanouissent les richesses originales du terroir... De ces bâtisseurs, la littérature montera aux Bjœrnson et aux Ibsen, à la fois si Norvégiens et si humains...
Jusqu’au XVIIIème siècle, la littérature danoise tient toute entière dans les « sagas » historiques et dans la mythologie de l’Edda, compositions plus ou moins mêlées aux « Chants populaires ». Puis, au XIXème siècle s’affirment, dans une note grave et inspirée, poètes, romanciers et conteurs. Parmi ces derniers émerge ANDERSEN (1805–1875) dont les Contes, imaginés ou légendaires, si caractéristiques et pensés, sont connus dans toute l’Europe (Le Père, le Nid d’Aigle ; Le Briquet ; Petit Claus ; Le Coffre volant, etc...).
LA FABLE ET SES LISIÈRES ―CONCLUSION
On ne peut nier que la morale ait enlacé, comme une chaîne, ses guides autour du corps fragile de la fable et qu’elle ait si souvent poussé devant elle une hésitante prisonnière. Il n’a fallu rien moins que le génie pour la ravir à son étreinte et nous faire oublier, du moins un temps, qu’elle était la sœur captive des préceptes, pour nous montrer qu’elle pouvait, hors ses entraves, être aussi belle. Sans lendemain, le rapt heureux, à ce niveau (d’où elle eût pu monter encore) ne l’a pas conservée. Elle est, aux mains des sages, bientôt redescendue. Le dessein de peser sur la marche des hommes s’est acharné sur la destinée de la fable. Parce qu’il s’est penché sur son berceau et qu’elle lui doit, venue des nuits lointaines, d’avoir chevauché tant sur les siècles, lui pardonnerons-nous, sur son vol soutenu mais toujours en tutelle, l’interdit permanent des libres randonnées ? De vivre et de durer n’est pas l’espoir d’un art. Il lui faut l’étendue, dut-elle l’engloutir. Si tous les risques, la récompense possible de l’audace. La fable, qui sait ? oiseau vainqueur peut-être, aurait encore, précipitée, quelque immortel chant du cygne ?...
On reproche à la fable d’être, à cause de cette morale, une arme dangereuse entre les mains des pédagogues...
Il s’agit en effet ―et ceci atteint le concept, quel qu’il soit, qui dépasse le plan de l’enfance, et toute tentative, d’où qu’elle vienne, d’embrigadement pour le triomphe des systèmes ―il s’agit d’écarter des petits toute moralité, de sauvegarder l’enfant contre tout enseignement moral ―ou doctrinaire ―devançant l’expérience et la vie. Il importe d’empêcher qu’on n’aiguille, préalablement à ses constatations, sa conduite sur des voies à son encontre établies, qu’on ne violente ses généralisations futures par de précoces inductions, qu’on n’enferme son demain dans les opinions d’autrui. Et la fable-apologue est un agent dogmatique. Ses abstractions a priori, ses préceptes dominent l’enfant... Et l’éducateur ―dont le scrupule respectueux garde avec vigilance la personnalité naissante ―la tiendra en suspicion, ne l’appellera qu’avec doigté, à son heure...
Mais si ―après cette condamnation de principe, et posées ces réserves, et ces précautions entendues ―nous en venons à l’examen des fables et de leur esprit, si nous étudions les sentences et leur caractère nous constatons que, dans l’ensemble, leur nocivité n’est en rien comparable à celle des récitations et historiettes, des lectures et des chants dont regorgent les manuels, à celle de l’histoire, cette fable des siècles. Car la fable ―ce conte ―au contraire des fragments (prose ou poésie) puisés tendancieusement dans les ouvrages favorables, au contraire des histoires « vraies » de l’histoire, n’est pas (sauf de rares exceptions fournies surtout par les auteurs médiocres) l’adulatrice d’un régime et ne peut être confondue avec les véhicules habituels du civisme. Elle n’est qu’accidentellement et par déviation la servante d’une organisation sociale définie et d’une morale passagère. Elle vise à la diffusion de règles générales qu’elle considère comme des vérités éternelles...
Et ―en dehors des apparences et de nos illusions ―qu’est-ce, au fond, que l’éducation morale de l’école, jusqu’où va sa répercussion ? Que décident ses « vérités générales » (dont ce n’est pas ici le lieu de discuter la légitimité) quand elles ne sont pas servies par les mœurs et que l’ambiance les contredit ? Elle est bien pauvre ―et sa portée précaire ―la moralité des livres et de la parole, quand elle n’est pas secourue par l’exemple et qu’autour d’elle tout conspire contre ses propos. C’est du milieu surtout (quand l’hérédité le veut bien, et les prédispositions natives personnelles) que viennent les orientations profondes. C’est dans l’atmosphère ―familiale et sociale ―où baigne l’enfance que se gravent, par une lente pénétration, les empreintes qui « moraliseront » l’avenir et que s’agrège, dans le subconscient, par une multitude de gestes imitatifs et d’attitudes répétées, le faisceau déterminant des actions futures...
Qu’est, à côté de la conscience des faits, la conscience enseignée ? la coalition des préceptes auprès des forces animées qui pétrissent les hommes ? Et que peut, dites-moi, la théorie moralecontre ses démentis quotidiens, quand, au foyer, dans la rue, partout, en triomphe la négation permanente ? Tant freins que propulseurs, les vertus en lice ont-elles réduit et rénové l’être de proie ? Ou seulement contraint à des souplesses raffinées, fait faire patte de velours aux griffes de la brutalité ? Et n’est-il pas ―refoulé seulement dans l’hypocrisie ―demeuré le maître en définitive, félin manœuvrant derrière un paravent d’opérette ? En grand, la démonstration de la guerre n’est-elle pas là, toute proche ? L’humanité ―si nous la regardons plus loin que ses jolies grimaces et que son masque de civilisée ―s’est-elle dégagée du mensonge, de la tromperie, s’est-elle guérie de la vanité, a-t-elle dépouillé la cruauté, rejeté la domination, s’est-elle approchée de l’amour ?... Les instructions, les prêches, pourtant, depuis des millénaires, ne lui ont pas manqué. Philosophies, religions s’y sont dépensées. Sages et fanatiques ont accumulé mandements et conseils. Et là vie imperturbable continue à projeter sur le monde l’ironie de son désaccord et de ses réalités adverses...
L’enfant vient, en l’anecdote même ou sa moralité, de proscrire ―ah ! ce renard perfide ! ―les tortueux détours. Près du lion (vraiment beau de puissance...) il a réprouvé jusqu’aux us de la force. Sa pitié s’est tournée vers l’agneau désarmé. En regardant les fils du laboureur, il a reconnu ―le trésor sans doute en vaut la peine ! ―l’utilité du travail, sinon ses joies... Et, « le naturel revenu au galop », il a menti, l’instant d’après, par instinctive lâcheté, lorsque les reproches menaçaient sa paresse, ou par bravade, ou pour paraître... Au jeu, la ruse a tressé son succès. Un plus faible a, sous son poing, découvert « la raison la meilleure », et désiré des muscles. Les « vertus » et les « vices » dont il fut tout à l’heure, à la mesure du récit, le témoin ébranlé ; l’injonction fausse, arbitraire, à califourchon sur cet « autrement » d’idéal qu’est la morale inobservée : imprécises fumées, gênantes apparitions. Des lèvres et par quelques gestes il fera sien, puisqu’on y tient tant, ce classement des actes que tout le monde accepte et dérisionne, que la multitude piétine... Et il en sera, lui aussi, vite allégé dans la réalité moqueuse de son être. L’oubli sera prompt et commode ; la vie vole à son aide. Il en emportera cependant ―c’est l’usage ―le fantôme et les rites, promènera comme un trophée obligatoire ce fictieux carnaval et, ainsi que ses pareils et que les hommes, ne sera vrai... que par delà l’écran de la moralité !
De la fable, avant tout, l’enfant reçoit ―et garde ―des images, de la couleur et du mouvement ; un cadre à sa hauteur, des animaux vivants. Son cerveau trie son bien, le concret, nous laisse nos sermons, nous renvoie le mirage. Vous qui me lisez, des bribes de nos fables au bord de vos mémoires, interrogez-vous. Persiste-t-il, dans vos souvenirs et sous vos pas, beaucoup de leur morale ?... Les gaies lucioles dansant dans le cimetière du passé que les contes menus de la fable ; régal inoublié des heures appesanties de nos primes études, le seul peut-être à portée proche de nos âmes, entr’ouvertes d’hier sur la vie. Tant de fadaises et de sornettes, suant la tactique et l’ennui, d’arrangements pompeux barbouillés d’expérience que nous avons ―ô le soupir à vif de nos jeunesses délivrées ! ―jeté par-dessus bord aux portes des écoles... alors que chantent encore, au léger appel vers l’antan, et si fraîches, et toutes mêlées de nos innocences, les vieilles fables du Bonhomme...
Quittant l’art et la pédagogie, dirons-nous pour conclure que la fable, évadée parfois de ses lisières, ou malgré elles, a racheté souvent les méfaits d’une morale tracassière par les réactions spontanées de sa nature ? D’Ésope et de Phèdre à La Fontaine et à Lachambeaudie, la fable apparaît, à travers son enchaînement séculaire, comme le sursaut intermittent de la pensée assujettie. Enfant terrible de la littérature, elle emporte sous son aile un plein carquois de flèches pénétrantes. Par des chemins tout égayés d’allégorie, avec des carrefours peuplés de similitudes naïves qui désarment, elles croisent le maître : l’ennemi ; ses traits habiles touchent ce mal dont saignent tous les temps : la tyrannie. Plus loin que ses dehors plaisantins ou mignards, plus haut que sa moralité confuse et périssable, accompagnons sa cheminée tenace. Nous sentons que cette bohème aux ris enfantins mène souvent, à fleur de joie, un de nos combats les plus chers. Et pour cela aussi, avec les jouissances multiples répandues, et la richesse d’un trésor que, bambins devenus hommes, nous n’avons pu épuiser, la fable est chère aux esprits libres, et aimée reste sa voix familière.
―STEPHEN MAC SAY.
FABLE
n. f. (du latin fabula, de fabulari, conter)
Signifie, tout d’abord, étymologiquement : parole, récit, conversation.
Ce mot est employé en Mythologie où il signifie : 1° Système mythologique du paganisme de la Grèce et de Rome (ex. : les dieux de la Fable ; être savant dans la fable) ; 2° toute fiction se rattachant à un système mythologique quelconque (ex. : la fable de la naissance de Vénus, la fable de Psyché, etc... ; on dit aussi : les fables indiennes, les fables scandinaves, et ainsi de suite).
Dans la littérature, fable signifie surtout un court récit allégorique, en prose ou en vers, qui cache une sentence morale, philosophique, sociale, politique ou autre sous le voile d’une fiction naïve et ingénieuse où, d’ordinaire, les animaux sont les personnages, et dont le style doit être simple, familier, naturel, gracieux.
De même que le conte, la fable fut une des formes les plus anciennes et primitives de la création populaire. Les vieux recueils d’apologues tels que le Patchatantra (voir Apologue) ou autres, la Bible, les vieilles fables orientales, grecques, etc., sont des créations anonymes, collectives, commencées par quelques-uns, continuées ou modifiées par d’autres, achevées par d’autres encore, malgré qu’elles soient attribuées plus tard à tel ou tel autre auteur légendaire.
À l’époque postérieure, certains écrivains, dans presque tous les pays, surent composer, avec un talent remarquable, des œuvres merveilleuses du genre fable. C’est le fabuliste français La Fontaine qui en fut le plus puissant.
Il est à regretter que la majorité écrasante des fables, même celles dues à la plume des maîtres, n’offrent que des sentences banales, mesquines, n’ayant rien de commun avec les grands et graves problèmes qui passionnent l’humanité. La fable est un genre de littérature à part. Quelqu’un a dit du jeu des échecs : c’est trop sérieux pour pouvoir amuser ; c’est trop léger pour pouvoir être pris au sérieux. On pourrait qualifier la fable d’une façon analogue : c’est trop sérieux pour être traité à la légère ; c’est trop léger pour être pris au sérieux.
C’est en partie pour cette raison que, de nos jours, ce genre de création littéraire est tombé en désuétude. Incontestablement, il a vécu et ne présente plus qu’un intérêt historique. Les meilleures fables des anciens maîtres conservent, néanmoins, un grand charme, grâce à leurs beautés poétiques et leur esprit. C’est à ce point de vue plutôt qu’à celui d’éducation morale que l’étude des meilleures fables a une certaine utilité dans l’enseignement.
Autres significations de la fable :
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Récit sans vraisemblance, ou sans vérité, par opposition à l’histoire ;
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Aventure fausse, divulguée dans le public et dont on ignore l’origine ;
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Conte, récit mensonger ;
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Tout récit imaginaire ;
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Sujet, canevas d’une œuvre littéraire. Ex. : la fable d’un roman, d’un drame ;
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On emploie aussi le mot fable dans le sens de sujet de conversation et de risée. Ex. : être la fable du quartier ; se rendre la fable de la ville, de tout le monde.
FAÇADE
n. f. (du latin facies, visage)
La façade est la partie extérieure d’un édifice. Lorsque cet édifice a plusieurs façades on ajoute à ce mot un déterminatif et l’on dit : façade postérieure, façade latérale, etc., etc. Une belle façade, une riche façade, une façade décorative. Il est des façades qui sont de véritables chefs-d’œuvre d’architecture où se trouvent combinés le génie manuel et intellectuel. À Paris les façades du Louvre, de l’hôtel de ville et de tant d’autres monuments, témoignent de la puissance artistique du peuple, capable de tailler dans la pierre brute une pensée, un visage, un symbole, qui non seulement par leur beauté, leur richesse, leur élégance, charment la vue, mais encore impriment pour les générations futures l’histoire tour à tour heureuse ou tragique du passé.
De même qu’il faut savoir lire entre les lignes d’un livre, il faut savoir comprendre tout ce que cache une façade et ne pas se fier aux apparences ; les façades sont souvent trompeuses. La pureté d’un style, le luxe extérieur d’un monument, la richesse architecturale d’un frontispice, signalent parfois, aux yeux éclairés et avertis, la tyrannie d’un despote et la souffrance d’un peuple. Les plus grandes œuvres artistiques du passé ont le plus souvent été enfantées dans la misère et dans le sang, et ce sont les larmes du peuple qui coulent le long de ces murs ciselés par le burin de l’artiste. Il faut s’en souvenir. Si dans la souffrance, le peuple a su accomplir de si grandes choses, que ne sera-t-il pas capable de faire le jour où il sera libéré de tous les soucis matériels et qu’il pourra occuper ses loisirs selon ses goûts et ses aspirations ! La vie ne sera plus belle qu’en surface mais également en profondeur.
Pour atteindre ce but, le peuple a une tâche à accomplir et qu’il ne s’arrête pas comme il le fait toujours à la façade.
C’est à contempler les façades qu’il se laisse griser par les mauvais bergers qui le conduisent et l’empêchent de voir ce qui se trouve à l’intérieur des maisons. Qu’il jette un regard derrière la façade « républicaine », « démocratique », « sociale », « communiste » et il verra qu’elles servent de paravent à une poignée de politiciens avides qui ne cherchent qu’à maintenir l’ignorance populaire pour jouir plus facilement.
Qu’il abolisse la façade, qu’il construise une grande maison, saine et aérée où l’intérieur sera aussi beau que l’extérieur, et le peuple vivra heureux ayant conquis son bonheur et sa liberté.
FAÇADE
On désigne sous ce terme l’extérieur d’un édifice vu sous l’un de ses quatre aspects : la façade du nord, la façade du midi, etc. On dit aussi, pour désigner une façade : façade sur la rue, façade sur la cour ; façade de la salle des fêtes, façade des bureaux, des écuries, et ainsi de suite. ― Employé seul, le mot façade désigne surtout la façade principale, celle qui sert de frontispice à l’édifice et sur laquelle s’ouvre l’entrée d’honneur. ― Les façades empruntent encore leur désignation aux motifs d’architecture. Ainsi, on distingue : la façade ionique, la façade corinthienne, etc...
Quand on bâtît un édifice, on a soin, habituellement, de faire la façade principale aussi belle que possible. Cette façade joue, donc, entre autres, un rôle décoratif, avec ses socles, balcons, marquises et autres ornements appelés à charmer l’œil.
Naturellement, les pièces, les objets et les choses les plus laides et répugnantes peuvent se trouver ou se passer derrière la plus belle des façades.
C’est pour cette raison qu’au sens figuré « façade » signifie l’extérieur attrayant, l’apparence belle et charmante d’une chose dont l’intérieur est, au contraire, vilain, et dont la façade n’est, par conséquent, qu’un trompe-l’œil.
Quand il s’agit d’un édifice, chacun comprend qu’il serait naïf de se fier à la façade, de ne supposer que de belles choses derrière une belle apparence. Mais lorsqu’Il s’agit des choses de la vie, les naïfs ne manquent pas qui croient qu’un paradis doit se trouver nécessairement derrière toute façade qui nous charme. Pourtant, l’apparence de n’importe quelle chose peut être trompeuse. Souvent même, on fait une belle façade décorative exprès pour tromper les naïfs et les attirer. La nature même procède de la sorte. Telles certaines fleurs de rare beauté ou d’un parfum exquis, qui, à l’aide de cette façade trompeuse, attirent les insectes pour les dévorer. Tels certains animaux qui fascinent et attrapent leurs victimes avec des moyens analogues.
La vie humaine, la vie sociale surtout, abonde d’exemples de ce genre. « Liberté, Égalité, Fraternité », cette belle maxime gravée sur les édifices officiels en France, même sur les façades des prisons, n’est qu’une « façade trompeuse » au double sens : direct et figuré. Bien naïf serait qui s’y fierait. Et cependant, des millions de prolétaires dans tous les pays du monde se laissent toujours tromper par toutes sortes de « façades sociales » que les dominateurs et exploiteurs de toute espèce dressent devant eux pour les fasciner et les égarer. Telle, par exemple, la belle façade de la démocratie bourgeoise ou socialiste, qui trompe encore tant de « bonnes brebis » avec son parlement, ses élections, ses municipalités, sa fête nationale, ses cinémas et ses bistros... Telle aussi la façade magnifique de la « République Socialiste » russe, avec son « pouvoir ouvrier », sa « dictature du prolétariat », ses « soviets », ses drapeaux écarlates, son « Internationale », son « Armée Rouge », ses mots d’ordre et ses fanfares... Usines et écoles exemplaires, théâtres, clubs, meetings et manifestations savamment préparées et organisées, toutes ces choses et d’autres encore, font partie de la même « façade rouge » qui continue de tromper plus d’un naïf ne sachant pas voir l’imposture éhontée, la faillite totale et les horreurs qui se cachent derrière.
FACE
n. f.
Partie antérieure de la tête humaine, depuis le menton jusqu’aux sourcils. ― En peinture et en sculpture, le mot face est employé dans le même sens. ― On le dit aussi quelquefois de la partie antérieure de la tête d’un animal. ― Se dit, dans le style poétique et figuré, en parlant de « Dieu » et des « êtres supérieurs » en général. ― Par extension, toute la partie antérieure d’une personne.
Le mot face est employé dans des sens extrêmement variés et dans de très nombreuses locutions.
Citons les cas et les exemples les plus importants :
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Face désigne souvent la partie antérieure d’un objet, d’un édifice, etc., celle qui est faite pour être offerte de préférence à la vue. Ex. : Montrer un objet de face. La face d’une maison.
Dans un sens plus étendu et moins rigoureux : Superficie, surface, extérieur, en parlant des corps. Ex. : La face de la terre. La face de la mer. La face des eaux.
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Face signifie encore : Aspect, tournure, point de vue sous lequel une chose, une affaire peut être considérée. Ex. : Envisager l’affaire sous toutes ses faces. Cette découverte changea la face du problème.
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On dit aussi face dans le sens : état, situation. Ex. : Changer la face de la fortune. Ce n’est pas avec l’aide de l’État, du pouvoir politique ou des partis politiques, que les travailleurs arriveront à changer la face du monde.
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Dans l’anatomie, face désigne les parties qui composent la superficie d’un organe. Ex. : La face supérieure de l’estomac.
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Dans l’architecture : Le devant, les côtés, le derrière d’un édifice. Ex. : Cette maison a tant de mètres de face sur tous les côtés. La face du côté du jardin.
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Dans les beaux-arts : Mesure proportionnelle prise de la longueur de la face et applicable à toutes les parties de la figure. Ex. : On compte deux faces dans la longueur de la cuisse jusqu’au genou.
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Dans la géométrie : Chacune des surfaces planes qui terminent un corps solide. Ex. : Les faces d’un prisme.
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On appelle face le côté d’une pièce de monnaie ou d’une médaille, qui représente une tête.
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Faire face : être vis-à-vis. ― Faire face à l’ennemi, signifie lui présenter le front, l’attendre de pied ferme pour le combattre. ― Faire face à quelque chose : pourvoir ou parer à quelque chose. ― Faire face partout : se trouver en état de défense partout où est le danger ― Face à... Ex. : Les travailleurs doivent prendre une attitude nette face à la bourgeoisie, au fascisme, au bolchevisme. ― Avoir deux faces, Être à plusieurs faces, signifie être faux, hypocrite. Ex. : Le bolchevisme est à plusieurs faces.
FACE
n. f. (du latin facies, visage)
Surface, superficie, façade. Visage, partie antérieure et principale de la tête humaine. Une face glabre ; une belle face ; se voiler la face. On compte dans la face quatorze os et un nombre considérable de muscles. Les parties essentielles de la face sont les yeux, la bouche et le nez ; ce sont elles qui traduisent les impressions les plus diverses ressenties par le corps humain. Tour à tour la face se transforme par des mouvements qui expriment la terreur, la gaîté, la douleur ou le bien-être, l’amitié où le mépris, l’amour ou la haine.
Lisse et unie chez la femme, la peau de la face se couvre, chez l’homme adulte, aux joues et au menton de poils appelés « barbe ». Les traits de la face, chez l’homme sont d’autre part plus accentués que chez la femme. Si l’on peut, dans une certaine mesure, lire sur la face humaine les sentiments d’un individu, il faut pourtant se garder d’une trop grande confiance dans les altérations passagères subies par le visage humain. L’homme est un comédien doué de sublimes facultés et bien souvent les expressions de sa face ne sont qu’un jeu admirablement étudié pour tromper son semblable. Tel visage qui exprime la colère ou la révolte ne cache en réalité que l’indifférence et la sécheresse du cœur. Il ne faut donc pas se fier aux manifestations extérieures de la face pour juger un individu, mais chercher plutôt à analyser son caractère sur les actes qu’il commet.
Le mot face s’emploie également comme synonyme de « aspect ». « Étudier une affaire sur toutes ses faces. » Au figuré : Faire face à un danger. Changer la face des choses. « Le cardinal Richelieu changeait alors la face de l’Europe » (Fénelon). Être face à face avec la vérité, etc...
Avoir une double face, se dit d’un individu peu sincère, hypocrite. Avoir une face de carême, un visage blême. La Révolution sociale en libérant l’humanité changera la face du monde.
FAÇONNER
v. a.
Au sens propre : travailler une matière lui donner la façon qui la revêt d’une certaine forme. Ex. : façonner les pierres. ― Donner la dernière forme à un ouvrage, y faire des ornements, des embellissements. Ex. : façonner un vase. ― En agriculture : perfectionner par la culture. Ex. : façonner un champ, une vigne, des plantes. ― On dit : façonner un cheval, ce qui veut dire : lui donner une allure régulière et gracieuse. Au sens figuré : former l’esprit, le cœur, les mœurs de quelqu’un, par l’éducation, l’instruction, l’usage, la propagande ou tout autre moyen. Ex. : Tous les partis politiques, tous ceux qui voudraient « guider » les masses travailleuses, prétendent les façonner ― et façonner la révolution ― à leur idée. ― Habituer, accoutumer. Ex. : Je l’ai façonné à mes manières. ― Façonner v. n. Faire des difficultés en acceptant quelque chose. Ex. : Pourquoi tant façonner ?
FACTIEUX
(adjectif et nom du latin factiosius, qui fait beaucoup)
Qui fait partie d’une faction. Le mot a une signification différente selon ceux qui l’emploient.
Le Larousse nous dit qu’une faction est un « parti de gens unis pour une action politique violente » ; les factieux selon la définition du Larousse seraient donc des révolutionnaires. Ce n’est pas ainsi que nous l’entendons. Le Lachâtre n’est pas plus clair que le Larousse dans la définition du terme. Adjectivement il nous dit que « factieux » signifie : « qui provoque, qui excite le trouble dans un État » et substantivement « celui, celle qui fait partie d’une faction, qui a un esprit de désordre ». Or si, bourgeoisement, nous sommes considérés comme des « factieux », à notre sens les politiciens de tous grades et de toutes couleurs sont les véritables responsables du désordre social et en conséquence c’est avec raison et logique que nous devons leur retourner le qualificatif. Les hommes qui occupent le pouvoir dans un État quel qu’il soit, représentent la bourgeoisie et le capital qui sont un perpétuel facteur de trouble. Ce ne sont donc pas en réalité les révolutionnaires qui sont des factieux, mais bel et bien ceux qui veulent conserver une forme d’organisation économique et sociale contraire aux nécessités collectives et qui nuit à la libre expansion et à l’harmonie de l’humanité.
FACTION
n. f.
Il y a trois mots rapprochés par leur sens : cabale, faction, parti. Une cabale (voir ce mot) est surtout une intrigue, une menée conduite par un petit groupe d’hommes contre un autre. Un parti (voir ce mot) signifie une organisation plus ou moins importante, composée d’hommes professant les mêmes opinions et poursuivant les mêmes buts, politiques ou autres. Une cabale est toujours secrète. Un parti ne l’est pas nécessairement. La notion faction se place entre les deux et, partant, s’emploie de façon assez variée. D’une part, faction signifie une ligue d’individus qui veulent, dans tel ou tel autre intérêt, plutôt personnel et vil, abattre le gouvernement, bouleverser la société, l’État, etc... Pris dans ce sens, le mot « faction » se rapproche du terme « cabale » ; il implique une action, une machination secrète et a, en outre, quelque chose d’odieux. D’autre part, le mot faction peut s’employer dans un sens très vaste et général, plus vaste même (et surtout général) que le mot « parti ». On peut dire, par exemple : Deux grandes factions divisent le monde : celle des riches et celle des pauvres, celle des gouvernants et celle des gouvernés, celles des parasites et celle des prolétaires, celle des exploiteurs et celle des exploités.
Un parti séditieux, quand il est encore faible, n’est qu’une faction, dit un dictionnaire.
FACTION
Terme militaire qui désigne le guet que font les sentinelles à tour de rôle. Prendre la faction, être en faction, relever de faction. Au figuré une faction est une cabale, un parti qui se dresse contre l’État et cherche à l’attaquer par des moyens séditieux. Nous emprunterons au dictionnaire Lachâtre la définition de ce mot car elle nous paraît la plus claire et la plus simple.
« Une faction est une ligue d’individus qui veulent, dans leur intérêt personnel, bouleverser la société ou renverser un État ; un parti est une réunion de personnes qui professent en politique la même opinion. »
Il ne faut donc pas confondre parti et faction, mais nous ajouterons cependant qu’au sein même des partis politiques se forment des factions ― avouées ou non ― et que d’ordinaire les chefs ou les dirigeants des partis politiques sont des factieux qui travaillent uniquement dans leur « intérêt personnel ». La politique offre un terrain fertile à exploiter par les intrigants et les ambitieux et il ne faut pas s’étonner si des factions se forment pour s’emparer ― même parfois par la violence ― du pouvoir qui est une source de richesse pour ceux qui le détiennent.
FACULTÉ
n. f. (du latin facultas)
Puissance physique ou morale d’un individu. Aptitude à faire une chose. Pouvoir qu’à un individu de raisonner, de comprendre, de saisir, de sentir, de vibrer. Nos sens sont les premières facultés que nous remarquons (Condillac). « Avoir de brillantes facultés. Des facultés intellectuelles. De grandes facultés.
Aux premiers âges de l’humanité, les facultés physiques, qui se manifestaient par la violence, dominaient toutes les autres. L’homme était un animal aux facultés intellectuelles peu développées qui se laissait uniquement conduire par son instinct. Petit à petit sa puissance de raisonnement et d’observation se développe et à présent les facultés intellectuelles et morales gagnent chaque jour un peu plus de terrain. Si sous un vernis de civilisation l’homme primitif réapparaît parfois dans l’homme civilisé et que la puissance brutale l’emporte encore trop souvent sur la raison, il faut tout de même espérer que dans un avenir prochain la volonté, l’intelligence et la sensibilité écraseront définitivement la bestialité qui était une des facultés des hommes d’hier.
On donne aussi le nom de « facultés » dans les universités aux corps de professeurs dont les cours se rapportent à une même matière générale. Faculté de Droit, Faculté de médecine, etc., etc...
FACULTÉ
n. f.
Au sens général : puissance, physique ou morale, qui rend un être capable d’agir. Ex. : les facultés physiques ; les facultés naturelles ; les facultés intellectuelles ; la faculté de penser, de raisonner, de juger ; la faculté de la mémoire. Se dit aussi de l’aptitude à faire une chose, du talent dont on est doué. Ex. : la faculté de bien parler ; c’est un homme doué de grandes facultés.
« La faculté est une certaine énergie personnelle, active et persistante. » (Dictionnaire Lachâtre.)
Tout homme est doué de telles ou telles autres facultés. La grande tâche, et aussi la grande difficulté, consiste à leur donner l’élan nécessaire : la possibilité, les moyens de leur plein épanouissement. Le véritable et profond sens de tout le problème social est, précisément, l’aspiration à résoudre cette tâche, à surmonter cette difficulté. L’humanité se rend de plus en plus compte de la nécessité absolue d’y arriver. On commence à comprendre que les humains ne pourront être vraiment libres, heureux et bons que lorsque chaque individu aura la facilité de développer pleinement et d’appliquer toutes les facultés qu’il possédera. On commence à saisir que le plus grand malheur de l’humanité jusqu’à notre temps, est justement l’absence de cette facilité pour l’immense majorité, sinon pour la totalité des hommes. La faculté la plus intéressante et la plus importante chez l’homme est, à notre avis, la faculté créatrice (voir Création). Or, de nos temps, les individus qui arrivent à la développer et à l’appliquer, sont de rares exceptions. De nos jours, nous ne pouvons guère que vaguement pressentir la grande beauté, la grande vigueur de la vie, de l’activité futures, qui seront l’expression et la combinaison vivantes des millions d’initiatives et de facultés humaines développées et agissantes.
La situation des choses actuelles étant, d’une part, le résultat du développement des siècles passés, et d’autre part, engendrant les phénomènes qui vont suivre, une double question se pose, d’un intérêt primordial : Quelles furent les raisons fondamentales pour lesquelles les collectivités humaines ont dévié de la voie d’une évolution générale et harmonieuse dans le sens du développement et de l’application des facultés de tous les individus, voie qui paraissait pourtant toute indiquée comme celle de la véritable évolution progressive ? Quels seraient les moyens par lesquels l’humanité pourrait retrouver la bonne voie perdue ?
Ce problème se rapportant aux notions de l’Évolution et du Progrès (voir ces mots), son étude serait ici déplacée. Bornons-nous à constater que c’est dans le développement complet et l’application variée de toutes les facultés de chaque individu que nous reconnaissons le véritable sens du progrès et de toute l’évolution sociale. Et ajoutons que c’est l’Anarchisme qui s’attache le plus à ce problème.
Au sens strictement psychologique. ̶ Habituellement on divise les phénomènes conscients en trois classes : les phénomènes sensibles, les phénomènes intellectuels et les phénomènes volontaires. On a donné à ces classes le nom de facultés. Si, en effet, on découvre en nous des phénomènes de sensibilité, c’est que nous pouvons sentir, que nous avons la faculté de sentir. On distingue trois facultés fondamentales : la sensibilité, l’intelligence et la volonté. Dans la vie et l’activité des hommes, ces trois facultés sont intimement liées entre elles. Leur division n’est pas une abstraction théorique. Seule, peut-être, la sensibilité peut exister sans intelligence et sans volonté. (Voir : Psychologie).
La science n’a pas encore établi avec la précision voulue l’origine ni la véritable essence des facultés : leur formation première, leur mécanisme, le rôle de divers facteurs (adaptation, répétition ; exercice, hérédité, intuition, etc. et ainsi de suite). Le problème est, du reste, très compliqué, car il comporte des éléments biologiques, physiologiques et psychologiques.
« La force occulte et naturelle qui fait que les organes produisent ainsi leurs effets particuliers s’appelle faculté. » Cette formule de Fossati n’a pas encore vieilli.
En jurisprudence (droit civil), faculté désigne le droit de faire ou de ne pas faire. Ex. : la faculté de se marier, de contracter, de changer de domicile, de cultiver ou de ne pas cultiver le fonds, de faire usage de telle ou telle chose (ou de ne pas le faire), etc...
Dans le domaine de l’instruction publique, les facultés sont des établissements publics d’enseignement dit « supérieur » ou, autrement, des corps de « professeurs dans une Université », dont les cours se rapportent à une même matière générale : la faculté de droit, des lettres, de médecine (ou la Faculté), etc...
Le mot faculté est, enfin, employé dans le sens de vertu, propriété. Ex. : l’aimant a la faculté d’attirer le fer.
̶ VOLINE.
FAILLITE
n. f.
État d’un commerçant qui a cessé ses paiements par suite d’événements imprévus ou de circonstances malheureuses. Donc, c’est un terme propre au système économique bourgeois.
D’après le droit commercial bourgeois, il ne faut pas confondre la faillite avec la banqueroute (voir ce mot). Celui qui fait banqueroute cause, par sa faute, par négligence ou par fraude, un préjudice à ses créanciers ; celui qui fait faillite est réputé la première victime des pertes dont les autres ressentent le contre-coup. La banqueroute est toujours répréhensible à quelque degré ; la faillite n’est souvent que malheureuse et, par conséquent « innocente ». La faillite devient banqueroute alors seulement qu’elle est accompagnée de certaines circonstances prévues et définies par le Code.
Toute personne qui fait faillite relève du tribunal de commerce qui, par un jugement, déclare et constate le fait. Le failli est privé de l’exercice de ses droits civils et civiques, et il se trouve dessaisi de l’administration de tous ses biens, qui est confiée à un syndic (voir le mot). Lorsque le failli est de bonne foi, il peut demander une liquidation judiciaire, qui aboutit à un concordat. Dans les cas où le failli finit par payer à ses créanciers capital et intérêts, il obtient sa réhabilitation qui le réintègre dans tous les droits dont il jouissait antérieurement. Ajoutons que les incapacités dont le failli est frappé, dérivant du jugement déclaratif de la faillite, sont absolument indépendantes de toutes condamnations pénales.
Au sens figuré, faillite veut dire : échec, non-réussite, insuccès, chute, impuissance, décadence, disqualification. Exemples : Le bolchevisme fournit aux masses travailleuses du monde entier, et d’un seul coup, la preuve matérielle, palpable, de la faillite de la doctrine socialiste, étatiste, autoritaire et politique. Tel est son véritable sens historique. ̶ La faillite morale du capitalisme, de la démocratie et du socialisme autoritaire, est le fait essentiel de notre époque. C’est le prélude indispensable de leur faillite matérielle, définitive et complète, faillite qui ne se fera plus attendre longtemps.
FAILLITE.
État de tout commerçant qui suspend ses paiements. État de celui qui exerçant un commerce achète des marchandises payables à terme et ne se trouve pas en mesure d’en effectuer le paiement au jour prévu pour l’échéance. Être déclaré en faillite, faire faillite. Lorsqu’un commerçant suspend ses paiements ou n’est pas en mesure de faire face à ses engagements, il a cependant la ressource de demander le bénéfice de la liquidation judiciaire en déposant son bilan au greffe du tribunal de commerce dans les quinze jours qui suivent la cessation de ses paiements. La liquidation judiciaire peut lui être accordée ou refusée. Dans le premier cas il poursuit et dirige ses affaires comme par le passé, mais avec l’assistance de liquidateurs et sous la surveillance d’un juge commissaire nommés par le tribunal de commerce. Le « liquidé » est obligé de traiter toutes ses affaires au comptant ne pouvant contracter aucune dette nouvelle. La liquidation judiciaire n’est pas infamante. Durant son exercice, le « liquidé » perd ses droits éligibilité mais conserve ses droits d’électeur ; il peut être juré, tuteur, témoin.
Il n’en est pas de même en ce qui concerne le failli. Lorsque le commerçant qui suspend ses payements n’a pas réclamé ou n’a pas obtenu le bénéfice de la liquidation judiciaire, il doit, dans les quinze jours qui suivent la suspension de ses payements, faire au greffe du Tribunal de Commerce la déclaration de son domicile et l’énumération de ses biens, de ses dettes, de ses profits et de ses pertes.
On constitue alors le personnel de l’administration de la faillite qui comprend un juge commissaire chargé de surveiller les opérations, les contrôleurs nommés par les créanciers et le syndic, représentant de la masse du failli.
La faillite peut aboutir au concordat, c’est-à-dire qu’une convention intervient entre le failli et la majorité de ses créanciers qui, sous certaines conditions, le remettent à la tête de ses affaires. Si aucun arrangement n’intervient, le syndic est chargé de procéder à la liquidation de l’entreprise, et convoque, à la suite de cette opération, les créanciers auxquels il rend ses comptes en présence du failli.
Il arrive fréquemment d’interrompre les opérations de la faillite, faute d’actif. On prononce alors la clôture pour insuffisance d’actif. Chaque créancier a alors le droit de poursuivre individuellement son débiteur.
Une faillite est simple ou frauduleuse. La faillite est frauduleuse lorsque le failli dissimule une partie de l’actif ou la détourne à son profit, ou s’il est reconnu débiteur de sommes qu’il ne devait pas. La faillite frauduleuse est punie de deux à cinq ans de prison, ou de cinq à vingt ans de travaux forcés.
Le failli simple ne peut être ni éligible ni électeur pendant trois ans, à dater du jugement déclaratif. Il ne peut exercer aucun commerce sous son nom tant qu’il ne s’est pas réhabilité envers ses créanciers. Cependant la loi réhabilite de droit les faillis lorsque dix années se sont écoulées après la déclaration de faillite. Les réhabilités au point de vue pénal peuvent, à leur demande, obtenir leur réhabilitation commerciale.
La faillite est une conséquence du commerce. On pourrait même dire qu’elle est inhérente au commerce, La centralisation du capital et de la richesse sociale l’accaparement de toute la production par les grosses sociétés financières, le contrôle de toutes les matières par de puissants trusts capitalistes rend chaque jour plus difficile la vie du petit commerçant. N’étant pas admis dans les syndicats groupant les gros financiers et les gros industriels, le petit commerçant achète ses produits à des intermédiaires qui prélèvent déjà un bénéfice, et ne peut, en conséquence, rivaliser avec ses puissants concurrents. Ses frais généraux, ses impôts sont relativement lourds en regard de ses bénéfices et il arrive qu’il ne peut équilibrer son budget. C’est la faillite. Si, au point de vue individuel, on peut plaindre le petit commerçant écrasé par la grosse entreprise, au point de vue social nous pensons que le petit commerce est une entrave à la Révolution, car il est plus facile de lutter contre le bloc capitaliste que contre ces forces éparses qui n’appartiennent ni au Capital, ni au Travail. D’autre part, il n’y a pas à s’apitoyer sur le sort du petit commerçant victime de la faillite. La centralisation des richesses sociales est une étape du Capitalisme, et c’est sans doute la dernière ; demain il n’y aura plus en présence que deux classes bien distinctes qui se livreront bataille et avec le capitalisme disparaîtra la faillite.
Il faut dire que, bien souvent, sans être déclarées frauduleuses, les faillites le sont cependant ; c’est-à dire qu’elles sont provoquées et que le failli se retire des affaires en ayant eu soin, auparavant, de s’assurer une petite fortune. En ce qui concerne les banqueroutes frauduleuses, elles sont de moins en moins nombreuses puisque la loi bourgeoise, dans son esprit et dans sa lettre, permet toutes sortes de vols, d’escroqueries, sans aucun danger pour celui qui s’y livre, et lorsqu’un krach formidable soulève l’opinion publique, les hommes qui l’ont dirigé sont ordinairement déclarés irresponsables, comme ayant agi au nom d’un groupe ou d’une société anonyme.
Faillites, banqueroutes, liquidations judiciaires sont, sous différents noms, des formes d’escroquerie et c’est en dernier lieu toujours les travailleurs qui en sont victimes. Cela changera quand ils le voudront.
FAIM
n. f. (du latin fames)
Chacun connaît, par son expérience immédiate, la sensation de la faim (chez l’homme). Notons, cependant, que cette connaissance, cette expérience sont loin d’être les mêmes pour tous les individus, membres de la société moderne. Tandis que pour ceux des classes aisées, la faim est un besoin agréable, exempt de soucis, richement et régulièrement satisfait avec des mets abondants, elle dégénère trop souvent, chez les pauvres et les travailleurs, chez les parias de la Société, en une sensation physiologique extrêmement douloureuse, prolongée, même chronique, ne pouvant être soulagée, accompagnée, de plus, d’une angoisse morale, de la certitude qu’on ne peut, à volonté, faire disparaître le besoin dont il s’agit. En effet, la sensation de la faim n’est agréable qu’à condition d’être encore faible et de pouvoir la changer rapidement en celle de la satisfaction, de la satiété. Or, combien de gens, en notre société actuelle, ne peuvent presque jamais manger « à leur faim » ! Pour combien de gens la faim, au lieu d’être la condition agréable, normale, même indispensable, de bien manger, de bien digérer, de soutenir les forces de l’organisme et sa santé, dont la faim normale est même l’une des preuves, pour combien de gens la faim n’est qu’une menace constante, une épouvante, une souffrance atroce physique et morale, poussant souvent au désespoir, au suicide, au crime !... Et combien de gens, d’autre part, souffrent plutôt de ne plus jamais avoir faim, à la suite d’excès de toute sorte, à force de manger toujours trop, de fatiguer, d’abîmer l’estomac et, surtout, de ne rien faire, de ne pas fournir à l’organisme un travail sain et régulier. Car, la condition essentielle d’une faim normale, agréable, saine, est le travail : la dépense régulière de nos forces, de notre énergie vitale, dépense dont la faim est l’enregistreuse, et le manger, le recouvrement. Normalement, ce n’est que le travailleur qui devrait connaître la véritable faim et pouvoir toujours la satisfaire. Dans notre belle société moderne, c’est le travailleur qui, souvent, épuisé par un travail excessif, forcé, fait à contrecœur et ayant lieu dans des conditions malsaines, finit par ne plus avoir faim du tout ; c’est le travailleur encore qui, souvent, épuisé par la faim, n’arrive pas à satisfaire celle-ci ou à en préserver les siens ; et c’est le parasite, le fainéant qui peut, lui, l’éprouver et la satisfaire à volonté.
Nous avons dit que la condition essentielle d’une faim normale était le travail. Hâtons-nous, cependant, de faire des réserves importantes et de constater que ce n’en est point la condition unique. D’abord, quel travail ? En effet, pour que le travail puisse engendrer une faim normale et saine, il faut que ce travail soit sain lui-même, qu’il soit volontaire, libre, agréable, gai, accepté en pleine connaissance de cause, exécuté dans une ambiance de camaraderie, dans des conditions parfaites d’hygiène et de sécurité. Le travail actuel, à l’exception peut-être de celui des champs, le travail accompli dans les horribles usines modernes, au profit de l’exploiteur, travail absorbant, pour de maigres salaires, tout le loisir, ̶ que dis-je ? ̶ toute la vie de l’ouvrier, un tel travail ne peut guère devenir la source d’une bonne faim saine, régulière, rénovatrice. Ensuite, cette bonne faim normale ne peut avoir lieu que chez des organismes sains, bien portants, en plein épanouissement des forces. Or, les hommes de la Société actuelle, les travailleurs comme les autres, vivent dans des conditions qui ruinent l’estomac, les intestins, les poumons, le cœur, les nerfs, etc., dès le plus bas âge. Empoisonné dès l’enfance avec des aliments de mauvaise qualité, fanés, souvent avariés ; alcoolisé méthodiquement ; respirant l’air malsain des grandes villes, des ateliers puants, des souterrains meurtriers ; soumettant, tous les jours, son système nerveux à des épreuves qui finissent par le rendre malade, quelle faim robuste, solide, naturelle, peut-il avoir, l’homme moderne dégénéré, meurtri, broyé, écrasé sous les misères et les vices de notre société mourante ?
On pourrait dire que l’homme moderne, à peu d’exceptions près, ne connaît pas la véritable faim saine et naturelle, comme il ne connaît point la véritable santé, le véritable travail, la véritable jouissance de la vie. C’est l’homme non « civilisé », l’homme « sauvage », qui a connu sans doute cette faim normale. Et ce sera peut-être l’homme de demain, réellement civilisé, qui l’aura retrouvée, en même temps qu’il profitera d’autres joies nouvelles, inconnues celles-là, de ses ancêtres.
* * *
En ce qui concerne la définition scientifique, précise de la faim comme phénomène biologique, c’est une tâche autrement difficile et compliquée. La science ne l’a pas encore résolue, en dépit des tentatives multiples n’ayant abouti, jusqu’à présent, qu’à de nombreuses hypothèses que nous trouvons superflu d’énumérer ici, en raison même de leur insuffisance. On ne possède pas encore l’explication exacte de la sensation de la faim. La seule chose qu’on peut constater, c’est que, chez la plupart des animaux, la faim (normale) est un certain état physiologique (et aussi psychologique, cérébral) de l’organisme, provoqué par le besoin pressant d’introduire des aliments dans l’estomac plus ou moins vide, besoin se traduisant par un désir aigu de « manger ». La cause fondamentale de cet état de l’organisme doit être la nécessité pour le corps de réalimenter ou de restituer certaines cellules épuisées ou usées, et aussi de recouvrer l’énergie dépensée. En somme, la faim avertit celui qui l’éprouve qu’il est temps d’ingérer des aliments dans les voies digestives afin de soutenir au niveau normal les processus vitaux de l’organisme.
Il se peut bien que lorsque la pleine lumière sera projetée sur le phénomène de la faim, sur ses causes et son essence, alors on pourra, se basant sur certaines découvertes biologiques et chimiques, modifier complètement le caractère de notre nourriture, les procédés mêmes de l’alimentation de notre corps, et qu’en conséquence la sensation de la faim subira également des modifications importantes. Si, par exemple, on arrive à remplacer les copieux repas de nos temps par quelques injections introduisant les substances nutritives directement dans le sang, la sensation de la faim devra certes changer de caractère. Ceci, d’autant plus que ces procédés nouveaux devront infailliblement aboutir à des transformations profondes, sinon à l’atrophie complète de tout le système digestif chez l’homme.
Il est, certes, des gens qui, jouisseurs grossiers et bornés de la vie charnelle contemporaine, ou pauvres myopes, pensent avec effroi à cet homme futur, à cet état de choses éventuel. Outre cette consolation qu’ils n’y assisteront pas, nous devons les rassurer : à la place des jouissances modernes matérielles, corporelles, les hommes de l’avenir tiendront à savourer d’autres joies : spirituelles, intellectuelles, créatrices, qu’ils préfèreront aux misérables plaisirs de nos jours. Tout le sens, toute la véritable justification de l’évolution humaine, de cette civilisation tortueuse et dénaturée, consiste en ce que l’homme s’éloigne, à l’aide de son génie créateur, de l’existence et des joies animales, pour s’approcher, ̶ après avoir traversé l’ère pénible de la demi-civilisation que nous subissons en ce moment, ̶ de la vraie civilisation humaine : d’une existence qui rendra possible, pour tout homme, les insondables, les intarissables joies spirituelles ; les délices intellectuelles, la création illimitée, non sans posséder, en même temps, une santé parfaite et robuste, un corps sain, harmonieux, beau, bien que transformé. C’est pour cette raison qu’il faut certainement préférer à la bonne faim naturelle de l’homme primitif l’absence éventuelle de toute faim chez l’homme futur civilisé. C’est pour cette raison qu’en dépit des horreurs « de la cc civilisation » moderne, il faut, non pas reculer, non pas « retourner à la nature », mais toujours foncer en avant.
* * *
Très intéressante est, justement, l’étude du rôle social de la faim. (La faim comme facteur social. La faim comme problème sociologique.)
Quelle est la portée historique et sociale de la faim, c’est-à-dire de la nécessité imposée par la nature à l’homme, comme aux autres animaux, de se nourrir pour vivre et, par conséquent, de se procurer les aliments indispensables ? Quelle serait la juste appréciation de ce fait ? Cette nécessité est-elle un facteur positif, progressif ou, au contraire, négatif et régressif ? La faim attache-t-elle l’homme aux autres animaux, dans ce sens qu’elle l’empêche de s’en détacher définitivement et de réaliser entièrement son évolution véritablement humaine : spirituelle, intellectuelle, créatrice ? Ou, au contraire, est-ce précisément la faim qui, au fond, engendre et pousse le progrès humain ? Ainsi se pose le problème. Il est clair que sa solution s’entrelace avec celle de beaucoup d’autres problèmes importants (de celui, par exemple, si la science devra modifier, peut-être même supprimer, la nécessité en question ; de celui encore, si le véritable épanouissement de l’humanité est possible tant qu’existe cette nécessité ; de celui des autres forces motrices du progrès, en dehors de la faim, etc., etc...). Il est clair aussi que la solution du problème est intimement liée à la conception de l’Évolution et du Progrès. (Voir ces mots.)
L’opinion courante est que l’évolution de l’homme et la civilisation de la société humaine sont, au fond, les résultats de la nécessité pressante de satisfaire les premiers besoins matériels et des moyens dont l’homme disposait pour y faire face. La faim tenant une place honorable parmi ces besoins, elle serait donc l’un des facteurs principaux du progrès.
D’après cette conception, ce fut la faim, la nécessité de la satisfaire, qui, la première, poussa les humains à s’unir, à se grouper, à former des sociétés, à s’organiser. Car, tout seul, avec ses faibles moyens physiques, l’individu isolé ne pouvait guère se rendre maitre de ces nécessités.
Ce fut la faim, aussi, qui, de pair avec d’autres besoins primordiaux, amena les premières découvertes et inventions, fit poser les premières pierres du progrès technique et scientifique.
C’est la faim, et les autres besoins matériels, qu’on trouve à la base de tout le progrès humain.
Personnellement, je ne suis pas de cet avis. Je conçois tout autrement l’évolution humaine. Je pense que les forces motrices du progrès de l’homme gisent ailleurs que dans les besoins matériels. Je pense que la faim et les autres nécessités matérielles héritées par l’homme des animaux, tout en lui prêtant l’occasion, à l’aube de son évolution, d’appliquer et de développer ses capacités (qui, théoriquement parlant, auraient pu s’éveiller, s’appliquer et se développer dans d’autres conditions également), devinrent rapidement, au contraire, des entraves à son progrès et restent telles jusqu’à présent. Je pense que le, véritable progrès humain ne commencera que lorsque la science deviendra maîtresse complète de ces besoins et les réduira, pour ainsi dire, à néant.
L’analyse à fond de cette question dépasserait les cadres du présent sujet. Je me bornerai donc à quelques considérations rapides seulement.
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Il n’y a pas que l’homme qui fut poussé, par les besoins matériels, à s’unir, à se grouper, à former des sociétés, à s’organiser. D’autres animaux le furent aussi. Cependant, ces animaux restent, au cours des millions d’années, sur le même niveau d’existence. Seul l’homme connaît le progrès historique. Conclusion : les besoins matériels seuls ne suffisent pas pour expliquer ce progrès. Il doit y avoir quelque chose de plus profond, des facteurs spéciaux, n’existant pas chez les autres animaux.
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L’existence des autres animaux se borne à la tâche de satisfaire leurs besoins matériels, la faim surtout, tels qu’ils sont, sans chercher à les modifier en quoi que ce soit. Or, le progrès humain consiste, précisément, à s’en débarrasser, c’est-à-dire à pouvoir les satisfaire avec le moins de temps et d’efforts possible : preuve indirecte de ce que ce progrès n’est pas poussé par eux, et qu’ils n’expliquent nullement la civilisation humaine.
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L’histoire de l’humanité fournit aussi pas mal de preuves directes de ce que l’activité et l’évolution humaines ont d’autres mobiles plus puissants et profonds que la satisfaction des besoins matériels, et que l’effet de ces mobiles se trouve, précisément, entravé par la nécessité de vaquer aux besoins d’ordre matériel.
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Tout en pouvant être considérée comme une impulsion progressive au début de l’évolution humaine, la faim a joué, incontestablement, un rôle régressif aux époques ultérieures. À l’ère actuelle, c’est elle qui, au fond, accule les masses à l’esclavage et permet de les maintenir sous le joug épouvantable du système d’exploitation capitaliste. Elle est aujourd’hui l’ennemie de l’émancipation, du progrès, de l’évolution.
Donc, le rôle social de la faim varie au cours de l’histoire. Et l’on peut même prévoir l’heure où il deviendra nul. (C’est alors que commencera, à mon avis, la véritable évolution humaine.) Ceci prouve que, dans l’ensemble du processus d’évolution, ce rôle est secondaire, passager, et, pour ainsi dire, accidentel. Les facteurs primordiaux fondamentaux de cette évolution sont d’un tout autre domaine. ̶ VOLINE.
FAIM
« La faim est la honte des hontes pour une société. » (E. BERGERAT.)
La faim est un besoin de nourriture qui se manifeste généralement par l’envie que l’on éprouve de manger ; c’est la misère et la privation de nourriture qu’elle impose, la souffrance qui en résulte.
« Il n’y a pas de nécessité plus impérieuse que la faim. » (HOMÈRE.)
Lorsque, par des titillations dans la région de l’estomac, l’être éprouve le besoin de manger, c’est-à-dire lorsqu’il a faim, il ressent un certain charme que crée ce désir ; mais celui-ci peut devenir bientôt douloureux, être plus ou moins aigu et occasionner, alors, un affaiblissement général, lorsque ce besoin n’est pas satisfait à temps ; dès que l’individu a ingéré quelques aliments, tout cesse et redevient normal.
Ce sont les tissus du corps devenus pauvres en matières nutritives qui provoquent le système nerveux, qui, en éprouvant le contre-coup, traduit généralement ce phénomène par une sensation que l’on a appelée la faim.
La faim peut varier d’intensité suivant l’âge, le sexe, le tempérament, le climat, etc., etc...
L’on doit se garder de confondre le mot faim avec celui d’appétit, qui semblent l’un et l’autre désigner à première vue une même sensation qui nous porte à manger.
La faim semble indiquer un besoin que l’on éprouve, par suite, d’une longue abstinence ou de toute autre cause, tandis que l’appétit semble être plus en rapport avec le goût, le plaisir que l’on va éprouver en songeant aux aliments qu’on se propose de prendre.
Ces deux sensations qui paraissent se trouver réunies dans la plupart des cas peuvent exister l’une sans l’autre.
La faim est plus vorace ; l’appétit, plus patient et plus délicat.
La faim indique donc un besoin physiologique plus ou moins urgent, tandis que l’appétit reste Une impression périphérique sensuelle que provoque ordinairement la vue, l’odorat ou parfois même le souvenir des mets savoureux.
Certains physiologistes attribuent la faim au froncement de l’estomac, à la pression ou au frottement de sa tunique interne, à la lassitude de ses fibres musculaires contractées durant de trop longues heures, à la compression de ses nerfs, au tiraillement du diaphragme ou à l’action des sucs gastriques sur les parois qui les contiennent.
Ce sont des hypothèses ; rien n’a encore permis de conclure des lésions multiples que revêtent les êtres qui meurent de faim, ou plutôt d’inanition.
Généralement, la faim se manifeste chez l’individu lorsque la perte de poids du corps atteint 500 à 600 gr. environ, poids dans lequel il ne faut pas comprendre l’urine et les excréments expulsés par les voies naturelles.
Contrairement à ce qu’on pourrait supposer, la faim n’est pas localisée au seul organe : l’estomac ; c’est une sensation générale. C’est ainsi que certains poisons du système nerveux (opium, nicotine, liqueurs) peuvent la diminuer, de même que les infections ou les fièvres la supprimer.
Dans certains cas de diabète, par exemple, la faim peut devenir tout au contraire exagérée (boulimie).
Deux ou trois fois en vingt-quatre heures, la faim se fait sentir chez l’adulte en bonne santé ; chez les enfants, les adolescents et les convalescents, elle peut se montrer plus souvent ; chez les vieillards et les individus sédentaires et surmenés, beaucoup moins.
Certains animaux qui absorbent des aliments peu réparateurs, tels les lapins, mangent constamment.
Si, par l’absorption de matières alimentaires, on peut calmer la faim, il ne faut pas en conclure que le résultat cherché est obtenu, car on ne fournit pas toujours aux tissus les aliments nutritifs nécessaires à leur entretien et à leur réparation.
L’appareil digestif des jeunes enfants, si délicat parfois, ne peut pas toujours incorporer les aliments que nous leur donnons ; le résultat que nous désirons n’est donc pas atteint ; de même que les individus qui souffrent de faim chronique, tout en absorbant tout ce qu’ils trouvent, finissent cependant par mourir quand même.
Ces phénomènes, dits fréquemment d’inanition, se déroulent plus ou moins rapidement. Lorsque la faim est poussée à l’extrême, elle amène parfois la mort ; prolongée longuement, elle ralentit la respiration, la circulation, et occasionne des dérangements parfois très graves des facultés intellectuelles.
Quant aux perversions de la faim, bien distinctes des perversions de l’appétit, elles rendent les sensations douloureuses, déterminent un trouble cérébral profond qu’on dénomme faim angoissante ou phobique.
Sous le nom de faim canine on désigne les diverses altérations maladives de la faim : polyphagie, boulimie, cynorexie, anorexie, dysorexie, qui, le plus souvent, sont liées à des affections nerveuses des organes digestifs.
Du peuple quand il dit : j’ai faim.
Car c’est le cri de la nature :
Il faut du pain !
P. DUPONT.
Au sens figuré, le mot faim désigne ordinairement un désir ardent, une ambition, une ardeur de jouir de quelque chose ou de posséder cette chose.
C’est ainsi qu’on peut avoir faim de gloire, de richesses ou d’honneurs.
La faim, roman du grand écrivain norvégien Knut Hamsun, qui est un chef-d’œuvre.
Knut Hamsun y a dépeint les souffrances physiologiques d’un être en proie aux affres de la faim.
L’analyse y est donnée avec toute la pénétration, toute l’acuité qui font l’originalité même de l’œuvre entière de Knut Hamsun.
« Et maintenant, j’avais faim, je sentais mes boyaux se tordre comme des serpents ; et, je le prévoyais, il n’était pas écrit que je dusse manger ce jour-là. »
Cette étude faite sur soi-même, en quelque sorte, car comme « le héros » de son livre, Knut Hamsun a connu les souffrances psychologiques et physiologiques de la faim, est extraordinairement aiguë et intense et rappelle par plus d’un point une autre grande figure littéraire : Dostoïevski.
̶ HEM DAY.
FAIM (Grève de la)
Action qui consiste à refuser de prendre toute nourriture. La grève de la faim est l’ultime moyen de protestation employé généralement par les prisonniers d’État pour mettre fin à un cas d’arbitraire dont ils sont victimes ou pour attirer l’attention des pouvoirs publics sur un objet digne d’intérêt.
C’est surtout avant la guerre, dans les prisons russes, et plus particulièrement aux heures tragiques qui succédèrent à la révolution de 1905 que les révolutionnaires détenus dans les geôles tsaristes employèrent ce moyen pour attirer l’attention du monde civilisé sur la cruauté du régime pénitentiaire qui leur était infligé. Depuis, tous les pays ont eu leurs grévistes de la faim, car tous les pays traversent, à certaines époques, des périodes de réaction durant lesquelles les prisonniers politiques ont de nombreuses raisons de protester.
Un cas de grève de la faim qui mérite d’être particulièrement signalé, est celui du maire de Cork, Mac Swiney, qui se laissa mourir de faim pour protester contre la tyrannie britannique qui s’exerçait en Irlande et contre l’emprisonnement et l’exécution de milliers d’Irlandais.
Le sacrifice de cet homme courageux et généreux, les pétitions signées en sa faveur par des milliers et des milliers d’individus appartenant il toutes les classes sociales, la réprobation unanime de tout le monde civilisé contre le despotisme exercé en Irlande par l’Angleterre n’apitoyèrent pas les dirigeants de la perfide Albion, qui laissèrent s’éteindre, après deux mois de souffrances, ce héros de la cause irlandaise. Le sacrifice du maire de Cork ne fut pas inutile. Si le peuple irlandais n’a pas encore conquis son entière liberté, son régime s’est cependant amélioré, et c’est, dans une certaine mesure, au sacrifice d’individualités comme celles de Mac Swiney qu’il le doit.
En France, pays démocratique par excellence, la grève de la faim fut employée à plusieurs reprise ; pour faire respecter des droits acquis par les usages et les coutumes. C’est à cette action que les « détenus politiques » doivent le bénéfice d’un régime spécial ̶ plus supportable que celui du droit commun ̶ qui fut supprimé durant la guerre et rétabli à la suite de la grève de la faim faite par un petit nombre d’anarchistes détenus à la prison de la Santé.
Bien que la grève de la faim n’ait que rarement une issue fatale pour celui qui la fait, elle nécessite un véritable courage et une réelle volonté. Les affres de la faim sont terribles, surtout lorsque, sans obligation, on se refuse à toute nourriture. D’autre part, ce n’est pas sans déclencher une révolution dans l’organisme que l’on reste plusieurs jours sans manger et ceux qui se livrèrent à cette protestation restèrent parfois toute leur vie sans pouvoir définitivement se rétablir.
Conséquemment, la grève de la faim ne doit être faite que lorsqu’il n’y a aucun autre moyen d’aboutir à un résultat ; mais celui qui la commence doit bien réfléchir auparavant, et sans fléchir aller jusqu’au bout de sa protestation.
N’est-il pas terrible de songer qu’au vingtième siècle des hommes soient contraints de se mutiler pour obtenir ce qui leur est dû légalement, et cela dans la France républicaine ? Eh non, il ne faut pas s’en étonné, quelle que soit la forme de gouvernement qui dirige la chose publique, tant que le capital subsistera, il y aura des parlementaires, des magistrats et des prisons et derrière les murs de ces prisons des hommes qui feront la grève de la faim pour s’élever contre l’injustice des lois et la tyrannie des puissants.
FAKIR (ou FAQUIR)
n. m. (de l’arabe fakara, pauvre)
Les Faquirs sont des ascètes musulmans qui se divisent en deux classes : les réguliers et les irréguliers. Les premiers, les ba-char appartiennent à un ordre et observent rigoureusement les règlements de cet ordre ; les seconds sont les bi-char. En Perse, en Turquie et dans le nord de l’Afrique, les fakirs sont désignés sous le nom de derviches. C’est surtout les ascètes hindous que l’on nomme faquirs.
Le costume des fakirs se compose d’un manteau de feutre blanc ou noir et d’une coiffure également en feutre. Leur existence est purement contemplative et ils ne vivent que d’aumônes. Pour les soutenir durant leurs contemplations, ils sont toujours munis d’une béquille en bois ou en fer sur laquelle ils reposent la tête ou le coude. Leur matériel se complète par une baguette en bois terminée par une main et qui leur sert à se gratter, car ils sont d’une crasse remarquable.
Pour mériter une félicité éternelle, les fakirs soumettent leurs corps à certaines pratiques cruelles et douloureuses. Ils restent parfois de nombreux jours sans manger et des nuits sans dormir, répétant sans cesse ces mots : Lâ ilâha illâ allah (Il n’y a d’autre Dieu qu’Allah). En un mot, ce sont des fanatiques, des fous, qui, malheureusement exercent encore une puissante influence en Orient, car les Musulmans ont pour eux une grande admiration.
FAMILISTÈRE
n. m.
Le mot familistère désigne un établissement où plusieurs familles vivent en commun, dans le système de Fourier, ou plus précisément : des familles, unies par des liens moraux et économiques et groupées en des habitations contiguës, qui apportent à la satisfaction de leurs besoins généraux le renfort et les bienfaits d’une organisation commune. Cette organisation est regardée comme fonction d’un milieu favorable à la naissance et au développement d’une nouvelle moralité sociale et le familistère devient la cellule initiale d’un régime appelé à substituer l’harmonie de l’association au désordre de la concurrence. Avant d’aborder, à ce propos et sur ce principe, l’examen de la plus typique et de la plus durable des tentatives qu’ai animé l’esprit fouriériste, il est bon, si nous voulons en suivre de plus près l’inspiration, que nous embrassions, à travers la première moitié du XIXème siècle, le mouvement social à son éveil.
LES IDÉES SOCIALES AU DÉBUT DU XIXème SIÈCLE
QUELQUES PRÉCURSEURS
La Révolution de 1789 ‒ à part l’effort tardif et primaire de Babeuf et de sa République des Égaux ‒ avait limité d’une part à l’abolition du servage et à la possibilité d’acquérir les biens nationaux, et, d’autre part, il la délivrance du métier du cadre des corporations, une tâche économique dont l’importance, par ailleurs, lui avait échappé. Dans une France foncièrement agricole, où l’industrie sommeillait encore dans l’artisanat, la libération des couches paysannes appelées à la propriété semblait ouvrir, avec une dispersion équitable de la richesse nationale, l’ère d’une harmonieuse prospérité. Le transfert opéré, souvent au profit d’habiles accapareurs, on s’aperçut qu’il ramenait à l’astuce et à la rapacité une partie des terres enlevées aux seigneurs et que s’ébauchait, au détriment de l’équilibre, une décevante concentration. En même temps, le réveil véritable de l’industrie qui arrachait à l’atelier et à l’échoppe toute une branche du travail et poussait l’ouvrier sous les fourches caudines du salariat faisait surgir de l’ombre une face encore insoupçonnée de l’esclavage. À l’observateur attentif apparurent les symptômes d’un mal grandissant, dont le prodigieux épanouissement mécanique du siècle allait précipiter les ravages. Et des chercheurs passionnés se lancèrent à la poursuite de remèdes dont l’urgence se poserait vite avec brutalité. De leurs chevauchées audacieuses et souvent chimériques, suivons le défilé succinct...
Le premier en date de ces réformateurs sociaux est SAINT-SIMON (1760–1825). Des divers ouvrages qu’il écrit au cours d’une vie active et mouvementée se dégage le curieux principe d’une société toute scientifique où le déisme fait place au physicisme et dont l’organisation s’appuie sur le pouvoir des « sages », des savants. Mais surtout s’y affirme une philosophie (celle des Leibnitz, des Condorcet), demeurée abstraite jusque là, et dont Saint-Simon veut faire un facteur de progrès économique : c’est la perfectibilité, non seulement des êtres, mais de la société. « L’âge d’or, dit-il, est en avant, non en arrière ». Il rêvait, sur la fin de sa vie, de voir la religion s’élargir, elle aussi, sous la poussée de cette sollicitation universelle et gagner une réalisation étendue des maximes évangéliques. Il ouvre, par l’entrebâillement du dogme sur les sciences positives, la voie d’une part au catholicisme assoupli de modernisme et, par tactique, démocratique à ses heures et, d’autre part, à ce libéralisme chrétien qui, à travers Reynaud et Lamennais ira mourir à Marc Sangnier. Nonobstant leur dynamisme, ses idées sont, de son vivant, très peu remarquées. Mais ses disciples (Duvergier, Enfantin, Bazard, Pierre Leroux, Lechevalier, Jean Reynaud, H. Carnot, Auguste Comte, etc., et, pour un temps, Blanqui) lui assureront un glorieux retentissement.
Penchés sur le passé, non plus pour enfermer le présent dans la glace tombale des « vérités » retrouvées, mais pour en démêler les clartés qui jalonnent et les lois qui régissent le développement du genre humain, ils vont, élargissant le domaine des tâches de l’esprit jusqu’aux intérêts du peuple dont leur cœur rejoint la souffrance, et, pénétrés des enseignements de Condorcet, à savoir que « toutes les institutions doivent avoir pour but l’amélioration matérielle, intellectuelle et morale de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre », travailler à la régénération de l’humanité. Pour les saint-simoniens, l’association universelle (avec ses états organiques) doit se substituer à l’antagonisme (états critiques). « Tout homme doit travailler » et le principe « à chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres » étagera, sous l’omniscience de l’État, toute la société. Mais, pour mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme, il faut d’abord récuser, en droit et en fait, la propriété héréditaire. « L’État héritera des richesses accumulées et répartira les instruments de travail suivant les besoins et les capacités .. Une banque centrale, avec des banques spéciales, organisera la production méthodique sans disette ni encombrement. L’enseignement exercera l’activité matérielle de l’enfant pour l’industrie, la faculté Rationnelle pour la science, la sympathie pour les beaux-arts. Il faut, d’autre part, une religion plus puissante que les religions antérieures, réhabilitant la matière actuellement sacrifiée à l’esprit. Les prêtres coordonneront les efforts des savants et des industriels : c’est vers une théocratie nouvelle que s’acheminera la Société. » (Larousse.) Et voilà Dieu et l’État (providence en deux personnes) « scientisés » et promus guides suprêmes du nouveau char social...
Un des disciples sociaux ‒ le plus original peut-être ‒ de Saint-Simon, et longtemps un chef reconnu, ENFANTIN (1796–1864) veut poursuivre la réformation des mœurs jusque dans le mariage et la famille, proclame « l’égalité de la chair devant l’esprit, le droit des amours mobiles égal à celui des unions constantes ». Et, sans parler de l’atteinte à l’immuabilité (sous les auspices divins) d’un mariage qui, dans la légalité même, s’ouvrira un jour sur le divorce, les théoriciens anarchistes reprendront plus tard cette réhabilitation païenne des sens refoulés par les contraintes monastiques. Certains étendront jusqu’à la pluralité les libertés de l’amour. Enfantin, par la renaissance du rôle et des droits du « prêtre », égare sa morale vers « le matérialisme mystique de certaines religions de l’antiquité ». Il met au service de cette résurrection un apostolat de « Messie » et ferme en Église la nouvelle école. Aussi l’ascendant du « Père » couvre-t-il mal l’étroitesse de la secte. Et le schisme en brise la rigueur doctrinaire. En 1831, les « philosophes » : les Reynaud, Leroux, Carnot, Charton, Comte, au fond demeurés fidèles à la suzeraineté de l’esprit et distants, dans leur atticisme, d’une trop fruste moralité, s’échappent. par la liberté individuelle, vers le groupe d’études et d’élaboration. Ils laissent le pontife Enfantin disputer à Bazard les derniers tronçons du corps saint-simonien et ramener au cloitre le cycle religiosâtre de ses réformations...
Mais l’influence de personnalités aussi puissantes survit à cette dislocation. De nouveau éparses à travers la société du temps, elles jettent autour d’elles bien des semences fécondes. De la perfectibilité, gagée par le libre-arbitre universel, de l’auteur de « Terre et Ciel » au positivisme, retrempé dans le matérialisme, d’un Auguste Comte ; du socialisme chaotique d’un Leroux jusqu’à la coopération directe des uns ou des autres à ce progrès matériel qui demeure comme le lien tenace de leur panthéisme commun, elles portèrent dans tous les domaines de l’idée et des mœurs de salutaires répercussions. « Beaucoup de gens, comme le dit Henri Martin, aujourd’hui ne savent pas qu’ils vivent, en grande partie, des idées mises en circulation, soit par Saint-Simon, soit par Enfantin et les siens, soit, plus souvent encore, par les adversaires d’Enfantin qui avaient été d’abord ses associés dans le saint-simonisme. Au fond, le saint-simonisme a été comme la préface d’un livre qui reste à faire : on pourrait dire que l’élaboration de ce livre continue sous des formes contradictoires qui, sans doute, trouveront un jour leur unité... »
Parallèlement au mouvement ‒ surtout spéculatif ‒ du saint-simonisme se développent, en Angleterre, les expériences hardies de ROBERT OWEN (1771–1858) qui, par les relations qu’il noue sur le continent, en précipitent le retentissement. Owen préconise « l’égalité absolue des droits et la communauté de tous les biens ». Devant le désordre social, il plaide l’irresponsabilité des hommes, incrimine le milieu, veut le rendre propice en le réformant. Du foyer de New-Lanark, les essais de coopératisme socialisant, auquel aboutit, dans la pratique, une sorte de communisme tempéré d’autorité patriarcale, gagnent les comtés surpris, inquiètent le gouvernement, s’exportent, en 1826, au Mexique (terre d’élection des colons sociaux) en « New-Harmony », pour, finalement, se désagréger et périr. Comme des lambeaux, seules, en flotteront quelques idées, bientôt assoupies. Et se les remémoreront, dans leur détresse, quelque vingt ans plus tard, les pauvres tisserands de Rochdale, pionniers modestes de ce mouvement coopératif anglais, de nos jours si puissant...
En France, un courant, lui aussi, en un sens, davantage effectif, porte plus avant les tentatives spécifiquement socialistes. Dans ses Théories des Mouvements et de l’Unité universelle, CHARLES FOURIER (1772–1837) jette les fondements de la doctrine sociale qui aboutit au phalanstère, fonde une école qui, sous des noms divers (harmonieuse, sociétaire, garantiste, etc...), fera sentir jusqu’à nous sa pénétrante influence.
« Soumettant à un doute absolu toutes les notions que lui apporte la civilisation, le philosophe observe le monde et est frappé de l’harmonie universelle qui y règne, grâce à la loi d’attraction, découverte par Newton. Seul, l’homme fait exception à cet ordre, parce que, jusqu’ici, il a substitué à la loi d’attraction morale des caprices philosophiques. Pour le moment, il s’agit, pour l’humanité, qui a déjà traversé les périodes successives d’édénisme, de sauvagerie, de patriarcat, de barbarie et de civilisation, d’arriver à l’état de garantisme, auquel elle touche, et qui l’acheminera vers l’harmonie parfaite.
« La loi universelle se traduit dans le monde moral par l’attraction passionnelle. En vain les moralistes ont voulu réprimer les passions de l’homme. Il s’agit, bien au contraire, de modeler sur elles l’organisme social. Elles sont au nombre de douze, et peuvent se grouper en huit cent-dix caractères différents. Doublez ce nombre, vous aurez la certitude de trouver réunis tous les spécimens possibles de caractères. Ce sera donc d’environ seize cents personnes que se formera la phalange, unité sociale de la société future. Chaque phalange s’installera dans un palais, le phalanstère, au milieu d’un territoire qui lui sera réservé, et où elle se livrera à tous les travaux, chacun, selon ses goûts, s’enrôlant dans des séries de travailleurs diverses. Le travail, devenu attrayant, se fera sans effort et sera infiniment fructueux. Chaque phalanstérien aura droit à un minimum de bien-être. Le surplus de la production sera divisé en douze douzièmes, dont cinq rémunéreront le capital, quatre le travail et trois le talent. Ce système se généralisera en peu de temps sur le globe, qui formera un seul empire unitaire. » (Larousse.)
Pour avoir, jusqu’à l’abusive assimilation, rapporté aux lois physiques et à leur régularité, les phénomènes du monde moral et leurs répercussions économiques, Fourier a précipité toute une portion des énergies sociales dans l’impasse de l’utopie. Mais, pour vains qu’apparaissent les essais de vie phalanstérienne que tentèrent, tant vers 1830, en France, qu’après 1848, en Amérique, quelques-uns de ses plus ardents disciples, la considération du mérite et, d’autre part, l’importance de l’attraction ne manqueront pas de préoccuper à nouveau les bâtisseurs qui, de Godin aux anarchistes, chercheront, par des chemins différents, à harmoniser production et répartition en dehors de l’ingérence de l’État. Malgré l’abîme où doit sombrer, dans la pratique, la mise en jeu, sans distinction de légitimité, sur le terrain social surtout, de toutes les passions « naturelles, générales, primitives, et les passions factices qui résultent des raffinements et des déviations des sociétés vieillies » (H. MARTIN) ; malgré le jugement de légèreté et d’artifice qui va attacher des expériences avortées aux notations profondes, motrices d’une théorie seulement ingénieuse, il n’en est pas moins vrai que Fourier y frôle, aux portes de la sociabilité, des conditions qui sont bien près d’être des déterminantes. Il introduit, dans la communauté mitigée qui est le milieu de la cellule nouvelle, un facteur libre du travail et un élément certain de concorde : l’affinité. Après lui, les systèmes autoritaires l’écarteront a priori comme étant à l’inverse du rendement et d’une introduction superflue à la base des rapports humains, la contrainte au service de l’intérêt général devant assurer à un degré suffisant ce minimum d’entente nécessaire à l’équilibre du corps social. Par sa théorie des passions, Fourier sauvegarde la liberté individuelle dont fera si bon marché, plus tard, le collectivisme. Il évoque, par ailleurs, par une aperception vigoureuse, le rôle futur de l’association, ce levier social, et il en cherche vers la cohésion volontaire la forme la plus susceptible d’assurer, dans l’abondance, l’indépendance de l’effort...
D’autre part, tandis que le pouvoir disperse à Ménilmontant les derniers fidèles d’Enfantin, interdit les groupes nouveaux, contraint à l’exil le fouriérisme dans la personne de Considérant, rejette dans la conspiration les sectes socialistes plus ou moins issues du saint-simonisme, l’activité des chercheurs sociaux, stimulée plus qu’entravée par les obstacles, ne cesse de se développer. Le communisme, assoupi depuis Babeuf, se remontre « tantôt pacifique, tantôt violent ». Populaire et matérialiste, et plein de réminiscences de la République de Platon, il gagne des adeptes à son système « moins grandiose que celui de Saint-Simon, moins ingénieux que celui de Fourier, mais le plus propre, par sa simplicité apparente ; à séduire aisément les esprits peu cultivés ». (H. MARTIN). Il oscille du classique Louis Blanc à CABET et BLANQUI, ces romantiques, monte, à travers « l’Icarie », vers toutes les utopies égalitaires, d’essence poussé aux extrêmes. Par sa formule, les forces deviennent l’arbitre de l’effort les besoins le barème de la répartition. Mais il rappelle, lui aussi ‒ vertige du siècle ‒ pour dispenser sa justice distributive, la toute-puissance de l’État, ramène sous sa tyrannie les ouvriers arrachés à la dépendance du ventre et « justifie » par la liberté ‒ le paradoxe a peu vieilli ‒ la dictature, ce corollaire de toutes les révolutions...
Fanatiques et désintéressés, touchant avec leurs fibres les souffrances d’une classe spoliée, les agitateurs du communisme ressuscitent, pour son triomphe, l’atmosphère jacobine, toute la violence des factions. La Révolution les retrouve aux faubourgs : Cabet dans les clubs, Blanqui menant l’émeute. En ces jours où le peuple a faim, le drapeau rouge couvre l’impérieux appel de la vie, devient, en sa seule couleur, comme le symbole d’unité d’une incoercible détresse et l’emblème d’une « société nouvelle qui rompt avec 89 comme avec l’ancien régime » et ouvre aux besogneux sans pain l’ère d’apaisants lendemains. La répression s’abat sur les hommes, exalte leur courage, en fait des apôtres. Faible par son système, prestigieux par ses actes, le communisme grandit par ses martyrs. Et Blanqui, « l’Enfermé », rayonne sur les simples en doctrine vivante...
Déjà, vers 1840 ‒ et, de la période qui nous occupe, son influence n’atteindra que les dernières phases ‒ se détache, à l’écart des partis et des sectes, une silhouette puissante. À la faveur d’un aphorisme retentissant, PROUDHON (1809–1865) martèle les impossibilités ‒ ne sont au fond que des incompatibilités provisoires ‒de cette propriété que « le travail détruit dans l’ordre de la justice ». Campé en marge des systèmes et des utopies (tour à tour « fantaisistes ou niveleuses ») qu’il poursuit pour leur invraisemblance ou leurs dangers et qu’il aiguillonne de ses aperceptions, sa violence dissèque imperturbablement les tendances et les hommes, tend à préserver des « archies » prochaines une société qui soulève à peine de séculaires astreintes. D’un individualisme irréductible (« petit-bourgeois » dira Karl Marx) mais au-dessus de l’appropriation, ni l’étatisme, ni le communisme ‒ pour les tyrannies préalables ou finales qu’ils cèlent ‒ne trouvent grâce devant sa liberté. Et cette propriété « transformée, humanisée, purifiée du droit d’aubaine » à laquelle l’amènent sa raison et son cœur « ne sera plus sans doute l’antique domaine quiritaire, mais elle ne sera pas davantage la possession octroyée, précaire, provisoire, grevée de redevance, tributaire et subordonnée » (P.-J. Proudhon : Théorie de la Propriété). Publiciste infatigable et pamphlétaire vigoureux, aussi timides sont ses édifices qu’audacieuse est sa critique. Des apostrophes comme « Qu’est-ce que la Propriété ? »ou la mise à nu des « Contradictions économiques » (sans parler d’une Correspondance capitale, des Confessions et de tant d’écrits : ouvrages, brochures, articles de presse que prodigue une activité intellectuelle interrompue) sont, en un sens, autrement constructives que ces solutions bâtardes de « mutualisme » de « réciprocité des services » et de « gratuité des crédits » de celui qui veut « des réformes toujours, des utopies jamais »... Plus que ses bâtisses « juste-milieu » s’ancrent dans les esprits de son temps ‒ et d’après ‒ ses dénonciations pénétrantes et ses âpres mises en garde. Et c’est là (car elles seules sont profondes et salutaires) qu’il faut chercher le rayonnement de cet « en-dehors » clairvoyant...
Ainsi le socialisme est d’abord sentimental dans ses alarmes et moral dans ses utopies fraternelles. Mais, si l’économie sociale s’y complique du maniement des impondérables, la bonne volonté de réduire les écarts du sort demeure le lot égal de tous les hommes. Avec l’intensité trépidante du machinisme et la poussée industrielle, l’accélération des concentrations de la richesse, la décadence précipitée de l’artisan, hier encore créateur, faisant place à cet agglomérat d’éléments laborieux voués à devenir les serviteurs passifs de l’outil, il va devenir davantage scientifique dans ses conceptions, catastrophique dans ses espérances et unilatéral dans ses manifestations. L’affluence du prolétariat le cantonnera peu à peu dans l’ouvriérisme et la sincérité de ses vues deviendra l’apanage d’une classe. De ne le voir que d’une couche sociale, et à travers les matérialités au premier plan, tranche durement un problème plus que de le résoudre. L’exclusivisme qui brusque les données ne condense qu’en brutalisant. Et dans le cadre étroit où s’affronteront ‒ ennemis ‒ les intérêts divergents, s’abîmeront bien des perspectives d’orientation solidaire. Surtout seront remises à la haine des tâches de raison et, dans le « prolétaire », oubliée l’humanité...
Au rappel des précurseurs ‒ êtres de foi, phalange sincère ‒ qui, de 96 jusqu’après 48, s’élancent, de tous les horizons de l’esprit et du cœur et de toutes les classes, pour affranchir l’avenir des angoisses de la misère et des sujétions du travail ; à l’évocation des théories subtiles et des constructions hasardeuses, des idées et des actes avant-coureurs dont tout le mouvement social moderne porte l’empreinte originelle, nous bornerons ce bref historique. Eux seuls ont pu, en effet, ‒ nous verrons tout à l’heure lesquels et dans quelle mesure ‒ influencer l’homme et l’œuvre que nous nous proposons d’examiner ici.
GODIN. ‒ SA CONCEPTION. ‒ SES EXPÉRIENCES
Fils d’artisan, artisan lui-même, ayant touché sur le tour de France « la misère et les besoins de l’ouvrier » et emporté, du spectacle de leurs communes souffrances, la résolution de « chercher les moyens de lui rendre la vie plus supportable et de relever le travail de son abaissement », GODIN (1817–1888) ouvre une âme toute prête aux influences du Saint-Simonisme et des écoles naissantes que le sort des humbles tourmente. À travers de durs et absorbants travaux, il parfait sa culture, en courageux autodidacte. Il s’initie aux théories des Saint-Simon, des Owen, des Cabet. Aucune ne le satisfait complètement. À vingt-cinq ans, attiré par la doctrine de Fourier, il découvre, dans la Théorie de l’Unité Universelle, un « vaste plan de régénération sociale fondé sur l’association du capital, du travail et du talent, qui est pour lui une révélation. Il a trouvé désormais l’orientation de sa vie »... Plus et mieux qu’un philanthrope, il se rattache à la lignée des novateurs sociaux dont nous avons marqué les traits. Moins visionnaire que ses devanciers, d’une intelligence plus pratique que spéculative, il fut, plus qu’eux tous, un réalisateur ̶ quelque chose, « toutes proportions gardées, comme le Lavoisier d’une chimie sociale dont ils n’ont été que les alchimistes » (J. Prudhommeaux). Quoique sentimental et anticipateur, c’est un homme positif et pondéré. La mesure froide des possibilités tempère en lui les aspirations du penseur, garde l’homme d’action des dispersions aventureuses. Godin est un illuminé, un croyant de l’espèce la plus digne, qui situe la religion sur le chemin de l’idéal actif et foncièrement humain jusqu’au plus irréel de sa métaphysique. « C’est sur une foi religieuse inébranlable qu’il a construit l’édifice de ses convictions morales et humanitaires » (J. Prudhommeaux). D’un déisme plus kantien que révélé, avec l’hommage de prières toutes philosophiques ; d’une croyance que pénètre, assez avant, la théosophie de Swedenborg, la perspective d’une autre vie où s’emporte seul « ce trésor spirituel dont parle l’Évangile » et où chacun « se trouve en possession d’un organisme adapté au milieu nouveau qui est devenu le sien, et dont les conditions d’existence sont d’autant plus douces qu’il a été, ici-bas, plus préoccupé par tous ses actes du bien de la vie humaine en général » (Documents biographiques), éclaire l’effort essentiel de sa vie. La pensée de ces groupes supraterrestres auxquels ira s’agglomérer, affinitairement, l’impérissable de nos êtres, l’espérance d’aller rejoindre ceux qui, dans la joie du travail continué, poursuivent l’indéfini « développement des facultés intellectuelles et des capacités affectives » maintes fois galvanisera l’énergie de celui qui croit que « pour gagner le ciel l’homme doit commencer par réaliser ici-bas les vraies conditions de progrès physique, intellectuel et moral pour tous les autres hommes et qu’il n’arrivera à ce but que par le travail ». La conviction que « l’homme a reçu la vie pour se perfectionner lui-même et perfectionner tout ce qui l’entoure, afin de tout élever à Dieu » et que « son action, action d’amour et de raison, doit s’étendre de lui à ses semblables et à toutes les créatures terrestres, animales et végétales, pour tout faire progresser dans la vie » magnifie, en don attentif et permanent, la profusion généreuse des actes... Le travail, la plus haute, la plus agissante prière ! La vie, loi suprême, épanouissement divin de l’effort ! Dans l’amour, vers « Celui qui est amour », la progression solidaire ! Voilà, infuse dans les réalités quotidiennes et les animant, transportée, pour l’impulser, au cœur même de la vie sociale, toute la doctrine de la perfectibilité des Saint-Simon et des Reynaud... Que nous sommes loin des pratiques stériles des religions agenouillées ! Et quelle distance ‒ un abîme de sincérité ‒ sépare tous les adeptes d’un christianisme verbal, promenant à travers le monde leurs actes démenteurs, de celui qui fut un exemple de vie droite, conséquente, expansive...
Son industrie laborieusement édifiée, grandissante à la faveur d’Inventions nouvelles, subit le contre-coup des crises périodiques qui montent du volcan mal éteint de la grande Révolution, menacent de leurs éruptions les monarchies provisoires. À travers la tempête des insurrections, par delà les régimes bouleversés et renaissants dont l’instabilité gagne en ondes d’inquiétude le pays tout entier, pilote consommé, il tient debout sa barque menacée, pare au chômage, plante de son rêve les premiers jalons... Proscrites, les idées sociales s’évadent vers le Nouveau-Monde. Considérant emporte au Texas les illusions du Phalanstère. Godin suit de loin les essais passionnés, y jette en partie son avoir. Et leur échec ne brise pas sa volonté de vaincre. Il éclaire seulement sa méthode, le confirme dans sa résolution de « réaliser lui-même l’ensemble des améliorations qui lui paraîtront compatibles avec l’état des choses et des esprits dans le milieu où les circonstances l’ont placé ». De l’émancipation du travail, sur lequel pèse « la vieille malédiction biblique », Godin voit les étapes et l’épanouissement en dehors des bouleversements où sombrent les patients édifices. De stratégie et de conception son socialisme ne peut, en frère, s’approcher du blanquisme. D’ailleurs, aristocrate, au sens le plus épuré du terme, modelant en artiste les œuvres du cœur et les enfantements du travail, la démagogie, qui est la base tactique d’un communisme encore amorphe, en fait pour lui comme une sorte d’hébertisme économique : la conjuration faubourienne des appétits lésés. Autant que de l’égalisation décevante de son but, il se méfie de l’atmosphère où baignent ses moyens. Ces dispositions « irritées », qu’entretiennent avec complaisance les agitateurs et qui brisent sa ligne d’ordre et d’amour, il en soulève la superficialité. Et, tourné avec inquiétude vers cette « haine du mal » qui n’est pas assez la « science du bien », il redoute les spasmes réacteurs des solutions de la violence...
Avant de réaliser, dans le cadre de la vie familistérienne, le plan de réorganisation sociale qu’il a conçu, Godin entend se livrer à toute une gamme d’expériences préparatoires ‒ qui constituent ce que l’on peut appeler la période d’incubation de l’association familistérienne ‒ qui en aménageront le terrain en même temps qu’elles seront la pierre de touche de ses hypothèses. Même lorsqu’il donnera corps à ses solutions favorites, il les regardera, non comme un terme et une apothéose, mais comme une lueur et un tremplin... Il poursuit la suppression du salariat ‒ c’est-à-dire de cette convention unilatérale dans laquelle l’ouvrier, contre un salaire sans rapport avec la valeur (intrinsèque ou marchande) de l’objet fabriqué, abandonne sur l’œuvre tous ses droits ‒son remplacement ‒ une organisation où le travail peut récupérer la part qui aujourd’hui lui échappe. Dès lors le résultat de l’effort vient, dans l’estimation, contrebalancer l’énergie dépensée. Et la vente apparaît comme le régulateur d’une rétribution proportionnelle. Par l’association du capital et du travail, le salarié de la veille devient l’auteur et le vendeur du produit en même temps que possesseur des instruments de travail. Mais, admis aux avantages de l’exploitation, il en supportera de même les aléas et les responsabilités. Or, l’entreprise nouvelle, pour résister à la concurrence extérieure, ne peut assurer son rendement par les moyens courants du capitalisme. Si le patron, intéressé unique et direct, descend jusqu’aux plus dures compressions, manie des « atouts » tyranniques, les facteurs d’arbitraire et de coercition sont, de par son caractère, interdits à l’association. En attendant la prédominance, dans les entreprises aujourd’hui rivales, des vertus spécifiques qui, présentement, l’infériorisent dans la lutte pour les débouchés, elle devra, pour sauvegarder son existence même, quantitativement et qualitativement, produire au maximum « faire toujours plus et mieux ». Et voilà, au bénéfice de la collectivité, une anticipation du « taylorisme », d’un taylorisme où le « ressort spirituel » l’emporte sur le « moteur humain » et qui ‒ perspectives chères à Godin comme à Fourier ‒ par les « courtes séances » et « l’alternance des fonctions » qu’il favorise, entrouvre sur l’horizon l’ère du travail attrayant... D’autre part, pour réaliser ce « to do his best », il est indispensable qu’à toutes les phases de la fabrication correspondent des procédés de plus en plus perfectionnés, que l’association soit toujours à l’avant du progrès technique. Il faut aussi que, des ressources de l’homme comme de celles de la matière, rien ne soit perdu, qu’il soit tiré le plus judicieux parti de tous les biens comme de toutes les dispositions. Et nous sommes conduits, tant pour éveiller et stimuler les facultés inventives que pour installer « the right man in the right place » à la recherche des capacités...
C’est dans l’espoir de les découvrir (pour les rétribuer un jour dans la justice) en associant déjà, par l’initiation et la discussion, les travailleurs à la marche de l’entreprise ; c’est pour amener les travailleurs à la conscience de leurs aptitudes afin qu’une fois reconnues « ils les cultivent et les emploient au mieux de l’intérêt général » que Godin institue l’expérience ‒ d’idée fouriériste ‒ des groupes et unions de groupes. Mais, décidé à sauvegarder « par de prudentes limitations une industrie édifiée par quarante ans de labeur », non seulement il n’y introduit rien de la dispersion chaotique des « touche-à-tout » de la Phalange, mais il circonscrit l’activité même des groupes au cadre précis d’une « fabrique d’appareils de chauffage et à la bonne administration d’une cité ouvrière » et, sans lui accorder l’initiative des décisions, borne leur tâche « à une mission d’examen et d’études ». Quoique fidèle aux principes de la série fouriériste, il n’en abstrait pas les éléments, se préoccupe au contraire de les mettre en œuvre dans un milieu courant, susceptible par son assimilation ou ses réactions, de faire apparaître ou l’erreur ou la perspicacité de ses conceptions. Il crée des groupes correspondant aux multiples services élémentaires, tant du Familistère que de l’usine, et attachés à leur perfectionnement (116 à l’usine, 46 au Familistère)...
À l’entrée et pour base à leur fonctionnement, il y a l’attraction, seul facteur entraînant l’adhésion, quelle que soit la spécialité professionnelle.
« Il faut que chacun s’interroge librement et découvre vers quels travaux le portent ses tendances naturelles. » (Doc. biog.)
En pénétrant dans le groupe où l’appellent ses affinités et où rien ne l’emprisonne pour le lendemain ‒ la papillonne de Fourier retrouve ici sa place ‒ chacun pourra porter ses préoccupations dans des branches fermées, par le métier, à son activité quotidienne.
« Le travailleur cesse d’être l’automate vivant qui se désintéresse de tout ce qui n’est pas la tâche fastidieuse que lui a imposé la division du travail » (J. P.)
Appelé à faire, à la faveur du groupe, des incursions dans tous les compartiments du travail, il en saisira les rapports et la dépendance, apercevra les liens qui rattachent son effort ‒ pour lui isolé jusque là et comme incohérent ‒ à ceux des autres catégories de travailleurs. Au sein du groupe s’effacent également, devant le souci des intérêts solidaires, la hiérarchie des fonctions extérieures. Et, dans la confraternité des situations un instant confondues, apparaît l’attachement partagé à l’œuvre commune et à la charge suprême de ses destinées... D’autre part, à ces groupes primaires se superposent les unions, constituées par les bureaux élus des groupes. Dans l’esprit de l’animateur, ces groupes coordonnés doivent conduire à la représentation équitable des travailleurs dans les « Conseils supérieurs de l’association ». Ainsi, de proche en proche, s’élevant au-dessus de cette spécialisation du producteur, si souvent incompatible avec ses goûts et ses dispositions, le travailleur peut être appelé jusqu’au « gouvernement de la chose commune ». En même temps, par le suffrage, les pairs deviennent « juges des capacités et de leur rétribution ». Et voilà étendues à l’administration industrielle les conquêtes de la politique, et préparée l’accession de cette démocratie économique, prévue par les harmonies fouriéristes.
D’un autre côté, ayant appris à l’école de Fourier à mesurer le pouvoir sur l’âme humaine de ces mobiles inférieurs que sont « l’ambition, l’intérêt, la vanité, l’amour de la notoriété », il s’ingénie à mettre en jeu cette émulation, appelle à son secours la cabaliste.
Sachant que les modernes sont demeurés, comme les primitifs, attachés aux colifichets et aux distinctions, il continue à distribuer les « satisfecit » (Tableau d’honneur, couronnement des meilleurs ouvriers, médailles, diplômes, etc...) « en récompense de la valeur et de l’initiative ». Enfin, la rétribution des séances, les « gratifications proportionnelles aux services rendus », la participation (amorcées) aux bénéfices industriels constituent l’entrainement propre de l’intérêt... Il espère aussi que, par les causeries utiles auxquelles le groupe lui donne l’occasion d’assister, se développera chez l’ouvrier le goût d’une culture appropriée à ses fonctions. Il se garde ainsi d’avance de l’écueil qui guettera les Universités populaires et toutes créations qui, loin du métier autour duquel gravitent ses soucis, tenterons d’entrainer, sans transition, le travailleur dans le monde étranger des connaissances générales...
Les femmes, mêlées aux pénétrations spéciales du Familistère, intéressées, par leur fonction domestique, aux appareils ménagers que fabrique l’usine, « sont invitées à apporter dans les conseils leur aptitudes toutes spéciales ». Ainsi sera en partie comblé ‒ l’attachement de tout le groupe familial à l’œuvre productrice « le fossé que la vie d’atelier a créé entre l’usine et le foyer »...
Enfin et surtout, « les qualités professionnelles, suscitées ou développées par la pratique des groupes, doivent s’épanouir en vertus sociales » (J.P.) ces vertus sociales qui seront l’assise la plus ferme de « ce premier temple où le culte de la vie humaine sera pratiqué pour le plus grand bien de tous les hommes » (Doc. Biogr.). Car, répète Godin (et ce thème est comme le leitmotiv de ses « homélies » à son personnel) l’association, vers lequel est orienté tout un faisceau de tâches convergentes, « suppose entre ses membres plus que le simple lien d’intérêt. Elle est une application pratique de la morale suprême, l’amour de l’humanité. Il faut donc que cet amour soit éveillé dans le cœur des hommes pour que ceux-ci soient réellement propres à instituer entre eux ce mode supérieur d’organisation... Nous avons, pour nous attacher au régime de l’Association, des motifs autrement puissants, larges, féconds, pleins de consolation et d’espérance que ceux d’une répartition problématique des bénéfices »... Mais hélas ! le fervent évocateur constate combien, « plus que les notions de doctrine générale, quelque importantes qu’elles fussent pour l’orientation morale de leur vie, les intéressent les éclaircissements rapprochés de leur bien-être immédiat ». Au lieu de « cette interpénétration, de cet échange perpétuel d’hommes, de lumière et de services » dont il avait prévu le rejaillissement fécond, une pâle sollicitude se crispe aux barreaux du métier... À quelle coupe d’amertume incessamment remplie s’abreuvera celui que, plus encore qu’en matière, passionne la survie de son œuvre en esprit ! Devant l’inaptitude foncière de ceux qui l’entourent à s’élever au-dessus de l’angle habituel du salariat et à voir l’entreprise autrement qu’en rouage incompétent, passif et routinier, que d’énergie et de foi ne faudra-t-il pas pour maintenir tendue sa volonté d’aboutir ! Les désillusions répétées qui, pendant plus de vingt ans, attendrons l’initiateur, le déchirerons à entendre tant de fois sa voix résonner seule dans cette foule ; les multiples aspects des étapes (règlements d’atelier, désignation des surveillants, détermination du mérite et de ces capacités, fixations des salaires par les intéressés, améliorations dans les conditions du travail ou de la fabrication, manifestations inventives, etc...) qui sont comme d’inlassés rappels à la vie, d’une activité suspendue en fait aux interventions continues d’un homme ; l’existence anémique et précaire à laquelle sont condamnés les groupes, malgré la transfusion permanente d’une bonne volonté obstinée, tous ceux qui, à quelque degré, s’efforcent d’amener les masses jusqu’au cœur de leur propre bien les ont déjà senties ou devinées...
Certes, le caractère presque exclusivement consultatif de leurs décisions, le champ restreint laissé à leur initiative, l’involontaire chevauchement des services aux attributions distinctes avec les achoppements et les conflits qui en résultent, en en desséchant pour ainsi dire l’attrait, contribuent à la disparition des groupes. De même l’incompréhension, l’apathie fondamentale, les incompatibilités extérieures, la méfiance à l’égard de la nouveauté, l’impréparation, la résistance des « sujets » soumis à l’expérience et qui, sentant confusément qu’ils sont, à certains égards, des moyens utilisés en vue d’une fin qui leur échappe, entrent en lutte, ouvertement ou sourdement, contre l’intelligence dominatrice qui les fait agir » (J. P.) ; autant de facteurs qui concourent à l’échec, sans infirmer en rien d’ailleurs la valeur de la tentative. Ce n’est pas, cependant, sans un serrement de cœur que, vers 1878, au seuil de la vieillesse et soucieux de fixer dans les œuvres toute la partie solide de son rêve, Godin devra renoncer à ces recours aux suffrages, à ce mouvement des groupes et unions sans en avoir pu obtenir, si précieuses fussent-elles, que des espérances et des indications, sans avoir pu amener les futurs associés à embrasser d’un regard averti et plus large ce berceau où s’éveille un travail peu à peu désenchaîné. Il se verra « obligé de prendre seul toutes les initiatives et de substituer une simple Charte octroyée au pacte social dont il eût aimé débattre librement les clauses avec son personnel émancipé » (J. P.). Mais la confiance qu’il conserve, pour l’avenir de l’association, dans le rôle salutaire des groupes, lui en fait prévoir, aux statuts, la résurrection. Et Mme Godin ‒ sa veuve, dépositaire de sa pensée et héritière de ses vues ‒ la regarde comme une des idées auxquelles le temps appartient...
Cependant, ces groupes, dont se détachent ainsi les intéressés, ne sont pas des voiles dressées sur un océan d’abstraction. Aux espérances fondées sur eux pour donner à l’association une âme qui, sans cesse se dérobe n’est pas limité le plan harmonieux et étendu de Godin. Les groupes sont liés à tout un ensemble d’institutions qui les préparent et les complètent.
« Ils font partie d’un système : ils apportent un élément, le plus utile peut-être, à l’atmosphère de bien-être, de sécurité, de dignité, d’entraide, de sympathie que le travailleur respire au sein de l’Association, mais ils ne sont pas toute l’Association » (J. P.)
Certes, « c’est surtout dans le sens d’une élévation progressive du personnel à la saine compréhension et au sage gouvernement de ses intérêts collectifs que les expériences de Godin ont été nombreuses, persévérantes, et riches en enseignements... Mais, combien de créations que le fondateur du Familistère a conçues, préparées, ébauchées et qui n’ont pu vivre par la faute des hommes ou la résistance des choses »... (J. P.) ‒ petites bandes d’enfants contribuant à de menues besognes d’entretien général, restaurant, annexes agricoles, etc... ‒ tentatives, pour la plupart, d’inspiration fouriériste...
D’autre part, dès 1861, une aile du Familistère reçoit les premières familles, et se constituent les premiers conseils élus des deux sexes « chargés de représenter tous les habitants dans les questions d’économie domestique commune » (Doc. biog.) et s’organisent les premiers magasins coopératifs. À l’usine, toujours à la recherche des capacités, Godin s’emploie à développer les procédés mécaniques de contrôle (gabarit, pesées, chronométrages, etc...) susceptibles de le documenter sur le niveau professionnel. En même temps, la généralisation du travail aux pièces, « en laissant, dit-il, à l’ouvrier toute liberté d’activer ou de ralentir à son gré ses efforts producteurs » aura pour effet d’abréger progressivement la durée de la journée de travail.
« À un ouvrier qui lui demande de reculer d’une heure ou deux la fermeture des ateliers quand les commandes affluent, au lieu d’embaucher des ouvriers nouveaux, Godin répond en évoquant le temps où, simple compagnon serrurier, il maugréait contre le labeur épuisant qui, le tenant douze heures et plus courbé sur l’étau, l’empêchait de parfaire son instruction dont il ressentait cruellement les lacunes. » (J. P.)
Il caresse l’espoir que la vie des groupes sera heureusement influencée par cette conquête du loisir, qui va permettre à l’ouvrier de s’intéresser à tout ce qui peut relever son état. Par ailleurs, il distribue les premiers titres de participation qui, par les voies matérielles contribueront à l’amener plus avant dans l’entreprise... Aile par aile, le Familistère s’édifie, malgré les charges nouvelles d’un mandat de cinq ans à l’Assemblée nationale où il est élu contre l’Empire. En 1880, le Palais social s’est augmenté de tout un groupe de constructions nouvelles et Godin, impuissant à revivifier les groupes, après tant de recherches, d’espoirs coupés de clartés cruelles, s’apprête, après une dernière mise au point des statuts, à donner à l’Association qu’il a mûri l’existence de fait et la consécration légale...
Il y arrive, « impatient de payer sa dette aux ouvriers dont le travail l’a aidé dans sa rude ascension » (J.P.), mais il ne regarde pas son œuvre comme circonscrite au cercle de ses collaborateurs immédiats. S’il estime que, pour ceux-là, « la meilleure manière de ne pas être en reste avec eux est de les diriger, tous ensemble, vers les lumineux sommets qu’il a eu tant de peine à gravir » (J. P.), sa sollicitude, « par-delà les murs de sa fabrique et de sa petite ville, s’élance vers la foule innombrable des déshérités de la vie » (J. P.) « Mon œuvre n’a pas été conçue en vue de vous seuls » dira-t-il un an plus tard à son personnel.
« Si je n’avais eu d’autre but que de créer des avantages à votre seul profit, il y a longtemps que votre incrédulité et votre insouciance m’eussent lassé et découragé au point de me faire renoncer à mes projets. Mais je sentais qu’en travaillant pour vous je travaillais pour le monde, qu’en luttant contre tous les obstacles qui se sont dressés de toutes parts sur mon chemin, je luttais pour tous les travailleurs, pour l’humanité elle-même ; et ce sentiment m’a soutenu, m’a fait avancer dans une voie où d’autres, moins convaincus, se fussent arrêtés. » (Doc. biog.)
LE FAMILISTÈRE. ̶ L’ASSOCIATION DU CAPITAL ET DU TRAVAIL
Nous allons maintenant examiner le Familistère de Guise, considéré à la fois comme le type le plus étendu et le plus viable, sinon le plus représentatif, des réalisations fouriéristes et supérieur aux acclimatations nébuleuses du Phalanstère, et comme un pas ‒ élan tout moderne ‒ vers la synthèse du travail et du capital, par voie d’association progressive. Nous y frôlerons à peine l’attrait, non pas qu’il en ait été rejeté comme indigne, mais parce qu’on a jugé mortelles (elles l’ont prouvé) ses manifestations dans le cadre d’un groupe isolé. Il lui faut l’immensité mouvante de la production généralisée. Il ne peut apporter que des incohérences perturbantes dans une œuvre ̶ déjà comme un îlot sur la mer perfide ‒ qui vise, pour des démonstrations d’un autre ordre, à la perduration. Si, avec les groupes, s’en est allé, presque en totalité, l’effort vers la pénétration harmonique des travaux, nous retrouverons des institutions qui tendent à rendre tangibles la solidarité et qui ‒ dans leur lettre, et, en fait, sur un plan ‒ ont survécu. Nous y verrons la coopération, tournée non seulement vers la consommation mais, en cela chez nous novatrice, vers la production ; et cette immixtion ‒ au moins statutaire ‒ du travail dans des rouages jusque là demeurés l’apanage du capital. Par cette participation, et par des droits toujours plus étendus aux revenus de l’entreprise, s’ébauchera l’association que le socialisme modéré regarde comme la cellule du futur corps social qu’une évolution pacifique va multiplier...
Pour amener le travailleur au niveau de cet embryon modèle, il faut, Godin le sait, « à la fois élever ses conditions d’existence et accroître sa valeur professionnelle et sociale ». Pour « émanciper le producteur et lui donner les vertus nécessaires à sa condition nouvelle » nous l’avons vu « attaché patiemment, et cela dès le premier jour, ‒ et pendant près de quarante années ‒ à modifier le milieu dans lequel l’ouvrier évolue. Impuissant à agir sur les conditions ‒ qui président à la procréation de l’être humain ‒ un Noyes seul, jusqu’ici, a eu cette audace ‒ il a voulu du moins faire servir à sa libération économique et à son élévation morale les trois ambiances qui ont une influence prépondérante sur le commun des hommes : l’éducation, l’habitation et le métier » (J. P.). Ainsi s’explique cet ensemble d’institutions solidaires qui, dans l’association nouvelle, doivent préparer la libération, non seulement du producteur, mais de l’être social qui, dans l’atmosphère de la sociabilité, s’achemine, par le travail, vers les destinées conformes aux postulats divins. Godin se défend d’être un utopiste et situe hors des extravagances du siècle ses réalisations positives. Que le fouriérisme l’ait influencé, la nature de ses créations et jusqu’à la terminologie de ses préoccupations directrices révèlent assez dans quelle mesure. Mais, pour cette association qui doit être, dans sa conception, « le point de départ de la rénovation sociale à laquelle ont aspiré tous les penseurs », il répudie, du moins dans les conditions présentes, les fondements de la Phalange. Il ne « croit plus guère aux séries passionnées ». (Lettre au fouriériste Rowland, 1872) et au travail par elles s’harmonisant. Pour lui, le travail réclame le secours de « la science et de la volonté humaine et il s’organisera surtout à mesure que l’homme se pénétrera de l’idée religieuse que le travail est le tribut le plus sacré qu’il doit à la vie, c’est-à-dire à lui-même, à ses semblables et à Dieu » (Doc. biog.). Il entend s’appuyer sur la responsabilité sans laquelle tous les organismes ‒ de quelque principe qu’ils se réclament ‒ verront s’inférioriser une production dont les conditions modernes exigent que pas une force ne soit gaspillée ou mal employée. À cette production, Godin ‒ comme tous les associationnistes et les saint-simoniens, comme Proudhon, comme les syndicalistes révolutionnaires et les anarchistes ‒ entend conserver son autonomie. Il lui laisse « son caractère spécifiquement économique »...
« L’ère des grandes expériences est close. Des balises, dont les coups de sonde du passé ont déterminé la place, indiquent le chenal » ‒ hélas ! combien rétréci ‒ « qui mène à l’association du capital et du travail... Ne rien changer au régime des salaires ; s’efforcer seulement de les « pondérer » avec une rigueur toujours plus grande par l’enregistrement méthodique et, si possible, mécanique du travail effectué, de la capacité mise en œuvre ; compléter les sommes versées périodiquement aux travailleurs (les salaires n’étant, à les bien prendre, qu’une avance faite aux ayants-droit sur le produit de la vente de leur travail) par une participation aux profits de chaque exercice ; proportionner cette participation au salaire lui-même, puisque celui-ci peut être considéré, après la « pondération » dont il vient d’être question, comme l’expression aussi rapprochée que possible des services rendus ; récompenser enfin par des allocations supplémentaires, comportant elles-mêmes participation aux bénéfices, les « travaux exceptionnels » et les « innovations sanctionnées par la pratique », telle était la méthode de répartition qui, après tant d’expériences décevantes, s’imposait à, l’esprit de Godin « comme serrant de plus près l’équité » (J. P.)... »
Après l’esprit et les bases pratiques de l’association ‒ si éloignées déjà, malgré lui, des aspirations du fondateur ‒ abordons-en les modalités. Passons en revue l’ensemble des établissements et institutions qui la constituent. Nous y relevons cinq branches essentielles soit, d’une part, pour le Familistère proprement dit : les habitations unitaires, les magasins coopératifs et un service d’éducation ; et, d’autre part, l’usine, avec un système de participation aux bénéfices et un système de mutualité.
Trois spacieux pavillons dont un central flanqué de deux ailes attachées à ses arêtes ‒ enfermant dans leur rectangle de grandes cours centrales (ou bétonnées et vitrées, ou ornées de pelouses à ciel ouvert) forment le bloc des habitations. Dans ces pavillons, des logements aérés et lumineux, dont le loyer varie avec la hauteur et l’orientation, sont répartis sur trois étages. Tournés d’un côté vers l’extérieur, ils ouvrent, de l’autre, sur une triple rangée de galeries conjuguées. Aux quatre encoignures : escaliers d’accès, fontaines d’eau potable, trappes d’évacuation des ordures ménagères, lavatories, etc... (la piscine et les salles de bain, les lavoirs-buanderie sont en dehors, ainsi que les parcs et jardins). Voilà, en bref, les ruches monumentales qui abritent, au total, quelque douze cents personnes. L’entretien des services généraux, le nettoyage des galeries, passages communs, water-closets, etc... sont confiés à des personnes rétribuées par l’administration et non à la bonne volonté des particuliers...
Au rez-de-chaussée des pavillons sont les magasins coopératifs d’approvisionnement : épicerie, boulangerie, boucherie, mercerie, étoffes et vêtements, ameublement, alimentation, boissons, combustibles, etc...
Regardant la façade principale, et par-delà l’élargissement où s’élève maintenant la statue de Godin, voici les groupes éducatifs et récréatifs : le théâtre et les écoles. À part, contigus à l’habitation unitaire, à laquelle les relie un passage vitré : la nourricerie et le pouponnat.
Le Familistère qui, « avec son habitat confortable, ses facilités collectives, son atmosphère familiale, ses édifices publics, etc..., est comme l’hommage d’une consécration au « village modèle » rêvé par Fourier, « n’est pas, dans les intentions de son fondateur, l’immeuble banal qu’un patron généreux ou habile met à la disposition de ses ouvriers pour leur permettre d’épargner quelques sous sur leur logement ou pour les lier plus sûrement à son industrie » (J. P.) ‒ acception trop courante et comme usurpée dans laquelle on enferme aujourd’hui le mot familistère.
« Godin voit en lui comme une sorte de vaste atelier complémentaire de l’usine proprement dite, destinée à devenir le véritable instrument du bien-être et du progrès commun, appelé à vivre par l’usine, mais en même temps à assurer le progrès indéfini et la prospérité de celle-ci. Là doivent s’élaborer, par la participation quotidienne des habitants aux mêmes devoirs, aux mêmes conditions d’existence, aux mêmes avantages, ces vertus sociales : la sobriété, la régularité, l’ordre, l’amour du travail, la bienveillance mutuelle, le respect des droits d’autrui, sans lesquelles l’association de plein exercice qu’il rêve est vouée à un échec certain. » (J. P.)
N’oublions pas « qu’il accorde au milieu (the surrounding circumstances, comme dit Owen) une influence prépondérante sur l’être humain (il accordera plus tard une part plus grande à l’innéité). Habiter le Familistère, c’est donc ‒ à ses yeux ‒ à la fois se proposer et se préparer pour l’association future, c’est accepter ouvertement la direction intellectuelle et morale du fondateur et consentir, par un acte de foi méritoire, à faire voile avec lui vers un nouveau monde social » (J. P.). Ainsi s’expliquent, et les considérations qui l’ont guidé dans le recrutement de la population du Palais social, et les prérogatives (grosses de conséquences) qui s’attachent ‒ et resteront attachées ‒ au séjour dans ses locaux.
« Les gens qui l’habitent, dit-il, peuvent être considérés comme présentant les garanties générales élémentaires pour être admis dans l’association. » (Godin à son personnel : 1878.)
Dès lors, rien de plus naturel qu’au moment de prononcer le Dignus es intrare dans le noyau primitif de l’association, il se tourne avec prédilection vers les anciens habitants du Familistère comme aussi vers ceux ‒ trop rares ‒ qui l’ont suivi avec quelque élan dans l’expérience des groupes. Certes, en droit strict, rien ne peut trancher la valeur comparative des vétérans et des nouveaux venus. Le hasard a pu tenir ceux-ci éloignés jusque là et ils pourront demain se montrer supérieurs à ceux qu’une longue assiduité va favoriser. Quels mobiles secrets ont, d’autre part, retenus à l’usine ou au Familistère ceux dont l’ancienneté devient un titre probant à la confiance ? Routine peut-être, escompte de quelque privilège, jouissance banale des avantages que présente, du point de vue courant, l’usine de Guise sur d’autres foyers industriels, etc... ? Mais Godin pouvait-il, en fait, à moins d’errer vers les pires probabilités, s’entourer de plus sûres données que celles des meilleures apparences ?...
« Les magasins coopératifs du Familistère diffèrent des magasins coopératifs proprement dits en ce que le capital n’est pas versé par les acheteurs. C’est l’Association elle-même qui fournit le fonds de roulement de ces services comme elle fournit celui de l’usine. » (Le Familistère illustré.)
La vente est au comptant, contre espèces ou sur carnet d’achat délivré contre provisions préalables. « Les acheteurs sur carnets ont, seuls, droit à la répartition annuelle des bénéfices. » Notons que, de 1881 à 1889 inclus, le total des ventes a dépassé onze millions, entraînant plus d’un million de bénéfices distribués, d’ailleurs, non en espèces, mais sur carnets de crédit. Ces avantages compensent approximativement, pour les intéressés, les sommes versées en loyer. Il n’y a pas, d’autre part, obligation d’acheter au Familistère et sur deux millions de salaires annuels ‒ à l’époque ‒ moins d’un million fait retour aux magasins...
Passionnément attaché à tout ce qui regarde le sort de la vie humaine, considérée comme « la plus haute manifestation, sur terre, de la vie universelle », ayant pénétré d’autre part combien les adultes resteront, sinon irréductibles, au moins longtemps réfractaires à l’introduction de nouvelles méthodes dans les rapports du capital et du travail, Godin accorde une importance exceptionnelle à l’éducation. Désireux de favoriser le complet développement de l’enfant, « espoir social de demain », il conçoit en même temps le besoin de ces pépinières d’éléments prédisposés aux futures formes sociales. Il fonde au Familistère ces écoles « dont la mission, comme le voulait Fourier, est de révéler les vraies aptitudes de l’adolescent qu’elle prépare à la vie » et qui donneront ‒ il l’espère ‒ à l’Association des générations compréhensives de ses vertus, garantes morales de sa prospérité. Sans contraindre à la fréquentation scolaire dans les locaux du groupe (par contre, seuls les enfants habitant le Familistère peuvent fréquenter les écoles de la Société) il exige ‒ par clause statutaire ‒ que les enfants reçoivent l’instruction jusqu’à quatorze ans, et « les charges qui en résultent sont couvertes par un prélèvement sur les profits bruts du travail, avant toute répartition ou affectation de bénéfices ». Rien d’essentiel, dans l’éducation et la culture, ne différencie des écoles primaires du temps, l’école particulière du Familistère. Les mêmes succès poursuivis et obtenus attestent, entre elles, le parallélisme des méthodes et la parenté étroite de l’esprit. Un fonds commun de moralité générale et de civisme actualiste en limite l’horizon. Seuls des prêches moraux et des cantiques du travail, le concours plus copieux des agents objectifs inférieurs (récompenses, punitions, etc...) au système classique de l’émulation, et, dans le domaine technique, une place spéciale accordée au dessin industriel, toutes innovations mnues, au reste, doivent contribuer à créer un milieu adéquat à l’association et orienter la jeunesse vers ses fins idéalistes. À signaler cependant à part un essai de justice distributive par les intéressés (le Petit Conseil : 1884–1888) qui est un acheminement vers ce « self-government » aujourd’hui si en vogue aux États-Unis. D’après une pédagogie de la volonté, appuyée sur le suffrage, Godin y appelle les écoliers au gouvernement de l’école, les fait juges, en dernier ressort, des sanctions et des récompenses... Cependant, si faibles qu’y soient les créations spécifiques (nous ne nous arrêterons pas ici aux impulsions morales précoces et contestables, non plus qu’aux errements transplantés de l’école officielle) il est particulièrement agréable de souligner, dans l’éducation du Familistère, certains traits de la méthode (sensibles dans les formations du premier âge) qui constituent, surtout à l’époque de leur introduction, une véritable originalité...
La nourricerie et le pouponnat sont, à cet égard, caractéristiques et m’avaient frappé, dès ma première visite ‒ il y a quelque vingt ans ‒ par leur intelligente nouveauté. Dans ce pays où l’éducation physique a pour symbole, aujourd’hui encore, la momification du maillot, des mesures d’élevage pratiques et hardies y surgissaient à mes yeux comme d’heureuses anticipations. Une réconfortante parenté les unissait devant moi aux tableaux de claire et audacieuse hygiène de la nursery américaine. Et les mines épanouies, la saine carnation des enfants complétaient ma prédilection d’un éloge vivant, spontané. Profusion de l’air, méticuleuse propreté des corps et des locaux, régularité des fonctions d’entretien, faveur donnée aux ébats, etc..., sont autant de titres à l’attention sympathisante de tous ceux qu’intéresse le problème total de l’enfance. Je m’en voudrais de ne pas citer, pour typiques : le berceau de son et la pouponnière Delbrück. Ce berceau, simple couchette d’un nettoyage facile et complet, est une grande et sobre poche ovale de coutil dans laquelle on a répandu, en masse mouvante, le son étuvé. Sur un modeste petit drap, le bébé y repose librement, la tête sur son oreiller de crin. Quant à la pouponnière, elle permet au bambin, derrière la protection d’une double rampe circulaire, de s’exercer seul à la marche (où êtes-vous, pauvres lisières restrictives, pauvre chariot !) sans autres sollicitations que celles de son instinct et de l’exemple, et ‒ premiers pas du self-conduct ‒ sans autre appui que ses forces naissantes... Dans le pouponnat, antichambre de l’école maternelle, « les petits de deux à quatre ans trouvent les soins et les amusements qui leur sont nécessaires. Leur vie se passe le plus possible en plein air... La disposition des bâtiments s’y prête à merveille. Une pente douce amène les bébés sur la pelouse toutes les fois que le temps le permet. Quand le froid ou la pluie les prive du gazon et de l’ombre des grands arbres, ils s’amusent dans une vaste salle munie de tous les jeux appropriés à leur âge, en attendant le retour d’une température plus favorable ». (Le Fam. ill.)
C’est à l’école maternelle où les enfants séjournent de quatre à sept ans (ce n’est pas ici le lieu de reprendra la critique de l’enseignement prématuré) qu’entrent en jeu ‒ témoignant d’une sûre orientation vers le concret comme la base la plus vivante des connaissances à leur essor ‒ les adaptations frœbeliennes aux initiations arithmétiques de Mme Marie Moret et la lecture tangiblepar les caractères mobiles de Mme Dallet. Ils y apportent cet élément fouriériste de l’attrait dont on n’est pas près d’épuiser la richesse. C’est ici peut-être plus qu’en tout autre endroit qu’il convient de rendre à la compagne de Godin un hommage sans lequel toute étude sur le Familistère, si brève soit-elle, serait injuste. Avec des dispositions innées de pédagogue et un sens souvent perspicace de la nature des méthodes qui conviennent au jeune âge, la collaboratrice assidue de Godin (par ailleurs si compréhensive de son œuvre et si propre, par ses qualités, à lui apporter le réconfort de son affection et le secours de son intelligence) « s’était proposée, en introduisant de façon pratique dans les classes ces procédés d’enseignement ‒ qui s’étendent jusqu’aux notions essentielles des quatre première règles et des fractions, aux rudiments des travaux manuels ‒ de permettre à toute personne, même novice en la matière, d’enseigner expérimentalement aux enfants la véritable valeur des nombres et la raison d’être des diverses règles qui président aux opérations, toutes notions qui sont trop souvent confiées à la mémoire seule et appliquées par routine... Afin d’augmenter l’attrait de cet enseignement, le matériel mis à la disposition des élèves comprend des objets de formes diverses : buchettes pour la numération et l’addition, briquettes pour la soustraction, carrés pour la multiplication et la division, cubes entiers et divisés pour l’étude des fractions. Après la leçon, les mêmes éléments, combinés pour former des modèles de constructions, dessins, mosaïques, etc., servent à développer par le jeu l’adresse et le goût des futurs travailleurs ». (Emilie Dallet : In Memoriam.) À l’école maternelle, en un mot, on se préoccupe d’initier les enfants aux connaissances élémentaires ‒ calcul, lecture, écriture, orthographe ‒ « par l’enseignement attrayant et sans surmenage ou fatigue intellectuelle »...
Au sortir des classes enfantines, les cours obéissent de plus près, nous l’avons vu, aux procédés et aux programmes de la laïque d’État. Néanmoins, la classe reste mixte, « disposition qui offre cet avantage que : tous les élèves assistent aux mêmes exercices et grandissent côte à côte dans une habitude de fraternité qui fait de l’école ce qu’elle devrait être partout, une sorte de foyer domestique agrandi ». (Le Fam. ill.) Et malgré les restrictions qui, dans la pratique, en mitigent encore l’application (telle la séparation, dans l’école, des filles et des garçons) il est réconfortant de noter que la réunion dans les mêmes locaux n’est pas un simple pis-aller matériel, mais un effort ‒ timide sans doute, mais voulu ‒ de coéducation.
Des cours complémentaires prolongent l’instruction au-delà des années de la scolarité régulière. Les jeunes gens qu’y portent leurs aptitudes trouvent d’ordinaire auprès de l’Association une aide pécuniaire suffisante (prélevée sur le budget des capacités) pour étendre leurs études, notamment professionnelles, dans les grandes écoles de l’État. Une bibliothèque offre aux membres de l’Association ses trois mille volumes, des journaux et des revues littéraires et scientifiques...
Ce sujet n’étant pas spécifiquement lié à notre tâche d’aujourd’hui, nous ne nous appesantirons pas sur l’usine elle-même. Disons seulement qu’elle occupe ‒ dès 1900 ‒, avec sa filiale de Shaerbeek (Belgique) ‒ qui comporte, elle aussi, un Familistère, réduction de celui de Guise ‒ à la fabrication de quelque deux mille modèles, plus de seize cents ouvriers (4.000 modèles et 2.500 ouvriers en 1926). Par le secours d’inventions répétées et connexes, par la richesse et l’application de procédés perfectionnés qui vont du coulage à l’émaillage, elle porte jusqu’à l’art toute une gamme d’appareils de chauffage et de cuisine universellement réputés. Elle y ajoute maints articles de ménage et de bâtiment, des appareils sanitaires et médicaux, etc... La valeur marchande de ces produits atteint ‒ taux d’avant guerre ‒ quelque quatre millions et demi sur lesquels plus de deux millions sont versés en salaires. C’est avant tout sur cette florissante industrie qu’est assise la vie matérielle de l’association. Les autres ressources (revenus locatifs, suppléments commerciaux des économats, etc ... ) ne constituent, en somme, qu’un appoint.
En 1880, le fonds social est estimé à quatre millions et demi et, en 1926, à onze millions. La cession (et non le don, car Godin tient à ce que les futurs propriétaires de tout le patrimoine de l’Association le deviennent par l’acquisition du travail et non le doivent à quelque arbitraire philanthropie, d’ailleurs sans valeur démonstrative) se fait sous la réserve expresse « que les bénéfices annuels ne seront pas distribués en argent, mais remis aux ayants-droit sous forme de titres d’épargne. Chaque année, en fin d’exercice, les travailleurs vont donc toucher en titres d’épargne les bénéfices qui leur reviennent et le capital que ces titres représentent restera entre les mains du vendeur (le fondateur lui-même) pour le rembourser par annuités, de la cession de son établissement. Il est en outre stipulé que, dès que le capital primitif sera remboursé en totalité, ce système de distribution continuera à fonctionner comme par le passé. Les plus anciens titres d’épargne seront alors remboursés en espèces et remplacés par de nouveaux titres distribués aux nouveaux ayants-droit. Grâce à cette combinaison, chaque génération de travailleurs possède à son tour l’établissement dans la proportion des bénéfices qu’elle a pu réaliser par son activité et est appelée à jouir des équivalents de la richesse.La propriété de l’usine reste ainsi, d’une façon en quelque sorte automatique, entre les mains de ceux qui y sont employés ». (Le Fam. ill.) Dès 1888 ; les ouvriers possèdent, en titres, la valeur de près de deux millions. La propriété entière du Familistère passe, en 1902, aux mains de l’Association.
Nous allons étudier ‒ tels qu’ils fonctionnent aujourd’hui : dans le cadre légal d’une « société en commandite simple » ‒ les divers rouages de l’organisation générale qui règle les rapports du capital et du travail. Nous verrons si, malgré la lettre observée des statuts, ils se trouvent en communion avec la conception même du fondateur... Il ne faut pas oublier, d’ailleurs, qu’instruit par une observation de tous les instants et par les probantes expériences dont il a été question, Godin a traduit, dans les textes définitifsadoptés pour le pacte social, le souci de régulariser à la fois les enthousiasmes et les défaillances dont les incohérences rencontrées lui signalaient le danger et de parer aux risques futurs d’un état d’esprit qui menace l’existence même de l’œuvre... Quand on sait l’indifférence ou le misonéisme témoignés à l’égard de ses investigations les plus étroitement liées au sort futur de l’ouvrier ; quand on connaît en particulier le détachement significatif dont firent preuve les « unions » lors de l’élaboration du cadre des fonctions de la « Constitution des Travailleurs sociétaires » ; quand on sait que même la rédaction de ces statuts qui vont fixer leurs droits et leurs attributions n’ont pu éveiller l’intérêt des associés de demain, appelés à intervenir en une sorte de constituante, on comprend sans peine quelles espérances le fondateur pouvait fonder sur leur sollicitude pour entretenir, dans leur vitalité et selon son esprit ; les institutions. Mais cette obligation cruelle d’assurer le moinsparalysera davantage une œuvre dont c’est le devoir et l’âme de s’élever toujours plus, d’être, plus encore qu’un modèle d’industrie, une exemple social...
Pour Godin, nous le savons, « en association, les capacités doivent être mises à leur vraie place et les salaires distribués en fonction directe des capacités ». Mais nous avons vu ‒ l’expérience des groupes est, à cet égard, édifiante ‒ quels obstacles entravent la découverte des aptitudes et, par conséquent, leur meilleure utilisation. Nous n’ignorons pas non plus combien, à son tour, est difficile, presque impossible, en l’état actuel, avec les pauvres éléments dont on dispose, l’absence de précédents dont on puisse compulser les données, l’évaluation du mérite. Et à quel point la détermination du salaire (rétribuant chaque fois qu’il est possible, un travail à tâche ou aux pièces) reste (insuffisantes comme le sont, dans la pratique, les « pondérations » actuellement réalisables) dans une large mesure, soumise à l’appréciation du chef d’entreprise et sujette ‒ malgré sa conscience ‒ à d’appréciables erreurs. Nous sommes, d’autre part, avertis que ce n’est pas par hasard, ni par routine, mais après de laborieux tâtonnements allant jusqu’à la consultation des intéressés (dont les réponses furent, en l’occurrence, singulièrement conservatrices. C’est, « désespérant de trouver une forme supérieure qu’il fondera l’association en lui donnant pour base le partage des bénéfices au prorata des salaires touchés par les ayants-droit »(J.-P,)... Il convient de rappeler ces considérations avant d’aborder le mécanisme de la participation aux bénéfices dont le système de répartition est ainsi fonction de la rétribution, c’est-à-dire qu’il accentue, par sa proportionnalité, l’arbitraire initial des appointements et salaires...
Sur les bénéfices industriels bruts constatés par les inventaires (cet exposé est résumé d’après la Notice de la Société du Familistère, publiée en 1926) il est défalqué, à titre de charges sociales :
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Prélèvement statutaire pour les amortissements ;
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Subvention aux diverses assurances mutuelles ;
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Frais d’éducation et d’instruction de l’enfance ;
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Intérêts payés au capital (5 %, payables en espèces).
Ce qui reste constitue le dividende (bénéfice net) attribué :
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Au fonds de réserve (25 %) ;
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Au capital et au travail (50 %, payables en espèces pour le capital et en parts d’intérêts (titres d’épargne) pour le travail) ;
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Aux capacités (25 % ainsi répartis) en titres d’épargnes : a) à l’Administrateur-Gérant : 4 % ; b) au Conseil de gérance : 16 % ; c) au Conseil de Surveillance : 2 % ; e) en espèces, préparation et entretien aux écoles : 1 %.
Pour fixer par quelques chiffres l’importance des opérations financières que comportent les attributions aux facteurs essentiels de l’Association « du capital, du travail et du talent », relevons que, de 1880 à 1900, il a été distribué au travail, en titres d’épargnes, une somme totale de près de trente-neuf millions, qui se décompose ainsi :
Aux ouvriers et employés, et aux capacités, environ trente-trois millions ;
À l’assurance des pensions (part des Auxiliaires, etc.) environ six millions.
Dans cette même période, le montant total des salaires s’est élevé à plus de 166 millions. Le travail a donc reçu, tant en salaires (166 millions) qu’en bénéfices (39 millions) le total de 205 millions. Et le capital : en salaires (11 millions), en bénéfices (1 million), soit 12 millions. On voit que la part revenant au travail, en dehors de ses salaires, se trouve de beaucoup supérieure à la part totale du capital ; que, de plus, le capital étant représenté lui-même par les parts d’intérêts acquises par le travail, c’est, en réalité, au travail que tous les bénéfices ont été distribués. Nous verrons tout à l’heure le revers social de cette médaille séduisante... Pour l’instant, notons encore ces documents. Depuis la création du Familistère jusqu’au 30 juin 1925, le chiffre total net d’affaires industrielles, pour les deux usines, s’est élevé environ à 350 millions. Le montant net des affaires commerciales dans les économats a atteint la somme de 37 millions. Depuis la fondation, la Société a versé 9 millions en subvention aux diverses assurances mutuelles. Les frais d’éducation et d’instruction de l’enfance donnent un total de 1 million 1/2. Enfin, les remboursements de capital effectués sur les titres anciens se sont élevés à quelque 27 millions.
Voyons, rapidement, en quoi consiste le système de mutualité destiné à parer à la maladie (allocations et services médicaux), à la vieillesse (retraites), à l’invalidité (pensions), et à garantir aux habitants du Familistère le nécessaire à la subsistance. Il prévoit l’aide aux veuves et aux orphelins des associés et sociétaires. Il comprend deux branches-mères d’assurances ad hocet un fonds de pharmacie. La caisse de secours en cas de maladie est alimentée ‒ pour le principal ‒ par les retenues sur les salaires des ouvriers. Celle des retraites garantit pour beaucoup des besoins posthumes. Car il faut avoir soixante ans révolus pour être admis à en bénéficier. Déjà, à partir de 1852, Godin avait introduit pour son personnel, par la constitution de caisses spéciales, un ensemble de garanties mutuelles complétées et fixées, en 1880, par les statuts de l’association. De 1880 à 1900, la caisse d’assurances contre la maladie a reçu au total près de 881.000 francs et versé 875.000 francs...
Notons enfin, en terminant, pour fixer complètement les ressources de l’association, qu’à sa mort ‒ en 1888 ‒ Godin lui a laissé par testament tout le disponible de sa fortune.
L’organisme directeur comprend :
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L’Administrateur-gérant, nommé par l’Assemblée générale des associés et choisi parmi les membres du Conseil de gérance, sans limitation de durée de son mandat, sauf révocation ;
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Un Conseil de gérance composé ‒ outre l’Administrateur-gérant ‒ de trois associés (élus pour un an par les associés), dix Directeurs ou chefs de services (membres de droit de par leur fonction) ;
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Un Conseil de surveillance (trois membres élus par l’Assemblée générale).
Les travailleurs se divisent en quatre groupes :
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Les auxiliairesou arrivants. Ce groupe comprend, outre le « personnel flottant » de l’usine, ceux qui attendent le premier titre, évalué selon le rendement du demandeur ;
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Les participants, c’est-à-dire admis à posséder un titre de participation, qui touchent une part sur les bénéfices ;
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Les sociétaires, qui reçoivent une part et demie. Ils peuvent être élevés à ce degré après trois ans de « participation » ;
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Les associés. Ils ont droit à deux parts et doivent exciper de cinq ans de présence dans les habitations du Familistère.
Cet échelonnement ‒ choquant dès l’abord ‒ où Godin, malgré tout, voyait, dans une collaboration constante et l’accession possible aux plus hautes fonctions, l’œuvre sous la garde vigilante des intéressés, voyons, dans les réalités même, où il en est ‒ après plus de 40 ans ‒ ce qu’il a produit et dans quel sens l’association a pu « durer et même se développer »...
L’embauchage est sous le contrôle direct du gérant et les opinions subversives du sollicitant (socialiste, communiste, anarchiste) ne constituent jamais pour lui une recommandation. Les auxiliaires qui peuvent, en droit, prétendre, après un an à l’octroi d’un titre de participation, le doivent, en fait, ‒ il est seul juge de l’opportunité ‒ à la décision du gérant. Un exemple. Les non-associés sont en force ‒ et les éléments révolutionnaires y sont assez nombreux ‒ pour en imposer par un arrêt momentané du travail. C’est ainsi qu’une grève eut lieu en 1925 et une forte agitation en 1926. Or ceux qui y ont été mêlés n’ont pas reçu de titre cette année-là... Les participants ne décrochent ainsi leur premier grade qu’après deux ou trois ans d’attente. Pour devenir sociétaire, il faut au moins vingt ans de présence à l’usine, pour les gens du dehors. Ceux qui habitent les locaux du Familistère, plus heureux, y arrivent bien avant. Toutes ces catégories sont, enfin, tenues à l’écart des assemblées. Les sociétaires voient à leur tour subordonnée aux aléas de vacances ‒ et de l’admission ‒ dans les logements l’entrée dans la catégorie suprême. Et cette condition est cause que rares sont les mouleurs (métier éprouvé) qui vivent assez pour en connaître les douceurs et la gloire et que les émailleurs (condamnés à l’anémie, à l’asphyxie, à l’empoisonnement lent par les composés de plomb : produits toxiques qu’avait proscrits Godin) sont réduits à en caresser le rêve. Les associés (minorité princière et détestée : ils sont trois cents environ sur deux mille ouvriers) sont intronisés par l’Assemblée générale, sur la proposition du Gérant. Ils sont l’unique groupe admis « au gouvernement de la chose commune ». Ils ont seuls ‒ si l’on peut dire ‒ « voix au chapitre », c’est-à-dire qu’ils sont seuls appelés ‒ une ou deux fois l’an ‒ à prêter l’oreille à l’exposé de la situation générale. Leurs attributions, en dehors de quelques élections (conseils de gérance, de surveillance) qui sont autant d’acquiescements ou de maintiens automatiques, consistent en des approbations de gestion (qui, s’il la conteste, ose la discuter ?) Le champ de leur curiosité est d’ailleurs circonscrit à l’ordre du jour établi par le Gérant... avis pris du Conseil de gérance. On sait, d’autre part, que ce Conseil de gérance, en dehors de trois Familistériens, ne comporte que des directeurs de service, c’est-à-dire, dans la pratique (devant les interventions problématiques de l’Assemblée générale) des subordonnés ou collaborateurs étroits gérant, plus ou moins suspendus à son bon vouloir et attachés à sa fortune. Le dit Conseil décide ‒ sur la proposition du Gérant ‒ sur les admissions des travailleurs aux diverses catégories, les acceptations ou les renvois dans les logements du Familistère, les exclusions de la Société (celles-ci, sauf ratification de l’Assemblée générale) et sur diverses questions secondaires (de mutualité, d’éducation, etc...) et... donne son avis sur « les opérations industrielles et commerciales et autres questions intéressant la Société ». Ce Conseil, dont on comprend trop bien l’effacement, qui n’est pas même un Comité de Contrôle, quoiqu’il « embrasse dans son attribution tous les intérêts de l’Association », les abandonne en fait entre les mains du gérant. Bien illusoire aussi le rôle du Conseil de surveillance, qui veille sur les statuts, s’assure de la bonne tenue des écritures, vérifie les comptes et bilans soumis par l’Administrateur à l’Assemblée générale des associés... Dans ces Conseils, seuls apportent une véritable culture (technique et générale) et des capacités administratives les directeurs et le gérant. Les autres ‒ en peut-il être autrement, en général, pour un ouvrier ? ‒ n’ont qu’une instruction rudimentaire. Ils sont, par le vote de leurs pairs, amenés pour ainsi dire automatiquement, à l’âge et à leur tour, à prendre place dans les Conseils. Le voudraient-ils, que devient, dans l’incompétence parfois totale, la collaboration active à leurs travaux, la participation intelligenteaux rouages supérieurs ?...
Quant au gérant, il nomme et révoque tous les employés et fonctionnaires dans les conditions prévues par les statuts. Il délègue à un ou plusieurs membres du Conseil de gérance (pour l’usine de Guise) à un sous-directeur (dans l’usine de Bruxelles), à un économe (pour les services du Familistère) une partie de ses attributions. « L’action morale de l’Administrateur-Gérant ‒ dit la Notice‒ doit être considérable. Surveillant d’une manière générale les établissements et les affaires de l’Association, il unit et concentre tous les pouvoirs. Par les qualités du cœur et du caractère, il doit maintenir la correction des rapports entre les fonctionnaires, être l’âme de la concorde entre les chefs de services, les employés, les ouvriers et les membres de la Société. Il veille au respect et à l’application des statuts... » Ainsi, plus qu’un directeur de société anonyme dont le conseil de Gérance n’est pas même un Conseil d’administration, le Gérant voit ramener en sa personne toute l’autorité et les prérogatives de la direction. Et nous voici revenus au patronat d’élection à titulaire inamovible. Dans les limites des statuts, toujours interprétables et souvent compressibles, une souveraineté véritable s’établit, à laquelle le prestige de la « raison sociale » met une sorte d’auréole. Dès lors, qu’il n’ait pas la large compréhension d’un Godin, qu’il n’emploie pas son influence à maintenir, puis à pousser l’œuvre sur les voies prévues par le fondateur, que subsiste-t-il de l’espritde l’Association ?
Ce n’est pas tout. Cette unité morale ‒ sans laquelle l’Association n’est qu’une vulgaire et superficielle agglomération, avec le succès pour facteur unique de cohésion ‒ est brisée dans l’œuf par les écarts formidables de la rétribution. Voici des chiffres. Les mouleurs, ajusteurs, émailleurs, etc... ‒ grâce à l’intensité du travail aux pièces ‒ réalisent un salaire journalier de 25 à 50 francs (en moyenne 25 à 30) auquel s’ajoutent les bénéfices correspondants. Par exemple, un « fignoleur », qui fait les modèles en fonte, gagne à peine 30 francs par jour, plus 80 fr. pour cent heures de travail (par quinzaine) supplément dit de « vie chère ». Il est jeune, celui-là, et cependant associé (il en est qui, habitant le Familistère, ont pu l’être à vingt-six ans). En 1926, son « boni » s’est monté à quelque 3.800 francs... Un contremaitre gagne environ 900 fr. par mois, plus la part proportionnelle. Les directeurs touchent de 1.500 à 2.000 francs par mois et participent aux bénéfices pour 60 à 70.000 francs par an. Quant au Gérant, il recevait, en 1921, en appointements, 15.000 fr. par an, en parts diverses 96.000. En 1926, il lui revient, d’une part, 37.000 francs, et, en bénéfices, 240.000 francs.
Les redressements préconisés par certains ‒ et plus ou moins étranglés d’avance par les statuts ‒ ne seraient, en l’occurrence, si désirables soient-ils, que d’insuffisants correctifs. Tels : présence pendant cinq ans dans les catégories expectantes et admission, de droit, au titre d’associé dans la sixième année ; réduction du temps de présence à l’usine (avec salaire journalier égal à celui du métier le mieux rétribué) pour les ouvriers qui se livrent à des travaux épuisants ou insalubres ; révision de tous les appointements et salaires et du pourcentage de répartition pour en corriger les disproportions ; renouvellement, tous les cinq ans, par tiers successifs (et par l’Assemblée générale) de tous les membres du Conseil de Gérance, avec rééligibilité mitigée ; extension des attributions et contrôle effectif du dit Conseil, participant, aux côtés du Gérant, avec des droits définis, à la direction de l’entreprise ; fixation à dix ans de la durée du mandat de l’Administrateur-Gérant, rééligible seulement, le cas échéant, après une période égale d’interruption ; réorganisation de l’éducation sur des bases modernes et en dehors de principes officiels manifestement en désaccord avec le plan social du Familistère ; prélèvement important sur les bénéfices pour le développement des habitations unitaires ; éditions de vulgarisation des œuvres de Godin et des siens ; commissions d’études sociales et économiques ; création d’un Conseil supérieur chargé d’étudier les directives du fondateur en vue d’adapter à son but social l’orientation de l’Association, etc., etc...
De la présentation, concise mais exacte, que nous avons faite ressortent les vices qui, le fondateur disparu, vont envahir et submerger l’Association. Les facteurs d’intérêt ‒ qu’abrite çà et là le talent ‒ auxquels, dans la crainte de voir l’œuvre périr matériellement, Godin a accordé un rôle exagéré, y conquerront sans peine la prédominance. Le principe même des avantages stimulant et récompensant les capacités ‒ et qu’il regarde comme inhérent à la mentalité humaine ‒ déjà porte en lui la renaissance des suprématies. Elles seront bientôt tyranniques. L’erreur tactique fondamentale est d’avoir, sur les bases de l’importance du mérite, laissé s’établir un tel déséquilibre dans la répartition qu’il équivaut en fait à la consécration savante ‒ et aujourd’hui scandaleuse ‒ de l’injustice et du privilège. Par une graduation qui s’affirme en brutales catégories se trouve remis en suspens ‒ dans l’association comme au sein même des entreprises capitalistes ‒ toute la question de l’inégalité, non seulement en face des risques et de l’effort (qui vont jusqu’à modifier la longévité) mais devant l’abondance et devant la joie, sinon devant les aspirations profondes de la vie. Par la porte inconsidérément ouverte de la participation proportionnelle sont rentrées toutes les tares qui corrompent à la source les régimes d’intérêt et dessèchent jusque dans leur germe les élans fraternels. Cette hiérarchie du profitque, de son vivant, Godin dominait de toute l’envergure de son esprit et de sa belle passion d’idéaliste, a repris d’assaut une place toute préparée. Seule la tenait éloignée, non les institutions, mais « cette idée haute, infatigable, humaine et courageuse » dont parle le Philosophe. Parti ce grand croyant, dont la lumière les tenait dans l’ombre, sont réapparus les démons griffus qui, dans les profondeurs de l’être humain, attendent l’heure ‒ prodigue ‒ de leur règne. Si les « continuateurs » (tout en matérialisme centripète) n’ont pas failli pour l’industrie ‒ une prospérité prodigieuse et comme éclaboussante le dit assez ‒ personne ne s’est levé pour reprendre et projeter, sur l’œuvre, sa pensée comme un flambeau. Godin, apôtre du travail, en menait les vaincus, relevés, sur les pentes du ciel. Ceux-là, sur eux, gouvernent, en tirent des affaires... Dire que, depuis la mort de Godin, le Familistère a duré et évolué dans un sens socialiste serait mentir. On y paie les ouvriers mieux que partout ailleurs pour un travail fatigant. Le titre est une consolation qui vient à point tous les ans. Depuis la guerre, la Société a produit beaucoup et gagné ce qu’elle a voulu... Plus loin que la carence morale des successeurs (d’ailleurs, on apporte en naissant, bien plus qu’on ne l’acquiert, le sentiment aigu et frémissant de l’équité et rares sont ceux qui, nantis de tous les biens, souffrent plus d’être seuls à les détenir qu’ils ne jouissent de leur possession) plus loin que les fondements vicieux de l’Association, par delà ces statuts inévitablement ‒ étriquer ou périr ! ‒ douloureusement restrictifs, il y a (cause aussi, sinon seule et première) l’incoercible apathie de la masse et son insoulevable inertie...
Revenons à une réalité que Godin connut trop et que les sociologues, après lui, n’ont pas fini de rencontrer. Le Familistère en renouvelle l’exemple. Elle est partout présente dans les œuvres qui tentent d’appeler le peuple au gouvernement de ses affaires et semble bien près d’être irréductible. Elle est faite ‒ et c’est son danger le plus grave ‒ bien moins d’ignorance révisable que d’originelle inertie. C’est cette apathie collective, qui est comme le mal fluidescent des masses et que les plus belles façades de nos espérances adornent en vain de leur optimisme. Les sociétés, tant économiques que politiques, tous les groupements d’action en voient surgir le spectre invariablement régresseur. Elles cèlent le vice inexorable qui fait des plus prometteuses démocraties des monarchies à peine éparpillées, fausse d’autocratisme le règne fallacieux des capacités. Par delà l’apparence de leur contrôle délibérant ‒ à défaut d’activité créatrice ‒ les assemblées sacrifient à quelques individualités volontaires ce pouvoir qu’elles semblent déléguer de leurs voix souveraines. Et s’établit, en fait, cette dynastie des occupants ‒ valeureux ou non, mais prestigieux ‒ qui promènent sur la foule opinante leur sceptre incontesté... Usinier, société administrée, coopérative autoritaire : du maître héréditaire et des chefs irrévoqués aux fonctionnaires inamovibles, tous sont les tenants du règne d’un même capitalisme inébranlé. À part la faible distance du patronat omnipotent ‒ l’Empire ‒ au Conseil dirigeant ‒ ce Directoire, où déjà quelque empereur émerge ‒ où sont, sur le plan de la libération du travail et de sa participation effective et compétente à la gérance de la production, les différences décisives ? En quoi la mentalité sociale de l’ouvrier ‒ je ne parle pas de son bien-être, que peut agrandir, comme pour toute corporation avantagée, une rétribution supérieure ‒ est-elle élargie dans le sens de l’émancipation solidaire et relevé son niveau humain, lorsqu’il gravite, avec la même passivité profonde, dans le cercle inchangé d’un labeur sans pensée ?...
De ce Familistèrequ’une pleine existence a péniblement, amoureusement enfanté, que reste-t-il ? L’Association ‒ dans le sens où elle intéresse les sociologues et les penseurs, et Godin lui-même ‒ l’Association est déjà mort-née dans les groupes. Godin le sent, et il le sait quand il dit :
« Je suis resté près de vous, travaillant sans cesse à votre seul bien, et vous n’aurez pas su me comprendre. Combien la postérité, qui juge les hommes en dernier ressort s’étonnera de mon isolement et des difficultés qui m’auront assiégé jusqu’au milieu de vous !... Quant à moi, je suivrai ma route, quels que soient les obstacles que j’y rencontre. Je n’en dévierai pas et si je ne puis réaliser avec vous toute l’œuvre que je porte en moi, j’aurai du moins travaillé pour l’avenir et jeté dans le monde des germes féconds qui ne failliront point à porter leurs fruits. » (5 avril 1878)
L’Association, il ne fait plus qu’en enfermer le squelette dans les statuts. Jusqu’à sa mort, il lui prêtera sa chair et lui donnera, sous son souffle brûlant, un semblant de vie. Mais, après lui, retombera sur ce cadavre toute la poussière de son rêve...
Du haut en bas de l’échelle des favorisés, chacun fait ‒ ou laisse faire ‒ des affaires. Il s’agit avant tout de produire, afin de beaucoup récolter. Les attentions, comme les agrandissements, vont d’abord à l’industrie. La prospérité entretient l’insouciance, accentue le conservatisme. De grands revers ‒ épreuve héroïque ‒ secoueraient-ils cette somnolence ? Donneraient-ils quelque flamme à ce corps refroidi ? Ramenés de l’aisance aux difficultés, réincorporés à la masse, les avantagés du jour se sentiraient-ils enfin les frères de ceux qui, autour d’eux, n’ont pas droit au vote des assemblées, ont le moins de garantie et sont les plus surmenés ? Leur solidarité regagnerait-elle ‒ par delà les murs de ce Familistère devenu la prison de leur cœur ‒ cette grande famille ouvrière qui peine dans la pénitence ?... Ou ne sortirait-il de ce malheur que la dispersion et la mort dans le déchirement des appétits soudain contrariés ?
Chez les dirigeants, trop belle est la situation de parvenus pour en troubler les digestions par des chimères incongrues ? Tout le bien possible n’est-il pas fait ? Vont-ils, après Godin, se remettre à chevaucher l’utopie ? Qu’on les laisse administrer en paix la maisonnée...
II y a, parmi les associés, de rarissimes exceptions (assez comparables à celle que fut Godin lui-même dans le monde industriel et bourgeois) qui s’intéressent au sort des catégories inférieureset qui disent :
« Nous faisons fausse route. il faudrait reprendre et développer l’œuvre de Godin, chercher à étendre le bien-être à tous... »
Mais ceux-là n’ont pas accès aux sphères directrices et leur rappel timide se perd dans le bourdonnement « bienfaisant » de l’usine... Le reste est détaché de telles préoccupations. Pour eux, associés, c’est le rêve, le Familistère. Où aller pour trouver mieux ?
« Vous, messieurs les grincheux, qu’avezvous de plus consistant à nous offrir ? Des idées sociales maintenant, à quoi bon ! Pas de syndicats : nous sommes tous patrons. Pourquoi de nouvelles folies qui viendraient contrarier les bénéfices futurs ? Socialiste ? On l’a été quand la Société se développait et que les os étaient maigres. Aujourd’hui, ça va. Inutile de chercher « crabouille » dans le paradis Godin... »
Les avantages conquis ‒ acquis est plus juste ‒ ne suscitent guère en eux le désir d’élever à leur condition les infériorisés du labeur. Ils s’en targuent au contraire comme d’une supériorité qui les autorise au détachement, voire au mépris. S’ils s’arrachent à leur indifférence, et s’ils se penchent, de leur balcon petit-bourgeois, ce n’est pas pour tendre la main à leurs compagnons d’en bas. S’ils jettent, hors de la zone souriante où les a portés, malgré eux le plus souvent, l’initiative prévoyante du fondateur, un regard accidentel, ce n’est presque jamais pour mieux ouvrir leur cœur à ces rumeurs qui répercutent ‒ murmure encore ‒ l’insatisfaction des foules. C’est bien plutôt dirigés par la crainte qu’avec « leurs grèves » insolites, et tous ces coups de bélier ‒ horreur ! prodromes révolutionnaires ! ‒ elles n’arrivent à bousculer la quiétude de leur Eldorado. Sans qu’il leur en coûtât d’ailleurs autre chose que l’acceptation et l’accoutumance, ils ont fait ‒ si l’on peut dire ‒ leur « révolution ». Autour de leur vie moutonnière se sont agrégées toutes ces menues matérialités qui constituent le bloc confus de leur idéal. Et dans cet État où d’autres besognent et grondent ‒ ô les empêcheurs de durer la fête ! ‒ il a suffi qu’ils aient leur État pour que la question sociale ne soit plus qu’un tracas retourné dans l’ombre. Et cela est dans la norme rétrécie des cloisonnements sociaux. Le privilège a déplacé l’axe de la victoire. Et, dans le cercle admis où la propriété est un dieu qu’on défend plus qu’un bien qu’on partage aussi « l’espoir changea de camp, le combat changea d’âme ». Pareil à ces déracinés dont l’instruction fait des transfuges du peuple, l’ouvrier qui croit avoir gravi un échelon du capitalisme ‒ et tel est l’angle sous lequel le Familistérien juge son ascension ‒ en épouse l’esprit et les objectifs. Il cesse de partager les aspirations d’intérêt du prolétariat. Cette « conscience de classe », comme disent les communistes, cesse d’animer sa solidarité et il ne peut rester fidèle ‒ ou revenir ‒ à la cause humaine du travail que par la sensibilité de ses fibres ou l’adhésion de sa raison... Les associés du Familistère illustrent, d’une manière au moins inattendue de Godin, la thèse des « circonstances ambiantes », attestent une fois de plus, par leur exemple, cet axiome social, repris ailleurs par Marie Moret (Histoire des Pionniers de Rochdale), à savoir que « si les ouvriers deviennent » (ou s’imaginent être devenus) « des patrons, ils agissent » (ou trouvent bien que pour eux on opère) « comme les chefs d’industrie dont hier encore ils se plaignaient... »
Il n’y a pas d’harmonie dans le favoritisme. On n’en a pas atteint le principe lorsqu’on élève au privilège quelques centaines d’individus. La question sociale reste posée, et dans les mêmes termes que partout ailleurs. Et l’injustice se complique, dans l’œuvre même, pour tous ceux demeurés en dehors de ses avantages comme d’une sorte de frustration. La solidarité du travail, espérée par le fondateur, n’est guère ici que la rencontre tactique de clans voisinant. La hiérarchie des faveurs fait des catégories statutaires des coalitions de haine ou d’envie. Plus même peut-être qu’une représentation libéralement consentie à l’intérieur de l’atelier » qui sait si l’application de « l’élever pour diviser », adjuvant du « diviser pour régner » n’aurait pas pour effet de prolonger, pour une durée indéterminée, l’existence de ce capitalisme contre lequel s’élèvent aujourd’hui de si furieuses colères » (J. P.).
Godin n’avait pas prévu, lorsqu’il appelait à la vie du Familistère ceux qu’il jugeait les plus aptes à porter plus loin son effort, que les élus, dépourvus des ailes de son idéal, glisseraient, par la force des chose, au service du passé, camperaient devant son horizon posthume la barrière de leur satisfaction personnelle. Dans le Familistère, entrevision d’un grand idéaliste, la tâche rêvée ne pouvait durer et grandir que par le soutien viril d’un même idéal. Plus d’une fois, l’animateur, sentant devant lui l’avenir déjà se dérober, a dû se retenir à l’espérance qu’à défaut d’une main pour reprendre à la sienne le flambeau, les institutions. enchâssées dans l’armature des statuts, vivraient assez pour donner naissance à quelque héritier de l’idée. Improbable clarté qui, d’ailleurs, ne verrait, elle aussi, que l’étape d’un homme. Par essence, les édifices d’Intérêt ne sont pas générateurs d’idéalisme. Et ils n’en peuvent permettre l’éclosion que si, atteignant la Société même, ils écartent du même coup, pour les individus, placés en face d’identiques possibilités, tous les mobiles de basse compétition...
Le problème social ne se résout pas par agrégations successives. C’est un problème d’ensemble qui appelle des solutions générales. Les mieux intentionnées des tentatives particulières ‒ pareilles à ces défenseurs du prolétariat enlisés lentement dans le marais parlementaire et légaliste ‒ s’étiolent en compromissions, voient se pervertir leurs directives dans une réincorporation progressive aux formes ambiantes qui les enserrent de toute la puissance de l’âge et du nombre et de ce faisceau d’acceptations commodes qui lie l’individu aux choses établies. Être convaincu que « le succès serait assuré si l’on parvenait à dresser, de pied en cap en quelque sorte, un spécimen d’association qui, par la seule force de l’exemple, s’imposerait de proche en proche à l’imitation universelle » (J. P.) rêve inaccédé des Fourier et des Godin. Ilots perdus du mieux-être, ils ne suscitent pas assez vite la floraison d’autres essais solidaires et se voient décimer pour avoir tenté la bataille en ordre dispersé. Et qu’est-ce, lorsque la flamme, dès l’aube, les a quittés et qu’ils ne tendent qu’à adapter aux sollicitations courantes un mécanisme déjà dénaturé, quoique prévu pour d’autres fins ; quand la coopération n’est plus qu’une canalisation ingénieuse et moderne des aspirations du prolétariat vers les normes du capitalisme... Partie sous de tels auspices, l’œuvre devait périr ‒ et elle est morte, nonobstant l’affaire qui perdure ‒ dans l’impasse où la menait son évolution logique. Et nous devions revoir, là aussi, ce couronnement : le hissement final d’une caste opulente sur l’éternel bétail besogneux...
Tel que nous le connaissons, le Familistère apparaît surtout, à notre époque et dans l’ordre et le cadre bourgeois où le situent son organisation générale et son mode de répartition, comme un formidable édifice de coopération. Il enseigne ainsi que, dans la société présente, dureront, plus que les coopératives socialisantes qui ne sont qu’un capitalisme sans tête, celles où, appuyées sur les étais solides des statuts, des administrateurs pourront se conduire en patrons. Mais, si puissant soit-il en ses réalisations matérielles, et si original en quelques tendances, si florissante commercialement que se révèle une production appuyée sur une technique supérieure, si important qu’apparaisse, en dépit de tares innées et s’aggravant, son bilan d’institutions, le Familistère s’inscrit en courbe fléchissante sur le tableau des espérances du travail, et se dégage, du meilleur de ses intentions et du plus durable de ses créations, la preuve de son insuffisance sociale et de son égarement...
Ce qui élève sur un plan spécial l’œuvre de Godin et en assure, pour longtemps, la répercussion, c’est que ‒ en cette matière vive, changeante et souvent insaisissable qu’interroge la sociologie ‒ elle est une expérience loyale, ardente, ininterrompue, qui dépasse ce que l’on regarde d’ordinaire comme le seul positif de son effort. Et s’il n’a pas résolu ‒ lui non plus ‒ la compression de ces inégalités sociales qui blessent tous les esprits justes et raisonnables et font saigner les cœurs sensibles, il a du moins rassemblé ‒ et les chercheurs s’en souviendront, qui poursuivent la tâche inachevée ‒ des matériaux et des clartés qui sont une contribution précieuse aux fondements ardus de la Cité.
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES
LE PROBLÈME DU TRAVAIL ET DE LA PRODUCTION
Il n’est pas dans notre intention de rabaisser la valeur, tant intrinsèque qu’éducative, de l’association de production, ni de préjuger de la désirable substitution, dans une société de l’avenir dont rien ne révèle la proximité, de « l’administration des choses au gouvernement des hommes » selon la formule de Godin. Nous voulons même accorder que ce mode d’association « représente l’effort le plus heureux de l’esprit démocratique pour résoudre le problème de l’organisation du travail (J. P.) sans aller cependant, après l’exemple caractéristique qui nous permet d’en inférer à l’insuffisance des formes actuelles, jusqu’à dire que « le mécanisme de l’association est impeccable » ‒ et vérifié ‒ « quoiqu’il attende encore » ‒ avec les moyens‒ « les mains expérimentées qui le mettront en mouvement » (J. P.). Nous n’ignorons pas, certes, combien de systèmes, triomphants dans l’unilatéralisme de leurs abstractions, gagneraient à subir, dans l’anima vilidu corps social de telles épreuves riches de lumière. Et qu’ils y apprendraient ‒ leçon précieuse de modestie ‒ qu’on n’y meut pas les forces économiques avec cette souriante aisance qui préside aux manipulations des masses dans l’atmosphère docile de la théorie, et que les dogmes savants de l’économie politique voient se désagréger leur perfection au contact des souveraines et dissolvantes réalités. Mais nous savons assez (n’avons-nous pas vu ?) que les essais isolés ‒ qu’ils soient « milieux familistériens » ou « clairières anarchistes » ‒ restent inséparés, parce qu’inséparables, d’une ambiance générale qui en vicie les principes, en dénature le sens et, tôt ou tard, en annihile les efforts. Et qu’ils sont aussi à la merci de toutes les tares d’individus inévolués, tares parfois assoupies mais toujours renaissantes, en dépit des vouloirs et des convictions. Et qu’ils ne peuvent, non seulement vivre assez selon leur âmepour s’élever jusqu’à être des preuves, mais que les meilleurs ne nous abusent sur leur durée que lorsque nous n’en fouillons pas, sous les apparences, le caractère. Nous voulons cependant caresser un instant l’espoir qu’il soit possible d’apporter à l’œuvre-type du Familistère les redressements nécessaires et les maintenir, et en même temps lui conserver sa viabilité, dans les conditions d’ambiance et de mentalité (pour ne parler que des plus saisissantes) où elle est appelée à évoluer. Nous reconnaissons d’autre part que la Société cherche sa sécurité dans l’équilibre de ces deux activités (production et consommation) de l’unique cellule humaine, activités qui aujourd’hui s’ignorent jusqu’à l’inimitié, et, indifférentes à la mesure de leurs répercussions réciproques, s’épuisent à conquérir, chacune sa part, des avantages que l’autre, inconsciemment, déchire. Nous présumons aussi que le groupement de production n’échappera à l’étranglement des débouchés qu’avec la collaboration solidaire des organisations de consommation, celles-ci appelées à devenir les régulateurs logiques de celui-là. Mais, à supposer (qui ne voudrait vrai ce réconfortant augure ? qui, s’il le croit évitable, est assez criminel pour souhaiter le heurt sanglant des hommes ?) que puisse, par la multiplication des associations de ce genre et leur coordination se réaliser ‒ pacifiquement ‒ cette harmonie économique vers laquelle s’orientent, par des chemins divers, les systèmes au premier abord contradictoires, comment admettre que les ouvriers, même s’ils utilisent « selon la méthode rochdalienne, leur formidable puissance de consommation », parviennent jamais au rachat des instruments de production qui est, dans l’évolution légale prévue par le réformisme, ‒ en dehors d’une nuit du 4 août chimérique ‒ la seule porte ouverte à la possession ? Or, pour porter sa tâche à ses confins logiques, la solution associationniste, tout comme les panacées subversives qui prétendent avec elles à la résorption finale des antagonismes économiques, ne peut se passer du transfert total de l’organisme producteur aux mains des artisans de la production. La difficulté d’une telle opération qui naîtrait de « cette indigence de la classe ouvrière qui ne lui permet pas d’épargner les fonds nécessaires à la mise en train des entreprises » nous ne la voyons résolue ‒ en un demi-siècle ou plus ‒ ni par la coopération, ni par « une organisation meilleure du crédit public ». (Godin lui-même n’a-t-il pas reconnu que « quiconque veut faire avancer son époque doit s’attendre à toutes les résistances, à toutes les persécutions de la part de ceux qui ne pensent pas comme lui ». Et que « parmi ces adversaires, les plus dangereux seront naturellement ceux qui occupent le pouvoir », que « vu leur situation, ils imposeront leur volonté et empêcheront, dans la mesure du possible, les novateurs d’ouvrir la voie où les gouvernements ne veulent pas voir la Société s’engager » (Doc. biog.). Non seulement il apparaît aux esprits clairvoyants que cette difficulté serait insurmontable, même si tout tendait à son effacement, mais ils savent que l’appropriation progressive du travail est, au regard du capitalisme, une incompatibilité, qu’il ne peut souffrir une coexistence qui vise à son dévorement, et qu’il en broie d’ailleurs chaque jour les espérances sous son formidable appareil. Mieux : ne fût-il pas flagrant que si quelque danger sérieux menaçait dans leurs prérogatives somptueuses les détenteurs actuels de l’avoir social, ils sauraient y opposer le bloc de leurs résistances intéressées ; leur neutralité fût-elle assurée, et toutes conditions favorables sauvegardées ; et, par la coopération ou tout autre secours pécuniaires, possible un jour cette intégrale acquisition(laquelle, ne l’oublions pas, implique une iniquité : le travail rachetant ses propres biens, soldant de ses deniers ce qu’il a déjà payé de son effort) que la récupération ne pourrait être à temps consommée. Car il est un élément de fait qui tient sous son inconnu et menace dans son processus la lente incorporation du travail au capital, c’est l’impatience légitime d’une classe spoliée, dont il est vain de prétendre à canaliser les soubresauts, voire l’irrésistible emportement. Dès lors, par la voie des réalités, là où ses rivales le devancent par l’hypothèse, le transformisme réformiste se trouve ramené en face du problème pendant de la propriété. Il n’en éludera ni l’urgence ni l’acuité et devra, comme tant d’autres ‒ et quelle que soit, après le précédent des révolutions politiques, son appréhension des chocs-en-retour régrescents ‒ ou se démettre et pactiser avec le conservatisme ou admettre (prêt à en adoucir les aléas) les reprises précipitées de la force...
Au lendemain d’une reprise des instruments de production que, pour la santéde l’humanité, nous voudrions consentie (d’intelligence, sinon de sensibilité) par les bénéficiaires du régime actuel ‒ dont Godin, adversaire de l’héritage, limitait déjà le droit de propriété ‒ apparaitra avec une évidence et une rigueur décisives la connexité des problèmes de la production et de la consommation. Peut-on admettre, avec certaines écoles anarchistes, que l’équilibre de ces deux facteurs s’établira dans la liberté, par le jeu naturel des affinités et la claire notion des interdépendances, par l’accordance et comme l’enchevêtrement harmonieux de ces individualités que nous savons si complexes et mouvantes ?...
Le peuple ‒ et Fourier est avec lui ‒ est de plus en plus entraîné vars ce maximum de jouissances objectives qu’il regarda comme l’excellence du bonheur et qui comporte ‒ il en fera contre lui l’expérience ‒ le maximum de servitude. Il croit ‒ sur les espérances et l’avidité de toutes les matérialités qui, à cette heure, lui échappent et qu’intensifient ces mille ramifications modernes des besoins que l’on regarde comme autant de progrès vers la satisfaction véritable ‒ que sa libération s’agrandit dans la proportion de ses ambitions et que l’apogée de la joie est au faîte de la possession. Il n’apercevra que plus tard que jamais on n’est autant l’esclave des perfectionnements dont on aspire à profiter que le jour où on croit les tenir sous sa dépendance. Il n’abandonnera ‒ et encore ! ‒ qu’à la satiété les attraits trompeurs d’une fiévreuse multiplicité et reviendra par la lassitude au bonheur dans la simplicité. Mais qui garantirale stade dévorant pendant lequel opèreront contradictoirement la faim de tout l’inobtenu d’hier et le dégoût de cet effort séculairement regardé sous l’angle de la contrainte ; quand l’artificielle sous-consommation due aux inégalités limitatives de la répartition fera place à la sur-absorption d’un libertarisme sans frein ? La foule ‒ c’est sa nature ‒ pour longtemps indifférente aux délices immatérielles, détournée non seulement de l’ascétisme, mais de la modération dans les débordements objectifs, aura tôt fait de dissiper le leurre rassérénant de la surproduction. Le dogme de la pléthore des ressources totales ne couvrira même pas la suffisance des besoins généraux. Si accélérée que puisse être la progression du machinisme (et si providentielle que soit sa capacité productive) dont certains escomptent la mirifique collaboration, l’avidité décuplée de toutes les bouches simultanément ouvertes et de tous les désirs débridés, exacerbés, aura tôt fait de le gagner de vitesse. Quand on sait à quel point l’humanité, même la masse retenue sous le contrôle d’airain de l’impuissance des salaires, dilapide son bien, on ne peut supposer qu’elle apportera, dans l’irresponsabilité des licences de consommer, la sagesse préliminaire d’une indispensable économie. L’individu, dégagé des astreintes directes, plongé dans la béatitude de la libre jouissance, s’attendra à autrui pour en garantir l’exercice par le maintien des réserves. La formule « à chacun selon ses besoins » qui, en l’absence d’un absurde barème, sera tout bonnement « à chacun selon ses appétits » impose au régime qui l’arbore l’obligation implicite de faire face aux plus larges nécessités de l’être humain comme à l’infinie diversité de sa désirance. Mais l’individu, d’abord, et uniquement, préoccupé des avantages généreux de la répartition, cesse pour ainsi dire spontanément de s’intéresser au rendement de la production dont l’inéluctabilité personnelle lui échappe. La loi du moindre effort l’appelle à la dissociation de ces deux facteurs parallèles et étroitement solidaires. La consommation ne lui apparaît plus sous la dépendance de l’énergie productrice. Hypnotisé par l’assouvissement, il en oublie les conditions, perd le rapport de ses exigences avec leur possibilité, foule aux pieds l’axiome : qu’il ne peut y avoir les bienfaits pour tous sans le don de chacun. Comme disait Jules Simon :
« Dans cette immense communauté, personne ne poursuit un but prochain ; la récompense ne suit pas immédiatement ‒ ni directement ‒ le travail comme sous le régime de la propriété. Le grand travailleur n’est qu’une grande dupe. L’égoïsme consistait, dans la propriété, à ne travailler que pour soi ; et il consistera, dans la communauté, à ne pas travailler du tout. »
Prêterons-nous bénévolement à l’individu à la fois la conscience soudaine de ce que ses droits appellent de devoirs en contre-partie et la libre acceptation de l’effort qu’ils impliquent ? Nous est-il permis d’espérer qu’il pénètrera à temps, à quel point la fortune de l’humanité (ce réservoir où pourront puiser, à pleins besoins, jusqu’aux plus défavorisées jusque là des unités humaines) est liée indissolublement à l’activité intelligente et sans défaillance de tous ceux qui peuvent ? S’élèvera-t-on assez vite à cet « altruisme, qui n’est après tout que de l’égoïsme bien compris », mais qui a le défaut grave, pour la masse, de ne pas se présenter sous l’aspect coutumier d’une récompense directe de l’effort ? La loi si puissante d’inertie, dans une société débarrassée de la hiérarchie du labeur et du garant des institutions, ne sera-t-elle pas la triomphatrice ? Quand on connaît l’impuissance des hommes, dans leur ensemble, à fixer dans le vague d’une solidarité collective leur ténacité (et, pour les anarchistes, l’expérience des « colonies », pourtant restreintes, et cependant si tôt agonisantes dans le relâchement, corrobore durement cette assertion) on comprend à quel point les plus lucides et les meilleurs seront les seuls à pénétrer les raisons de la production et à en conserver la volonté. Dès lors, à moins de vivre sur ce paradoxe de l’élite alimentant la masse, renaîtront, par urgence vitale, soit les obligations, soit le mobile effectif et visible de l’intérêt personnel. Et je n’évoque ici ‒ et à dessein ‒ que ce qui touche au plus intime de mon sujet. Et je laisse à l’écart toutes les modalités déterminantes qui devront suppléer aux injonctions disparues, faire que, dans le régime de l’autorité évanouie, la liberté ne soit pas en danger, pantelante aux mains de la force...
Godin disait : « Cette partie de la théorie de Fourier » ‒ l’attrait dans le travail ‒ « est-elle juste, serait-elle vérifiée par l’expérience ? Je n’en sais rien. Il ne m’était pas possible d’en aborder la pratique, puisqu’il faudrait tout d’abord opérer avec des hommes habiles à remplir des fonctions très diverses et que nous sommes bien loin de posséder ces capacités. Il faudrait, en outre, modifier si profondément le régime actuel de l’industrie, que bien d’autres progrès seraient à réaliser d’abord pour faciliter cette modification... » Et cependant, à moins d’attendre, dans un âge susceptible de coïncider avec la disparition de la planète, la perfection des hommes ‒ le dilemme est là, pressant. Ou vous réunirez ‒ autour du travail nécessaire ‒ et sans perdre un instant, toutes les séductions les plus efficaces de l’attrait, vous ébranlerez dans l’agrément toutes les aptitudes, et vous monterez, d’un coup pour ainsi dire, aux sommets de la production ‒ le communisme libertaire ne peut vivre, ne l’oubliez pas, sans l’excédent des réserves ‒ et si vous n’y atteignez pas, c’est, peu importe le délai, avec d’incalculables répercussions, la catastrophe du Phalanstère étendue à la Société tout entière. Ou, nonobstant vos idéologies, vous ferez appel, sans détours incompris de la masse, aux sollicitations perceptibles de l’intérêt et vous ramènerez la jouissance sous le contrôle de l’effort, et le travail, dans les associations de production, redeviendra fonction de la consommation. La production et la consommation : les deux pôles de l’économie sociale, enfin harmonisés dans une coopération d’autonome mais incohérente, devenue fédérale et solidaire. La consommation ‒ seul arbitre logique en définitive ‒ réglant désormais la production et celle-ci, gage et condition de la répartition, capable de devenir la pourvoyeuse attentive et docile des besoins humains.
Mais « quel que soit le régime économique de l’avenir » ‒ coopératif, collectiviste, syndicaliste, anarchiste, peu importe ‒ « la socialisation du travail vers laquelle nous allons d’un élan irrésistible ne pourra s’établir et durer » qu’en « individualisant » dans une assez large mesure les fruits de ce travail. Produisez en commun, soit « puisque les progrès de la technique et la loi du moindre effort l’exigent, mais une fois le produit fabriqué » et évalué, que chacun en retrouve la jouissance dans la liberté...
« Production associée et rétribution individualisée, c’était déjà la formule des Saint-Simoniens et de Fourier avant d’être celle de Godin. » (J. P.)
C’est aussi, avec des nuances d’application, celle des anarchistes ‒ individualistes qui reconnaissent pour indispensable (ou admettent) l’association dans la production et repoussent le communisme de la répartition, n’acceptant de restrictions à leur liberté que celles qui peuvent, par ailleurs, en garantir l’épanouissement...
Retenons, au moins en son principe, cette solution comme étant la plus rationnelle, et peut-être la seule capable d’assurer, dans le minimum de contrainte inévitable, le maximum de liberté compatible avec la sociabilité. Nous voici donc hors du capitalisme, dans une société délivrée de l’héritage et de l’accaparement individuel. Mais nous devons, plus que jamais, pour consommer, produire. Et nous sommes tenus à la qualité, comme à la quantité. L’irréprochabilité, voire la perfection, nous soucient comme l’abondance. Et, par l’obligation d’intéresser l’individu, d’entretenir et d’exciter sa productivité, nous sommes revenus à l’emploi judicieux et à la mesure de l’effort, aux recherches et à la mise en action des capacités, et à cette rétribution de la conscience et du mérite par lesquels, dans l’œuvre de Godin, l’injustice est rentrée... En nous gardant de redescendre aussi ; à sa faveur, les pentes du passé, il va falloir, si nous voulons produire à profusion et bien « élever le labeur, condition de la richesse, le pénétrer d’intelligence et de responsabilité, exalter au plus haut degré les facultés créatrices de l’homme ». Il va falloir aussi « saisir sur le vif de l’ouvrage le mérite effectif et le récompenser par une méthode qui soit pour la Cité source de prospérité et principe d’harmonie » (J. P.) et qui laisse les différences à l’écart de la haine. Investigations ardues, dosages pleins de périls « double problème dont Godin nous a montré l’importance et précisé les termes » et en face duquel devront nous garder les erreurs dont son œuvre porte la trace douloureuse...
« Quel que soit le mode d’organisation de la Cité future, il faudra, par une évaluation aussi exacte que possible de la contribution de chacun à l’œuvre collective, arriver à une équitable rémunération du travail, que celle-ci se fasse en nature, en argent, en bons de consommation, ou par tout autre procédé. » (J. P.)
Que de la production globale, généreusement calculée sur la consommation et gagée par une collaboration correspondante des individus, estimée, si l’on veut, en heures de travail, nous fassions par exemple, trois parts : une pour les besoins vitaux(répartie également entre tous, qu’ils travaillent ou non) ; une pour les services publics‒ services toujours plus étendus, englobant les distributions courantes des habitations particulières (chauffage, éclairage, etc.) gagnant, par delà les déplacements, voyages, les spectacles et divertissements, etc. ‒ dont seraient admis à profiter, sur le même plan, tous les travailleurs, plus les invalides et les incapables et, pour un minimum, les « réfractaires » (avoués ou officieux) ; une pour les satisfactions personnellesà laquelle donneraient droit, sur une base proportionnelle : l’effort pénible ou dangereux, la tâche supplémentaire (volontaire ou limitée), la productivité, l’invention, le talent, etc. Qui, le pouvant, ne consentira, en fait, avec la perspective de jouissances tant publiques que privées liées à sa décision, à accorder au travail effectif le temps de présence nécessaire (d’autant plus réduit que plus d’individus ‒ et mieux ‒ travailleront) à l’atelier ou ailleurs ? Qui se dérobera à fournir sa portion attendue de labeur ? Combien, au contraire, seront, d’eux-mêmes, sollicités à l’accentuer, à affiner leurs capacités, à développer, dans un sens productif (nous donnons avec ce mot sa définition la plus large), toutes les ressources de l’effort... Que nous choisissions tel mode d’organisation, ou tout autre meilleur (et il n’en doit pas manquer), il importe en tout cas que nous nous gardions de frustrer un seul homme des biens primordiaux et d’écarter de quiconque les éléments de bonheur et, qu’en laissant aux individus assez de motifs pour se dépenser, courageusement ou intelligemment, nous animions l’intérêt sans créer le favoritisme, sans enfanter la division. Alors, peu à peu, par l’attrait sagement réintroduit, peut-être regagnerons-nous, sur un plan plus idéaliste, l’harmonie un instant confiée aux mobiles inférieurs et trouverons-nous ‒ tout de délice infus ‒ le travail librement offert et gage d’équilibre...
Le travail, sachons-le bien, ne sera don ‒ un don large, limpide et comme naturel ‒ que dans la sérénité de l’amour. Et il ne montera peu à peu à cette détente bienfaisante et chaude qu’en même temps que se desserreront de tous ses membres les tentacules, innombrables de la contrainte. Pour le réhabiliter dam le cœur et dans l’esprit des hommes, il est indispensable de l’affranchir toujours plus et d’en renouveler l’attrait. On ne peut demander que son visage reste dur et ses modalités repoussantes et qu’il soit enveloppé de tendresse... D’autre part, dans l’industrialisme autocratique, qui a rendu le labeur à la fois glacial et comme avilissant, l’ouvrier a perdu ce goût délicat qui faisait de l’artisan le frère cadet de l’artiste. Le machinisme, au service d’une production trépidante dont il sent que la raison l’abandonne, a repoussé de sa vie quotidienne, avec cet apport de soi qui retient à l’œuvre, jusqu’au temps du fini, ravalé à l’exécution un effort qui fut novateur... Si nous ne pouvons, avant longtemps sans doute, espérer que le travail prendra « douce et belle figure » assez pour qu’on s’y attache avec élan et plus pour sa joie que pour son objet, rappelons-le, du moins, inlassablement, dès le temps du capitalisme où il se meut de nos jours, à ses hautes et claires destinées. Arrachons-le à la démagogie ‒ cette « aristocratie d’orateurs », comme disait Hobbes ‒ qui, pour ses desseins de domination, en couvre et favorise les déchéances, funestes aux sociétés de demain plus qu’à celles du temps. La conscience de l’ouvrage (qui est un pas vers sa perfection), même en tant que facteur d’élévation du niveau de la production et du bien-être qui en redescendra sur tout le corps social, est une des garanties des richesses de l’avenir. Certes, le « culte du travail bien fait » (d’essence ici toute utilitaire, pris en dehors du sentiment artistique, aujourd’hui comme adynamique) » qui est ‒ ou devrait être ‒ la vertu par excellence du producteur, ne peut plus avoir, à notre époque, d’autre fondement, outre l’intérêt bien entendu » ‒ en attendant qu’il participe de l’amour même du travail ‒ « que l’amour de l’œuvre entreprise » (J. P.). Et cet amour lui-même, que nous savons difficilement compatible avec le salariat », nous n’en pouvons caresser l’épanouissement que dans l’atmosphère assainie où, de concert, œuvreront un jour, nous l’espérons, les associations de production. Et il ne peut être, jusque dans l’association « qu’éphémère, impuissant ou maladroit, si l’intelligence ne l’éclaire pas, si le travailleur, par delà sa spécialité, ne sait pas embrasser d’un regard d’ensemble toute l’organisation, apercevoir la liaison de ses diverses parties, leur importance relative et les points sur lesquels doit porter le principal effort de défense, d’amélioration ou de développement » (J. P.). Cependant, si précaires qu’en apparaissent les possibilités dans cet enchaînement qui fait de l’ouvrier, comme le disait Godin, si sensible à ses maux, comme « un instrument matériel, peut-être n’est-il pas vain d’en appeler de réconfortantes prémices ? Par devant l’époque imprécise où, ses biens recouvrés, le travail, dans la production associée, grandira, même à l’écart de toute mystique moralité, jusqu’à être aimé... et beau, est-ce utopie que d’évoquer, dès le présent, le producteur, déjà tourné vers ses responsabilités actuelles et prochaines, s’élevant, à travers le maniement de ses rouages créateurs, jusqu’aux conditions générales de la production ; l’ouvrier, averti de son rôle social et s’y préparant, menant la bataille économique sur le plan de la libération de l’humanité ; le travail situant sa délivrance plus haut que le privilège et les classes et sachant qu’il devra être, à tous égards, au-dessus des régimes d’artifice et de proie dont il dénonce et poursuit l’oppression ?...
‒Stephen MAC SAY.
OUVRAGES À CONSULTER.
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De J.-B.- André Godin : Solutions sociales ; La Politique du Travail et la Politique des Privilèges ; Mutualité sociale et Association du Capital et du Travail ; Le Gouvernement et le vrai socialisme en action ; La République du Travail et la Défense parlementaire.
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De Mme Marie Moret, Vve Godin : Documents pour une biographie complète de J.-B.-A. Godin.
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De M. J. Prudhommeaux (neveu et l’un des exécuteurs testamentaires de Godin) : Les Expériences sociales de J.-B.-A. Godin ; Le Familistère illustré.
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De Mme Doilet : Marie Moret (in memoriam).
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De F. Bernardot : Le Familistère de Guise.
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De la Société du Familistère : Notice (générale et industrielle).
FAMILLE
Le développement de la famille et celui de la société sont en raison inverse l’un de l’autre. Chez les peuples peu civilisés où la société est faible, la famille est un petit état régi despotiquement par le Pater Familias. Elle est alors très nombreuse : comprenant, outre le couple et les enfants, les ascendants, les collatéraux, les clients et les esclaves.
Dans la famille antique, l’individu trouve tout ce qui est nécessaire à sa vie matérielle et morale. Elle a sa religion, le culte des ancêtres qui continuent dans la mort à protéger leurs descendants. On les honore en entretenant le « foyer » ou feu sacré, symbole de la vie éternelle.
L’industrie est familiale, tout se fait dans la maison ; non seulement on y cuit les aliments, on y ravaude les vêtements, mais on y file et tisse la toile et la laine avec lesquelles on confectionnera les habits et le linge.
L’autorité du père est absolue ; les enfants, même devenus adultes, lui obéissent. La société ne les considère pas comme responsables des délits commis par eux, même hors de la maison ; c’est le père qui est leur juge, un juge qui a le droit de prononcer et d’exécuter des sentences de mort.
La femme, fille ou épouse, n’a pas de personnalité ; elle doit obéir toute sa vie, car elle ne deviendra jamais chef de famille. Son principal honneur est d’avoir procréé des garçons. Vieillie, elle exerce une certaine autorité ménagère sur ses filles et ses brus ; mais elle n’a pas d’existence sociale. Derrière les murs sans fenêtres des maisons romaines ou musulmanes, les hommes peuvent la torturer et la tuer, sans avoir de comptes à rendre à personne.
Ces mœurs, avec des variantes dans les détails, sont celles des grands États barbares. On les retrouve aussi bien dans la Rome antique que dans la Chine moderne.
La famille romaine s’est perpétuée chez nous à travers le Moyen-Age jusqu’à l’époque actuelle, mais en se désagrégeant peu à peu.
Au Moyen-Age, la puissance du mari et du père est encore très grande. Les enfants ne tutoient pas leurs parents, et il semble bien que, vis-à-vis d’eux, le respect ait le pas sur l’affection. Dans les pièces de Molière, les fils, encore moins les filles, n’osent enfreindre la volonté du père pour se marier avec le conjoint de leur choix. C’est par la ruse et les stratagèmes que l’on parvient à triompher de l’opposition paternelle ; l’enfant n’ose pas imposer directement sa volonté.
Tout près de la grande Révolution, Mirabeau est encore, durant toute sa jeunesse, emprisonné par ordre de son père, sous les griefs de prodigalité et de mœurs dissolues.
La grande Révolution, aurore de la vie moderne, a précipité la désagrégation de la famille. La suppression du droit d’aînesse, c’est-à-dire le renversement de la monarchie familiale, a séparé les enfants, transformant le petit État en une pluralité de groupes d’importance beaucoup moindre. La notion de l’individu et de ses droits, développée par les philosophes durant tout le dix-huitième siècle, a sapé à petits coups la puissance paternelle.
Après le fils, c’est l’épouse qui, elle aussi, a voulu s’affranchir. Timidement, mais avec persévérance, les idées du droit de la femme à l’existence personnelle se sont affermis durant tout le cours du dix-neuvième siècle. Malgré les oppositions de l’Église, le divorce a eu raison de l’indissolubilité du mariage. L’idée de la recherche du bonheur s’est répandue peu à peu dans les mentalités de toutes les classes de la société.
Les esprits rétrogrades ne tarissent pas en éloges de l’institution de la famille et envisagent sa désagrégation comme le pire cataclysme. Membres des classes dirigeantes, ils n’envisagent qu’elles et considèrent le peuple comme un vil bétail de travail dont il n’y a pas à tenir compte. C’est, en effet, dans la bourgeoisie que la famille a conservé le plus de force ; c’est là qu’elle est, à beaucoup d’égards, salutaire à l’individu.
Le ciment qui retient unis les parents bourgeois est l’argent. Tant que le père est vivant, il dispose du capital. Il ne peut plus, il est vrai, comme le père de Mirabeau, obtenir une lettre de cachet contre son fils révolté, mais il peut lui couper les vivres ; cette considération suffit pour maintenir les enfants, sinon dans le respect, du moins dans ses marques extérieures. Le père dispose en outre d’un capital corollaire de l’autre : son influence sociale. La plupart du temps l’avenir de son fils dépend de lui ; le fils est donc plein de considération pour un père qui peut, à sa volonté, faire de lui un homme riche et puissant, ou un déclassé, condamné à la gêne, si ce n’est à la misère.
L’héritage et les espérances qu’il fait naître retient dans l’union les membres de la famille. C’est dans l’espoir d’en hériter que l’on fait de temps à autre une visite à la vieille tante revêche et ennuyeuse ; c’est pour ne pas être frustré que l’on joue la comédie de la tendresse aux vieux parents, dont on souhaite, au fond du cœur, la mort rapide.
Des sociologues ont dit que la famille moderne n’était plus qu’un groupe d’affection. Elle l’est parfois, en effet, mais souvent aussi les parents, bien loin de s’aimer, se haïssent, et la cohabitation forcée ne fait qu’augmenter la haine qui va parfois jusqu’au crime. Mais le plus souvent le groupe subsiste parce que l’intérêt matériel de chacun des parents dépend de sa prospérité. Tel qui, en famille, peut se permettre une vie luxueuse serait condamné à la médiocrité s’il devait vivre, seul avec son avoir particulier. Il supporte donc le père dont l’autorité le révolte, la sœur dont il méprise les idées et les goûts, la femme dont il est las depuis longtemps et la bonne éducation, en adoucissant les heurts, rend la vie acceptable.
Dans les classes pauvres, le ciment de l’intérêt n’existant plus, la famille se réduit au couple et aux petits enfants. Dès que le jeune homme et même la jeune fille sont en état de gagner leur vie, le joug familial leur pèse et ils s’en vont fonder, avec ou sans mariage, un autre foyer. Les vieux parents sont une charge que l’on n’assume pas volontiers ; souvent les frères et les sœurs se perdent de vue définitivement.
La famille, comme tous les groupements, est bienfaisante à bien des, égards. D’abord, dans l’organisation sociale actuelle elle est indispensable au jeune enfant. L’adulte peut y trouver une protection contre la misère, des soins dans ses maladies, une affection qui l’aide à vivre.
Mais comme tout ce qui protège, la famille opprime. La vieille conception de l’autorité maritale pèse encore sur la femme du vingtième siècle. Seul l’homme a le droit de se choisir sa vie et de la vivre à sa guise. La femme, dès qu’elle commet la faute de se marier, perd son indépendance.
Une triste vie de devoirs ennuyeux s’impose à elle. Elle se doit d’abord à son mari, son devoir est de lui plaire et, pour ce faire, elle doit masquer sa tristesse, dissimuler sa mauvaise humeur, taire même ses maladies pour paraître une compagne agréable. En Angleterre, jusqu’à ces derniers temps, dans la petite bourgeoisie, la femme se mettait tous les soirs en toilette décolletée pour attendre son mari retour du bureau ou de l’usine.
Quelque effort qu’elle fasse, il arrive que l’homme est mécontent parce qu’il est las d’elle au point de vue sexuel. Aussi les femmes habiles emploient-elles toutes espèces d’artifices pour combattre cette satiété ; elles tentent d’être plusieurs femmes en une seule. Honteux esclavage !
La maternité enchaîne la femme à ses enfants. Une croyance généralement admise veut que les enfants ne peuvent être laissés seuls et que la mère ne doit pas les quitter. La venue du premier enfant a donc pour effet de confiner la femme au logis. Plus de sorties, plus de spectacles, plus de visites ; toute la jeunesse est sacrifiée.
La grande bourgeoise, bien qu’on l’en blâme pour la forme, s’affranchit de la servitude maternelle. Elle a des nourrices, des bonnes d’enfants et des institutrices qui, moyennant salaire, la déchargent der ses devoirs. Elle peut ainsi aller dans le monde et se créer, selon sa conception une vie heureuse ; mais dans les classes moyennes, plus encore dans les classes pauvres, la maternité est un fardeau écrasant ; c’est une des raisons pour lesquelles on la réduit le plus possible.
Dans les grandes villes, un ménage d’employés, de professeurs ou de commerçants, ne sait que faire de ses enfants. Il n’a qu’un petit appartement, quand encore il n’est pas contraint d’habiter en meublé. La bonne, rare et chère, est hors de ses moyens. Dehors toute la journée pour contribuer aux gains du ménage, la femme n’a pas le temps d’élever les enfants. Aussi est-elle heureuse quand elle a une parente à la campagne à qui les confier.
La petite fonctionnaire qui est mère court de son bureau à son logis, toujours inquiète au sujet de l’enfant laissé seul pendant quelques heures. Pour être un peu chez elle, elle abuse des congés de maladies qui lui sont payés dans la plupart des administrations. C’est une façon, il est vrai, de mettre les enfants à la charge de l’État, mais on pourrait trouver mieux, tant dans l’intérêt de l’enfant que dans celui de la mère. L’ouvrière, plus insouciante, laisse son bébé à la charge d’une grande sœur de cinq à six ans. Lorsque l’enfant peut marcher, il traîne dans les escaliers, les cours, les rues et dans la promiscuité des autres il donne et prend la vermine, les maladies et les mauvais exemples.
L’enfant de la paysanne s’élève tout seul, comme un petit animal ; il grouille dans la cour pèle-mêle avec la volaille, le porc, au milieu du purin ; les maladies infantiles le déciment.
Les réactionnaires n’ignorent pas ces faits, mais ils s’en réjouissent ; plus les prolétaires sont incultivés, plus il est facile de les avoir à bon marché. Pour le principe traditionaliste, ils déclarent que le sort de l’enfant serait meilleur si la femme restait à la maison. Paroles vaines : les femmes mariées ne demandent pas à aller à l’atelier et à l’usine ; elles y vont contraintes par la nécessité. La femme, en travaillant au dehors, apporte l’aisance à la maison ; ses qualités de ménagère ne sauraient presque jamais équivaloir à un salaire ou à un traitement normal.
Les préjugés relatifs à la famille et à ses devoirs sont encore très forts. L’idéologie du clan antique pèse sur la famille en ruines de l’époque actuelle ; elle pèse particulièrement sur la femme, millénaire esclave.
Lorsqu’on voulut adapter à la scène française la Nora d’Ibsen, aucune artiste ne voulut être Nora. Elles acceptaient volontiers des rôles de fourbes, de voleuses, d’empoisonneuses, mais personne ne voulait être Nora qui abandonne son mari et ses enfants pour reconquérir sa liberté.
La famille est mauvaise pour les enfants. Les auteurs qui prétendent le contraire ont toujours devant les yeux les classes riches ; ils oublient systématiquement que les ouvriers et les paysans forment la grande majorité de la population (sur le sort de l’enfant du peuple, Jehan Rietus : Les soliloques du pauvre.) L’amour maternel est un luxe ; la femme qui peine du matin au soir, qui est battue par un mari ivrogne et brutal, qui se demande où elle prendra l’argent du loyer, comment s’acheter des chaussures, par quel artifice de langage elle trouvera du crédit chez l’épicier auquel elle doit déjà de l’argent, n’a ni le loisir, ni la volonté de couvrir de caresses sa progéniture. Brutalisée, elle est brutale elle-même ; ses enfants lui sont plus une charge qu’un élément de bonheur. Insouciante, elle les laisse sans soins lorsque la maladie n’est pas aiguë ; les petits grandissent avec les tares de leur hérédité et de leur mauvais élevage.
L’éducation morale de la famille populaire ne vaut pas mieux que son élevage matériel. L’enfant a le spectacle de son père qui, rentré ivre, démolit le mobilier, bat sa mère et lui-même. Il entend les reproches, les injures, les gros mots de ses parents ; leurs batailles dans l’escalier avec les voisins et le concierge. L’école primaire corrige dans une certaine mesure le milieu familial ; c’est pourquoi certains ont pensé à garder les enfants à l’école le plus d’heures possible, de sorte qu’ils puissent ne rentrer chez leurs parents que pour y dormir. Déjà des infirmières scolaires suppléent la mère, conduisent au médecin l’enfant malade, le débarrassent de ses parasites par un nettoyage approprié.
Mais la famille garde quand même son influence, l’enfant voit en elle la réalité, alors que récole lui apparaît comme quelque chose d’artificiel qui n’est pas la vie.
Chez les paysans, l’enfant est avant tout un objet de rapport. Sans la pression de l’État, ils ne leur feraient donner aucune instruction, et ils échappent, autant qu’Ils le peuvent, à l’obligation scolaire. Le bébé croupit dans la malpropreté. Dès qu’il a quatre ans, on l’utilise pour la garde des bêtes. Mal nourri, battu, peu ou pas soigné dans ses maladies, il continuera, s’il échappe aux mille causes de mort, la primitivité de ses pères et mères ; à la campagne, le progrès est un vain mot.
Dans toutes les classes, la famille transmet les préjugés. La plupart des gens réfléchissent très peu ; ils se contentent de répéter ce qu’ils ont entendu dire. De là l’importance du milieu où s’est passée notre enfance. Si l’évolution idéologique est si lente, cela tient à ce que l’institution familiale transmet les idées de génération en génération. Un village d’Auvergne ou de Bretagne ne diffère pas beaucoup de ce qu’il était au Moyen-Age ; sans les chemins de fer qui amènent des étrangers, il n’en différerait pas du tout. En dépit des connaissances de l’hygiène acquises depuis longtemps, les gens continuent d’être sales et d’en mourir. On peut vivre comme les parents ont vécu, et pour faire adopter l’amélioration la plus élémentaire, on a les plus grandes difficultés (opposition des campagnes à l’heure nouvelle).
La bourgeoisie, surtout la grande, a moins de préjugés. Sa culture, son oisiveté, ses voyages, lui permettent une vue plus large que celle du paysan confiné dans son village ou de l’ouvrier des villes, borné à sa maison et à son quartier. Souvent même les classes dirigeantes se piquent de favoriser le progrès, surtout le progrès matériel (automobilisme, aviation). Mais lorsqu’il s’agit des idées, la famille et la tradition pèsent lourdement sur les esprits. Alors que les classes pauvres en France s’affranchissent de la religion, les classes riches continuent à fréquenter les églises. Il y a beaucoup d’intérêt réactionnaire dans l’attachement des bourgeois à un culte périmé ; mais, quand même, la bourgeoisie a encore des croyants, surtout parmi les femmes, tenues plus étroitement que les hommes par le lien familial.
La famille rétrécit la vie. Elle condamne à la cohabitation des gens dont les idées, les goûts sont parfois très différents et qui se détestent. Au lieu d’être une source de bonheur, elle est souvent un enfer auquel la solitude est bien préférable. Pour se rendre compte de la vérité de nos assertions, on n’a qu’à se rappeler les disputes, les injures, les railleries blessantes échangées, parfois tout le long du jour, entre époux, entre parents.
De vivre seul et sans foyer.
On pleure, il est vrai, dans le célibat, mais on pleure davantage lorsqu’on se sent rivé à des gens pour lesquels on n’a que de la haine.
Que de personnes, nées pour briller au point de vue intellectuel ont été maintenues dans la médiocrité par leur famille ! L’homme supérieur, plus encore la femme, détonne dans son milieu familial. Les parents ne comprenant la vie que dans les routines qu’ils ont suivies, sont bouleversées lorsqu’un des leurs, véritable merle blanc, prétend donner à son existence une orientation différente. Et le plus souvent, le jeune homme, surtout la jeune fille, renonce à son idéal pour vivre selon la tradition.
La famille précipite les effets de l’âge sur la torpeur mentale. Grands travailleurs dans leur jeunesse, des penseurs cessent très tôt d’avoir des idées nouvelles parce qu’ils ont dû livrer contre leurs proches un combat de tous les instants. À la fin, c’est la médiocrité familiale qui l’emporte, le sujet d’élite est vaincu.
La famille est naturelle, elle est fondée sur l’acte sexuel et on en retrouve les rudiments chez les animaux.
En se développant lui-même, l’homme la développe. De l’union temporaire qui maintient ensemble le mâle, la femelle et les jeunes, il fait le clan, petite société organisée.
Mais, le développement humain allant plus loin, l’importance du groupe familial décroît parce que, peu à peu, la société le remplace. La religion se dégage du spiritisme ancestral pour devenir une cosmogonie et une morale que professent des milliers d’individus. Du foyer, le culte passe dans la temple.
L’industrie, de familiale, devient sociale aussi. La ménagère qui savait tout faire tant bien que mal, cède le pas à l’artisan spécialisé qui fait beaucoup mieux, et l’artisan lui-même cède le pas à la grande industrie qui, grâce au machinisme, fait encore mieux et surtout beaucoup plus vite.
L’école, spécialiste de l’instruction, enlève les enfants aux parents.
La société commence à prendre à sa charge le vieillard pauvre, elle soigne le malade dans ses hôpitaux. Il est de toute évidence qu’elle supplante peu à peu la famille dans la protection de l’individu.
Rousseau et ses disciples ont tort lorsqu’ils veulent ramener l’humanité à la nature comme à la source de tout bien. Le progrès nous éloigne de la nature ; peut-être grâce à lui aura-t-on une vie deux fois plus longue, avec des organes pris aux jeunes animaux et mis à la place de nos organes usés par l’âge. La famille animale et sexuelle, comme tout ce qui est naturel, devra donc disparaître pour laisser la place à la Famille cérébrale.
La plupart des maux dont nous souffrons du fait de la famille tiennent à notre développement intellectuel. La femme sauvage et barbare, quoique très malheureuse (malheureux comme une femme) supporte son terrible esclavage. Sans doute elle trouve naturel de porter de lourds fardeaux, alors que son seigneur et maître ne porte que ses arcs et ses flèches.
Le paysan trouve sans doute naturel les gros mots et les coups échangés entre parents pour des questions d’intérêt. Après s’être injuriés et frappés, les parents se réconcilient ; c’est la vie.
Dans les classes cultivées, la famille fait souffrir davantage. Les repas, la fonction sexuelle même ne constituent plus la chose capitale de la vie. Le cerveau est devenu prédominant ; c’est par lui que nous vivons, c’est par lui que nous sommes heureux ou malheureux.
Un sociologue contemporain Lapie ; La femme dans la famille, a comparé la famille à un hôtel. Nous nous plaignons peu de l’hôtel parce que nous ne lui demandons pas la nourriture de l’âme ; en revanche nous la demandons à la famille ; c’est pourquoi nous souffrons lorsque cette famille n’est plus qu’un hôtel banal.
La société qui instruit l’enfant dans ses écoles qui le soigne dans ses hôpitaux, fera un pas de plus et le prendra entièrement à sa charge.
Les études de puériculture que l’on fait faire aux petites filles dans les écoles sont à peu près illusoires. La mère pauvre n’aura pas le moyen de les mettre en application, car il lui faudrait de la place, de l’argent et du temps, ce qui précisément lui manque.
Au lieu de vulgariser l’esprit des petites filles en leur faisant entrevoir un avenir irrévocable de servantes laveuses de couches, mieux vaudrait leur donner une culture intellectuelle sérieuse et créer pour les nourrissons des pouponnières, où des infirmières les élèveraient beaucoup mieux que les mères.
Des pouponnières les enfants passeraient dans les internats où ils seraient instruits.
L’internat n’est pas obligatoirement une salle d’école aux murs tristes. On peut les édifier à la campagne et y mettre de grands jardins, alterner les heures de sport et de jeu avec les heures d’étude. Malgré tout ce qu’on a pu dire de l’internat, ce sont les internes qui travaillent le mieux ; chaque fois que l’on a voulu des études sérieuses et fortes (Polytechnique, Normale) c’est le régime de l’internat qui a été jugé le plus adéquat.
L’inconvénient de l’internat est que l’enfant est un peu livré à lui-même. On pourrait pallier dans une certaine mesure ce mal en instituant à la fin de la journée une heure de conversation familière entre le professeur, le répétiteur et les élèves. Ces entretiens, sans programme arrêté d’avance, rouleraient sur les événements de la journée. L’élève pourrait confier au maître ses préoccupations, ses soucis. Le maître servirait d’arbitre impartial dans les différends survenus entre élèves ; de bons effets moraux se dégageraient de ces entretiens.
Somme toute, il faudrait former les maîtres à traiter leurs élèves non comme des numéros, mais comme des personnes humaines.
Déchargée de l’élevage de ses enfants, la femme sera libre. Aujourd’hui une femme ne peut vivre sa vie qu’à la condition de renoncer à l’amour, et surtout à la maternité.
Au lieu d’être la femelle penchée sur sa couvée comme une mère chatte, la femme sera un être pensant, artisan indépendant de son bonheur.
L’homme sera affranchi aussi, car la plupart du temps, la famille, loin de le réjouir, lui pèse. Seul le devoir social des enfants à élever le force à faire acte de présence au logis familial. Dans les classes riches, il rompt la monotonie du foyer en en ayant plusieurs ; dans les classes pauvres, il déserte le logement pour le marchand de vins où il peut converser avec des camarades qui le comprennent.
La suppression de la famille agrandira le rôle de l’amitié. La famille actuelle proscrit l’ami comme un Étranger. Le groupe d’amis formera une véritable Famille cérébrale, bien autrement intéressante que la famille sexuelle.
La famille cérébrale pourrait vivre en commun en habitant par exemple la même maison. L’escalier ne présenterait plus le spectacle de ses portes fermées et hostiles. Des portes ouvertes viendraient les éclats de voix, les rires joyeux des locataires réunis par des goûts communs, des études identiques, un même idéal.
Les échecs répétés des colonies anarchistes montrent qu’il est très difficile aux hommes de vivre les uns avec les autres. Cela est pour beaucoup le fait de la mauvaise éducation, des instincts combatifs qui nous portent à voir dans tout être humain un ennemi à humilier, à vaincre et à asservir.
Les bourgeois, grâce à la politesse, s’entendent beaucoup mieux ; aujourd’hui, dans les maisons riches, on vend les appartements ; la maison tout entière forme une sorte de coopérative du logement et, en général, elle marche très bien.
Mais tout n’est pas à adopter, il s’en faut, dans la civilité puérile et honnête. La galanterie qui est pour la femme une insulte déguisée, doit disparaître ; le décolletage, qui fait des salons de véritables marchés de chair féminine esclave. Tout le code des visites, bonnes seulement à vaincre l’ennui d’une vie désœuvrée. Mais la société future devra avoir son code de politesse. Il ne faudra pas se borner, comme l’ont fait les bolcheviks, à supprimer la politesse, comme une niaiserie bourgeoise. Il faut réagir contre le mauvais naturel de l’homme et donner au moins une bonté artificielle à ceux qui n’en ont pas de réelle.
La politesse deviendra l’art de vivre en société ; il est tout entier à créer.
Ne pas vouloir imposer partout son moi, considérer que le voisin a aussi une personnalité et qu’il faut en tenir compte. Il faut apprendre à s’intéresser à autrui, sinon par une charité évangélique illusoire, du moins par curiosité intellectuelle. Ne pas vouloir toujours dominer ; ne pas faire des conversations des batailles dans lesquelles il faut qu’il y ait un vainqueur et un vaincu. Le vainqueur, en discussion, est loin d’être toujours celui qui a raison ; c’est, d’ordinaire le plus habile et le plus tenace.
De même que la guerre matérielle les détruit, la guerre intellectuelle désunit les hommes. On doit, dans les discussions, rechercher à s’instruire et non à triompher puérilement d’un interlocuteur dont on se fait un ennemi.
C’est l’instinct de l’antagonisme qui rend la vie commune insupportable. Chacun veut montrer que lui seul a toutes les supériorités et toutes les vertus. Les femmes, plus fines que les hommes, excellent dans cette guerre de langue qui a pour effet de transformer en enfer tout groupe humain, familial ou amical. La plus jeune fait entendre à la plus âgée qu’elle est déjà vieille et ne saurait prétendre à rien ; la belle ‒ou qui se croit telle ‒fait comprendre à sa meilleure amie qu’elle aurait tort de prétendre à la beauté. Chacune, à l’entendre, est un ange de bonté, une fleur de générosité ; le reste du monde est égoïste et mauvais. Et ces flèches de Parthe sont toujours enrobées dans des mots dorés, de telle sorte que l’adversaire puisse difficilement frapper à son tour.
Les bolchevistes, nous l’avons dit, ont supprimé la politesse comme un préjugé bourgeois, mais ils ont eu le tort de ne pas la remplacer. Leur prétendue franchise est désastreuse dans les relations. L’égoïsme et la volonté de puissance, que la politesse, si imparfaite soit-elle, enrayait un peu, s’étalent sans frein ; ce qui fait qu’un bourgeois sec, froid, mais poli, est plus supportable qu’un « camarade » qui croit devoir se faire vôtre juge et vous jeter à la figure tout le mal qu’il pense de vous.
La Famille cérébrale aura une cuisine commune. La ménagère qui passe tant d’heures à faire son marché, à préparer les repas, à laver la vaisselle, ressemble au petit artisan du Moyen Age. Pour diminuer sa peine on a inventé récemment des machines coûteuses à blanchir le linge, à laver la vaisselle ; mais, pour faire fonctionner ces machines, il faut encore beaucoup de travail. La grande industrie doit pénétrer dans la cuis me comme dans l’atelier. Les repas seront une occasion de réunion entre les locataires d’une même maison ; chacun parlera de ce qu’il a vu dans la journée ; le repas, au lieu de se passer morne et triste entre trois ou quatre personnes boudeuses, aura tous les attraits des banquets qui réunissent de temps à autre les membres d’une même association.
Les travaux ménagers sont devenus périmés. Les femmes du peuple ne veulent plus de la profession de bonne à tout faire, ce qui met les classes moyennes dans un grand embarras. Cette pénurie de bonnes se fait sentir beaucoup plus fortement encore aux États-Unis, où les bourgeois en viennent à se passer de meubles pour ne pas avoir à nettoyer.
De même que la cuisine, le ménage doit donc être industrialisé. La famille cérébrale, habitant une maison entière, pourra avoir un personnel assurant la propreté et qui serait pourvu des engins mécaniques nécessaires (nettoyage électrique). Ces nettoyeurs et nettoyeuses, traités en employés, avec la journée de six heures, n’auraient plus rien de commun avec ces demi-esclaves que sont les domestiques.
L’enfant est aujourd’hui la principale raison d’être du mariage. Lorsque la société se chargera de lui, on pourra supprimer cette formalité. Vu d’une civilisation plus haute, le cérémonial actuel du mariage avec la robe blanche, la fleur d’oranger symbolisant la virginité, apparaîtra suranné et ridicule.
L’acte sexuel étant considéré comme une fonction physiologique ni plus noble, ni plus honteuse qu’une autre, on ne s’occupera plus des relations amoureuses entre individus. La femme pourra avoir un amant sans déchoir, comme l’homme aujourd’hui a une maitresse. Cela n’empêchera pas les liaisons durables, il pourra même y en avoir qui dureront toute la vie, et elles seront d’autant plus heureuses que rien ne les contraindra.
Mme Kollontai qui, en Russie, s’est occupée d’élaborer un nouveau Code des mœurs, fait une obligation de l’acte sexuel. Ce n’est pas de ce côté qu’il faut aller, à mon avis ; le but de la vie est le bonheur et le bonheur est avant tout la liberté. C’est d’ailleurs la tendance des partis d’extrême-gauche d’exalter la sexualité, sans doute par réaction contre la religion qui en fait un péché.
L’acte sexuel reste un acte animal, dans une civilisation supérieure ; il n’a donc pas plus à être exalté que l’acte de manger ou de boire. Il participera de l’intimité et, tout en étant licite, il sera bon de le cacher sous un voile de pudeur.
La cellule sociale de l’avenir sera non la famille, mais l’individu. Le nom même de cellule est impropre, car il implique la dépendance. Plus l’humanité sera éclairée, plus elle aura le respect de la personnalité individuelle. Elle comprendra que l’individu n’est pas fait pour la société, mais au contraire la société pour le bonheur de l’individu.
‒Doctoresse PELLETIER
FAMILLE
(du latin familia)
Ce mot sert à désigner, d’une façon générale, tout groupement de personnes ou de choses ayant une même origine, ou présentant, pour le moins, des caractères d’analogie, ou de solidarité, en conformité avec ceux qui sont ordinairement le résultat d’une commune origine. Grammaticalement parlant, une famille de mots représente l’ensemble des mots possédant la même racine, tels les mots : société, sociétaire, social, sociologie, etc... Les animaux, les végétaux et les minéraux sont classés par familles, par les naturalistes, en raison des ressemblances qu’ils présentent avec tel ou tel type bien nettement déterminé. Le chat est, par exemple, l’animal type correspondant à la famille des félidés. Dans la société humaine, on dit communément de catégories sociales qui ont des intérêts ou des mœurs identiques, qu’elles constituent une grande famille. Ainsi l’ensemble des travailleurs manuels, sans distinction de sexe ni de nationalité, constitue « la grande famille ouvrière. ». Dans l’antiquité romaine et au Moyen-Age, étaient compris dans la famille tous les serviteurs dépendant d’un seul maître et vivant dans sa maison.
À notre époque, le mot famille est surtout usité dans le sens d’association de personnes unies par les liens de la parenté. La famille actuelle est ordinairement composée du père, de la mère, des enfants, des petits-enfants et des grands-parents, c’est-à-dire d’une lignée directe, à laquelle s’ajoutent, en second plan, les collatéraux : oncles, cousins, etc...
Dans les groupements à caractère primitif, comme chez les indigènes de la Polynésie, où le partage des moyens de subsistance offerts par la nature est de règle, la plupart de ces distinctions comptent peu. D’abord, en raison du régime de la polygamie, sinon de la promiscuité sexuelle, d’après lequel la progéniture peut être issue d’un même père et de mères diverses, ou réciproquement. Ensuite, parce que tout ce qui n’est point étroitement associé par le désir, en vue de la procréation, ou par l’instinct des géniteurs, en vue de la protection de l’enfance en bas-âge, tend à se confondre pour autrui avec le reste de la tribu. Il est probable que les premiers hommes ne vécurent point autrement, et que les hordes qui les réunissaient étaient, à l’exemple des troupeaux, de plus en plus rares, vivant à l’état sauvage, dans la brousse équatoriale, ou les prairies américaines.
L’importance donnée au mariage et à la parenté, même très éloignée, est en rapport étroit avec le développement de la propriété individuelle, laquelle comporte le partage des biens, à l’occasion des héritages, et reporte, s’il le faut, sur de vagues alliés, en l’absence de notoires consanguins, ce qui eût dû être le lot d’une directe et légitime descendance. Ne pouvant compter sur l’ensemble de la société pour assurer sa subsistance et celle de ses enfants, la femme est nécessairement portée à rechercher, dans le contrat légal avec un homme capable de pourvoir à son entretien, des garanties de sécurité que les liaisons de hasard ne lui confèrent pas. L’homme, de son côté, veille sur son épouse avec un soin d’autant plus jaloux que les enfants qu’elle pourrait avoir avec d’autres galants seraient pour son budget, pendant des années, une lourde charge. Quant aux parents, ils ne peuvent se désintéresser totalement de la conduite de leurs filles dès l’instant que, conservées vierges jusqu’aux épousailles, et bien casées, elles peuvent devenir pour eux une source de beaux revenus, ou que, jetant par-dessus les moulins leurs bonnets, elles risquent de rester au foyer paternel de coûteux laissés-pour compte, avec sur les bras des « bâtards » dont, à part l’Assistance, ou quelque brave cœur, personne ne voudrait.
La constitution de la famille actuelle n’est donc pas seulement une question de préjugés. Elle est liée à une situation économique, dont les exigences sont beaucoup trop graves pour que l’on puisse songer à modifier très sensiblement les mœurs familiales, tant que cette situation économique n’aura point été elle-même soumise à de profondes modifications, grâce à des assurances sociales mutuelles, que seule peut garantir l’exploitation, par la collectivité tout entière, des moyens de production et de consommation. Ce retour vers le communisme primitif, quoique avec des formes considérablement différentes, ne nous ramènerait point forcément à la promiscuité brutale, et aux habitudes de rapt, du troupeau contemporain de la pierre polie. L’être humain s’est, depuis cette époque, affiné suffisamment par le culte de la science et des arts, et les préoccupations intellectuelles de tout genre, pour s’être rendu apte à de plus courtoises et poétiques relations.
La famille, qui représente un petit état dans l’État, est ordinairement à l’image de la société dont elle est une partie constitutive. Le père y fait fonction de souverain. Despotique jadis, jusqu’à conférer le privilège de disposer de ses enfants et même d’avoir sur eux droit de vie et de mort, son rôle est devenu plus modeste, à mesure que la femme prenait dans la vie publique une importance plus grande, et que la jeunesse s’émancipait au souffle des conceptions démocratiques et révolutionnaires.
Quand auront disparu les contraintes d’ordre économique et juridique qui liaient les uns aux autres, souvent bien malgré eux, des êtres d’aspirations incompatibles, il est probable que les humains se réuniront en raison de leurs sympathies intellectuelles et sentimentales, beaucoup plus qu’en vertu d’autres motifs, et qu’ils vivront librement par groupes où la consanguinité sera d’une importance secondaire.
‒Jean MARESTAN.
FAMILLE
Dans son beau livre La Femme et le Socialisme, le grand sociologue allemand, Auguste Bebel fait dater l’amour des Croisades. Je n’ai jamais compris au Juste ce qu’il a voulu insinuer par là. Élisée Reclus, par contre, écrit dans son œuvre monumentale, L’Homme et la Terre, que les Égyptiens des premiers âges avaient parfaitement compris le langage de l’amour.
J’estime, quant à moi, que l’amour est la flamme vivifiante de l’Univers illimité et éternel, qui, d’après Goethe, serait « Kern und Schaale, aller mit Einemmale », c’est-à-dire cause et effet à la fois et que, dans le cosmos incréé, l’amour, force d’attraction, aurait encore le plus de droit de proclamer : le but de l’existence c’est moi, geste créateur de vie et de conscience !
Dans « Nouvelles de nulle part », le poète anglais William Morris conclut que l’homme du XIXème siècle hait la vie et redoute la mort, tandis que l’homme affranchi de l’avenir aimera la vie et saura faire face à la mort. Je crois qu’il en sera également ainsi de ce coin du ciel, volé par la religion qu’est l’amour, trait d’union entre le passé et l’avenir, lorsque Éros se sera enfin dégagé de la gangue des souillures et des préjugés spiritualistes. Alors, jalousies et meurtres passionnels disparaîtront et, dépouillé de l’égoïsme morbide qui l’annihile et du péché originel qui le dégrade, son auréole lumineuse éclipsera jusqu’à la mort elle-même dans son rayonnement de douce et bienfaisante volupté...
Tous les socialistes conscients, communistes relevant de l’idée anarchiste ou de la méthode marxiste et convaincus, comme Montaigne, que le geste de l’amour, qui crée la vie est aussi respectable que la pensée qui véhicule l’humanité vers plus de bien-être et de conscience, pensent, avec Victor Hugo, qu’il faut briser les barreaux de la cage familiale pour mettre en liberté l’Amour.
Certes, à moins d’être insensé ou fou, il ne viendra jamais à l’esprit d’une personne équilibrée de vouloir séparer les parents et les enfants, si leur vie commune est basée sur l’affection mutuelle.
Mais, neuf fois sur dix, pour ne pas dire quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, il n’en est pas ainsi. La femme, qui doit obéissance à son mari (§§ 213, 214, 215 du Code Civil) est sa subordonnée ; les enfants qui, à tout âge (§ 371 du Code Civil) doivent honneur et respect aux parents, sont leurs sujets, et notre famille hiérarchisée constitue l’embryon de la monarchie.
Dans la Rome antique, grande et odieuse, filles et garçons pouvaient, avec le consentement de leur famille, se marier dès 12 et 14 ans, mais il fallait à tout âge, pour contracter « les justes noces », le consentement du chef de famille, du grand-père, et s’il était décédé, du père.
En France, à Abbeville, en 1610, Jeanne Duret fut condamnée à être fouettée publiquement par « trois dimanches de suite », sur le marché en face de l’église, pour s’être laissé épouser clandestinement, elle, fille du peuple, par un jeune chevalier qui fut quitte pour un an de prison.
Sous nos quarante rois qui, en mille ans ont fait, d’après Maurras, l’unité française, l’homme ne pouvait se marier contre la volonté de ses parents qu’à 30 ans, et après trois sommations respectueuses, et cela sous peine d’exhérédation pour lui et huit années de galères pour le prêtre qui aurait béni son union.
Par le décret du 16 août 1790, la Grande Révolution française supprima tout consentement des parents pour se marier à partir de 21 ans pour les deux sexes, et la Convention, de glorieuse mémoire, fixa l’âge minimum pour se marier à 13 ans pour les filles et à 15 ans pour les garçons.
Bonaparte, assassin de la République et fléau de l’Europe, exigea par le Code qui porte son nom maudit, 21 ans pour la femme et 25 ans pour l’homme, afin de pouvoir se marier contre la volonté des ascendants, et encore fallait-il, depuis cet âge jusqu’à 25 ans pour la femme et 30 pour l’homme, faire trois sommations respectueuses, réduites à une pendant toute la vie après 25 ans pour la première et 30 pour le second.
La loi du 21 juin 1907 autorise tous les français, hommes et femmes, à se marier à 21 ans contre la volonté de leurs parents, et, après 25 ans, sans qu’on soit obligé d’avertir ses ascendants de ses projets matrimoniaux.
Tous les pays de l’Europe et de l’Amérique ainsi que la Chine et le Japon nous ont précédé dans cette voie, et partout aujourd’hui on peut se marier à 21 ans contre la volonté de la famille. En Russie, la majorité matrimoniale, politique et économique a été fixée à 18 ans, et aux états de New-York, New-Jersey, Pensylvania, Kentucky, Louisiana, Virginia, Floride, Maryland, Rhode Island, Tennessee, Colorado, Idaho, Maine, et Mississippi de l’Amérique du Nord, les mineurs de 18 et même de 16 ans peuvent se marier sans aucune autorisation préalable. Dans ces pays où l’âge minimum pour contracter mariage est de 12 ans pour les filles et de 14 ans pour les garçons, il y a, à l’heure qu’il est, 667.000 personnes qui ont été mariées à cet âge.
Au point de vue sexuel, la famille est généralement une honte, une torture, une horreur.
En enseignant aux enfants que le geste de la vie est impur et criminel, la famille, par la contrainte sexuelle qu’elle impose, propage l’onanisme qui fait des êtres sans volonté, des déviés et des crétins. Les pratiques lesbiennes et la pédérastie sont aussi, pour la plus grande part, dues à la chasteté exigée par notre infâme morale spiritualiste.
La famille, qui veut et doit être un bon placement de père de famille, est l’ennemi de l’amour. Elle contrarie cette sélection naturelle, la mésalliance heureuse, et est la cause première qui pousse la jeune fille dans la voie de la prostitution... un bon et honnête père de famille devant se faire un cas de conscience de répudier sa fille quand elle s’est « déshonorée », en se donnant hors du mariage, librement, sans calcul, au « premier venu » qui a su lui plaire.
La polygamie et la monogamie sont toutes les deux des chaînes forgées par le régime de la propriété, et nullement conformes à la nature humaine. La première, privilège des hommes riches, n’a jamais existé qu’à l’état d’exception malfaisante, et cela pour la bonne raison qu’il nait sur terre environ autant d’individus d’un sexe que de l’autre. La seconde est aussi tyrannique pour l’homme que pour la femme, le désir inavoué mais général de la plupart des êtres humains étant pour que les rapports sexuels, fondés sur l’amour ou la sympathie mutuelle, puissent être aussi libres, variables et multiples que les rapports intellectuels ou moraux entre les individus. L’incompatibilité absolue de la monogamie avec la physiologierésulte, du reste, de ce seul fait, que la plupart des adolescents aiment des femmes plus âgées qu’eux, que les hommes de vingt à trente ans convolent avec des femmes de leur âge et qu’après quarante ans, les hommes recherchent les jeunes filles.
Par surcroit de malheur dans notre société d’antagonisme économique et d’hypocrisie sexuelle, la prostitution est une nécessité de fer, parce que soupape de sûreté de la famille et de sa responsabilité artificielle.
Le prolétariat d’amour est aussi indispensable à la sécurité de l’honnêteté bourgeoise que la misère de l’ouvrier à l’opulence du capitaliste.
Le mariage n’est pas une solution.
D’essence indissoluble, il est une association qui engage non seulement les intérêts matériels, mais encore les personnes mêmes des associés, et devient souvent ainsi la plus odieuse des prostitutions, la prostitution patentée par l’État et bénie par l’Église.
Irrésiliable à la seule volonté d’un des contractants, le mariage est purement et simplement un esclavage.
Il est le pire des esclavages, car il dispose de l’avenir après avoir enchaîné le présent et projeté son ombre funeste jusque sur ce qu’il y a de plus beau et de plus grand : les unions librement amoureuses.
L’institution du mariage est aussi nuisible à l’intérêt des parents qu’à celui des enfants.
En violant les lois de la sélection naturelle, elle attente à la liberté et à la dignité de l’homme et de la femme. En faisant de la paternité conventionnelle, au lieu de la maternité certaine, le pivot du groupe affectif, elle crée, artificiellement, trois catégories d’enfants, inégaux en droits, selon qu’ils naissent légitimes, naturels ou adultérins.
Seuls les enfants légitimes héritent de leur père et jouissent, comme tels, de tous les avantages que leur famille peut leur procurer.
La situation des enfants illégitimes, c’est-à-dire des enfants nés d’un homme et d’une femme non mariés entre eux et non mariés en dehors, se règle d’après celle de leur mère, et est généralement déplorable.
Le père d’un enfant naturel n’est pas tenu par la loi de pourvoir à ses besoins, à moins d’une recherche de paternité hérissée d’obstacles. S’il reconnait ses enfants naturels et à condition qu’ils ne soient en concurrence avec aucun enfant légitime, les enfants dits « naturels » ont les mêmes droits que les enfants légitimes. Dans le cas contraire, ils n’ont plus droit qu’à la moitié de ce qu’ils auraient eu s’ils étaient légitimes. Sous l’Empire, ils n’avaient droit qu’au tiers.
Cette criante injustice qui frappe les enfants naturels n’est nullement accidentelle. L’infériorité sociale que le Code leur assigne est étroitement liée au maintien du mariage. En disqualifiant les enfants nés en dehors du mariage, la société a voulu garantir l’existence de cette institution néfaste. Le châtiment qu’elle inflige aux enfants issus de l’union libre est par conséquent une mauvaise action voulue, un crime social prémédité.
Quant aux enfants adultérins, la situation qui leur est faite par le mariage, se retourne, dans sa souveraine injustice, aussi bien contre l’enfant que contre le mari.
Que le mari soit en état de prouver ‒ce qui ne saurait être qu’extrêmement rare ‒que l’enfant de son épouse n’est pas de lui, la loi lui donne le droit de ne pas le reconnaître. Dans ce cas, il est, sans doute, dispensé de l’obligation de subvenir aux besoins de l’entant de sa femme légitime, mais l’enfant qui ne devrait pas être rendu responsable des actions de sa mère, est un paria. Si, au contraire, le mari reconnait l’enfant adultérin de sa femme, l’injustice ne frappe plus l’enfant, mais le mari.
Pour sortir de ce labyrinthe d’iniquités et réaliser l’égalité de l’homme et de la femme, ainsi que l’égalité de tous les enfants, il n’y a qu’un moyen : Socialiser l’Éducation et faire de la mère le pivot de la famille, ou mieux du groupe affectif.
La famille décline. Le nombre des unions libres et des enfants naturels augmente, et nous constatons que partout la société et la famille sont dans des rapports inverses, et que cette dernière est appelée à diminuer en raison de la marche ascendante de l’humanité.
Les enfants étant élevés par et pour la famille, c’est le passé qui empiète sur l’avenir et lui dicte la loi.
Les familles n’ont, en outre généralement, ni les loisirs ni les capacités pour être de bonnes éducatrices, elles sont, relativement aux enfants, des groupements passagers, tandis que la société, elle, est éternelle et peut trouver dans son sein des femmes et des hommes de vocation et d’aptitudes nécessaires pour l’éducation rationnelle.
En attendant que la société communiste libertaire (mise en commun de toutes les richesses sociales et organisation de la production sur la base de l’équivalence des travaux) ait intégralement émancipé la femme, libéré l’homme et sauvegardé l’enfance, nous demandons :
-
L’abrogation de tous les articles du Code établissant l’infériorité de la femme vis-à-vis de l’homme. Abolition de cet esclavage dégradant : la police des mœurs ;
-
La mise à la charge de la société de l’éducation et de l’instruction de tous les enfants ;
-
L’égalité absolue pour tous les enfants, quelle qu’en soit la provenance ;
-
La suppression totale du consentement des parents pour se marier, ainsi que l’abaissement, pour les deux sexes, de la majorité à dix-huit ans ;
-
L’assimilation de l’union libre au mariage ;
-
Le divorce par consentement mutuel et sur la volonté d’un seul.
‒ Frédéric STACKELBERG.
FAMINE
n. f. (du latin fames, faim)
Manque absolu de nourriture dans une contrée, un pays ou une ville. « La cause la plus générale de la famine, dit le Larousse, est l’insuffisance de récoltes alimentaires. » Explication simpliste et complètement fausse de ce fléau qui, de nos jours encore, décime des populations entières.
La famine a pour causes directes ou la raréfaction des produits alimentaires provoquée par la spéculation de quelques affameurs, ou encore la mauvaise et arbitraire organisation économique du régime capitaliste en ce qui concerne la répartition de la richesse sociale et des produits de consommation indispensables à la vie de l’homme. La misère, qui est une des conséquences du capitalisme, est également une des causes de famine.
Si l’intérêt ne jouait pas un rôle primordial dans l’alimentation de la population, la famine disparaîtrait avec rapidité de la surface du globe, car la terre est capable de fournir suffisamment de nourriture pour subvenir aux besoins de tous ses habitants.
Malheureusement, les possesseurs de la richesse sociale s’inquiètent peu de la misère et du dénuement de leurs contemporains ; pour eux, l’exploitation de la terre et de ceux qui la travaillent n’est pas considérée comme une nécessité sociale, mais comme un moyen propre à leur assurer tous les privilèges et toutes les jouissances. Or, la famine puise sa source dans le parasitisme social. Il n’est pas d’exemple plus frappant de la culpabilité des possédants, en ce qui concerne la famine, que celui de l’Irlande que ce fléau a dépeuplée. Et pourtant, l’Irlande n’est pas un pays éloigné, inaccessible. Sa terre est riche, fertile, susceptible de nourrir la population ; mais cette terre a été accaparée par les grands seigneurs anglais, et de vastes étendues furent transformées en terrains de chasse. Pendant ce temps, aujourd’hui encore, l’Irlandais crève de faim. Si la famine ne règne plus dans ce pays, du moins la population se trouve dans un perpétuel état de pauvreté qui ne lui permet pas de se sustenter normalement.
Dans les pays occidentaux, la famine, c’est-à-dire le manque absolu de nourriture n’existe plus, car le capital n’a pas intérêt à ce que le travailleur meure littéralement de faim. Il a compris que pour arracher à l’individu le maximum de production, il était indispensable de lui assurer un minimum de nourriture, et puis, il faut dire que le progrès, les chemins de fer, la navigation ont largement contribué à écarter cette calamité. Mais dans les pays orientaux, la famine subsiste, et il n’est pas une année où elle ne fait un nombre incalculable de victimes. Une des famines contemporaines des plus meurtrières fut celle qui sévit aux Indes en 1900, et qui toucha plus de 50 millions d’Hindous. Le gouvernement indien ne put en secourir quotidiennement que 3 millions environ. La mortalité fut terrifiante, et cela se conçoit, puisque le septième de la population était touché par le fléau. Les causes de cette famine, affirme-t-on, furent les mauvaises récoltes des provinces centrales et occidentales. Cela est bien possible, mais ce qui est inadmissible, c’est qu’aucun remède n’ait pu être apporté pour soulager le mal. La famine n’est pas un malaise, une épidémie qu’on ne peut soigner : on sait ce qu’il faut pour la guérir et, si les affamés ne sont pas secourus, seul le capitalisme est responsable de cette atrocité.
Comment ! Alors qu’en certaines contrées du monde les récoltes sont d’une abondance telle qu’on ne sait pas quoi en faire, en d’autres pays, des humains meurent littéralement de faim sans qu’il soit possible de faire quoi que ce soit pour mettre un terme à une situation aussi inhumaine ? Quelque chose est possible, mais non en régime capitaliste. Et, en effet, lorsque la famine s’abat sur une contrée quelconque, le premier soin serait d’orienter sur cette partie du monde la surproduction d’une contrée plus favorisée, sans être arrêté par de misérables questions d’argent. C’est toujours cette odieuse monnaie, ce bas intérêt qui dresse des barrières et empêche l’individu de voler au secours de son semblable. Des hommes ont faim, là-bas, au centre de l’Asie ou au centre de l’Afrique ; l’Amérique regorge de vivres. Quoi de plus simple, semble-t-il, de déplacer cette abondance au profit des déshérités et des malheureux ? Mais celui qui possède ne donne pas pour rien ce qu’il possède. Il ne le donne qu’en échange de monnaies bien sonnantes, et alors la vie des affamés est subordonnée à leur puissance d’argent. C’est normal et c’est juste en régime capitaliste ; en un mot, c’est criminel.
Lorsqu’au lendemain de la guerre et de la Révolution, le peuple russe fut acculé à la plus noire misère, lors que la famine couchait des millions de femmes et d’enfants, dans le Sud-Amérique on brûlait du blé. Les frais de transport étaient trop élevés pour transporter ce blé dans la Russie affamée et, d’autre part, la Russie n’avait pas d’argent pour le payer. N’est-ce pas terrible, surtout lorsque l’on sait que dans une certaine mesure, cette famine fut provoquée par le capitalisme occidental, qui voulait, par la faim, étouffer le foyer d’incendie qui s’était allumé à l’Est ?
La famine, on ne le répètera jamais assez, est un mal social qui découle du capitalisme, et le capitalisme ne fait rien pour en éloigner les horreurs. Seule une transformation totale de l’organisation économique peut mettre fin à une calamité indigne d’un monde civilisé. Il n’y a pas lieu de se réjouir outre mesure, si la famine a à peu près disparu de ce que l’on appelle les pays civilisés. La disette subsiste en plus d’une contrée de l’Europe, et ils sont nombreux ceux qui, chaque jour, ne mangent pas à leur faim. Si elle est moins brutale que la famine, la disette n’est pas moins meurtrière. C’est un mal lent qui fait également de nombreuses victimes, et qui détruit des générations. Bien souvent, la rareté des vivres est voulue par les spéculateurs avides, et il n’est pas inutile de rappeler l’odieux monopole des blés, désigné sous le nom de « pacte de famine » qui, de 1765 à 1789, désola la France. Le pacte de famine avait pour but d’acheter à vil prix tous les blés en période d’abondance, de les exporter, ou même de les détruire afin de provoquer la hausse durant les années médiocres. La Révolution a passé ; 48 a succédé à 93, et 71 à 48. La grande guerre du droit et de la civilisation devait ouvrir une ère de progrès et de liberté, et aujourd’hui, en France, un nouveau pacte de famine a été signé par tous les grands mercantis, maîtres absolus de la République.
Le peuple a faim, le peuple a faim partout, parce qu’il plaît aux magnats de la finance, aux rois de l’or de raréfier les produits de première nécessité, afin de provoquer la hausse. Ce n’est pas la famine, mais c’est la disette. Le peuple commence à s’habituer à ne pas manger à sa suffisance. Huit ans après la grande guerre, plus d’un million de chômeurs en Angleterre se nourrissent imparfaitement. En Autriche, en Roumanie, en Russie, en Bulgarie, on manque de pain, et en France, l’année 1927 s’ouvre lourde de menaces. Et pourtant, la terre est là qui ne demande qu’à être fécondée et à nourrir l’humanité. Mais la terre appartient à ceux qui l’ont volée, et les outils sont la propriété d’une bande de malfaiteurs. Et c’est pour cela que le peuple a faim, qu’il aura faim demain, qu’il aura faim toujours, s’il ne veut pas comprendre que tout est subordonné à sa volonté et à son courage, et qu’il ne cessera de souffrir des affres et des horreurs de la famine que lorsqu’il arrachera à son exploiteur la terre et la machine.
FANTASMAGORIE
n. f. (du grec phantasma, fantôme et agoreuein, parler)
Art qui consiste à faire apparaître dans l’obscurité, des figures lumineuses à l’aide d’illusions d’optique. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est qu’il existe des individus qui croient encore à la fantasmagorie et à l’apparition des fantômes. Il est vrai que l’on fait croire tant de choses au peuple qu’il n’y a pas lieu de s’étonner de sa crédulité.
Les politiciens, mieux peut-être que tous les illusionnistes qui s’exhibent sur les scènes des théâtres et des music-hall, sont passé maîtres dans l’art de la fantasmagorie. Les extravagances qu’ils débitent à leurs électeurs nous rempliraient d’admiration, si nous n’étions pas obligés de faire les frais de toute la comédie. Car c’est une véritable comédie à laquelle le peuple se laisse prendre, même lorsque le politicien opère en plein jour et en pleine lumière. Sous sa parole tout se transforme, les choses les plus infâmes, les plus ignobles deviennent des merveilles, et l’électeur, plongé comme en un rêve, aperçoit le paradis qu’il n’atteindra hélas jamais en réalité. Et puis tout s’estompe ; le charlatan a terminé sa séance. Le peuple est gros jean comme devant. Ce n’était qu’une illusion. Et il retournera cependant se nourrir de cette illusion malfaisante, car le peuple aime la fantasmagorie, il adore les fantômes et c’est ce qui fait son malheur.
FANTASTIQUE
adjectif (du grec phantastikos)
Qui n’existe que dans l’imagination ; qui est créé par la fantaisie. Un récit fantastique ; un conte fantastique, un voyage fantastique, un pays fantastique. La réalité brutale de la vie est tellement laide que l’homme se laisse facilement entraîner dans le fantastique et le surnaturel. Tant qu’il n’abandonne pas la proie pour l’ombre, ce n’est que demi mal ; mais bien souvent il se laisse accaparer par le fabuleux auquel il sacrifie la réalité. Alors, il devient une victime de son imagination ; Et cela est d’autant plus dangereux qu’autour de l’individu évolue toujours une nuée de charlatans prêts à exploiter sa crédulité. N’est-il pas fantastique d’avoir fait croire à des millions d’hommes, en 1914, qu’ils allaient se faire tuer pour le bien de l’humanité, et n’est-il pas plus fantastique encore qu’après cet immonde carnage on ose encore non seulement parler de guerre, mais préparer une nouvelle boucherie ? N’est-il pas fantastique que le peuple, qui est le nombre, qui a la force et la puissance, se laisse exploiter par une minorité de fainéants et de parasites ? Qu’attend-il pour se libérer de tous ses oppresseurs ? Des messies, des revenants, des fées ? Ceci existe dans la littérature fantastique, dans les contes pour les petits enfants, mais si l’homme veut vivre, il faut qu’il lutte, ce n’est qu’à ce prix qu’il achètera sa liberté.
FANTOCHE
n. m. (de l’italien fantoccio, poupée)
Un fantoche est une petite marionnette articulée que l’on meut à l’aide de fils. Il existe des théâtres de fantoches, et c’est une réjouissance pour la vue que d’assister an spectacle de ces petits personnages sans vie, mais qui, selon les capacités de l’artiste qui les anime, prennent des poses et des attitudes des plus comiques.
Ce qui est moins comique, cependant, c’est de penser que le monde ressemble beaucoup à ces théâtres de marionnettes, et que la grande majorité des individus sont des fantoches dont tous les membres sont attachés à des ficelles que tirent une poignée d’opérateurs.
N’est-ce pas un fantoche, c’est-à-dire une poupée, ce militaire qui tourne à droite ou à gauche, marche ou s’arrête, avance ou recule, selon le bon plaisir de son officier ? Un fantoche ce travailleur, qui produit ou qui chôme à la guise de son patron ? Un fantoche l’électeur qui se laisse conduire par son député ? Des fantoches en un mot tous les suppôts de la société bourgeoise, tous les fervents du suffrage universel, qui abandonnent leur volonté pour n’être plus que des mannequins à la merci de leurs dirigeants ? Le plus terrible, c’est qu’ils entraînent avec eux ceux que révolte un tel état de choses, et qui veulent rester des hommes dans un monde de fantoches. Combien de révolutions faudra-t-il faire pour mettre un peu d’esprit dans le crâne de toutes ces marionnettes ?
FANTÔME
n. m. (du grec phantasma, apparition)
Apparition fantastique, spectre. Certaines gens sont convaincues que les morts viennent de nuit rôder à l’entour ou à l’intérieur des habitations, et apparaissent aux vivants vêtus généralement de longs voiles blancs. Est-il besoin de dire que le fantôme est un personnage fictif et ne peut être le produit que d’une imagination maladive ?...
Les histoires des maisons hantées, visitées par des revenants, ne devraient plus, en notre siècle de science, être accueillies que par un sourire de mépris ou de pitié ; mais le préjugé de la mort est si profondément ancré dans le cerveau de l’individu, l’homme traîne avec lui un si lourd fardeau d’éducation faussée par la religion, qu’il ne s’est pas encore libéré de toutes les croyances ancestrales ; et chaque fois qu’un charlatan quelconque ou un pauvre d’esprit prétend avoir reçu la visite de fantômes, une foule d’imbéciles accueillent comme vérité indiscutable ces élucubrations.
Heureusement, à mesure que l’homme approfondit ses connaissances et étend son savoir, ces apparitions deviennent moins fréquentes et elles disparaîtront bientôt totalement, lorsque l’image de la science aura remplacé celles de l’Église et de la religion.
FASCISME
n. m.
Néologisme désignant un mouvement politico-social de féroce réaction, dépourvu de tout scrupule d’humanité et même de légalité, né en Italie, en 1919, de la terreur de la bourgeoisie devant la révolution qui semblait imminente, et devenu peu à peu maître du pays. Par extension de sens, on appelle fascisme le mouvement international de réaction qui est en train de se développer dans tous les pays, contre le prolétariat et contre la liberté, avec un caractère très net de militarisme et de violence et un vernis d’idéologie antidémocratique dans le sens automatique et absolutiste des gouvernements antérieurs à 1789.
Le mot fascisme n’a pas, en lui-même, de signification précise. Il dérive du mot « fascio » (faisceau), souvent employé autrefois, en Italie, dans les milieux prolétaires et populaires, pour désigner des groupes, des unions de personnes associées dans un but de lutte et d’émancipation. De 1870 à 1890 environ, les « fasci ouvriers » italiens constituèrent les premiers noyaux politico-syndicaux, dont se séparèrent peu à peu en se développant et se précisant, les divers mouvements internationalistes, socialistes, anarchistes, corporatifs, etc...
En 1892–94, on parla beaucoup des « fasci des Travailleurs » de la Sicile qui eurent un caractère nettement révolutionnaire et dont le mouvement fut étouffé par les proclamations d’état de siège, les fusillades et les emprisonnements, sous le ministère Crispi.
Vingt ans plus tard, quand éclata la guerre européenne, et que Benito Mussolini, alors directeur socialiste de l’Avanti ! et adversaire acharné de la guerre et de l’intervention italienne, devint tout à coup interventioniste et fonda, avec l’argent du Gouvernement français, Il Popolo d’Italia pour seconder l’agitation destinée à pousser l’Italie à la guerre, il se forma des « fasci interventionnistes d’action révolutionnaire », composés de tous les éléments des divers partis populaires et prolétaires acquis à l’idée de guerre, (républicains, socialistes, syndicalistes et anarchistes). Leur chef fut Mussolini. Très peu d’anarchistes adhérèrent à ce mouvement et presque tous, pour diverses raisons, s’étaient depuis longtemps séparés des camarades et étaient avec eux en opposition violente. Ces « fasci » conservèrent pendant la guerre un certain vernis révolutionnaire et socialiste, cachant assez mal, sous son langage démagogique, une politique soumise au militarisme et aux castes dominantes, mais suffisant pour séduire quelques éléments sincères parmi les jeunes. Ils furent la pépinière d’où, la guerre finie, devait venir le fascisme actuel.
Le fascisme actuel commence en 1919, avec la fondation, à Milan, par Benito Mussolini et quelques autres, des « fasci italiens de combat », qui eurent, au début, un programme avoué et public fort confus, sans but précis, parlant surtout de « valorisation de la victoire italienne », de la guerre à peine terminée, de revendication des droits des producteurs et des combattants, de démocratie à tendances républicaines, d’assemblées constituantes, d’abolition du Sénat, d’amputation du capital, de terre aux paysans, etc...
Les journaux furent « Il Popolo d’Italia » et d’autres petites feuilles que personne ne lisait, écloses ça et là, à travers l’Italie.
Ce mouvement, à son début et jusqu’à la fin de 1920, fut constitué par une infime minorité ; son plus fort noyau était formé d’anciens révolutionnaires interventionnistes, aigris par la haine dont la grande majorité du prolétariat les avait entourés pendant la guerre. Il s’y ajoutait quelques déçus de la guerre : officiers et sous-officiers licenciés et sans emploi, encore pleins des fumées guerrières et de désirs inassouvis et, d’autre part, un assez grand nombre de types louches, d’aventuriers, déclassés qui, jusque-là, avaient surtout fréquenté les maisons de prostitution et les tripots de cocaïnomanes, de demi-fous, etc. Il n’y manqua pas non plus, comme toujours en de tels mouvements, de jeunes gens d’évidente bonne foi, quelques-uns à peine âgés de 15 ou 16 ans, étudiants pour la plupart, courageux, mais d’esprit corrompu par la stupide littérature de guerre et par l’infâme bourrage de crâne pratiqué dans les écoles, dès 1915. Ils prétendaient « sauver l’Italie du bolchevisme ». C’est à eux, exclusivement, que sont dus les quelques épisodes de déplorable courage (tant vantés, exagérés et multipliés depuis), des premiers moments du fascisme, les morts de Ferrare, Modène, Bologne et quelques autres lieux, alors que les forces de l’État encore hésitantes entrèrent par exception en conflit avec leurs futurs alliés ou lorsque l’agression contre les prolétaires ne fut pas, comme toujours, dans la proportion de vingt armés contre un désarmé. Sur ces éléments, l’exaltation nationaliste devait avoir prise. Elle était entretenue en eux par la phraséologie de d’Annunzio, œuvre d’art, mais vide et antihumaine, et par son entreprise militariste de Fiume.
Tant qu’ils furent un très petit nombre, les fascistes se déchaînèrent contre le socialisme, l’appelant panciafichista. (Ce mot panciafichista vient du dicton italien : « Salvar la pancia pès fichis », (Sauver l’estomac par les figues), s’appliquant à tout individu excessivement peureux, qui redoute le moindre danger, lui reprochant de ne pas oser faire la révolution ; mais, en même temps, ils attaquaient avec violence les requins, les nouveaux riches, le Gouvernement. On comprit, plus tard, qu’il s’agissait en partie d’une feinte, en partie d’un chantage, quand on sut que plusieurs « requins » passaient en sous-main de l’argent au fascisme et que les autorités de la police et de l’armée commençaient à aider les fascistes et à leur fournir armes et munitions ; mais l’État, officiellement, semblait encore neutre et quelquefois hostile. Cet ensemble de faits fournit des facilités ou des prétextes à tous les partis politiques bourgeois, pour venir tour à tour renforcer le fascisme. Ils agirent par intérêt de classe et plus encore en haine du parti socialiste alors très fort en nombre, très violent en paroles et de peu d’égards pour les autres partis. Ceci est vrai non seulement des nationalistes, des cléricaux et conservateurs libéraux, mais aussi des démocrates, des populaires-catholiques et même, (en Romagne), d’un certain nombre de républicains.
La première manifestation typique du fascisme, presque une anticipation, fut l’assaut donné à l’Avanti de Milan, quotidien du parti socialiste, le 15 avril 1919. Une bande pénétra dans les bureaux du journal, brisa, brûla tout ce qui concernait la rédaction et l’administration. Le fait passa, rencontrant la plus grande indulgence des autorités. Mais la force réelle du fascisme ne date que de l’issue lamentable de l’occupation des fabriqués, en août 1920, où l’on eut la preuve de l’impuissance, de l’incapacité de résistance du mouvement socialiste, en dépit de son énorme force numérique. La véritable attaque armée commença à Bologne, le 21 novembre 1920, à l’occasion de l’installation d’une nouvelle administration socialiste à la tête de la commune. Le guet-apens fasciste, d’ailleurs annoncé et organisé, d’accord avec la police locale, eut un plein succès. Les ouvriers résistèrent peu et mal, puis se dispersèrent. Immédiatement commença le système des bâtonnades, des coups de revolver, de l’incendie des locaux ouvriers, des expéditions punitives, des bannissements.
Immédiatement, les forces des fascistes se multiplièrent parce que d’innombrables peureux de la veille s’unirent à eux. De Bologne, comme une tache d’huile, le fascisme s’étendit à Ferrare, puis à Modène, puis dans la Polésine, puis en Toscane ; des villes il prit pied dans les campagnes. L’aveugle et sourde bourgeoisie agraire de la vallée du Pô en devint tout de suite enthousiaste, puis celle de Toscane. Après une brève période d’arrêt, spécialement après les élections de 1921, encore très favorables aux socialistes, après une stupide tentative de pacification, due à l’initiative du président de la Chambre, le mouvement fasciste reprit sa marche avec l’adhésion, maintenant avouée et toujours plus complète, soit du parti nationaliste et du parti libéral, soit de la bourgeoisie incolore particulièrement celle des banques. Le gouvernement monarchique feignait toujours d’être neutre ou hostile, mais de plus en plus il laissait voir son jeu : Il cherchait a éviter les conflits retentissants, mais s’il s’en produisait les forces de la police étaient toujours contre les prolétaires. Les expéditions punitives étaient suivies par la police, qui n’intervenait qu’au cas où les fascistes avaient le dessous ; dans le cas contraire, elle se bornait à faire une enquête ! Fort souvent, les choses se passaient ainsi : la police envahissait une bourse du travail, y perquisitionnait de fond en comble, emportait les armes quand elle en trouvait ; une heure plus tard, l’expédition punitive fasciste arrivait, sûr de trouver des gens sans défense, et brisait et brûlait tout.
Voici comment s’accomplissaient ces expéditions punitives : à une date convenue, ordinairement vers le soir, les fascistes de plusieurs localités, sur un ordre donné se rendaient en camions et voitures automobiles en un lieu désigné pour leur concentration ; dans la nuit, tous partaient par ces rapides moyens de transport et envahissaient, à l’improviste, la ville ou le village visé. Le fracas des camions, les coups de revolver, l’éclatement de bombes terrifiaient les habitants dès les premiers instants.
Tous les gens attardés, rencontrés dans les rues, étaient reconduits chez eux à coups de bâton. Si quelque fenêtre s’ouvrait, on criait de fermer et l’ordre était appuyé d’une décharge d’armes à feu. Alors commençaient les opérations : sur les indications des dirigeants, déjà renseignés, les sièges des organisations ouvrières, des cercles politiques d’opposition, des coopératives, etc..., étaient méthodiquement et littéralement mis à sac et détruits ; si quelques locaux étaient propriété d’une organisation, on y mettait le feu. Pendant ce temps, une escouade se rendait au domicile des militants les plus connus et les plus redoutés, se faisait ouvrir de force, terrorisait la famille, et si celui qu’elle cherchait était trouvé, il était bâtonné, quelquefois tué. Puis toute la troupe remontait dans les camions avec les drapeaux confisqués, quelques pièces du mobilier ou quelque tableau comme trophée et, moins en vue, ce que l’on emportait de plus positif, particulièrement des coopératives. Puis au milieu de nouvelles décharges, à l’aube, l’expédition retournait à son point de départ, suscitant l’horreur et la terreur sur sa route, dans les bourgs et les villages qu’elle traversait maintenant en plein jour.
Les fascistes partis, arrivait, poussive, sur d’autres camions, la police : agents et carabiniers ! Constatations, enquêtes, interrogatoires. On invitait les victimes à porter plainte ; on leur promettait justice (dans les premiers temps, plus tard, on les arrêtait). Mais personne ne connaissait les coupables, disparus ; les fas cistes de l’endroit, qui ne participaient presque jamais à l’action dans leur propre localité, protestaient, eux aussi, et même publiaient un manifeste pour déplorer les faits, surtout si l’expédition s’était tragiquement terminée dans le sang de quelque assassinat. Dans ce dernier cas, on allait jusqu’à opérer des arrestations qui, presque jamais, ne tombaient sur les coupables et, un peu plus tôt, un peu plus tard, tout finissait par la libération triomphale des accusés, qui rentraient ou acquittés ou simplement relâchés. Quand, par hasard, par contre temps, la police arrivait la première, elle persuadait, parfois, les fascistes de s’en retourner et l’affaire était remise à une autre nuit. Mais, fréquemment, la police se retirait en bon ordre, ou bien assistait, impassible, sous prétexte d’impuissance, aux opérations. Il est arrivé, aussi, que quelques expéditions punitives aient été faites d’un commun accord par les fascistes et la police. Quand les faits prenaient une tournure par trop tragique, quand il y avait plusieurs morts, spécialement dans les grandes villes, alors arrivait de Rome l’ordre... de sauver un peu mieux les apparences. Les coupables étaient arrêtés pour de bon, et restaient en prison quelques mois, au lieu de quelques jours. Mais, finalement, leur libération était toujours assurée.
Parfois, quelque conflit survenait entre les fascistes et la police ou parce que les ordres venus du centre étaient confus et contradictoires, ou parce que la police perdait sa patience de commande ou parce qu’elle était imprudemment attaquée par les fascistes. Mais ce sont là d’exceptionnels épisodes, qui entraînaient la destitution ou le déplacement de préfets et de commissaires de police et des sanctions contre les fonctionnaires. Pendant les derniers temps, peu avant la marche sur Rome, les expéditions de grand style se combinaient entre le fascisme et l’autorité, soit à la Préfecture, soit au bureau de police, soit même à la caserne des carabiniers, ainsi qu’il advint dans certaines régions plus rebelles : en Romagne et dans les Marches. À Ancône, en 1922, le plus important de l’action fut exécuté par les carabiniers et les agents de police. Les « subversifs » étaient déjà dispersés quand arrivèrent les fascistes, dont plusieurs étaient des carabiniers qui avaient échangé la jaquette et le calot contre la chemise noire et le fez, mais avaient conservé le pantalon d’uniforme et sortaient, ainsi costumés, de leur caserne.
Le peuple aurait voulu résister au flot montant de barbarie, mais il y fut impuissant. Il serait trop long d’expliquer pourquoi ; mais la première cause de son impuissance fut celle même qui, en 1920, avait permis qu’il soit chassé des fabriques occupées : c’était le manque de confiance en ses propres forces, inoculé par la politique parlementaire réformiste des uns et par le révolutionnarisme fataliste et discoureur des autres. Il fallait avoir patience, faire preuve de constance, lui disait-on du côté des politiciens ; le phénomène ne pouvait durer, il finirait de lui-même. L’organisation manquait donc, même chez ceux qui désiraient et tentèrent la résistance. Ici un village, un bourg pensait se sauver par soi-même, on armait des bataillons, on préparait des munitions, on restait en sentinelle, jour et nuit pendant une semaine ou un mois, puis, quand on pensait le péril conjuré et que la vigilance cessait, par une néfaste nuit, ce village, ce bourg, eux aussi, étaient « conquis ». Beaucoup, même parmi les plus audacieux, étaient désarmés par le système de représailles adopté par les fascistes : ceux-ci ne se contentaient pas de s’en prendre directement à qui leur résistait, mais ils envahissaient les maisons, les saccageant, bâtonnant, tuant quelques fois ceux qu’ils y rencontraient, ou ils recherchaient et massacraient les amis et les camarades de leurs adversaires, même passifs et inoffensifs.
Des expéditions punitives ont été entreprises uniquement comme représailles : les « squadristi » (« squadristi », de « squadra », escouade), membres des bandes adonnées au terrorisme, les plus violents, les plus féroces, appelés par télégrammes souvent des plus lointaines régions de l’Italie, pour y prendre part, étaient parfois spécialement enivrés d’alcool ou de cocaïne.
Alors, dans les régions qui avaient eu le tort, quelques jours plus tôt, de se défendre contre une première expédition et de contraindre les fascistes à fuir en laissant quelqu’un des leurs sur le terrain, se déroulaient des scènes de sauvagerie inouïe, véritables massacres, tels que ceux de Toscane. Quelquefois, les représailles étaient une feinte, un prétexte. On prétendait à une provocation où il n’y en avait pas eu, ou bien, comme pour les massacres de Turin, (décembre 1922), et de Spézia, (janvier 1923), on assassinait les victimes désignées à la suite d’une rixe, pour motifs d’ordre privé ou pour affaire de femmes (Turin) ou survenue entre fascistes et fascistes (Spézia).
Toute cette lutte dirigée contre les partis et les institutions populaires, contre les collectivités, s’étendant souvent à des régions entières, était constituée, précédée et suivie par la méthodique chasse à l’homme, au subversif, à l’adversaire, avec l’usage du bâton si particulièrement révoltant en Italie, où vit encore le souvenir des dominations étrangères, du temps où les policiers tudesques et croates bâtonnaient les patriotes lombards-vénitiens. Dans les plus petites bourgades comme dans les grandes villes, il y avait des escouades d’assommeurs, souvent des dilettantes, qui se chargeaient gratis, de bâtonner les adversaires du fascisme, (seules, les escouades régulières recevaient une solde). Quelquefois, les bâtonnades étaient ordonnées par le « fascio » local ou par celui du chef-lieu ; quelquefois, par Rome. Alors les victimes désignées étaient assaillies et égorgées ou assommées de jour ou de nuit, à l’endroit même, quel qu’il soit, où elles étaient rencontrées.
Souvent aussi, on bâtonnait par divertissement, sur l’initiative de tel ou tel fasciste, par antipathie, par erreur, etc..., ou encore, par vengeance personnelle, par intérêt privé, par mandat de Pierre ou de Paul. L’escouade volante commençait sa tournée le soir, tard ou dans les rues les plus solitaires, et malheur à l’adversaire du fascisme ou simplement à la figure suspecte qui la rencontrait. Cafés et auberges fréquentés par les subversifs, étaient fréquemment envahis, saccagés, et patrons et clients bâtonnés.
Si, au centre des grandes villes, on avait encore une certaine sécurité, dans les faubourgs, dans les petites villes, les villages et les campagnes, c’était la terreur. Il suffisait de donner la moindre activité à n’importe quel mouvement opposé au fascisme, de recevoir des journaux antifascistes, etc..., pour être sûrement désigné au bâton et obligé à l’exil ; pour en courir le risque, il suffisait de ne pas être fasciste ou d’avoir un passé révolutionnaire, même si l’on gardait le silence et si l’on s’abstenait de toute activité politique. Pendant les deux ou trois premières années, s’était établi l’usage infâme d’humilier certains adversaires particulièrement haïs, en les contraignant à boire un verre d’huile de ricin. Et nous passons sous silence un certain nombre d’autres insultes aux personnes, nous ne parlons pas du noir de fumée dont on barbouillait les femmes, ni de certains épisodes particulièrement révoltants et immondes, d’une impudicité perverse, contre nature, peu nombreux, heureusement, mais suffisants pour donner le caractère de tout un mouvement d’où tout sens moral et humain sont absents.
Le fascisme se vante d’être l’antidote du bolchevisme, de l’anarchisme et de la révolution, mais, en réalité, c’est à toute la civilisation qu’il est opposé. Non seulement il renie et foule aux pieds toutes les libertés même les plus élémentaires que les peuples ont conquises pendant le dernier siècle par les révolutions ou par des progrès civiques, mais il renie l’esprit même de libre examen, d’élévation intellectuelle, de revendications de l’individu, l’esprit de la Renaissance, gloire de l’Italie. Mieux encore, il renie et sacrifie au Moloch État les principes les plus essentiels de dignité humaine, d’individualité, sanctionnés par le christianisme. Et c’est peut-être là une des principales raisons (quoique au premier plan il y en ait d’autres beaucoup plus matérielles et contingentes), pour lesquelles des catholiques et quelques prêtres sont au nombre des victimes du fascisme.
À mesure que le fascisme devenait plus fort et multipliait ses succès, l’État ‒ tout en continuant à se dire libéral et démocratique ‒ en devenait plus complètement et plus ouvertement complice. L’hostilité théorique et toute formelle de quelques députés, comme Amendola, ne comptait pour rien ; ce qui comptait, c’était l’organisme en soi, qui marchait désormais presque automatiquement, poussé par ses forces internes, dérivées du principe d’autorité que le fascisme semblait devoir renforcer et par des forces extérieures puissantes, comme celles de la haute finance, qui entendaient mettre définitivement le prolétariat sous le joug. D’ailleurs, voir dans le fascisme l’antithèse du libéralisme bourgeois et du parlementarisme démocratique, c’est une erreur ; il en est au contraire la conséquence logique ; historique ; tout au plus est-il le revers de la même médaille, l’autre plateau de la balance dans le jeu des forces capitalistes et étatistes.
Le fascisme a été l’aboutissement inévitable d’un siècle et plus de libéralisme et de démocratie c’est-à-dire de continuelles transactions entre autorité et liberté, entre privilège et misère ; il est le tombeau d’une liberté plus formelle que réelle, liberté particulière et non générale, partielle et non totale, de quelques-uns et non de tous : cela devait finir ainsi !
Ceux qui, en Italie, souhaitent la fin du fascisme pour le simple retour au régime libéral d’avant-guerre, pour la même structure étatiste et capitaliste de la société, nous les comprenons, car qui souffre désire la fin de sa souffrance ou son allègement à tout prix ; mais, s’ils ne réussissaient pas à autre chose, s’ils ne renversaient pas avec le fascisme tout le régime monarchico-bourgeois, ils n’arriveraient qu’à faire remonter un peu l’autre plateau de la balance destiné à redescendre plus tard ; ils recommenceraient le cercle vicieux qui les reporterait à l’état d’avant-guerre, puis à une nouvelle guerre, puis à un nouveau fascisme ! Mais revenons au fait historique, laissant à part toute discussion...
Après une courte pause dans la seconde moitié de 1921, (partielle du reste, car, dans une grande partie de l’Italie centrale les violences ne cessèrent pas), l’offensive fasciste recommença plus impitoyable et sur une plus vaste échelle, au printemps de 1922, aussitôt après le départ des membres de la Conférence internationale de Gênes, de cette année-là. Des villes entières furent occupées militairement par les escouades que l’on y concentra ; les violences individuelles et collectives se multiplièrent. La Romagne, entre autre, jusque-là à peu près épargnée, fut entièrement envahie. On y brisa la résistance passive et en beaucoup d’endroits, assez indulgente des républicains, désormais rudement traités en ennemis.
La « tendance républicaine », jusque-là miroir aux alouettes démocratiques, et menace exploitée par le capitalisme contre la monarchie pour en prévenir les scrupules constitutionnels, fut définitivement mise de côté. Le fascisme qui, déjà, en son congrès de Rome, fin 1921, avait revendiqué comme siens et proclamés intangibles les principes de la propriété individuelle et de l’autorité de l’État, s’affirma ouvertement monarchique et se constitua gardien de la maison de Savoie.
Une dernière résistance de caractère populaire et ouvrier fut tentée, au début de 1922, par la constitution, sur l’initiative du syndicat des cheminots, de l’Alliance du travail, entre toutes les forces syndicales des diverses organisations, sans distinction de tendances ; son premier et dernier effort fut la grève générale de protestation dans toute l’Italie, aussitôt après les violences fascistes de Ravenne, en juillet 1922. La grève réussit assez bien, mais non complètement, elle manqua de l’énergie nécessaire pour retourner la situation et il ne pouvait en être autrement. La débâcle alors se précipita. D’autres forces bourgeoises, soi-disant légalitaires, prirent prétexte de la grève, dont elles se prétendirent effrayées, pour s’unir au fascisme. Le fascisme en profita pour redoubler de violence et c’est alors que fut prise d’assaut la municipalité socialiste de Milan avec le concours de d’Annunzio, qui s’agitait encore et montra que le titre de Paillasse d’Italie, d’une publication anarchiste du temps, lui convenait parfaitement.
Les Marches furent envahies et Ancône eut ses massacres (où quelques anarchistes perdirent héroïquement la vie), puis une longue période de véritable étouffement et de martyr. Les Abruzzes et les Pouilles avaient aussi été domptées ; l’antifascisme désormais ne résistait plus que sur quelques territoires du Midi, à Naples, en Sicile, à Turin, à Gênes, à Milan, à Rome et dans quelques autres centres.
Il ne manquait plus au fascisme que de marcher sur Rome et de s’emparer du pouvoir. Il ne s’agissait guère que d’une formalité, d’un acte fait pour l’apparence, propre à décharger de toute responsabilité personnelle, les gouvernants et le roi. Feignant de se concentrer à Naples, pour un Congrès, les escouades fascistes se mobilisèrent militairement, vers la fin d’octobre, elles envahirent les préfectures sans défense, montèrent sans opposition dans les trains et se réunirent autour de Rome. Le ridicule ministre Facta voulut alors se donner l’air de résister : il proclama l’état de siège, mit carabiniers, soldats et barrages sur les voies conduisant à Rome. Mais le roi refusa de signer l’état de siège, il appela Mussolini à Rome, et remit entre ses mains le pouvoir de l’État. Les barrages furent enlevés, les carabiniers et les soldais firent la haie aux escouades fascistes en chemises noires entrant dans Rome. Des scènes de dévastation et de violence se déroulèrent dans les quartiers populaires des faubourgs, aux sièges des partis politiques et des journaux d’opposition. Le quotidien anarchiste, Umanità Nova, dirigé par Malatesta, en ces journées, fut attaqué pour la seconde fois et subit une destruction totale (28–31 octobre 1922).
En dehors de quelques conflits isolés, à la périphérie, de quelques escarmouches aux portes de Rome, de la prise d’assaut, à Bologne, d’une caserne de carabiniers et de quelques autres épisodes de moindre importance, où tombèrent quelques fascistes, la conquête de l’État par le fascisme fut une remise de pouvoirs, un passage de l’autorité d’une main à une autre, plutôt qu’une conquête.
Mussolini constitua le premier ministère fasciste avec le général et l’amiral, considérés comme ayant gagné la guerre contre l’Autriche (Diaz et Thaon de Revel), avec le renégat de la philosophie et de la libre-pensée qu’est Giovanni Gentile, avec des nationalistes et des libéraux conservateurs et même avec une représentation du parti populaire-catholique et de la démocratie. Une véritable union nationale contre le prolétariat.
Le Parlement, où les députés fascistes étaient une insignifiante poignée, où la grande majorité se composait d’éléments hostiles au fascisme, avec une forte minorité de 150 députés socialistes, communistes, républicains, ce Parlement s’inclina devant le pouvoir nouveau de la façon la plus vile. Exception faite de quelques déclarations individuelles empreintes de dignité, et des passifs votes d’opposition des socialistes, des communistes et des républicains, le Parlement parut être devenu comme par enchantement tout fasciste. Il ne réagit pas aux outrages du premier ministre, il vota tous les pleins pouvoirs, toutes les lois et décrets que celui-ci lui demanda et jusqu’à une plaisante loi électorale, qui signifiait le suicide du Parlement.
Aucun député n’osa démissionner, aucun ne protesta contre l’amnistie totale, premier acte du gouvernement fasciste, pour tous les crimes, de la simple contravention à l’incendie, du vol à l’assassinat, pourvu qu’ils aient été commis pour des « fins nationales ».
Le gouvernement fasciste mena, à partir de ce moment, une double politique : d’un côté, il cherchait à compromettre, aux yeux du peuple, hommes et partis du régime précédent, pour s’en faire des complices à pouvoir jeter par-dessus bord quand ils cesseraient d’être utiles ou quand ils auraient des velléités de révolte ; d’autre part, il poursuivait la destruction de toute liberté de la classe ouvrière par la violence et l’arbitraire policier, sans cesser pour autant les vlolences illégales, c’est-à-dire contraires à la loi même qu’il avait acceptée et sanctionnée. Corrompre autant d’hommes que possible, rendre la vie intenable à ceux qui montraient quelque fermeté de caractère, tel était son double but.
Maître du pouvoir gouvernemental, le fascisme put pénétrer dans des organismes qui lui étaient jusque-là demeurés fermés ; de fortes institutions, économiques : coopératives de crédit, de bienfaisance, de mutualité, etc..., restées jusque-là indépendantes, furent privées, peu à peu, de leur relative autonomie. Et quand, en avril 1924, on appliqua la nouvelle loi électorale, le fascisme se crut arrivé à l’apogée de la puissance.
C’est alors qu’il secoua les partis de « soutien » : les monarchistes-démocrates et les populaires-catholiques, qui, bon gré mal gré, passèrent à l’opposition. Les élections donnèrent au fascisme l’inévitable victoire ouvertement préparée, bâton et revolver en main. Un député fasciste avait annoncé à la Chambre que ce serait là les « élections du gourdin ». Les violences furent inouïes. Avant et pendant les élections, expéditions punitives, bâtonnades innombrables, meurtres sans compter les fraudes électorales, déjà notables précédemment, multipliées et intensifiées. Cependant, ces élections ne satisfirent pas entièrement le fascisme. Malgré les pressions exercées et malgré un nombre très important d’abstentions, les opposants eurent encore deux millions de voix. Aussi, au lendemain du scrutin, nouvelles violences de représailles, nombreuses destructions de cercles et d’institutions même catholiques. Dans le Parlement fasciste, Giacomo Matteotti, socialiste réformiste de grand courage, osa dénoncer les violences de la période électorale, rappeler celles qui l’avaient précédée, déclarer la consultation électorale sans valeur devant la conscience civique et, en pleine Chambre, contredire et convaincre de mensonge Mussolini. Quelques jours plus tard, un groupe d’assassins fascistes ayant son siège au Ministère de l’Intérieur, assaillait dans une rue déserte le député Matteotti, le jetait dans une automobile et pendant que celle-ci s’éloignait à travers la campagne romaine, l’y massacrait à coups de poignards, puis cachait le cadavre.
Comment se découvrit immédiatement le crime qui remplit d’horreur l’Italie et le monde, les faits qui suivirent, la campagne de la presse indépendante, la révolte de la conscience publique, puis la découverte du cadavre, les manifestations populaires, etc..., ce sont là des faits connus qu’il serait d’ailleurs trop long de rapporter ici. Fascisme et gouvernement eurent un instant de désarroi et cherchèrent à se laver les mains du sang de Matteotti. On promit justice, mais un certain nombre d’actes incohérents confirma la conviction de tous que le crime était l’œuvre des chefs du fascisme. L’indignation populaire était telle et le trouble si profond dans les milieux fascistes qu’un acte d’audace et de résolution d’un parti d’opposition quelconque, fût-il une petite minorité, aurait provoqué la chute du fascisme.
Mais personne ne fit rien de positif. L’opposition parlementaire « se retira sur l’Aventin », acte efficace tout d’abord et qui fut interprété par le plus grand nombre comme l’aveu que seule l’action directe du peuple pouvait sauver le pays ; mais comme aucun autre acte ne le suivit, il devint en peu de mois stérile, lassa l’attente populaire et finit par se résoudre en une pure perte. L’opposition, parlementaire eut l’aveuglement et l’ingénuité de se fier à l’initiative du roi, qui avait promis de renvoyer le ministère fasciste dès qu’auraient été publiés les documents prouvant que le chef du gouvernement était complice d’assassinat. Quand la publication eut lieu, et alors qu’à Rome on prononçait déjà les noms de nouveaux ministres, le roi, à la fin de l’année 1924, confirma sa confiance à Mussolini et l’autorisa à prendre toutes les mesures nécessaires pour faire face à l’opposition. Celle-ci fut immédiatement désarmée et l’on eut ainsi deux leçons à la fois : d’abord que se fier à la parole d’un roi est une stupidité, ensuite qu’attendre quelque chose d’efficace d’une opposition parlementaire et de politiciens qui prétendent vaincre uniquement par des discours et par les intrigues de couloirs et de coulisses est une sottise. Seul le peuple peut affranchir le peuple, seul le prolétariat peut affranchir le prolétariat.
Au début de 1925, le gouvernement fasciste rejeta complètement le masque. Il assuma pleinement, devant la Chambre fasciste, la responsabilité du meurtre de Matteotti et de tous les autres crimes fascistes. D’ailleurs, par les rues et sur les places des villes italiennes, se poursuivaient encore destructions, incendies, bâtonnades, meurtres. Il est bon de rappeler que l’affaire Matteotti n’a été ni le seul, ni le plus horrible de tous les crimes commis par le fascisme officiel, même après son arrivée au pouvoir. Les massacres de Turin et de La Spezia, les assassinats qui précédèrent et suivirent les élections, d’autres homicides isolés, ceux qui firent suite à l’assassinat de Matteotti et toute une innombrable série d’autres violences contre les personnes et les choses, obligent à se demander si ce ne fut pas une erreur de concentrer toute l’attention sur le seul meurtre de Matteotti, comme le fit, pendant un certain temps, l’opposition ; de telle sorte que, cet écueil franchi, le fascisme devait se trouver hors de la tempête qui aurait dû l’emporter.
L’absence absolue de sens moral du gouvernement et du parti leur permit de dominer assez facilement une crise qui n’était que trop exclusivement morale, une révolte toute spirituelle, une opposition n’ayant pour arme que des paroles imprimées. Cette arme vint bien tôt à manquer aux opposants légalitaires. La liberté de la presse, déjà réduite par la censure appliquée depuis juillet 1924, fut, en janvier, réduite encore par la faculté donnée aux préfets de séquestrer les journaux sans motif, pour raison « d’ordre public ». Puis vinrent d’autres restrictions, par des lois et ordonnances de police, concernant la direction et la gérance des journaux ; d’autres encore apportées au droit de réunion, d’organisation, de grève. De nouvelles organisations furent dissoutes, quelques journaux supprimés, purement et simplement, des institutions économiques indépendantes, parfois sans couleur politique, furent séquestrées et confiées arbitrairement à des chefs fascistes.
Sur ce dernier fait, il est bon de s’arrêter un instant pour montrer que, si le fascisme se donne comme défenseur du « droit de propriété », ce droit il le reconnaît seulement à la classe actuellement dominante, et qui gouverne. La propriété des adversaires, même propriété particulière, celle de la classe ouvrière et des partis qui en émanent, a toujours été menacée d’être impunément détruite ou saccagée illégalement ou d’être légalement confisquée, séquestrée et passée à d’autres propriétaires. Depuis 1920, c’est l’incendie, la dévastation par les expéditions et les représailles fascistes de centaines et de centaines de millions de richesse italienne : sièges de coopératives et de cercles, maisons particulières, magasins de tissus, de chaussures, de denrées alimentaires, machines à écrire, commerces d’objets précieux, laboratoires, entrepôts de bois, boutiques d’artisans, etc..., etc... Monté au pouvoir, le fascisme laissa continuer le vieux système illégal partout où celui lui servait, mais il y ajouta la violence légale et policière. Propriétés immobilières, capitaux considérables appartenant à d’anciennes sociétés d’assistance, à des mutuelles, etc..., furent simplement expropriés et donnés aux associations fascistes.
Même pratique pour quelques propriétés ayant autrefois appartenu à des partis politiques, mais devenues, depuis, propriétés privées, n’appartenant même plus à des collectivités. Des banques, des établissements de crédit aux mains d’opposants bourgeois et catholiques, se sont vu imposer des conseils d’administration fascistes, sans le consentement des actionnaires : il y eut deux manières de procéder : ou des fascistes armés faisaient irruption dans une assemblée d’actionnaires et, par des menaces et revolver au poing, imposaient la nomination de fascistes ; ou cette nomination était imposée par l’autorité gouvernementale, pour les plus étranges raisons d’ordre administratif et de tutelle. Plusieurs établissements, sous cette nouvelle tutelle, firent une prompte faillite et, quelques-uns, avec si peu d’habileté, que les administrateurs fascistes furent arrêtés et mis en jugement par les autorités fascistes. On peut dire d’une manière générale qu’il n’y eut pas, en Italie d’établissement ayant accumulé un peu d’argent sur qui les sangsues fascistes ne se soient précipitées pour sucer et dévorer.
Cette réaction multiple, qui pesait, toujours plus opprimante, sur toute l’Italie, non seulement sur l’Italie ouvrière et subversive, mais sur l’Italie indépendante ou indifférente, devait forcément susciter l’idée d’actes de révolte individuelle, cherchant à suppléer à l’impuissance et à l’inertie collective. Dans la nuit du 4 au 5 octobre 1925, « la nuit de Saint-François », Florence avait été le théâtre de nouveaux massacres, suite d’un conflit où des fascistes ayant envahi le domicile d’un chef de la Franc-Maçonnerie, avaient laissé un mort sur le carreau, des hommes connus de l’opposition furent assassinés dans leur lit ou dans la rue, les actes de violence, destruction, pillage, furent innombrables. Ces faits provoquèrent dans les âmes un sentiment de sombre désespoir, d’où l’éclair de la ven geance pouvait jaillir d’un instant à l’autre. Le gouvernement le comprit et pensa prévenir le mal en le dirigeant lui-même de manière à en éviter le danger et à en retirer un profit politique. On eut ainsi, au commencement de novembre, le coup de théâtre de la prétendue découverte d’un complot contre la vie de Mussolini, complot dont la police était informée depuis la première heure, puisqu’elle l’avait fomenté et l’aidait de la coulisse par des agents provocateurs et des traîtres exploitant ‒ hypothèse la plus vraisemblable, mais hypothèse ‒ l’aveuglement, la légèreté, l’imprudence d’un ex-député socialiste : Zamboni, qui se serait montré disposé à frapper le chef de l’État (affaire Zamboni) D’autres soutiennent qu’il n’y eut là qu’une invention de la police, Zamboni n’ayant eu l’intention que de faire une manifestation sans armes contre le fascisme ; d’autres encore sont convaincus que Zamboni participa, par vénalité, à la trame policière, et que, instrument aux mains de la police (elle suivait et dirigeait tous ses actes par un confident en qui Zamboni avait entière confiance), il servit inconsciemment à compromettre un grand nombre de personnes et à monter toute une comédie au bénéfice exclusif du fascisme.
En effet, le fascisme en profita pour une mise en scène d’artificielles manifestations populaires en sa faveur, pour de nouvelles violences contre ses ennemis et en particulier pour opprimer et séquestrer encore des organisations et des journaux et faire voter par la Chambre et par le Sénat, de nouvelles lois restrictives, dont quelques-unes dirigées contre les adversaires réfugiés à l’étranger.
Mais l’idée que la liberté italienne pouvait être sauvée par un attentat, était lancée dans le grand public et entra dans quelques cervelles que l’on pouvait y croire réfractaires, telle la riche et mystique Irlandaise Gibson, qui, en avril 1926, au Capitole, tira sur Mussolini, le blessa légèrement, mais dont le coup de revolver dévié de quelques centimètres, eût été mortel. (Au sujet de l’attentat Gibson, nous avons cette autre version : l’Irlandaise avait dirigé son arme contre la tempe de Mussolini, lorsqu’un chirurgien de Venise lui frappa sur le bras ; l’arme même fit une éraflure au nez de Mussolini et la balle se perdit dans le vide).
Puis on eut, en septembre 1925, à Rome, l’attentat de la place Porta Pia, par l’anarchiste Gino Lucetti, qui lança une bombe Sipe (grenade à allumage) contre l’automobile de Mussolini. Il s’en manqua de peu que la bombe n’entrât et n’éclatât dans la voiture. Le 31 octobre suivant, l’attentat encore inexplicable d’Anteo Zamboni, à Bologne. Mussolini aurait été tué si une cuirasse n’avait protégé sa poitrine. Quelques-uns mettent en doute l’authenticité de cet attentat, parce que le jeune Zamboni était de famille fasciste ou fascistophile et que, lui-même, avait été dans les organisations des jeunesses fascistes et ne fréquentait pas d’éléments révolutionnaires. Mais il nous semble plus juste de le tenir pour véritable et de penser que ce garçon de 15 ans est allé volontairement au suprême sacrifice ‒ son coup de revolver à peine tiré, il fut criblé de coups de poignards par les militants fascistes ‒ parce que sa jeune conscience s’était éveillée à l’amour de la liberté et à la haine des tyrans. Nous en avons l’indice dans les notes publiées sur les lectures qu’il préférait et dans certaines phrases sur la fin violente des oppresseurs des peuples à travers l’histoire, qui se sont trouvées écrites sur ses cahiers scolaires.
Ce qui est certain, c’est que ce dernier attentat a poussé au paroxysme la fureur fasciste. Les violences, destructions, pillages et meurtres, qui avaient déjà suivi les attentats précédents, devinrent, cette fois, innombrables. Pendant une dizaine de jours, dans beaucoup de villes d’Italie, ce fut une véritable chasse à l’homme, avec des centaines de victimes ; de nom breuses maisons particulières furent envahies et mises à sac, jusqu’à celle du grand philosophe Benedetto Croce, d’idées ultra-modérées et sénateur, que l’on sait adversaire du fascisme, mais qui s’abstient de toute activité hostile et demeure complètement hors de la vie politique, uniquement adonné aux études. On peut alors imaginer ce qu’il en a été des ennemis déclarés, des opposants actifs, des pauvres et obscurs ouvriers que rien ne met à l’abri de la violence et de l’arbitraire.
Puis le gouvernement compléta officiellement l’œuvre des escouades fascistes en faisant opérer des milliers d’arrestations. On vota, tambour battant, de nouvelles lois restrictives et des mesures de salut public, dont il résulte qu’aujourd’hui tous les partis, toutes les organisations non fascistes, sont supprimés et supprimée du même coup toute la presse antifasciste ou étrangère au fascisme. Toute propagande des idées des partis dissous est prohibée et punie par des années de prison. Est donc prohibée la propagande non seulement du socialisme, de l’anarchisme, ou du républicanisme, mais celle même du constitutionnalisme monarchique ! Enfin, toutes les plus élémentaires libertés et facultés des citoyens, même tout à fait étrangères à la politique, ‒ qu’il s’agisse de domicile, de correspondance épistolaire, de voyages, de s’expatrier, de commerce, d’études, de métier ou profession, de sport, etc., ‒ toutes sont soumises non seulement à des taxes énormes, mais au contrôle, à l’arbitraire, aux vexations de la police et des fascistes et peuvent être complètement supprimées.
Pour ces mesures liberticides, le gouvernement fasciste a non seulement réappliqué des systèmes de répression déjà mis en usage par le gouvernement italien en d’autres temps, comme l’ammonizione (perte partielle de la liberté), la surveillance spéciale, la relégation, l’interdiction de séjour, mais il a ressuscité et mis en œuvre les méthodes si longtemps maudites des Bourbons, des Papes, des Autrichiens. Il en a pris d’autres au tzarisme, (par exemple celle de faire des concierges autant d’agents de police) ; d’autres encore au bolchevisme russe. Il serait trop long d’entrer dans le détail. À tout cela s’ajoute un régime fiscal, qui écrase littéralement la masse des contribuables, un régime spirituel, qui rend, en fait, aux Jésuites toute l’organisation scolaire et prétend plier à la superstition catholique et à la superstition nationaliste toutes les consciences, en agissant de l’école maternelle à l’université. Les adversaires du fascisme, même s’ils restent passifs et muets, sont, peu à peu, chassés des emplois publics, de l’enseignement, de l’armée, des professions libérales ; les ouvriers qui ne s’inscrivent pas aux syndicats fascistes, sont chassés du travail, et à ceux qui, privés de pain et de liberté, veulent passer à l’étranger, on refuse un passeport ; s’ils tentent de s’évader quand même de cette Italie devenue une véritable geôle, ils peuvent être arrêtés et punis par plus de trois ans de prison, si toutefois ils ne sont atteints et condamnés à mort par quelque coup de fusil des miliciens fascistes, autorisés à tirer sur qui franchit la frontière, par les sentiers défendus.
De plus, une loi a rétabli la peine de mort, abolie en Italie, avec le code Zanardelli, entré en vigueur en 1891. Cette abolition de la peine de mort, c’était un des progrès civiques dont se glorifiait le plus l’Italie du vieux libéralisme, maintenant, cette petite gloire est effacée, elle aussi, de l’histoire italienne ; la peine de mort est de nouveau prévue par la loi de la maison de Savoie, même pour les délits politiques ou plutôt spécialement pour les délits politiques.
À l’extérieur, le gouvernement fasciste suit une politique d’agents provocateurs. Provocateurs en grand sur le terrain diplomatique, où, par des combinaisons d’alliances et de contre-alliances, on cherche à semer p artout des germes de guerre, à susciter partout des agressions contre les peuples ; provocateurs en petit, les stupides agents payés comme Riccioti Garibaldi et Newton Canovi, qui se donnent, à l’étranger, pour antifascistes et échafaudent, sur commande, des complots pour envoyer leurs victimes subir en Italie les pires supplices.
Comme « pendant », une politique économique de protectionnisme, de parasitisme, d’emprunts forcés, de compression fiscale, de taxes sur les industriels et les ouvriers, de famine générale qui fait remonter un peu la lire italienne, mais abaisse de beaucoup le taux de vie des Italiens, parmi lesquels augmentent le chômage, la misère et la faim. Comme unique remède, on remplit les prisons et les îles de milliers de prisonniers et de relégués, parmi lesquels en très grand nombre nos camarades anarchistes.
Ainsi, l’Italie est privée du fruit de toutes les révolutions de son « Risorgimento » ; toutes leurs conquêtes littéralement annulées, elle est retournée aujourd’hui à l’absolutisme le plus arbitraire, à côté duquel les gouvernements passés du Pape, des Bourbons, des Habsbourg, étaient des modèles de correction et de légalité. Pour trouver quelque chose de semblable, il faudrait remonter jusqu’à la domination espagnole, corrompue et corruptrice du XVIème siècle, avec ses « bravi », ses tyranneaux ignorants, couverts de clinquants, avec ses hommes de loi sans scrupules, tels que nous les a décrits Manzoni, dans son classique roman Les Fiancés.
Et tout cela se passe avec l’approbation et la complicité directe et nécessaire du roi, qui cependant avait juré la Charte constitutionnelle ; avec la bénédiction du pape, qui cependant a vu massacrer par les fascistes plus d’un de ses prêtres ; avec la contribution et l’adhésion de la haute banque, de la grande finance, de la grosse bourgeoisie terrienne et industrielle qui espère, au prix d’un peu de sujétion, de souplesse... et d’argent, faire une bonne affaire par la possibilité d’exploiter impunément et sans limites la classe ouvrière, réduite à un état d’entière servitude. C’est pour cette dernière raison que les finances de l’Italie officielle prennent une apparence d’amélioration. C’est aussi pour cette raison que certains gouvernements et gouvernants étrangers, précédemment sans égards pour le fascisme et craignant encore aujourd’hui son fol esprit d’aventures guerrières et coloniales, ne lui marchandent cependant pas les compliments ni les faveurs, à vrai dire d’ordre infime.
Ceci nous amène à rappeler ce que nous avons dit au début : que le fascisme, sauf en ses traits spécifiques tout particuliers à l’Italie, est dans son caractère général un phénomène international. Beaucoup des méthodes inhumaines et féroces dont nous avons parlé ont été d’abord expérimentées ailleurs qu’en Italie, en Allemagne et aux États-Unis par exemple ; de plus, on peut dire que l’Espagne, la Hongrie, la Bulgarie, la Roumanie, la Lettonie, etc., sont gouvernées à la manière fasciste et que le bolchévisme s’est servi et se sert encore de méthodes fascistes. En outre, dans des pays où le fascisme n’est patronné que par une petite minorité et où son influence directe semble encore repoussée, il exerce cependant une puissante action en ce que le capitalisme en use comme d’un chantage pour empêcher le prolétariat de s’élever et de s’émanciper intégralement.
L’anarchie, exaltation du principe de la liberté, est l’antithèse parfaite du fascisme, exaltation du principe d’autorité. Anarchisme et fascisme sont les deux pôles de l’évolution sociale, deux ennemis irréconciliables et peut-être les seuls ennemis vraiment et radicalement irréconciliables. Contre le fascisme, les anarchistes invoquent que la solidarité du prolétariat soit aussi comp lète que possible ; mais ils pensent que pour le vaincre définitivement il faut une révolution sociale qui mette fin à toute domination de caste ou de classe, à toute exploitation patronale ou étatiste, à toute autorité coercitive de l’homme sur l’homme, en un mot la révolution de la liberté.
‒ Jacques BONHOMME.
FASCISME. LA DOCTRINE FASCISTE.
Y a-t-il une doctrine fasciste ? Certes, le fascisme, mouvement démagogique sans but bien déterminé à son origine et devenu ensuite, sous la poussée des événements, mouvement groupant toutes les forces de réaction, n’a aucun caractère original propre et n’a affirmé aucun principe nouveau ou tout au moins renouvelé dans le monde. Mais il n’est pas sans intérêt de constater la doctrine qu’il a été amené à se donner pour achever la contre-l’évolution préventive que se proposaient tous ceux qui l’ont appuyé et favorisé plus ou moins directement.
Établissons d’abord, dans ses lignes essentielles et négligeant les détails, quelle a été la marche de l’idée politique à partir de la Révolution française. Celle-ci est venue proclamer à la place du droit divin des rois, le droit humain des peuples. Que ce droit ait été escamoté en grande partie par une nouvelle féodalité d’urgent, le fait historique n’en demeure pas moins d’une très grande importance et les conséquences en ont été considérables.
Pratiquement, les droits de l’homme se sont surtout résumés dans un droit de critique, de contrôle et de limite du pouvoir de l’État. Les réactions thermidorienne, napoléonienne et de la Sainte-Alliance n’ont guère réussi à supprimer ce droit. En 1830, la révolution du libéralisme conservateur l’assure d’abord à la classe possédante et cultivée. La révolution démocratique de 1848 ne tarde pas à l’étendre, au moyen du suffrage universel, à tous les citoyens. Tout cela d’une façon plutôt théorique et formelle que pratique et réelle.
Vint ensuite non pas le socialisme, mais ce qu’on a fini par appeler de son vrai nom la démocratie sociale (Sozialdemokratie). Celle-ci s’est proposé non pas la transformation des formes de la propriété et de tous les rapports sociaux, mais simplement d’appliquer au Capital le même droit de critique, de contrôle et de limite déjà exercé envers l’État. Toutes les lois préconisées par les divers partis socialistes dans les parlements ne visent pas à autre chose : contrôler et borner, au moyen de l’État, le pouvoir des capitalistes.
Le fascisme a remonté ce courant historique, logique en somme, malgré son insuffisance à résoudre le problème de l’émancipation du travail et des travailleurs. Il s’en est pris d’abord à la démocratie sociale (organisations syndicales, coopératives et politiques des travailleurs), puis à la démocratie radicale bourgeoise et, enfin, au libéralisme conservateur lui-même, pour revenir à l’État absolu, ne tolérant ni critique, ni contrôle, ni limite à son pouvoir.
Pour ce faire, quelle doctrine le fascisme a-t-il dû invoquer ? Celle d’un pouvoir fort, qui, pour être tel, ne saurait tolérer d’être critiqué, contrôlé et limité par les citoyens n’ayant ainsi d’autres droits que ceux que l’État veut bien leur reconnaître dans son intérêt, quitte à les supprimer dès qu’il juge bon de le faire. Une telle doctrine ne peut que nier les droits de l’homme pour faire retour au droit divin. C’est ce que l’organe de la papauté, L’Osservatore Romano, ne manqua pas de faire ressortir en soulignant que la doctrine fasciste s’accorde avec la catholique dans « la condamnation d’un système qui, en repoussant les principes absolus et transcendantaux, donne des bases tellement instables à l’ordre social, qu’il est permis d’établir que même le conservatisme libéral est logiquement lié aux extrêmes conséquences révolutionnaires ».
Une fois admis que l’autorité peut être discutée, il est loisible d’en arriver. à sa négation ; aussi doit-elle s’imposer au nom de la divinité même, indiscutable. La tyrannie ne peut donc que se réclamer forcément d’un caractère divin. C’est ce qui explique le cléricalisme fasciste.
L’État absolu ne saurait ensuite tolérer aucune autonomie locale. La commune s’administrant avec quelque indépendance et nommant son Conseil et son maire fut supprimée et il n’en resta plus qu’une division administrative, avec un podestat, sorte de dictateur local, nommé par le pouvoir central et entièrement à sa dévotion. La suppression des Conseils communaux entraîna celle des Conseils provinciaux (Conseils généraux en France), le préfet devenant à son tour dictateur provincial. À remarquer toutefois qu’à côté de l’autorité officielle, il y a aussi celle des Fasci locaux, auxquels podestats et préfets, sans compter l’organisation judiciaire elle-même, ne peuvent le plus souvent résister.
Nous ne dirons rien du Sénat et du Parlement italiens. Toute opposition y est interdite et ils ne se réunissent plus que pour sanctionner tout ce qui leur est soumis et pour fournir à Mussolini et à ses ministres l’occasion de quelques grands discours. Ils vont d’ailleurs être réformés aussi sur la soi-disant base des corporations.
Car le fascisme se proclame lui-même un État corporatif et d’aucuns ont eu la naïveté d’y voir une expérience intéressante. De quoi s’agit-il en réalité ? Un pouvoir, pour être vraiment absolu, doit aussi dominer toute la vie économique. De là cette idée de soumettre au contrôle de l’État toute activité économique et d’empêcher ceux qui ne font pas ouvertement acte d’adhésion au régime d’en exercer aucune. À cet effet, rien ne peut mieux servir que des corporations créées par l’État, après avoir interdit toute association libre ou lui avoir ôté les fonctions qui en font sa raison d’être.
Déjà, aux temps de l’ancienne Rome existaient des corporations ouvrières. Levasseur, dans son Histoire des classes ouvrières avant 1789, nous dit :
« Aussi loin qu’on remonte dans l’histoire ou dans la tradition on trouve à Rome des associations, et particulièrement des associations de métier, désignées par les écrivains sous les noms de collegium, corpus, sodalitas, sodalitium, etc... »
Leur rôle est ainsi défini par Waltzing :
« En résumé, la religion, le soin des funérailles, le désir de devenir plus forts pour défendre leurs intérêts, pour s’élever au-dessus du commun de la plèbe, le désir de fraterniser et de rendre plus douce leur pénible existence, telles étaient les sources diverses de cet impérieux besoin d’association qui travaillait la classe populaire. »
Levasseur, après avoir retracé ensuite les différentes phases par lesquelles ces organisations plus ou moins libres, autorisées ou tolérées ont passé, nous conte comment elles devinrent enfin institution d’État et instrument de la tyrannie impériale :
« Les empereurs en vinrent, au IVème siècle, à considérer le travail industriel non comme un droit qu’ils devaient protéger, mais comme un service public, dont ils pouvaient exiger l’accomplissement et les collèges comme les organes de ce service. Ils l’exigèrent d’autant plus rigoureusement que le service intéressait davantage la subsistance de Rome et des grandes cités ; de là, les obligations qui pesèrent sur les collèges de naviculaires, de boulangers, et aussi les immunités qui en étaient la compensation. Au IVème siècle, quand, l’industrie s’alanguissant, les artisans cherchèrent à se dérober à un travail devenu sans doute improductif, les empereurs, considérant ce travail comme une fondation d’État obligatoire, retinrent par la force les membres dans leur collège, et le collège devint ainsi une sorte de prison.
Les manufactures de l’État, réputées plus nécessaires encore que les industries de l’alimentation, étaient une véritable prison pour les hommes libres comme pour les esclaves qui y étaient attachés ; on les marquait d’un fer rouge comme le bétail.
Au lieu d’être une personne se mouvant et se groupant librement dans le cadre d’une organisation économique qui le protégeât, l’individu n’était plus qu’une pièce d’un grand échafaudage vermoulu, laquelle ne pouvait pas se déplacer, ou qu’il fallait immédiatement remplacer, de crainte que l’ensemble du système se faussât et que le tout s’écroulât. »
Ce n’est pas la seule fois que nous voyons dans l’histoire la tyrannie s’emparer ainsi de l’organisation économique. La monarchie féodale en fit de même pour vaincre et asservir les Communes libres. De ces corporations indépendantes qui avaient fait leur force et leur grandeur, elle fit une institution royale et dès lors elles ne pouvaient plus être qu’une arme de la tyrannie. C’est ce que le même Levasseur nous fait remarquer :
« C’est par ignorance de l’histoire que des publicistes ont attribué à l’ancienne corporation le mérite d’avoir été la protectrice de l’ouvrier : faite par les maîtres, elle protégeait les maîtres, et, d’accord avec la police royale, elle tenait en général l’ouvrier dans une dépendance étroite. La corporation était une sorte de coalition tacite et permanente contre la hausse des salaires, quoiqu’elle n’eût pas la puissance d’empêcher complètement le jeu de l’offre et de la demande. »
Mussolini ne fait donc qu’essayer par ses corporations d’État, après destruction des associations libres, ce que d’autres tyrannies poursuivant le même but d’absolutisme avaient déjà fait. Ici encore rien de nouveau, n’en déplaise à certains renégats du syndicalisme italien qui prétendent le contraire.
En résumé, la doctrine fasciste est cléricale, centraliste et étatiste. Inutile de faire ressortir qu’en matière de politique étrangère, elle ne peut être qu’impérialiste, d’autant plus que le fascisme n’est qu’un nom d’occasion du nationalisme.
Une dernière remarque. Pour combattre notre antiétatisme, les socialistes ont souvent prétendu que nous n’étions que des alliés du libéralisme bourgeois visant aussi à la diminution du pouvoir de l’État. Laissons de côté tout ce qu’il y a d’inexact et même d’entièrement faux dans cette affirmation, et constatons que la pire forme de réaction, le fascisme, se prononce pour l’omnipotence de l’État. « Tout par et pour l’État, rien en dehors de l’État. » C’est pourquoi l’antifascisme ne saurait en somme signifier avant tout et surtout qu’antiétatisme.
‒ L. BERTONI.
FASCISME
Actuellement, le fascisme est la force contre-révolutionnaire la mieux organisée, la plus active. Le mot fascisme est italien, mais la chose est d’ordre international. Comme l’hypocrisie est l’hommage rendu par le vice à la vertu, le fascisme est l’aveu de l’extrême danger dans lequel se trouve le régime capitaliste sérieusement menacé par la révolution. C’est, avec le socialisme dit réformiste, la dernière cartouche de la bourgeoisie aux abois.
Quand la bourgeoisie se croit au bord de l’abîme, à la veille d’une victoire révolutionnaire, elle rejette sa propre légalité, détruit sa propre démocratie, envoie au diable toutes ses idéologies, toutes ses « grues métaphysiques » (liberté, droits de l’homme, respect des formes juridiques, etc.) : elle se met à tuer, à incendier, à torturer, à détruire illégalement toutes les organisations légales. Elle congédie le Parlement, supprime ou enchaîne la presse, même sa propre presse démocratique. La dictature capitaliste ou bancaire se déshabille publiquement et se promène dans sa nudité affreuse. Le « mur d’argent » devient un mur d’airain contre lequel se brisent toutes les velléités réformistes et démocrates. En un mot, le fascisme, c’est le capitalisme menacé se défendant par tous les moyens légaux et illégaux. C’est le gendarme doublé d’un bandit. C’est la violence sans frein, sans limites.
Déjà, dans la Rome antique, lorsque les patriciens, les gros propriétaires étaient menacés de la révolte de la plèbe, la dictature s’installait en souveraine toute puissante pour mater la classe exploitée par des représailles impitoyables. Mais les dictateurs des temps anciens gardaient encore un reste de pudeur. Ils limitaient leur pouvoir extraordinaire par des délais (six mois, par exemple). La dictature fasciste ignore la pudeur : elle est illimitée dans le temps et dans l’espace.
Toute lutte des classes aboutit aux répressions, à la dictature, masquée ou ouverte. Thermidor, Bonaparte, les fusillades sous la Restauration et la Monarchie, les journées sanglantes de juin 1848, le massacre des Communards en 1871, les lois scélérates représentent, à des époques et des degrés différents, la dictature des classes dominantes qui se défendent par tous les moyens.
Mais ainsi que la dictature de la Rome antique, la dictature bourgeoise a eu jusqu’ici un certain respect des formes. Elle attendait, pour s’exercer, le moment d’un soulèvement populaire ouvert quand les barricades se dressèrent sur les places publiques. Elle se proclamait alors en état de défense légitime et se déclarait en état de siège, en état exceptionnel.
Le fascisme de nos jours, c’est la dictature préventive, le congé brutal donné à toute légalité régulière. C’est le gouvernement se cachant derrière une bande de bravi, d’assassins soudoyés. C’est l’alliance de la férocité organisée avec la lâcheté souterraine, sournoise. C’est le carabiniere paradant sur la place publique et faisant, à la dérobée, signe à l’assassin embusqué dans l’ombre pour assaillir le passant qui ne se doute de rien.
Déjà, le tsarisme, aux environs de la première révolution russe de 1905, inaugura ce système de défense clandestine, illégale, doublant et complétant le formidable appareil légal. La police secrète avait ses imprimeries, ses organisations et sa littérature illégales, ses agents provocateurs, ses sicaires. La majesté de l’État et de ses lois solennelles descend dans les cavernes de Cartouche, d’Ali Baba et s’abaisse jusqu’à la situation d’un malfaiteur vulgaire... Mussolini n’a rien inventé. Il a singé Nicolas Raspoutine qui se trouve hors d’état de lui réclamer ses droits d’auteur.
Même dans notre République très démocratique, très légaliste, au moment de la grève générale des cheminots, une théorie fasciste a été esquissée du haut de la tribune parlementaire. « J’irai jusqu’à l’illégalité » pour défendre l’ordre capitaliste, a dit le chef du gouvernement d’alors.
Une autre caractéristique du fascisme : il érige la violence en système. Il a le culte de la violence, de la violence en elle-même. C’est en cela que la violence réactionnaire se distingue, entre autres, de la violence révolutionnaire. Le révolutionnaire a le respect de la vie humaine et n’a recours à la violence que forcé par la violence du régime qu’il combat. Son idéal est la solidarité de tous, de tous les producteurs, la fin de toute iniquité, de toute exploitation. Le révolutionnaire ne saurait être un défaitiste du progrès humain. Il croit en un meilleur avenir de l’humanité, en un avenir sans classes, donc sans violence de classe.
Le fascisme, au contraire, défendant le régime de l’exploitation et de la violence, croit ou feint de croire que la violence est éternelle, bienfaisante, réconfortante (voir Joseph de Maistre, de Bonald, Proudhon, Nietzsche, Georges Sorel, Bernhardi, Foch et autres hommes de guerre et de réaction plus ou moins illustres). Il cherche à éterniser le régime des classes antagonistes opposées, et, avec elles, le règne de la violence.
La guerre, avec son culte de la violence « bienfaisante, nationale et patriotique », a été la meilleure préparation fasciste. Quand nous disions et écrivions que la guerre mondiale impérialiste marquerait le retour à la barbarie du moyen-âge, avec son Faustrecht, son droit du plus fort, c’était l’exacte vérité, que le fascisme se charge de justifier à chaque pas.
Nous n’avons pas le droit de quitter le fascisme sans noter qu’en dehors de la guerre, c’est le socialisme réformiste qui lui a préparé le terrain favorable. En effet, en désarmant le prolétariat moralement, intellectuellement et politiquement par sa propagande des illusions démocratiques, il a livré les masses aux bandes fascistes qui savaient d’avance qu’elles ne rencontreraient aucune résistance effective.
Les réformistes confondent l’idéal, le but final socialiste avec les moyens, le point d’arrivée avec le point de départ. Oui, notre but final est l’harmonie, la solidarité, la paix définitive, la fraternité même.
Mais avons-nous le droit d’oublier que nous vivons dans une société basée sur la lutte des classes, armée jusqu’aux dents, et ne prêchant la non-résistance au mal qu’aux faibles, qu’aux opprimés et aux exploités ?
Désarmer le prolétariat, c’est armer les fascistes. Dire aux prolétaires qu’il suffit d’attendre le coup des majorités parlementaires, c’est livrer la classe ouvrière aux coups de main fascistes.
Même si le prolétariat a la majorité au Parlement, la classe capitaliste ne cèdera pas. Elle brisera, par la force, sa propre légalité parlementaire. Le fascisme deviendra mondial. Nous voyons chaque jour la tache noire fasciste s’élargir, s’étendre sur un grand nombre d’États. Avec les progrès du prolétariat, le fascisme grandit et se développe. Le dissimuler, c’est trahir la classe ouvrière ou être dupe de sa propre ignorance, de ses illusions « démocratiques ».
Autre trait du fascisme : il s’adresse de préférence aux anciens socialistes, en leur confiant la direction. Mussolini est un ancien militant socialiste. Millerand aussi. Et j’en passe. Le fascisme, c’est le rendez-vous de tous les crimes, de toutes les vilenies, de toutes lés trahisons.
Tout en jetant bas son masque démocratique et légaliste, le fascisme a tout de même, pour entraîner les foules inconscientes, besoin de se draper d’un intérêt général. C’est l’ordre. C’est la patrie. Le coffre-fort se dissimule dans les plis du drapeau national et de l’ordre sacré.
On peut aisément démontrer que les autres forces coutre-révolutionnaires, en soutenant et en préconisant ces mêmes devises : ordre et patrie, doivent fatalement, qu’elles le veuillent ou non, aboutir aux mêmes tactiques, aux mêmes actes que le fascisme, qui joue le rôle de précurseur et de modèle à tous les défenseurs quand même du régime capitaliste et impérialiste. La contre-révolution est une et indivisible.
‒ Charles RAPPOPORT.
FASCISME. LE FASCISME ÉCONOMIQUE
Avant de devenir une véritable doctrine de gouvernement, le fascisme, dont les origines et le processus politique sont exposés ici, a dû, nécessairement, se donner des bases économiques solides. Il est même permis de dire que, sans ces assises, le fascisme n’aurait jamais pu vivre.
Il est possible d’ailleurs que son évolution, à la fois économique et politique, ne soit pas terminée dans le pays même où il a pris naissance : en Italie.
L’origine de ce mouvement, la qualité de ses aspirateurs, démontrent bien que le fascisme est d’ordre économique.
En effet, il est surtout l’œuvre des grands industriels italiens de Milan, de Turin, etc...
Ce sont eux qui, les premiers, perdirent confiance dans le pouvoir politique représenté à ce moment par le vieux libéral Giolitti, lors de la prise des usines en 1920.
S’ils s’en remirent à Mussolini, pour éviter le retour de pareils faits, ce fut surtout pour bouleverser de fond en comble l’ordre économique existant, à l’aide d’un système de « collaboration forcée », dont la caractéristique essentielle serait d’empêcher, à l’avenir, le heurt des antagonismes de classe.
Mussolini exécuta d’abord la partie politique et défensive de sa mission. La marche sur Rome, la restauration du pouvoir de l’État, son exercice avec le consentement du roi, furent, pour Mussolini, et ses inspirateurs, des tâches dont l’accomplissement immédiat s’imposait pour sauver le capitalisme menacé jusque dans ses fondements, mais toutes ces mesures n’étaient que purement défensives. Sous peine de disparaître dans un chaos indescriptible, Mussolini et les grands industriels devaient créer.
Ce n’est pas comme on le croit généralement, la violence et toutes les manifestations qu’elle comporte qui constituent le fascisme. Cette violence n’est que le moyen par lequel le gouvernement fasciste impose sa domination. Il semble même qu’en dehors de l’Italie, le fascisme n’existe réellement nulle part ailleurs.
L’Espagne, la Hongrie, la Bulgarie, la Roumanie, la Pologne, la Lituanie, gémissent sous la poigne brutale et sanglante de gouvernements réactionnaires, de dictateurs militaires et civils, mais on ne peut dire que, les régimes de ces pays soient fascistes. Ils n’ont, jusqu’à présent, de fasciste, que la violence.
L’Italie, seule, possède un régime fasciste parce que, dans ce pays, une nouvelle économie : celle qui caractérise vraiment le fascisme, est à la base du nouvel ordre social.
C’est là, en effet, que les industriels, en constituant « les faisceaux », eurent l’idée géniale de rassembler sur le plan de l’exploitation capitaliste toutes les forces actives qui concourent à la vie des Sociétés : la main-d’œuvre, la technique et la science. À ces forces, ils ajoutèrent ‒ c’est parfaitement logique, dans un tel régime ‒ le capital, c’est-à-dire : les patrons, les banquiers.
Les corporations fascistes, qui sont les piliers du régime, les cariatides du nouvel ordre de choses, permettent de réaliser, au besoin par la force, la collaboration de tous ces éléments sur le plan industriel à l’échelle locale, régionale (provinciale) et nationale.
Ces « corporations » n’ont rien de commun avec celles du Moyen-Âge, disparues en France vers 1786. ‒ Ce ne sont pas des forces périmées d’association que l’épreuve du temps condamnera sans appel.
Elles sont, au contraire, l’armature moderne et perfectionnée du capitalisme, dont elles ont mission de réaliser, sans encombre, l’évolution nécessaire.
Pourquoi ce système fasciste est-il si redoutable ?
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Parce qu’il est, sur le plan capitaliste, une adaptation dangereuse du syndicalisme ouvrier ;
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Parce qu’il réalise « concrètement » le système d’intérêt général des démocrates syndicaux ;
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Parce qu’il dépasse, apparemment, par l’application pratique, et immédiate, le socialisme d’État à tendance réformiste.
Ce sont ces caractéristiques qui font la force du fascisme et le rendent redoutable.
En tirant la leçon, à leur manière, de 50 années d’expériences sociales ouvrières, les industriels italiens ‒ avec lesquels, en France, les Motte, les Martin-Mauny, les Valois et les Arthuys, sont en parfait accord ‒ ont su renforcer économiquement et politiquement leur puissance. Ils ont fait franchir une nouvelle étape au capitalisme. Ils ont su réaliser ce tour de force : assouplir un système en le concentrant ; renforcer l’exploitation en la masquant sous les traits de la collaboration : imposer comme réel un intérêt général inexistant ; diriger vers des buts de conservation du capitalisme des forces destinées par excellence à faire disparaître ce régime.
Et ce tour de force s’est accompli sous les yeux ébahis du prolétariat universel, sans que celui-ci en saisisse toute la signification, toutes les conséquences.
Il a été longuement préparé et exécuté de main de maîtres. La mise en tutelle de tous les États par la finance et la grande industrie internationale a précipité l’avènement du fascisme. Et on peut tenir pour certain que les industriels italiens avaient derrière eux, avec eux, tous les grands potentats bancaires et industriels, surtout ceux d’Angleterre et d’Amérique. La contribution financière de ces magnats à l’œuvre du fascisme est aussi évidente que le contrôle qu’ils exercent sur l’industrie italienne est réel. Mussolini n’est, en somme, que l’exécuteur des desseins du grand État-Major capitaliste mondial. L’Italie n’est que le lieu d’une expérience qu’on veut aussi décisive que possible avant de la généraliser.
Voilà, à mon point de vue, comment la classe ouvrière doit considérer le fascisme. C’est le système social nouveau du capitalisme, ayant à la fois de très fortes bases économiques et une expression étatique renforcée.
Ce mouvement est d’autant plus dangereux qu’il vient à son heure : au moment où, dissociées, les forces ouvrières bifurquent vers des buts différents ; au moment où, abandonnant définitivement leurs objectifs, de classe, une partie de ces forces apportent au capitalisme le concours sans lequel celui-ci ne pourrait franchir, dans les circonstances actuelles, le défilé difficile qu’est toujours le passage d’un stade d’évolution à un autre stade ; au moment, enfin, où la faillite de tous les partis politiques, dans tous les pays, s’avère irrémédiable aux yeux de ceux qui comprennent la signification, la portée des événements économiques, politiques et financiers qui se déroulent à travers le monde.
Il n’est donc pas surprenant que le fascisme, habilement présenté aux diverses couches populaires, réussisse à entraîner vers lui toutes les dupes des partis, tous les trompés, tous les désabusés, tous les partisans des doctrines de force que la guerre a remises au premier plan. Ceci pour le plan politique.
Économiquement, les corporations fascistes, en réunissant dans un même organisme toutes les forces d’une même industrie : patrons, techniciens, savants et ouvriers, réalisent la gageure de faire croire à l’existence d’un intérêt général.
Et cette conception n’est-elle pas, en fait, pour le compte du Capitalisme, l’affirmation de la thèse soutenue par la Fédération Syndicale d’Amsterdam et ses plus brillants représentants sur le plan ouvrier.
Il n’y a qu’une seule différence. C’est celle-ci : Jouhaux et ses amis prétendent réaliser l’intérêt général, en utilisant le capitalisme, au profit des travailleurs, tandis que Mussolini le réalise au profit du capitalisme en utilisant le prolétariat.
Des deux, un seul est logique : Mussolini. C’est là, en grande partie, la force essentielle du fascisme. Non seulement, il institue à son profit un régime d’intérêt général, mais encore il s’assure, pour cette tâche, le concours indispensable d’une partie de la classe ouvrière.
Qu’on ne croie pas que le fascisme supprime les classes, qu’il les nivelle. Non, il les superpose, mais cela lui permet de faire disparaître les antagonismes brutaux et permanents du Capital et du Travail, au nom de leur intérêt corporatif et général.
De cette façon, il supprime à la fois : la grève, arme ouvrière, et le lock-out, arme patronale, par l’arbitrage obligatoire, arme à la fois gouvernementale et patronale, puisque l’État n’est que l’expression collective de la classe dominante.
Si la « corporation fasciste » réalise une sorte de solidarité d’intérêt, nul ne peut prétendre que cette solidarité implique l’égalité sociale des « associés ».
Voyons, en effet, quelles sont les caractéristiques essentielles de ces corporations :
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AU SOMMET : une direction technique assumée par le patron, l’industriel et, invisible mais présente, unie autre direction, occulte, morale, suprême, la vraie direction : les grandes banques ;
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AUX ÉCHELONS : Les Savants, dont les travaux sont dirigés, orientés par la direction, par la force qui paye ; les techniciens, qui sont chargés d’appliquer les découvertes des savants sur le plan industriel ; les agents de maîtrise, qui ont pour mission de faire exécuter, selon les règles de la corporation, dans « l’intérêt général » de celle-ci, les travaux élaborés, mis au point par le corps des techniciens. ‒ Savants, techniciens, agents de maîtrise, reçoivent, à des degrés divers, des « délégations » qui font d’eux les représentants de la direction. Ils n’en sont pas moins contrôlés constamment par celle ci ;
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AU BAS DE L’ÉCHELLE : les ouvriers, les employés, les manœuvres, c’est-à-dire les exécutants, qui sont placés sous la direction des agents de maîtrise, qui obéissent aux instructions du « Bureau » et n’ont à faire preuve d’aucune initiative. Ils ne jouissent, en fait, d’aucun droit.
En somme, on peut dire que la Corporation est placée sous l’autorité d’un seul maître, en deux personnes : l’industriel et le financier, le second commandant au premier. Le reste constitue une armée de parias, plus ou moins bien rétribués et considérés, dont les efforts conjugués n’ont qu’un but : enrichir le premier en asseyant ses privilèges, en les perpétuant.
C’est ce que le fascisme appelle la « collaboration des classes » dans un but « d’intérêt général ».
Les salaires, la durée du travail, les conditions d’exécution de celui-ci, sont fixés localement, par industrie, par la Corporation intéressée, c’est-à-dire, en réalité, par le patronat qui prend grand soin de faire avaliser ses propositions par les « représentants » des autres « associés », habilement choisis par lui, avant de les faire légaliser par le « podestat », qui est le magistrat politique, le représentant direct du pouvoir d’État.
Ce système est encore incomplet, mais, d’ores et déjà, il constitue la base solide qui supporte tout l’édifice fasciste. Lorsque Mussolini, avec le temps, aura réussi à se débarrasser du Parlement élu et du Sénat, désigné par le roi ‒ et ce ne sera pas long ‒ il constituera des parlements provinciaux et un parlement national, où siégeront les représentants qualifiés des Corporations, c’est-à-dire des « grands intérêts » du pays.
Ces assemblées locales, provinciales et nationales, constamment placées sous le contrôle du pouvoir central, formeront l’appareil politique du pays.
Le fascisme sera alors réalisé : politiquement et économiquement.
Il lui restera à accomplir la tâche pour laquelle il fut présenté : Tracer les nouvelles lois économiques du Capitalisme, généraliser le système de renforcement de l’État mis au point en Italie.
Les grandes crises économiques et financières actuellement en cours n’ont pas d’autre but.
J’ai indiqué ailleurs que les crises économiques qui se déroulent dans tous les pays n’avaient pas pour causes réelles les crises financières qui n’atteignent et n’affectent que certains d’entre eux. J’ai démontré que ces crises économiques sévissaient aussi bien dans les pays à change haut, moyen ou bas, que dans ceux où les crises financières étaient terminées, en cours, ou bien ne s’étaient pas encore produites.
La crise financière est, certes, un facteur, mais un facteur artificiel, qui permet de rendre ici ou là, la crise économique plus aiguë. C’est un moyen, dont use avec art la finance internationale, mais ce n’est pas une cause.
Quant à la conséquence de ces crises économiques, c’est le chômage, aujourd’hui général dans le monde. Quelle que soit la situation financière des pays, le chômage y règne et on constate qu’il est, généralement, d’autant plus considérable et, aussi, permanent, que la situation du pays est, financièrement, meilleure. La Suisse, l’Angleterre, l’Allemagne, sont, à ce sujet, des exemples probants.
Le chômage n’est, en somme, qu’une sorte de lock-out, qui a pour but d’introduire dans la production de nouvelles règles, dont le fascisme et le taylorisme semblent constituer les grandes lignes sur tous les terrains (exécution du travail et forme de sa rétribution).
L’ensemble de ces nouvelles règles constitue ce qu’on appelle la « rationalisation ». Ce mot, qui a une importance considérable, à notre époque, sera étudié à sa place.
Mais, dès maintenant, il convient de dire que la rationalisation, actuellement en cours, dans tous les pays industriels, ‒ et déjà partiellement réalisée dans certains d’entre eux ‒ a pour but de faire passer le capitalisme d’un stade terminé, révolu, à un autre stade correspondant à l’évolution actuelle.
Les Corporations fascistes seront les agents d’exécution de ce plan, sous le couvert de « l’intérêt général ».
Et, en France, on assistera vraisemblablement, en raison de l’histoire de ce pays, à ce spectacle prodigieux de voir le fascisme réalisé par la C.G.T. ou plutôt par ses dirigeants, aidés par les chefs socialistes, lesquels, dans nombre de pays, et notamment en Pologne, ont montré qu’ils avaient, à ce sujet, d’étonnantes dispositions.
En effet, quiconque peut s’apercevoir que la bourgeoisie réactionnaire française a l’infernal talent de faire présenter, soutenir et défendre ses projets d’asservissement par les leaders politiques du Parti socialiste et les chefs syndicaux de la C. G. T.
C’est ainsi que Paul Boncour, au nom du Parti socialiste, présenta et fit voter le projet de loi instituant la nation armée et la militarisation des syndicats, avec l’agrément de la C.G.T.
C’est ainsi, encore, que celle-ci, alors que le chômage permanent implique la réduction du temps de travail, se cramponne à la journée de 8 heures, devenue trop longue.
Le Capitalisme poursuivra-t-il sa besogne de transformation profonde, jusqu’au bout, en utilisant les chefs socialistes et syndicaux, déjà rivés à son char ? Réalisera-t-il, avec eux, le fascisme ‒ quelle qu’en soit la forme ‒ ou se décidera-t-il, le moment venu, à se débarrasser de « ses auxiliaires », après les avoir usés ? Nul ne le sait, du moins en ce moment, pas même l’intéressé.
Mais il est cependant certain que, de quelque manière que ce soit, et avec qui ce soit, la haute finance poursuivra son but sans défaillance.
Une force, une seule : le syndicalisme révolutionnaire me paraît capable de barrer la route au capitalisme, en voie de transformation.
Comme son adversaire, mais à l’état libre, il dispose, sans limite, des facteurs qui assurent la vie sociale.
C’est, en définitive, entre le syndicalisme révolutionnaire et le fascisme, ‒ et tous ses alliés, politiques et syndicaux ‒ que se livrera la bataille finale, pour laquelle tous les ouvriers devraient déjà être prêts.
De l’issue de cette bataille dépend toute la vie des peuples.
Selon que l’un ou l’autre triomphera, ce sera la liberté ou l’asservissement, l’égalité sociale ou l’exploitation illimitée, qui règneront universellement.
‒ Pierre BESNARD.
FATALISME
n. m.
Doctrine philosophique qui attribue tout au destin, considère que tous les événements sont fixés à l’avance par une cause surnaturelle et doivent fatalement s’accomplir. Conséquemment, le fatalisme nie le libre arbitre, c’est-à-dire la doctrine philosophique qui présente l’individu libre de ses gestes et de ses actes et, en conséquence, responsable de ceux-ci ; mais il combat également le déterminisme qui conditionne une chose à une autre et prétend que toutes les actions de l’individu sont les résultantes d’effets et de causes qui s’enchaînent les unes aux autres.
A notre avis, et s’il est vrai que les problèmes philosophiques exercent une influence sur la vie sociale des hommes, nous pensons que le fatalisme est une doctrine de paresse, d’impuissance et de mort, surtout en ce qui concerne le fatalisme vulgaire des musulmans. Pour ce qui est du fatalisme panthéiste de Spinoza, nous croyons qu’il a ouvert de larges horizons au déterminisme.
Si nous disons que le fatalisme est une doctrine de mort, c’est, qu’en effet, si la vie de l’homme est définitivement réglée, si rien ne peut changer le cours tracé de son existence, toute lutte est alors inutile et l’individu n’a plus qu’à attendre les événements puisqu’il ne peut rien contre ceux-ci.
« Dans les âges primitifs, quand un héros était dévoré par un cancer, on le croyait mangé par un Dieu ; on offrait au Dieu de la viande fraîche, on supposait qu’il l’aimerait mieux que la chair du malade et qu’il lâcherait celui-ci. » (Renan, Dialogues philosophiques)
Une semblable illusion ne peut être permise au fataliste. Dans le même cas, il n’a qu’à se laisser mourir et il n’a même pas la ressource de la prière pour espérer apitoyer son Dieu sur son sort misérable, puisque c’est ce dieu qui, irrévocablement, à tracé ce sort ; en cette circonstance, tout ce que le fataliste peut espérer, c’est la félicité dans un monde meilleur.
Une telle conception philosophique si contraire aux lois scientifiques annihile inévitablement toute volonté et toute énergie et ne peut être admise par les anarchistes qui considèrent la vie comme une lutte continuelle.
Pas plus que le fatalisme, nous ne pouvons admettre le libre arbitre. Nous savons que l’homme n’est pas libre, qu’il est le produit de circonstances, d’événements, d’effets et de causes, de l’ambiance et de l’hérédité.
« Etre véritablement libre, écrit Voltaire, c’est pouvoir. Quand je peux faire ce que je veux, voilà ma liberté ; mais je veux nécessairement ce que je veux ; autrement je voudrais sans raison, sans cause, ce qui est impossible. Ma liberté consiste à marcher quand je veux marcher et que je n’ai point la goutte. » (Voltaire, le philosophe ignorant)
Mais, diront les adversaires du déterminisme, votre déterminisme se rapproche sensiblement du fatalisme vulgaire. Qu’importe que les causes soient multiples, ou que la cause soit unique, si le résultat est le même et que l’individu déterminé par des causes extérieures à lui-même ne peut rien changer à sa destinée ? Argument simpliste, raisonnement à l’absurde.
Dans ses dialogues philosophiques, Ernest Renan fait ainsi parler un de ses sujets :
« Hors de notre planète, l’action de l’homme peut être considérée comme nulle, puisque notre planète n’agit guère dans l’ensemble de l’univers que par la gravitation ; or, l’homme n’a pas changé et ne saurait changer la gravitation de sa planète. Cependant, la moindre action moléculaire retentissant dans le tout, et l’homme étant cause au moins occasionnelle d’une foule d’actions moléculaires, on peut dire que l’homme agit dans le tout d’une quantité qui équivaut à la petite différentielle qu’il y a entre ce qu’est le monde avec la terre habitée et ce que serait le monde avec la terre inhabitée. On peut même dire que l’animal agit lui-même dans l’univers à la façon d’une cause ; car une planète peuplée seulement d’animaux verrait se produire à sa surface des phénomènes naissant de la spontanéité de l’animal et différents des purs phénomènes mécaniques, où ne se décèle aucun choix. »
Et, en effet, si nous abandonnons le terrain purement philosophique et abordons le terrain social, nous disons : bien que déterminé, l’individu apporte dans l’ordre des choses une part de lui-même, une part qui lui est propre, une part qui lui est individuelle. Et cette part particulière, associée à celle de ses semblables peut changer la face des choses, le cours des événements.
Lorsque nous disons que la Révolution est inévitable, qu’elle sera violente, ce n’est pas parce que fatalement elle doit être violente. S’il plait aux hommes qui détiennent la richesse sociale d’abandonner leurs privilèges et de participer à l’organisation d’une société plus humaine, la violence ne s’exercera pas ; ce n’est pas parce que nous croyons au fatalisme que nous disons que la Révolution sera violente, mais justement parce que cette violence sera déterminée par le refus des classes oppressives d’accéder aux désirs du populaire. Le capital a le pouvoir — parce que lui aussi est déterminé et détermine -de changer le cours des événements, de même que le peuple a possibilité de transformer du tout au tout l’ordre social actuel. Cette possibilité n’est pas seulement consécutive aux causes qui déterminent le peuple, mais aussi aux effets dont le peuple est la cause.
Il y a un fossé entre le fatalisme et le déterminisme, et nous pouvons dire que le déterminisme est l’antidote du fatalisme.
Au mot déterminisme, on trouvera une explication plus étendue de ce que nous entendons par déterminisme, mais pour nous, il n’exclut pas la responsabilité.
Il est simpliste de prétendre que l’homme étant déterminé, il est entièrement irresponsable. S’il en était ainsi, je ne serais pas déterministe. Chaque individu a une part de responsabilité. Le juge qui condamne, le bourreau qui exécute sont peut-être le produit de la société, ils sont les effets d’une foule de causes, c’est entendu ; mais ils apportent aussi un peu d’eux-mêmes dans chacun de leurs actes et en conséquence, leur responsabilité, si elle n’est pas absolue, est tout au moins partielle. Et puis, la lutte sociale ne permet pas de s’arrêter à de telles subtilités. Sur le terrain philosophique, il est permis de se livrer à une gymnastique intellectuelle pour rechercher la part de responsabilité de chacun ; sur le terrain social, il faut batailler pour vivre et arracher à ceux qui nous oppriment la part de bonheur à laquelle nous avons droit.
Eloignons de nous cette idée que rien ne peut changer, que tout ce qui arrive est fatal, que tel événement ne pouvait pas ne pas se produire, que les fléaux sont inévitables, et pensons avec Louis Blanc que « jusqu’à présent » la civilisation a fait fausse route ; et dire qu’il n’en saurait être autrement, c’est perdre le droit de parler d’équité, de morale, de progrès.
‒ J. CHAZOFF
FATALITE
n. f. (du latin fatalitas)
Destinée inévitable. Ce qui ne peut pas ne pas arriver. Une sombre fatalité ; une terrible fatalité ; être poursuivi par la fatalité. La « Fatalité » suppose une puissance occulte qui détermine le sort de chacun et contre lequel l’individu ne peut rien. Empruntons à P.-J. Proudhon une belle page sur la Fatalité :
« C’est à connaître et à pénétrer la fatalité que tend la raison humaine ; c’est à s’y conformer que la liberté aspire. Je ne demanderai plus : Comment l’homme a-t-il le pouvoir de violer l’ordre providentiel, et comment la Providence le laisse-t-elle faire ? Je pose la question en d’autres termes : Comment l’homme, partie intégrante de l’Univers, produit de la fatalité, a-t-il le pouvoir de rompre la fatalité ? Comment une organisation fatale, l’organisation de l’humanité, est-elle adventice, antilogique, pleine de tumultes et de catastrophes ? La fatalité ne tient pas à une heure, à un siècle, à mille ans ; pourquoi la science et la liberté, s’il est fatal quelles nous arrivent, ne nous viennent-elles pas plus tôt ? Car, du moment que nous souffrons de l’attente, la fatalité est en contradiction avec elle-même ; avec le mal, il n’y a pas plus de fatalité que de Providence. Qu’est-ce, en un mot, qu’une fatalité démentie à chaque instant par les faits qui se passent dans son sein ? Voilà ce que les fatalistes sont tenus d’expliquer, tout aussi bien que les théistes sont tenus d’expliquer ce que peut être une intelligence infinie qui ne sait ni prévoir ni prévenir la misère de ses créatures ».
FAUCILLE
n. f. (du latin falsicula, de falx, faux)
Instrument composé d’une lame d’acier courbée en demi-cercle, et d’une poignée en bois, qui sert à couper les céréales.
Depuis la Révolution russe, les bolchevistes ont fait de cet outil un symbole, et il figure entrelacé avec un marteau, sur tous les emblèmes ou drapeaux de la République des Soviets. Est-ce à dire que la Russie est un état dirigé par les travailleurs des champs et des usines ? Nous savons ce que valent les symboles. De même que la Marseillaise fut prostituée en France au lendemain de la Révolution, la faucille l’est à l’heure actuelle par les dirigeants russes et les conducteurs des divers partis communistes nationaux. En Russie, ce n’est pas celui qui manie l’outil — faucille ou marteau — qui est maître de la situation, et nous pouvons dire, sans crainte de nous tromper, que celui qui se sert là-bas de la faucille ne bénéficie pas du travail qu’il fait. Une paysannerie exploiteuse est née dans l’U.R.S.S., et elle est aujourd’hui le plus ferme soutien du gouvernement bolcheviste. C’est à son profit que la faucille fauche les récoltes, et le travailleur des champs comme celui des usines est un exploité rétribué, semblable à celui de nos pays démocratiques occidentaux. Et il en sera ainsi tant que le travailleur n’aura pas absolument aboli la propriété et l’exploitation.
FAUNE
n. f.
On désigne sous le mot de faune, l’ensemble des animaux d’une contrée ou d’un continent, vivant à l’état naturel ou sauvage. La faune australienne, la faune américaine, la faune asiatique. La faune varie selon les régions, le climat, etc... L’Asie est peuplée de tigres, de panthères, d’ours, d’éléphants de l’Inde, de rhinocéros, de tapirs, de chameaux, de buffles, de vautours ; l’Afrique produit des éléphants, des lions, des autruches, des chacals et de nombreuses variétés de singes ; l’Amérique donne des jaguars, des pumas, des ours, des tapirs, des bisons, des cerfs, des lamas, des castors, etc... , etc...
Certains de ces animaux sont un véritable danger pour l’homme, et leur destruction s’impose ; mais il en est parmi eux qui, une fois domestiqués, rendent d’énormes services, en raison de leur force et de leur intelligence. Tel est l’éléphant. Malgré tout le travail que peut produire ce pachyderme et son utilité, la race menace cependant de s’éteindre, grâce à la bêtise humaine. Il est, en effet, impitoyablement chassé pour l’ivoire de ses défenses et la faune africaine commence à s’en dépeupler.
FAUNE
n. m. (du latin faunus)
Nom donné chez les Latins, aux divinités champêtres qui défendaient le bétail contre les loups et protégeaient l’agriculture.
FÉCONDITÉ
du latin fecunditas
La fécondité est la qualité de ce qui est fécond, c’est-à-dire apte à la procréation. Une femme est dite féconde lorsqu’elle est capable d’avoir des enfants. On dit également des femelles des animaux et des végétaux qu’elles sont fécondes lorsqu’elles peuvent servir à la reproduction de l’espèce à laquelle elles appartiennent. Par extension, on dit d’une terre qu’elle est féconde, lorsqu’elle est susceptible de fournir en abondance des produits de culture. Au figuré, il est admis de dire qu’une matière est féconde lorsque l’on peut s’en inspirer pour de multiples ouvrages de l’esprit. Au figuré, encore, on peut employer le mot fécondité, en parlant d’un auteur, pour désigner sa puissance de production littéraire.
Soulignons, à ce propos, que de pouvoir, en quelques heures, sans effort apparent, noircir, d’une plume hâtive, tout un cahier et, en quelques années, remplir de gros volumes une bibliothèque, est un talent d’ordre plus que secondaire. Ce qui, en effet, compte principalement pour un écrivain, c’est l’originalité du style, la nouveauté des idées, la valeur de l’observation personnelle, et non l’importance numérique des pages écrites. Il n’est pas rare que de remarquables écrivains, tels Gustave Flaubert, travaillent avec une difficulté extrême et s’attardent très longuement sur un feuillet, Si Honoré de Balzac, Victor Hugo, Émile Zola, ont été à la fois des hommes de génie et des auteurs d’une fécondité impressionnante, il n’en est pas moins vrai que les grands records de la production se constatent surtout parmi les artisans peu consciencieux, les brouillons, d’esprit médiocre, nourris de lieux communs. Il en est des œuvres d’art comme de la génération humaine : pour celles-là, comme pour celle-ci, la quantité n’est estimable que lorsqu’elle s’allie à la qualité, et met en relief cette dernière, sans se développer toutefois à ses dépens.
Pour n’atteindre point à celle des microbes, inexactement dénommés « les infiniment petits », qui peuvent, en très peu de temps, par bourgeonnement, ou scissiparité, se reproduire par milliards, la fécondité des végétaux n’en est pas moins très remarquable. Une simple tige de maïs porte 2.000 graines ; un pavot, 32.000 ; un platane, 100.000 ; un orme, 300.000. Le pin en répand par millions, avant de périr de vétusté.
Les poissons et les insectes fournissent des nombres en rapport avec ceux des végétaux. Les araignées pondent chacune une centaine d’œufs ; la mouche, 150 ; les pucerons ont jusqu’à dix générations et plus, toutes considérables, en une seule année. Une abeille mère fait 8.000 œufs, en une seule ponte, et la femelle du termite dix fois plus dans sa journée. La perche donne 10.000 œufs, et l’éperlan, 25.000 ; le hareng, 36.000 ; la carpe, 350.000 ; la tanche, 40.000. Et nous n’atteignons pas le record pour les habitants des eaux, car la sole, avec un million, et la morue, avec sept millions d’œufs, sont encore dépassées par l’esturgeon, cet empereur des pères de famille, qui se donne, en une seule année, 10 millions de descendants !
Pour être très sensiblement inférieure, la fécondité des mammifères est digne encore de retenir l’attention : Le chat peut engendrer, avant l’âge d’un an, et s’accoupler toute sa vie, c’est-à-dire pendant neuf ou dix ans, pendant lesquels il pourra avoir, chaque année, de 8 à 12 petits en deux portées. Il en est de même, à peu près, pour le chien. Une truie peut reproduire, à l’âge de dix mois, et donner pendant plusieurs années deux portées par an, de 6 à 16 petits chacune. Une souris est capable de mettre bas de 4 à 6 petits, tous les mois. Enfin, le lapin, ce modèle des citoyens prolifiques, le lapin, qui vit huit ou neuf ans, et peut produire, dès l’âge de cinq ou six mois, se trouve suffisamment doué pour être père, en cinq à six portées, de 40 à 60 petits par année.
Les espèces sont, à part quelques exceptions, d’autant moins prolifiques, qu’elles occupent un degré plus élevé dans l’échelle des êtres, et que sont moins grandes leurs chances de destruction. L’espèce humaine, qui justifie cette règle, est très peu féconde par rapport aux insectes, aux poissons, et même à la plupart des mammifères. Cependant, sa puissance prolifique naturelle, lorsque nul obstacle n’intervient pour la limiter, est suffisante pour peupler, et surpeupler, en un petit nombre d’années, de considérables espaces. Une femme normale, c’est-à-dire en bonne santé, et qui ne fait rien pour éviter la maternité, est apte à concevoir depuis l’âge de seize ou dix-huit ans jusqu’à celui de quarante-cinq ans, parfois plus, c’est-à-dire pendant près de trente années, et, si elle s’unit tôt à un homme jeune et robuste, elle peut avoir de lui douze enfants. C’est là une moyenne qui n’a rien d’exagéré. Beaucoup de femmes en ont eu quinze, d’autres une vingtaine. On cite même une Canadienne qui en eut trente-deux !
Cette moyenne de douze enfants par famille a été observée, au début de la colonisation, dans tous les pays neufs et salubres, où des couples vigoureux ont été s’établir en pleine nature, et y ont fait souche sur de vastes territoires, où ne manquaient ni la place, ni les ressources en subsistances, et où le grand nombre des enfants, au lieu d’être un facteur de misère, était une condition de prospérité. Si, dans les grandes nations modernes, les familles de douze enfants et plus constituent un fait exceptionnel, cela tient à deux sortes de causes bien différentes. Chez les riches, la recherche du luxe, et le goût de l’intellectualité, le souci de conserver des formes juvéniles, et de ne pas morceler en trop de parts les héritages, éloignent les femmes de la maternité. Chez les pauvres, la crainte de charges familiales venant compliquer une situation déjà précaire, maintient beaucoup de gens dans le célibat ou, mariés, les fait recourir à la fraude sexuelle ou aux terribles procédés de l’avortement clandestin. Et puis, les taudis, la misère physiologique, les tares alcooliques, syphilitiques ou tuberculeuses des parents se chargent de pratiquer des coupes sombres parmi l’enfance des bas quartiers.
Pourtant, malgré ces fléaux divers, auxquels viennent s’ajouter la guerre, la famine, les épidémies, et l’émigration, la population, contrairement à ce qu’affirment les nationalistes, continue partout à s’accroître, même en France, quoique avec une lenteur de plus en plus marquée. C’est ce phénomène de réduction progressive dans le taux de la natalité que l’on est convenu, dans les sphères officielles, de nommer improprement « la dépopulation ». Il n’a pas empêché la collectivité européenne de doubler en bien moins de cent ans, au cours du XIXè siècle. Il est donc évident que si une révolution, collectiviste ou communiste déterminait présentement en Europe une honnête aisance pour tous les habitants, la fin des conflits armés, et la possibilité du mariage jeune sans inquiétude pour l’avenir, c’est tous les trente ans, environ, que l’on verrait doubler le nombre des humains, sur un continent dont la surface n’est pas extensible, et dont le rendement, comme produits alimentaires, peut être augmenté par les méthodes scientifiques, sans pouvoir être néanmoins indéfiniment accru. Il en résulterait que la société nouvelle se trouverait, à très bref délai, en présence de difficultés vitales graves que seule la procréation consciente et volontairement limitée serait à même de résoudre.
‒ Jean MARESTAN.
FÉDÉRALISME
Le fédéralisme est une forme d’organisation sociale, qui a pour but d’assurer :
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les rapports des individus entre eux ;
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les rapports de l’individu avec le groupement ;
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les rapports des groupements entre eux.
Il a pour bases essentielles :
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la liberté de l’individu ;
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l’indépendance et l’autonomie du groupement.
Il repose sur une grande loi naturelle : l’ASSOCIATION, dont les fondements moraux sont : la SOLIDARITÉ ET L’ENTR’AIDE.
Les principes qui se dégagent de l’application de cette loi naturelle consacrent, sans conteste possible, l’interdépendance absolue de l’individu et du groupement.
Et c’est de cette constatation qu’est issu le fédéralisme, comme forme d’organisation sociale, basée à la fois sur la nature et sur l’observation scientifique des faits.
Nul ne peut échapper à cette loi : ni les êtres animés, ni les êtres appelés, par erreur, inanimés.
Non seulement les hommes doivent s’y plier, pour vivre, se développer et se défendre contre les éléments ou les autres espèces qui leur disputent la possession de la terre, mais il apparaît clairement que les végétaux et les minéraux, comme les animaux, ne peuvent se soustraire à la loi d’association.
Ce n’est pas par hasard que les forêts existent, que les gisements de minéraux se rencontrent, que les animaux se groupent. La seule loi d’attraction ne suffirait pas à expliquer ces phénomènes de groupements, cette classification en espèces : animales, végétales, minérales.
Ces espèces se rassemblent, pour vivre, sous l’influence des éléments.
Ce n’est qu’en se groupant par catégorie qu’elles ont la possibilité de se défendre contre les autres espèces, de se donner en commun des conditions de vie.
D’autres l’ont dit et prouvé bien avant moi.
Il était donc naturel que les hommes, ces animaux supérieurs, paraît-il, obéissent, eux aussi, à la loi d’association, pour le bien comme pour le mal.
L’association s’est imposée à l’homme dès qu’il a voulu accomplir une tâche au-dessus de ses seules forces, dès que ses semblables ou les éléments lui ont imposé cette tâche.
Pour que l’association soit viable, il faut que les associés poursuivent un but commun et qu’ils soient d’accord sur les moyens à employer pour atteindre ce but.
Ceci les oblige à accepter tacitement un contrat, écrit ou non, qu’ils s’engagent à respecter volontairement et mutuellement, pendant toute la durée de l’association, que celle-ci soit limitée ou illimitée.
Il est clair qu’en s’associant avec d’autres hommes, avec lesquels il conclut un accord précis, nettement défini par le contrat qui le lie à ses associés, l’individu abandonne forcément quelques préférences personnelles qu’il conditionne, en quelque sorte, l’exercice de sa liberté. De même, il subordonne volontairement son intérêt particulier à un intérêt collectif, lequel donne tout naturellement naissance la constitution de l’association.
Il se crée donc des droits et devoirs. Ses droits, c’est ce qu’il reçoit et doit recevoir des autres associés, pour sa collaboration à l’œuvre commune. Ses devoirs, c’est ce qu’il doit à ses associés, pour leur participation à cette même œuvre.
S’il doit exiger l’intégralité de ses droits, il doit aussi remplir scrupuleusement ses devoirs.
A la spécification du but à atteindre, à la détermination des moyens à employer qui constituent la doctrine de l’association, viennent s’ajouter renonciation des droits et des devoirs de chacun, qui forment le Statut, la Charte de l’association, qui se meut désormais dans le cadre des principes adoptés par l’ensemble des associés.
A partir de ce moment, toutes les décisions prises par les associés devront être en accord avec les principes fixés.
A cet instant précis de ma démonstration, je tiens à établir la différence qu’il convient de faire entre le principe :immuable, et la décision : circonstancielle.
En effet, si le principe, base de la charte, ne peut être modifié que du consentement unanime des associés, la décision peut être prise par la majorité de ces associés.
Une seule condition suffit pour que la décision soit valable : Il faut qu’elle soit en accord, avec le principe ou les principes sur lequel ou lesquels l’association a été fondée.
Une décision est valable — et doit être appliquée — jusqu’à ce qu’une autre décision se rapportant au même sujet, à la même question, soit venue automatiquement remplacer la première, toujours dans le cadre des principes, bien entendu.
S’il en était autrement, si une partie des associés ou un associé seulement prétendait passer outre à la décision, l’association serait menacée dans son existence. Elle ne pourrait jamais atteindre les buts pour lesquels elle a été constituée.
Pour sortir de cette situation, il n’y a que deux solutions : ou l’associé part de son plein gré ou les autres associés lui notifient son départ.
C’est le résultat même de l’application du Statut de l’association, de la charte, à laquelle tous les associés ont accepté, par avance, de se discipliner volontairement.
C’est aussi la conséquence de l’application de la loi du nombre, qui oblige l’individu, associé à d’autres individus, à accepter de travailler selon les décisions de l’ensemble ou de la majorité.
Et tant que cette loi inexorable ne pourra être remplacée par une autre plus juste, plus logique, plus équitable, il devra en être ainsi.
On pourra dire de cette loi du nombre qu’elle est injuste, qu’elle paralyse la marche en avant, qu’elle asservit un individu à l’ensemble, une minorité à une majorité.
Ce qu’il importe de faire, c’est de trouver mieux avant de l’abolir. Or, on n’a, jusqu’ici, rien trouvé. On peut aussi dire que toutes les objections sont plutôt d’ordre sentimental. Raisonnablement, pratiquement, elles sont sans valeur. Si on les acceptait, il n’y aurait aucune association possible et, seul, l’individualisme s’imposerait.
S’il est évident que l’individu compose le milieu, pour partie, il est non moins évident que l’individu ne peut pratiquementse dissocier du milieu ; qu’il en dépend au même titre que tous les organes d’un même corps dépendent de ce corps et sont solidaires l’un de l’autre.
On doit donc admettre comme exacte l’interdépendance absolue du groupement et de l’individu, aussi longtemps que le second demandera quelque chose au premier, qu’il ne pourra se suffire complètement à lui-même.
Puisqu’il est obligé de s’associer, qu’il en reconnaît la nécessité, il est obligé de respecter le contrat auquel il a souscrit. Ceci implique forcément que l’individu accepte les décisions de l’ensemble, que la minorité accepte celles de la majorité, dans les limites du contrat, suivant le Statut.
On peut, évidemment, dire que la minorité a toujours raison, que l’individu est plus éclairé que la majorité. Ceci n’est pas toujours exact. De même que les majorités, les minorités ou l’individu peuvent être dans l’erreur.
Il convient de dire aussi qu’il y a deux sortes de minorités et d’individus : celles ou ceux qui marchent en avant et celles ou ceux qui restent en arrière.
Si on a affaire à une minorité — individuelle ou collective — qui voit plus juste et plus loin que la majorité, il n’est pas douteux qu’elle aura rapidement raison, que son point de vue, rejeté hier, sera adopté demain, après expériences, puisque aucune opposition d’intérêts ne dresse l’une contre l’autre la majorité et la minorité et que toutes deux, au contraire, tendent à réaliser une même chose, à atteindre un même but.
La minorité deviendra donc majorité. Détentrice de la vérité, elle sera un élément de succès, à la condition, toutefois, qu’elle accepte les décisions de la majorité, qu’elle les applique, qu’elle agisse dans leur cadre.
Ce sont les événements eux-mêmes qui lui donneront raison. Elle doit être disciplinée. Elle comprendra d’autant mieux la nécessité de cette discipline, qu’il est certain d’avance qu’elle donnera elle-même naissance, un jour prochain, à une majorité issue de son propre sein.
N’est-ce pas là le résultat d’une évolution naturelle incontestable contre laquelle aucun argument ne peut être apporté ? Si, au contraire, on a affaire à une minorité d’arrière-garde retardataire, figée, convient-il de l’écouter ? Non. Il faut s’efforcer de la faire évoluer, sans la brimer et de l’amener à rythmer son action sur celle de la majorité d’avant-garde, sans la brusquer, en utilisant, pour cela, la leçon des faits. Les événements ne tarderont guère à lui démontrer son erreur.
La loi du nombre est donc la seule qu’une association puisse accepter. Et ceux qui ne l’admettent pas ne peuvent participer effectivement à l’oeuvre commune. Cela veut-il dire que l’individu abdique toute liberté, toute initiative ? Du tout ; au contraire, l’individu est pleinement libre de discuter sur toutes les questions qui se réfèrent à la vie de l’association ; il a le droit d’exprimer son point de vue, son opinion sur toutes les questions et de tenter de faire prévaloir cette opinion, ce point de vue.
Mais lorsque tous les associés qui désirent user de ce droit — qui est en même temps un devoir — ont discuté et qu’il fautdécider, la discipline s’impose à tous.
La décision de la majorité ne souffre aucune discussion. Il faut l’appliquer. Ainsi, en pleine souveraineté, l’association adiscuté et décidé. Il lui reste à agir. Tous les associés doivent le faire, dans le cadre des principes d’abord, suivant les décisions ensuite.
Discussion, décision et action caractérisent donc les stades successifs que traverse toute idée dont l’association a reconnu la nécessite d’application pratique.
Au premier stade se place le droit, au deuxième, l’expression de ce droit, au troisième, le devoir.
Ce n’est qu’en utilisant le premier, qu’en exprimant le second et en acceptant le troisième, que les associés pourront permettre à l’association de vivre, de se développer naturellement et normalement, en marchant constamment vers ses buts.
La solidarité et l’entr’aide, bases morales de l’association permettront à l’individu de recevoir de ses associés ce qui lui est dû, en même temps qu’elles assureront à ces derniers le concours du premier.
On peut donc dire que l’association est la loi fondamentale, parce que naturelle et scientifique, qui s’impose aux hommes qui veulent vivre en société.
Quant aux autres, s’ils ne veulent rien devoir au milieu, ils doivent, en revanche, ne rien lui demander.
C’est l’évidence même.
L’association engendre automatiquement l’alliance, le fédéralisme.
En effet, si une association est forcément limitée à un milieu restreint, un très grand nombre d’associations peuvent avoir une communauté de vue, d’intérêts matériels et moraux, immédiats et futurs.
Ceci les oblige à se réunir, à reconnaître l’identité de leurs buts, à déterminer les moyens à employer pour les atteindre, à se donner une doctrine commune, à établir un contrat, à dresser un statut pour agir ensemble.
A ce moment, le fédéralisme est né. Les nécessités économiques, à chaque époque, lui assignent la forme convenable.
C’est ainsi que, de nos jours, le monde, partagé en deux classes rivales, est obligé de se donner une organisation fédérative, que les syndicats, patronaux et ouvriers, sont devenus la forme-type de cette association. Les uns œuvrent pour conserver les privilèges capitalistes, les autres pour établir l’égalité sociale. C’est entre ces deux forces, qui représentent les classes en présence, que se livrera la véritable bataille sociale. Le succès de l’une sera fait de l’écrasement de l’autre. Celle qui triomphera sera celle qui aura le mieux compris le fédéralisme associatif.
En dehors d’elles, rien d’autre n’existe vraiment. Tout leur est obligatoirement subordonné, et l’accessoire : le politiquetend de plus en plus à disparaître devant le principal : l’économique. Et le jour n’est pas éloigné où les partis : bourgeois ou ouvriers, de même que les gouvernements qui en sont les conséquences, devront disparaître devant les classes ayant rassemblé toutes leurs forces : politiques, économiques et sociales dans de vastes associations, fédérées entre elles, chacune sur son propre plan.
Il n’est pas exagéré de dire dès aujourd’hui que le syndicalisme révolutionnaire et anti étatiste exprime la synthèse de la force de classe ouvrière, comme il est déjà la synthèse du mécanisme social de l’avenir.
Il a dû, tout naturellement, se préparer à la tâche qui lui incombera et s’efforcer de fonctionner dès maintenant, selon les principes qu’il veut appliquer intégralement plus tard.
Il s’est donc donné, pour cela, une structure adéquate à la besogne à accomplir et dotée des organismes qui doivent lui permettre de réaliser sa tâche.
Ces organismes sont : le syndicat fonctionnant sur la base des comités d’atelier et des conseils d’usine ; l’union locale, l’union régionale, la confédération générale du travail et l’internationale syndicale. Pour accomplir la partie technique de son programme, il a institué des fédérations nationales et internationales d’industrie qui doivent, dès que possible, donner naissance à un comité économique du travail, sur le plan national et international.
Tous ces rouages se meuvent suivant les principes-fédéralistes, de la base au faîte et du faîte à la base, accomplissant ainsiun cycle complet formé de deux courants : l’un ascendant, l’autre descendant.
Le courant ascendant va de l’individu à l’internationale, en passant de l’unité au nombre, du simple au complexe, par l’intermédiaire des rouages existants, en désindividualisant de plus en plus l’intérêt particulier pour le transformer de plus en plus en intérêt collectif social.
Le second, descendant, va de l’internationale à l’individu, en passant du nombre à l’unité, du complexe au simple, par l’intermédiaire des mêmes organismes, en restituant à chacun des rouages sa liberté d’action dans le cadre général et en donnant à chaque rouage et, en définitive, à l’individu, une pleine liberté, dans le cadre particulier de son activité, en complet accord avec les principes et les décisions de l’association à ses divers degrés.
C’est ainsi qu’on retrouve à tous ces degrés les trois principes qui se dégagent du fédéralisme : discussion, décision etaction, dont la continuation constante assure la bonne marche pratique de l’organisation.
Pour que les individus associés puissent participer comme il convient à la vie de l’association constituée par eux, on procède de la façon suivante :
Dans le syndicat, tous les syndiqués discutent en assemblée générale les questions qui les intéressent. Après ample discussion, l’assemblée prend une décision, à l’unanimité ou à la majorité, en ayant soin de se tenir dans le cercle des principes déterminés par le groupement général fédératif, auquel le syndicat appartient.
Dès que cette décision est prise, tous les syndicats doivent l’appliquer dans leur sphère d’activité, et mettre tout en œuvre pour atteindre les buts fixés. Il n’y a plus de majorité, ni de minorité, mais un groupement tout entier qui agit après avoirdiscuté et décidé.
En ce qui concerne l’union locale, qui est composée de tous les syndicats d’une même localité et de ceux qui appartiennent à sa zone de rayonnement préalablement déterminée, les syndiqués participent à la vie de cet organisme par une représentation directe nommée par les assemblées générales des syndicats, et contrôlés constamment par ces assemblées.
Toutefois, dans les localités de peu d’importance, il ne serait pas mauvais que les délégués fussent nommés par l’ensemble des syndiqués réunis en assemblée, et même que tous les syndiqués puissent participer directement à la gestion syndicale ou sociale.
Les décisions prises au sein de l’union locale soit par les délégués directs dûment mandatés ou par tous les syndiqués sont applicables par l’ensemble des syndicats et des syndiqués composant l’union locale, suivant les principes déjà exposés pour le fonctionnement- du syndicat. La vie de l’union régionale et le fonctionnement de cet organisme sont assurés de la même façon que ceux de l’union locale et les décisions prises sont appliquées de la même manière, dans les mêmes conditions.
Toutefois, on comprendra que, devant l’impossibilité de réunir tous les syndiqués d’une région, on soit dans l’obligation de s’en tenir aux délégations directes des syndicats, nommées et contrôlées par les assemblées générales.
Enfin, de même que tous les syndicats d’un pays se réunissent en congrès fédéral industriel pour fixer leur action sur plan et préparer la besogne technique de l’ensemble de l’association, ces syndicats se réunissent, dans les conditions fixées par eux lors de l’établissement du statut de l’organisation, en congrès confédéral national.
Dans ces assises, où les syndicats sont représentés par des délégués directs nommés par les assemblées générales des syndiqués, on discute et on décide de la ligne de conduite générale de l’organisation, de l’association de tous les syndiqués. On établit un plan d’action général, en laissant place aux formules régionales, locales et syndicales qui, de proche en proche, viendront s’ajouter à ce plan et en faciliter l’application par le jeu des unions régionales et locales, des syndicats, conformément aux nécessités, et suivant la situation particulière des régions, unions locales et syndicats.
Pour fixer l’action internationale de la classe ouvrière de tous les pays, dont la solidarité doit être totale dans tous les domaines, les centrales nationales, les groupements de tous les syndiqués de chaque pays affilié, se réunissent en congrès international et là, par le canal des délégués nommés par les congrès nationaux, s’établit le plan d’action international de tous les associés, unis sans distinction de nationalité.
Les décisions prises sont d’ordre général. Elles sont applicables à l’ensemble des associés dans tous les pays.
C’est la première partie du cycle, le courant ascendant qui a permis de discuter et de décider à tous les échelons, suivant les mêmes méthodes. Et on peut dire que, directement ou par des délégués nommés par lui et constamment contrôlés, l’associé participe à la marche de l’association et au contrôle de tous ses rouages.
Pour que s’accomplisse la seconde partie du cycle, par le courant descendant, après avoir discuté et décidé, il faut que les associés agissent. Ils le font par la mise en mouvement en sens inverse de tous les rouages fédérés, sur le plan social et sur le plan industriel, dans le cadre des principes de l’association, et suivant les décisions prises.
C’est ainsi que l’Internationale syndicale indique à la C. G. T. de chaque pays l’action générale à entreprendre et que cette dernière détermine, dans le cadre arrêté par le Congrès international, la forme d’action particulière qui correspond le mieux à la situation de ce pays qui constitue le lieu de son activité.
De même, étant mises en possession de la décision de l’Internationale et du plan national arrêté par le Congrès national confédéral, chaque fédération, dans le domaine industriel, et chaque région, dans le domaine social, établit en conformité des décisions prises, sa formule d’action la plus appropriée.
Les unions locales et les syndicats opèrent de façon identique. Ainsi, dans le cadre des décisions d’ordre général, de l’Internationale syndicale viennent prendre place normalement, à leur heure précise, toutes les décisions particulières prises successivement par les C. G. T., unions régionales et locales, fédérations et syndicats, organes de consultation et de liaison de l’association de la base au faîte et du faîte à la base.
A ce moment, le syndiqué se trouve, en pleine communauté avec tous ses associés, en possession de toutes les décisions prises par eux. Il lui reste à agir suivant les principes et les décisions, à se diriger vers les buts indiqués en utilisant les moyens d’action indiqués, par ordre descendant, par les divers rouages de l’association.
Il dépendra alors complètement de lui, de son intelligence, de son courage, de sa compréhension, de son initiative, du sentiment qu’il aura de sa responsabilité, que le succès ou l’insuccès couronne ses efforts.
En définitive, l’associé seul agit, mais il agit en accord avec tous les autres associés avec lesquels il s’est préalablement uni et on peut déclarer que l’initiative et la responsabilité, qui sont les facteurs essentiels à la réalisation de toute œuvre, quelle qu’elle soit, lui appartiennent constamment, que c’est lui, avec ses associés et fédérés, qui exerce, dirige et exécute.
Mais, pour que le fédéralisme porte tous ses fruits, un tel système doit fonctionner sans à-coups, normalement et à plein rendement.
Pour cela, chaque associé, chaque groupement, doit accomplir intégralement sa tâche, toute sa tâche, mais rien que sa tache, sans empiéter sur celle du voisin d’à-côté, au-dessous ou au-dessus.
Toute négligence d’un associé, tout arrêt dans le fonctionnement d’un rouage, tout ralentissement ou tout rythme trop vif dans le fonctionnement d’un rouage risquent de rompre l’harmonie de l’ensemble.
Cette négligence, cet arrêt, ce ralentissement, ce rythme désordonné, auraient pour conséquence fatale de détraquer le système infiniment sensible qu’est ce fédéralisme.
L’insouciance des associés d’un syndicat, d’une union locale et régionale, leur désintéressement de la bonne marche de l’association, du respect des décisions prises auraient pour conséquence l’établissement, par voie de substitution, d’une sorte de dictature collective, qui pourrait fort bien, par la suite, se transformer pour les mêmes raisons, en dictature de clan — ou de parti — pour aboutir à une véritable dictature individuelle.
Donc, pour naturel qu’il soit, le fédéralisme est bien le système le plus difficile à appliquer, parce qu’il requiert, pour cela,l’activité constante de tous : individus et groupements.
Adversaire irréductible de la théorie du moindre effort, il nie l’utilité et surtout la possibilité d’existence des messies, des hommes-providence. Il n’attend de réalisations que de l’individu et de ses associés, et il affirme ne pouvoir rien obtenir que par eux.
Lui seul garantit la liberté dans le groupement et ne limite pas son expansion ; lui seul permet d’établir entre les individus, entre les groupements et les individus, entre les groupements entre eux, des rapports véritablement normaux. Il apparaît comme le système de l’avenir très proche. L’humanité ne sera libérée que par son application, et la société de demain ne verra la suppression des classes, l’abolition du salariat, la disparition de l’inutile Etat, par le nivellement des classes, l’intégration de tous les individus dans la production, que par le fédéralisme, seul capable d’assurer à la fois, la liberté, de chacun et le bien-être de tous dans l’harmonie et l’égalité sociale réalisées.
‒ Pierre BESNARD.
FÉDÉRATION
Union de plusieurs États en un seul État collectif. Les États-Unis d’Amérique, la République helvétique, l’Union des Républiques socialistes soviétiques sont des fédérations. L’Empire germanique était également une fédération de petits royaumes. Dans une fédération d’États, chaque état fédéré conserve une certaine autonomie locale, mais la politique générale est conduite par le centre et, dans les mesures considérées d’intérêt commun, l’indépendance disparaît et chaque État est astreint à respecter les décisions prises par les dirigeants de la fédération. La fédération d’État n’a rien de commun avec ce que l’on entend par « fédéralisme ». Le fédéralisme d’État est ce qu’il convient d’appeler du fédéralisme centraliste et repose sur l’idée et l’esprit démocratiques. C’est en effet, une fédération d’État, un gouvernement unique, central et une diplomatie commune à tous les états fédérés. Si nous prenons en exemple les États-Unis ou la Russie, nous nous apercevons de suite que la politique de ces pays est générale et dirigée non pas par chaque état particulier, mais par le centre.
On donne aussi le nom de fédération à l’ensemble des groupes politiques ou corporatifs s’associant dans un but commun. Chaque organisation nationale a ses fédérations, et l’association de ces diverses fédérations s’appelle une confédération (voir ce mot).
Les fédérations d’industrie sont les organismes qui groupent les syndicats corporatifs de la même industrie. Les fédérations régionales sont composées par l’ensemble des syndicats d’industrie diverses de la, même région. Dans les différentes organisations politiques et sociales actuelles, la fédération est un organisme de centralisation, et fait organe d’office dirigeant. Ce n’est pas ainsi que les fédéralistes anarchistes comprennent la fédération. A leurs yeux, celle-ci ne doit être que le reflet des aspirations venant de la cellule, c’est-à-dire le groupe ou le syndicat, et ne doit servir qu’à relier entre elles les diverses organisations qui y adhèrent. La fédération ne peut être réellement fédéraliste que si elle n’a aucun pouvoir décisif et s’inspire toujours de la base. On trouvera au nom fédéralisme une démonstration plus complète de la fédération, telle que la conçoivent les anarchistes.
FÉDÉRATION (fête de la)
Fête qui fut célébrée à Paris le 14 juillet 1790, premier anniversaire de la prise de la Bastille. Les délégués de 83 départements français formant une armée de 60.000 hommes s’y trouvèrent réunis. Cette fête se célébra sur le Champ-de-Mars et, devant toute cette foule, La Fayette prononça le serment de fidélité à la Constitution, auquel le roi souscrivit.
FEMINISME
du latin femina, femme
Le féminisme est une doctrine ayant pour objet de faire admettre universellement, pour les femmes, des droits égaux à ceux des hommes dans la société humaine. Aucune doctrine n’est plus que celle-ci conformé à un élémentaire esprit d’équité. Cependant, elle a rencontré, et rencontre encore, nombre d’oppositions, dictées par la routine, le fanatisme religieux, ou plus simplement par l’intérêt. Dans beaucoup, de milieux qui se prétendent « avancés », c’est-à-dire ayant là prétention de précéder notablement leurs contemporains sur la voie du progrès, on fait beaucoup de réserves sur la question de l’égalité des sexes. La crainte de compétitions plus nombreuses autour des urnes électorales, et de surprises désagréables quant au résultat du scrutin, paraît être surtout en jeu. Cependant, on dissimule cette appréhension derrière des considérations philosophiques : On prétend que la femme est inférieure à l’homme, physiquement et intellectuellement ; qu’elle est dépourvue de sens administratif, et incapable de se diriger elle-même ; enfin, que son éducation sociale n’est pas faite. Examinons ce que valent ces arguments :
La femme est, en moyenne, de taille et de musculature plus faibles que l’homme, c’est exact. Mais ce qui est une condition rédhibitoire pour des travaux de force, tels le terrassement ou la forge, ne l’est nullement pour d’autres tâches aussi utiles, telles la couture, les soins ménagers, l’infirmerie, ou l’enseignement, pour ne citer que ces exemples. On pourrait même dire que, à notre époque où, de plus en plus, la puissance mécanique remplace avantageusement l’effort musculaire, la collaboration des bras solides est de celles qui offrent de moins en moins d’intérêt pour la production. Le manœuvre disparaît progressivement devant le technicien. Et ce qui fait le technicien, c’est le savoir et l’ingéniosité, non la rudesse de la poigne. Sauf pour ce qui est de la carrière militaire, on ne demande pas aux jeunes hommes qui sortent des grandes écoles un minimum de taille et de tour de biceps. On exige d’eux simplement une suffisante connaissance des matières du programme. Alors qu’un débile, doué, du sexe masculin, peut être reçu dans ces conditions, pourquoi la fragilité féminine, si souvent unie, d’ailleurs, à l’intelligence et à la beauté, serait-elle une infranchissable barrière ?
La plupart des grandes découvertes scientifiques, et des magistrales œuvres d’art, sont dues au sexe masculin. C’est exact encore. Mais leurs auteurs ne sont qu’une infime minorité dans l’espèce humaine. L’immense majorité est représentée par des ouvriers, des artisans, des comptables, aux professions à peu près équivalentes pour les deux sexes. Au manuel qui sollicite une carte syndicale, on ne réclame pas le brevet d’une invention. Au citoyen qui se présente à la mairie, pour avoir sa carte d’électeur, on ne demande ni un certificat médical d’aptitude, ni même la preuve qu’il sait lire. Pourquoi donc des travailleuses habiles, des institutrices, des doctoresses, des poétesses, des artistes de talent seraient-elles tenues à l’écart, alors qu’est reconnu digne de prendre part, à la gérance des affaires publiques, n’importe quel crétin illettré, pourvu que l’état-civil ait témoigné qu’à son bas-ventre était appendu le douteux ornement d’un pénis, alourdi de testicules ?
Pourquoi faut-il que le langage populaire ait fait de ces objets l’emblème du courage civique, dans le même temps que la discrète entrée des paradis charnels ne demeurait prise que pour emblème de la stupidité ?
Pour ce qui est de la thèse de l’incapacité des femmes à régir quoi que ce soit, et se suffire à elle-mêmes, l’expérience de la grande guerre en a fait bonne justice. Pendant que des millions d’hommes étaient mobilisés, des millions de femmes qui, pourtant, n’avaient, en très grande partie, fait aucun apprentissage sérieux de leurs nouvelles fonctions, étaient appelées à les remplacer à l’usine, au bureau, à l’atelier, aux champs, dans les hôpitaux, à la direction de quantité d’entreprises industrielles et commerciales. Or, elles surent fort bien s’adapter à ces exigences imprévues de la vie sociale. Ce qui éloigne surtout la femme de nombre d’activités, qui semblent devoir être éternellement l’apanage du sexe masculin, ce n’est ni la débilité mentale, ni la faiblesse physique, mais bien l’absorbant souci du ménage, et principalement de la maternité, qui a pour mission de perpétuer la vie, et devrait, dans une organisation bien construite être à elle seule suffisante pour conférer, au sein de la société, une place honorable et des égards.
C’est un lieu commun de prétendre que, dans la famille, l’épouse représente, par excellence, l’élément volage, dépensier, frivole. En vérité, ceci ne résiste pas à l’examen des faits. L’homme est aussi fréquemment que sa compagne joueur, débauché, égoïste, prodigue. Il est en revanche, d’ordinaire, beaucoup moins sobre. Ce qui ne doit point signifier que le sexe féminin puisse être pris pour modèle des vertus de l’espèce. La préoccupation de guerroyer pour le droit des plus faibles ne justifie ni l’injustice ni les contre-vérités !
Cependant, discuter sur le féminisme en recherchant qui, de l’homme ou de la femme, a le plus contribué à la prospérité humaine, c’est discuter à côté de la question. De deux choses l’une : Ou, pour être admis à défendre ses intérêts et se prononcer dans les assemblées publiques, on doit être en possession de brillantes facultés intellectuelles, et d’un minimum de savoir, et alors, seule, une élite d’hommes et .de femmes, instruits et capables, aura qualité pour s’occuper de l’organisation sociale, les autres citoyens des deux sexes n’auront qu’à obéir. Ou bien seront jugés dignes de défendre leurs droits et d’exprimer une opinion tous ceux qui participent, à un titre quelconque, à l’activité de la société, en tant que travailleurs manuels ou intellectuels, et alors tous ceux qui se rendent utiles, et sont de bonne volonté, doivent être également pris en considération par l’ensemble. Ce n’est plus le sexe, masculin ou féminin, qui doit compter, mais la qualité de travailleur. Ce n’est plus la forme des génitoires qui doit être retenue, en vue d’une sélection pour un emploi quelconque, mais l’aptitude physique ou intellectuelle à remplir convenablement cet emploi.
On prétend que l’éducation sociale de la femme est en retard. Mais est-elle bien sérieuse, celle du citoyen « conscient » qui ne possède, en fait de connaissances, d’autre bagage sociologique que la lecture de quelques brochures et de son journal préféré ? Les citoyens ne s’expriment-ils pas en conformité de leurs besoins personnels et immédiats, beaucoup plus qu’en raison de données historiques qu’ils ignorent, d’ailleurs, presque tous ? Et si le droit de prendre part aux décisions dans la collectivité c’est le droit, finalement, de faire valoir ses revendications et d’exposer ses doléances, comment pourrait-on admettre, contre toute évidence, que la femme, même si elle n’avait à s’exprimer qu’en tant que fille, épouse et mère, serait seule, dans le genre humain, à n’avoir rien à dire ?
Rien n’a fait plus de mal au féminisme, rationnellement compris, que cette sorte de masculinisme de fait, sinon de théorie, dans lequel se sont complu certaines militantes féministes, en s’efforçant de contrefaire les hommes presque dans la coupe de leurs vêtements, jusque dans leurs vices et leurs laideurs, Une telle attitude n’est pas en faveur du sexe féminin — que l’on semble répudier tout en se faisant son avocat — mais au contraire tout à la louange du sexe masculin — dont on paraît regretter de ne point faire partie tout en le décriant.
Les véritables féministes sont trop épris des qualités particulières et des charmes inhérents au sexe féminin, trop convaincus de leur importance considérable dans les destinées humaines, pour souhaiter leur disparition, en faveur de quelque type nouveau d’humanité ridicule et hybride. Prôner l’égalité des sexes, c’est reconnaître en eux des vertus complémentaires, également nécessaires au bonheur commun ; c’est vouloir les exalter, sans accorder aux unes plutôt qu’aux autres la prééminence. C’est, sans avilir l’homme, rétablir, au profit d’Aphrodite libérée, un culte disparu.
‒ Jean MARESTAN.
FÉMINISME
Doctrine qui revendique l’émancipation sociale et politique des femmes. Il y a beaucoup de sortes de féminisme comme il y a bien des espèces de socialisme. Le féminisme peut être timoré et se borner à la revendication pour la femme des droits civils, excluant les droits politiques ; il peut être intégral et prétendre à l’égalité complète de la femme et de l’homme dans la société.
Le féminisme, comme le pacifisme et le socialisme, est très ancien. Dès l’aurore des civilisations, il s’est trouvé des femmes supérieures et aussi des hommes épris de justice pour s’élever contre l’esclavage dans lequel la moitié féminine de l’humanité était tenue ; mais on peut dire que le féminisme conçu comme un mouvement d’ensemble est de formation relativement récente, il est une conséquence de la démocratie.
Pendant la grande révolution française, le mouvement féministe a atteint de très fortes proportions. A côté des clubs masculins, il y avait des clubs de femmes, et ils couvraient toute la France. Ces réunions discutaient des questions de l’actualité politique, mais aussi des revendications spéciales aux femmes. A la déclaration des Droits de l’Homme, Olympe de Gouges opposa la déclaration des Droits de la Femme.
En 1830 et en 1848, nous voyons l’agitation révolutionnaire atteindre aussi les femmes. Elles se joignent aux hommes dans les émeutes de la rue ; mais elles tentent aussi de profiter du mouvement d’affranchissement populaire pour obtenir l’émancipation politique et sociale de leur sexe. En 1848, Jeanne Deroin imposa à l’attention de tous, les revendications du féminisme.
Durant la seconde moitié du dix-neuvième siècle, le féminisme prit les proportions d’un mouvement mondial, quoique à la vérité timide et en général assez peu actif.
Presque partout il a été un mouvement bourgeois ; en ce sens qu’il était dirigé et suivi par des bourgeoises. Cela s’explique fort bien. Seule la femme de la bourgeoisie était assez instruite et éclairée pour comprendre la situation inférieure dans laquelle était placé son sexe et vouloir la modifier. La masse des ouvrières et des paysannes, plongées dans l’ignorance, élevées dans les préjugés, subissaient sans murmure le millénaire esclavage dans lequel était tenu leur sexe.
Sans agitation violente, le féminisme obtint peu à peu des succès ; victoires au compte-gouttes si l’on peut ainsi dire. Les universités ouvrirent l’une après l’autre leurs portes aux jeunes filles. Tout d’abord très peu en profitèrent ; les mœurs étaient à cet égard en arrière des lois ; la bourgeoisie ne voyait pour, ses filles d’autre carrière que le mariage ; seules, quelques exceptions ; personnalités supérieures ou plus simplement filles de savants, de professeurs osaient s’asseoir à côté des jeunes gens sur les bancs des facultés.
La grande guerre a précipité la victoire du féminisme universitaire comme du féminisme en général.
La situation des classes moyennes devenue instable par la crise des changes ; le mariage rendu plus problématique par la grande hécatombe de jeunes hommes déterminèrent la bourgeoisie à donner à ses filles une profession libérale qui leur permît, au besoin, de vivre sans le secours d’un homme. Les jeunes filles envahirent les universités où elles étaient parfois durant les années de guerre plus nombreuses que les jeunes gens. L’étudiante longtemps mal tolérée, considérée par les professeurs et les collègues comme une originale, a obtenu aujourd’hui droit de cité ; le baccalauréat est devenu la sanction des études secondaires pour les deux sexes.
Depuis le milieu du dix-neuvième siècle, des États de l’Amérique avaient accordé aux femmes le vote politique ; mais le mouvement était lent.
L’Angleterre, où déjà Stuart Mill avait obtenu en faveur du vote des femmes une forte minorité à la Chambre des Communes réussit à donner au mouvement dit des « Suffragettes », une extension inconnue jusque-là à aucun mouvement féministe. Sans atteindre à l’émeute sanglante qu’elles repoussaient en principe, les féministes anglaises firent pendant une dizaine d’années une propagande des plus actives. Une suffragette sacrifia délibérément sa vie en se jetant sous un cheval du Derby d’Epsom, afin que sa mort serve à la cause du vote des femmes. C’est là une forme originale de propagande par le fait.
La guerre, qui mobilisa pour la première fois les hommes par millions força les États à recourir à la main-d’œuvre féminine. La ménagère déserta sa cuisine pour l’usine et l’atelier, où, pour la première fois, elle eut le plaisir de gagner de hauts salaires dont elle pouvait disposer à son gré, puisque les hommes étaient absents.
L’ouvrière commença alors à comprendre le plaisir de la vie indépendante, même lorsque cette indépendance est chèrement achetée par un long séjour à l’atelier.
Dans l’industrie, dans les emplois divers où on voulut bien l’accepter, les femmes montrèrent qu’elles étaient une force sérieuse de production. Bien des préventions anti-féministes tombèrent, et nombre de pays ont accordé aux femmes le droit de vote, et même l’éligibilité.
Aujourd’hui, les femmes votent, même en Turquie, le pays des harems, où il y a seulement quinze ans, les femmes ne pouvaient sortir que voilées.
La France, à cet égard, reste en arrière, ce qui prouve que nous sommes en réalité un pays très conservateur.
Les anarchistes, qui ne reconnaissent pas la valeur du suffrage universel, ne s’intéressent pas aux revendications politiques des femmes. Mais la société présente n’est pas l’anarchie, et il est naturel que les femmes éprises de justice et d’égalité, revendiquent le droit dans la société d’être ce que sont les hommes.
Si les Françaises n’ont pas eu de succès jusqu’ici sur le terrain politique, la guerre a marqué dans les mœurs un mouvement très net d’affranchissement féminin.
Les modes, tout en restant très féminines, se sont en partie affranchies de tout ce qui dans la mise entravait les mouvements de la femme. Plus de lourds chignons, mal retenus par des épingles ; plus de corsets baleinés qui comprimaient la taille ; plus de jupons empesés ; plus de longues robes incommodes.
Par le sport, la jeune fille a cessé de mettre sa coquetterie dans la faiblesse. Nombre de sports réputés masculins, sont pratiqués par des femmes ; elles forment des sociétés et briguent des championnats.
Enfin, la jeune fille, renonçant aux vieux préjugés, se détermine à vivre la vie sexuelle. La vieille fille éternellement vierge, n’existe plus guère aujourd’hui. Nombre de jeunes personnes, loin de mettre en le mariage tout l’espoir de leur existence, le repoussent, au contraire, comme un esclavage. Mais, à défaut de mari, elles prennent volontiers un ami et elles ont appris à éviter les charges de la maternité.
‒ Doctoresse PELLETIER.
FENIAN
n. m. (d’un vieux mot irlandais, fîami, qui servait à désigner une caste de guerriers)
Les fenians étaient les membres d’une association révolutionnaire nationaliste, qui se forma secrètement, en 1861, et dont le but était d’arracher l’Irlande à la domination anglaise. Les fenians eurent leur époque héroïque. De 1865 à 1868, ils se signalèrent par des attentats contre les fonctionnaires du roi et la lutte, ouverte et franche, leur étant interdite, ils usèrent de l’action directe. Ils furent naturellement vaincus par des forces supérieures et leur association s’éteignit. Mais l’idée subsista ; elle fut reprise d’abord par la ligue des Invincibles, ensuite par la ligue agraire et, en dernier lieu, par les Sinnfeiners, qui luttent courageusement pour l’indépendance irlandaise.
FEODALITE
n. f.
I.
Comme vivant sous le régime féodal, on classe assez souvent des peuplades comme Abyssins, Albanais, Druses, Kurdes, Rifains, etc. Dans l’antiquité, les anciens Gaulois, les anciens Germains, les Achéens (c’est-à-dire les Grecs avant Homère) avaient le même régime social. Le plus souvent, avec le temps, cette organisation disparaît, ou, tout au moins, ne persiste que dans quelques pays montagneux, dont la nature favorise l’indépendance des tribus, et, au point de vue économique, maintient la vie pastorale.
La féodalité primitive, que j’appellerai ainsi, pour l’opposer à la féodalité proprement dite, celle du moyen-âge européen, comporte la division de la peuplade en tribus ou clans (ou gentes, chez les latins primitifs) indépendants. Chaque clan ou tribu groupe des familles d’hommes libres sous l’autorité d’un chef héréditaire (pater latin, roi ou seigneur) ; et tous se considèrent comme descendants d’un même ancêtre, ont les mêmes emblèmes (ou totems).
Les tribus sont souvent en dispute et en guerre, les unes contre les autres. Il n’y a accord, dans la tribu, ou entre les tribus, que lorsqu’il s’agit d’organiser un coup de main pour aller piller une tribu voisine, ou pour faire une expédition en pays plus éloigné, ou bien lorsqu’il faut défendre la fédération contre un ennemi menaçant. Alors, la tribu, ou l’ensemble des tribus, choisit un chef d’expédition, un roi des rois, un chef de guerre (Agamemnon, Samson, Vercingétorix, Abd el Krim, etc...), dont l’autorité d’ailleurs est précaire et temporaire. C’est pourquoi quelques écrivains ont donné le nom de république à ces groupes sociaux.
Dans ces sociétés primitives, chaque seigneur, ou chef, ou pater latin, ou roi est indépendant. Ce hobereau est à la tête d’hommes libres, plus ou moins nombreux, parfois une douzaine, parfois quelques centaines, ou bien davantage. Mais la condition d’homme libre s’entend par rapport à la condition d’esclave, lesquels sont d’ailleurs très peu nombreux. Il n’y a pas de liberté véritable chez les primitifs. L’homme libre ne peut pas sortir de la tribu. Dans les temps les plus lointains, il est lié d’obéissance au totem, à la coutume, plus tard, à celui qui a accaparé la puissance du totem, c’est-à-dire au chef de la tribu.
La vassalité caractérise le régime féodal. Quand le royaume parvient à se constituer, les chefs de tribu deviennent les vassaux du chef de la fédération. Prérogatives et rapports sociaux sont héréditaires et fixés par la tradition.
Ce qui caractérise cette féodalité primitive, c’est encore le caractère familial des rapports sociaux. La hiérarchie est compensée par une certaine familiarité. Le seigneur est le protecteur de ses vassaux et de ses clients. Les mœurs appartiennent au régime patriarcal, qui n’est pas essentiellement idyllique, car il comporte tous les abus d’une autorité monopolisée par une seule famille et non contrôlée, et où la violence sans espoir est le seul recours contre l’injustice.
L’appropriation individuelle existe déjà. Les familles nobles sont les plus riches, c’est-à-dire qu’elles possèdent la plus grande partie des troupeaux. Les forêts, landes, friches, pâturages, continuent à rester indivis. Lorsque la culture apparaît chaque famille cultive ce qu’elle peut. Le seigneur s’approprie la plus grande partie des terres cultivables, que ses esclaves ou serfs, ou ses métayers, cultivent pour lui. Cette appropriation a toujours tendance à s’accentuer aux dépens des pauvres, qui passent à la condition de colons ou métayers, ou serfs.
II. — FÉODALITÉ PROPREMENT DITE.
L’invasion des Barbares détruit le cadre administratif de l’empire romain. Il n’y a plus d’Etat. Tout le système fiscal, qui pesait si lourdement sur les populations, s’écroule. Chaque chef de clan s’établit sur la terre conquise, comme seigneur à peu près indépendant, sauf rapport de vassalité, souvent assez vague, avec le roi. Il a le droit de justice dans son domaine. S’il s’est établi dans une région où la vie commerciale est importante, il prend le droit de battre monnaie, qui, dans la suite des temps, est toujours une fausse monnaie (la monnaie du roi ne vaut pas mieux). Ses hommes s’installent comme seigneurs de moindre importance, ou comme francs alleutiers (propriétaires libres et indépendants).
L’établissement des Barbares n’est pas définitif immédiatement. Des bandes parcourent longtemps le pays en conquérants. Un des fils de Clovis, Thierry, fait deux expéditions en Auvergne, qui fait partie de ses Etats, pour donner à ses troupes l’occasion de piller. Les envahisseurs ne se fixent que lentement. En fait, l’organisation féodale ne se réalise qu’à l’époque carolingienne. A ce moment, si l’on cherchait les origines de l’aristocratie, on trouverait, parmi ses ancêtres, les conquérants de race étrangère, descendants des chefs de clan, et aussi les chanceux, les débrouillards, devenus serviteurs, truchements et compagnons des chefs barbares, et encore les gros propriétaires gallo-romains ayant pu traiter avec les envahisseurs (au moment de l’ « hospitalité », on partage des terres). Les simples hommes libres, d’origine germanique, les francs alleutiers du début ont disparu sous la pression des conditions sociales, trop faibles pour se protéger eux-mêmes dans les guerres et les compétitions incessantes.
Sous l’autorité des seigneurs, le peuple travaille et peine. La bourgeoisie est peu importante : quelques artisans et marchands dans les villes dépeuplées. Toute la vie économique est agricole. Or, déjà, sous le Bas Empire, la classe rurale moyenne avait complètement disparu. Sous la dépendance de très gros propriétaires, il n’y avait plus que des colons, asservis à la terre. La conquête barbare n’a pas beaucoup changé les conditions sociales. Ces colons sont devenus pour la plupart de véritables esclaves (servus ou serf veut dire en latin esclave), des serfs de la glèbe, véritables bêtes de somme, sans aucun droit, subissant le droit du bon plaisir, du plaisir sexuel (droit de cuissage, racheté plus tard), de tous les caprices d’un pouvoir absolu. Ce sont des esclaves, et c’est tout dire. Il est remarquable que l’Eglise chrétienne n’a fait aucun effort pour libérer les serfs. Elle est devenue féodale, et toute sa politique a tendu à accaparer des biens et des richesses. Elle s’est montrée souvent plus dure pour ses serfs que les seigneurs laïcs.
Aucun espoir pour le serf de se libérer. Il n’a pas le droit d’entrer en cléricature. Les couvents accueillent des vilains, des bourgeois, des nobles, mais pas des serfs ; ceux-ci appartiennent à leur seigneur. Les prêtres, même s’ils sont d’humble extraction, sont, eux aussi, de libre origine ; ils se recrutent parmi les enfants bien doués des vilains, des bourgeois surtout, parmi les cadets des familles nobles, et à ceux-ci sont réservées les grasses prébendes ; quelquefois un fils de serf (peut-être un bâtard), protégé par le maître et affranchi, sera, avec son consentement, instruit pour entrer dans les ordres.
Il y a certes souvent des maîtres passables, parfois de bons maîtres. Mais il faut se souvenir de la brutalité des mœurs de cette époque où comptent pour rien la souffrance et la vie humaines. Malgré le triomphe du christianisme, malgré la puissance de l’église, l’état de guerre est permanent. Ce qui le prouve, ce sont les châteaux-forts, ce sont les bourgs fortifiés, les églises fortifiées. Tout le monde se garde. Les seigneurs font métier de faire la guerre pour en tirer profit.
Plus tard, avec l’adoucissement des mœurs, cette guerre pourra devenir un sport ; il y aura des règles d’honneur et de courtoisie entre les chevaliers, mais pas vis-à-vis des gens du peuple. A ce moment, quand la vanité de paraître l’emporte sur la brutalité, ce sont les serfs et les vilains qui pâtissent des dépenses démesurées. Le domaine doit pourvoir aux dépenses du maître, et c’est aux dépens de l’entretien du travailleur. Le luxe avec une technique peu évoluée (donc à faible rendement) a pour conséquence la misère des producteurs (note de Christian Cornelissen).
La condition des serfs change au cours des temps. Taillable et corvéable à merci, à la merci du maître, le serf n’avait la propriété, ni la disposition de rien : ni de son pécule, ni, non plus, d’un bien, si minime fût-il, à laisser à ses enfants. Lui mort, le seigneur pouvait reprendre la vache qui aurait fait vivre les orphelins. Mais travail d’esclave n’est pas profitable. Peu à peu les maîtres se rendirent compte qu’ils avaient intérêt à laisser au travailleur une part de la production en toute propriété. Le serf devenait vilain, toujours attaché à la terre, mais libre de son pécule, maître du petit bien qu’il pouvait avoir ; il travaillait mieux et le seigneur y trouvait profit.
Car la servitude économique ne changeait guère. Le vilain a l’illusion de travailler pour lui, et il s’acharne à la peine. Mais il reste soumis à des redevances abusives, par exemple à toutes les obligations des banalités : obligation, moyennant payement d’une taxe, d’aller moudre son blé au moulin du seigneur, de se servir exclusivement du four banal, du pressoir banal, de la forge banale, etc. Il n’a pas le droit de vendre son vin avant que le seigneur ait vendu le sien, etc. Tout cela, sans compter les corvées, les taxes et les dîmes. L’avidité des maîtres, avidité qui croît avec les besoins et la vanité, les conduit à l’exploitation abusive des pauvres gens, d’autant plus facilement qu’ils ont droit de justice et qu’ils sont ainsi, à la fois, juges et partie.
Les paysans, malgré des révoltes sporadiques (jacqueries) restent sous la domination des seigneurs. Ils sont trop isolés et trop faibles pour s’affranchir. L’effort de libération est parti des villes. Par l’effet des besoins grandissant et aussi de l’ingéniosité des hommes, un essor économique avait développé les cités et fait prospérer les corporations d’artisans. L’effort de ces corporations contre l’oppression féodale, qui s’est appelé le mouvement des Communes, a commencé au Xème siècle. Les chartes de franchise s’étendirent au cours du XIème et du XIIème siècle ; elles sont générales aux XIIIème. La bourgeoisie est née. Les bourgeois ont la libre disposition de leur personne ; la charte leur permet de fixer l’impôt, elle les met à l’abri du caprice éhonté du suzerain (seigneur ou abbé) dans l’établissement des taxes et redevances. On a dit que le pouvoir royal a favorisé le mouvement communal. C’est faux. Il s’y est opposé de toutes ses forces sur son propre domaine. Plus tard, il s’en servit pour saper le régime féodal.
S’il y eut une civilisation féodale, cette civilisation, qui eut en France son plein épanouissement au XIIIème siècle, coïncida avec l’effort d’affranchissement du peuple. C’est le peuple qui construit les cathédrales, c’est grâce à la bourgeoisie naissante que se fondent et se développent les universités, que fleurissent les arts et les travaux de l’esprit. Les progrès spirituels amènent l’adoucissement des mœurs. Tant que la féodalité a été souveraine maîtresse, elle n’a rien produit.
Le roi, c’est-à-dire le plus puissant seigneur féodal qui arrive à imposer sa suzeraineté à ses rivaux, finit à la longue par évincer les autres seigneurs féodaux. Il y est aidé par l’effort de la bourgeoisie. La féodalité disparaît ainsi peu à peu. En France, elle se perd insensiblement à l’avènement du XVIème siècle. L’administration, la fiscalité, la justice passent aux mains du pouvoir royal. Mais les coutumes et les servitudes (banalités, dîmes, etc.) persistent jusqu’à la Révolution. L’affranchissement des paysans ne date que de 1789, et, à cette date encore, il y avait des serfs de mainmorte sur les domaines de l’abbaye de Saint-Claude. C’est l’église qui a maintenu l’esclavage le plus longtemps.
Pour conclure, on peut dire que ce qui caractérise la féodalité, c’est que les seigneurs possédaient, à titre héréditaire, tous les pouvoirs administratifs, judiciaires, et, bien entendu, fiscaux. Il a fallu des siècles avant que le peuple prît conscience de cette iniquité : l’héritage donnant des droits sur autrui. Et pourtant, aujourd’hui existe une nouvelle féodalité capitaliste, en ce sens qu’elle détient par droit héréditaire, elle aussi, tout le pouvoir économique.
— M. PIERROT
FER
n. m. (du latin ferrum)
Le fer est un métal d’un gris bleuâtre. On le rencontre combiné soit avec du souffre, du nickel, de la magnésie, etc..., dans presque toutes les formations géologiques. Sa densité est de 7,8, c’est-à-dire qu’il pèse 7,8 fois plus que l’eau et qu’un mètre cube de fer pèserait 7.800 kilos. Le fer fond à la température de 1.500°, et bout à celle de 2.400°. C’est un métal très résistant quoique très malléable. Il est connu depuis la plus haute antiquité. Son symbole chimique est Fe.
Les minerais qui contiennent du fer sont traités dans les hauts fourneaux par le charbon, et produisent la fonte. Cette fonte, débarrassée de son excès de carbone et de ses impuretés par le puddlage, donne le fer. La fonte n’est, en réalité, autre chose qu’un carbure de fer contenant 95 p. 100 de fer et 2 à 5 p. 100 de carbone.
L’acier est un fer combiné avec une faible quantité de carbone ; il s’obtient soit en carburant le fer dans la proportion de 1,5 p. 100, soit en décarburant la fonte. Par la décarburation de la fonte, on obtient l’acier naturel ; par la carburation du fer, on obtient l’acier de cémentation. L’acier est plus dur que le fer ; on le rend plus dur encore par la trempe. On obtient encore différents aciers en incorporant divers métaux au fer.
En outre, le fer entre dans de nombreux alliages et se trouve en un mot à la base de toute l’industrie métallurgique. Est-il besoin d’énumérer ses diverses utilités ? Nous ne le pensons pas. Chacun sait aujourd’hui les usages que l’on fait du fer, et il est devenu si indispensable à l’industrie moderne, que différents groupes de capitalistes internationaux se disputent le contrôle et le monopole de cette matière.
Les gisements de fer sont surtout exploités en Angleterre, aux Etats-Unis, en Allemagne et en France, et la production en serait probablement suffisante si elle était employée à des fins utiles. Mais une grande partie de cette production sert à la fabrication d’engins de meurtre : navire de guerre, obus, canons, etc..., et tout naturellement, au détriment des objets de nécessité publique. D’autre part, s’il est des puissances qui manquent totalement de fer, il en est d’autres qui sont susceptibles d’en exporter. En 1921, l’Angleterre a produit 6 millions de tonnes de fer. L’Allemagne, 5 millions. En 1920, l’Amérique en a produit 68 millions de tonnes, et en 1922, la France a produit 20 millions de tonnes, cependant que l’Italie a du mal à élever sa production à plus de 400.000 tonnes. On peut dire que la production totale du fer est contrôlée par les Américains, les Allemands, les Anglais et les Français, et que ce sont eux qui disposent à leur guise de cette matière de première nécessité. Nous avons dit, d’autre part, que les intérêts du capitalisme étalent divisés quelles que soient les apparences. Nous savons que pour le pétrole et le caoutchouc, les Anglais et les Américains se font une guerre acharnée. En ce qui concerne le fer, l’unité est loin d’être réalisée sur le terrain capitaliste. Avant la guerre, ou plutôt au début de la guerre, les capitalistes allemands escomptant la victoire de leurs armées, espéraient pouvoir s’approprier le bassin de Briey, qui est un des plus riches bassins miniers du Nord-est de la France, et de cette façon, concurrencer avantageusement l’Angleterre et l’Amérique. Le plan fut déjoué par l’entrée dans le conflit de ces deux puissances. L’Allemagne fut vaincue, et aujourd’hui les intérêts de l’industrie lourde allemande sont intimement liés à ceux de la France.
Les gros capitalistes français craignent autant que les gros capitalistes allemands la concurrence anglo-américaine. Aussi ont-ils engagé la bataille. Le « Cartel de l’Acier » ayant à sa tête Schneider et Thyssen, de Wendel et Krupp a été réalisé vers la fin de 1926, dans le but de lutter contre les prétentions et les menaces anglo-américaines. Certains économistes démocrates ont considéré la réalisation de ce cartel comme un événement historique susceptible d’assurer la paix en Europe... C’est une erreur.
Le Cartel de l’acier démontre simplement que la haine est un sentiment inspiré au peuple par le capitalisme en raison directe de ses intérêts. Cette haine se déplace selon les besoins de la cause. Hier, on poussait à la haine de l’Allemand, demain on poussera à la haine de l’Anglais, et le « Capital » fera battre le peuple français ou allemand contre l’Angleterre ou l’Amérique, pour le fer, s’il le juge utile.
Un autre danger, encore plus immédiat que celui de la guerre, découla du « Cartel de l’Acier », qui va s’étendre, dit-on, à toute l’Europe Centrale ; c’est que ce monopole international, dont les dirigeants auront seuls autorité pour fixer les prix, permet une surenchère dont souffrirait nécessairement la classe ouvrière. Ce danger fut signalé en ces termes dans le grand journal démocrate allemand, le Vorwaerts :
« La classe ouvrière allemande, moins que tout autre, parce qu’elle est dans sa plus grande partie employée dans l’industrie de transformation, ne devra jamais sous-estimer le danger que représente pour elle la mainmise de puissants groupements internationaux sur le monopole de certaines matières premières. Pour l’industrie de transformation, la matière première est un des principaux facteurs du prix de revient. Toute augmentation ou toute exagération du prix de la matière première équivaut à mettre sur le pavé de grandes masses d’ouvriers. C’est pourquoi il est nécessaire de s’opposer par tous les moyens possibles, à une trop grande tension des prix, provoqué par de tels monopoles internationaux...
...Des offices de cartel nationaux et internationaux devront être créés, pour éviter que ces organisations purement capitalistes n’assurent leurs bénéfices qu’en faisant supporter aux consommateurs et aux ouvriers le poids de tous les risques ».
Nous voyons que le dilemme reste entier en ce qui concerne le fer et toutes les autres matières premières, et que la monopolisation ou autrement dit : le centralisme capitaliste menace le prolétariat d’abord en tant que producteur en le contraignant au chômage, ensuite en tant que consommateur, ne lui permettant pas de se munir de ce qui est indispensable à la vie. Et, pour couronner cet arbitraire, la guerre reste toujours là, au cas où les divers groupes de capitalistes n’arrivent pas à s’entendre et à concilier leurs intérêts particuliers.
La course au fer, au caoutchouc, et au pétrole sont les trois dangers les plus immédiats. Il ne semble pas que la classe ouvrière se rende compte du péril. La guerre marocaine de 1926 n’eut d’autres causes que la possession du sol marocain par divers groupes de capitalistes avides d’en exploiter les richesses souterraines. En régime capitaliste, le fer et l’acier, qui ne devraient servir qu’à la fabrication de machines et d’outils, qui pourraient être une source de richesse et de fécondité pour l’humanité, sont des sources de carnage et de destruction. Et cela, pour l’unique raison qu’ils sont en la possession d’une poignée de parasites qui dirigent le monde.
Il n’y a pas de palliatifs à un tel état de choses. La puissance économique du monde est dirigée par un capitalisme avide qu’il faut abattre, si l’on veut que cela change. Il n’y a pas d’autre remède que la révolution pour atteindre ce but. C’est au peuple de la faire, s’il ne veut pas être écrasé et être livré au plus terrible des esclavages.
FERMAGE
n. m.
Le fermage est la redevance, le loyer, qu’un locataire d’un bien ou d’une propriété agricole doit verser au propriétaire pendant toute la durée du bail fixé d’un commun accord entre le locataire et le propriétaire. Le locataire s’appelle le fermier.
Le fermier peut se comparer au tâcheron, avec cette différence qu’il a beaucoup plus de risques que celui-ci. En effet, un tâcheron accepte de faire à la tâche un travail déterminé, alors que bien souvent dans les contrats de fermage, le fermier s’engage à verser à son propriétaire, soit en argent soit en nature, une valeur supérieure à ce que la terre et sa ferme lui rapporteront. Il est à la merci d’une bonne ou d’une mauvaise récolte et, ayant toutes les charges de la ferme, il n’en a pas les bénéfices. Le fermage, qui, au lendemain de la Révolution française, devait s’éteindre par suite de la répartition de la terre entre les petits paysans, s’étend aujourd’hui de plus en plus. La terre devient une industrie comme l’automobile ou l’aviation, et est exploitée par des puissances d’argent qui en tirent des ressources incalculables. D’autre part, les descendants de la vieille aristocratie française achètent à prix d’or toute la terre qui se trouve à vendre et la grosse bourgeoisie ne dédaigne pas non plus cette catégorie de revenus. Cependant, ni la bourgeoisie, ni l’aristocratie ne consentent à abandonner la ville pour la campagne ; ils afferment donc leurs propriétés agricoles pour une somme déterminée, à charge pour l’affermataire, s’il veut réaliser des bénéfices, de fournir un rendement, une production supérieure à la valeur du fermage.
Il est évident que l’affermateur cherche à retirer de son exploitation le plus large revenu possible, et le fermier qui ne possède ni terre, ni bétail est contraint d’accepter toutes les conditions, aussi onéreuses soient-elles, qui lui sont imposées. Il en résulte que, la plupart du temps, le fermier ne travaille uniquement que pour son propriétaire, car une fois qu’il a payé son fermage, il ne lui reste plus rien. Et c’est ainsi que, toute son existence, il arrachera des richesses à la terre, sans jamais en profiter, sans jamais avoir à lui un petit lopin.
Il y a plusieurs catégories de fermiers : les gros et les petits. Les gros sont naturellement du côté des propriétaires et exploitent également les petits. C’est dans l’ordre des choses. Le petit fermier, quoi qu’il fasse, ne peut être qu’écrasé en régime capitaliste ou tout s’achète avec de l’argent. La Révolution française, en distribuant la terre, n’a pas aboli la propriété, et il était inévitable qu’à la longue cette terre retournât aux possédants de la richesse sociale. Le « fermage », tel qu’il s’exerce dans nos pays démocratiques, démontre qu’une révolution qui repose sur le principe de la propriété et qui laisse subsister après elle la puissance d’argent, est une révolution incomplète, puisqu’elle laisse la possibilité d’acquérir et de reconstituer ce qu’elle entendait détruire. Le fermage : c’est la féodalité, et l’affermateur est un véritable seigneur qui ne fait rien et qui n’a d’autres soucis que d’encaisser le produit du travail des autres.
Dans l’industrie, un usinier peut prétendre fournir un travail quelconque représentant une certaine valeur ; dans le fermage, le propriétaire ne peut rien invoquer, sinon sa propriété. Il gagne de l’argent sans rien faire. C’est logique, puisque nous sommes en société capitaliste.
Faut-il dire que la situation précaire du fermier rend plus misérable celle du simple travailleur des champs ? Tiraillé par les exigences du propriétaire, le fermier devient à son tour exigeant en ce qui concerne ses ouvriers. Pour arriver à boucler son budget, il demande à ceux qu’il emploie, de longues heures de travail pour de maigres salaires, et cela explique peut-être l’abandon de la terre par la jeunesse campagnarde. Si le fermage n’était pas une honteuse exploitation, il est probable que la culture ne manquerait pas de bras, ainsi qu’on se plaît à le dire.
FERMENTATION
n. f.
Transformation qui s’opère dans les matières organiques, dans les corps, dans les liquides placés dans des conditions déterminées et mises en présence d’un agent spécifique (ferment). La fermentation du jus de raisin produit du vin ; la fermentation des liqueurs contenant du sucre donne de l’alcool.
Au figuré : agitation de l’esprit, excitation. La misère du peuple est un ferment de révolte. Les passions se déchaînent à la suite d’une longue fermentation, provoquée par l’insolence des puissants à l’égard des malheureux. Les facteurs de fermentation révolutionnaires sont nombreux au sein de la société capitaliste, et sont alimentés par l’arbitraire qui régit les sociétés modernes. De même qu’un liquide fermenté fait parfois éclater le flacon qui le contient, l’injustice, ferment de haine, fait éclater le populaire, qui déborde des cadres de la légalité pour obtenir ce dont il a besoin. C’est alors la révolution qui était en fermentation et qui se déchaîne, entraînant avec elle et derrière elle tout le flot des parias et des opprimés.
FERTILITE
n. f. (du latin fertilis, fertile)
Etat, qualité de ce qui est fertile, abondant, fécond. Ce qui produit beaucoup. La fertilité d’un champ, d’un pays, d’une campagne. « Cette contrée doit sa richesse à la fertilité de son terrain ». Les pays de craie et de pierre calcaire sont beaucoup moins fertiles que ceux d’argile et de cailloux vitreux (Buffon). La terre intelligemment exploitée serait suffisamment fertile pour nourrir tous ses habitants ; et, s’il existe des hommes qui sont dans le plus complet des dénuements, c’est que sa fertilité est entravée par les accapareurs, les spéculateurs et les oisifs.
Au figuré : qui produit abondamment. La fertilité d’un écrivain ; la fertilité d’une matière, d’un sujet, c’est-à-dire qui prête au développement. Une grande fertilité d’esprit ; la fertilité de l’imagination. Au figuré et surtout en ce qui concerne le travail de l’intelligence, fertilité est synonyme d’abondance et de fécondité, mais ne suppose pas qualité supérieure. Il est quantité d’écrivains et de littérateurs qui sont très fertiles, mais dont la qualité de l’œuvre est détestable. Il est peu d’individus qui produisent beaucoup et bien, et des hommes possédant une fertilité semblable à celle d’un Voltaire ou d’un Hugo sont excessivement rares.
FERVEUR
n. f. (du latin fervor, chaleur)
Zèle, ardeur, pour les exercices de piété, de dévotion et de charité. Prier avec ferveur. La ferveur n’est pas, comme on pourrait le croire, une manifestation de la sincérité de celui qui s’y livre, et les marques de dévotion ne sont souvent que de l’hypocrisie. En matière religieuse, lorsque la ferveur est sincère, elle signale alors un fanatisme étroit et un esprit rétrograde.
Au figuré, on donne le nom de ferveur à toute ardeur extrême, aux sentiments qui portent au dévouement de soi en faveur d’une chose, d’un objet, d’une idée. Etudier avec ferveur. Défendre une idée avec ferveur, avec passion. Combattre avec ferveur ; lutter avec ferveur. Soutenir une cause avec ferveur. La ferveur est une qualité qui appartient à la jeunesse, car lorsque l’on avance en âge on acquiert un esprit de modération, et la ferveur se refroidit. C’est sans doute la raison pour laquelle les grands mouvements historiques et sociaux furent en tous les temps déclenchés par des hommes jeunes. La ferveur n’est cependant pas un signe et une preuve de vérité, et l’on peut avec ferveur — c’est ce qui se produit fréquemment — se dévouer pour une cause injuste et erronée. Il est donc sage, avant de se jeter dans une bataille quelconque, de s’assurer de son utilité, pour ne pas agir aveuglément et sans but.
FETICHISME
n. m. (de fétiche)
Les fétiches sont des idoles grossières, des animaux, des pierres, des arbres, auxquels la superstition et la crainte prêtent une certaine puissance, et qui sont adorés comme des dieux par les « sauvages ». Le fétichisme est le culte des fétiches. Le fétichisme est très répandu en Orient, et surtout dans le centre de l’Afrique, parmi les populations nègres. S’il est vrai que « le fétichisme est la première religion des hommes encore dans l’enfance de l’intelligence » (Virey), il faut en conclure que l’intelligence de l’humanité prise en son ensemble n’a que peu sensiblement évolué, car les peuples modernes sont tout autant que les peuples des premiers âges imbus de fétichisme. Les fétiches ont changé, mais l’esprit d’adoration est resté le même. Quelle différence y a-t-il entre ce chrétien civilisé qui adore l’image de la vierge, ou qui égrène son chapelet, et ce nègre du Dahomey qui réclame l’assistance d’un petit monstre en pierre pour chasser les génies invisibles et malfaisants ? Y a-t-il plus d’intelligence chez ce juif moderne qui se couvre, pour faire ses prières, d’une écharpe appelée taleth, et dont il embrasse les franges avec adoration, que chez cet habitant de l’Asie centrale qui n’a pas encore été touché par les progrès de la science ? Chez les uns comme chez les autres, ce fétichisme est une marque indélébile d’ignorance. Cette adoration aveugle des fétiches déborde même des cadres de la religion. Le peuple est imbu de fétichisme et ses superstitions se manifestent également sur le terrain politique et social. Il n’adore plus les fleuves, les rivières et les morceaux de bois, mais il se découvre avec piété devant un morceau de chiffon. Le drapeau est un fétiche devant lequel il courbe le genou, et pour lequel il s’est fait, se fait et se fera encore tuer. « Ce qui distingue le fétichisme de l’idolâtrie, nous dit le Larousse, c’est que les idoles ne sont, au moins pour la partie éclairée de leurs adorateurs, qu’une représentation de la divinité, un symbole au-dessus duquel plane l’esprit divin ». Question de nuances sans aucune importance en regard du résultat. Que le fétiche soit considéré comme une divinité ou comme le représentant ou le symbole de cette divinité, le fétichisme n’en est pas moins absurde, ridicule, et la vénération d’un être ou d’un objet dont le pouvoir est purement imaginaire est un facteur de régression sociale.
Le culte des fétiches subsiste encore dans les nations qui se parent d’un vernis de civilisation, et c’est ce qui permet toutes les spéculations honteuses de la religion et de la politique qui visent au même but : l’asservissement du peuple. Il faut combattre tous les fétichismes, ce sont des sources d’abrutissement et d’esclavage.
FEU
n. m. (du latin focus, foyer)
Le feu est un phénomène calorique ou lumineux produit par la combustion de certains corps. Un feu de charbon, un feu de paille, un feu de bois. Selon la légende, c’est Prométhée qui, après avoir dérobé le feu du ciel pour animer l’homme formé du limon de la terre, enseigna à celui-ci l’usage du feu. Le feu était considéré par les anciens comme possédant des facultés créatrices, et était adoré par un grand nombre de peuples. Les Perses en faisaient la base de leur religion et lui vouaient un véritable culte. Le soleil était à leurs yeux le symbole du feu pur, ils le saluaient chaque matin et, dans leurs sanctuaires, ils entretenaient un feu sacré qui ne devait jamais s’éteindre.
Les usages du feu sont multiples, et son utilité n’est plus à signaler. Pour obtenir du feu, on était obligé, dans le passé, de battre le briquet. Le progrès de la chimie a mis fin à cet exercice. Depuis 1809, le feu s’obtient avec facilité par le frottement des allumettes chimiques.
Allumer du feu, attiser le feu, faire du feu, un grand feu, un beau feu. Le feu ne procure pas seulement de la chaleur, il procure aussi de la gaîté. Dans certaines régions, les fêtes populaires sont toujours agrémentées par un feu de joie autour duquel chante et danse la population. Les feux d’artifices, par leurs effets agréables et pittoresques, sont également une source de réjouissance. Hélas ! le feu n’est pas toujours à la portée du pauvre, et il existe des malheureux qui, faute de ressources, n’ont pas de feu, l’hiver, pour alimenter leur foyer. Etre sans domicile, sans logis, être sans feu ni lieu :
Je me loge où je puis et comme il plaît à Dieu.
BOILEAU.
Incendie, embrasement. Il y a le feu ; le feu est à tel endroit ; les pompiers ont lutté durant deux heures contre ce feu. Faire feu, c’est-à-dire tirer, se servir d’une arme à feu, d’un revolver, d’un fusil, d’un canon. S’emploie aussi comme synonyme de chaleur : les feux de l’été.
Locutions proverbiales : Mettre sa main au feu, c’est-à-dire affirmer être certain. Il n’y a pas de fumée sans feu.
Violence, ardeur, dans les sentiments et les passions. « Sondez bien votre cœur, et voyez s’il est possible d’éteindre le feu dont il est consumé » (J.-J. Rousseau). Le supplice du feu. Supplice qui consistait à brûler les individus qui étaient accusés de crimes contre la religion. On brûlait en même temps les livres ou les écrits qui gênaient les autorités ecclésiastiques.
La religion catholique, non contente d’avoir supplicié par le feu des milliers d’êtres humains, promet aux infidèles les tourments de l’enfer et les condamne au feu du purgatoire.
Au figuré : générosité, courage, ardeur ; entretenir le feu sacré de la liberté. Manquer de feu. Feu!... Ordre par lequel on oblige les militaires à tirer sur... En joue ! Feu ! Le feu de la guerre. A côté de tous les bienfaits qui peuvent en résulter, le feu a dans son histoire des pages noires. Ce sont celles de la guerre, des guerres, qui depuis des siècles et des siècles ravagent l’humanité. Faut-il donc, quelle que soit la répugnance que l’on puisse avoir pour la violence, user des mêmes moyens que nos oppresseurs, et les obliger par le feu et par le sang à desserrer l’étau de fer dans lequel ils étreignent le peuple ? C’est parce que la bourgeoisie et le capital le veulent, que le monde est une vallée de larmes, et ce sont eux qui seront responsables des incendies qui s’allumeront demain. Car du peuple jaillira le feu qui éclairera l’aube de la liberté...
FEU (Le)
Roman vécu, dû à la plume d’Henri Barbusse, le célèbre écrivain français, qui sut traduire en termes simples et émouvants les affres et les souffrances du soldat durant la guerre de 1914. C’est une œuvre sociale d’une valeur littéraire incontestable et d’une haute portée morale.
FIASCO
n. m. (d’origine italienne)
Echouer complètement dans une entreprise. Faire fiasco : c’est un fiasco, un véritable fiasco. La guerre de 1914 fut pour les peuples « vainqueurs » comme pour les peuples « vaincus », un fiasco retentissant. Les mouvements ouvriers aboutissent bien souvent à un fiasco ; cela tient à la division qui règne en maîtresse dans les rangs prolétariens et à la mauvaise organisation des travailleurs. La politique qui se glisse dans toutes les associations de prolétaires est un facteur de fiasco, et neuf fois sur dix, lorsque les travailleurs échouent dans leurs luttes, c’est qu’ils se laissent conduire par de mauvais bergers, pour qui la classe ouvrière n’est qu’un moyen propre à satisfaire toutes leurs ambitions.
Toutes les tentatives d’affranchissement aboutiront à des fiascos, tant que la classe laborieuse ne s’inspirera pas de cette vérité contrôlée par l’expérience : que de sa force seule dépend son avenir, et que sa libération est subordonnée à sa volonté de se détacher de l’emprise patronale. Toutes les victoires politiques sont des fiascos, malgré les apparences. Seules les conquêtes économiques comptent dans la vie des travailleurs. Nous en avons un exemple frappant si l’on considère l’organisation actuelle de la Russie, où la victoire politique de la classe ouvrière n’en est pas moins un fiasco au point de vue économique.
FIDELITE
(du latin fidelis, de fides, foi)
La fidélité est la constance dans les affections. C’est aussi l’exactitude à remplir ses engagements. Dans ces deux cas tout au moins, il s’agit bien d’une qualité précieuse, et non d’un préjugé. Une amitié fidèle est une amitié que ni le temps, ni l’adversité, ne peuvent affaiblir. Il n’est pas de plus grand réconfort au cours d’une existence tourmentée. Un amour fidèle est un amour qui domine toutes les circonstances de la vie et, malgré les ans et les déceptions, demeure attaché à son objet. Qui donc ne souhaiterait d’être aimé ainsi ? La fidélité a un idéal, c’est la lutte persévérante à son service, malgré les obstacles qui s’opposent à sa réalisation. Lui préférerait-on le caprice des snobs ou le mercantilisme des « girouettes » ? Quant au respect de la parole donnée, il est la condition indispensable de l’harmonie dans une société libre. Le loisir peut, en effet, demeurer sans grand inconvénient à la merci de la fantaisie, non la production industrialisée. La lutte collective, par vastes associations, pour la conquête quotidienne du maximum de bien-être, avec le minimum d’efforts, comporterait — sous peine de misère générale à bref délai — l’observation stricte de dures règles de présence et de travail, imposées non par l’arbitraire, mais par l’inéluctable nécessité. Qu’un trop grand nombre de travailleurs ne se fassent pas de l’observation de ces règles un cas de conscience, et ce serait, inévitablement, d’abord le gaspillage et la gêne, les tâches rendues plus longues ; ensuite, la révolte légitime des bonnes volontés contre l’insouciance et le parasitisme ; finalement, le recours à des moyens de force — c’est-à-dire à l’autorité — pour la préservation de la sécurité publique, les citoyens trouvant, une fois de plus, meilleur bénéfice à se replacer sous le joug de lois sévères, qu’à continuer de subir dans une liberté toute théorique, les licences de leurs voisins.
Le mot fidélité est employé fréquemment pour désigner la qualité de ce qui est de bonne foi, ou conforme à la vérité. On dit, par exemple, d’une personne qu’elle est un témoin fidèle, lorsqu’elle décrit, sans en altérer le caractère et la portée, avec le souci dominant de la réalité des faits, les événements auxquels il lui a été donné d’assister. Voici une vertu d’autant plus digne d’estime qu’elle est plus rare. C’est, en effet, un travers commun à beaucoup trop de gens que de décrire les choses — non telles qu’elles sont -mais telles qu’ils voudraient qu’elles fussent pour le mieux de leurs convenances personnelles. Ceci n’aboutit qu’à faire perdre du temps au monde, car l’illusion masque la réalité, mais ne la modifie point, et, tôt ou tard, la vérité se révèle à tous les veux, tel le soleil dissipant les brumes.
Dans le code du mariage, le mot fidélité se rapporte à l’obligation légale faite aux conjoints, mais tout particulièrement à la femme, de n’avoir de rapports sexuels qu’entre eux, à l’exclusion de toutes autres personnes. Et voici, en raison des circonstances qui président aux épousailles, un cas où la fidélité mérite incomparablement moins notre admiration que dans ceux qui précèdent. Certes, c’est un droit absolu pour des amants brûlant d’un amour unique, de se vouer l’un à l’autre sans partage. C’est encore leur droit de se jurer — imprudemment ! — un amour éternel, et de s’efforcer de tenir parole.
Mais, dans le mariage légal, il n’est pas question de cela. La loi n’exige aucun serment de ce genre, et ne s’inquiète pas des motifs qui ont pu déterminer deux êtres à s’unir. Ils peuvent se détester dans quarante-huit heures, et se tromper en pensée tant qu’ils le voudront, elle n’en a cure.
Ce qu’elle sanctionne — et c’est là le méprisable de la chose — c’est un véritable contrat d’achat, par lequel une femme — qui agit parfois contre son désir, et sera tenue dorénavant d’obéir à son mari -se résigne à n’appartenir qu’à lui, en échange d’une garantie de protection et d’entretien, quelle que soit la conduite future de l’époux, quels que puissent être, par la suite, ses propres sentiments, tant que n’aura pas été rompu par la mort, ou par la décision de magistrats indifférents en l’occurrence, le lien qui les a réunis.
Il ne s’agit plus du don joyeux de soi-même, de la part de gens qui se sont accordés librement, sans cesser de s’appartenir, mais bien de l’acceptation passive d’une chaîne que l’on sera contraint de subir encore, même lorsqu’elle n’inspirerait plus qu’un dégoût profond.
Tout ceci se trouve, évidemment, en fonction des conditions actuelles de la propriété, de la responsabilité paternelle, et des dispositions concernant l’héritage. Aussi n’y a-t-il pas lieu de jeter la pierre à ceux qui s’y soumettent, surtout lorsqu’ils réduisent, en fait, l’alliance à une formalité d’assurance sociale, et à une simple cérémonie conventionnelle. Mais il n’est pas inutile de souligner que, si la fidélité sexuelle librement consentie n’a rien de ridicule et peut-être un élément de bonheur à deux, celle qui est imposée par la force, même en accomplissement de certaines nécessités économiques, n’est qu’un vestige d’esclavage.
‒ Jean MARESTAN
FIDUCIAIRE
(du latin fiducia, confiance)
Ce mot a une popularité relativement récente, et ce n’est que depuis la « paix » qu’il a pénétré dans le peuple. Ce mot « se dit, nous enseigne le Larousse, de valeurs fictives fondées sur la confiance de celui qui les émet ». La monnaie fiduciaire ; la circulation fiduciaire. En principe, chaque billet de banque mis en circulation par un gouvernement est une valeur fictive, et doit avoir son équivalent en or dans les caisses du Trésor. C’est-à-dire que si un Etat a une encaisse or de 5 milliards de francs, il ne doit pas y avoir une circulation fiduciaire supérieure à 5 milliards de francs, de manière à ce que les détenteurs de billets soient en mesure de les échanger à leur gré contre la valeur équivalente en or. On comprendra donc facilement que la circulation fiduciaire repose uniquement sur la confiance d’une population, car si celle-ci est supérieure à l’encaisse or et que la population en réclame — ainsi qu’elle en a légalement le droit — le remboursement, l’Etat serait acculé à la plus sombre faillite.
Avant la guerre, il y avait déjà dans de nombreux pays une circulation fiduciaire supérieure à l’encaisse or de l’Etat, mais cette monnaie fictive s’est accrue, pendant et après la guerre, dans de telles proportions, qu’elle a déséquilibré toute l’organisation économique du système capitaliste et les gouvernants de plusieurs nations sont obligés de recourir à des pis- aller pour tenter de retrouver une stabilité, tout au moins provisoire.
Nous allons, afin de bien déterminer la situation financière des divers états du monde, après la guerre, dresser un tableau indiquant leur encaisse or et leur circulation fiduciaire en 1923 :
PAYS | MONNAIE | ENCAISSE OR | Circulation fiduciaire |
---|---|---|---|
France | Franc | 5.500.000.000 | 40.000.000.000 |
Allemagne | Mark | 1.200.000.000 | 520 quintillions |
Belgique | Franc | 266.000.000 | 7.000.000.000 |
Brésil | Milrès | 128.000.000 | 5.000.000.000 |
Gde Bretagne | Livre St. | 4.000.000.000 | 10.000 000.000 |
Canada | Dollar | 800.000.000 | 1.000.000.000 |
Australie | Livre St. | 570.000.000 | 1.200.000.000 |
Espagne | Peseta | 2.500.000.000 | 4.300.000.000 |
Etats-Unis | Dollar | 15.000.000.000 | 10.000.000.000 |
Italie | Lire | 1.000.000.000 | 17.000.000.000 |
Japon | Yen | 3.000.000.000 | 8.500.000.000 |
Pays-Bas | Florin | 1.240.000.000 | 2.200.000.000 |
Suisse | Franc | 641.000.000 | 981.000.000 |
Turquie | Livre t. | 1.300.000.000 | 4.000.000.000 |
On remarquera que, seule, de tous les états du monde, la République des Etats-Unis d’Amérique du Nord a une encaisse or supérieure à la valeur des billets en circulation. Tous les autres pays et particulièrement ceux qui eurent à souffrir directement de la guerre ont une encaisse or terriblement inférieure à la somme de billets de banque jetés sur le marché par des gouvernements à court d’argent. Il en résulte fatalement un désaxage dans les finances publiques, et c’est le travailleur qui, le premier, souffre d’un semblable état de choses.
On s’étonnera peut-être, en constatant, sur le tableau que nous avons tracé, l’énormité de la circulation fiduciaire de l’Allemagne en 1923. C’est qu’au lendemain de la guerre, l’Allemagne poursuivit une politique financière particulière. N’ayant que peu de dettes extérieures, elle considéra qu’elle pouvait jouer sur une monnaie dépréciée, jetée sur le marché pour les besoins de la cause, et de cette façon se libérer assez rapidement des lourdes charges contractées durant ce carnage. Cette opération accula le prolétariat allemand à la famine. La valeur du mark changeait avec une rapidité inconcevable en 1922, et entraînait une augmentation continuelle du coût de la vie. Cette augmentation était si rapide qu’un ouvrier qui, le samedi, touchait le salaire de la semaine écoulée, ne pouvait pas, le lundi, avec le nombre de marks qu’il possédait, acheter ce qui était nécessaire à la vie d’une journée. Il faut dire que la situation de l’Allemagne était exceptionnelle et voulue par les dirigeants. Car, si la situation fiduciaire joue directement un rôle sur la valeur des produits d’importation, en ce qui concerne les produits de provenance intérieure, un gouvernement qui a la faculté d’imposer une valeur à une monnaie fictive, aurait, s’il n’était pas intimement lié à toute entreprise financière commerciale et industrielle, la possibilité — et le devoir — d’imposer de la même façon le prix des marchandises.
Nous avons dit qu’en France, la circulation fiduciaire était, en 1923, de 40 milliards de francs, Si l’on ajoute à cette somme toutes les autres valeurs fictives lancées par l’état, et qui, n’ayant pas directement une puissance d’achat, peuvent être échangées contre des billets de banque, la circulation fiduciaire augmente immédiatement, et nous allons voir que la position financière d’un état ou d’un gouvernement est, de la sorte, subordonnée aux grandes entreprises d’exploitation financière ou industrielle.
En 1923, la dette française par tête d’habitant était de 8.250 francs, et la valeur du franc était de 80 francs à la livre sterling. A 40 millions d’habitants, la dette totale de l’Etat français était donc de 330 milliards de francs. Cette dette totale se répartit en dette à court terme et dette à long terme (voir le mot dette). Dans la dette à court terme, on comprend les Bons de la Défense nationale, les Bons du Trésor, dont le remboursement peut être exigé presque immédiatement par ceux qui les détiennent. Or, ces bons, directement ou indirectement, sont entre les mains des grosses associations financières ; et, selon l’attitude du gouvernement, ils les renouvellent ou en réclament l’échange contre des billets de banque qui ont une puissance directe d’achat. Lorsque l’Etat n’est pas en mesure de rembourser, il a recours à l’inflation, c’est-à-dire qu’il fait imprimer à nouveau de la monnaie fiduciaire ; mais on conçoit que ceci ne s’opère pas sans inconvénient, et que la panique s’empare assez rapidement de la population, lorsque la monnaie se déprécie. La haute finance spécule sur ce sentiment populaire, et la crainte de l’ouvrier ou de l’épargnant de voir la puissance d’achat de son argent s’affaiblir, permet à la finance et à l’industrie de tenir sous leur coupe les gouvernements, à quelque parti qu’ils appartiennent. D’autre part, un gouvernement ne peut se livrer à l’inflation sans le concours et la complicité des maîtres de la finance. En effet, comme nous le disons plus haut, la circulation fiduciaire repose sur la confiance ; or, la finance qui détient le monopole de la presse, qui a un pouvoir de propagande formidable, aurait tôt fait de briser cette confiance, si un gouvernement lui résistait. Et une population refusant les billets mis en circulation acculerait l’Etat à la banqueroute,
La population d’un pays est généralement impressionnée par la hausse ou la baisse de la devise nationale, sans saisir exactement les causes de ces fluctuations continuelles. Certains économistes démocrates conseillent la stabilisation de la monnaie pour mettre fin à la spéculation facilitée par une monnaie instable ; mais sur ce terrain, les groupes financiers ne sont pas d’accord, leurs intérêts étant différents et, impuissant, le peuple assiste à une bataille financière dont il paie tous les frais.
En réalité, si certains groupes de financiers sont adversaires d’une revalorisation ou d’une stabilisation de la monnaie, ce n’est que provisoire. Ils en seront partisans le jour où, avec cette monnaie dépréciée, ils auront acquis une plus grande puissance économique en la transformant en propriétés. Une revue française signalait en décembre 1926, le cas d’un syndicat financier international, qui se porta acheteur de 8 à 10 milliards de francs, ce qui provoqua la hausse de cette valeur de 50 p. 100.
« Quel est donc l’intérêt qui fait agir le syndicat international ? demandait cette revue. Il est peu probable que ce soit dans l’unique but d’améliorer la cote du franc sur le marché mondial, ou, d’autre part, de provoquer une crise économique, industrielle et commerciale en France ? C’est uniquement l’espoir d’une opération fructueuse qui l’a décidé à acheter ces masses de francs...
Il est possesseur d’une masse considérable de francs, mais s’il fait monter notre devise en l’achetant, ne risque-t-il pas de l’anéantir au jour où il voudra dénouer l’opération ? »
D’autre part, cette masse de monnaie fiduciaire permet aux groupes de capitalistes qui la possèdent d’accaparer les richesses sociales, et l’on peut être certain qu’au jour où leurs opérations seront terminées, ils ne s’opposeront plus à la revalorisation ou à la stabilisation.
Ces vastes questions financières sont complexes et peu accessibles à l’esprit populaire qui n’en ressent que les contrecoups, sans en connaître les causes ; cependant, la large circulation fiduciaire nous aura démontré ceci : c’est que l’argent où la monnaie en soi n’a aucune valeur réelle, mais simplement une valeur spéculative. Lorsque le peuple s’inspirera de cette idée que la monnaie est une entrave à la vie, et que, loin d’améliorer les procédés d’échange, elle les complique, un grand pas sera fait vers l’organisation d’une société économique plus libre. Supprimer toute la monnaie, c’est permettre à chacun de vivre selon ses besoins, et c’est le but le plus près que nous devons atteindre.
FILATURE
n. f. (de filer)
Etablissement où l’on transforme en fil, la soie, la laine ou le coton. Action de filer. La filature des textiles se divise en deux classes : celle de la laine et du coton, et celle de la soie. Avant d’être transformés en fil, la laine comme le coton doivent subir de nombreuses opérations. Le coton est d’abord soumis à l’action de certaines machines qui le débarrassent de ses impuretés ; il est ensuite étiré et transformé en ruban ; ce ruban est à nouveau étiré afin de l’amincir, et s’en va ensuite au métier à filer. La laine, elle, avant d’être livrée au métier à filer, doit être lavée, cardée et peignée.
La filature de la soie est une industrie particulière.
Tout d’abord, le cocon est plongé dans l’eau bouillante, puis battu avec des rameaux de bruyère, pour accrocher l’extrémité du fil. Ces fils sont ensuite passés à la filière et débarrassés de la gomme dont ils sont imprégnés en les plongeant dans des bains d’eau savonneuse. Ils subissent ensuite le cordage sur des machines appelées moulins à tordre, et enfin, les écheveaux sont livrés au teinturier et au tisserand. Chaque cocon donne environ 300 mètres de fil de soie.
L’industrie de la filature entièrement liée à celle du textile, s’est formidablement développée depuis cent ans, grâce aux progrès du machinisme, et l’on est bien loin, aujourd’hui, de l’époque où l’on filait à la quenouille et au rouet. A présent, de puissantes usines se sont montées dans tous les pays, et plus particulièrement en France, en Angleterre, en Russie, dans lesquelles le coton, la soie et la laine sont traités mécaniquement et avec rapidité. Le développement de la filature et de l’industrie textile, comme du reste le développement de tout autre corps d’industrie a donné naissance à un prolétariat qui a à lutter contre les gros magnats de la laine, du coton et de la soie, qui entendent naturellement bénéficier de la plus grande partie — sinon de la totalité — des apports de la science ; et les grands centres textiles du Nord de la France, comme du Centre de l’Angleterre sont souvent agités par des mouvements qui dressent les travailleurs contre leur patronat. La filature, cette industrie si nécessaire, si indispensable à la vie de l’homme, ne sera vraiment prospère, elle ne répondra aux besoins de l’humanité, que lorsqu’elle sera entre les mains des travailleurs filant et tissant utilement pour le bien-être de tous.
Au figuré : filature signifie suivre, espionner. « Prendre en « filature » un individu suspect ». La police prend généralement les individus en « filature » avant de les arrêter. Etre filé, c’est-à-dire être suivi. Faites attention, prenez garde, vous êtes filé ; vous êtes pris en filature.
FILIATION
n. f. (du latin filiatio, de filius, fils)
Descendance en ligne directe de père en fils. On distingue trois espèces de filiations : la filiation légitime, la filiation naturelle et la filiation adoptive. La filiation est légitime lorsque l’enfant est né pendant le mariage, et qu’il a été régulièrement inscrit sur les registres de l’Etat-Civil ; dans tous les autres cas, la filiation est naturelle. La filiation des enfants naturels peut se justifier par l’acte de naissance ou par un acte de reconnaissance. Mais les enfants adultérins ne peuvent jamais se réclamer de leur ascendance paternelle. La filiation ne se justifie qu’au point de vue légal ; physiologiquement, qu’elle soit légitime ou naturelle, elle est aussi fictive que la filiation adoptive.
Bien que pour l’homme sensé jugeant un individu sur sa personnalité et non sur son nom, la filiation soit de peu d’importance, le peuple est encore imbu de certains préjugés en ce qui concerne la reconnaissance légitime des enfants, et un bâtard est encore à ses yeux un être méprisable, comme s’il était responsable des actes de ceux qui lui donnèrent le jour. Ce préjugé disparaîtra avec l’éducation du peuple.
Par extension, on emploie le mot filiation pour désigner la liaison, l’enchaînement d’une chose avec une autre. La filiation des mots ; la filiation des idées.
« On voit chez les Grecs une belle filiation d’idées romanesques. » (Voltaire)
FILIERE
n. f.
Instrument utilisé dans l’industrie métallurgique pour étirer les fils mécaniques. Outil d’acier servant à fileter en vis.
Au figuré : suite d’épreuves à travers lesquelles on passe avant d’atteindre un certain but ou obtenir un certain résultat. Passer par la filière administrative. La filière judiciaire ; la filière parlementaire. La société capitaliste dans son organisation administrative, peut être comparée à un instrument percé d’un nombre incalculable de trous qu’il faut traverser avant de voir se réaliser ses désirs. Que ce soit pour obtenir un emploi ou une fonction administrative, judiciaire, diplomatique, il faut passer par la filière, et donner des preuves de respect pour tout ce qui compose la hiérarchie sociale. Elle est une garantie pour la classe bourgeoise qui évince, par les épreuves consécutives auxquelles elle soumet ses agents, tous ceux qui ne marquent pas des attaches profondes aux institutions modernes. La filière est un filtre qui éloigne de la direction de la chose publique toute individualité logique, intelligente qui ne veut pas se courber devant la routine monotone et stupide de l’administration. Seuls, peuvent passer à travers la filière les lâches et les pleutres, ou les hommes sans scrupules pour qui la fin justifie les moyens, et qui abandonnent leur personnalité pour satisfaire leurs ambitions.
FILLE
n. f. (du latin filia)
Enfant du sexe féminin.
Nom que l’on donne à la femme qui n’est pas mariée ; une jeune fille, une vieille fille. Dans l’ordre familial : petite fille : fille du fils ou de la fille, par rapport à l’aïeul ou à l’aïeule. Belle-fille : bru ou fille née d’un premier mariage, par rapport à l’époux nouveau, lorsque l’un des premiers époux se remarie à la suite d’un décès ou d’un divorce. Qui est née à : les filles du désert ; les filles d’occident ; les filles de France.
Fille-mère : nom que l’on donne à une femme non mariée et qui a un enfant non reconnu par le père. La lâcheté et la bêtise humaine rendent la vie difficile à la fille-mère. En vertu de préjugés stupides, on lui reproche d’avoir écouté son cœur et de s’être donnée sans préalablement en avoir informé un officier ministériel. C’est bien la honte d’une société ou tout n’est qu’hypocrisie, de faire grief à une femme d’avoir un enfant, alors que l’homme qui commet l’infamie d’abandonner la mère et le petit continue à jouir de l’estime de ses semblables.
Fille publique ou fille de joie : femme qui s’adonne à la prostitution. N’est-ce pas une ironie d’appeler fille de joie ces malheureuses obligées de vendre leur corps et de se livrer au passant, quel qu’il soit, pour arriver à vivre ? La prostitution est un vice qui découle directement de la mauvaise organisation sociale, et la fille de joie est une victime de la société bourgeoise. La fille de joie a servi de trame à des romans, à des pièces de théâtre, à des chansons, et elle fut exploitée dans son corps et dans son esprit. En termes sanglants, brefs et brutaux, le célèbre chansonnier populaire Jules Jouy a, dans un poème intitulé « Fille d’ouvriers », décrit le calvaire de ces malheureuses. Edmond de Goncourt, le grand romancier, a, dans sa « Fille Elisa », tracé l’histoire d’une fille publique qui, dans un élan d’amour et de pudeur, tue son amant. L’œuvre de Goncourt est une violente protestation sociale. Est-ce suffisant ? Non. La prostitution, la vie de la fille publique sont étroitement liées à une société où tout se négocie, où tout s’exploite, même l’amour ; et ce n’est qu’en détruisant la cause du mal, que disparaîtront la prostitution et les filles publiques.
Filles soumises : les filles soumises sont des prostituées inscrites sur les livres de la police, et astreintes à une visite médicale à périodes fixées. Exploitées par les souteneurs, elles le sont également par les agents des mœurs, qui sont les véritables rois de la rue et spéculent sur leur autorité pour leur arracher soit de l’argent, soit des faveurs. Aussi répugnant que soit le commerce de la prostituée, il l’est encore moins que celui de cette police des mœurs, vivant sur le dos de la fille soumise, et se livrant à son exploitation, à l’abri des lois et avec l’appui de toutes les institutions sociales de la bourgeoisie.
FILM
n. m.
Bande pelliculaire, en usage dans les appareils photographiques. Le film sur lequel s’enregistrent les vues prises par l’appareil est formé d’un support transparent, souple, résistant, généralement en celluloïd, et portant une couche sensible photographique. Ce support ayant l’inconvénient d’être inflammable et de présenter ainsi de graves dangers, peut se remplacer par des préparations dérivées de l’acétate de cellulose, beaucoup moins combustibles.
On appelle film : le scénario photographique lui-même. Un beau film. Tourner un film, c’est-à-dire enregistrer une scène de cinéma.
La représentation des images sur l’écran ; l’étude des mouvements, par le ralenti, la coloration et le relief des images, font du cinéma, un art beaucoup plus vivant et riche de promesses que le théâtre.
L’art muet — ainsi qu’on le nomme — évolue sans arrêt et des expériences récentes permettent d’espérer la reproduction, non seulement de la voix — les personnages parleront — mais de tous les bruits, qui seront entendus des spectateurs. Les bruits seront enregistrés sur la bande pelliculaire comme sur un disque de phonographe, et répandus dans la salle par haut-parleurs.
Ainsi, pour le plaisir des yeux, des oreilles, le film créera des chefs-d’œuvre inouïs.
Mais qui peut dire tout ce que nous réserve l’application rationnelle du cinéma à l’éducation de tous : enfants dans les écoles ou foules dans les salles de spectacles ? Il y a beaucoup de réalisations dans ce sens déjà, mais les Etats sont toujours chiches de crédits pour l’enseignement. Seule une société qui aura tué la guerre et l’autorité sera assez riche pour mener cette œuvre jusqu’à ses ultimes limites.
‒ A. LAPEYRE.
FILON
n. m.
Nom que l’on donne à un amas de matières contenu entre les couches d’une nature différente. Un filon d’argent ; un filon de houille. Découvrir un filon ; exploiter un filon. Les deux faces du filon s’appellent des solbandes, et les parois se nomment les épontes.
Au figuré, ce mot signifie avoir trouvé une combinaison agréable, avantageuse, sans danger. Avoir le filon ; c’est un mauvais filon. Il existe des gens qui sont toujours à la recherche du « filon ». Désintéressés de tout ce qui les entoure, agissant avec un égoïsme féroce, ils ne cherchent dans la vie qu’à satisfaire leur petite personnalité, même, s’il le faut, au détriment de leurs semblables. Il est évident que dans une organisation sociale basée sur l’autorité et sur le vol, il existe pour l’homme sans scrupule des filons à exploiter. On ne peut le faire sans nuire à son prochain. Tout se tient dans la société, et il est faux qu’un individu puisse se libérer, seul, de l’étreinte de celle-ci. Celui qui découvre un filon et qui, alors satisfait, se retire de la lutte constante, ininterrompue, que se livrent les exploiteurs et les exploités, prend consciemment ou inconsciemment position en faveur des premiers contre les seconds. On ne peut rester neutre dans la bataille sociale ; et, pour la classe ouvrière, pour le travailleur, il ne peut y avoir de filon, sinon celui de la Révolution sociale, qui assurera le bien-être et la liberté à tous les hommes.
FIN
n. f. (du latin finis)
Terme, extrémité, bout. Le commencement est la partie que l’on considère comme la première, la fin, celle que l’on considère comme la dernière. La fin de la guerre ; la fin d’un voyage ; la fin d’un livre, la fin du jour ; la fin d’une conspiration ; la fin d’un discours. « En toutes choses, il faut considérer la fin » (La Fontaine). Au figuré : le but que l’on se trace. « La plupart des hommes, pour arriver à leurs fins, sont plus capables d’un grand effort que d’une grande persévérance » (La Bruyère). Proverbes : « La fin justifie les moyens. Qui veut la fin veut les moyens ».
« La fin du monde ». D’après l’évangile, la fin du monde, c’est-à-dire la destruction de la terre et du genre humain surviendra à une époque indéterminée, et sera suivie par un jugement général et public. L’église avait déjà annoncé la fin du monde pour l’an 1.000, elle s’était trompée. Aussi, aujourd’hui est-elle plus sage et ne fixe-t-elle pas de date. De cette façon, elle ne craint aucune erreur et peut reculer cette fin du monde indéfiniment.
L’homme est un animal paresseux. Une chose le frappe particulièrement : la mort ; et comme bien souvent il ne s’explique pas ce phénomène, il en conclut que tout doit mourir. L’homme a cru pendant des milliers et des milliers d’années que le monde avait été créé pour lui, et par conséquent il ne concevait pas que, lui ayant un commencement et une fin en tant qu’individu, le monde pût n’avoir ni commencement ni fin. Sur l’ignorance, il fut aisé de bâtir toutes les religions, et il n’est pas étonnant que durant des siècles l’humanité ait été aveuglément dirigée par un être supérieur, d’une puissance surnaturelle. Il coule de source que, si l’on accepte le principe de la création, on accepte forcément celui de la fin. Les deux n’en forment qu’un seul. Admettre un commencement, c’est prétendre qu’à une époque aussi lointaine que puisse la calculer l’imagination humaine, rien n’existait, et qu’un jour, une heure, de ce rien fut créé le tout, par la simple volonté d’un « Créateur ».
« Avec rien, on ne fait rien, on ne peut rien faire, nous dit Sébastien Faure dans son Imposture religieuse ; de rien, on ne fait rien, on ne peut rien faire, et l’inoubliable aphorisme de Lucrèce : ex nihilo nihil, demeure l’expression d’une certitude indéniable et d’une évidence manifeste.
Je pense qu’on chercherait en vain une personne douée de raison qui puisse concevoir et admettre que de rien on puisse tirer quelque chose, et qu’avec rien il soit possible de faire quelque chose. » (S. Faure, l’Imposture Religieuse, p. 22)
Et, en effet, cela est inconcevable. Logiquement, raisonnablement, il faut donc conclure que si rien n’a été créé, il n’y eut pas de commencement, qu’il n’y aura pas de fin, que le monde a toujours existé, qu’il existera toujours, mais qu’il subira indéfiniment des transformations.
L’espèce humaine n’est pas l’unique qui peuple la terre, et l’individu qui rapporte tout à soi et ne peut concevoir l’extinction de la race humaine sans y associer immédiatement la « fin du monde », ne se base pas sur la science et la raison, mais sur l’erreur et l’ignorance. Le globe a subi et subira encore des modifications. La forme de la vie n’a pas toujours été ce qu’elle est aujourd’hui, elle ne sera peut-être pas la même demain.
« Il est difficile d’avoir toujours présent à l’esprit, écrit Darwin, le fait que la multiplication de chaque forme vivante est sans cesse limitée par des causes invisibles, inconnues, qui, cependant sont très suffisantes pour causer d’abord la rareté et ensuite l’extinction. On comprend si peu ce sujet, que j’ai souvent entendu des gens exprimer la surprise que leur causait l’extinction d’animaux géants, tels que le mastodonte et le dinosaure, comme si la force corporelle seule suffisait pour assurer la victoire dans la lutte pour l’existence. La grande taille d’une espèce, au contraire, peut entraîner dans certains cas, ainsi qu’Owen en a fait la remarque, une plus prompte extinction, par suite de la plus grande quantité de nourriture nécessaire. La multiplication de l’éléphant actuel a dû être limitée par une cause quelconque avant que l’homme habitât l’Inde ou l’Afrique. » (Darwin, L’Origine des espèces, pp. 395, 396)
L’homme qui prétend possible la destruction de la terre et du genre humain, raisonne comme aurait raisonné un mastodonte ou un dinosaure prétendant que tout allait finir parce que son espèce s’éteignait. Le mastodonte et le dinosaure ont disparu, le monde existe toujours, comme il existera encore si l’espèce humaine s’éteint à son tour. Il n’y a pas eu de commencement, il n’y aura pas de fin. Dieu n’a pas créé l’homme, il n’a pas créé la terre, il n’a rien créé, il ne peut rien détruire. Seule la nature indifférente, agit sans but, sans raison, parce que c’est sa nature d’agir, parce qu’elle est immense et que ce qui est immense n’a pas de but.
« Si nos yeux, dit Guyau, pouvaient embrasser l’immensité de l’éther, nous ne verrions partout qu’un choc étourdissant de vagues, une lutte sans fin parce qu’elle est sans raison ; une guerre de tous contre tous. Rien qui ne soit entraîné dans ce tourbillon ; la terre même, l’homme, l’intelligence humaine, tout cela ne peut nous offrir rien de fixe à quoi il nous soit possible de nous retenir, tout cela est emporté dans des ondulations plus lentes, mais non moins irrésistibles ; là aussi, règnent la guerre éternelle et le droit du plus fort. » (Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction. p. 52)
La vie de l’homme a un terme, comme elle a un commencement, mais la vie de la nature est éternelle et c’est parce que nous savons que la nature est infinie et indifférente, qu’après sa mort l’individu est entraîné, englouti par cette nature, que la mort de l’homme est la fin de « l’homme en soi », qu’il ne peut y avoir pour lui de jouissances ultra terrestres, de paradis ni d’enfer, qu’il entre dans le grand tout, que sa vie spirituelle est intimement liée à sa vie corporelle et matérielle, que nous voulons que durant son court passage sur le globe en tant que personnalité, en tant qu’individu fini, il partage avec ses semblables toutes les jouissances que peut procurer la nature. Incroyants, athées, nous ne voulons pas, nous ne pouvons pas attendre l’illusoire jugement dernier, la fin du monde, pour gagner le paradis. La fin du monde ne vient jamais, ne viendra jamais, mais ce qui vient, c’est la fin de l’homme. Nous voulons qu’il goûte au bonheur durant sa vie, et à cette fin nous travaillons sans cesse pour voir se réaliser une société où l’humanité enfin rénovée sera infiniment heureuse.
FINALITE
n. f.
Doctrine philosophique qui reconnaît l’existence d’une cause finale et admet que tout ne se fait qu’en vue d’une fin voulue et déterminée. Sociologiquement, les anarchistes communistes ne peuvent pas, à notre sens, ne pas admettre une « cause finaliste », c’est-à-dire un but à atteindre. Pour nous, la finalité, sociologiquement, c’est la transformation, totale, complète, de la société moderne, et l’organisation d’une société nouvelle, élaborée sur les principes du communisme antiautoritaire.
Considérant l’état d’évolution des sociétés modernes, et le temps nécessaire à réaliser une telle transformation, les négateurs de l’anarchisme communiste peuvent objecter que la vie humaine, que la vie d’une génération ne peut pas suffire à une telle entreprise, et que conséquemment une croyance finaliste est ridicule. Nous ne le pensons pas. L’individu a des besoins et des désirs immédiats, mais il a aussi des aspirations. La vie de l’homme est un tout ; elle ne se compose pas uniquement de nécessités matérielles, mais aussi d’espérances ; or, on peut considérer l’espérance humaine comme un voyage de l’esprit dans l’avenir. L’être imprécis, qui ne sait pas ce qu’il veut est aussi un être indécis dans la lutte, et si l’on juge que l’amélioration du genre humain ne peut être obtenue que par une lutte constante et méthodique, il est indispensable d’envisager un but, et de mener le combat pour essayer de l’atteindre et de s’en rapprocher.
D’autre part, nous pensons que l’individu a besoin d’un idéal. Cet idéal est ce que l’on peut appeler « la finalité ». Est-il intangible ? Ce n’est pas ce que nous affirmons, mais nous croyons que de cet idéal dépendent toute son action, toute son activité, et toute sa vie collective et sociale. Or, pour nous, anarchistes communistes, qui, sans nier la valeur individuelle, prétendons cependant que l’individu est le produit de la collectivité, qu’économiquement il sera toujours subordonné à cette collectivité, nous supposons que sa libération ne peut être que le résultat de 1a libération économique de toute la collectivité. De là à se tracer un but, il n’y a qu’un pas, et nous avons raison de dire que sans ce but la lutte est inexistante ou tout au moins différente. Et, en effet, l’individu estimant qu’il peut dans la société actuelle trouver un bonheur relatif mais satisfaisant, orientera son action autrement que celui qui juge différemment. L’homme guidé par un égoïsme particulier et personnel, qui n’envisage que le présent le plus immédiat, ne sera jamais un révolutionnaire, au sens que nous donnons à ce mot, mais un individualiste bourgeois n’hésitant pas à user de tous les moyens pour satisfaire aux besoins de son individu.
En vérité, chacun conçoit une finalité, c’est-à-dire une cause finale, un but. Un homme qui traverse la vie sans but est semblable à un animal dépourvu de toute intelligence. Selon nous, ce qui différencie l’homme de la bête, c’est justement que le premier se crée indéfiniment de nouveaux besoins matériels, intellectuels et moraux, et provoque ainsi l’évolution de l’humanité, alors que le second n’a apparemment que des besoins spécifiquement matériels. L’homme est sorti de la trivialité et de la bestialité parce qu’il a conçu une cause finale et que toujours il a cherché à l’atteindre. Plus cette cause finale, ce but, est généreux, plus il signale une conquête de l’esprit sur la matière, de l’intelligence sur la force brutale. Chimère, diront certains ! Mais non. La civilisation marche à pas lents, mais elle marche, et il nous faut espérer qu’un jour, las de se déchirer, les hommes fraterniseront et tendrement unis, vivront en paix dans un monde harmonique.
Poursuivront-ils un autre but, alors ? Qui sait !
FINANCE
n. f. (du saxon fine, amende, et du vieux mot français finer, qui veut dire payer)
Se dit de l’état de ceux qui s’occupent des revenus d’une nation ou qui traitent des grandes affaires d’argent. Un homme de finance. Etre dans la finance. Les finances de l’Etat. Un ministre des finances. Gérer, administrer ses finances. Se dit aussi pour désigner l’état de fortune d’une personne. Somme d’argent, que dans le passé, on payait au roi pour la levée d’une charge. Bref, la finance est l’ensemble des questions et des opérations relatives à l’argent.
Le culte de l’argent et de la propriété ont donné à la finance une puissance formidable. C’est elle qui dirige le monde, c’est elle qui, dans la société bourgeoise, est le moteur de toute l’activité sociale. Le développement du commerce et de l’industrie capitalistes, les progrès du machinisme, l’intensification de la production ont encore ajouté à sa force et à sa puissance, car son sort est intimement lié à celui de ces deux formes d’exploitation bourgeoise. La concentration du capital s’accentue chaque jour, car les moyens et les procédés de production modernes sont tels qu’il n’est pas permis à la petite industrie de lutter contre la concurrence des puissantes organisations industrielles et, tout naturellement, la petite industrie s’éteint avec rapidité. Il en est de même en ce qui concerne le petit et le gros commerce, ou plutôt la petite et la grosse entreprise commerciale. Mais aux vastes entreprises il faut de gros capitaux, et quelle que soit la richesse d’un groupe d’individus, elle ne suffirait pas aux nécessités du mouvement industriel et commercial des sociétés modernes. C’est alors qu’entre en jeu la finance. Son rôle est de fournir au capitalisme les capitaux nécessaires à ses exploitations.
« Le développement de la production capitaliste, dit Karl Marx, enfante une puissance tout à fait nouvelle : le crédit, qui, à ses origines, s’introduit sournoisement comme une aide modeste de l’accumulation, devient bientôt une arme nouvelle et terrible de la guerre de la concurrence, et se transforme enfin en un immense appareil social destiné à centraliser les capitaux ».
Afin de bien faire comprendre le puissant facteur qu’est la finance, dans la société capitaliste, il nous faut souligner le passage que nous citons ci-dessus. Avant que la finance ne fût puissamment organisée, le développement industriel et commercial était subordonné à l’accumulation. L’accumulation est « l’augmentation graduelle du capital » d’un individu ou d’un groupe d’individus.
« Mais il est évident, dit encore Karl Marx, que l’accumulation, l’augmentation graduelle du capital, au moyen de sa reproduction sur une échelle croissante, n’est qu’un procédé lent, comparé à la centralisation, qui, en premier lieu, ne fait que changer l’arrangement quantitif des parties composant le capital social. Le monde se passerait encore du système des chemins de fer, par exemple, s’il eût dû attendre le moment où les capitaux individuels se fussent assez arrondis par l’accumulation, pour être en état de se charger d’une semblable besogne, que la centralisation du capital, au moyen des sociétés par actions, a accomplie pour ainsi dire en un tour de main. » (Karl Marx, Le Capital)
La finance est donc en un mot l’organisation du crédit en faveur du capitalisme. Aucun capitaliste, en effet, ou aucun groupe de capitalistes ne seraient susceptibles, comme le fait si judicieusement remarquer le grand sociologue allemand, de se livrer à de grandes entreprises industrielles et commerciales sans le concours de capitaux extérieurs. Les capitaux disséminés sont impuissants ; centralisés, ils sont une force, mais une force surtout pour ceux qui les gèrent, qui les administrent, et c’est la finance qui remplit ce rôle. Nous disons donc que plus une société est industrialisée, et plus son commerce est étendu, plus la circulation de l’argent est nécessaire, plus sa centralisation est indispensable et plus le règlement des affaires exige — en société capitaliste naturellement — le concours de la finance.
Il fut un temps où le petit commerçant, le petit artisan, le petit paysan, qui avaient réalisé quelques économies, les conservaient jalousement au fond de leur « bas de laine ». Ce temps n’est plus. Aujourd’hui, et surtout depuis la guerre, chacun veut jouir brutalement, rapidement, et goûter les plaisirs que procure la richesse. C’est la course à l’argent, et la finance offre aux avides des possibilités de s’enrichir... ou de se ruiner. Avec l’espérance de toucher de gros dividendes, chacun se démunit de son pécule, le livre à la finance, qui en dispose, qui le gère, qui l’exploite. Du jour où l’individu s’est séparé de son argent pour le remettre entre les mains du financier, ce dernier devient à ses yeux un Dieu. Toucher à l’argent est un crime, toucher au financier en est un autre. Conçoit-on alors la puissance de cette organisation, qui est soutenue par tous ceux qui possèdent en leur portefeuille — et ils sont nombreux — une valeur de 100, de 1.000, ou de 10.000 francs ?
En 1896, Urbain Gohier écrivait un pamphlet sur l’argent, dont nous extrayons ces lignes :
« Le Parlement peut tout ; mais il ne peut toucher à l’argent. Les citoyens soumettent à mille investigations humiliantes tous les actes de leur vie et toutes les parties de leur foyer ; mais ils dissimulent leur argent avec une indomptable énergie. Ils ouvrent leurs caves et leurs magasins aux gabelous, aux rats de caves ; leurs habitations, leurs meubles, aux juges et aux mouchards ; ils déclarent leurs mariages, la naissance de leurs enfants, le décès de leurs proches, leurs ventes, leurs achats ; ils énoncent leurs voitures, leurs chevaux, leurs chiens, leurs billards, leurs bicyclettes ; placés pendant vingt-cinq ans sous la surveillance de la haute police, et numérotés sur des registres, comme des forçats, ils ne peuvent quitter leurs maisons sans avertir les gendarmes ; ils écrivent sur les feuilles du recensement leur confession générale. Mais le chiffre de leur revenu doit demeurer impénétrable...
...On a pu violenter ce qui leur restait de cœur et de conscience ; outrager leur Dieu, traquer leur religion, détruire leurs libertés essentielles, décimer leurs enfants : ils n’ont rien dit ; on a voulu mettre un impôt sur la rente et connaître le chiffre des fortunes : ils ont résisté. Leur corps n’a point de pudeur, et leur âme point de dignité ; ils ne gardent le respect ni de leur personne, ni de leur foyer ; mais ils respectent leur argent ; la dignité de leur argent, la pudeur de leur argent ne sauraient souffrir une atteinte. »
Et c’est, hélas, vrai. Or, tout cet argent, est entre les mains de la finance. Il n’est donc pas étonnant que la finance soit chose sacrée et qu’elle exerce une influence considérable sur la vie économique des sociétés.
Nous avons dit plus haut que la finance était étroitement liée au commerce et à l’industrie. C’est elle, en effet, qui engage dans les entreprises industrielles et commerciales de haute envergure les capitaux qu’elle recueille en se réservant, naturellement, une part de bénéfice. Est-il utile d’ajouter que c’est la part du lion ? D’autre part, la liaison est tellement étroite entre la finance, le commerce et l’industrie, que nous retrouvons à la tête de ces trois institutions les mêmes dirigeants, les mêmes groupes de capitalistes.
Dans l’étude de J. Poirey Clément, sur Schneider et le Creusot, nous lisons ceci :
<blockquote> « Les grands industriels de la sidérurgie française, les Schneider et les de Wendel, ont compris que, malgré leurs capitaux personnels, ils devaient, pour se garantir dans leurs entreprises et donner de l’extension à celles-ci, s’appuyer sur les financiers. C’est pourquoi ils s’allièrent à l’Union Parisienne, cette autre banque du Comité des Forges, qui permit à Schneider la mainmise sur les entreprises minières et métallurgiques de l’Europe Centrale et aux de Wendel, déjà propriétaires des « Steinhohlenzeche », de Ham (Westphalie), d’acquérir le contrôle de la Hohenlohe Werke A. C., située en Silésie, dans les districts Nord et Sud de Kattowitz et designer un contrat avec H. Stinnes, pour le coke.
Ce qui se produit en France, se produit également dans les autres nations, sur la même échelle, car la finance n’a d’autre but que de centraliser, — nous l’avons déjà dit -, les capitaux, au profit et au bénéfice de certains groupes capitalistes. Comment s’opèrent ces bénéfices ? Chacun sait ce qu’est une société par actions. Les sommes sont souscrites dans le grand public par les établissements financiers et la répartition des bénéfices se fait chaque année, chaque souscripteur recevant une somme de dividende relative au nombre d’actions souscrites. En soi, l’opération n’a rien d’irrégulier ni d’amoral — si nous nous plaçons sur le terrain de la bourgeoisie — et serait honnête si elle s’accomplissait avec la simplicité signalée. Mais ce n’est pas ainsi que l’opération se traite. Toujours dans la brochure de Poirey Clément, nous puisons un exemple sur le trafic des requins de la finance : « Récemment, le capital des Etablissements Schneider et Cie, qui était de 50 millions, a été porté à 100 millions, par la création de 125.000 actions de 400 francs, dont une moitié est souscrite par divers groupes. (Lisez : réservée aux administrateurs et à certaines banques et firmes industrielles, qui recevront des titres, sans fournir de capitaux, et l’autre offerte aux actionnaires actuels à 1.150 francs, à titre irréductible ou à titre réductible, à raison d’une action nouvelle pour deux anciennes possédées, et ultérieurement, au public, à titre réductible, dans la mesure des disponibilités laissées par l’exercice des droits des actionnaires actuels). Ce qui revient à dire que l’augmentation de capital de 50 millions de francs équivaut à un apport de 25 millions de francs d’argent neuf, et qu’en réalité, si 50 millions de francs de titres ont été distribués, 25 millions de francs de ces titres ont été donnés à certaines banques ou à certains administrateurs, qui, sans avoir versé un sou, participeront à la répartition des bénéfices. C’est légal, c’est normal, il n’y a rien à dire, c’est l’escroquerie autorisée.
Si le commerce et l’industrie ont besoin de la finance pour exercer leur exploitation, la finance n’a pas moins besoin du commerce et de l’industrie, pour se livrer à ses louches entreprises. Dans l’organisation du vol légal, ces éléments d’activité capitaliste se complètent.
Il n’existe pas un individu, aussi dépourvu de bon sens, aussi naïf soit-il, qui consentirait, par exemple, à échanger un billet de 100 francs pour une somme de 50 francs. Pour faire accepter une telle opération à son client, la finance est obligée de se reposer sur le commerce et l’industrie et de faire entrer dans ses opérations le facteur marchandise.
« Echanger, dit Karl Marx, 100 louis, je suppose, contre 100 louis, serait une opération assez inutile, le mouvement (argent-marchandise-argent) ne peut donc avoir une raison d’être que dans la différence quantitive des deux sommes d’argent. Finalement, il sort de la circulation plus d’argent qu’il n’en a été jeté ; la forme complète de ce mouvement est, par exemple (100 louis — 2.000 livres de coton — 110 louis) ; il aboutit à l’échange d’une somme d’argent, 100 louis, contre une somme d’argent 110 louis. » (Marx, Le Capital)
Ce principe élémentaire du commerce donne, par son développement, naissance à une foule de combinaisons d’ordre financier, dont le profane n’a aucune idée. Cependant, il ne suffit pas à la finance de trouver des capitaux ; encore faut-il, pour que le mouvement de circulation d’argent et de marchandise s’opère régulièrement et produise une plus value, que ces capitaux soient utilisés industriellement ou commercialement.
« Le mouvement : vendre pour acheter, qui vise à l’appropriation de choses propres à satisfaire des besoins, écrit encore Karl Marx, rencontre, en dehors de la circulation, une limite dans la consommation des choses achetées, dans la satisfaction des besoins ». Ce qui revient à dire que pour vendre, il est indispensable que la production s’écoule indéfiniment, sans quoi la production s’arrête et les capitaux ne trouvent pas leur emploi. Et c’est alors que la finance, l’industrie et le commerce pénètrent dans le domaine politique, à la recherche de débouchés propres à satisfaire aux besoins d’écoulement des marchandises produites, lorsqu’il s’agit d’une surproduction nationale, ou encore pour acquérir des privilèges territoriaux dans des contrées possédant des richesses non encore exploitées.
Nous savons que les puissances d’argent, pour se livrer en toute liberté à leurs manœuvres, dépensent des sommes formidables et que ce sont elles qui dirigent, par l’intermédiaire d’hommes de paille, les grandes institutions d’une nation. Nous avons démontré, d’autre part, (voir Capital, Capitalisme), que la plupart des parlementaires étaient des agents de la finance et de l’industrie, et personne n’ignore que toutes les élections législatives ou municipales sont subordonnées à la propagande dont l’argent est le nerf principal. Pourtant, il est une chose qui pourrait gêner, dans ses opérations, le monde de la finance : c’est l’opinion publique. On peut acheter 100, 200, 500, 1.000, 10.000 personnes, on ne peut acheter toute une population. Cette population, il faut donc la tromper, l’aveugler de façon qu’elle ne se rende pas compte comment on la dépouille. Pour accomplir cette œuvre, la presse était tout indiquée, et elle remplit son rôle à merveille. La publicité financière alimente les caisses des grands journaux, à condition que ceux-ci se taisent sur le dessous des opérations auxquelles se livre la finance. On peut dire qu’en 1927, il n’y a pas en France et de par le monde, un seul journal quotidien qui puisse vivre par les ressources qui proviennent de sa vente et qu’il est obligé d’avoir recours à la publicité. Vers la fin de 1926, une petite révolution de palais éclata au sein d’un grand quotidien parisien, et ce journal publia une petite brochure, dans laquelle il tentait d’expliquer ce qu’est la publicité financière. Nous en extrayons ces lignes : « Publicité financière », est une expression vague, qui, dans le monde des journaux, en est venue à englober toutes sortes de publicité, bien différentes les unes des autres.
Le tarif que vous voyez figurer quelquefois à la sixième page des journaux, pour les coffres-forts que louent les établissements de crédit, on appelle cela de la publicité financière.
Or, ces réclames n’ont rien de financier. Pas plus que le tarif des différents genres de parapluies que vend un marchand. Elles sont payées par les établissements financiers, qui les font insérer, voilà tout.
L’annonce des assemblées générales des grandes sociétés anonymes, la liste des numéros gagnants dans les tirages de valeurs à lots, on appelle cela de la publicité financière.
Mais, qu’y a-t-il là de spécifiquement financier ? Rien ...
...C’est que, voilà : ces réclames sont assez fréquemment le moyen par lequel certaines entreprises, certains services publics, essayent de se concilier la presse, de façon à ce qu’elle ne s’avise jamais de signaler leurs abus.
Autre danger : les textes de cette publicité, publiés quelquefois en placard, dans les annonces, quelquefois dans le Bulletin financier, peuvent, en exerçant d’adroites pesées sur les esprits, créer des courants favorables aux pires opérations de finance ou de politique.
Ceux qui dirigent un journal, quelque avisés et vigilants qu’ils soient, ne peuvent pas être toujours sûrs de discerner les idées de derrière la tête de ceux qui payent ces insertions. » </blockquote>
Est-ce clair ? La finance, par le truchement de la publicité, asservit la presse. Mais cela ne lui suffit pas. Comme ce n’est pas une garantie suffisante, toutes les grandes entreprises de crédit ont leurs journaux à eux ; chaque groupe de gros financiers a son journal. Ayant dans des coffres l’argent de la population, ayant entre ses mains les principaux organes d’information et de propagande publique, est-il besoin de dire que la finance fait l’opinion publique, que c’est elle qui dirige la politique, et que les gouvernements, quelles que soient leurs couleurs ou leurs tendances, ne sont que les plats valets des puissants établissements de crédit et des vastes entreprises d’exploitation sociale ? Comment s’étonner alors, qu’un ministère, qu’un gouvernement, qu’un parlement, soit par essence même conservateur et qu’ils agissent dans l’intérêt du Capital ? Il fut des gouvernements qui tentèrent de résister à l’emprise de la finance sur la politique. Ils furent brisés. Même, s’il était possible de supposer qu’un gouvernement fût honnête, il serait dans l’incapacité absolue de faire quoi que ce soit ; car, immédiatement, se dresseraient contre lui toutes les forces coalisées du capital : finance, commerce et industrie, qui détiennent toutes les richesses économiques et actionnent tous les rouages de la machine sociale.
Les conséquences de cet état de choses sont désastreuses pour les classes asservies, cela se conçoit. Toutes les actions politiques d’un Etat, sont orientées vers la conservation des privilèges à ceux qui les détiennent et à la poursuite de l’exploitation de l’homme par l’homme. Les finances d’une nation qui, si la démocratie n’était pas un trompe-l’œil, un mensonge, une erreur, devraient être alimentées par ceux qui détiennent la fortune, le sont par les misérables travailleurs, honteusement exploités par les forces de régression sociale (Voir impôt). L’argent que recueille un gouvernement, en pressurant la classe ouvrière, ne sert, en sa grande partie, à perpétuer des institutions susceptibles de défendre et de soutenir les privilèges acquis par la rapine, le vol et l’assassinat. C’est pour la finance que sont entretenues, dans tous les pays du monde, des armées colossales. C’est pour la finance que s’organisent les expéditions coloniales. C’est pour la finance que se font tuer, sur les champs de bataille, des millions de travailleurs.
Monstre tricéphale qui a déjà englouti tant de générations d’êtres jeunes et forts, combien de temps encore le capital accomplira-t-il ses méfaits ? Le peuple n’en a-t-il pas assez et ne se résoudra-t-il pas bientôt à mettre fin, par la révolution, à cette triple aberration que sont le commerce, l’industrie et la finance ? Ce n’est, cependant, qu’à ce prix qu’il peut espérer vivre un jour libre et heureux au sein d’une société où le travail sera enfin libéré de tous les parasites inhérents au capitalisme.
— J. CHAZOFF
FINANCIER
n. m. (de finance)
Celui qui s’occupe de finance. Personne qui fait des opérations de banque, de bourse, qui spécule, qui traite des affaires d’argent. Un grand financier, un habile financier, un financier véreux, un riche financier. « Les financiers gouvernent la France », dit le Lachâtre. Il pourrait dire le monde. Et il ajoute :
« La révolution a plutôt augmenté que réduit leur influence. Il n’y a plus de traitants, de fermiers, de maltôtiers ; mais il y a encore des capitalistes, des banquiers, des fournisseurs. C’est la haute finance et la grande propriété qui, à quelques exceptions près, occupent aujourd’hui, dans la hiérarchie sociale, la place de l’ancienne aristocratie. »
Nous avons vu, d’autre part, (voir les mots : banque, capitalisme, finance), l’influence exercée par l’argent dans le monde moderne ; il n’y a donc pas lieu d’être surpris si les financiers sont si puissants et si ce sont eux qui dirigent toute l’activité économique et politique d’une nation. Responsable de toutes les plaies sociales dont souffre l’humanité, le financier est un parasite qui crée du parasitisme, car il traîne derrière lui toute une armée d’inutiles qui ne donnent absolument rien en échange de ce qu’ils reçoivent de la collectivité. A mesure que se développe le capitalisme, les gros financiers sont de moins en moins nombreux et l’on peut dire que toutes les finances publiques ou privées sont de nos jours gérées par une infime poignée de magnats, véritables despotes, détenant en leurs mains les destinées du monde et jouant sur la paix ou sur la guerre des peuples, selon les intérêts des groupes de commerçants et d’industriels auxquels ils appartiennent.
Dans l’orbite de ces puissants seigneurs évolue toute une multitude de petits bourgeois, coulissiers, remisiers, etc..., véritables valets qui se contentent d’un os à ronger et sont toujours prêts à traiter les affaires plus ou moins louches qui n’intéressent qu’en second la haute finance. Les uns et les autres sont aussi néfastes, aussi dangereux. La vie du financier étant étroitement enchaînée à celle de l’ordre bourgeois, toute la gent financière est réactionnaire et conservatrice à l’excès. Malgré la hiérarchie qui existe dans le monde de la finance, un esprit de corps n’en existe pas moins au sein de cette horde, et si, parfois, par accident, un scandale éclate à la suite de l’abus d’un financier, trop rapace ou pas assez malin, immédiatement la solidarité joue, et l’impossible est fait pour étouffer ce scandale.
Essayer d’affaiblir le financier serait peine perdue.
Il est le maître, avons-nous dit, le maître absolu de tout ce qui se décide politiquement, socialement et économiquement sur notre terre. Pour que sa puissance s’écroule, il faut détruire la finance et ses causes, et c’est alors seulement que le travailleur pourra, sous son talon, écraser le financier.
FISC
n. m. (du latin fiscus, panier)
Les anciens mettaient leur argent dans une sorte de panier appelé fiscus, de là l’origine du mot fisc, qui signifie maintenant : trésor. Le fisc est une des institutions de l’Etat. C’est l’appareil chargé de la perception des impôts votés par le Parlement ; c’est l’institution qui centralise les revenus d’une nation. Le fisc est l’organisme le plus important du ministère des finances, et par extension, le plus ferme soutien de l’Etat bourgeois, puisque en exécutant les lois financières, c’est lui qui assure les ressources d’une nation. Tyrannique et impitoyable, pour ceux qui ne peuvent se défendre, c’est-à-dire les petits, il est d’ordinaire assez indulgent pour les « gros », qui échappent assez facilement aux exigences de cette administration. Rien de plus naturel du reste, si l’on admet qu’en régime capitaliste, toutes les charges d’un Etat doivent retourner en fin de compte sur le dos des masses productrices. Les droits du fisc sont très étendus et ont été dénoncés par tous les hommes d’esprit libéral. J.-B. Say, le célèbre économiste français du XIXème siècle, disait :
« C’est une chose toute naturelle que chaque homme prenne l’esprit de son état ; et c’est en même temps une chose assez fâcheuse quand ce même esprit pèse sur la société. La position des agents du fisc, depuis le ministre des finances jusqu’au dernier employé, les rend perpétuellement hostiles envers les citoyens. Tous considèrent le contribuable comme un adversaire, et les conquêtes que l’on peut faire sur lui comme légitimes. Il arrive même que les employés trouvent, à vexer le redevable, une certaine satisfaction d’amour-propre, un plaisir analogue à celui que ressentent les chasseurs, lorsqu’ils réussissent, par force ou par ruse, à se rendre maîtres du gibier. Cet esprit de fiscalité se traduit le plus souvent par l’interprétation judaïque des lois de finances dans les instructions ministérielles ou les règlements auxquels elles donnent lieu, de sorte que le législateur ne saurait trop bien préciser sa pensée. Il est, en outre, surexcité par le système qui proportionne tout ou partie du traitement des fonctionnaires au montant des recettes, et c’est un grand malheur. »
J.-B. Say se trompe, lorsqu’il s’imagine que dans une certaine mesure, le législateur peut améliorer le régime fiscal ; il faut, pour cela, supposer un législateur libre, et indépendant, non soumis aux fluctuations de la politique et détaché de tout intérêt économique. Nous savons que c’est impossible. Les débats financiers d’une assemblée législative sont généralement les plus mouvementés, car ce sont eux qui déterminent les revenus nécessaires à l’Etat et répartissent les charges de chacun. Or, chaque législateur est l’agent indirect d’un groupe d’électeurs, et son mandat est subordonné à l’attitude qu’il prend en certaines circonstances. Si, politiquement, il est possible au député de biaiser, financièrement, cela lui est plus difficile, car, lorsqu’il est question d’argent, lorsqu’il faut ouvrir son portefeuille pour alimenter les caisses du fisc, le plus conciliant des électeurs devient rébarbatif et jamais il ne pardonnerait à son représentant de ne pas avoir tenté d’amoindrir ou d’alléger sa participation aux charges de l’Etat. Si l’on sait qu’un gouvernement est le représentant politique des puissances économiques, et que le Parlement n’est qu’un composé — à part de rares exceptions — d’hommes de paille de la bourgeoisie, on comprendra que ni le gouvernement, ni le parlement, ne veulent contrarier la classe dominante, dont ils sont chargés de défendre les intérêts, et que, sous forme d’impôts (voir ce mot) directs ou indirects, ils puisent leurs ressources là même où se trouve le moins d’argent : dans le peuple. C’est donc le peuple qui est la principale victime du fisc, bien que les apparences laissent croire que c’est la bourgeoisie qui est la plus touchée, car c’est elle qui reçoit généralement les feuilles du percepteur ; cela ne doit cependant pas nous tromper, puisque nous ne pouvons ignorer que tous les impôts directs sont répartis par le commerçant ou l’industriel à son compte frais généraux et que c’est le consommateur qui paie tout cela.
Où le fisc se montre particulièrement avide, c’est lorsqu’il fait sévir contre les malheureux. Alors, il n’a plus de mesure. Qu’un travailleur se refuse à payer l’impôt sur le salaire, qu’il ne trouve pas de fonds pour payer une amende, et c’est la saisie ou la prison. Combien de pauvres bougres ont déjà vu vendre leurs quelques meubles aux enchères publiques, parce qu’ils ne pouvaient soustraire de leurs maigres salaires la forte somme exigée par l’agent du fisc ? Combien de travailleurs n’ont-ils pas payé, par des jours de prison, le « crime » de n’avoir pas d’argent ? Non seulement le régime fiscal est arbitraire, parce que c’est la classe productrice qui en fait tous les frais, mais le fisc est l’administration la plus cruelle à l’égard des infortunés. Et il ne semble pas que cela aille en s’améliorant, bien au contraire ; huit ans après la guerre, le fisc se montrait d’une cruauté sans précédent, au point de faire exercer la contrainte par corps à ceux qui ne pouvaient payer les amendes civiles ou politiques auxquelles ils avaient — à tort ou à raison — été condamnés.
Nous ne croyons pas en conséquence, que le législateur puisse apporter un remède à cet état de chose. De tout temps, les lois fiscales ont avantagé les possédants, et il en sera ainsi tant qu’il y aura des lois, des impôts, des imposants et des imposés, des travailleurs et des parasites, des exploiteurs et des exploités, en un mot un régime capitaliste. Les démocrates, les socialistes, les libéraux, peuvent échafauder des monuments de lois fiscales, ils ne changeront rien, sinon les apparences ; car l’égalité économique ne peut sortir d’un parlement. Chaque année, la même comédie recommence dans les assemblées législatives ; chaque année les mêmes paroles sont prononcées et le peuple paie toujours au fisc, à la sueur de son front, pour entretenir le char de l’Etat. Et il en sera ainsi jusqu’au jour où il fera sauter et le char et le parlement.
FLAGORNER
v.
On n’est pas exactement fixé sur l’étymologie de ce verbe et de ses dérivés : flagornerie, flagorneur. Peut-être, comme le suppose Littré, la syllabe fla, qui semble se rattacher à flatter, a été une des causes qui lui ont fait prendre son sens actuel. Mais si l’origine du mot est obscure, son sens est bien clair. Flagorner, c’est flatter souvent et bassement. On flagorne quelqu’un. On se flagorne mutuellement avec d’autres.
La flagornerie est un moyen d’exploitation de la vanité humaine. Sont des flagorneurs en puissance tous les complaisants, les courtisans, les flatteurs, les adulateurs « qui vivent de bassesse et d’intrigue » (P.-L. Courier), car, pour réussir, ils sont obligés de répéter de plus en plus souvent et toujours plus bassement leurs complaisances, leurs courtisaneries, leurs flatteries, leurs adulations. « Tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute », a dit La Fontaine. Mis en goût par un premier succès et son ambition grandissant, le complaisant devient facilement un courtisan. Celui-ci, pour arriver, doit être un flatteur, et il ne réussit complètement qu’en se livrant à la flatterie répétée et sans mesure, c’est-à-dire à la flagornerie.
La vanité humaine a des formes nombreuses et étendues. Elle est le fond principal de cette sottise dont la mesure donnait à Renan l’image de l’infini (Voir Sottise). Elle ouvre un vaste champ à la flagornerie. Aussi fait elle que « la société n’est proprement qu’un commerce de mensonges officieux et de fausses louanges, où les hommes flattent pour être flattés » (Fléchier). Dans cette société, la flagornerie trouve des ressources illimitées. Il n’en faut pas moins une certaine adresse pour réussir dans ce métier ; il faut autant de ruse que d’absence de scrupules. Le vaniteux n’est pas toujours un imbécile, un lourdaud qu’on « achète » par quelque grosse flatterie. Il peut être aussi un puissant qui se vengera cruellement s’il voit qu’on s’est moqué de lui. Les flagorneurs les plus marquants se recrutent parmi ce qu’on appelle les « gens d’esprit » ; ils exploitent à la fois la vanité des puissants et la sottise publique. Les puissants sont leurs « patrons », du latin « patronus », comme on appelait déjà dans la Rome antique ceux qui protégeaient ces « parasites » appelés « clientis (clients), hommes à tout faire pour leurs protecteurs », gens de finance et de gouvernement. Ces « gens d’esprit » appartiennent généralement à la corporation aussi nombreuse qu’indéterminée des « gens de lettres » (Voir Lettres). En raison de la publicité indispensable au plein rendement de leur besogne, ils écrivent dans des livres, revues, journaux, prospectus, et ils pérorent encore plus qu’ils n’écrivent, au parlement, à l’Académie, au théâtre, au radiophone, dans les réunions publiques, partout où ils peuvent avoir un auditoire. Ils flagornent en haut les prétendues élites dirigeantes (voir Elite) ; en bas, la foule ignorante que leur démagogie entretient inlassablement dans l’illusion de sa souveraineté. Ils sont des acarus qui vivent sur les hontes et les misères sociales.
Pour donner l’idée de la flagornerie dans ses variétés, rien ne vaut les exemples dont l’histoire abonde. Un des plus caractéristiques est dans le réseau d’intrigues qui se forma, il y a quelques vingt-cinq ans, autour d’un nommé Chauchard, qui avait fait fortune dans la camelote d’un grand magasin. Ce Chauchard fut certainement l’imbécile le plus intégral de son époque, et une nuée de parasites vécurent de l’exploitation de son incommensurable vanité. Il n’est pas certain que tout ce qu’on a raconté à propos du personnage soit vrai ; c’est en tout cas vraisemblable. On attribue entre autres à certain ministre ce mot renouvelé du danseur Vestris : « Il y a eu trois grands hommes au XIXème siècle : Napoléon, Pasteur et Chauchard ». Chauchard crut que c’était arrivé et fit du ministre son légataire universel. Si le mot n’est pas certain, il est digne du ministre qui décora ce calicot enrichi et qui fit entrer au Louvre la collection de « croûtes » appelée « donation Chauchard ». Flagorneurs ministériels et académiques ne manquèrent pas, à ce nouveau M. Jourdain qui, lorsqu’il recevait ces gens, en les payant fort cher, avait l’air d’un maître d’hôtel égaré parmi les invités de son maître. Paris s’amusa fort des funérailles carnavalesques de Chauchard ; mais ce jour-là, ce ne fut pas le « pauvre mort » qui fut le plus grotesque ; la dignité ministérielle et académique laissa son dernier reflet dans cette chienlit.
Comme a dit Larousse :
« De tout temps, les princes ont eu des courtisans, les gens en place des complaisants et les riches des flatteurs ». Tous, courtisans, complaisants, flatteurs, furent des flagorneurs. Et Larousse a ajouté : « Capitulation devant les mauvais instincts, perte de tout respect de soi-même, de tout sentiment de pudeur, recours à l’intrigue, à de basses et viles complaisances pour obtenir une fortune et des honneurs. Ce sont là les caractéristiques de ces espèces. »
Les courtisans de Denys le Jeune faisaient semblant d’être myopes comme lui. Ceux d’Alexandre portaient la tête penchée, pour l’imiter. Anaxarque, le philosophe, entendant gronder le tonnerre, disait au même Alexandre : « Fils de Jupiter, n’est-ce pas toi qui as tonné ? »
Philippe, roi de Macédoine, avait perdu un œil ; Clésophus parut devant lui avec un emplâtre sur le même œil. Quand Philippe fut blessé à une jambe, Clésophus boîta.
Un comte de Saxe était si gros que son abdomen débordait sur la table. Ses courtisans se bourraient le ventre de fourrures pour paraître aussi gros que lui.
Un astrologue avait dit à Charles IX qu’il vivrait autant de jours qu’il pourrait tourner de fois sur un talon dans l’espace d’une heure. Tous les matins, ce roi se livrait à cet exercice, et les gens de cour, jeunes et vieux, des généraux, des magistrats, faisaient comme lui.
Le duc d’Uzès répondait à Louis XIV, lui demandant quand sa femme accoucherait : « Sire, quand vous voudrez ! ». Le même, de qui la reine voulait savoir l’heure qu’il était, faisait cette réponse : « L’heure qu’il plaira à Votre Majesté ». Un chimiste du XVIIIème siècle qu’un roi avait visité, faisant une expérience devant lui, dit : « Sire, ces deux gaz vont avoir l’honneur de se décomposer en présence de Votre Majesté ». Le duc d’Uzès aurait ajouté : « Si Votre Majesté le permet ».
Le maréchal La Feuillade faisait brûler jour et nuit des lampes aux pieds de la statue de Louis XIV, place de la Victoire.
On confondait souvent, au XVIIème siècle, les mots gros et grand. Louis XIV ayant demandé que l’Académie déterminât exactement leur sens, Boileau lui dit : « Votre Majesté n’a rien à craindre. La postérité distinguera toujours Louis le Grand de Louis le Gros ». Le même Boileau, sous prétexte d’imiter Pindare, écrivit pour flatter Louis XIV l’Ode sur la prise de Namur. On lui doit aussi des vers comme ceux-ci :
....................................................................................
Puisqu’ainsi dans deux mois tu prends quarante villes,
Assuré des beaux vers dont ton bras me répond,
Je t’attends, dans deux ans, aux bords de l’Hellespont.
C’est en vivant dans une atmosphère constante de flagornerie que les puissants de la terre en sont arrivés à croire qu’ils étaient des êtres exceptionnels, issus de la divinité qu’ils représentaient, et comme le plus souvent ils n’étaient que de pauvres hommes physiquement dégénérés, superstitieux, ignorants, inaccessibles à tout sentiment qui n’était pas celui de leur puissance, on comprend qu’ils aient suivi les voies d’une domination sans limites où les poussaient les flatteurs, conseillers criminels, et où ils s’engagèrent presque tous. Ils ne seraient pas longs à compter ceux qui ne rêvèrent pas de gloire militaire et d’un vaste empire, ceux qui ne désirèrent, pas voir toutes les têtes courbées devant leur autorité, ceux dont le caprice admit que quelque chose fût impossible. C’est certainement un flagorneur qui a dit que le mot « impossible » n’est pas français. Dans tous les pays, ce sont les flagorneurs de l’esprit national qui ont créé la sauvagerie nationaliste. Pour en revenir aux puissants, c’est en vain que la nature leur rappelait qu’ils n’étaient que des hommes ayant à satisfaire les nécessités les plus basses, soumis plus que quiconque aux maladies, en raison d’hérédités lamentables et appelés comme tous à mourir, car :
N’en défend point nos lois.
Malherbe.
Tout cela ne suffisait pas à leur montrer combien monstrueuse et ridicule était leur prétendue divinité. Ils n’admettaient pas que :
Ils peuvent se tromper comme les autres hommes.
Corneille.
On leur prêtait le pouvoir de guérir les maladies contre lesquelles la science humaine était impuissante. Les rois d’Angleterre et de France guérissaient, disait-on, les écrouelles. Voltaire a raconté à ce sujet que le roi Louis XI avait fait venir auprès de lui, pour le guérir des suites de son apoplexie, celui dont on a fait saint François de Paule. Ce saint demanda de son côté au roi la guérison de ses écrouelles. Les deux augures furent aussi impuissants l’un que l’autre à se soulager mutuellement.
Que pouvait-on espérer de raisonnable et de sensé d’un Denys l’Ancien se laissant convaincre par le flagorneur Damoclès, qu’il était plus grand poète que Phrynicus, Stésichore et Pindare ? Il ne pouvait être que ce qu’il fut : tyran de Syracuse. De même d’un Caligula qui fit battre de verges le mime Pâris ne lui répondant pas assez vite que lui, Caligula, chantait mieux que Jupiter ? Il fut le plus cruel et le plus stupide de tous les empereurs romains.
Aucun roi n’a été aussi bassement flatté, et entouré de flagorneurs si nombreux et si habiles que Louis XIV. L’adulation ne suffit pas de son vivant. Après sa mort, grâce à Voltaire, s’établit la mystification du Siècle de Louis XIV (voir Plutarquisme), qui continue encore aujourd’hui, entretenue et renouvelée par des écrivains d’ancien régime. Intelligence médiocre, âme de cabotin avide de bruit et de flatterie, caractère égoïste jusqu’à l’inhumanité, Louis XIV, comme presque tous les rois, a devant l’histoire cette excuse qu’il fut spécialement dressé pour être un sot malfaisant. On sut remarquablement développer et exciter ses mauvaises passions, étouffer celles qu’il pouvait avoir de bonnes. Lui-même ne put s’empêcher de remarquer que « parmi les courtisans il est beaucoup d’intrigants et peu d’amis ». Il ne sacrifia pas moins les amis aux intrigants. Exemple : la disgrâce de Colbert et la fortune de Chamillard qui devint ministre parce qu’il se laissa gagner au billard par le roi!... Devenu vieux, Louis XIV ne devait pas se faire ermite, comme le diable ; il se livra aux jésuites, ce qui fut pire. Ses courtisans ne purent moins faire qu’en exagérant dans cette voie. Aucune cour n’afficha plus de vertu hypocritement effarouchée en pratiquant plus de vices que la sienne. Elle fut la cour où triompha Tartufe, c’est tout dire.
Cachez ce sein que je ne saurais voir, disait le saint homme ; il n’en fourrageait que mieux sous les jupes.
Xavier Marmier a vu, à Saint-Pétersbourg, les cahiers d’écriture de Louis XIV enfant. Dès l’âge de cinq ans, on lui faisait écrire, répétées de nombreuses fois, des phrases comme celle-ci : « L’hommage est dû aux rois ; ils font tout ce qui leur plaît ». Louis XIV n’eut jamais une belle écriture, ce qui aurait été indigne de lui, mais on sait comment il fit régner son « bon plaisir ». Plus tard, il devait écrire lui-même pour l’instruction de son fils :
« Je possède la fortune de mon peuple en toute propriété. »
S’il avait eu une hésitation à écrire ça, son confesseur, le jésuite Tellier, l’eût rassuré en lui apportant cet avis de docteurs en Sorbonne :
« Tous les biens de ses sujets étaient à lui en propre ; et, quand il les prenait, il ne prenait que ce qui lui appartenait. »
Si, comme a dit Saint Simon, Louis XIV était né bon et juste, ses éducateurs se chargèrent de lui faire perdre ces qualités, indignes, elles aussi, d’un roi de la tradition. S’il alimenta des échos de ses amours, la chronique scandaleuse du temps, c’est surtout parce qu’il n’y eut autour de lui, parmi les plus grands, que des gens lui offrant leurs femmes ou leurs filles. Un seigneur de Villarceaux, sollicitant une charge pour son fils, proposait en même temps au roi, sa nièce pour maîtresse. Si l’on en croit Dion Cassius, flatteur d’Auguste, le monstrueux privilège appelé droit de cuissage, qui a été un des plus odieux de la société féodale et qui s’exerce encore hypocritement dans la société actuelle, aurait été établi par flatterie pour les puissants, et ne résulterait nullement de leur violence. L’origine en serait dans le droit que le sénat de Rome aurait offert à César « de coucher avec toutes les dames qu’il daignerait honorer de ses faveurs ». La mentalité des courtisans de Louis XIV, entremetteurs de la prostitution des femmes de leurs maisons, confirme l’exactitude de cette explication du droit le plus révoltant. Il n’était pas de sentiment de dignité, d’honneur ou d’amitié qui résistât chez les courtisans devant la possibilité d’une quelconque faveur. Un duc de Gesvres était un des intimes du surintendant Fouquet. Quand le roi fit arrêter ce ministre, il en chargea d’Artagnan. Le duc de Gesvres pleura de douleur, non de la disgrâce de son ami, mais de ce qu’il n’avait pas été chargé de l’arrêter!... Lorsque le clergé parvint à faire révoquer l’Edit de Nantes, grâce à l’influence déterminante des jésuites, voici comment Bossuet salua ce parjure de ce crime de Louis XIV :
« Touchés de tant de merveilles, épanchons nos cœurs sur la piété de Louis ; poussons jusqu’au ciel nos acclamations et disons à ce nouveau Constantin, à ce nouveau Théodose, à ce nouveau Marcien, à ce nouveau Charlemagne, ce que les six cent trente pères dirent autrefois dans le concile de Chalcédoine : « Vous avez affermi la foi, vous avez exterminé les hérétiques : c’est le digne ouvrage de votre règne, c’en est le propre caractère ! ». »
Massacres, spoliations, proscriptions, voilà ce qu’un flagorneur religieux trouvait de plus digne pour caractériser le règne de Louis XIV, et ce flagorneur était Bossuet « l’aigle de Meaux », une des « lumières de l’Eglise »!...
Louis XIV ayant été opéré d’une fistule à l’anus, tout le monde à la cour voulut avoir sa fistule et offrir son derrière au bistouri des chirurgiens qu’on assaillait. Mais ce qui montre plus que tout le degré de basse servilité où était capable de tomber cette prétendue élite de la noblesse, c’est le privilège de « porter le coton », qui était consacré par le brevet d’affaires permettant d’assister le roi et de lui présenter le torche-cul quand il était sur sa chaise percée!...
Finissons-en avec ces mœurs qui sentent plutôt mauvais et avec Louis le Grand — pauvre Boileau!- en citant ce mot du maréchal Villeroy, aussi pitoyable maréchal que cynique courtisan :
« Il faut tenir le pot de chambre aux ministres tant qu’ils sont en place, et le leur verser sur la tête quand ils n’y sont plus. »
C’est, en style lapidaire, tout le secret de la réussite des flagorneurs. Celui qui reste fidèle à l’infortune et ne sait pas, à propos, lancer le coup de pied de l’âne, ne réussit pas dans la vie qu’ils ont faite.
Louis XV fut encore plus mal élevé que son aïeul.
Les « grands hommes », les savants, artistes, éducateurs, tous « intellectuels d’élite » ne manquèrent pourtant pas, si nous en croyons l’histoire, à la fin du « grand siècle » qui vit l’adolescence de ce roi. Barbier, qui « idolâtrait » Louis XV enfant au point d’écrire dans son Journal ceci : « ... Il a pris de l’émétique, ce qui a fait une évacuation charmante », ce Barbier peu suspect par conséquent de médisance, écrivait aussi : « On commence à craindre que le caractère du roi (alors âgé de treize ans), ne soit mauvais et féroce », et il racontait comment le roi avait tué lui-même, sans autre motif que son caprice, une biche blanche qui venait manger dans sa main. « On a trouvé cela très dur », dit Barbier. Mais n’avait-on pas fait tout ce qu’il fallait pour que le futur Louis XV arrive à cette dureté ? A six ans, on lui donnait le divertissement de voir réunis dans une vaste salle un millier de moineaux au milieu desquels on lâchait les oiseaux de la fauconnerie qui tuaient tout. Et le jeune prince s’amusait fort de l’affolement des moineaux, de leurs cris de détresse, de leur agonie et de la vue du sang. Comment s’étonner que Louis XV eut une si violente passion pour la chasse, qu’il y participa plus de cent fois par an, et qu’en vingt-cinq ans il tua lui-même plus de deux mille six cents cerfs ? Comment s’étonner aussi que cette férocité se soit exercée jusque sur des enfants qui lui étaient livrés pour de sadiques plaisirs ? Comment s’étonner enfin de cet égoïsme qui lui faisait dire : « Après moi, le déluge » ? Le déluge, ce fut la Révolution qui sortit de la misère du peuple et des turpitudes dirigeantes qu’une aristocratie décadente et pourrie rendait encore plus odieuses. Les plus clairvoyants la voyaient arriver et l’annonçaient, cette Révolution ; les flagorneurs du régime s’appliquaient à la nier.
Napoléon, qui singea Louis XIV dont il envia la prétendue grandeur étant sans doute bien peu sûr de la sienne, ne manqua pas non plus de flagorneurs. Il les recherchait pour s’entendre dire qu’il était un « grand homme », et il les payait cher. Cyniquement, il leur disait qu’il les savait à vendre, mais l’espèce n’ayant aucune pudeur en était flattée. C’est sur Napoléon Ier qu’a été écrite ce que Larousse appelle « la plus complète monographie du courtisan » : les Mémoires de M. de Beausset, préfet du palais impérial. Dans ces Mémoires, il est écrit qu’il n’y avait à la cour de Napoléon que des gens et des choses adorables. M. de Beausset était tellement enchanté de son maître, qu’il lui trouvait, entre autres qualités, la « modération », la « franchise politique » et « une bonhomie qui s’infiltrait dans tous les cœurs ». D’autres Mémoires, ceux de Mme de Rémusat, disent ce qu’il faut penser de tout cela. M. de Beausset va jusqu’à dire que Napoléon fut dépourvu d’ambition :
« S’il eût été ambitieux, serait-il tombé sur l’homicide rocher de Sainte-Hélène?... »
On est désarmé devant cette ingénuité, et elle est certainement sincère, car les Mémoires de M. de Beausset ne parurent qu’en 1827, en un temps où Napoléon ne pouvait plus rien pour lui. Celui-là, au moins, avait gardé la reconnaissance des bienfaits reçus ; il ne « vidait pas le pot de chambre » sur la tête de son maître vaincu.
Les rois plus ou moins constitutionnels du XIXème siècle eurent aussi des flagorneurs sous les espèces de ces courtisans, que P.-L. Courier a si vigoureusement cinglés du fouet de sa satire. Ils ne manquèrent pas non plus autour de Napoléon III et des aventuriers, gens de sac et de corde, qui perpétrèrent avec lui le crime du 2 décembre.
On a raconté que Guillaume II, le sinistre kaiser qui mena l’Allemagne à la guerre de 1914, traitait ses courtisans de « vieux ânes... vieux cochons », et ces fantoches, sanglés dans leurs uniformes étincelants, harnachés de plumes et de panaches, étaient tous fiers de ces grossièretés familières, elles étaient pour eux de nouveaux brevets de noblesse.
Aujourd’hui, les flagorneurs pullulent autour des puissances d’argent, souveraines sur toutes les autres, dans les cénacles académiques, les salons littéraires, les boutiques d’art, à la Bourse, dans les ministères, dans les journaux, partout où s’étale la vanité. Ils opèrent publiquement. Leurs flagorneries emplissent des colonnes de papier. Pour le profit de leurs « patrons », ils pétrissent, façonnent, dirigent l’opinion, suivant les indications qu’ils en reçoivent. Ils ont développé et étendu leurs procédés avec les moyens modernes de publicité. A la platitude devant les maîtres distributeurs de sportule et de décorations, ils ont ajouté le chantage quand ils n’obtiennent pas assez vite satisfaction. Ils se donnent alors des airs indépendants, audacieux, qui font plaisir aux « démocrates », bons imbéciles qui vous disent :
« Croyez-vous qu’un Louis XIV aurait supporté de telles façons?.. »
Ils retombent vite sur les genoux lorsqu’ils ont obtenu ce qu’ils voulaient. C’est ainsi que le personnel de ce qu’on appelle la « démocratie » s’enfonce peu à peu dans la vase des reniements et des compromissions aussi sales que ceux d’ancien régime.
Le flagorneur, parasite malfaisant, est le produit naturel du milieu de décomposition sociale que forme l’élite dirigeante. Il se développe dans ce bouillon de culture comme le microbe dans un organisme infecté, comme l’asticot sur la charogne. Le jour où une véritable élite se manifestera et prendra sa place, il n’y en aura plus pour les flagorneurs, les larbins, les lèche-bottes, ceux qui ont l’échine trop souple et les genoux trop ployants. Ils disparaîtront avec les faux-croyants, les faux-savants, les faux-artistes, les faux-intellectuels et avec les exploiteurs, les dictateurs, les surhommes qui, dans toutes les branches de l’activité humaine, imposent la tyrannie de leur imbécillité et de leur puffisme. Seul le véritable mérite sera honoré suivant les services qu’il rendra ; seuls recevront l’hommage de la reconnaissance publique ceux qui auront travaillé pour tous les hommes, et cet hommage sera simple et digne dans une société où chacun aura retrouvé sa dignité.
— Edouard ROTHEN
FLAMBEAU
n. m.
Appareil servant à porter des bougies ou des chandelles. Un flambeau d’argent ; un flambeau de cuivre ; un flambeau richement ciselé. L’application du gaz et de l’électricité ont aboli l’usage des flambeaux. Flamme artificielle dont on s’éclaire dans les ténèbres. Sortir à la lumière des flambeaux.
Au figuré : ce qui guide, ce qui excite, ce qui anime.
Le flambeau de l’esprit ; le flambeau de la critique ; le flambeau de la raison. La course des flambeaux : jeu de l’antiquité grecque dans lequel le vainqueur devait atteindre un but en portant un flambeau allumé. Ce jeu avait un caractère symbolique. Partis d’un certain point, les concurrents devaient atteindre une étape à laquelle ils remettaient leurs flambeaux à des partenaires. Ces derniers poursuivaient la route jusqu’à la prochaine étape et ainsi de suite jusqu’à l’arrivée au but final. Les flambeaux symbolisaient les idées ; les coureurs, les générations. C’étaient les lumières qui se transmettaient indéfiniment pour le triomphe de la civilisation. La bourgeoisie a cru devoir de nos jours s’emparer de ce symbole et le prostituer sur l’autel de la patrie. En France, une « Course du flambeau » est organisée chaque année entre Verdun et Paris afin de perpétuer l’image des atrocités guerrières et la haine de l’Etranger. Espérons que ces flambeaux n’arriveront pas à ranimer les vieilles rancunes inconscientes qui divisent les hommes et que seuls les flambeaux de la science éclaireront demain une humanité régénérée.
FLAMME
n. f. (du latin flamma)
Corps lumineux qui s’élève à la surface, combustion. La flamme d’une bougie ; la flamme d’une lampe ; une belle flamme ; une flamme légère ; un feu sans flamme. Le supplice des flammes. Périr dans les flammes ; se jeter dans les flammes. Le supplice des flammes, c’est-à-dire du bûcher, qui se pratiquait au moyen-âge, a disparu de nos jours. Les flammes de l’Enfer et du Purgatoire.
Au figuré, ce mot est employé dans une foule d’expressions. Mettre un pays à feu et à flammes : y porter la guerre, l’incendie, le détruire, l’exterminer. La flamme de l’amour, du génie, de la poésie ; c’est-à-dire, l’ardeur, la vivacité, l’éclat. Faire partager sa flamme.
La « Flamme du Souvenir » : « Feu sacré » déposé à Paris sous l’Arc de Triomphe de l’Etoile, entretenu et ranimé chaque soir par des sociétés patriotiques françaises en souvenir du carnage de 1914. Les fauteurs de guerre estiment qu’il ne faut pas oublier l’horrible tuerie qui, durant près de cinq ans, ravagea l’Europe. Dans un autre ordre d’esprit, nous sommes également de cet avis. Mais ce souvenir ne nous rappelle pas uniquement les actes de barbarie germanique, mais tous ceux dont se rendirent coupables les classes dominantes de tous les pays. Et pour cela point n’est besoin de « flamme ». Le peuple qui a fait tous les frais de l’horrible fléau se souvient, et ne consentira probablement plus jamais un tel sacrifice.
FLEAU
n. f. (du latin flagellum, fouet)
Le fléau est un instrument d’agriculture servant à battre le blé. Battre le blé au fléau. Le fléau n’est plus guère utilisé dans les pays industriels et de grande culture où l’on emploie des machines agricoles d’un rendement beaucoup plus grand et d’une production plus rapide.
Au sens figuré on désigne sous le nom de fléau, une grande calamité, un désastre, une catastrophe qui affligent le genre humain. La peste, le choléra, la guerre sont des fléaux.
Il fut un temps où les hommes s’imaginaient que les fléaux étaient des châtiments exercés sur une population par la « Providence». Le fléau était considéré comme une vengeance des « Dieux ». Ces croyances stupides disparaissent de plus en plus dans les pays occidentaux grâce aux progrès réalisés par la science et à l’instruction et à l’éducation des grandes masses d’hommes. On sait aujourd’hui les causes déterminantes de certains fléaux et on les combat avec acharnement. Les fléaux disparaîtraient avec rapidité si toute l’activité des savants était orientée vers la réalisation du bonheur universel. Malheureusement une grande partie des découvertes scientifiques est prostituée au Capitalisme, ce qui retarde d’autant plus l’heure de la libération humaine. On sait, d’autre part, que certains fléaux, comme la tuberculose, par exemple, puisent leur germe dans les usines et les taudis insalubres, où fourmille une armée de travailleurs. On sait que si le prolétariat se nourrissait de façon normale, s’il habitait des logis aérés, ce fléau ne ferait pas ses terribles ravages ; on peut donc dire que la tuberculose est un fléau déterminé par un mauvais organisme social et que ses causes directes sont l’exploitation, le capital et la propriété. Il en est de même pour la guerre, pour la famine, qui font à travers le monde de sinistres ravages. Les fléaux humains ne sont pas combattus parce qu’ils sont provoqués par la rapacité de la classe dominante, qui spécule et vit sur la misère de la classe productrice. A part certaines catastrophes naturelles, la plupart des fléaux sont d’ordre social, et c’est donc en réformant, en transformant l’ordre social que l’on peut espérer leur disparition.
Il est, par conséquent, nécessaire que les hommes appartenant aux classes opprimées et qui sont les premières victimes des redoutables calamités qui pèsent sur le monde, s’organisent pour la lutte ; ce n’est que de l’union de tous les asservis que pourra sortir un jour une société débarrassée de tous les maux dont souffre aujourd’hui l’humanité et on éloignera les fléaux lorsqu’aura disparu l’exploitation de l’homme par l’homme.
FLIBUSTERIE
n. f. (de flibuster qui signifie se livrer au métier de flibustier)
On donna, au XVIIème siècle, le nom de flibustier à des aventuriers, des pirates, des corsaires qui opéraient dans les mers américaines et s’attaquaient particulièrement aux vaisseaux espagnols. Ils formaient une association et étaient alliés aux boucaniers, autre catégorie d’aventuriers, qui chassaient le bœuf sauvage en Amérique et se livraient au commerce des peaux. « Imaginez des tigres qui auraient un peu de raison, voilà ce qu’étaient les flibustiers », dit Voltaire. L’association des flibustiers disparut vers le commencement du XVIIIème siècle.
Par extension, on donne aujourd’hui le nom de flibustier aux voleurs, aux brigands, et la flibusterie est l’action de flibuster. Il est évident que les flibustiers du XVIIème siècle étaient peu intéressants et que leur action était condamnable, mais est-il plus logique de soutenir les flibustiers modernes ? Les guerres coloniales, les conquêtes que les gouvernements dits civilisés font sur des peuplades inoffensives qui ne demandent qu’à vivre en paix, n’est-ce pas de la flibusterie ? La seule différence qui existe entre les conquérants modernes et les flibustiers de jadis est que ces derniers risquaient leur vie, alors que ceux de nos jours risquent la vie des autres pour s’emparer des richesses et du bien d’autrui. A tout prendre, la flibusterie était plus courageuse hier qu’aujourd’hui.
FLUCTUATION
n. f. (du mot latin fluctuatio, de fluctuare, flotter)
Instabilité, mouvement de hausse et de baisse. S’emploie au propre et au figuré. La fluctuation d’un liquide ; la fluctuation des idées, des opinions. Agitation, variation, alternatives. La fluctuation des changes. Tant dans le domaine social que dans le domaine politique, économique, ou dans le domaine des idées, la guerre a ouvert une ère de fluctuation. Les peuples de la vieille Europe occidentale croyaient, en 1914, avoir atteint au suprême bonheur et se reposaient dans la quiétude. Les quelques incidents provoqués périodiquement par la lutte des classes ne troublaient pas profondément les esprits et chacun vivait avec cette certitude que c’en était fini des calamités et des catastrophes qui avaient ravagé les générations antérieures. La guerre est venue, le rêve s’est effacé et la réalité brutale est apparue aux yeux de tous. Cette lumière a désorienté le monde. Les formules de 1913 paraissent aujourd’hui erronées et, à la recherche de formules nouvelles plus adéquates à la crise née du désaxage universel, l’individu subit moralement, intellectuellement, politiquement et socialement les fluctuations d’une période troublée. Où allons-nous ? Devant la force et la puissance des événements, nous sommes entraînés dans un tourbillon, et il n’est pas toujours facile de reconnaître sa route. La Révolution russe, en laquelle les classes travailleuses du monde entier avaient placé toutes leurs espérances, a subi un recul formidable depuis 1918 ; elle aussi fut soumise à une quantité de facteurs économiques et moraux qui influèrent sur sa stabilité, et les fluctuations qu’elle traversa, qu’elle traverse encore, ne sont pas sans créer une certaine agitation dans les esprits. Chacun aujourd’hui, quelles que soient ses aspirations, est à la recherche de la vérité. L’individu est perdu. Il ne sait où s’arrêter, à qui s’attacher, à qui se confier. Balloté de droite et de gauche, il regarde, il tâtonne, brûlant le soir ce qu’il adorait le matin, combattant aujourd’hui ce qu’il défendait hier, et il suit le mouvement de fluctuation, prenant ainsi part à la danse furieuse qui s’est emparée de l’humanité. La période que nous traversons est révolutionnaire et c’est pourquoi nous assistons à tant de fluctuations. Le Capital, ou plutôt les capitalistes, ne sont pas moins désorientés que les travailleurs. La guerre a transformé le monde et la victoire du capitalisme s’avère incomplète et provisoire. Or, le capitalisme sait fort bien qu’une victoire incomplète est pour lui un danger, et dans la terreur d’une révolution détruisant tout un passé de vol et de brigandage, il cherche ses assises afin de pouvoir mener de front la lutte contre le prolétariat.
En la circonstance, profitant des alternatives de hausse et de baisse que subit le capitalisme, des fluctuations et du déséquilibre de l’état social, il serait heureux que les classes opprimées et asservies ne perdissent pas leur sang-froid. Certes, le problème est complexe, et il est compréhensible que l’homme sincère soit troublé devant la grandeur des événements. La révolution ne se fait plus aujourd’hui à coups de fourches et de pelles. La révolution moderne n’est pas une Jacquerie. Le capitalisme est outillé, puissamment organisé pour la bataille, il possède des armes d’élite, une armée formidable, autant de facteurs dont il nous faut tenir compte, qu’il nous faut étudier afin de n’être pas pris au dépourvu lorsque la lutte se manifestera violente. Ce sont tous ces problèmes qui provoquent des fluctuations dans les idées des masses laborieuses, et il n’y a pas lieu de s’étonner si les anarchistes, eux aussi, ont un mouvement sujet à fluctuations. Chaque jour apporte quelque chose de nouveau, et chaque jour, nous sommes donc contraints de réviser notre manière d’agir. L’application des anciennes méthodes de lutte ne répond plus aux nécessités présentes, et il est souvent difficile de concilier ses sentiments, ses aspirations avec les besoins pressants de la bataille. Mais qu’importent les fluctuations, si toujours et sincèrement on travaille pour atteindre le but poursuivi ! Lorsque l’heure viendra et que nous serons, de gré ou de force, jetés dans la mêlée sociale, unis dans le même désir, malgré les divergences idéologiques, les anarchistes useront de toute leur énergie pour mettre fin à un régime d’opprobre et d’autorité.
FOI
n. f. (du latin fideo, engagement, lien)
La foi est la croyance, la confiance aveugle en quelque chose. La foi religieuse ; mourir pour la foi ; croyance aux vérités de la religion.
« La foi, dit Lachâtre, est la croyance que les faits et les préceptes présentés par les religions sont vrais et viennent de Dieu. Cette croyance n’est pas raisonnable, le plus souvent même elle est stupide, puisqu’elle admet des faits et des idées que la raison humaine ne peut jamais vérifier et que, très souvent, elle démontre être absurdes. Le musulman qui a la foi croit, par exemple, que Mahomet a fait un trou dans la lune lors de son voyage dans le ciel ; le chrétien, à ce propos, se rit de la bêtise du sectaire arabe ; à son tour, le chrétien qui a la foi croit que saint Denis porta sa tête entre ses mains, après avoir été décapité, chanta un cantique et fit une lieue dans cet état ; mais le fidèle mahométan trouve aussi que le chrétien n’a pas le sens commun. Comme on le voit la foi, théologiquement parlant, est une adhésion irréfléchie de la croyance à tout ce qui plaît aux prêtres d’enseigner. »
Disons de suite que la foi religieuse repose sur l’ignorance et que c’est sur cette ignorance que se sont échafaudées toutes les religions. La foi est un sentiment aveugle, qui ne se résiste pas à l’analyse et que refuse de discuter celui qui la possède. L’Eglise agit du reste intelligemment en interdisant toute discussion des articles de foi. La discussion, c’est la porte ouverte à la clairvoyance et au doute, et le doute c’est l’ébranlement de la foi. La foi, quelle que soit la religion qui l’inspire, suppose la croyance en un être suprême, supérieur, infaillible, qui préside aux destinées des hommes et est fondée en ce qui concerne les religions monothéistes sur la théorie de la révélation. Quelle est cette théorie ? Salomon Reinach nous l’enseigne brièvement dans son étude critique des religions : « En donnant l’être à nos premiers parents, Dieu leur enseigna par lui-même ce qu’ils avaient besoin de savoir ; il leur révéla qu’il est le seul créateur du monde, en particulier de l’homme ; qu’ainsi il est leur seul bienfaiteur et leur législateur suprême. Il leur apprit qu’il les avait créés à son image et à sa ressemblance, qu’ils étaient par conséquent d’une nature très supérieure à celle des brutes, puisqu’il soumit à leur empire tous les animaux. Il leur accorda la fécondité par une bénédiction particulière, et il fut bien entendu qu’ils devaient transmettre à leurs enfants les mêmes leçons que Dieu daignait leur donner. Malheureusement, les hommes, à l’exception d’un très petit nombre de familles, furent infidèles aux leçons divines et, abandonnant le culte d’un Dieu unique, tombèrent dans les égarements du polythéisme. Toutefois le souvenir d’un si haut enseignement ne se perdit pas entièrement. Ainsi s’explique que l’idée même d’une divinité tutélaire se retrouve, sous des formes diverses, chez tous les peuples. Ce n’est pas aux lumières naturelles de la raison, mais à la révélation seule que l’humanité est redevable de la connaissance de Dieu et de la religion ». Doctrine étrange, ajoute Reinach, qui a cependant pour elle l’autorité de tous les grands théologiens de l’Eglise.
Si l’on accepte les principes d’une telle théorie, si peu scientifique, rien d’étonnant à ce que l’on accepte également toutes les stupidités de certains dogmes. Si la promulgation de la loi mosaïque sur le mont Sinaï, si le long pèlerinage des juifs et leur séjour de quarante ans dans le désert semble une invraisemblance pour l’esprit éclairé, si l’histoire de la manne et des cailles qui tombent du ciel pour nourrir le peuple élu de Dieu paraissent inadmissibles à l’être sensé, cela est tout naturel pour l’homme touché par la foi. Tout naturel aussi : la naissance du Christ par l’intervention du Saint-Esprit, et la mort et la résurrection de Jésus. Et comme l’on comprend que l’Eglise ne veuille pas soumettre le dogme à l’analyse, de crainte de le voir s’écrouler ! Il faut croire, sans chercher à comprendre le pourquoi et le comment ; il faut accepter toutes les bêtises, toutes les niaiseries enseignées par les religions, sans quoi la foi serait bien vite ébranlée, mettant fin à l’ignoble spéculation des prêtres et de tous les princes de l’Eglise.
« L’Eglise possède à un degré supérieur, écrit Sébastien Faure, le sens pénétrant de ce qui plaît à la nature humaine ; elle a la connaissance approfondie de ce qui empoigne les imaginations ; elle a poussé très loin et à l’aide de moyens exceptionnellement favorables et qui lui sont propres, la pénétration des sentiments qui agitent, des émotions qui étreignent et des passions qui bouleversent les cœurs. Aussi a-t-elle pressenti, deviné, que pour faire la conquête de l’Humanité et pour n’avoir pas à défendre incessamment le bénéfice de cette conquête une fois réalisée, il ne suffisait pas de proposer d’imposer à la crédulité des foules la foi en un Dieu perdu dans l’épaisseur des nuées, entouré de Gloire, de Puissance et de Majesté, incompréhensible et mystérieux. Artiste génial ayant conçu et créée l’Univers, Géomètre prodigieux et incomparable, Architecte ayant tout merveilleusement calculé, mesuré, consolidé, équilibré. » (S. Faure, L’Imposture religieuse, p. 159)
Et c’est alors que pour étayer cette foi, l’Eglise a construit une doctrine en groupant une foule de mensonges qui constitue le fond de la religion, de toutes les religions.
A partir du XVIIIème siècle, de nombreux penseurs ont cherché à combattre l’ignorance populaire perpétuée par l’Eglise et se sont attaqués à la foi, objet de toutes les impostures. Malgré les coups qui lui furent portés, l’Eglise est cependant sortie victorieuse, dans une certaine mesure, de la lutte grandiose qui lui fut et qui lui est toujours livrée par la science. C’est que la foi s’est profondément imprimée dans l’esprit de l’individu et que la paresse des hommes les entraîne plus facilement à accepter avec passivité ce qu’on leur enseigne que de rechercher par eux-mêmes la vérité. « Un homme qui reçoit sa religion sans examen, ne diffère pas d’un bœuf qu’on attelle », écrit Voltaire ; et il continue :
« Cette multitude prodigieuse de sectes dans le christianisme — cela peut s’appliquer également à toutes les autres croyances — forme déjà une grande présomption que toutes sont des systèmes d’erreurs. L’homme sage se dit à lui-même : Si Dieu avait voulu me faire connaître son culte, c’est que ce culte serait nécessaire à notre espèce. S’il était nécessaire, il nous l’aurait donné à tous lui-même, comme il a donné à tous deux yeux et une bouche. Il serait partout uniforme, puisque les choses nécessaires à tous les hommes sont uniformes. Les principes de la raison universelle sont communs à toutes les nations policées, toutes reconnaissent un Dieu : elles peuvent donc se flatter que cette connaissance est une vérité. Mais chacune d’elles a une religion différente ; elles peuvent donc conclure qu’ayant raison d’adorer un Dieu, elles ont tort dans tout ce qu’elles ont imaginé au delà.
Si le principe dans lequel l’Univers s’accorde paraît vraisemblable, les conséquences diamétralement opposées qu’on en tire paraissent fausses ; il est naturel de s’en défier. La défiance augmente quand on voit que le but de tous ceux qui sont à la tête des sectes est de dominer et de s’enrichir autant qu’ils le peuvent, et que depuis les daïris du Japon jusqu’aux évêques de Rome, on ne s’est occupé que d’élever un pontife un trône fondé sur les misères des peuples, et souvent cimenté de leur sang. » (Voltaire, Avant-Propos à L’Examen important de Milord Bolingbroke)
Pour pouvoir se livrer à la conquête du monde, pour pouvoir impunément exploiter les populations du globe, il fallait que l’Eglise, par l’affirmation ou la violence, inculquât une foi profonde à ses sujets. Ce n’est qu’à la faveur de l’obscurantisme le plus profond que les religions évoluèrent et arrivèrent à dominer le monde. La foi est le plus ferme soutien de l’oligarchie cléricale. Sans elle tout s’effondre ; elle est une entrave à la civilisation, et la civilisation s’oppose à l’erreur religieuse. C’est pourquoi l’Eglise combat la science, barre la route à toute tentative de recherches, à toute extension des connaissances humaines. La foi, à travers les âges, a été un ferment de crimes, de massacres, de pillages. La religion et l’Eglise les ont toujours excusés parce que c’est sur la foi que repose toute sa puissance.
Nous n’en sommes plus cependant aujourd’hui à l’époque moyenâgeuse et, grâce à une relative liberté de penser, acquise à la faveur des luttes sociales et des découvertes scientifiques, la foi est menacée. Il serait pourtant puéril de songer qu’elle est complètement éteinte. Le fatalisme religieux exerce encore une colossale influence, car l’individu est toujours imprégné des vieux préjugés ancestraux. Il faut poursuivre la bataille. Il faut éclairer les « fidèles » sur l’inconséquence de leurs croyances ; il faut leur démontrer combien est ridicule cette foi aveugle qui les guide et qui est si peu conforme à la raison et à la logique. Petit à petit, la lumière jaillira alors dans les cerveaux et la foi, en disparaissant, permettra d’atteindre plus rapidement à l’affranchissement du genre humain.
En dehors de la théologie, on donne le nom de foi à l’espérance fondée sur des doctrines philosophiques ou scientifiques auxquelles on accorde sa confiance. Avoir foi en la Révolution, c’est-à-dire confiance en la Révolution. Avoir foi en l’Anarchie. Perdre sa foi, etc...
FOLKLORE
n. m. (de l’anglais folk, peuple, et lare, science)
Ce mot, qui ne date que de 1846, signifie : la science des usages et des traditions populaires. L’étude du folklore s’appelle le folklorisme. S’il est vrai que le caractère d’une nation, d’une contrée, d’une région ne se manifeste que par les mœurs populaires, le folklore offre un intérêt primordial, tant au point de vue historique qu’au point de vue social. En recherchant les traditions, les usages, les chants, les poèmes, les jeux des générations écoulées, on arrive à reconstituer la vie des hommes du passé, ce qui est d’une grande importance, car c’est de la connaissance du passé que l’on peut espérer commettre moins d’erreurs dans l’élaboration de l’avenir. Si le mot folklore est relativement jeune, la science en elle-même est plus ancienne, et déjà vers la fin du XVIIème siècle, Percy et W. Scott, en Angleterre, se livraient à l’étude scientifique du folklore, ainsi que Herder et les frères Grimm en Allemagne. En France, le folklorisme ne date que du XIXème siècle. Il faut citer, parmi les folkloristes distingués : Flauriel, Marmier, Sébillot, ce dernier auteur du Folklore de France. Nous possédons aujourd’hui en France une quantité de recueils folkloristes et plus particulièrement des chants et des poèmes populaires du passé d’un intérêt incontestable et d’une facture significative.
FOMENTER
verbe (du latin fomentare)
Au sens propre, ce mot signifie : Appliquer un médicament chaud ayant des propriétés fortifiantes ou adoucissantes. Employé au sens figuré, « fomenter » signifie exciter, préparer des troubles en sous-main. Fomenter la discorde ; fomenter la guerre civile. « Il y aura toujours des barbares et des fourbes qui fomenteront l’intolérance » (Voltaire). Ce mot est généralement pris en mauvaise part et couramment on accuse les révolutionnaires d’être des fomentateurs de troubles. En vérité, les révolutionnaires n’ont jamais nié ou caché leurs aspirations et ne sont pas choqués de « l’accusation » que l’on porte contre eux. Ils appellent le peuple à la révolte, c’est vrai, mais les véritables fomentateurs de guerres civiles, sont les privilégiés, les exploiteurs, les ploutocrates qui vivent de la misère humaine. Ce sont eux qui entretiennent et font durer l’arbitraire qui règne dans les sociétés capitalistes. Ce sont eux qui fomentent la pauvreté et perpétuent le mal au lieu de chercher à le guérir. Ce sont eux qui provoquent les guerres et tous les grands cataclysmes sociaux ; il n’y a donc pas lieu de s’étonner de ce que toutes ces inégalités soient un ferment de révolte, et lorsqu’à certaines époques la coupe déborde, il n’est pas besoin de fomentateurs pour que le peuple se révolte et monte à l’assaut de la citadelle bourgeoise.
FONCTION
n. f. (du latin functio, même sens ; de fungi, s’acquitter)
Exercice d’une charge. Acte par lequel on s’acquitte des obligations attachées à un emploi. Remplir ses fonctions. Entrer en fonctions. Une fonction civile ; une fonction militaire ; une fonction publique ; une haute fonction ; les fonctions syndicales. Dans le domaine de l’administration publique, il est à remarquer que si les hautes fonctions, les plus inutiles, sont grassement rétribuées, les fonctions « inférieures » assumées par les prolétaires qui assurent la marche et la vitalité d’une nation, sont payées misérablement. S’il fallait récapituler toutes les charges, tous les emplois, toutes les fonctions dont sont nantis un nombre incalculable de parasites et d’incapables, en régime capitaliste, il nous faudrait tout un volume. C’est le contribuable qui débourse, et c’est avec l’argent des impôts que l’on paye toutes les fonctions onéreuses et inutiles. Le régime bourgeois est une source de désordre ; c’est pourquoi les ressources d’un Etat sont englouties par des fonctionnaires dont on se passerait facilement. Dans une société bien organisée, le nombre des fonctions publiques serait réduit au strict minimum et seules subsisteraient celles indispensables à la vie économique et sociale de la collectivité.
FONCTIONNAIRE
n. m. (de fonction)
Qui remplit une fonction. Celui ou celle qui occupe un emploi dans une administration, ou un poste responsable dans une organisation politique ou sociale. Un fonctionnaire public ; un fonctionnaire syndical ; un fonctionnaire indélicat ; un haut fonctionnaire.
Dans le langage courant on donne le nom de fonctionnaire à tout individu qui remplit une fonction publique, c’est-à-dire qui est un agent appointé de l’Etat. Le nombre des fonctionnaires est formidable et le plus clair des ressources d’une nation est englouti par cette armée de parasites, composée, de par la fonction même, des plus fermes soutiens du régime capitaliste et des gouvernements qui le dirigent. Il est évident qu’une partie des fonctionnaires publics est indispensable à la vie de la collectivité, et nous pouvons citer parmi ceux-ci : les fonctionnaires des postes et des télégraphes, ceux attachés aux services des eaux, de l’électricité, de la voierie ; les instituteurs, professeurs, etc., etc... Mais à côté de ces fonctionnaires utiles nous trouvons ceux des douanes, des organismes financiers, militaires, policiers et, sans crainte de se tromper, on peut affirmer que les trois quarts des fonctionnaires n’apportent absolument rien à la collectivité en échange de ce qu’ils en reçoivent.
Nous disons que le fonctionnaire, et surtout le fonctionnaire socialement, économiquement inutile est le plus puissant soutien de l’Etat et du régime capitaliste. En effet la fin du régime capitaliste et par extension de l’Etat, marquerait également la fin du fonctionnarisme. On ne peut logiquement concevoir une société libre et débarrassée de toutes les plaies sociales que nous subissons dans les organisations étatiques modernes, sans qu’immédiatement se présente à notre esprit la suppression totale de certains organismes parasitiques néfastes en soi et inhérents au régime capitaliste.
Que le désordre administratif d’un Etat, quel qu’il soit, nécessite le concours d’une nuée de fonctionnaires, ce n’est un mystère pour personne. Or, instinctivement et inconsciemment, le fonctionnaire, et plus particulièrement le fonctionnaire parasite, sait que la fin du régime capitaliste mettrait fin à sa fonction ; et comme, lié au présent, il n’envisage pas la possibilité d’utiliser son savoir ou ses compétences dans des emplois plus conformes aux nécessités collectives, il imagine que sa vie est intimement attachée à celle de l’Etat, et soutient et défend celui-ci qui lui imprime une mentalité réactionnaire et conservatrice. L’observation la plus simple, démontre que le fonctionnaire fut de tout temps à l’arrière de tous les mouvements sociaux et qu’il est adversaire de toute tentative de réforme violente, de révolution. Même dans ses organisations de classe — à part de rares exceptions — il se manifeste terriblement réformiste et réprouve toute action révolutionnaire ; il est vrai que l’Etat patron entretient cette mentalité par des mesures adroites qui font du fonctionnaire un esclave. Economiquement, ce qui maintient l’esprit rétrograde du fonctionnaire, c’est le régime des retraites qui lui est appliqué. Il abandonne la proie pour l’ombre. La perspective d’être à l’abri du besoin dans ses vieux jours l’écarte de toute lutte révolutionnaire et à mesure que les années passent et qu’il s’encrasse dans sa fonction, il est plus difficile de l’associer aux intérêts de ses frères de misère. D’autre part, la crainte d’être démissionné influe profondément sur la mentalité du fonctionnaire. Un fonctionnaire ne se considère pas comme le commun des travailleurs ; si un prolétaire quelconque perd son emploi, simplement il en cherche un autre ; il n’en est pas de même en ce qui concerne le fonctionnaire : lorsqu’il est révoqué il invoque certains « droits » qu’il aurait sur l’administration publique qui l’occupait, sans se rendre compte que ces « droits » supposent également des « devoirs ». Certes nous comprenons qu’il est une catégorie de fonctionnaires qui, une fois chassés de leur emploi, ont de grandes difficultés pour trouver le travail indispensable à leur existence ; par exemple les mécaniciens des chemins de fer, certains ouvriers des postes, etc., etc... ; mais il est un grand nombre de fonctionnaires, et c’est la majorité, dont les capacités sont utilisables dans l’industrie privée et dont la fonction n’offre aucune particularité. Ils restent cependant en dehors de toute l’activité sociale de leur classe. Un comptable du ministère des finances ou de tout autre organisme d’Etat ne s’associera pas avec les autres membres de la même corporation appartenant à l’industrie privée ; il ne débordera pas du cadre du fonctionnarisme et cela crée un esprit de corps profondément néfaste à l’évolution du mouvement social. Le capitalisme a tellement compris que le fonctionnaire était un facteur de conservation sociale, que presque toutes les grandes administrations privées adoptent de plus en plus le statut qui régit les fonctionnaires d’Etat, et s’attachent ainsi un personnel susceptible de battre en brèche les tentatives de libération prolétarienne. Les grandes entreprises bancaires se « fonctionnarisent » sans que le prolétariat en faux-col s’aperçoive qu’il est en train de forger les chaînes dont il ne pourra que difficilement se délivrer ; et même dans le prolétariat manuel, libre jusqu’à présent de l’entrave du fonctionnarisme la menace se fait sentir. Ne voyons-nous pas certaines grandes usines fonctionnariser son personnel ouvrier en lui assurant, sous certaines conditions, un travail continuel et la retraite pour les vieux jours ? Tiraillé par les besoins immédiats, l’assurance relative d’être à l’abri du chômage, et la perspective d’une croûte à rompre dans la vieillesse, semble une offre alléchante pour le travailleur ignorant les causes et les effets des manœuvres économiques et sociales du capitalisme. En se laissant fonctionnariser, le prolétariat s’amoindrit, s’affaiblit, se détruit en tant que classe ; il abdique son indépendance et, se faisant un agent inconscient de la machine bourgeoise, il éloigne l’ère des grandes transformations économiques.
Ce qui caractérise encore le fonctionnaire des autres exploités, c’est la hiérarchie à laquelle ils sont obligés de se soumettre et à laquelle également ils aspirent à appartenir. Tout comme à l’armée, en ce qui concerne les grades inférieurs, chez les fonctionnaires, les chefs ne se recrutent généralement pas en raison des compétences dont ils font preuve, mais en raison de l’ancienneté et des bonnes notes acquises durant le service. Tout naturellement, est considéré comme bon fonctionnaire celui qui accepte aveuglément le régime routinier et rétrograde de l’Etat et des gouvernements qui se succèdent, et comme les salaires varient selon la position que l’on occupe dans les cadres du fonctionnarisme, il va de soi que la grande majorité des fonctionnaires, dans la crainte de ne pas obtenir d’avancement, s’abstiennent de toute lutte sociale condamnée par les autorités comme révolutionnaire.
Cependant petit à petit, malgré les mesures prises par les maîtres, une minorité d’indisciplinés est née chez les fonctionnaires. Il est évident que l’action de cette minorité est hésitante, mais elle est servie par les événements économiques et par la désagrégation de l’Etat incapable de recouvrer sa stabilité d’avant-guerre. Il serait pourtant puéril d’espérer avant longtemps une action vraiment efficace des fonctionnaires. Bien qu’ils soient également touchés par les phénomènes économiques et sociaux, leur évolution sociale est plus lente que celle des autres exploités et ce n’est que lorsqu’ils auront compris que leur sort est étroitement lié à celui de toute la classe ouvrière, lorsqu’ils n’élèveront plus une barrière entre eux et les autres travailleurs, que s’écrouleront l’Etat et le Capitalisme dont ils sont l’un des plus puissants piliers.
Il n’y a pas que les organismes d’Etat ou les grandes entreprises capitalistes qui occupent des « fonctionnaires ». Toute organisation politique ou sociale a aussi les leurs. Bien qu’adversaire de ce qu’on appelle péjorativement le « fonctionnarisme », il faut cependant reconnaître qu’il est indispensable aux diverses associations d’individus d’avoir des fonctionnaires. Le travail administratif d’un groupement ne se fait pas tout seul et il est simpliste de prétendre poursuivre une œuvre en comptant uniquement sur le concours bénévole de certaines personnalités. On confond vraiment trop facilement, et plus particulièrement dans les mouvements d’avant-garde : fonctionnaire et fonctionnarisme. Certes il est utile de combattre dans les organisations syndicales ou révolutionnaires les fonctionnaires inamovibles qui considèrent leurs fonctions comme des sinécures, et manœuvrent bassement et lâchement pour conserver la place qu’ils occupent. Mais il faut également comprendre que toute organisation sérieuse a besoin d’avoir à son service des hommes qui, bien que sincèrement dévoués à la cause qu’ils défendent, ont une vie matérielle à satisfaire et que si tous leurs instants sont consacrés à une organisation, celle-ci a le devoir de leur assurer la subsistance.
Nous savons que bien des abus ont légitimé l’opinion répandue dans les masses travailleuses, à l’égard des fonctionnaires. Ce sont cependant les classes travailleuses elles-mêmes qui sont responsables de ce qui se passe. C’est au prolétariat à veiller à ce que ses fonctionnaires ne se transforment pas en petits rois, et c’est à lui à savoir, dans ses organisations, élaborer un statut le mettant à l’abri des fonctionnaires parasites et indélicats et du fonctionnarisme.
FOND
n. m. (du mot latin fundus, même signification)
L’endroit le plus bas d’une chose creuse. Le fond d’un sac ; le fond d’un abîme ; le fond d’un vase ; le fond de la mer ; le fond d’une bouteille. Dans la marine, la partie la plus basse de l’intérieur d’un navire : fond de cale. Partie la plus profonde d’une étendue d’eau. Couler à fond se dit d’un navire qui s’enfonce dans l’eau. Cette rivière a peu de fond pour : cette rivière est peu profonde.
Au figuré, le mot fond signifie : entièrement, profondément, radicalement. Aller au fond des choses. Etudier un sujet à fond. Pousser une question à fond. Le fond des idées ; le fond de la pensée. Les connaissances de cet individu sont superficielles et l’on s’aperçoit rapidement qu’il n’a pas de fond. De fond en comble, locution adverbiale qui signifie : totalement, entièrement. Ce qui constitue l’essentiel d’une chose : le fond d’une affaire, le fond d’un procès, plaider à fond, plaider sur le fond. Complètement : posséder une science à fond ; connaîtra son métier à fond. Le mot fond s’emploie également comme synonyme de « après tout », « en réalité». Au fond, cette personne a peut-être raison de soutenir cette thèse.
Pour bien défendre une idée et la propager il est nécessaire de l’étudier et de la connaître à fond.
FONDAMENTAL
adj.
Le principal, l’essentiel. Ce qui sert de fondement, de base. Une maxime fondamentale ; une idée fondamentale ; une loi fondamentale ; une vérité fondamentale. Ce qui entrave l’évolution et la libération des travailleurs, c’est qu’aucun accord fondamental n’a pu être réalisé en ce qui concerne leurs aspirations politiques et sociales. Pour les anarchistes, la vérité fondamentale réside en ce fait que la société est divisée en deux classes bien distinctes qui se combattent ; l’une d’elles pour améliorer son sort misérable, et l’autre pour conserver les privilèges acquis au prix de crimes, de vols et de pillages. Tant que les exploités n’accepteront pas comme principes fondamentaux que leur intérêt est de s’unir en dehors de tout organisme politique qui ne crée que la confusion ; que, seuls, sur le terrain économique, ils sont susceptibles d’ébranler, de détruire et d’abattre les sociétés modernes ; que l’autorité est non pas un facteur capable d’engendrer la liberté, mais un facteur d’exploitation et de servitude ; les hommes resteront des esclaves et seront victimes des mauvais bergers spéculant sur leur naïveté et leur ignorance. La pierre fondamentale de l’édifice social que veulent construire les libertaires communistes, doit être la liberté. Sans la liberté aucune société ne peut assurer à la collectivité qui la compose le maximum de bien-être auquel a droit chaque individu. « Ni dieu, ni maître » : tel est le principe fondamental qui anime les anarchistes.
FONDATION
n. f. (du latin fundatio fait de fundare, fonder, établir)
Action de fonder, d’établir, de commencer. La fondation d’une ville, d’un édifice, d’un hôpital, d’une colonie. La fondation de Rome. La fondation de Paris a demandé plusieurs siècles.
En architecture on désigne sous le nom de fondation la base sur laquelle repose un édifice. De solides fondations ; des fondations qui s’écroulent. S’il est indispensable en architecture qu’un édifice soit construit sur de puissantes fondations, il en est de même lorsque l’on veut reconstruire l’édifice social. Les fondations du vieil ordre capitaliste sont rongées et ne tarderont pas à s’abattre, entraînant avec elles tout le régime qu’elles soutiennent. Aux travailleurs appartiendra alors la tâche de jeter les fondations d’un ordre nouveau. La maison qu’ils bâtiront vaudra ce que vaudront les ouvriers. La Révolution est un moyen ; ce n’est pas un but. C’est un outil dont l’ouvrier doit apprendre à se servir pour la fondation de la cité nouvelle. Sans nier les bénéfices recueillis par les diverses révolutions qu’ont fait les peuples depuis 150 ans, il faut reconnaître cependant que le but est loin d’être atteint. Espérons que la prochaine Révolution sera plus heureuse et que les travailleurs sauront élaborer la société future sur des fondations qui ne permettront pas le retour de l’esclavage et de l’exploitation de l’homme par l’homme.
FONDEMENT
n. m. (du latin fondamentum, même signification)
Ce qui constitue le fond, le soutien, l’appui, la base d’une chose, d’un objet, d’un sujet, d’une idée ; ce qui est la cause, le motif. Détruire les fondements d’une doctrine. Une accusation sans fondement.
En architecture le mot fondement a la même signification que : fondation (voir ce mot). Par extension, ce qui est à la base d’une entreprise, d’une affaire : « Nous avons jeté les fondements d’un grand commerce » (Voltaire). Les fondements d’un empire, d’une république, d’une monarchie. Saper les fondements de cette organisation malfaisante que constitue le régime capitaliste serait un bienfait pour l’humanité.
FONDERIE
n. f.
Usine où l’on fond les métaux. Il y a deux catégories de fonderies ; la première est celle où l’on transforme directement le minerai en fonte, et la seconde celle où la fonte est épurée et devient ce que l’on appelle fonte de seconde fusion. Une fonderie de fer, une fonderie de cuivre. Le développement de l’industrie métallurgique fait de la fonderie un des organes essentiels de l’activité économique du monde, et les progrès réalisés dans toutes les branches du mouvement rendent la fonderie indispensable à la vie des sociétés modernes. La fonderie ne transforme pas seulement le minerai brut en métal utilisable, elle transforme également ce métal en objets dont on ne peut plus aujourd’hui se passer, et l’arrêt des fonderies d’une nation provoque immédiatement une perturbation dans tout le domaine économique.
C’est grâce à la fonderie que l’on arrive à confectionner, à un prix relativement modique, une quantité d’objets d’utilité ménagère, en étain, en aluminium, en cuivre, etc., c’est elle qui permet le développement de l’industrie électrique et mécanique et, par extension, de toutes les autres industries. Malheureusement la fonderie ne produit pas que des choses utiles. Exploitée par le grand capitalisme, elle produit aussi des outils de meurtre et de carnage. Les canons, les obus, qui sortent en grande quantité et avec une rapidité effrayante de la fonderie déciment en quelques heures des populations entières ; c’est qu’hélas, en régime capitaliste aucune chose n’offre un caractère d’utilité complète et totale, et tout ce qui pourrait être une source de bienfaits devient, entre les mains de la ploutocratie, un facteur de méfaits et de malheurs.
La fonderie se trouve à la base de toute l’industrie métallurgique et est de nos jours exploitée par une minorité de grands magnats internationaux, maîtres absolus du marché mondial. En France, les maîtres fondeurs sont groupés en de puissants syndicats devant lesquels se courbent les gouvernants, à quelque couleur qu’ils appartiennent. Une des plus importantes fonderies de France est le Creusot, autrement dit les Etablissements Schneider et Cie qui, rien qu’au Creusot et aux environs, occupent 20.000 ouvriers.
« Le Creusot produit par an environ 100.000 tonnes de fonte, un million de tonnes d’acier dont 600.000 tonnes d’acier Martin, et un million de tonnes de laminés. »
J. Poiret-Clément, qui a étudié particulièrement les usines du Creusot nous dit dans son étude sur les rois de la métallurgie, qu’en 1923 il y avait au Creusot « 4 hauts fourneaux de petite capacité dont 3 en activité ; 8 fours Martin, 2 de 40 tonnes et 6 de 60 tonnes, tout à fait modernes ; 2 fours électriques de 15 tonnes et plusieurs fours au creuset pour les aciers fins ; 2 fours électriques de 10 tonnes et de 5 tonnes pour pièces d’acier moulées ; 12 trains de laminoirs, laminant depuis 8 mm jusqu’aux plus grands diamètres, situés aux anciennes forges où fonctionne le fameux marteau-pilon de 100 tonnes ; 1 train blooming et un gros train à blindage avec machine réversible de 1.200 chevaux, situés aux grosses tôleries ; des fours à coke. »
En nous rapportant toujours à cette même étude nous voyons que cet outillage est loin de produire un travail utile :
« Les travaux en cours actuellement (fin 1923) comportent la construction de 100 locomotives électriques pour le P.-O., de 120 locomotives à vapeur pour le P.-L.-M. et de 25 pour l’Est ; de turbines pour torpilleurs et différentes usines ; de 400 réservoirs de torpilles ; de 400 réservoirs d’avions de 400, 200 et 150 litres ; la fabrication de bombes d’aviation, d’obus de rupture de 130 mm (marine) et de blindage de navire porte-avion. »
Il est donc facile de constater par ce simple exposé qu’une bonne partie du métal fourni par la fonderie est utilisé pour des œuvres de mort, alors que le peuple aspire à la quiétude et à la paix. Mais la bourgeoisie et le capital sont les ennemis de la paix et les fonderies qui leur appartiennent ne préparent que la guerre. La paix ne sera plus un rêve, mais une réalité, que lorsque les travailleurs, refusant de fondre le métal qui les tuera, s’empareront des usines et, par la Révolution, aboliront le capitalisme qui perpétue un régime de boue et de sang.
FONDS
n. m. (du latin fundus)
Le sol d’une terre, d’un champ. Ensemencer un fonds ; cultiver un fonds, un bon fonds ; un mauvais fonds. Etablissement de commerce : un fonds de boulanger ; un fonds d’épicerie, de charcuterie. Au pluriel ce mot s’emploie couramment comme synonyme de « capital » ou pour désigner une somme d’argent destinée à un certain usage. Mettre des fonds dans une affaire industrielle ; être démuni de fonds ; placer ses fonds en actions. Faire un appel de fonds. Etre en fonds. Manger son fonds. Les fonds publics.
« On appelle « Fonds secrets », dit le Larousse, ceux dont l’emploi, en raison de leur destination (défense nationale, service diplomatique, police politique) ne doit pas être livré à la publicité et qui sont distraits du contrôle ordinaire des dépenses publiques. Ils sont actuellement inscrits au budget de l’Intérieur sous le titre de « dépenses de sûreté générale ». »
Autrement dit, ce « fonds secret » est une somme d’argent que le Ministre de l’Intérieur est autorisé à dépenser sans contrôle et aux fins qui lui semblent utiles. Est-il besoin de dire que cet argent alimente les caisses des organes de propagande favorables à un ministre, et que c’est grâce à cet argent que la presse bourgeoise garde le silence que lui achète le gouvernement sur certains incidents susceptibles d’émotionner le public. C’est avec l’argent des fonds secrets que sont payés les espions intérieurs et extérieurs, ainsi que les mouchards qui pénètrent dans les milieux d’avant-garde pour y recueillir des renseignements pouvant intéresser les maîtres du pouvoir. Les « fonds secrets » permettent aux gouvernants de poursuivre tranquillement leur travail abject de corruption. Ils achètent avec cet argent les âmes et les consciences de tous les lâches prêts à se vendre aux plus offrants et engraissent une armée de parasites pour lesquels on ne peut avoir que le plus profond mépris. « L’argent n’a pas d’odeur », dit un proverbe, et il importe peu à celui qui touche aux fonds secrets de commettre des bassesses ; mais à nos yeux, quel qu’il soit, il ne peut être qu’un être répugnant.
La bourgeoisie a bien organisé sa défense. La fin, pour elle, justifie les moyens, et tous les moyens, propres ou malpropres, susceptibles de consolider sa puissance, lui semblent bons. Pour lutter contre toute l’organisation bourgeoise, qui repose sur la finance, les révolutionnaires n’ont, hélas ! que leur sincérité, car chez eux les fonds manquent. Et pourtant l’argent est le nerf de la guerre. Ce n’est qu’avec lui que l’on peut intensifier la propagande et propager les idées de libération qui nous sont chères. Et c’est pourquoi, malgré la situation précaire des travailleurs, les libertaires sont continuellement obligés de faire des appels de fonds afin de pouvoir poursuivre leur action et éclairer les hommes sur tous les vices et infamies du capitalisme.
FORÇAT
n. m. (de l’italien forzato)
On appelle forçat un homme condamné aux travaux forcés. Autrefois, les forçats étaient utilisés sur les galères, bateaux de guerre ou de commerce longs et bas, allant à la voile ou à la rame et étaient particulièrement occupés pour ramer. La somme de travail qu’ils étaient obligés de fournir était formidable et de là est venu que le mot galère est aujourd’hui employé familièrement comme synonyme de bagne et travaux forcés (Voir les mots bagne, galère, etc.).
Par la suite, les galères n’existant plus, les forçats -tout au moins en ce qui concerne la France — furent employés dans les arsenaux et enfin déportés dans des colonies aménagées à leur usage. Il y a peu de temps encore les forçats étaient marqués au fer rouge sur l’épaule, mais cette pratique barbare a disparu, ce qui ne veut pas dire du reste que le sort du forçat se soit sensiblement amélioré. De nos jours, les criminels condamnés aux travaux forcés à perpétuité ou à temps, sont transportés dans la Guyane, contrée de l’Amérique du Sud, en bordure de l’océan Atlantique. Le sol de cette colonie est montagneux et marécageux ; le climat chaud et humide rend cette colonie particulièrement insalubre et, à part le travail que le forçat est obligé de fournir, la simple résidence en cette contrée est un véritable enfer. Quel que soit le peu d’intérêt que l’on puisse porter à la majorité des forçats, la cruauté inutile dont ils sont l’objet soulève de dégoût et de mépris le cœur de tous les hommes sensibles. Rejetés hors l’humanité qui les a vomis, ils auraient tout au moins droit à la pitié, mais il semble que la bourgeoisie les persécute à plaisir. Condamnés à construire des routes, sur un terrain marécageux, soumis à une température tropicale, peu nourris et mal vêtus, simple jouet entre les mains de chefs et gardiens barbares et absurdes, dont l’unique plaisir, en ces contrées lointaines, est de jouir de la souffrance d’autrui, peu de forçats résistent longtemps au régime qui leur est imposé. La bourgeoisie qui les transporte là-bas n’a pas même, pour couvrir son infamie, une excuse utilitaire, car les conditions de vie sont telles dans les bagnes de Guyane, que le forçat produit un travail absolument inutile et que, depuis des années et des années qu’il est employé à construire des routes, aucune route encore n’a pu être terminée. La peine prononcée contre le forçat varie d’ordinaire entre 5 ans et 40 ans de travaux forcés, mais une mesure odieuse d’administration publique l’empêche à jamais de se relever ; c’est ce que l’on appelle couramment le doublage. A partir de sept ans de travaux forcés, le forçat, une fois sa peine terminée, est condamné pendant un laps de temps égal à celui de sa peine, c’est-à-dire qu’il est obligé de résider, « librement », dans la colonie pénitentiaire et de répondre à deux appels annuels afin que sa présence puisse être constatée par les autorités responsables.
Le régime et la vie du forçat libéré sont encore plus terribles que celle du forçat proprement dit. Dans un pays où il n’y a ni commerce, ni industrie, ni comptoir, il lui est impossible de trouver du travail et de gagner ce qui est indispensable à son existence ; l’unique ressource qui lui reste est de commettre un crime afin d’être condamné à nouveau et de ne pas crever de faim ou de maladie. C’est généralement ce qu’il fait. C’est ce que le capitalisme appelle sans doute relever le moral de l’individu. Faut-il s’étonner d’un tel état de chose, alors que le capitalisme repose lui-même uniquement sur le vol et sur le crime ?
Il n’y a pas que des forçats civils, il y a aussi des forçats militaires : ces derniers sont à Biribi. Leur sort n’est pas plus enviable que celui de leurs frères de misère qui résident à la Guyane. Ce sont des « fortes têtes », diront les bourgeois. Qu’ont-ils fait ? Pas grand-chose ; parfois rien du tout. Mais l’armée est une institution féroce. Quelle est la vie de ces forçats ? Terrible. Laissons la parole à un grand journaliste bourgeois qui a visité les bagnes et qui, dans un livre qu’il écrivit à son retour : Dante n’avait rien vu, nous fait frémir d’horreur. « Le supplice des condamnés militaires — nous dit Albert Londres dans son éloquent ouvrage — n’est pas un mythe, elle est écrite sur la pierre dure. L’une des bases de l’institution est le relèvement par le travail. Le travail est un fait : quant au relèvement, il se pratique de préférence à coups de botte.
Lorsqu’il n’y a pas de fourbi, la ration pour ces hommes jeunes est suffisante : les faméliques peuvent même trouver leur compte parmi les restes. On désigne par fourbi le bon accord entre acheteurs et vendeurs de denrées. Le fourbi a pour but d’engraisser le sergent et de dégraisser la gamelle.
Le général Poeymirau passait un jour devant l’un des camps :
« Que donnez-vous à manger à vos hommes aujourd’hui ? demanda-t-il à l’adjudant.
— Des fevettes, mon général.
— Qu’ont-ils eu hier ?
— Des fevettes, mon général.
— Qu’auront-ils demain ?
— Des fevettes, mon général.
Discrètement, Poeymirau rappela à ce destructeur de légumes secs l’existence des bêtes à cornes. » (A. Londres, Dante n’avait rien vu, pages 55, 56).
Et plus loin :
« Pourquoi êtes-vous puni ?
— Le sergent m’a mis une dame dans la main. J’avais les mains en feu, j’ai demandé une pioche. « Vous avez une dame, vous travaillerez la dame », qu’il répondit. Ça me cuisait trop. J’ai jeté la dame sur la route. »
Au suivant :
« Moi, dit-il, je suis orphelin. »
On ne lui tira pas un mot de plus. C’est la seule réclamation qu’il voulut faire à la société.
Au suivant :
« Celui-là, le plus petit, ne provient pas des bataillons d’Afrique. Aucun antécédent. C’était un zouave. Un coup de poing à son sergent et ce fut cinq ans de travaux publics.
— Toujours un 18, toujours un 30, toujours un 60 (il veut parler des jours de cellule qui pleuvent), et cela pourquoi ? Je n’en sais rien, mon capitaine, on ne peut pas se garer, il en tombe de partout,
— Vous êtes des malheureux. Prenez une bonne fois la résolution de ne plus attirer la foudre sur vous, et vous en sortirez.
— Oui, nous sommes des malheureux, mais il en faut sans doute, et nous le serons toute notre vie, puisque c’est le sort. Ce n’est pas contre cela que je proteste. Je proteste parce qu’on ne nous fait pas notre droit. »
Une dernière image :
« Mon capitaine, dit Véron, moi j’ai à me plaindre.
— Allez.
— On m’a mis aux fers pendant deux heures.
— Pendant deux heures ? fait le capitaine à l’adjudant.
— Mais non ! »
Les fers se composent de deux morceaux, l’un pour les mains, l’autre pour les pieds. Les mains sont placées dos à dos et immobilisées dans l’appareil par un système de vis. Pour les pieds, deux manilles fixées à une barre, le poids fait le reste. Les fers ne doivent être appliqués qu’à l’homme furieux et maintenus un quart d’heure au plus. Il y a aussi une corde qui relie parfois les deux morceaux et donne à l’homme l’apparence du crapaud. Nous n’avons pas trouvé cette corde dans le livre 57, mais au cours de ce voyage, sur la route.
« Procédons par ordre, dit le capitaine. Pourquoi cet homme a-t-il été puni ?
— Il a été surpris sortant d’un marabout qui n’était pas le sien et tenant à la main un objet de literie ne lui appartenant pas. De plus, il y eut outrage envers le sergent. Il a dit au sergent : « C’est toi qui es un voleur, il y a longtemps que tu as mérité cinq ans ! »
— C’est exact ?
— Parfaitement ! Je l’ai dit, répond solidement Véron.
— Pourquoi les fers ?
— L’homme était furieux.
— J’étais furieux, c’est vrai, répond Véron.
— L’avez-vous laissé deux heures aux fers ?
— Au bout d’un quart d’heure, j’ai dit au sergent D... : « Allez lui enlever les fers ».
— Oui, le sergent est venu dans le marabout, mais au lieu de les enlever, il m’a « resserré ».
— Faites venir le sergent D...
Le nom de ce sergent m’était connu. Je l’avais souvent entendu prononcer par les hommes de route. Ce sergent était le héros d’une histoire dégoûtante. Il faisait coucher un détenu par terre, puis ordonnait à des hommes de se servir de la figure du malheureux comme d’une feuillée.
Boutonnant sa veste, il apparut doux et peureux. J’imaginais les dompteurs plus fiers.
— Racontez exactement ce qui s’est passé lorsque l’adjudant vous a dit de retirer les fers à cet homme.
Le gradé se sentit pris à la gorge et bafouilla.
— Eh bien, racontez !
— J’ai fait ce que l’adjudant m’avait dit de faire.
— Alors, vous lui avez retiré les fers ?
— Pro... probablement. » (A. Londres, Dante n’avait rien vu, pages 61, 62, 63, 64).
C’est tout le livre de Londres qu’il nous faudrait citer.
La vie du forçat civil ou militaire ? La faim, la soif, la misère, la brutalité et la torture, et c’est tout.
« Depuis vingt ans, dit encore Albert Londres dans la conclusion de son ouvrage, le monde a fait beaucoup de progrès : on voyage dans les airs, on se parle à travers l’océan et sans fil ! L’homme est en marche, du moins il le croit ! Seule, en France, la justice est pétrifiée !
Nous avons de la répression l’idée qu’en possédaient nos grands-pères du Moyen-âge et même du Premier Age.
De belles phrases encombrent les projets de lois de nos corps législatifs. Mais ceux qui font des lois ne les appliquent pas et ceux qui les appliquent se moquent de ceux qui les font.
Un dresseur, qui loin de corriger les instincts sauvages de son animal, ne ferait que les aggraver, ne serait lui-même qu’un incapable et stupide animal. Le sergent de Biribi est ce dresseur.
Comment procédons-nous pour guérir le condamné du vertige du mal ? Nous le saisissons par la peau du cou et le maintenons au bord du précipice, sans oublier de lui botter le derrière avec délectation et assiduité.
L’heure est venue de voir plus clair en notre raison. »
M. Albert Londres est un bourgeois et nous ne sommes pas d’accord avec lui quant aux remèdes qu’il propose. Le forçat est un déchet de l’humanité. On ne peut que réprouver — tout au moins en ce qui concerne le forçat civil — les actes dont il s’est rendu coupable. Mais il faut en toute impartialité aller au fond des choses. Le « criminel » n’est-il pas lui-même la victime d’une société criminelle, qui permet et provoque, par son organisation même, tous les crimes et tous les délits ? « La société se défend, diront les moralistes, et d’ordinaire les forçats sont peu intéressants, ils ne méritent pas l’attention et l’intérêt que certains voudraient soulever en leur faveur ». Profonde erreur. Tout se tient, et le crime n’est que la conséquence d’un état de chose arbitraire qui s’étend du bas au haut de l’échelle sociale. Le forçat mérite d’être soutenu et défendu, car c’est un homme vivant et, en toute logique, personne ne devrait avoir et exercer le droit de le faire souffrir. Nous savons que le forçat ne verra réellement la fin de son calvaire que lorsque, la société ayant été transformée, le nouvel ordre social, en mettant fin à l’inégalité, mettra fin également au crime et, par extension, à la répression. Pourtant, dans les cadres actuels de la société, il est possible de faire quelque chose pour ces malheureux dévoyés mis au ban de l’humanité. Le contrôle populaire devrait s’exercer pour que cessent la torture et les souffrances inutiles du forçat et qu’il soit tout au moins traité humainement. En France, des campagnes furent menées afin que les forçats, au lieu d’être exilés dans de lointaines colonies, puissent rester dans la métropole. Malgré les promesses faites à ce sujet par plusieurs législateurs et par certains hommes d’Etat, le bagne civil est toujours en Guyane et le bagne militaire en Afrique, dans des contrées lointaines où les gardiens peuvent sans crainte se permettre toutes les iniquités et tous les abus.
Ce sera la honte de la démocratie de s’être rendue complice de la cruauté exercée contre les adversaires conscients et inconscients de la propriété, mais c’est au peuple qu’appartient le devoir de faire cesser, par son action continue, les souffrances injustifiées des forçats. Et en premier lieu ce sont les forçats militaires qu’il doit arracher des griffes des brutes galonnées, car c’est un outrage à la classe ouvrière que de punir aussi cruellement les hommes coupables de délits ou de crimes militaires. En attendant que la Révolution épure la vieille société qui se meurt, immédiatement il faut faire cesser les gémissements du forçat et lui rendre la vie, sinon douce, du moins humainement supportable.
Au figuré, on donne le nom de forçat à un homme qui est astreint à une condition pénible. Un travail de forçat. Les forçats du travail. Les forçats de la mine. En vérité, combien sont-ils, en société bourgeoise, qui sont obligés d’accomplir un travail de forçat pour arriver à se nourrir, eux et leur famille ? Des légions. La bourgeoisie n’est pas plus indulgente pour ses exploités que pour ses forçats.
FORCE
n. f.
Matière incorporelle, considérée comme « cause » d’un mouvement. Matière impondérable, qui ne se présente pas à nous sous les trois dimensions.
« La force, dit Lewes, constitue l’aspect dynamique de la matière, et la matière l’aspect statique de la force ».
Dans son ouvrage remarquable : L’Evolution de la Matière, Gustave Le Bon décrit les expériences qui lui ont permis de démontrer que : les corps ne sont qu’un certain équilibre de la matière, un phénomène, et que les forces sont des particules de matière en non équilibre relatif, des corps « dématérialisés ». Ce terme est inexact d’ailleurs puisque, selon Le Bon, corps et forces ne sont qu’une modalité de la matière qui est en perpétuel mouvement.
La science a maintenu longtemps, sous l’inspiration de l’Eglise, que la matière était inerte, que les forces existaient indépendamment des corps, mais Grove (cité par Büchner, Force et Matière) a prouvé jusqu’à l’évidence que le mouvement constitue l’état de force ou d’activité le plus manifeste de la matière, et que « la nature ne nous montre nulle part de repos absolu » ; « la matière tout entière non seulement prise en masse, mais encore envisagée dans sa structure la plus intime ou moléculaire, est dans un état de mouvement incessant, tout changement de température provoque une modification moléculaire dans la masse entière, chauffée ou refroidie ; de faibles activités chimiques ou électriques, des phénomènes lumineux ou des activité rayonnantes invisibles sont continuellement en jeu, de sorte que, en réalité, il n’y a pas une seule particule de matière dont on puisse affirmer qu’elle soit dans un état de repos absolu.
« Le mouvement doit donc être considéré comme une propriété éternelle de la matière, dont il est inséparable. La matière ne peut pas plus exister sans le mouvement qu’une substance sans force ; le mouvement ne peut pas plus exister sans matière qu’une force sans substance. Le mouvement ne peut pas non plus dériver d’une force, puisqu’il est lui-même l’essence de la force ; par conséquent, il ne peut pas avoir pris naissance, mais il doit être éternel et universel. Le mouvement est partout dans le monde, dans tout ce qui est grand, comme dans tout ce qui est petit. L’idée d’une matière inerte, ou privée de mouvement, ne se peut soutenir ; elle n’existe que sous forme abstraite, mais non réelle, de même que l’idée d’une matière sans forces. Frédéric Engels dit que cette idée de l’état de la matière sans mouvement est « une des conceptions les plus vides et les plus absurdes, une vraie fantaisie d’imagination maladive ». D’après lui, le mouvement est la manière d’être de la matière. Jamais et nulle part il n’y a eu, il ne saurait y avoir de matière sans mouvement. Mouvement dans l’espace, mouvement mécanique des petites masses dans les corps, mouvement moléculaire sous forme de chaleur, de courant électrique ou magnétique, de combinaison ou de décomposition chimique, de vie organique, — dans l’une ou l’autre de ces formes de mouvement ou dans plusieurs à la fois, se trouvent engagés, à tout moment, tous les atomes de l’univers. Le repos, l’équilibre sont choses relatives, n’ayant de sens que par rapport à telle ou telle forme de mouvement. Un corps peut être en repos au point de vue mécanique, tout en prenant part au mouvement de la terre et à celui de tout le système solaire ; pas plus que cela n’empêche ses plus petites particules d’exécuter des vibrations en rapport avec sa température, ou ses atomes d’être en proie à des processus chimiques.
« Pas plus par le raisonnement que par l’expérience, de fait en aucune façon, nous ne pouvons nous faire une idée d’une matière ou d’un corps sans mouvement. Lorsqu’un corps solide est soutenu par un autre et persiste dans un état de repos apparent, ce repos n’est qu’apparent, en effet, en réalité, ce n’est qu’un mouvement contenu, ou plutôt ce sont deux mouvements de force égale, mais en sens contraire, faisant effort l’un contre l’autre. Par la suppression de l’obstacle, la force latente peut, à tout instant, se transformer en force active. Il en serait de même pour un ressort tendu, pour l’air comprimé, etc. Le repos n’est donc pas l’absence de mouvement ; il est comme la résultante de deux mouvements faisant effort en sens contraire. Ce corps qui semble ainsi en repos, ne l’est pas en réalité ; il ne l’est que par rapport à son voisinage immédiat. Car non seulement il suit la terre dans son mouvement de rotation sur son axe, mais il tourne encore avec elle autour du soleil et, avec celui-ci, autour du grand point central de la voie lactée. » (Büchner, op. cit. p. 53. Ed. Schleicher)
La Science, dans son étude des forces, avait commencé par donner une origine spéciale à chacune d’elles : électricité, chaleur, lumière, etc. ; elle est arrivée, actuellement, quant à l’origine des forces, à une théorie commune à toutes les forces, qui est la théorie vibratoire. Je vais m’expliquer par un exemple très simple, celui du son. Si l’on prend une lame d’acier, et qu’on la fixe par une de ses extrémités, en imprimant un mouvement d’oscillations à l’autre extrémité, on produit un son. Le son résulte donc des vibrations d’un corps, ces vibrations se propagent à travers l’air, et de l’air aux divers organes qui constituent notre oreille, et enfin aux filaments du nerf acoustique qui les conduit à une certaine partie du cerveau. Ces vibrations, nous les percevons sous forme de sons.
Frappez, avec une règle, un verre en cristal qui repose sur une table, un son est produit, vous l’arrêtez immédiatement si vous vous emparez de ce verre : vous empêchez, en effet, les vibrations de se poursuivre.
S’il est des vibrations que nous percevons sous la forme de son, il en est d’autres que nous percevons sous la forme de chaleur, de lumière, etc. C’est la quantité de vibrations produites pendant une seconde qui déterminent les perceptions diverses que ces vibrations provoquent en nous. Pour bien comprendre la théorie des vibrations, il faut se reporter au tableau que l’on trouvera dans tous les manuels de physique et chimie. Ce tableau donne : Son, Electricité, Inconnu, Chaleur, Lumière, Inconnu, Rayons X, Inconnu, etc. Le son, ayant moins de vibrations et l’électricité plus, mais moins que la lumière, etc.
En résumé, les forces sont une modalité du mouvement. Corps + Forces = Matière = Mouvement.
— A. LAPEYRE
FORFAIT
n. m.
Le mot forfait a différentes significations bien particulières les unes des autres. Commercialement, le forfait est un marché par lequel une des parties s’engage à livrer à l’autre ou aux autres, à perte ou à gain, une marchandise quelconque, ou encore à accomplir un travail dont le prix a été fixé et accepté à l’avance par les parties contractantes. Traiter à forfait. Une vente à forfait. Un marché à forfait.
En matière sportive on appelle forfait la somme que doit payer le concurrent qui n’exécute pas ses engagements. Un concurrent qui se retire avant une épreuve est déclaré forfait.
Enfin le mot forfait (de fors et faire), signifie également : un crime énorme, audacieux. Un horrible forfait ; un forfait atroce ; se noircir par des forfaits. La bourgeoisie et le capitalisme ont à leur actif un nombre incalculable de forfaits, mais ceux-ci ne peuvent s’accomplir que grâce à la passivité des classes opprimées. Lorsque le peuple comprendra que la puissance et l’insolence des riches n’est faite que de l’ignorance et de la lâcheté des pauvres, il sera facile de mettre un terme aux odieux forfaits dont se rendent cyniquement coupables les dirigeants du monde.
FORGE
n. f. (du latin fabrica, fabrique)
Fourneau muni d’un soufflet, utilisé par les serruriers, les maréchaux ferrants, etc., etc., et destiné à chauffer le fer et à le rendre malléable et susceptible d’être ensuite travaillé au marteau sur l’enclume.
Usine où l’on fond le minerai de fer tiré de la mine, et où l’on transforme ensuite la fonte en fer proprement dit. Les établissements où se fond le minerai sont de nos jours de vastes entreprises exploitées par les dirigeants des puissants cartels sidérurgiques et, dans toutes les grandes nations du monde, les maîtres de forges forment une association qui exerce, tant au point de vue politique qu’au point de vue économique, une influence considérable sur la vie des peuples.
En France, les maîtres de forges sont groupés au sein du Comité des Forges, organisme d’une puissance colossale, dirigé par les Schneider, les de Wendel, les de Curel, qui écrasent de leur autorité les petits industriels du fer qui ne veulent pas ou ne voudraient pas se courber devant la volonté de ces magnats du fer. Le Comité des Forges est un des plus puissants organismes capitalistes de France, et le prolétariat métallurgiste s’est souvent brisé dans sa lutte contre ce Moloch. Ce n’est qu’en s’organisant également puissamment que la classe ouvrière peut sortir un jour victorieuse de toutes ces puissances, et il n’est pas inutile de lui conseiller de prendre exemple plus particulièrement sur le Comité des Forges en ce qui concerne l’unité des forces en présence dans la bataille sociale.
Le Comité des Forges est à l’avant-garde du capitalisme organisé. Il est composé d’hommes d’une valeur indiscutable et s’entoure, tant pour sa politique ouvrière que pour son développement industriel, de techniciens d’une compétence remarquable. Les maîtres de forges forment donc ce qu’il est convenu d’appeler le capitalisme de lutte. Nier la force du Comité des Forges serait ridicule. Si le prolétariat métallurgiste a si souvent subi des échecs, c’est qu’il méconnaissait et dédaignait son adversaire. C’est une faute grave dans la lutte sociale. Les maîtres de forges ont leurs représentants dans toutes les grandes administrations économiques et politiques ; ils ont leurs députés et leurs ministres, et par leurs associations avec les grandes entreprises financières, ce sont eux qui dirigent presque toute l’activité du pays. On verra aux mots fer, métallurgie, jusqu’où s’étend leur influence et comment, selon leurs intérêts, ils obligent les puissances politiques d’une nation à faire la paix ou la guerre. Faut-il dire que ce n’est que sur le terrain économique que les classes travailleuses doivent s’organiser, pour livrer bataille au Comité des Forges et à toutes les associations d’ordre secondaire qui évoluent contre lui ? Le peuple a trop confiance en la politique pour se libérer de ses maîtres, et pourtant l’exemple du passé aurait dû lui être salutaire. Qu’il réfléchisse.
FORGER
verbe (de forge)
On appelle forger, l’action qui consiste à donner une forme à un métal quelconque par le moyen du feu et du marteau. Forger une épée. Forger un outil. Forger un fer à cheval. Forger à froid, signifie travailler un métal avec un marteau sans l’avoir auparavant soumis à l’action du feu.
Au figuré : forger signifie inventer, supposer, faire, produire, s’imaginer. Forger des nouvelles. Forger un mensonge. Se forger des idées. Se forger des chimères.
Ils sont hélas, nombreux les hommes qui, au lieu d’étudier simplement la vie dans sa brutale réalité, se forgent des espérances et des chimères. La croyance et la confiance que les hommes ont en la politique et les politiciens, n’ont-elles pas été forgées dans le mensonge d’êtres avides et sans scrupules, n’ayant d’autre désir que celui de jouir ? Si le vieux proverbe est vrai et que « c’est en forgeant que l’on devient forgeron », le travailleur devrait être initié à son rôle et aux moyens propres à se libérer du servage et de l’exploitation qu’il subit depuis des siècles et des siècles. N’en a-t-il pas assez de la vie misérable qu’il mène ? N’a-t-il pas forgé suffisamment de bonheur pour les autres et ne serait-il pas temps qu’il songeât un peu à lui ? Ne va-t-il pas cesser un jour de se forger des fers et ne se mettra-t-il pas à l’ouvrage pour forger enfin l’outil qui le libérera de l’exploitation dont il est victime et qui est une honte pour un monde qui se prétend civilisé ?
FORMALISME
n. m.
Le formalisme réside en un attachement immodéré aux formes, soit en matière judiciaire, soit en matière d’étiquette, de préséance, de politesse, de bienséance. Le formaliste a le travers d’attribuer une importance excessive à des futilités de langage et d’attitude qui ne se recommandent que de l’usage, de la règle établie, du protocole mondain ou de la procédure. Le formaliste pousse jusqu’au ridicule le respect de l’âge, de la hiérarchie, des attitudes extérieures.
En philosophie, le Formalisme est un système qui consiste à nier l’existence de la matière, en ne lui reconnaissant que la forme.
FORMALITE
n. f.
Manière de procéder, de remplir certains actes administratifs ou judiciaires, selon les formules prescrites et consacrées. La France est par excellence le pays des formalités, et toute l’existence du Français en est empoisonnée. Rien en France ne se fait sans un nombre incalculable de formalités, et de la naissance à la mort on perd un temps, souvent précieux, pour remplir des formalités ridicules et totalement inutiles. Quel que soit l’acte auquel on se livre on se trouve obligé de remplir des formalités. Une naissance, un mariage, un décès, une transaction commerciale, nécessitent une foule de formalités. « Il ne faut point de formalités pour voler, et il en faut pour restituer », a dit Voltaire, et pourtant l’Etat nous vole, nous pressure, et c’est par la somme de formalités qu’il nous oblige à remplir qu’il nous soutire notre argent. Il est évident que l’Etat, agent dévoué du capitalisme, n’emploie aucune formalité pour nous dépouiller. Mais lorsqu’il s’agit, pour une cause ou pour une autre, d’avoir recours aux caisses de l’Etat ; lorsqu’un vieillard impotent et misérable demande un secours ; lorsqu’un malade réclame son admission dans un hôpital, alors il faut user de tant de formalités que, bien souvent, les malheureux abandonnent leurs requêtes. On emploie également le mot formalité pour signifier un acte de civilité : accepter une invitation sans aucune formalité.
FORME
n. f. (du latin forma)
Configuration des corps qui frappe immédiatement le sens de la vue ou du toucher. Forme extérieure d’un corps, d’une chose. Forme ronde, ovale, carrée. Une forme triangulaire. La forme d’un chapeau ; la forme d’un habit. Une forme élégante. « En peinture, c’est le dessin qui donne la forme aux êtres, c’est la couleur qui leur donne la vie » (Diderot).
En chimie, le mot forme signifie état. L’eau se présente sous trois formes : la forme solide, la forme liquide qui est sa forme habituelle, son état naturel, et la forme gazeuse.
Manière de s’exprimer, de causer, d’écrire, d’agir, de se comporter. Un style de forme peu varié. Ne pas mettre de forme dans son langage. Le capitalisme ne met pas de formes pour exploiter le prolétariat. Caractère d’un gouvernement. Forme républicaine, forme monarchique, forme socialiste. Quelle que soit sa forme, un gouvernement est un gouvernement et est, par essence, autoritaire. Vouloir changer la forme d’un gouvernement n’est pas agir révolutionnairement. L’expérience du passé a démontré amplement que le bonheur de l’humanité n’est pas relatif à la forme du gouvernement qui dirige la chose publique, et c’est pourquoi les libertaires communistes persistent à vouloir, non pas changer la forme politique de l’Etat, mais détruire l’Etat, pour élaborer une société de forme économique où chacun produira selon sa force et consommera selon ses besoins.
FORMULE
n. f. (du latin formula, diminutif de forma, forme)
Expression qui contient les termes précis, formels dans lesquels un acte doit être conçu. Une formule mathématique. Une formule philosophique. Une formule claire. Une formule vide de sens. Une formule intégrale.
En ce qui concerne la formule philosophique ou sociologique, sa qualité consiste à résumer une idée, un système, un point de vue. Il est donc indispensable, pour être comprise, qu’elle ne soit pas ambiguë, mais au contraire claire et précise. Il faut qu’en peu de mots, avec brièveté et simplicité, elle condense tous les éléments de l’idée, du système ou du point de vue qu’elle prétend contenir. Lorsque Proudhon concluait son fameux livre Qu’est-ce que la Propriété ? par cette formule lapidaire : « La propriété, c’est le vol ! », il formulait en quelques mots une idée développée dans tout un ouvrage.
On donne aussi le nom de formule au résultat d’un calcul algébrique qu’on peut utiliser dans un grand nombre de cas, et en chimie la formule est la lettre symbolique par laquelle on signale brièvement la composition qualitative et quantitative d’un corps composé. Le mot formule s’emploie également pour désigner certaines expressions cérémonieuses. Il est d’usage de terminer une missive par une formule de politesse.
FORUM
n. m. (mot latin)
A l’origine, ce mot servait à désigner toute place découverte. Par la suite, à Rome, on donna le nom de forum à la place où se dressait la tribune aux harangues et où le peuple venait discuter publiquement des affaires l’intéressant. Au forum se débattaient toutes les grandes causes politiques ou judiciaires et des tribunes s’écoulaient des flots d’éloquence. C’est au forum que les tribuns venaient tromper le peuple. C’est aussi au forum qu’on célébrait les fêtes religieuses, qu’on organisait des réjouissances et des festins publics.
Le mot forum est employé aujourd’hui péjorativement pour désigner un parlement ou toute assemblée d’hommes prétendant représenter le peuple et où se discutent les affaires publiques. Il n’y a pas grand-chose de changé au point de vue politique depuis que s’est écroulée la civilisation romaine et si, dans le passé, on trafiquait et on spéculait sur la misère du peuple en pleine place publique, aujourd’hui on trafique et on spécule à l’intérieur des palais qui servent de repaires à d’audacieux parasites. Le Palais-Bourbon, le Sénat, n’ont rien à envier au Forum de l’antiquité. Les parlements modernes ne sont que des Forums où tout se vend, où tout s’achète, même les consciences ; ce ne sont que de vastes foires où le peuple, hélas, envoie encore des mandataires qui le grugent.
FOULE
n. f.
Grande multitude ; agglomération de personnes assemblées dans un même lieu et qui se pressent les unes contre les autres : « Une grande foule. Une foule énorme, compacte, considérable, innombrable. Se tirer de la foule. Se jeter dans la foule. Il y a foule à ce spectacle. Percer la foule ». Etc...
Au figuré, on dit : « Une foule d’idées, d’impressions, de souvenirs ». Par extension, en parlant des choses : « Une foule de réclamations, de pétitions, de décrets, de mesures, de compétitions, d’ambitions, de plaisirs, etc., etc. »
Quand le mot Foule est isolé et précédé seulement de l’article la : « la Foule », il signifie le vulgaire, le commun, la multitude, la masse, et, en argot, le populo. Il est, alors, le plus souvent, pris dans un sens péjoratif. C’est ainsi que, fréquemment, on dit : « La foule ignorante, crédule, veule, superstitieuse, servile, etc. »
Que de fois j’ai entendu, en réunion publique, prononcer contre la Foule les réquisitoires les plus violents, dont l’âpreté frisait l’exagération et, partant, l’injustice ! Pour l’orateur chez qui le désir de se tailler un succès l’emporte sur la volonté d’exposer et de développer une idée, une thèse ou une doctrine, c’est un procédé commode ; et celui qui, s’adressant à l’assemblée, engueule (qu’on me pardonne ce mot) les auditeurs et les traite de crétins, d’idiots, d’abrutis et de lâches, a l’avantage de se faire frénétiquement applaudir par ceux-là même qu’il accable de ses invectives. On peut même affirmer — fait étrange, mais exact — que plus ses reproches sont cinglants, plus ses insultes sont grossières, plus il est ovationné.
Lorsque, prêt à l’action et pénétré de l’urgence et de la nécessité de celle-ci, un militant constate que la foule demeure sourde à ses appels, je conçois qu’il en ressente une profonde irritation et que, celle-ci, doublée d’une légitime indignation, lui arrache des paroles de flétrissure et des cris de réprobation. Mais est-ce à dire qu’il est juste et utile de recourir, en toutes circonstances, à propos de tout et de rien, à de tels procédés oratoires ?
J’ai recherché la cause de l’état d’esprit que je signale et qui est très répandu dans les milieux d’avant-garde.
Cet état d’esprit procède d’un regrettable et injuste dédain de la masse, dédain qui va, chez certains, jusqu’au mépris et, chez d’autres, jusqu’à la haine.
A force de répéter et d’entendre dire que la foule est ignorante, qu’elle est lâche et servile, qu’elle n’a, au fond, que le sort qu’elle mérite, on a fini par en concevoir le mépris. Découragés par les risques et les difficultés de la lutte quotidienne et, enfin, par la lenteur des résultats de la propagande, beaucoup de militants en ont trop hâtivement conclu que la foule est irrémédiablement passive, stupide et veule, et qu’il n’y a décidément rien à attendre d’elle.
Je prie nos camarades de comparer nos forces à celles de notre adversaire : le Capitaliste.
Pouvoir, Richesse, Presse, Ecole, Caserne, Eglise, celui-ci possède tout. Nous, nous ne possédons rien que notre profonde conviction et l’excellence de notre cause.
Nous sommes une poignée, sans argent, sans situation, presque sans journaux, surveillés, traqués, persécutés, mis à l’index, marqués à l’encre rouge.
Nos adversaires ont des ressources énormes, des situations de tout repos, tous les journaux à fort tirage ; ils disposent de toutes les puissances de ténèbres et de toutes les forces de mensonge, sans compter le feuilleton, le théâtre, le cinéma, le dancing et le cabaret. Nous sommes dans la situation d’un enfant de cinq ans ayant en main un mauvais pistolet de vingt sous et luttant contre un colosse armé d’une mitrailleuse.
La lutte est prodigieusement inégale. Nous devrions être écrasés presque sans combat.
Et, cependant, nous gagnons du terrain, lentement, péniblement, mais nous en gagnons. Et pourtant, nous entamons la masse, difficilement, insensiblement, mais nous l’entamons.
Y a-t-il lieu de nous décourager, de désespérer ? Evidemment non. Je prie en outre les camarades de se livrer à un scrupuleux examen de conscience et de se demander s’ils n’ont aucun reproche à s’adresser. Chacun de nous a-t-il fait, pour la propagande, tout ce qu’il a pu faire ? N’a-t-il négligé aucune occasion de s’affirmer ? A-t-il, en toutes circonstances, accompli son devoir, tout son devoir ? Peut-il se rendre à lui-même le témoignage que, pour éclairer cette foule à qui il ne ménage pas le reproche, pour l’éduquer, pour la convaincre, pour l’amener à nous, il a fait tout l’effort de patience, de persévérance, d’énergie et de prosélytisme dont il est capable ?
Enfin, est-il bien assuré que si la foule, cette foule à qui il jette si délibérément le blâme, est aussi ignorante, aussi moutonnière, aussi lâche qu’il le prétend, il ne lui en revient pas la moindre responsabilité ?
N’oublions pas que l’homme est ainsi bâti, qu’en présence d’un fait qui le chagrine, l’inquiète ou nuit à ses intérêts, il en cherche toujours la cause hors de lui-même et qu’il ne consent à s’en accuser que lorsqu’il ne peut plus faire autrement.
Gardons-nous de dédaigner, de mépriser et, plus encore, de haïr la foule. En maintes circonstances, elle a prouvé qu’elle ne méritait ni d’être haïe, ni d’être méprisée, ni d’être dédaignée ; elle a montré qu’elle valait mieux qu’on ne le croyait, qu’elle était supérieure à l’opinion qu’on avait d’elle et que, si elle a bien des défauts, elle possède aussi de précieuses qualités, de merveilleux ressorts et qu’elle est, à certaines heures, capable des élans les plus admirables et des vertus les plus fécondes.
Au cours de ma vie déjà longue et fort mouvementée, j’ai observé les milieux bourgeois et les milieux populaires ; j’ai pu les comparer et je n’hésite pas à dire que les milieux bourgeois sont bien plus corrompus, hypocrites, obséquieux, lâches, cupides et méchants que les milieux populaires. Je n’hésite pas à déclarer que les masses ouvrières sont, le plus souvent, supérieures en intelligence, en activité, en courage, en solidarité, en désintéressement, à ceux qui les mènent et en ont le dédain, le mépris ou la haine.
Moi, j’aime la foule parce que je sais qu’elle est la grande persécutée, l’éternelle victime. Je l’aime, parce que je sais qu’elle recèle, à son insu, d’incalculables trésors de bonté, de dévouement et d’héroïsme. Je l’aime, parce que je sais qu’un jour viendra où cette éternelle victime se révoltera et puisera dans son héroïsme et sa vaillance la force de terrasser ses bourreaux. Je l’aime, parce que je sais que, si je fais, pour l’affranchir, tout ce qu’il m’est possible de faire, c’est elle qui, bientôt, je l’espère, en s’émancipant elle-même, me libérera.
— Sébastien FAURE
FOYER
n. m. (du latin focus)
Le foyer est le lieu, l’endroit de la pièce où l’on fait le feu. Le feu lui-même. Allumer un foyer. Eteindre un foyer. Le foyer de la cheminée. Le foyer du fourneau. Par extension on donne le nom de foyer à la maison, la demeure, le domicile, l’endroit où l’on réside, le lieu où se trouve réunie la famille, ou encore à la famille elle-même. Se créer un foyer ; aimer son foyer ; être attaché à son foyer. « Que d’idées antiques et touchantes s’attachent à notre seul mot de foyer », dit Chateaubriand. C’est en effet au foyer familial qu’après une rude journée de labeur, le travailleur trouve un peu de bonheur ; c’est là qu’il se repose des fatigues et des misères de la vie, et c’est là aussi qu’il rencontre la sympathie, l’amitié et l’amour de la compagne et des enfants. L’homme n’est pas un animal solitaire, il a besoin de s’accoupler, de s’associer matériellement et sentimentalement à des êtres qui lui sont chers. Il a besoin d’une compagne, il a besoin d’un foyer. C’est au foyer qu’il partage ses joies et ses souffrances, ses espérances et ses déboires, ses désirs et ses aspirations. C’est au sein de la famille, du foyer qu’il panse les plaies douloureuses de son cœur et qu’il puise le courage nécessaire à poursuivre la lutte contre toutes les forces mauvaises qui écrasent l’opprimé. Quelle misère pour l’individu qui n’a pas de foyer et vit isolé, détaché de toute attache familiale ! A l’aube de la vie, l’homme jeune peut dans une certaine mesure se passer du foyer. Le besoin d’activité, de mouvement, le désir de savoir et de connaître l’entraîne parfois hors de la maison ; mais un âge arrive où l’homme a déjà parcouru la plus grande partie de sa route et alors il est heureux de trouver un asile pour reposer sa tête et ses membres las. Certains absolutistes prétendent que le foyer familial est une entrave à la liberté. C’est une profonde erreur. Certes, les anarchistes ne sont pas sans ignorer que bien souvent le militant est déchiré entre son foyer et la lutte pour l’émancipation. Mais la cause en est l’exploitation féroce que subit la classe productrice et, si la division règne au foyer, toute la cause en incombe encore à la bourgeoisie. L’anarchiste ne conçoit pas la famille et le foyer tels que les conçoivent les ignorants imbus de préjugés et de croyances ; il a une conception particulière et libre de la vie familiale, et s’il ne peut pas toujours mettre ses principes en application, c’est que la société ne permet pas la libre évolution de l’individu. Tout se tient dans la société, qui imprime son autorité sur les moindres actes, sur les moindres gestes de la vie des hommes, et si le foyer prolétarien retentit parfois de disputes, c’est que la misère y pénètre et que l’on n’y trouve pas toujours du pain dans le buffet et du bois dans l’âtre. Sans crainte de se tromper, on peut dire que la plupart des discordes qui divisent les familles ouvrières sont d’ordre économique et puisent leurs sources dans la misère qui étreint les malheureux. Un foyer où il y a, non pas l’abondance, mais l’aisance, est un foyer heureux, car le foyer prolétarien n’est pas encore corrompu comme l’est celui de la bourgeoisie, et n’est pas constitué à la suite d’un marchandage honteux entre deux parties qui s’unissent. Mais, hélas ! bien souvent, trop souvent, quand le chômage ou la maladie pénètrent dans le foyer et que les économies péniblement amassées sont englouties, lorsqu’au bien-être fait place une situation désespérée, alors tout se détache, tout se brise et le foyer est détruit. Dans une société bien organisée, d’où aura disparu l’inégalité économique, où chacun pourra travailler et consommer librement, les foyers n’offriront plus le spectacle de la désunion. Ce sera l’association d’êtres animés l’un pour l’autre de sentiments réciproques et pouvant librement se donner sans crainte de voir leur union brisée par de mesquines questions d’ordre matériel.
On donne également le nom de foyer à certaines maisons où les miséreux viennent chercher un asile. Ce sont généralement des œuvres créées et soutenues par des œuvres philanthropiques, mais on sait trop que la philanthropie est une action inopérante en raison même du nombre de misères qu’il faudrait soulager en régime capitaliste. D’autre part, aucune liberté n’est tolérée au sein de ces « foyers » et il faut se soumettre, lorsque l’on y est admis, aux règlements souvent arbitraires qui régissent ces maisons. En Angleterre et en Amérique où « l’Armée du Salut » exerce une influence considérable, cette organisation protestante a créé pour les sans-familles des refuges auxquels on a donné le nom de « foyers ». Quelques-uns de ces « foyers » ont également été établis en France par la même organisation. En vérité, l’Armée du Salut est une entreprise commerciale et ses foyers ne sont en réalité que des casernes qui ne rappellent en rien la demeure familiale. Ce sont des hôtels d’un prix un peu plus modique que les autres.
On emploie encore le mot foyer comme synonyme de centre actif, de siège principal : un foyer de révolte ; un foyer d’épidémie. Au théâtre, on appelle foyer l’endroit où se réunissent les auteurs, les acteurs et où sont également admis quelques privilégiés. Le foyer du théâtre ; le foyer de la danse.
FRACTION
n. f. (du latin fractio, rupture)
Portion. Partie. La fraction est une partie d’un tout. Le centime est une fraction du franc. « Les individus, dit Lachâtre, sont des fractions souffrantes de l’humanité ». C’est justement parce que le peuple est divisé en fractions que le capitalisme qui l’exploite se permet tous les abus. Ce travail de fractionnement de la classe ouvrière est l’œuvre de la politique. C’est elle qui a divisé le prolétariat, c’est elle qui l’a fractionné afin de mieux s’en servir pour des fins inavouables. Aujourd’hui la classe ouvrière est brisée. Une fraction est organisée en France au sein de la C.G.T. (Confédération générale du Travail), une autre fraction adhère à la C.G.T.U. (Confédération générale du Travail Unitaire), et enfin une fraction adversaire de toute politique socialiste ou communiste a formé la C.G.T.S.R. (Confédération générale du Travail Syndicaliste Révolutionnaire). Mais la plus large fraction des travailleurs français reste inorganisée. Alors que le capitalisme, en raison même du développement économique, se centralise de plus en plus, il est pénible de constater que les classes laborieuses continuent à se déchirer au lieu de faire bloc contre l’ennemi commun. Tant que la classe ouvrière sera divisée en fractions, la bourgeoisie aura encore de beaux jours à vivre, car ce n’est que dans l’union que les travailleurs trouveront la force de vaincre.
FRANCHISE
n. f. (de franc)
Sincérité, loyauté. Parler avec franchise. « La franchise est une sincérité sans voile » (Vauvenargues). La franchise est une belle qualité, surtout en notre siècle de fourberie et de mensonge, où les hommes francs deviennent de plus en plus rares. La fausseté, la dissimulation, l’hypocrisie règnent en maîtresses sur le monde, à un tel point que l’homme du peuple habitué à être trompé ne veut plus écouter celui qui lui parle loyalement et avec franchise. Le jésuitisme a pénétré partout et le mensonge a été élevé en symbole. « La fin justifie les moyens » et pour atteindre le but on n’hésite plus à mentir et à tromper. C’est le résultat de la morale bourgeoise enseignée depuis des siècles. Ce qu’il y a de plus horrifiant, c’est que des organisations d’avant-garde, des organisations se réclamant du prolétariat et faisant figure révolutionnaire considèrent également la franchise comme une faiblesse et, par leur propagande, poursuivent consciemment ou inconsciemment, une œuvre de corruption sociale. Le peuple s’apercevra-t-il, avant qu’il soit trop tard, de son erreur, et se tournera-t-il enfin vers ceux qui lui sont attachés, qui le défendent, et qui, en toute occasion, agissent avec probité et franchise ?
FRANCHISME
Mot créé par Jean Barral, directeur de la Revue L’Ecole Franchiste, défendant les thèses se rattachant à « l’ordre naturel de l’économie sociale ». Cet « ordre naturel de l’économie sociale » se base sur l’introduction du sol, du numéraire (monnaie) et du commerce francs, connus sous les lettres lapidaires de F.F.F.
F.F.F. — Sol franc, Monnaie franche, Economie (commerce) franche.
INTRODUCTION. — La question sociale ou de l’exploitation.
Demandez aux individualistes, anarchistes, communistes ou même aux bourgeois, ce qu’ils entendent par réformes sociales, et votre analyse de fond découvrira qu’ils renonceraient volontiers (à part les fanatiques) à leurs revendications de titre, pourvu que soient réalisées leurs exigences économiques. Intuitivement ils se rendent compte que ce sont ces exigences économiques qui forment la pierre fondamentale de leur « milieu ».
Les sociologues qui n’apportent pas leur attention primordiale à l’égoïsme naturel de l’homme et, par extension, de la masse, font fausse route. Dans cet égoïsme naturel de l’homme sont comprises toutes ses aspirations. Elles sont en tout premier lieu des aspirations ou besoins physiologiques primordiaux, tels que : satisfaction sexuelle, manger, boire et dormir. Viennent ensuite les besoins que crée et développe la civilisation à différents degrés.
Dans notre économie sociale capitaliste — et les révolutionnaires ne s’en rendent généralement pas assez compte — nous jouissons de toutes les libertés imaginables, pourvu que nous possédions les moyens de les « payer » (Quand la bourse est vide, c’est alors qu’on pousse le cri de liberté!). C’est ça que sentent instinctivement les prolétaires (c’est-à-dire les exploités, travailleurs de n’importe quel métier), sans s’en rendre compte au juste, et de là leur pensée, leur esprit « capitalisé ». Il n’y en a que fort peu ayant saisi la question de l’exploitation dans ses vraies causes. Ce sont aussi les seuls qui sauront montrer le bon chemin pour l’avènement de la société en accord avec nos tendances anarchiques naturelles.
Les milieux dits avancés stigmatisent le programme capitaliste par : exploitation de l’homme par l’homme. La première question à solutionner reste donc toujours : comment, par quoi et quand se fait-elle, cette exploitation ? Ensuite, quels sont les meilleurs moyens pour anéantir les causes de l’exploitation et comment devra être le système économico-social naturel ? Car un tel système doit garantir des bases égales de lutte pour la vie, enfin la libre concurrence pour tous. Cette société nouvelle portera inscrit sur son seuil :
« A chacun selon ses efforts. »
Exploitation et revenu sans travail sont synonymes. Là où il n’y a pas d’exploitation il ne peut y avoir de revenu sans travail et inversement. Ce revenu du travail est une partie frustrée (50 % jusqu’à 75 % et plus suivant les périodes de hausse ou de baisse économiques) sur le revenu intégral du travail. C’est sur le pourcentage de ce prélèvement qu’on pourra mesurer, pour ainsi dire, la somme de misères des classes laborieuses. La question du revenu du travail est l’être ou le non être de l’exploité. Mais peut-on mesurer et fixer le revenu intégral du travail ? Certes, c’est par le libre jeu de l’offre et de la demande que se fixera et se mesurera librement et individuellement ce revenu intégral. Dans la société (économie) capitaliste, la concurrence libre n’existe pas, et c’est pourquoi il y a exploiteurs et exploités. Le revenu du travail n’est ni le produit du travail (machine, pièce détachée, labourage, écrit, musique, etc.), ni le numéraire ou la monnaie en compensation de ce travail. Le revenu intégral ou partiel du travail est la quantité de produits qui peuvent être utilisés, consommés en échange du travail fourni. Ce n’est donc pas le produit du travail qui intéresse l’ouvrier en général, vu qu’il ne saura l’utiliser directement (à part peut-être le produit agricole), et le salaire n’est pas, non plus, le revenu du travail, puisque les prix des marchandises sont variables.
Si tous les produits que nous consommons ou utilisons (et ils passent par une foule de manipulations partielles : à la mine, à la fabrique, au transport, à la vente, etc.), n’étaient vendus qu’au prix comprenant uniquement les salaires pour les travaux multiples exécutés à la confection, vente, etc., de ceux-ci, nous n’aurions plus à subir d’exploitation, vu que nous payerons alors seulement les travaux effectivement rendus, et tout travail vaut salaire ou compensation. Cependant nous payons bien plus et nous subissons l’exploitation. Donc nous devons analyser le prix des produits, à savoir si, en dehors des salaires de travail, y sont contenus d’autres éléments. Pour répondre à cette question il nous faut partir, non d’un individu isolé, mais de la collectivité des producteurs, respectivement de la totalité du revenu collectif. Maintenant il s’agit de connaître les lois qui régissent la répartition du produit intégral de l’économie sociale, afin de savoir qu’elles peuvent être les déductions en dehors des salaires effectifs.
Les lois de la répartition du produit collectif dépendent des trois facteurs principaux de l’économie sociale, à savoir :
-
Sol et sous-sol, y compris les matières premières ;
-
Capital (monnaies, moyens d’échange, de production, etc.) ;
-
Travail.
Nous savons maintenant que le produit se réalise par l’entente de ces trois facteurs et nous allons aussi comprendre plus loin que le marxisme, dont se réclament, directement ou indirectement, presque tous les socialistes, est sur une fausse route. Aussi, l’hypothèse bien marxiste de ce que le capitalisme était à son apogée, qu’il se tuait soi-même, qu’il disparaîtrait de par la loi inhérente en lui, etc., est absurde. Ce capitalisme ne nous causerait probablement, à l’heure actuelle, plus de souci, si Marx avait eu raison. Le fait est le contraire : le capitalisme est aujourd’hui plus puissant que jamais et les crises économiques et politiques ont plutôt l’air de le rajeunir et de le fortifier.
Donc, le partage de la production collective se fait par ces trois facteurs :
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Sol et sous-sol..... Rente foncière
-
Capital ................ Intérêt sur le capital
-
Travail................. Salaire
La production sociale totale doit donc laisser deux parts aux éléments improductifs qui sont :
-
La rente foncière que perçoivent les propriétaires du sol et du sous-sol ;
-
L’intérêt sur le capital, que perçoivent les détenteurs du capital et seulement une part reste à la disposition du travail productif. Cette troisième part (revenu par le travail) de la production totale ne se partage pas plus équitablement entre les travailleurs (producteurs), car le partage est faussé par le système même qui a créé le « monopole » de l’éducation, la douane et tant d’autres restrictions artificielles à la libre concurrence.
Le droit arbitraire de disposer des richesses du sol et du sous-sol, enfin des richesses naturelles et du capital (prélèvement d’intérêt), donne aux propriétaires de ces deux facteurs économico-sociales le pouvoir sur tout ce qui dépend de l’économie à base de division du travail. Le travail peut se faire seulement quand le sol (et sous-sol) et le capital le permettent. Cette permission est la réalisation du revenu sans travail (rente foncière et intérêt sur capital), mais aux dépens de revenu par le travail. Rien n’échappe, tout doit payer son tribut, l’Etat lui-même, le consommateur, le producteur, enfin tout. Ce que représentent les tributs réclamés par le rentier et le capitaliste est mis en lumière par ces quelques considérations et exemples : le sol et sous-sol avec ses richesses naturelles appartiennent à tous les hommes sans exception, car ils ne sont pas créés par eux et ainsi leur bien propre ; mais ils leur sont laissés naturellement et « pour rien » de par la Nature (je ne veux pas discuter ici la valeur du terme « Nature », sans importance pour la question). Le prix que l’homme paye pour le sol ou le sous-sol à un prétendu propriétaire représente la « rente foncière capitalisée », de même aussi le loyer, etc., pour l’exploitation du sol et des matières premières. Le « prix » d’une propriété se base sur le calcul suivant :
Exemple : Revenu annuel sans travail (rente foncière) : 15.000 francs. Taux d’intérêt : 5 %. Prix du terrain : 15.000 x 100 : 5=300.000 francs.
Ou inversement, lorsqu’il faut payer une propriété 300.000 francs le successeur prendra le taux d’intérêt du jour, dans ce cas 5 %, et saura que le terrain, etc., doit rapporter 15.000 francs de revenu sans travail, en dehors du travail productif qu’il y rendra ou fera rendre. La propriété lui doit représenter une sorte de banque, où, son capital de 300.000 francs déposé, lui sont garantis les mêmes 15.000 francs, augmentés de 5 %. De là aussi l’interchangeabilité du sol et du capital. Les banques, par exemple, prennent le plus volontiers des sûretés foncières.
Le capitaliste prête son argent (capital-monnaie) à l’économie sociale quand il rapporte, c’est-à-dire quand le taux d’intérêt du jour (qui sera toujours aussi haut que le marché le permet) lui est garanti (y compris les dividendes ou l’intérêt hypothécaire), sans cela il se retire et les travaux (la production) ne se font pas.
Un autre exemple probant est fourni par les loyers des demeures qui se composent généralement de 4/5 de rente foncière et d’Intérêt sur capital et 1/5 seulement est affecté par l’usage et suffirait à la restitution des salaires et matériaux. A noter que, la restitution faite, elle sera liquidée et ne resteront plus que les frais occasionnés par la détérioration naturelle ; mais la rente foncière et l’intérêt sur capital continuent leur vie parasitaire.
Le fait le plus probant vient encore : Prenez n’importe quel pays en exemple et voyez quelle est l’évaluation de la fortune nationale. Quelle soit par exemple de 500.000 millions de francs « or », si vous préférez. Et maintenant ? C’est facile, au taux d’intérêt de 5 % (le soi-disant taux normal, puisque assez constant depuis des siècles) nous trouvons qu’annuellement les travailleurs, sans exception, doivent laisser de leur revenu du travail 25.000 millions « or » en forme de rente foncière et d’intérêt sur capital, c’est-à-dire cette somme formidable est contenue dans les prix des marchandises et directement payée par les consommateurs, dont font partie en nombre infime et avec une consommation minime (quoique relativement très grande) les classes des exploiteurs. Ce n’est pas tout : dans l’espace de tous les 20 à 25 ans, tous les ouvriers (manuels et de tête) doivent produire à nouveau aux capitalistes et rentiers fonciers la fortune nationale entière, c’est-à-dire : fabriques, maisons, chemins de fer, vaisseaux, mines, enfin tout. Encore si ce n’était que cela ! Ces sommes formidables de revenu sans travail ne sont rien contre l’autre côté du mal que font le rentiérisme et le capitalisme à l’économie sociale tout entière. Car pour qu’ils puissent se maintenir ils ont besoin d’une armée constante de sans-travail (chômeurs) qui maintiennent, par leur seule présence, les salaires au niveau voulu ; ils ont besoin que l’économie sociale côtoie toujours les crises économiques ou qu’elle s’y engouffre. Si l’on compte un peu ce que peut être la quantité d’objets utilisables dont la production a été empêchée, la somme de bien-être perdue par les crises économiques chroniques ou aiguës, les frais énormes (inclus dans les prix des marchandises) occasionnés par les difficultés faites à l’échange des produits, alors nous aurons une idée des méfaits du capitalisme-rentiérisme.
Jamais encore il n’y a eu « surproduction » ! Ceux qui prétendent cela sont ou bien des ignorants ou des « intéressés » ! Quand le dernier des hommes a-t-il pu satisfaire tous ses besoins (seulement matériels) et même davantage ? Alors ?...
Le progrès vers la lumière, vers le bien-être, vers la liberté et l’âge noir de l’homme primitif, l’ignorance et la misère, balancent autour de l’état économique de l’humanité.
La production sans frein, toujours croissante, c’est la mort du capitalisme. — Wenn alle Raeder laufen, muss das Kapital ersaufen ! — Quand toutes les roues marcheront, les capitalistes (le capitalisme) se noieront !
C’est au génial Silvio Gesell que nous devons enfin la connaissance parfaite des causes de l’exploitation. Nous savons maintenant qu’elle a sa source dans le capital primitif (capital par excellence) et dans la propriété privée du sol et du sous-sol. Mais Silvio Gesell nous a donné un cadeau encore plus précieux, le plus précieux que l’humanité puisse désirer : ce sont les moyens pour rendre impossible à jamais l’exploitation et pour donner un nouvel essor à la production humaine, voire à son ascension vers ses plus chers idéaux. Qu’est-ce que c’est qu’une invention, si le capital et le sol refusent leur concours ? Que sont les aspirations humaines dans le domaine intellectuel, moral ou matériel, si capitalisme et rentiérisme n’y voient leur intérêt ou qu’ils y risquent la peau ?
Les théories F.F.F. de Silvio Gesell peuvent se résumer à peu près en ces deux grandes lignes :
-
Abolition de l’exploitation par intérêt sur capital et les profits de hausse et de baisse, en introduisant la monnaie franche, liée à une cotisation stable. Cette dernière travaillera de concert avec une Société Internationale de Change (cotisation). — (I.V.A. ou International Valuta Association) ;
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Abolition de l’exploitation par la rente foncière privée en déchirant les titres de propriété arbitraire sur le sol, le sous-sol et leurs richesses naturelles (non créées par l’homme), c’est-à-dire en faisant la terre franche.
Avec ces deux lignes vont de pair le commerce libre et la dissolution de l’Etat (comme résultantes) et, comme conclusion : expansion et appréciation de l’individualité ; liberté du domicile (aller et venir franc), concurrence libre sur des bases égales pour tous : « A chacun selon ses efforts ! »
LA MONNAIE FRANCHE. — Le problème de la monnaie et sa solution.
L’économie primitive (producteur et consommateur en la même personne) ne permettait guère de satisfaire des désirs outre les besoins vitaux primordiaux. En faisant lentement place à l’économie à base d’échange, le travail et les produits devenaient un objet de commerce. Tant que l’écoulement des produits devait s’opérer directement par échange entre consommateur et producteur à la fois, il y avait encore énormément de frein à l’évolution humaine. L’usage d’un moyen d’échange conventionnel a donné du coup un essor vigoureux au développement humain et a permis d’accomplir ce que l’économie primitive ne pouvait faire et ce que l’échange direct ne faisait encore possible qu’en partie infime.
Point de culture, aucun progrès humain sans division du travail : point de division du travail sans monnaie (moyen d’échange!), et j’ajoute : plus ce moyen d’échange reste neutre, c’est-à-dire limité dans ses fonctions désignées, davantage aussi s’assurera le bien-être du producteur.
Nous nous servons actuellement de la monnaie métallique et en papier que l’Etal déclare comme tel et qu’il protège contre les falsifications. C’est une erreur de croire que la monnaie soit « couverte » ou « garantie » en or. Cette prétendue « sûreté métallique » est un vaste bluff. L’unique sûreté de la monnaie est et reste sur le marché des produits, où l’on peut échanger (acheter) ce numéraire contre des marchandises (objets utilisables). Si la sûreté mercantile (des produits) vient à faire défaut, la meilleure des cotisations en or ne pourra nous servir de quelque chose.
Des équivalents de monnaie (chèque, traite, etc.) se basent eux-mêmes sur la monnaie et n’ont pas du tout les avantages d’une circulation directe de monnaie.
Ce qui intéressera le travailleur quant à son budget, ce sera le prix moyen des marchandises (nombre, indice ou index), duquel il peut partir pour savoir si son revenu du travail s’est amélioré ou non.
En temps de hausse la production va en s’intensifiant, les prix montent et les fabricants et commerçants ont confiance et tout le monde trouve un gagne-pain. Il s’agit ici d’une hausse normale, qu’il ne faut pas confondre avec l’inflation monétaire (hausse de circulation ou de quantité monétaire) telle qu’elle a passé et passe encore sur les Etats européens. En temps de hausse, la monnaie circule plus vite, les banques ne détiennent que la quantité de monnaie indispensable ; tout le monde veut acheter, espérant de vendre mieux — on spécule ; les chômeurs deviennent moins nombreux, car la production est en mouvement ascendant.
Par contre, en temps de baisse il y a chute des prix ; les banques regorgent de monnaie ; les crédits sont refusés et révoqués (méfiance commerciale) ; la monnaie circule plus lentement ; on n’achète plus (ergo on ne produit plus), car demain déjà on peut réaliser meilleur marché ; le chômage s’accentue, c’est la misère qui s’accroît.
Il y a hausse quand la quantité de monnaie en circulation (monnaie métal ou monnaie papier reste, en principe, indifférent) est augmentée. Effet : prix moyen croissant. Les découvertes de mines d’or le prouvent. L’inflation, par exemple le temps des assignats ou celui d’après-guerre, où les machines à imprimer les billets de banque travaillaient jour et nuit. En Allemagne (le pays de l’inflation monétaire par excellence) où, depuis 1914 à 1923, l’office monétaire jetait de plus en plus fiévreusement de la monnaie papier en circulation, la quantité monétaire en juillet 1914 était d’environ 5.760 millions de marks, pour atteindre, fin 1923, environ 400 quadrillions (environ 70.000 millions de fois plus), pendant que les prix des marchandises montaient graduellement à environ 1 billion et demi de fois. L’accroissement des prix, plus considérable en pour 100 que celui de la quantité monétaire, était dû à la diminution graduelle de la production et avant tout à la vitesse de circulation monétaire qui allait dans l’impossible.
En diminuant la quantité de monnaie disponible d’un pays, l’index diminue également ; il y a baisse. Le passé en fournit des preuves sérieuses. Le moyen-âge et le manque de mines d’argent (l’argent était alors la matière monétaire) sont inséparables. Les falsifications monétaires (Schinderlinge : pièces dont le poids en argent était moindre) des seigneurs apportèrent un relèvement ; l’époque glaciale dans la culture humaine allait se terminer. La période de 1907–1908 était caractérisée par une formidable crise économique mondiale, dont le fomenteur était Pierpont Morgan. Il avait retenu d’énormes quantités d’or monéifié et déclenché une chute de prix inquiétante. Qui de nos sociologues s’est douté, en dehors des physiocrates, que la crise économique mondiale actuelle (elle date surtout de 1920) est due à ce que l’Entente et des pays neutres ont retiré une partie de l’argent dépensé en cours de guerre ? Et la politique de déflation, responsable de stabilisation ? Et les Etats-Unis de l’Amérique ? Le dollar-or a subi une dépréciation notable, car actuellement le nombre indice vacille autour de 150 % contre 100 % d’avant-guerre. En Allemagne, il est environ 135. Ces deux chiffres se réfèrent à l’index du commerce général, car pour l’Allemagne l’index de cherté de vie est même à 145. Consultons les statistiques des pays et nous saurons qu’elle est la baisse du bien-être en pour % moyens depuis la guerre... Mais que veut dire tout cela ?... Qu’en Amérique il faut donner en moyenne 160 dollars de ce qui coûtait avant la guerre environ 100 dollars, et ainsi de suite. Les oscillations autour du nombre indice sont la mare aux spéculants et agioteurs. Cependant ce n’est aucunement améliorer la chose que de punir ces derniers ; il suffit de changer dûment la monnaie et ils disparaîtront tout seuls, sans peine ni rien. La moindre augmentation, même en % de l’index apporte des profits fabuleux à la haute finance (voyez la fortune nationale) et des pertes égales aux travailleurs, dont le salaire ne suit pas, et de même aux créditeurs, dont la valeur intrinsèque de leur monnaie prêtée diminue. L’inflation est l’orgie des rapaces de la haute finance.
Le prix de la marchandise dépend de la quantité de monnaie disponible (effectivement en circulation — la monnaie dans les coffres-forts ou bas de laine, ou l’or en bijoux, sont morts) et de la vitesse de circulation. En opérant savamment avec les deux facteurs « quantité » et « vitesse de circulation », on tient la clef des crises. Les deux facteurs peuvent opérer seuls ou en conjonction.
De ce qui précède on sait que la matière (métal ou papier), dont est faite la monnaie, n’est pas l’essentiel, au contraire, c’est uniquement l’administration scientifique de la monnaie. Cependant, pour la fabrication de la monnaie, il est préférable de se servir du papier, car le métal se prête plus facilement à des usages étrangers (donc dangereux) qu’à la vraie mission du numéraire, pendant que le papier imprimé devient comme tel sans valeur. Les accapareurs de la monnaie (or, argent) faussent le marché, où marchandises et monnaie doivent s’échanger ; ils sont directement criminels pour l’économie sociale.
La monnaie franche est enfin la liquidation radicale avec le système monétaire actuel, cause de toutes les misères. La monnaie franche est administrée de façon à maintenir toujours le nombre indice au même niveau. La façon pour ce faire a été indiquée déjà plus haut : réglementation scientifique de la quantité et de la vitesse de circulation monétaire.
La monnaie franche est un pur moyen d’échange, donc aucun « objet de valeur », aucun « capital ». A cet effet elle a subi une dépréciation continuelle sur la « valeur nominale ». Elle n’a plus rien de supérieur quant à la marchandise qu’elle doit aider à écouler mieux. Pendant que les marchandises subissent des dépréciations de toutes sortes (elles diminuent de poids, de qualités, sont rongées, pourrissent, occasionnent des frais d’emmagasinage, etc.), la monnaie-or (monnaie capitaliste) rapporte au contraire. Avec la monnaie franche qui se déprécie lentement, mais sûrement, tout le monde, par pur intérêt (ô, comme l’égoïsme est bienfaisant !) cherchera à se procurer des marchandises (la production s’amplifiera), pour éviter la perte sur la valeur nominale de son bien monétaire. Le taux de dépréciation nominale est de 5 %, car l’histoire nous montre que ce taux de 5 % ou à peu près, a été toujours la condition capitaliste depuis de longs siècles. La forme de la monnaie franche est ou bien tabellaire (les taxes de dépréciation respectant la valeur nominale est indiquée sur le billet aux différentes dates, par exemple chaque semaine ou quinze jours), ou bien elle porte des carrés avec dates hebdomadaires ou de quinze en quinze jours, dans lesquels seront collés des timbres équivalant à la dépréciation nominale. C’est surtout l’expérience qui décidera laquelle des deux formes sera la meilleure. Le jeu des agioteurs, etc., sera fini ; qu’ils amassent la monnaie franche (ce qui ne va pas sans pertes préalables) et ils n’auront encore rien de gagné, car l’office monétaire, sous le contrôle de tous les intéressés, — et ce sont les producteurs et les consommateurs — n’aura qu’à émettre plus de monnaie ou augmenter le taux de dépréciation (ce qui accélère la vitesse de circulation). Lorsque les ennemis des producteurs, c’est-à-dire les défenseurs du revenu sans travail voudront déverser leur stock de monnaie franche, afin de déclencher une crise économique, leur tour sera déjoué, du moment que l’office monétaire retirera la quantité nécessaire de billets (le ralentissement de la circulation par baisse du taux de dépréciation agit aussi dans ce sens).
Par la monnaie franche il n’y aura plus de chômeurs en dehors de ceux qui ne voudront pas travailler, et ces derniers ne pourront exister. Un autre bienfait économico-social sera l’usage de payer comptant (pour éviter la perte), rabaissant ainsi les frais de commerce et augmentant de ce fait le revenu du travail. La monnaie franche ne sera donc plus « capital » ou « moyen d’économie », mais la possibilité d’économiser ne sera pour cela point du tout enlevée, bien au contraire. Aujourd’hui l’ouvrier qui porte la moindre somme d’argent à la banque et qui reçoit de l’intérêt contre, est-ce qu’il sait qu’il vole le surplus à lui-même et aux camarades ? Ne devrait-il pas le faire ? L’homme est égoïste, est intéressé ; alors, inutile de le blâmer d’une qualité qui lui est naturellement innée ! Oui, on peut aussi et mieux économiser en économie franche, car le revenu du travail étant intégral et les marchandises moins chères, l’on peut placer ses épargnes dans des entreprises ou bien les porter à la banque, où seront vendus des titres (obligation). Pendant que la monnaie diminue en valeur le pécule en banque gardera sa valeur nominale. Aujourd’hui on distingue à la Bourse des papiers valeur « al pari » (pair) au-dessus ou au-dessous du pair, c’est-àdire la valeur nominale de 500 francs, par exemple, peut rapporter à la vente en Bourse soit 500 francs (au pair), soit moins ou plus (suivant le cours « au-dessous ou au-dessus du pair »). Le même papier peut subir d’énormes « changements de valeur ». La banque, en économie franchiste, délivrera des papiers à valeur nominale, c’est-à-dire qu’ils porteront l’intérêt du jour, mais ne baisseront jamais au-dessous de la valeur nominale, et celle-ci garde toujours sa puissance d’achat par les opérations de l’office monétaire, c’est-à-dire par le nombre indice constant.
A mesure que l’économie franche sera sortie du gâchis social (dettes, etc.) occasionné par le capitalisme, à mesure baissera le taux d’intérêt pour descendre à zéro. Cela veut dire à mesure que baissera le taux d’intérêt en économie franche, à mesure augmentera la somme du bien-être des franchistes. Les sommes formidables que doivent verser annuellement les contribuables ne sont englouties qu’en infime partie (que les révolutionnaires réfléchissent bien) par l’administration, le militarisme, les constructions de voies de communications, écoles, etc. C’est le capitalisme-rentiérisme qui dévore la plus grosse part sous forme de rentes et intérêts sur capital, sur les dettes publiques, L’Etat est une bonne vache à lait et fait en même temps encore les services de garde champêtre. Et qu’est-ce que c’est que l’Etat en somme ? Les dettes publiques ne sont pas à ignorer par l’économie franche, du moins tant qu’elle n’est pas générale ; mais un impôt unique dans le pourcentage nécessaire sur les valeurs mobilières y remédiera.
Pour les relations internationales, il faudrait encore quelques mesures spéciales, dont se chargera l’Association internationale de cotisation, mesures très simples et efficaces, cependant, pour plus de détails, il faudrait consulter la littérature physiocrate déjà nombreuse. Je peux à peine dessiner ici le plus saillant du revenu intégral sur travail, eu égard à la place limitée d’une Encyclopédie.
TERRE FRANCHE (sol et sous-sol avec richesses naturelles)
L’introduction de la monnaie franche ne sera qu’une œuvre imparfaite sans « terre franche ». Le sol et sous-sol avec ses richesses naturelles est directement la seule possibilité à l’existence humaine et de ce fait nous avons comme « terriens » un droit absolu à la « terre ». Cependant le droit romain met notre existence entre les mains des propriétaires privés. Les bienfaits par la monnaie franche seront accaparés en grande partie par le rentiérisme si nous ne faisons pas table rase de ce côté-ci. La terre (à entendre tout ce qui n’est pas créé par l’homme) doit être reconnue propriété collective, avec droit absolu pour chaque humain d’en profiter. La rente foncière ne pouvant disparaître entièrement, elle sera socialisée ou collectivisée et l’exploitation du sol et sous-sol passera aux mains privées par voie d’enchère publique. La rente foncière ne peut être abolie parce que la terre est restreinte, c’est-à-dire nous ne pouvons augmenter la quantité de sol disponible. Celle-ci est régie par l’offre et la demande. La demande va naturellement en s’accentuant avec la population croissante et la rente en sera plus forte. Pour anéantir la rente foncière, il faudrait anéantir les avantages naturels des différents terrains, enfin toute culture et civilisation — c’est absurde ! Si l’on ne peut détruire la rente foncière, on peut du moins lui enlever le pouvoir de rendre les hommes esclaves, justement par l’abolition de la propriété privée, en la transformant en « rente de mères ».
Les mères du pays la recevront proportionnellement au nombre d’enfants qu’elles auront à élever. Ce droit de rente pour un enfant pourra aller jusqu’à l’âge de 16 ans de celui-ci. Les mères ont un droit naturel sur cette recette, vu que la naissance des enfants est le facteur qui garantit et augmente aussi la rente foncière.
Les propriétaires fonciers actuels ne peuvent être punis pour leur position, car ce n’est pas eux qui ont créé cet état de chose, ils en profitent seulement. Les déshérités ne valent en rien mieux qu’eux — que feraient-ils à leur place ? Il ne s’agit donc pas ici d’un vol aux propriétaires actuels au profit des autres citoyens ; ce serait changer le titre de propriété privée quant au nom du possesseur ; non, le sol franc sera constitué par voie de simple expropriation. Des obligations à valeur nominale (voir plus haut sous monnaie franche) formeront le rachat pour autant de ce que la liquidation des dettes publiques aura pu laisser.
Les guerres ont toujours été de nature économique et la dernière plus encore que les autres n’a servi qu’aux appétits du capitalisme et rentiérisme. Le sol franc est la réalisation de la paix. Sans lui il n’y a pas la liberté d’aller et de venir, sans lui pas dé commerce franc (libre), parce que les douanes, les restrictions de toutes sortes en forme de passeports, droit d’importation et d’exportation, etc., etc., enfin cette affreuse protection du commerce national, etc., ne sont que des moyens qu’emploient les rentiers pour protéger et garantir leur puissance, voir : « le revenu sans travail ».
Pour plus de détails, et pour approfondir les aperçus généraux ci-dessus, je renvoie à nouveau à la lecture de la littérature franchiste (physiocrate) et je peux dire que :
La réalisation du revenu intégral par le travail, c’est la solution de la question sociale, il n’y en a pas d’autre.
— Charles RIST
BIBLIOGRAPHIE
Die natuürliche Wirtschaftsordnung durch Freiband und Freigeld, de SILVIO GESELL.(Cette œuvre fondamentale est en traduction dans différentes langues). Dr Th. Christen, Fritz Schwarz, Han Barral et d’autres ont écrit des brochures diverses.
FRANC-MAÇONNERIE
n. f.
Dans l’opinion vulgaire, que l’Eglise romaine a créée et contribue à répandre dans les pays soumis à son influence, la franc-maçonnerie est une association composée d’hommes liés entre eux par des serments mystérieux, par une étroite discipline et obéissant à un mot d’ordre et à des directives communes. Soumis en apparence aux lois de leurs pays respectifs, ne reconnaissant en réalité d’autre autorité que celle des chefs de leur « secte », les francs-maçons chercheraient à assurer leur domination sur les gouvernements, et ils poursuivraient comme but principal tout au moins la disparition des religions, principalement du christianisme, et aussi, disent les prêtres, l’anéantissement des institutions qui constituent le fondement de la société actuelle, la famille, la propriété, etc.
De cette opinion vulgaire à la réalité, et même à une opinion plus éclairée, qu’influence moins la rumeur superstitieuse issue des confessionnaux, il y a très loin.
Comme nous le verrons, les origines de la franc-maçonnerie paraissent un peu obscures, en raison d’innombrables fables et d’histoires fantastiques, imprimées dans une copieuse littérature, principalement au XVIIIème siècle et au commencement du XIXème. Cette littérature, émanant tantôt d’amis enthousiastes, tantôt d’adversaires fanatiques, tantôt de simples fumistes ou de publicistes cherchant à satisfaire par des inventions quelconques la curiosité du public, n’est pour l’historien qu’une source d’informations des plus suspecte. Mais lorsqu’il s’agit non plus des origines, mais de l’organisation actuelle de la franc-maçonnerie, de sa constitution et de ses règlements, de sa composition, des ordres du jour, des discussions et des décisions de ses assemblées, de son programme et de ses moyens d’action, de ses projets et de ses méthodes, nous avons une documentation tellement abondante et tellement précise que rien ne reste dans l’ombre de tout ce qui concerne cette association. Sa constitution, ses règlements, ses rituels, tout est imprimé et à la disposition du public. En France, les comptes rendus sténographiés de ses assemblées, les ordres du jour des réunions des loges, les travaux des Conseils directeurs, font l’objet de publications périodiques que l’on trouve facilement partout.
Surveillée et espionnée par diverses organisations beaucoup plus « secrètes » qu’elle-même, la franc-maçonnerie a compté souvent parmi ses membres, même dans ses organismes centraux, des hommes qui l’ont « trahie » et qui ont pu raconter les prétendus mystères de cette vieille institution. Lorsqu’au début de ce siècle, l’une des associations maçonniques, le Grand-Orient de France, a été sollicitée de donner son concours aux pouvoirs publics pour leur fournir des renseignements utiles à la politique anticléricale, le rôle joué à cette époque par le Grand-Orient a été vite connu, et a fait l’objet de ce qu’on a appelé le scandale des fiches.
On peut affirmer aujourd’hui qu’il n’y a pas au monde d’association travaillant plus au grand jour que l’association maçonnique. La moindre société commerciale, artistique, littéraire ou de bienfaisance, possède plus de « secrets » qu’un groupement qui fait promettre à ses adeptes, lors de « l’initiation », de conserver le secret.
Rien donc n’est plus facile que de rechercher, avec d’innombrables documents facilement contrôlables ce qu’est et ce que veut la franc-maçonnerie. Et nous le répétons, la réalité ne correspond guère à l’opinion ou aux préjugés répandus un peu partout.
I
La franc-maçonnerie apparaît sous la forme d’un grand nombre de petites associations portant le nom de loges ou d’ateliers et qui se régissent avec la plus entière autonomie. Chaque loge porte un titre distinctif et procède aux admissions ou radiations de ses membres. Tantôt les loges sont isolées et tantôt — c’est le cas le plus fréquent — elles sont unies à d’autres par un lien fédéral comportant une administration centrale. La Fédération porte le nom de « Grande loge » ou de « Grand Orient ». Les Grandes loges sont parfois unies entre elles par des rapports plus ou moins étroits, plus ou moins fréquents. En général, ces rapports consistent dans l’envoi de délégués à des fêtes, banquets ou cérémonies maçonniques, dans l’échange des imprimés ou publications émanés de chacune d’elles, et dans la promesse mutuelle de ne pas constituer d’ateliers dans la région ou dans le pays que chacune prétend avoir sous son « obédience ». Il ne s’agit donc pas là d’un lien fédéral à proprement parler. Tous les documents maçonniques montrent que ces Grandes loges, jalouses de leur autorité, de leur méthode, de leurs usages particuliers, n’ont aucune administration centrale susceptible d’organiser une action commune.
Sous réserve de ce que nous dirons à la fin de cette étude, à propos des tentatives d’organisation de Congrès ou d’Association maçonniques internationales, il apparaît donc que, contrairement aux préjugés en cours, la franc-maçonnerie n’obéit pas à une directive, à un mot d’ordre donné par une autorité supérieure qui régirait tous les francs-maçons du monde. Il apparaît, au contraire, que beaucoup de « Grandes loges » ont des tendances philosophiques diverses ou contradictoires qui ne leur permettent d’avoir entre elles aucune espèce de rapports. Il est par exemple de notoriété publique que les Grandes loges anglaises ou américaines placées sous l’invocation du « Grand Architecte de l’Univers », sont essentiellement religieuses et traditionnalistes. Les candidats doivent prêter serment sur la Bible ; la croyance en Dieu et dans l’immortalité de l’âme constituent pour tous leurs membres un article de foi. Les réunions de ces Grandes loges commencent par des prières et sont exclusivement consacrées au cérémonial maçonnique. Les controverses sur des sujets philosophiques, économiques ou politiques n’y ont pas la moindre place. Ces réunions ne constituent que des cérémonies consacrées à des admissions, d’après les rituels en usage, et généralement suivies de banquets.
Ces Grandes loges (anglaises ou américaines) prétendent être restées fidèles à la véritable tradition maçonnique, et elles considèrent avec une sorte d’horreur les organisations maçonniques plus émancipées, qui ont écarté de leurs constitutions ou de leurs rituels toute formule religieuse, toute obligation de croyance, et qui ont peu à peu introduit dans leurs réunions l’étude des problèmes philosophiques, scientifiques et autres que pose l’évolution des sociétés humaines.
Entre ces Grandes loges et les dernières, il n’existe, croyons-nous, aucune espèce de rapports officiels ni officieux. C’est ainsi que les maçonneries latines, et plus spécialement la principale d’entre elles, le Grand-Orient de France, ne sont pas reconnues par la plupart des Grandes loges anglo-saxonnes. C’est ce qu’indiquent les annuaires de ces diverses associations et les comptes rendus de leurs assemblées générales ou convents.
Nous ignorons si ces divergences sont de nature à s’atténuer ou à disparaître, et si leur disparition donnerait à la franc-maçonnerie une force et une autorité plus grandes, qu’elle ne recherche peut-être pas. Nous y avons fait allusion uniquement pour démontrer que la franc-maçonnerie ne constitue pas une association, ayant un but, une programme, une méthode, des moyens d’action concertés, mais un ensemble de groupements tantôt reliés les uns aux autres, tantôt indépendants et s’ignorant ou se combattant mutuellement.
Et cependant il y a un lien qui semble unir les membres de toutes ces association, de tous ces groupements, et qui constitue le caractère spécifique ou, si l’on veut, l’originalité de la franc-maçonnerie.
Ce lien consiste principalement dans l’origine commune des associations maçonniques. Nous aurons un peu plus loin l’occasion de donner sur ce point quelques renseignements historiques.
De cette origine commune, les francs-maçons du monde entier tiennent tout d’abord cet esprit d’étroite fraternité qui est à la base même de leur institution. Les maçons, pour symboliser cet esprit, s’appellent entre eux « frères » et leurs constitutions proclament qu’ils ont pour devoir de s’aimer, de s’entraider et de s’éclairer mutuellement. Elles proclament aussi « qu’il est du devoir de la franc-maçonnerie d’étendre à l’humanité toute entière les liens fraternels qui unissent ses membres » (Article 1er de la Constitution du Grand-Orient de France).
Pour atteindre ce double but, la franc-maçonnerie demande à tous ses membres une bienveillance et une tolérance mutuelles basées sur le respect de la personnalité et de la liberté individuelles. Elle veut agir non par la contrainte mais par la persuasion et par l’exemple. Elle laisse à chacun de ses membres la liberté de ses conceptions ou de ses opinions. Une seule réserve, nous l’avons vu, dans les règlements de certaines associations maçonniques, c’est le respect de certaines traditions, à leur point de vue essentielles, et sans lesquelles, dit-on, la maçonnerie cesserait d’être la maçonnerie : la croyance dans l’être divin et dans l’immortalité de l’âme.
C’est un beau et splendide programme. Pour le réaliser, la maçonnerie entend n’admettre parmi ses membres que des hommes parfaitement honnêtes et droits ; elle veut que ces hommes, par la pratique des cérémonies maçonniques, par leur fréquentation mutuelle, s’efforcent d’élever leur cœur, leur caractère, leur intelligence, et qu’ils puissent ainsi devenir des exemples et des guides pour les autres hommes, pour les « profanes ». Elle veut que les maçons soient les hommes « les meilleurs et les plus éclairés » et qu’ils préparent ainsi l’avènement d’une humanité elle-même meilleure, elle-même plus éclairée.
La franc-maçonnerie, ainsi conçue, ne vise pas à conquérir la puissance publique. Elle est au-dessus des sectes, des partis, des religions, des intérêts qui séparent les peuples ou les classes sociales. Sa force ne réside pas dans son influence sur les gouvernements des nations.
Et c’est peut-être la raison pour laquelle elle n’a pas recherché ou n’a pas considéré jusqu’ici comme essentielle une centralisation, une unité plus grande de ses efforts, et la création d’un organisme central ou d’une autorité commune à tous ses adeptes. Elle veut convaincre et non pas gouverner. Elle veut améliorer les hommes et non les dominer. Elle s’adresse à l’individu et non aux groupes sociaux ou nationaux.
La franc-maçonnerie est ainsi amenée à proclamer l’égalité de tous les hommes et c’est en effet un principe qu’elle a inscrit dans ses constitutions et dans ses rituels, bien avant la Révolution française. Tous les « frères » maçons à quelque nation, à quelque condition sociale qu’ils appartiennent, sont considérés comme égaux. Sans doute, et c’est là l’une des originalités de l’institution, provenant elle aussi de ses origines, il y a une hiérarchie maçonnique, il y a des « grades ». Dans la loge, il y a des apprentis, des compagnons et des maîtres. Dans des ateliers dits « supérieurs », il y a des frères qui possèdent des dignités ou des grades. Mais les constitutions et les règlements de toutes les « Grandes loges », de toutes les « obédiences » proclament qu’il s’agit d’une hiérarchie de devoirs et non d’une hiérarchie de droits. Tous les documents que nous avons pu consulter, qu’ils soient contemporains ou des siècles précédents, insistent sur l’égalité des frères au sein de la loge, sous la seule réserve des attributions conférées aux « officiers », c’est-à-dire aux membres du bureau chargés des fonctions administratives et qui sont choisis par leurs frères suivant des modalités diverses.
Ceci dit, il est certain qu’il existe dans tous les « ateliers maçonniques » cette distinction entre apprentis, compagnons et maîtres, qui semble constituer l’un des caractères essentiels de toute organisation se réclamant de la franc-maçonnerie. Le titre de franc-maçon, et les degrés ou grades que nous venons d’énumérer, sont acquis au moyen de « l’initiation » qui révèle au candidat les formes, les signes, et les symboles en usage dans les cérémonies maçonniques.
L’usage du symbole, c’est encore l’originalité spécifique de la franc-maçonnerie, le lien qui parait unir tous les francs-maçons quelle que soit l’organisation à laquelle ils appartiennent.
Les symboles maçonniques, eux aussi, se rattachent à l’origine historique de la franc-maçonnerie. Ils sont empruntés presque toujours à l’art de bâtir auquel se consacraient, ainsi que nous le verrons, les premiers francs-maçons, les francs-maçons opérateurs du moyen-âge.
Nous plaçant, dans cette notice, à un point de vue purement objectif, nous n’avons pas à nous occuper des critiques faciles que la franc-maçonnerie a pu s’attirer par des usages et des pratiques que l’on a cherché souvent à ridiculiser, que des hommes pourtant sympathiques à tout effort de progrès social jugent inutiles ou même parfois puérils et qu’ils donnent comme la raison ou le prétexte de leur refus de solliciter leur admission dans les loges.
Il ne nous appartient pas de rechercher si, parmi ces formes symboliques, parmi ces signes et ces cérémonies traditionnelles, certains ne sont pas devenus plus nuisibles qu’utiles au rôle que la franc-maçonnerie s’est donné dans le passé et entend encore assumer dans l’avenir.
Nous cherchons seulement à définir ce qu’est la franc-maçonnerie, et ce qui, au travers des divergences et des dissentiments auxquels nous avons fait allusion, réunit sous des idées ou des principes communs les hommes affiliés, dans tous les pays du monde, aux diverses organisations qui se réclament de l’Ordre maçonnique. C’est la tâche, et c’est la seule tâche qui s’impose au rédacteur d’un article de dictionnaire, qui a pour mission de renseigner le lecteur, en lui laissant le soin de critiquer ou de juger.
La vérité est que, dans tous les documents maçonniques que nous avons pu consulter, l’attachement aux symboles, le respect des formes traditionnelles de la franc-maçonnerie, sont considérés comme le devoir élémentaire du franc-maçon.
Ces formes, pour tous les francs-maçons, quelle que soit leur « obédience », quelle que soit leur nationalité, pour les libres penseurs comme pour ceux qui paraissent encore attachés aux religions du passé, symbolisent l’œuvre même, la raison d’être et le but de leur institution.
Elles ont séduit les francs-maçons des siècles précédents. Elles surprennent peut-être au début les nouveaux « initiés ». Mais il faut croire qu’elles contiennent en elles une force et une influence singulières, puisqu’ils arrivent à les aimer, à les pratiquer et à les défendre contre toutes les injures. Peut-être même s’y attachent-ils en raison directe de ces attaques et de ces injures. Au moins, dans leur pensée, ces formes et ces symboles contiennent-ils pour ceux qui les emploient un enseignement fécond et une espérance, tandis que tant d’autres formes et tant d’autres symboles, qu’ils soient en usage dans la vie courante, ou qu’ils soient employés par les sectes religieuses, n’ont pour résultat que de contribuer à maintenir les hommes dans l’esclavage, dans l’abrutissement, dans l’ignorance et dans la routine.
La truelle, le marteau, l’équerre, le niveau, le compas, la règle, tous les outils employés par le tailleur de pierres, par le maçon, par l’architecte, autant d’outils symboliques que les rituels maçonniques mettent, suivant les grades, dans les mains de l’initié. Au moyen de ces outils, le franc-maçon collabore à la construction du temple. Il ne s’agit plus, comme au moyen-âge, de bâtir des cathédrales, mais, ainsi que nous l’expliquent les innombrables écrits maçonniques depuis deux siècles répandus dans le public, il s’agit de construire un temple idéal, qui ne sera jamais achevé, parce que l’homme devra toujours chercher à s’élever dans l’échelle des êtres ; il s’agit de préparer une société meilleure, où régneront de plus en plus la fraternité, la tolérance, la bonté, la paix entre tous les hommes.
Ainsi tous ces outils, tous ces signes, toutes ces formules, symbolisent et stimulent l’effort individuel ; ils signifient pour les maçons l’efficacité de la méthode qui nous est déjà apparue comme la méthode propre de la franc-maçonnerie, celle qui veut provoquer et réaliser le progrès de la société et de l’humanité par le travail persévérant, patient, continu de l’être humain, confiant dans son effort et dans ses destinées.
Il n’est pas surprenant que ce symbolisme puisse donner lieu à des interprétations diverses, dont nous trouvons la trace dans les écrits maçonniques. Il n’est pas surprenant que les diverses associations de francs-maçons ne soient pas toujours d’accord sur la route à suivre, sur les moyens à employer, sur les principes même parfois. Mais, au fond de tout ce symbolisme, il y a un hymne au développement de la personnalité humaine et c’est cela surtout, beaucoup plus peut-être que la ressemblance des pratiques et des usages, qui constitue, malgré tant d’oppositions et de malentendus, l’unité et, suivant l’espérance de ses adeptes, la pérennité de l’Ordre maçonnique.
Peut-être un rapide historique des origines de la franc-maçonnerie moderne permettra-t-il de préciser encore mieux les tendances de l’institution et d’apprécier le rôle qu’elle joue dans la société contemporaine.
II
Il n’est plus guère contesté aujourd’hui que la franc-maçonnerie tire son origine des collèges de maçons constructeurs ou tailleurs de pierre du moyen-âge. L’art de bâtir comportait des connaissances, ou, comme on disait autrefois, des « secrets » grâce auxquels les architectes ou constructeurs étaient entourés d’une considération particulière (V. au mot architecture) dans l’antiquité. Vitruve, qui dédia à l’empereur Auguste son Traité d’architecture, exige chez l’architecte non seulement des connaissances techniques, mais des connaissances en médecine, en jurisprudence, en rhétorique, en mathématiques, en géométrie, en physique, en histoire, etc. Plus tard, au XVIème siècle, Philibert Delorme reconnaît aussi ces études comme indispensables à l’architecture. Ce fut le métier le plus prisé de l’antiquité, et dès lors les bâtisseurs jouissaient de privilèges dus à la particularité de leur art.
Au moyen-âge, les maçons constructeurs, depuis une époque très reculée, étaient groupés en guildes et en confréries. Ils avaient des signes de reconnaissance, inconnus des profanes et des simples ouvriers qui ne possédaient aucun secret. Ils allaient où on les appelait. N’appartenant généralement pas au pays où ils travaillaient, ils étaient des maçons libres, des freemasons. Ils avaient des franchises que ne connaissaient pas les autres corps de métier. Ils étaient soumis à des juridictions spéciales qui, en France, furent confirmées par les rois Charles IX, Henri IV, Louis XIII et Louis XIV. Par eux furent bâties les cathédrales du moyen-âge, par exemple la cathédrale de Strasbourg. Auprès de chacun de ces monuments, les maçons se trouvaient réunis dans une baraque en planche, hutte ou lodge. La loge, qui plus tard est devenue le titre distinctif des groupements maçonniques, c’était donc primitivement l’endroit où ils sr réunissaient, peut-être même où ils habitaient, pendant l’édification de l’ouvrage entrepris.
Les francs-maçons possédaient la considération publique et il semble qu’ils s’efforçaient de la mériter par la dignité de leurs coutumes. Dans les traités du XVIème siècle qui parlent de leur art, on leur recommande, en plus de la science requise pour l’exercice de leur métier, la probité, la franchise, la délicatesse. Ils étaient liés entre eux par une solidarité étroite qui se manifestait dans de nombreuses circonstances, solidarité qui d’ailleurs n’était pas un caractère particulier de leurs confréries.
Ils comprenaient des apprentis et des maîtres compagnons qui étaient « initiés » au secret de l’art.
Enfin il y avait dans certaines villes des Mères-loges, comme celle de Strasbourg, qui possédait sur les autres ateliers une sorte de juridiction.
Il paraît certain aussi que les caractères particuliers de la profession, les connaissances qu’elle nécessitait, les déplacements fréquents des compagnons tailleurs de pierre, peut-être aussi l’orgueil de traditions et d’usages qu’ils prétendaient faire remonter à une haute antiquité, avaient donné aux membres de cette corporation une sorte d’indépendance, des notions de libéralisme et de cosmopolitisme, qu’ils se transmettaient de génération en génération. Quelques-uns de leurs ouvrages en portent la trace. C’est ainsi que dans la galerie supérieure de la cathédrale de Strasbourg une procession d’animaux a été taillée dans la pierre. Elle est conduite par un ours qui porte la croix. Un loup tenant un cierge allumé y précède un porc et un bélier chargés de reliques ; tous ces quadrupèdes défilent pieusement, tandis qu’un âne figure à l’autel, disant la messe.
Revêtu d’ornements sacerdotaux, un renard prêche à Brandebourg devant un troupeau d’oies.
Les exemples de cette nature abondent. On rencontre en particulier des jugements derniers parfois fort subversifs, en ce sens que, parmi les damnés, figurent couramment des personnages couronnés ou mitrés. Le pape lui-même, coiffé de la tiare et flanqué de cardinaux, a été voué aux flammes éternelles sur le portail du munster de Berne. Les maçons constructeurs prétendaient, au point de vue religieux, ne relever directement que du pape. On voit cependant qu’ils n’étaient pas toujours respectueux de cette autorité suprême.
La considération dont jouissaient les francs-maçons avait poussé depuis longtemps de grands personnages à les protéger et même à faire partie de leurs corporations à titre de membres honoraires. L’usage se répandit de plus en plus d’accepter dans les confréries ou loges de maçons des membres étrangers à la profession et que pour cette raison l’on appelait des maçons acceptés. M. Lantoine, dans son Histoire de la Franc-Maçonnerie à laquelle nous empruntons quelques-uns des détails donnés plus haut, cite une décision prise en 1703 par la loge Saint-Paul, de Londres : « Les privilèges de la maçonnerie ne seront plus désormais le partage exclusif des maçons constructeurs, mais, comme cela se pratique déjà, des hommes de différentes professions seront appelés à en jouir, pourvu qu’ils soient régulièrement approuvés et initiés par l’Ordre ».
L’art de bâtir, tel qu’il était pratiqué par les anciennes corporations ou loges de francs-maçons, avait subi depuis le XVIème siècle une décadence progressive. L’architecture religieuse, avec ses procédés et ses secrets de métier, faisait place à l’architecture moderne.
Les corporations franc-maçonniques cessèrent d’être les organismes nécessaires des grands travaux de construction.
Dans les loges, dès la fin du XVIIème siècle, il semble d’ailleurs que les maçons acceptés, les non professionnels, étaient beaucoup plus nombreux que les anciens maçons opérateurs. Insensiblement les traditions tendaient à s’effacer et à se perdre. C’est le moment où va naître la franc-maçonnerie spéculative faisant suite à la franc-maçonnerie opérative, lui empruntant sous forme de symboles, ses usages, ses outils, son langage, et surtout ses traditions de libéralisme et de fraternité.
En 1717, quatre loges de Londres, qui depuis longtemps ne célébraient plus leur fête annuelle, se réunissent, se constituent en Grande loge et élisent un Grand Maître. Le nouveau gouvernement maçonnique charge un de ses membres, le pasteur Anderson, de recueillir les anciennes traditions et les usages de la corporation. Et en 1723 il publie ce travail en un ouvrage : le Nouveau Livre des Constitutions des Francs-Maçons.
Certains passages de ce livre ont fait l’objet de discussions ardentes depuis deux siècles entre les diverses sociétés maçonniques. Nous ne pouvons pas, dans cette courte notice, retracer l’histoire de ces controverses. Citons seulement le passage concernant les religions. Peut-être explique-t-il l’attitude violemment hostile que l’Eglise catholique romaine a prise dès le début, en France, contre les loges maçonniques.
« Bien que, dans les temps anciens, les maçons aient été, dans chaque pays, soumis à l’obligation de pratiquer la religion dudit pays, quelle qu’elle fût, on estima désormais plus convenable de ne leur imposer d’autre religion que celle sur laquelle tous les hommes sont d’accord et de leur laisser toute liberté quant à leurs opinions particulières ; il importe donc qu’ils soient bons, loyaux, gens d’honneur et de probité, quelles que soient les confessions ou les croyances qui les distinguent. De la sorte, la maçonnerie devient le Centre d’Union et le moyen d’établir une amitié sincère entre personnes qui, autrement, resteraient à jamais étrangères les unes aux autres. »
Les loges maçonniques, dès lors, se multiplient et se développent. Des Anglais proscrits, dit-on, comme partisans des Stuarts, fondent en France en 1725 la première loge maçonnique. Un grand nombre d’autres « ateliers » se constituent. L’esprit frondeur qui gagne les esprits dans la noblesse, dans le clergé, dans la bourgeoisie, sans doute aussi l’attrait du mystère, le goût de la magie, de l’occultisme, la curiosité de connaître par l’initiation les secrets dont tout le monde parlait, tout cela mit, dès les débuts, la franc-maçonnerie à la mode. Elle se répandait en Angleterre, aux Etats-Unis, en Allemagne, en Scandinavie ; elle y conservait un caractère quasi-religieux qu’elle n’a pas encore perdu de nos jours. Elle n’y est restée remarquable que par le grand nombre de ses adhérents, pris le plus souvent parmi les représentants des « hautes classes » de la société. Il est sans autre intérêt d’insister sur l’histoire de l’Ordre maçonnique dans ces pays.
Rappelons seulement que d’innombrables légendes commencèrent dès lors à circuler sur l’origine de « l’institution ». Ces légendes n’ont eu généralement d’autre but que d’expliquer soit la fondation de nouvelles Grandes loges cherchant à discuter les titres de celles qui existaient déjà, soit la création de grades ou de dignités maçonniques. C’est toute une histoire, confuse et complexe, reproduisant des traditions ou des symboles que l’on fait parfois, remonter à une antiquité prodigieuse. Tout cela est sans intérêt pour nous.
Mais pendant que dans la plupart des pays étrangers, la franc-maçonnerie restait, ce qu’elle est encore aujourd’hui, une sorte de vaste société de secours mutuels, attachée à de vieilles coutumes et à des cérémonies symboliques traditionnelles, elle suivait, en France et dans quelques pays voisins, sous le coup de fouet de la haine et de la persécution religieuses, une évolution remarquable, sur laquelle il est nécessaire d’insister pour comprendre la situation actuelle de cette association, telle que nous l’avons décrite au début de cette étude.
III
L’Eglise romaine aperçut vite le danger que pouvait présenter, pour sa domination sur les consciences, une association qui, sans combattre la religion, proclamait pour l’individu les droits de la conscience et plaçait à la base de son institution des devoirs de fraternité indépendants de tout dogme religieux.
Dès 1738, le pape Clément XII, dans sa bulle In eminenti, condamne et défend les Assemblées de francs-maçons et interdit aux fidèles, sous peine d’excommunication, toute espèce de rapports avec leurs associations.
Cette bulle devait rester sans effet en France, les magistrats du Parlement de Paris en ayant constamment refusé l’enregistrement. Elle ne fut donc jamais légalement promulguée dans les Etats de Sa Majesté très chrétienne, pas plus que la Constitution apostolique de 1751 qui contenait des dispositions analogues.
Comment lutter contre la mode ? Et il était de bon ton d’entrer dans les loges. Prêtres, nobles et bourgeois sollicitent à l’envi leur « initiation». Lorsque se fonde la Grande loge de France, devenue plus tard, en 1773, le Grand Orient de France, de grands seigneurs, des princes du sang, acceptent de se mettre à la tête de l’Ordre. C’est le duc d’Antin, pair de France, qui, selon la tradition, prononce, à la fête de l’Ordre, en 1740, un discours dont certains passages ont été souvent cités, comme constituant une sorte de catéchisme de la maçonnerie nouvelle.
Les bulles du Pape n’excommuniant pas nommément les francs-maçons, de hauts membres du clergé se rencontrent dans les loges, malgré toutes les défenses, avec de simples prêtres, des magistrats du Parlement, des littérateurs, des officiers et même de simples soldats : la plus haute noblesse et la plus basse roture se coudoient.
En 1773, à la suite de dissensions sans grand intérêt pour nous, le Grand Orient de France se constitue ; il adopte pour le choix des « vénérables » de loges le système électif et il proclame pour devise la fameuse trilogie : liberté, égalité, fraternité,
Le nombre des loges se multiplie. L’une d’elles, la loge des « Neuf sœurs » (les neuf muses) compte parmi ses membres, à côté de représentants de la meilleure « noblesse » tout ce que la science, la littérature, la philosophie compte de noms connus à l’époque. Voltaire est initié en grande pompe dans les dernières années de sa vie. Lalande, Diderot, d’Alembert, Franklin, Condorcet, font partie des loges.
De grandes dames, curieuses de pratiquer « l’art royal », ne veulent pas se contenter de participer aux fêtes que donnent les loges maçonniques. Comme l’accès des loges régulières leur est interdit par les traditions et les statuts de l’institution, on crée pour elles ce qu’on appelle encore aujourd’hui des loges d’adoption.
Enfin l’armée royale elle-même est gagnée par le mouvement. Dans chaque régiment se constitue une loge maçonnique, où parfois un sous-officier remplit les fonctions de vénérable. A la veille de la Révolution, il y a en France près de 700 loges maçonniques et, sur 110 régiments, il y en a 69 qui possèdent leur loge. Et l’état du Grand Orient de France, imprimé à la veille de la Révolution, indique même, sous le titre de loge des « Trois Frères », à l’Orient de la Cour, un atelier composé de personnages et sans doute principalement de militaires, appartenant au personnel de la Cour. « Les Trois Frères » comprennent le roi Louis XVI et ses deux frères, le comte de Provence, depuis : Louis XVIII, et le comte d’Artois, depuis : Charles X. Nous ignorons d’ailleurs s’ils ont été réellement initiés ou s’ils ont jamais assisté à une cérémonie maçonnique. Toujours est-il que, à la Restauration et malgré l’adulation dont la maçonnerie fit preuve à l’égard de Napoléon 1er, malgré les souvenirs de la Révolution, Louis XVIII et Charles X laissèrent vivre les loges maçonniques qui, d’ailleurs, brûlant allègrement ce qu’elles avaient adoré, se prosternèrent aux pieds du nouveau pouvoir.
Revenons à la Révolution. L’influence de la franc-maçonnerie sur la préparation et sur le développement de la Révolution française a fait l’objet de nombreuses controverses. Il est certain qu’un grand nombre de membres des Assemblées révolutionnaires, parmi les plus connus, avaient appartenu aux loges maçonniques. Il est non moins certain qu’un grand nombre de membres de la noblesse et du clergé, émigrés dès les premières années de la tourmente, en faisaient également partie. Il est enfin de notoriété que les loges maçonniques, de 1789 à 1795, ont cessé toute réunion et toute manifestation. Que conclure ?
Il n’apparaît pas qu’il ait pu y avoir une action concertée, ou même de simples travaux ou des études quelconques, dans les loges maçonniques, en vue de préparer les grands événements de la fin du XVIIIème siècle. Il y avait dans les loges trop d’éléments divers ou même opposés, pour qu’un travail de ce genre ait pu être fait sans qu’il eût soulevé des protestations, des discussions, dont la trace serait venue jusqu’à nous. Les encyclopédistes, comme Diderot, les philosophes et les littérateurs comme Voltaire, et tant d’autres qui d’après les Annuaires imprimés ont appartenu aux loges, les d’Alembert, les Lalande, les Helvétius, paraissent avoir été initiés à la fin de leur carrière. Ils ont seulement apporté à la franc-maçonnerie un peu de leur autorité et de leur célébrité. Et quant aux orateurs et aux acteurs de la Révolution, rien ne prouve qu’ils aient puisé dans la fréquentation des loges maçonniques leur formation intellectuelle ou les idées qu’ils ont plus tard jetées du haut de la tribune des Assemblées.
Nous ne nous attarderons pas plus longtemps à ce jeu puéril. La franc-maçonnerie n’a pas fait la Révolution : elle est elle-même un produit de l’évolution qui devait y aboutir. Pour rester dans la vérité scientifique et, sans doute, aussi, dans la vérité historique, disons seulement que beaucoup d’hommes ont trouvé dans les loges des sentiments, des idées, des usages et même des formules qui les ont préparés aux événements formidables dont ils ont été ou les simples témoins, ou parfois les auteurs et quelquefois les victimes.
Les sentiments d’égalité répandus dans les réunions maçonniques ont peut-être constitué l’un des éléments qui ont facilité, après le 20 juin 1789, la réunion de la noblesse et du clergé au Tiers-Etat. Peut-être aussi l’existence dans la plupart des régiments de loges maçonniques a-t-elle, dans une certaine mesure, provoqué les résistances qui, à certains jours de la Révolution, au 12 juillet 1789 par exemple, ont empêché la Royauté de jeter l’armée sur le peuple. Il y a là trop de points obscurs pour que l’historien puisse présenter des affirmations.
Mais ce qui reste certain, c’est que la phraséologie révolutionnaire, dans l’ensemble, se rapproche singulièrement des discours, des « morceaux d’architecture » des loges. La Révolution a traduit en actes ou en lois les idées qui avaient cours dans la partie la plus éclairée de la nation, et notamment dans les groupements maçonniques qui couvraient à cette époque le territoire. A ce point de vue sans aucun doute, les loges maçonniques ont contribué largement à la préparation du mouvement révolutionnaire, et il serait aussi faux de nier leur action que de leur attribuer dans le développement des faits et des événements, une influence qu’il leur était impossible d’avoir.
La Révolution vaincue, les loges, peu à peu, ouvrent de nouveau leurs temples. Napoléon hésite et finit par prendre le parti de tolérer la franc-maçonnerie en la surveillant de près. C’est aussi à ce parti que se résoudront, avec quelque regret semble-t-il, les gouvernements qui se succèdent pendant le cours du siècle jusqu’au 4 septembre 1870. Aucun document certain ne permet de dire si le vieil esprit révolutionnaire, si même l’esprit libéral de la franc-maçonnerie du XVIIIème siècle dominait pendant cette période dans les loges. Notons seulement qu’après la Révolution de février, les loges vont en corps à l’Hôtel de Ville, féliciter le Gouvernement provisoire, dont les membres, paraît-il, appartenaient tous ou presque tous à l’Ordre. En 1871, pendant la Commune, nous voyons encore la maçonnerie se manifester publiquement. Elle prêche la concorde entre le Gouvernement du peuple et celui de Versailles. Elle va, geste symbolique, mais inutile, planter ses étendards sur les fortifications, entre les deux armées. Ces quelques faits connus, d’autres encore qu’il serait trop long d’énumérer, permettent d’affirmer que le personnel des loges maçonniques s’est peu à peu modifié au cours du siècle. Sous la pression violente et haineuse du haut clergé, inféodé à Rome, les prêtres ont cessé peu à peu de fréquenter les loges. D’ailleurs « l’infaillibilité » du pape, proclamée par le Concile du Vatican en 1870, donne une autorité plus grande aux condamnations et aux excommunications de l’Eglise. D’autre part, l’ancienne noblesse, la bourgeoisie riche, et aussi celle des classes dites libérales, qui garnissent les bancs de la Constituante, de la Législative, de la Convention, sont retombées sous l’influence des congrégations dont le développement atteint des proportions que n’avait jamais connues l’ancien régime. Ce ne sont plus les livres des philosophes, ce sont les enseignements du Syllabus qui forment le cerveau de l’immense majorité des jeunes gens dans l’Enseignement secondaire ou même supérieur. Napoléon 1er a su d’ailleurs imposer des méthodes et des programmes d’éducation qui donnent toutes garanties au Pouvoir. L’enseignement public comme l’enseignement privé n’ont d’autre grande préoccupation que d’écarter toute pensée, toute idée « subversive ». Les souvenirs des journées révolutionnaires, les agitations et le mouvement d’idées qui ont précédé et suivi la Révolution de 1830, plus tard les journées de Juin, enfin plus récemment la Commune, ont rejeté la bourgeoisie, par peur des innovations qu’elle redoute, dans le conservatisme le plus étroit, le plus sectaire. Les « grands bourgeois » aujourd’hui encore, après cinquante ans de forme républicaine, haïssent et dénigrent la République, malgré qu’Ils sollicitent et qu’ils obtiennent, pour leurs enfants, les postes les plus enviés, les fonctions publiques les plus honorées, les plus rétribuées, celles qui permettent d’agir le mieux sur la direction de la politique intérieure ou extérieure, et de faire la paix ou la guerre suivant les intérêts des industriels et des financiers, présentés comme étant les intérêts essentiels du pays, ceux qu’il faut sauvegarder même au prix du sang.
Cette évolution de l’esprit bourgeois au cours du dernier siècle, si souvent retracée, et à laquelle nous avons dû faire une allusion rapide, permet d’expliquer en partie comment le recrutement des loges maçonniques a, lui-même, peu à peu évolué. Plus qu’au XVIIIème siècle, c’est la petite bourgeoisie, à tendances plus libérales, plus « avancées », qui garnit les « colonnes » des ateliers. Joseph de Maistre est un des derniers catholiques militants qui ait appartenu à la franc-maçonnerie. Sous l’influence des anathèmes des prêtres et des moines, des calomnies, des injures, on peut dire que les catholiques désertent peu à peu les temples. Ils y laissent la place aux frères dégagés des dogmes religieux, à ceux qui appartiennent à d’autres confessions religieuses. Et la nécessité de se défendre dresse de plus en plus la franc-maçonnerie en ennemie de l’Eglise romaine. Si, en Angleterre, aux Etats-Unis, les Eglises protestantes avaient suivi la même politique, il est facile d’admettre ou que la franc-maçonnerie s’y fût éteinte, ou qu’elle y fût devenue peu à peu, comme en France, la plus puissante des Associations de libre pensée.
Le Grand Orient de France adopte encore, en 1849, une Constitution dont l’article premier rend obligatoires pour les maçons la croyance en Dieu et dans l’immortalité de l’âme. Peut-être allait-on ainsi plus loin qu’Anderson lui-même dans les primitives Constitutions dont nous avons parlé. Mais, en 1877, le Convent du Grand Orient a supprimé dans ses statuts cette formule. Par voie de conséquence l’invocation « A la gloire du Grand Architecte de l’Univers » que nous trouvons en tête de tous les vieux documents maçonniques imprimés, disparaît depuis cette époque ; nous ne la retrouvons plus sur les publications ou documents plus récents.
Certaines maçonneries étrangères, notamment celles de Grande-Bretagne et des Etats-Unis, paraissent avoir rompu toutes relations, à la suite de ces votes, avec la Grande Association française. Cette dernière, dans de nombreuses brochures, dans de nombreux discours publiés depuis, a expliqué que les décisions de 1877 ne signifiaient pas du tout que les francs-maçons français condamnaient telle ou telle opinion religieuse ou philosophique, encore moins qu’ils entendaient à l’avenir refuser l’admission d’un candidat en raison de sa religion ou de ses conceptions quelles qu’elles fussent. On soutient au contraire qu’en supprimant dans sa Constitution où elle ne figure d’ailleurs que depuis 1849, la nécessité d’une croyance religieuse déterminée, la franc-maçonnerie française s’est conformée étroitement aux plus pures et aux plus anciennes traditions de la franche maçonnerie, aussi bien qu’à un principe élémentaire de liberté de conscience.
En raison du caractère purement objectif de cette étude, nous éviterons de prendre parti dans cette querelle. Aussi bien, nous l’avons déjà dit, il n’y a là sans doute, de la part des obédiences étrangères, qu’un prétexte, et les divergences qui paraissent les séparer de la maçonnerie française reposent-elles sur des causes autrement profondes, disons même autrement graves, que ces discussions d’ordre théologique. Le Grand Orient de France et les sociétés maçonniques qui obéissent à son influence, ont ajouté, sinon un idéal nouveau au vieil idéal proclamé par les ancêtres du XVIIIème siècle, tout au moins peut-être des méthodes nouvelles. Il a cessé d’être une maçonnerie purement mystique et contemplative, ne s’occupant que du perfectionnement de l’individu et attendant de cette unique méthode, de cet unique moyen d’action si l’on veut, les progrès de l’humanité. Sous la poussée violente de l’attaque cléricale, il s’est efforcé de s’organiser pour la propagande et pour l’action extérieure, pour le rayonnement au dehors des idées, des travaux maçonniques. C’est cette évolution nouvelle que nous chercherons à définir pour terminer cette étude.
IV
Comme à l’époque qui a précédé la Révolution de 1789, la plupart des hommes qui ont participé, après le 4 Septembre 1870, à la constitution et à l’organisation de la nouvelle république avaient appartenu aux loges maçonniques. Aux prises non seulement avec les anciens partis monarchiques, plus ou moins camouflés sous une étiquette républicaine ou libérale, mais plus encore avec les représentants de l’Eglise romaine révoltés contre la législation dite laïque, les hommes de la troisième République ont cherché dans la franc-maçonnerie un appui pour l’œuvre politique et sociale qu’ils avaient entreprise, et qui n’était que l’application des principes de liberté de conscience et de solidarité proclamés par cette grande association.
Les loges maçonniques elles-mêmes, laissant peut-être une place moins grande aux cérémonies purement symboliques, ont de plus en plus volontiers abordé, dans leurs réunions, l’étude d’une multitude de problèmes non seulement philosophiques ou moraux comme autrefois, mais d’économie politique, de sociologie et même parfois de pure politique. Les ordres du jour publiés dans les Revues maçonniques, les comptes rendus officiels des Assemblées générales annuelles ou Convents, permettent de suivre cette évolution. Sans doute paraît-il y avoir des francs-maçons qui considèrent ces changements avec une certaine inquiétude. Ils préfèrent « l’ancienne méthode », celle qui n’a trait qu’au perfectionnement individuel par la pratique du symbolisme. Mais la grande majorité des francs-maçons d’aujourd’hui pousse l’Ordre dans le sens de l’action extérieure et cherche à augmenter son influence et son autorité au dehors. Les conférences faites dans les loges sont répandues au moyen de tracts ou de brochures ; des « tenues blanches » auxquelles le public est convié, sont organisées ; des revues périodiques publient les travaux considérés comme les plus intéressants.
Les organismes directeurs de la maçonnerie, dans toutes leurs publications ou manifestations extérieures, évitent d’ailleurs avec soin tout ce qui pourrait placer l’Association sous l’influence d’un groupe ou d’un parti quelconque. Il semble bien, à cet égard, que tous les maçons soient d’accord pour sauvegarder l’indépendance de l’Ordre et pour rester ainsi fidèles à ses plus anciennes traditions. Mais ils estiment qu’ils ont le devoir d’agir, lorsque les destinées de « la démocratie laïque » paraissent en péril.
C’est ainsi que la franc-maçonnerie s’est livrée, depuis trente ans, à diverses manifestations contre l’antisémitisme, contre le nationalisme chauvin des antidreyfusards, contre la politique de régression qui a été pratiquée sous l’étiquette du Bloc National. Nous avons fait allusion déjà à la fameuse affaire des fiches. Trahi comme il l’est encore aujourd’hui par ses hauts fonctionnaires, par ses magistrats, par ses officiers, le gouvernement républicain, à l’époque de Waldeck-Rousseau et de Combes, semble bien, d’après les documents publiés par le Grand Orient lui-même, avoir fait appel aux membres des loges pour obtenir des renseignements sur la mentalité et sur l’attitude politique de certains fonctionnaires. Livrées par la trahison d’un employé, les fiches ainsi rédigées provoquèrent dans le clan réactionnaire une explosion de fureur et de vertueuse indignation qui fut très habilement entretenue et répandue par la grande presse. Les francs-maçons n’avaient fait évidemment que ce que pratiquent avec des moyens d’action bien plus puissants et bien plus efficaces les groupements réactionnaires et ce que l’Eglise romaine a toujours fait elle-même. La grande bourgeoisie était prise la main dans le sac, combattant d’un côté la République, mais sollicitant et obtenant les faveurs et les postes qui lui permettent en réalité de la diriger conformément à ses préjugés, à ses passions et à ses intérêts.
En somme, la franc-maçonnerie française estime que, sans rien abandonner des traditions et des principes essentiels de l’Ordre, l’évolution de la société peut l’amener, pour réaliser l’idéal de ses fondateurs, à ajouter à l’action purement individuelle, jusqu’ici seule envisagée, ce que nous pourrions appeler une action collective organisée. L’étude et le travail maçonniques, à l’intérieur des ateliers, seraient complétés par l’action extérieure, indépendante de toute influence purement politique, et se manifestant dans le sens des idées générales d’évolution et de progrès social que les premiers grands maîtres de la maçonnerie ont proclamées il y a deux siècles, et qui sont contenues en puissance non seulement dans les Constitutions d’Anderson, mais dans l’esprit qui animait les maçons opérateurs du moyen-âge.
Il semble bien que la franc-maçonnerie française, en évoluant et en s’organisant ainsi, ait la prétention d’être beaucoup plus fidèle aux véritables traditions et au but véritable de l’Ordre, que certaines maçonneries étrangères, qui la combattent et qui la taxent d’hérétique, de fausse maçonnerie et d’association profane déguisée sous l’étiquette maçonnique.
V
Bien que nous ne voulions pas sortir du cadre que nous nous sommes tracé, c’est-à-dire d’un simple exposé des faits, il est intéressant de rechercher si, pour l’action collective, telle que nous venons de la définir et telle que les francs-maçons paraissent la concevoir, la franc-maçonnerie possède des organismes suffisamment puissants et des moyens d’action suffisamment efficaces.
Tant qu’il est question de perfectionnement de l’individu, de pratique de la solidarité, de cérémonies symboliques, l’organisation décentralisée, l’autonomie des loges, la coexistence dans le même pays, en France par exemple, de différentes Grandes loges ou « puissances maçonniques » indépendantes les unes des autres, non seulement ne présentent aucun inconvénient, mais peuvent être considérées comme avantageuses, en permettant aux individus de se grouper en petit nombre suivant leurs affinités, de mieux se connaître, et de mieux pratiquer ce qu’un appelait autrefois « l’art royal ». La force de l’Ordre, et peut-être pour tous les maçons, ce qui reste la force essentielle de l’Ordre, c’est l’individu et non pas la collectivité. L’Eglise et les jésuites l’ont bien compris, et par tous les moyens, par l’intimidation, par le boycottage, par les fables les plus grossières répandues à profusion, par la délation même et le chantage (notamment la publication des noms et des adresses des membres des loges), ils ont toujours cherché non seulement à empêcher le recrutement maçonnique, mais à intimider les francs-maçons et à leur interdire, dans le milieu auquel chacun d’eux appartient, toute action individuelle de propagande.
Mais lorsqu’il s’agit d’action extérieure collective, la faiblesse de l’organisation maçonnique apparaît d’une manière éclatante, si on la compare aux formidables moyens d’action dont disposent les ennemis de la liberté.
L’existence de différentes associations indépendantes les unes des autres supprime l’unité complète de vues et de direction qui est la condition d’une action collective de ce genre. De là une dispersion d’efforts et, peut-être aussi, bien des dépenses inutiles ou faisant double emploi.
Au sein de chaque association, l’autonomie des loges, dont chacune s’efforce d’organiser sa propagande, est également de nature, autant qu’on puisse en juger de l’extérieur, à multiplier peut-être les manifestations, mais à leur enlever leur efficacité.
En outre, la maçonnerie ne paraît pas avoir su utiliser suffisamment, pour ses œuvres de solidarité et de propagande, l’influence de la femme. La vieille règle, qui interdit aux femmes l’initiation maçonnique, reste encore en vigueur, tout au moins dans les deux principales associations maçonniques de France ; le Grand Orient, dont le siège est rue Cadet, à Paris, et la Grande Loge de France, dont le siège est rue Puteaux. La création, il y a une trentaine d’années, d’une troisième grande fédération : « le Droit Humain », où les femmes sont admises et constituent même peut-être la majorité, ne paraît pas encore avoir donné à ce point de vue des résultats suffisants.
D’autres groupements, tels que la Ligue des Droits de l’Homme, se sont d’ailleurs constitués, qui, à certains points de vue, mènent une action parallèle à celle de la maçonnerie, avec plus de méthode et de continuité.
Mais la raison principale, qui nuit au rayonnement extérieur de l’institution maçonnique, c’est qu’elle ne dispose pas des énormes capitaux que la haute bourgeoisie met à la disposition des œuvres cléricales et des partis de réaction. La grande presse affecte de l’ignorer ; le grand public et même une partie de la démocratie lui restent indifférents ou hostiles, la connaissent mal et ne la comprennent pas. Elle reste isolée, pour lutter contre l’œuvre d’accaparement des cerveaux poursuivie avec plus de ténacité que jamais par sa grande ennemie : l’Eglise. Le pays se couvre de plus en plus d’un immense réseau d’œuvres d’enseignement, de patronage, d’éducation civique, de sociétés de sport, de gymnastique, de préparation au service militaire, d’institutions de bienfaisance, d’orphelinats, d’asiles de malades et de vieillards, d’associations professionnelles ; tout cela, avec des étiquettes souvent trompeuses, inspiré, dirigé, mené par les prêtres et par les auxiliaires de Rome, avec les inépuisables ressources qu’ils savent se procurer et mettre en œuvre ; tout cela, pour préparer des générations qui permettront à l’Eglise de perpétuer sa domination, et à la bourgeoisie possédante de maintenir ses privilèges.
Pour lutter contre cette force énorme, agissante, résolue, habile, toujours prête à crier à la persécution lorsqu’on lui conteste la domination du monde, la franc-maçonnerie dispose de moyens d’action qui paraissent bien faibles et semble s’attarder, au milieu d’une gigantesque bataille, à des divisions et à des controverses qui la gênent et l’entravent dans son action. Comme le poilu français de 1914, elle lutte avec des bras contre une armée pourvue d’un formidable matériel. Et elle reste cependant, malgré tout, contre les forces du passé, l’une des raisons d’espérer.
Elle n’a pas vu venir la guerre. Elle n’a pas eu la puissance de lutter contre la criminelle et stupide diplomatie, contre la politique extérieure imprévoyante et coupable qui, dans tous les pays, ont préparé l’immense massacre. Taxée d’antipatriote, d’organisation à la solde de l’étranger, elle a couru, elle aussi, aux frontières ; elle est fière parfois de proclamer que les exemples « d’héroïsme » et « d’abnégation patriotique » cités dans les communiqués et, depuis, dans les manuels scolaires, ont été donnés non pas par les braillards et les énergumènes des ligues dites nationales ou patriotiques, mais par des francs-maçons militants : les Jacquet, les Collignon, les Surugue, et tant d’autres. Et cependant, malgré l’imprévoyance et la faiblesse, dont elle a donné la preuve, elle reste, contre les forces de guerre aussi, l’une des raisons d’espérer ; c’est du moins ce que croient et ce que proclament ses membres.
La franc-maçonnerie, malgré ses faiblesses, reste le cauchemar de tous les oppresseurs et de tous les aspirants à la dictature. Moscou la proscrit et interdit aux membres du parti communiste de fréquenter les loges. Primo de Rivera, Mussolini, ferment les temples, exilent, emprisonnent ou font assassiner les militants francs-maçons. Et en France les milices fascistes sont prêtes.
Si la franc-maçonnerie française se borne à être l’Association contemplative, ouverte sans doute à certaines idées généreuses ou libérales, mais indifférente aux révolutions politiques, que rêvent peut-être certains de ses membres, et que veulent en tout cas rester, comme nous l’avons vu, la plupart des fédérations étrangères, il lui sera permis sans doute de ne rien changer à ses vieilles méthodes, et même d’abandonner les tentatives déjà faites.
Si elle doit entrer résolument dans la voie de l’action, où elle semble s’être engagée depuis un demi-siècle, en France tout au moins, elle devra, semble-t-il, faire un effort considérable d’organisation et d’unification.
Il apparaît bien que des tentatives sont faites en France pour amener soit la fusion soit une coordination plus étroite entre les diverses grandes fédérations maçonniques. Combien les divergences au sujet du Grand Architecte de l’Univers, ou au sujet des questions de préséance ou d’amour-propre, apparaissent choses minuscules ou même puériles, auprès du grand résultat à atteindre !
Il apparaît aussi, mais sur ce point notre documentation est incomplète, qu’un embryon d’association maçonnique internationale, cherche à rapprocher sinon toutes les organisations maçonniques, ce qui paraît une tâche bien difficile, tout au moins certaines d’entre elles, afin d’établir des rapports amicaux entre leurs membres.
A l’époque où les mouvements de quelque envergure — nous entendons par là ceux qui sont de nature à peser sur les destinées humaines — revêtent un caractère de plus en plus international ; à l’heure où, par rayonnement, interdépendance ou répercussion, d’immenses courants d’Idée et d’Action englobent les divers pays parvenus au même niveau de développement et d’organisation, ce rapprochement entre toutes les organisations maçonniques n’est pas seulement désirable : il nous paraît nécessaire.
— Georges BESSIERE
FRANC-MAÇONNERIE
Société fermée, très répandue dans diverses contrées du monde. Les origines de la franc-maçonnerie sont plutôt vagues. Certains prétendent la faire remonter à l’époque du roi juif Salomon et la rattachent à Hiram, architecte du Temple de Jérusalem. Aucun document sérieux ou fait historique n’appuie cette thèse et ne permet de donner une telle paternité à la franc-maçonnerie. D’autres font sortir la franc-maçonnerie des mystères de l’Egypte et de la Grèce, mais cette légende est également sans fondement. Si certaines sectes franc-maçonniques présentent quelques analogies avec d’anciens ordres égyptiens, c’est, dit Salomon Reinach, que « la franc-maçonnerie a été compliquée et pervertie, au XVIIIème siècle, par toutes sortes de simagrées et d’impostures. On créa des grades supérieurs, ceux des Templiers, des Rose-Croix et de la maçonnerie égyptienne, avec la folle prétention de faire remonter ces ordres aux chevaliers du Temple, aux Rose-Croix du moyen-âge et à l’enseignement mystique (les prêtres égyptiens. L’ordre égyptien, ou copte, fut fondé par le chevalier Joseph Balsamo (1795), se disant comte de Cagliostro. Le spiritisme, la recherche de la pierre philosophale et mille autres chimères vinrent s’ajouter au déisme maçonnique et à ses principes de philanthropie tolérante » (S. Reinach, Histoire générale des Religions, p. 572). Nous pensons, avec Salomon Reinach, que l’origine égyptienne de la franc-maçonnerie est une pure légende, et il nous paraît plus sérieux et plus logique de faire remonter l’existence de cette institution aux environs du VIIIème siècle, époque à laquelle naquit une confrérie de maçons, dont les membres voyagèrent à travers l’Europe et construisirent des basiliques gothiques. En France, on retrouve trace de francs-maçons, voyageant de ville en ville et constitués en une confrérie dont le centre était à Strasbourg. Cette confrérie n’était cependant qu’une association corporative et disparut rapidement. Les associations de maçons furent beaucoup plus puissantes en Angleterre qu’en France et subsistèrent assez longtemps, et « le grand incendie de Londres (1666), qui obligea de reconstruire la ville, en accrut l’activité. Après l’achèvement de Saint-Paul (1717), les quatre derniers groupes de maçons formèrent, à Londres, une Grande loge, destinée, non plus à l’exercice d’un métier, mais à l’amélioration de la condition matérielle et morale des hommes, A côté et au-dessus des temples de pierre, il s’agissait de construire le temple spirituel de l’humanité. Dès la fin du XVIème siècle, des hommes qui n’étaient pas maçons avaient été admis dans ces conventicules, modifiant ainsi le caractère primitif de l’institution » (S. Reinach, Histoire générale des Religions, p. 570).
Si l’on s’en rapporte à ce qui précède, le rôle social et politique de la franc-maçonnerie ne s’exerça qu’à dater du XVIIème siècle. Au début, l’organisation franc-maçonnique était secrète, et cela se conçoit, car elle était une menace contre les institutions établies. La première loge maçonnique française fut fondée en 1725 par quelques nobles anglais résidant à Paris. Louis XV prononça sans succès l’interdiction contre cette association nouvelle et, malgré les entraves et les embûches qui furent dressées sur sa route, la franc-maçonnerie prit son essor. Par la suite, malgré l’adhésion de rois et de princes à la maçonnerie, l’Eglise se prononça contre cette institution. En 1737 une loge fut fondée à Hambourg, admettant en son sein le prince héritier de Prusse et, plus tard, Frédéric-le-Grand. Lorsque ce dernier devint roi, il fonda la première loge maçonnique de Berlin et en fut nommé grand maitre. Jusqu’à Frédéric III, tous les rois de Prusse présidèrent cette loge. Le pouvoir catholique persista cependant dans son attitude.
« Le catholicisme ne pouvait naturellement pas admettre une société à tendances religieuses où l’on prétendait se passer de lui ; le pape condamna la maçonnerie dès 1738. Un édit du cardinal secrétaire d’Etat, du 14 janvier 1739, prononça la peine de mort, non seulement contre les francs-maçons, mais contre ceux qui essaieraient de se faire recevoir dans l’ordre ou qui lui loueraient un local. » (Lea, Inquisition of Spain, édition anglaise, tome IV, p. 299)
La papauté n’a cessé de renouveler ces prohibitions. Léon XIII le fit avec une solennité particulière dans son encyclique du 20 avril 1884.
Si l’on considère que toutes les grandes idées se développent dans la douleur et la souffrance, que la persécution s’exerce toujours contre les précurseurs, on arrive à expliquer le caractère secret des organisations maçonniques des premiers jours, dans les pays catholiques. L’interdit prononcé par l’Eglise contre cette institution d’esprit humanitaire fut un facteur de son développement ; l’organisation maçonnique s’étendit avec rapidité et ne tarda pas à exercer une puissante influence politique, surtout dans les pays où la franc-maçonnerie se libéra de toute emprise religieuse, quelle qu’elle soit. Organisée tout d’abord internationalement et unifiée, la franc-maçonnerie se divisa en 1877, lorsque l’élément français déclara que la croyance en Dieu n’était pas nécessaire pour acquérir la qualité de maçon. Le Grand Orient de France, fondé en 1772, abandonna alors ce que l’on appelle le Rite anglais et s’orienta de façon différente. En 1801, un nouveau Rite fut fondé : le Rite écossais. Ce sont ces deux rites qui prédominent en France, et le Rite anglais domine surtout en Allemagne du Nord et en Angleterre. En France, et surtout depuis 1870, la franc-maçonnerie a joué un rôle politique considérable et s’est surtout livrée à une puissante campagne contre le cléricalisme et l’Eglise. On ne peut nier qu’elle fut à cette époque un facteur d’évolution sociale ; mais, comme un grand nombre d’organisations sociales, elle a été corrompue par la politique.
Quels sont les buts de la franc-maçonnerie ? Et son action politique et sociale l’oriente-t-elle vers ces buts ? Nous ne saurions mieux faire que de reproduire un texte officiel de la franc-maçonnerie (Rite du Grand Orient) qui, bien que n’étant qu’un résumé, nous renseigne sur les aspirations des frères maçons :
« ... L’Ordre des francs-maçons est composé d’hommes libres et de bonnes mœurs, réunis pour la recherche de la vérité et du bien absolus et répandus sur toute la surface du globe.
Quelle que soit la loge dans laquelle ils ont été initiés, tous les maçons sont frères et contractent entre eux les mêmes obligations de solidarité qu’envers les membres de leur loge. Ils sont assurés, tant qu’Ils savent en rester dignes, de rencontrer appui et protection auprès de tous les maçons de l’un et de l’autre hémisphère.
La franc-maçonnerie, institution essentiellement philosophique, philanthropique et progressive, a pour objet la recherche de la vérité, l’étude de la morale universelle, des sciences et des arts, et l’exercice de la bienfaisance. Elle a pour principe la liberté de conscience et la solidarité humaine.
Elle ne se contente pas de ce principe négatif de la morale ordinaire : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse » ; mais, plus affirmative et plus énergique, elle dit à tous : « Fais pour autrui ce que tu veux qu’on fasse pour toi ». Elle regarde la liberté de soi-même comme un droit propre à chacun et n’exclut personne pour ses croyances philosophiques ; mais elle est nettement anticléricale ; elle a pris et maintient pour devise : LIBERTE, EGALITE, FRATERNITE.
Dans la sphère élevée où elle se place, la franc-maçonnerie respecte les opinions de chacun de ses membres ; elle leur rappelle que leur devoir, comme maçons et comme citoyens, est de respecter les lois du pays qu’ils habitent.
La franc-maçonnerie considère le travail comme l’une des lois impérieuses de l’humanité ; elle l’impose à chacun selon ses forces et ses moyens ; elle proscrit en conséquence l’oisiveté volontaire. Elle recommande l’exercice des devoirs envers la famille, la paix intérieure et la pratique de toutes les vertus qui peuvent assurer le bonheur de l’humanité.
La franc-maçonnerie aspirant à étendre à tout et à tous les liens fraternels qui unissent les maçons sur toute la surface du globe, la propagande maçonnique, par la parole, les écrits et le bon exemple, est recommandée à tous les maçons.
Il est prescrit aux maçons d’aider et de protéger son frère en toutes circonstances, de le défendre contre l’injustice, fut-ce même au péril de sa fortune et de sa vie.
Sous l’abri tutélaire de ces généreux principes, les loges travaillent et s’appliquent à exercer, sur tout ce qui les entoure, une influence régénératrice par la moralisation et par la diffusion des idées de progrès. Elles en préparent les éléments dans leur sein pour les répandre au dehors comme une semence féconde ; elles enseignent au maçon qu’il est forcé d’appliquer son intelligence et son esprit à les apprendre et à en pénétrer le sens ; qu’il est né pour le travail et qu’il doit toujours travailler à se perfectionner.
Au sein des réunions maçonniques, tous les maçons sont placés sur le niveau de la plus parfaite égalité ; il n’existe d’autres distinctions que celles de la vertu, du savoir et de la hiérarchie des offices qui sont électifs chaque année. »
Si l’on étudie dans son esprit le programme ci-dessus, tracé brièvement, et qu’on en excepte la partie qui déclare que le devoir du maçon est de respecter les lois de son pays, la franc-maçonnerie présente un caractère révolutionnaire incontestable. Ajoutons tout de suite que, dans la pratique, elle s’est manifestée conservatrice. Internationale au sens le plus absolu du mot, de par ses statuts, elle s’est montrée nationaliste à l’excès, lors de la grande tourmente de 1914, et toutes les espérances que certains avaient fondées sur cette organisation se sont écroulées. Nous avons dit plus haut que c’était la politique qui avait corrompu la franc-maçonnerie ; cela est vrai et plus particulièrement en France, surtout depuis l’affaire Dreyfus et sa conclusion qui fut un échec retentissant pour les partis de l’Eglise.
Cette vaste association libérale était un champ d’action tout ensemencé qui attira tous les spéculateurs politiques, et les ambitieux y trouvèrent matière à exploitation. Petit à petit, la franc-maçonnerie perdit son caractère purement social pour épouser les rancunes des partis et, tout en restant foncièrement antireligieuse, elle se livra aux partis politiques de gauche, et radicaux et socialistes s’en servirent comme d’un tremplin électoral. Certains de ses membres devinrent ministres et, dès lors, ce fut la décadence morale de la franc-maçonnerie. Lorsque la guerre éclata, dans chaque pays les sections nationales engagèrent leurs membres à aller défendre la « Nation » et les dirigeants se refusèrent à écouter les faibles voix qui s’élevaient timidement contre cette monstruosité : la guerre. La franc-maçonnerie se déclarant nationaliste et patriote, marquait idéologiquement la fin de la franc-maçonnerie.
Cependant l’organisation franc-maçonnique subsiste toujours, mais elle est imprégnée d’un esprit politique. Elle exerce un pouvoir occulte sur l’orientation politique du pays, et plus de 200 députés appartenant à divers groupes politiques de gauche sont membres de la franc-maçonnerie.
Elle a conservé, malgré tous les travers qu’on peut lui reprocher, un certain esprit libéral. Elle poursuit un travail d’éducation qui n’est pas à dédaigner, et il faut reconnaître que, au sein des loges, chaque individu a le droit d’exprimer sa pensée et, sur toutes les questions à l’étude et en discussion, de développer son point de vue avec une liberté et une tolérance que l’on ne rencontre nulle part ailleurs.
Nous n’insisterons pas sur certaines pratiques et sur certains symboles maçonniques qui n’ont été conservés que par tradition et auxquels il ne faut attacher aucune importance. Les francs-maçons se réunissent régulièrement en des lieux appelés loges ou ateliers, et l’estrade ou la tribune d’où parle l’orateur est « l’Orient ». La hiérarchie maçonnique compte 33 grades ou degrés ; il y a les apprentis, les compagnons, les maîtres, etc... Le président d’une loge est dit « vénérable ».
Disons, pour terminer, que la franc-maçonnerie n’est plus une société secrète et que l’on y adhère assez facilement. On ne s’y livre à aucun exercice ou pratique tels que le colporte la légende qui s’est accréditée chez le populaire. Malgré son caractère légal, la franc-maçonnerie a été dissoute, en 1926, en Italie, par le dictateur Mussolini, et l’Internationale communiste en interdit l’accès à ses membres. Certains anarchistes militèrent jusqu’en 1914 dans la franc-maçonnerie, mais il n’y en a plus guère aujourd’hui.
FRATERNITE
n. f. (du mot latin frater, frère)
Ce mot qui implique les relations de frère à frère, ne peut avoir une signification sociale qu’à condition de sortir du cercle étroit de la famille où il a pris naissance. D’ailleurs, le sentiment qu’il représente a dû exister bien avant que ne fut créée la famille qui n’eût sa raison d’être qu’avec l’individualisation de la propriété et sa transmission par héritage. De sorte que si c’est l’idée de famille qui a créé le mot fraternité, ce n’est pas elle qui a fait naître ce sentiment, bien au contraire : elle n’a pu faire que de le restreindre. Et à mesure que le sentiment de fraternité se développe et s’agrandit, il s’éloigne de plus en plus de l’esprit de famille jusqu’à le contredire nettement. Certes, on peut aimer les membres de sa famille sans haïr le reste des humains ; mais, si on considère les êtres humains comme des frères, on considère ses propres frères comme les autres êtres humains et, alors, on a perdu l’esprit de famille. Il n’y a pas à sortir de là. Le sentiment de fraternité est donc en contradiction avec l’esprit de famille qui lui a donné son nom. Et c’est probablement ce dont ne se doutent pas tous les sinistres gredins qui se servent et abusent de ce grand mot pour tromper la confiance du peuple, tout en étant les plus acharnés défenseurs de la famille et de son esprit étroit. Il est vrai que, pour eux, le mot fraternité a un tout autre sens, comme on le verra plus loin.
La fraternité unit surtout les membres des groupements qui se forment par affinités, par goût ou par besoin, mais à la condition que les participants soient libres de se grouper ou non, qu’il n’y ait dans ces groupements ni ambitieux qui veulent dominer, ni orgueilleux qui veulent se pavaner, ni roublards, ni aigrefins qui veulent profiter de leurs compagnons et les exploiter, et qu’au sein de ces groupes ou organisations, il y ait égalité entre les membres. L’idée de fraternité implique donc celles de liberté et d’égalité. On ne reconnaît pas la domination, la suprématie, l’autorité d’un frère sur un autre frère. Même dans l’esprit étroit de la famille actuelle, les frères se considèrent comme égaux.
Mais si le sentiment de fraternité demeurait enfermé dans le cadre du groupement d’affinités, s’il ne le dépassait pas, s’il ne cherchait pas à en sortir, il arriverait à créer un esprit de secte qui ne tarderait pas à devenir aussi étroit, aussi rabougri que l’esprit de famille exclusif. Les multiples relations entre les hommes, les mille et mille manifestations de la vie le font sortir de ce cercle, et, pour se développer, il demande à s’étendre et à s’envoler par-dessus toutes les barrières qui sont dressées devant lui. De sorte qu’il arrive à s’étendre à l’humanité toute entière. N’est-ce pas par un sentiment de fraternité que nous sommes émus lorsque nous apprenons que, très loin de nous, sur n’importe quel coin du globe, des êtres humains sont dans la misère, dans la souffrance, qu’ils sont malheureux ? N’est-ce pas par un sentiment de fraternité que nous arrivons à souffrir de la souffrance d’hommes que nous ne connaissons pas autrement que par le récit de leurs malheurs ? Et voilà bien la véritable fraternité qui ne connaît pas de barrières, pas d’exclusivisme, qui, loin de rapetisser le cœur humain, de le refermer sur les membres de la famille, de la secte, de la caste, de la religion, de la nation, de la race, lui permet de s’épanouir et de s’adresser à tous les êtres humains !
Comme tous les mots qui peuvent toucher le cœur du peuple, définir ses aspirations ou faire impression sur lui, le mot de fraternité a été galvaudé et sali par quantité d’ambitieux et de coquins pour le faire servir à leurs plus néfastes dessins. Les prêtres et les politiciens en ont usé et abusé pour asseoir leur domination et perpétuer la servitude.
La religion — je parle de la religion catholique parce qu’elle est mieux connue, mais les autres ont joué et jouent à peu près le même rôle — a voulu se baser sur la fraternité en faisant descendre tous les hommes d’un même père céleste ; mais comme la fraternité qu’elle prêchait était basée sur l’esprit de famille, elle ne pouvait aboutir qu’à... ce qu’elle est aujourd’hui. Dès son début, déjà, elle a consacré les inégalités sociales. Elle a toujours prêché aux pauvres le respect de la propriété des riches, elle leur a toujours conseillé les privations, la soumission à leurs frères riches, en leur promettant une récompense dans le ciel et, après la mort, elle place les uns dans un lieu de délices et de félicité, alors que d’autres, leurs frères, rôtiront éternellement dans les flammes de l’enfer ! Bel esprit de fraternité ! Aux pauvres qui seraient tentés, pour vivre, de prendre ou de garder une partie de la propriété des riches, elle ordonne :
« Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu. »
Elle a donc toujours été en contradiction avec elle-même en appelant les hommes des frères alors qu’elle consacre des uns la fortune, la suprématie, la domination, des autres la soumission, l’exploitation, la servitude. Quant à la charité qu’elle a toujours prêchée et qu’elle prêche aujourd’hui avec les philanthropes bourgeois, cela n’a rien de commun avec la fraternité, parce qu’on ne fait la charité, l’aumône qu’à quelqu’un que l’on considère et que l’on veut conserver d’une classe au-dessous de soi dans l’échelle sociale, car la charité humilie et asservit toujours celui qui la reçoit. On ne fait pas la charité à un frère, à un égal ; on lui reconnaît le droit, on lui laisse la possibilité de prendre ce qui est nécessaire et utile à son existence comme on peut le faire soi-même ; on partage avec lui son morceau de pain, son logement, parce qu’on lui reconnaît le même droit à la vie et au bonheur que l’on a soi-même. Si l’on regarde ensuite la religion dans son histoire, si on lève le voile sur les horreurs, les crimes et les atrocités qu’elle a commis ou fait commettre, on est stupéfait de l’entendre encore parler de fraternité. Quand on l’a vue, hier, dans la grande guerre mondiale, pousser ses propres membres au massacre les uns contre les autres, de chaque côté des frontières, on se demande comment ses prêtres peuvent trouver assez de cynisme et de fourberie pour oser parler encore de fraternité et prêcher aux fidèles l’adoration d’un seul Dieu, le père tout-puissant ! Et cependant le sempiternel : « Mes très chers frères ! » descend toujours du haut de la chaire, sur le pauvre cerveau du croyant abêti.
Les patriotes, qui veulent nous faire tous des « enfants de la patrie », notre mère commune — qu’ils disent -, imitent les curés et ne leur cèdent point dans l’imposture. Eux aussi se servent plein la bouche du mot de fraternité qu’ils salissent et déshonorent. Comme les curés, ils veulent faire de « leur patrie » une grande famille, mais où il y aura également des frères riches et des frères pauvres, des frères maîtres et des frères esclaves, des frères bourreaux et des frères victimes. Ils vont même parfois jusqu’à agrandir encore cette famille et nous trouver des « nations sœurs » lorsque les combinaisons diplomatiques et financières amènent les dirigeants de plusieurs nations à s’unir pour préparer la guerre contre d’autres nations. Mais, souvent, telle nation qui, hier, était « sœur », devient aujourd’hui l’ennemie qu’il faut détruire sans que les « enfants de la patrie » ne sachent ni pourquoi, ni comment, lorsque les intérêts des « maîtres de la patrie » le commandent. Et ce qu’il y a de plus frappant et de plus terrible dans cette nouvelle religion, c’est que la patrie ne devient vraiment grande et n’acquiert son plein épanouissement que pendant le massacre de ses enfants. Plus le massacre est grand, plus la patrie est belle ; et l’esprit de fraternité est si développé au sein de cette grande famille, que lorsqu’un de ses membres refuse de participer à la tuerie, il trouve toujours des frères pour l’arrêter, le condamner, l’attacher au poteau d’exécution et le fusiller.
Enfin tous les ambitieux, tous les arrivistes, tous les politiciens ne manquent pas d’exploiter le mot de fraternité en le faisant sonner dans leurs discours en même temps que d’autres grands mots qui font encore vibrer le cœur du peuple, mais hélas, si l’idée de fraternité, ainsi que celles de liberté et d’égalité, a toujours représenté les aspirations du peuple opprimé, si ces trois mots ont pu définir l’idéal révolutionnaire des sans-culottes de 1793, ils sont encore loin, très loin d’être réalisés dans la vie sociale. Il faut avoir toute l’astuce et la fourberie d’un politicien pour parler au peuple de fraternité, lorsque l’on admet que de gros magnats de l’industrie ou de la finance possèdent à quelques-uns ce qui est nécessaire à tous pour vivre, qu’ils puissent de la sorte disposer de la vie même de leurs semblables ; lorsqu’on admet que les uns crèvent de misère, de privations, à côté d’autres qui disposent pour eux seuls de quoi faire le bonheur de milliers de déshérités. Peut-on parler de fraternité lorsqu’on réclame et fabrique des lois pour faire mettre en prison tous ses malheureux frères qui, las de souffrir de la misère, cherchent à arracher un morceau de pain à ceux qui les ont dépouillés, lorsqu’on fait des lois plus spécialement terribles pour ceux qui veulent changer un régime qui incarne ces monstruosités sociales ?
Pour qu’il y ait fraternité au sein de la société humaine, il faut que tous ses membres trouvent les mêmes possibilités de vivre suivant leurs aspirations, il faut qu’il y ait égalité (Voir ce mot). Comme la société actuelle est divisée en classes perpétuellement en lutte les unes contre les autres, la fraternité n’y a point de place. Le mot peut être écrit, avec ceux de liberté et d’égalité, sur les murs des prisons et des casernes, ainsi que sur les pièces de monnaie, cela n’empêchera pas les déchirements entre les hommes, dans une société remplie d’iniquités.
En voyant le mot de fraternité galvaudé et sali par tant de coquins, les anarchistes peuvent avoir une certaine tendance à le leur laisser pour compte et à lui préférer celui de solidarité qui, en ayant un caractère moins intime, peut mieux se prêter à une plus grande extension et avoir une portée plus humaine, après tout.
Mais il n’empêche que les idées anarchistes sont les seules qui soient véritablement imbues du sentiment de fraternité. L’anarchiste se reconnaît, se sent le frère de tous ceux qui souffrent, peinent et gémissent, qui sont écrasés sous le fardeau de l’exploitation et de la servitude. Il veut leur redonner de la dignité, de la volonté, de l’énergie pour briser leurs chaînes et se libérer, pour conquérir une vie heureuse Par contre, il peut sembler anormal, répugnant à des anarchistes, de traiter de frères les exploiteurs, les gouvernements, les policiers, les magistrats, les politiciens, les financiers, mais cela n ‘a rien pourtant qui soit contraire à nos idées. Si l’on est prêt à aider un frère dans la misère, à porter le fardeau d’un frère qui peine, on doit être prêt à combattre le frère qui vous dépouille, qui vous trompe, qui vous torture, qui vous écrase, qui vous tue. On ne conçoit pas qu’entre frères, les uns accaparent tout le patrimoine et que les autres soient dépossédés ; que les uns commandent et que les autres obéissent. Entre frères, on veut avoir les mêmes droits au bien-être et à la liberté. Entre frères, on veut être égaux, et les anarchistes veulent l’égalité dans la société. Que les membres des classes opprimées considèrent les membres des classes dominantes comme leurs frères au lieu de les considérer comme leurs maîtres et leurs protecteurs ; qu’ils leur disent :
« Oui, nous sommes frères, et, pour cette raison, nous voulons, comme vous, goûter les douceurs de l’existence, nous voulons que, comme nous, vous travailliez à produire ce qui est utile à la vie, nous voulons partager les plaisirs et les peines, les joies et les souffrances ! »
Qu’ils tiennent et appliquent ce langage et le régime d’oppression sociale aura vécu ! C’est alors que, suivant l’expression d’Etiévant, l’énigme : Liberté, Egalité, Fraternité, posée par le sphinx de la Révolution, étant résolue, ce sera l’anarchie.
— E. COTTE
FRATERNITE
n. f.
Lien qui unit les enfants de même père ou mère. Figuré : Union intime, solidarité entre les hommes, entre les membres d’une société. Pris dans ce dernier sens : Fraternité est un de ces mots creux qui résonnent délicieusement au cœur des hommes et dont se masquent hypocritement gouvernants, prêtres et riches, pour maintenir dans l’asservissement le prolétaire en lui suggérant qu’il est le frère de la grande famille (?) qu’est la Patrie.
C’est au nom de la Fraternité qu’il travaille et est dépouillé du produit de son effort ; au nom, de la Fraternité, qu’il tue l’autre gueux.
« Fraternité ! dit Proudhon, frère tant qu’il vous plaira, pourvu que je sois le grand frère et vous le petit ; pourvu que la société, notre mère commune, honore ma progéniture et mes services en doublant ma portion... Vainement vous me parlez de fraternité et d’amour ; je reste convaincu que vous ne m’aimez guère et je sais très bien que je ne vous aime pas ».
Liberté, Egalité, Fraternité : trilogie sublime que ne réalisera véritablement qu’une société où l’intérêt de tous sera identique à l’intérêt de chacun. Alors, sans doute, bien de doux sentiments pourront éclore sans se heurter constamment à la cruelle réalité du combat pour l’existence ...
... Quand les hommes ne seront plus des loups pour les hommes...
— A. LAPEYRE
FRAUDE
n. f. (du latin fraus, au génitif : frausdis)
Action de frauder, de tromper, de frustrer, d’induire en erreur.
Bien que réprimée par la loi — bien faiblement du reste, lorsqu’elle s’exerce sur une grande échelle — la fraude n’en est pas moins un des caractères essentiels du commerce. Tromper sur la valeur d’une marchandise, falsifier les produits livrés à la consommation est de pratique courante dans toute transaction commerciale, le commerce n’étant en réalité que le vol organisé et protégé par la loi. Afin de se procurer ou d’augmenter la somme de ses bénéfices, le commerçant — et en général à quelque catégorie qu’il appartienne — fraude sur tous les articles qu’il livre à la consommation et même les denrées alimentaires n’échappent pas à cette pratique criminelle. On fraude sur le lait, sur le vin, sur la viande, sur tout ce qui ne permet pas d’être contrôlé directement par l’acheteur, et c’est ainsi que le marché est envahi par du lait coupé d’eau, par de la viande avariée, par des objets falsifiés, dont l’espèce, l’origine, la qualité ou la quantité sont mensongères.
Nous disons que la répression ne peut rien contre un tel état de chose, car la qualité primordiale du commerçant est de savoir mentir ; de savoir voler, de savoir frauder. L’expérience, du reste, démontre suffisamment l’inopérance de la loi en la matière et, d’autre part, on peut ajouter que si, apparemment, le législateur a fait montre d’une certaine inquiétude en ce qui concerne la fraude et qu’auprès de certains ministères — tel celui de l’Agriculture — fonctionne un « Service de Répression des fraudes », en réalité la magistrature et les tribunaux se rendent ordinairement complices de la fraude. L’indulgence des juges, envers les fraudeurs de haute envergure, permet aux infractions à la loi de se multiplier, et il est par exemple de notoriété publique que pas un fournisseur aux armées n’hésite à livrer des produits de qualité douteuse avec la certitude de l’impunité.
La fraude n’est véritablement réprimée que lorsque c’est un petit qui s’en rend coupable ; et, même lorsqu’elle s’exerce directement au détriment de l’Etat par un individu ayant quelque influence politique, économique ou sociale, elle reste à l’abri de toute poursuite.
Qui donc ignore aujourd’hui que des hommes appartenant à la haute banque ou à la grande industrie fraudent régulièrement le fisc en ne déclarant pas les énormes bénéfices qu’ils réalisent, et que le fisc garde le silence sur les infractions dont il est victime ? Certes, nous ne sommes nullement étonnés d’une telle attitude, car elle souligne, comme tant d’autres choses, qu’en notre siècle de ploutocratie, où l’unique souci de certains individus est de faire de l’argent par n’importe quel moyen, les représentants des institutions bourgeoises sont à plat ventre devant la fortune, et que les puissants peuvent, sans inquiétude, se permettre toutes les fraudes.
FREIN
n. m. (du latin frenum)
En mécanique on donne le nom de frein à tout appareil destiné à ralentir ou à arrêter le mouvement d’une machine, d’une voiture, etc., etc... Il y a plusieurs types de freins, depuis le frein ordinaire à sabot, fixé sur les roues des rustiques charrettes, jusqu’au frein électrique ou à air comprimé. Pour la traction automobile on utilise le plus couramment des freins à ruban, dans lesquels le serrage est obtenu par le frottement d’une blinde sur un tambour fixé sur les roues de la voiture. Ces freins se manœuvrent à la main par un levier placé sur le siège du véhicule à proximité du conducteur. Dans les chemins de fer on utilise les freins à air comprimé et les freins électriques qui permettent de bloquer automatiquement en quelques secondes toutes les roues des voitures composant le train. En France, le type de frein le plus employé est le frein à air comprimé, système Westinghouse.
Au figuré, le mot frein est également employé assez fréquemment et il signifie également : arrêter, retenir, enrayer. Mettre un frein à ses passions. Mettre un frein à sa langue, c’est-à-dire se retenir de parler. Ronger son frein, pour réprimer le dépit que l’on éprouve.
Quand donc le capitalisme mettra-t-il un frein à sa cupidité, et le travailleur un frein à sa crédulité et à son ignorance ?
FRICTION
n. f. (du latin frictio)
Action de frictionner. Médicalement : frottement que l’on fait sur une partie quelconque du corps pour exciter et activer les fonctions de certains organes. Nettoyage du corps ou d’une partie du corps à l’aide d’une lotion aromatique. Une friction à la quinine ; une friction à l’eau de Cologne ; une friction à l’alcool.
Par extension, on emploie le mot friction comme synonyme de : heurt, désaccord, dispute. Les causes de friction sont multiples au sein de la classe ouvrière, et cela tient à ce que les routes empruntées par certains groupes de prolétaires sont diamétralement opposées à celles suivies par les autres. La politique qui s’est immiscée dans les associations ouvrières et qui a détourné le prolétariat de son but n’est pas un des moindres facteurs de friction qui divisa et divise encore les exploités. Pourtant, le but à atteindre, c’est-à-dire la suppression de l’exploitation de l’homme par l’homme, ne peut être atteint que par le concours de toute la classe ouvrière et par l’union des forces de tous ceux qui sont victimes de l’oppression politique, économique et sociale de la bourgeoisie et du capital.
Certes l’unité est loin de régner dans les rangs du capital, mais dans les heures de lutte sociale, lorsque le capital se dresse devant le travail, il n’y a aucune friction parmi les capitalistes : tous sont d’accord pour écraser la classe ouvrière. Cette dernière ne trouvera-t-elle jamais un terrain d’entente pour écraser son adversaire ?
FRIPOUILLE
n. f.
Mot populaire qui signifie : canaille, voleur, escroc. Une fameuse fripouille, une grande fripouille. Le mot est entré dans la langue et est maintenant utilisé assez couramment. Il serait erroné de penser que la fripouille ne se recrute que dans les basses classes de la société, dans ce que l’on peut considérer comme les déchets d’humanité. La fripouille se rencontre partout et l’on peut dire que la bourgeoisie a un contingent de fripouilles bien supérieur à celui que l’on rencontre dans les bas-fonds des grandes agglomérations.
Naturellement la haute fripouille ne présente pas les mêmes caractères que la basse pègre, mais elle est plus dangereuse, car elle se couvre du masque de l’honnêteté et de la probité. La fripouille capitaliste n’attend pas sa victime au coin d’une rue pour lui soutirer sa bourse ; elle opère beaucoup plus adroitement et aussi avec plus de chance de succès et moins de danger. C’est dans les combinaisons financières qu’elle exerce son génie malfaisant et les malheureux qu’elle dépouille de leurs faibles économies sont nombreux. De temps à autre, mais rarement, à la suite d’une maladresse, un de ces grands escrocs tombe sous le coup de la loi ; il se tire généralement d’affaire à bon compte et reprend ses occupations, honoré de tous, car aujourd’hui chacun se courbe devant la richesse, et l’homme qui sait se procurer de l’argent, fût-il une fripouille, mérite la considération de ses semblables. Cela marque la fin d’un régime qui se perd dans la corruption.
FROMAGE
n. m. (pour formage, de forme)
On donne le nom de fromage à tous les sous-produits du lait, obtenus de différente façon, mais le plus généralement par la coagulation du lait qui produit le caillé.
Au sens figuré le mot fromage est employé comme synonyme de sinécure. Ce terme est usité dans ce sens depuis assez longtemps déjà, puisque La Fontaine, dans ses Fables, s’en servait assez fréquemment. « Se retirer dans un fromage » est devenu maintenant une locution proverbiale.
Dans les milieux populaires et plus particulièrement dans ceux d’avant-garde, on appelle « fromagiste » celui qui abuse de la crédulité de ses semblables et qui, ayant obtenu une place, une fonction, un « fromage », cherche à s’y maintenir par n’importe quel moyen. Les fromagistes ne manquent malheureusement pas dans les organisations ouvrières, et si les fonctionnaires sont utiles dans les associations prolétariennes, il est regrettable de constater que, trop souvent, la fonction se transforme en fromage, et que celui qui la détient ne vise uniquement qu’à la conserver, même si son organisation doit en souffrir.
Pour mettre un terme à un état de chose si nuisible au prolétariat, certaines organisations ont pris des mesures statutaires pour se libérer des fromagistes, mais il ne semble pas que jusqu’à ce jour elles aient été efficaces, car les fromagistes sont encore nombreux dans toutes les organisations de travailleurs.
FRONT (unique)
n. m.
Le front unique ou « unité de front » est la tentative proposée par certains organismes d’avant-garde d’opposer à la force organisée du capitalisme de bataille, la force organisée du travail. Cette expression « front unique » est relativement récente, puisqu’elle ne date que de l’époque où les forces du travail se divisèrent non seulement dans leurs organisations, mais surtout en raison des moyens de lutte préconisés et employés par les différentes écoles sociales et révolutionnaires.
Nous avons à maintes reprises déclaré qu’à notre avis le triomphe du prolétariat sur la bourgeoisie ne pouvait être consécutif qu’à l’union de tous les travailleurs sur le terrain économique, de manière à pouvoir opposer à la puissance capitaliste un bloc compact susceptible de résister à ses attaques. C’est dire assez qu’en principe, l’unité de front, ou le front unique, nous apparaît comme une condition sine qua non, indispensable à la victoire prolétarienne.
Il faut cependant étudier dans quelle mesure ce front unique est réalisable. Les facteurs qui, au lendemain de la guerre, déterminèrent la division des forces prolétariennes, subsistent encore en 1927, et quelle que soit sa nécessité, le front unique ne semble pas pouvoir se réaliser avant longtemps. D’autre part il convient de remarquer que, dans l’esprit de quantité d’individus qui le réclament avec intensité, le front unique n’est qu’un pis-aller qu’il ne faut pas confondre avec l’ « Unité » tout court. Les différentes organisations qui président aux destinées de la classe ouvrière considérant qu’en raison même des principes qui leur servent de base, l’unité organique est matériellement impossible, certaine de ces organisations préconise le « front unique », c’est-à-dire l’union momentanée, circonstancielle, occasionnelle, pour un but déterminé, de tous les travailleurs, quelle que soit l’organisation à laquelle ils appartiennent.
Présenté sous un tel jour, le front unique paraît évidemment souhaitable, et bien fol serait celui qui, sincèrement révolutionnaire, refuserait de s’associer à une telle tentative. Mais avant de s’engager idéologiquement et pratiquement dans une aventure, il est prudent de rechercher si telle proposition qui à première analyse paraît généreuse, n’est pas une façade destinée à cacher des buts inavoués ; si seul l’intérêt de la classe ouvrière anime les parties susceptibles de s’associer et enfin si, en certaines circonstances, le « front unique » loin d’être un facteur d’unité, ou plutôt de réconciliation prolétarienne, n’est pas un facteur de désagrégation ouvrière.
On trouve, autre part, dans cette même encyclopédie, l’étude sur le mouvement prolétarien en France, son évolution, et plus particulièrement l’historique de la « Confédération Générale du Travail » et de la « Confédération Générale du Travail Unitaire » (Voir ces mots).
En 1926 se forma, en France, un troisième organisme prenant le nom de Confédération Générale du Travail Syndicaliste Révolutionnaire, qui, se réclamant des vieux principes du syndicalisme révolutionnaire, se traça comme tâche de regrouper les travailleurs qui, lassés de la collusion existant entre le mouvement syndical et le mouvement politique, ne trouvaient pas place dans les deux premières Confédérations.
Bien que déplorant la naissance continuelle de nouveaux organismes, ce qui caractérise l’affaiblissement des classes laborieuses, les anarchistes communistes qui vécurent les heures troubles de 1920 à 1926 — tout au moins ceux des anarchistes qui considèrent le syndicalisme comme un facteur révolutionnaire — crurent devoir applaudir à la création de la C.G.T.S.R. C’est qu’en réalité il est encore préférable de voir les travailleurs groupés en plusieurs organisations que de les voir absolument désorganisés. Il faut avouer pourtant que la création de nouvelles organisations prolétariennes rend plus difficile à résoudre le problème de l’unité et du front unique. Ce problème semble insoluble en vertu même des nombreuses contradictions qui éloignent les travailleurs les uns des autres. Or une question se pose : les contradictions qui divisent la classe ouvrière sont-elles réelles ou superficielles ? Ne sont-elles pas savamment entretenues pour éviter la reconstitution d’un bloc prolétarien ? Une chose est certaine : c’est que tous les travailleurs, organisés ou non — et c’est ce qui devrait être leur force — quelles que soient leurs opinions politiques ou philosophiques, ont un intérêt commun indéniable, incontestable : c’est l’affaiblissement progressif des classes dirigeantes qui doit déterminer finalement la chute définitive du capitalisme et la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme.
Même pour ceux qui ne veulent pas s’embarrasser des problèmes d’avenir et qui envisagent l’action et le mouvement social simplement dans le présent et pour les bénéfices immédiats que l’on peut en tirer, les chances de succès des travailleurs, dans la lutte quotidienne qu’ils mènent contre le capitalisme, sont relatives à la puissance de ce dernier.
Or nous sommes convaincus que l’affaiblissement du capitalisme de bataille ne peut être obtenu que par la lutte sur le terrain économique, et l’expérience, et toute l’histoire du passé est à ce sujet significative et ne permet aucun doute.
Comment se fait-il, alors, qu’animés par les mêmes désirs, luttant pour un but identique, la réalisation d’un front unique et par la suite d’une unité organique de tous les travailleurs, paraisse impossible ?
Nous disons que jamais une amélioration, une transformation, une réforme — favorables naturellement à la classe productrice — ne furent le résultat d’une intervention spécifiquement politique. La politique et les politiciens peuvent trouver un bénéfice dans la lutte économique des travailleurs, jamais les travailleurs n’ont acquis et n’acquerront des avantages par leurs luttes politiques. Mais chaque fois qu’une action prolétarienne fut couronnée par un succès, des politiciens, par d’habiles subterfuges, une fois le travail accompli, se présentèrent comme les provocateurs de la victoire, pour en récolter les bénéfices moraux. De cette tradition, il résulte que, malgré les nombreux exemples qui illustrent l’histoire politique et sociale des classes laborieuses, le prolétariat est encore, par préjugé et par ignorance, et aussi par paresse, étroitement attaché à tout ce qui touche à la politique. Il est fermement convaincu que les faibles améliorations qu’il obtient sont dues à l’intervention de ses politiciens et l’on peut dire qu’il accorde une plus grande confiance à la suite politique qu’à la lutte économique.
C’est cet état d’esprit qui fut une cause de division et qui est encore aujourd’hui une entrave à l’unité et au front unique.
S’il était possible d’effacer toute trace de politique dans les organisations syndicales, l’unité serait un fait accompli. Nous, n’en sommes malheureusement pas là et nous savons que les ravages exercés par la politique au sein des associations ouvrières s’étendent de plus en plus. Et pourtant, plus que jamais, l’union de tous les travailleurs est nécessaire. L’impérialisme se développe avec une rapidité déconcertante et menace chaque jour d’entraîner l’humanité vers de nouvelles catastrophes. Des foyers d’incendies couvent aux quatre coins du monde ; à peine terminée l’aventure marocaine, à laquelle participèrent la France et l’Espagne, l’Angleterre et les Etats-Unis développent leur action dans la Chine, en pleine période d’évolution. Mussolini a lès regards fixés sur la Yougoslavie, et le besoin d’expansion italienne est une épée de Damoclès suspendue sur l’Europe. Plus qu’en 1914 la guerre est là qui nous guette et ce ne serait pas trop de toute l’énergie et de toute la volonté de tout le prolétariat pour résister au terrible fléau que nous prépare le capitalisme.
Mais comment réaliser ce front unique, comment réunir les forces éparses des travailleurs, et qui donc entrave l’accomplissement d’une telle œuvre ? La politique encore et toujours. Nous avons dit plus haut qu’un anarchiste ne pouvait pas, s’il était révolutionnaire, ne pas être partisan de l’unité de front contre les forces déchaînées du capital ; mais faut-il encore que ce front unique ne soit pas un tremplin destiné à servir les appétits d’une minorité de parasites qui spéculent sur le mouvement ouvrier. Souventes fois, les anarchistes, malgré les désaccords profonds qui les séparaient de certains partis politiques, consentirent à faire cause commune, pour un but déterminé, avec certains de leurs adversaires, dans l’espoir de voir la classe ouvrière sortir triomphante de la bataille. Hélas ! L’expérience ne fut pas heureuse, et chaque fois la classe ouvrière fut détournée de son chemin, malgré tous les efforts des révolutionnaires sincères. L’on est donc obligé de constater que, parfois, ceux qui réclament 1’organisation du front unique, ne le font que pour empêcher certains éléments d’entreprendre une action qui pourrait gêner une autre tentative préconçue et inavouée, et que dans de telles conditions le front unique, loin d’être profitable à la classe ouvrière, lui est néfaste. Le front unique ne peut se réaliser que si une profonde sincérité, sans aucune arrière pensée, anime ceux qui sont chargés de l’organiser. Or une telle garantie ne nous est nullement fournie par les hommes qui sont actuellement à la tête des deux grandes organisations ouvrières, liées l’une et l’autre à des associations politiques.
Faut-il donc désespérer de voir la classe ouvrière unifiée et capable de se dresser menaçante devant la folie meurtrière du capitalisme ? Devons-nous espérer que le front unique s’organisera automatiquement à l’heure du danger et que, devant la terrifiante réalité, les travailleurs, dans un éclair de raison, briseront les barricades qui les séparent ? Il est difficile de répondre, et pour celui qui a assisté à la désorientation des éléments révolutionnaires de 1914, il est douteux qu’en l’état de chose actuel il en soit différemment. Les travailleurs ne semblent pas avoir appris grand-chose de la guerre, ils se laissent encore guider comme par le passé par des formules sentimentales qui ne sont plus d’actualité. Cependant que le capital profite de toutes les expériences et s’organise pour parer à toutes les difficultés, le prolétariat reste stationnaire et s’imaginé qu’en changeant les noms et les mots il change les choses. Il n’est pas suffisant de dire que les chefs qui le dirigent sont corrompus, car en vérité lui seul est responsable de cette corruption. C’est à lui de savoir choisir ses hommes et de s’organiser de façon à pouvoir être prêt à répondre à toutes les attaques du capital. L’organisation instantanée du front unique est une utopie qui ne se réalisera jamais, et même en supposant qu’un tel phénomène se produise, le prolétariat serait encore victime des malins et des audacieux qui chercheraient et réussiraient à le détourner de son action.
Le problème à nos yeux est entier. Ce n’est pas le front unique qu’il faut provoquer, c’est l’unité de la classe ouvrière, et cela est un travail de longue haleine. C’est tout le problème du syndicalisme qui se pose à nouveau ; c’est le syndicalisme qu’il faut organiser sur de nouvelles bases, car dans le syndicalisme seul résident toutes les aspirations prolétariennes. Seul le syndicalisme, détaché de toute emprise philosophique et politique, est susceptible d’accomplir le tour de force qui consiste à renfermer dans une organisation unique tous les exploités à quelque catégorie qu’ils appartiennent. C’est dans le syndicalisme que nous devons placer toutes nos espérances, mais nous ne concevons pas le syndicalisme ainsi que nombreux de nos camarades anarchistes qui lui prêtent une idéologie révolutionnaire. Ce qui, selon nous, a justement nui au développement du syndicalisme dans les pays latins, c’est son esprit. Le syndicalisme est un mouvement de masse ; or la masse n’est pas révolutionnaire dans son esprit mais elle, le devient dans son action. Le syndicalisme est donc révolutionnaire, ou plutôt le devient selon les circonstances, même s’il se réclame du plus pâle réformisme. Et cela est tellement vrai, que même des organisations syndicales chrétiennes, voire fascistes, furent entraînées parfois dans l’action révolutionnaire en raison des circonstances et des événements. La première nécessité du syndicalisme et sa première force est le nombre. Si les organisations syndicales anglaises ou américaines obtiennent des succès, c’est grâce à leur force numérique. Or, jamais cette force numérique ne pourra être atteinte dans nos pays latins si nous n’abandonnons pas cette prétention de vouloir donner au syndicalisme une idéologie révolutionnaire. Et nous le remarquons dans toutes les campagnes de recrutement syndical. Bon nombre de travailleurs refusent d’adhérer à la C.G.T.U. parce que cette dernière est animée par un esprit politico-communiste, comme ils refuseraient d’adhérer à une organisation d’inspiration anarchiste ou socialiste. Le travailleur qui entre dans une organisation n’a aucun programme d’avenir, il a des besoins immédiats. C’est pour les soutenir, les défendre, qu’il s’associe à ses frères de misère. Il n’a pas d’autre but. Quant à nous, anarchistes, il me semble que ce but nous doit paraître suffisant et que nous ne pouvons pas concevoir un syndicalisme suffisant à tout, sans quoi nous ne serions pas anarchistes. C’est justement, ainsi que l’a déjà lumineusement développé il y a longtemps notre vieux camarade Malatesta, parce que nous considérons que le syndicalisme ne suffit pas à tout, que nous voyons la nécessité de nous organiser entre anarchistes et que nous menons une action particulière, une action anarchiste en dehors des cadres syndicaux.
Sur le terrain syndical, uniquement syndical, débarrassé de tous les parasites qui le rongent, les travailleurs peuvent reconstituer leurs forces. Et que l’on ne pense pas que ce serait amoindrir le rôle du syndicalisme, ce serait l’étendre au contraire. Il est possible de faire quelque chose avec des forces compactes, il est impossible de faire quoique ce soit avec des forces éparses.
Que les travailleurs y songent. Leur avenir est entre leurs mains et c’est d’eux que dépendent leur vie et leur mort. Toute lutte du travail contre le capital est révolutionnaire. Chaque amélioration, aussi faible soit-elle, que le travailleur arrache à son exploiteur, est une partie de la victoire, une partie de la révolution. La révolution est de chaque jour, de chaque heure, de chaque minute. Que les travailleurs s’organisent sur le travail et pour le travail et le front qu’il opposera à ses maîtres sera unique et puissant.
— J. CHAZOFF
FRONTIERE
n. f.
Limite de deux pays. Lignes fictives tracées sur les cartes du monde et qui enclosent un certain territoire appelé pays ou patrie. Bien des phénomènes président au tracé des frontières : droit du premier occupant ; droit du plus fort : conquête par la guerre, le vol, l’assassinat ; traités imposés ou subis ; unions de princes ; dots ; héritages, etc...
C’est l’affirmation du droit de propriété par une collectivité sur le sol, les instruments de travail.
Les frontières sont gardées par des postes de douane.
La douane est un des moyens despotiques de comprimer l’examen des bases d’ordre d’un pays. Il est en effet absolument indispensable aux gouvernants d’une nation d’empêcher l’examen de la révélation (Droit divin) sur laquelle se base l’autorité du Prince ; ou du sophisme (Droit des majorités) sur lequel se base l’autorité de l’Etat. Il faut pour cela, empêcher les confrontations des bases d’ordre d’un pays avec celles de l’autre pays. Les douanes ont longtemps rempli cette fonction et la remplissent encore en surveillant le passage des habitants d’un pays à l’autre, en le gênant (passeports), en supprimant les imprimés jugés séditieux, etc...
Les douanes ont en outre une autre fonction. Elles permettent, par la perception d’un droit d’entrée sur les marchandises étrangères, l’exploitation la plus absolue des prolétaires du pays « protégé », par leurs propres capitalistes. En effet, elles suppriment ainsi la concurrence pour lu vente des produits que le consommateur devra payer le prix que voudront bien les capitalistes.
Les frontières jouent un grand rôle dans l’exaltation du « patriotisme », autre moyen despotique d’empêcher l’examen (V. au mot Patrie).
— A. LAPEYRE
FRUGIVORE
adj. (du latin fruges, fruit, et vorare, manger)
Qui mange des fruits, qui se nourrit de fruits ; par extension : qui consomme uniquement des fruits à l’exclusion de tout autre aliment.
FRUGIVORISME : théorie ou système basé sur la croyance que l’alimentation exclusivement fruitarienne convient à l’humanité.
La découverte des vitamines (ou plutôt la découverte du rôle important joué par les vitamines dans la nutrition de l’organisme humain) est venue rappeler à beaucoup de personnes, qui l’avaient oublié, le bienfait de l’alimentation fruitarienne.
Il semble bien, cependant, que cette alimentation ait été particulièrement goûtée de nos ancêtres, si nous en croyons les traditions et les légendes de l’antiquité. Chacun sait que la pomme joua un grand rôle dans la vie de nos premiers parents, si l’on s’en rapporte à ce burlesque récit qui s’appelle la Genèse. Tous les Anciens semblent avoir tenu les fruits en haute estime. Les jardins des Hespérides étaient aussi renommés, avec leurs pommes d’or jalousement gardées par un dragon féroce, que le comique Paradis d’Adam et Eve. La pomme et le raisin ont inspiré bien des poètes (ainsi que le vin et les fumées de l’alcool, hélas...).
Les enfants qui vivent sous nos yeux n’ont-ils pas conservé un goût très vif pour les fruits de toutes sortes, alors qu’ils éprouvent souvent de la répugnance pour les viandes ? Il y a là une indication précieuse, car c’est l’instinct naturel (trop souvent faussé de nos jours) qui nous la fournit.
Pour nous, libertaires, a priori, nos sympathies vont au frugivorisme. Il évoque la vie au grand air, en liberté, au soleil. Il nous fait rêver d’harmonie fraternelle et de cadres verdoyants. Sa réalisation s’accompagne de joie, de paix, d’amour, tandis que le carnivorisme rend nécessaire de répugnantes tueries, des « abattoirs » nauséabonds et entretient au cœur de l’homme l’instinct de la destruction sanguinaire.
Il s’agit de savoir si nous sommes constitués pour nous alimenter uniquement de fruits. A côté du sentiment humanitaire qui doit nous inspirer, interrogeons aussi la science médicale et l’hygiène alimentaire.
Je ne rappellerai que pour mémoire les célèbres querelles qui ont divisé les physiologistes, surtout en ce qui concerne l’interprétation de notre dentition.
Les omnivores prétendent que l’homme est constitué pour manger de tout, sous prétexte que nous avons des dents incisives (comme les rongeurs), des dents canines (comme les carnassiers), des dents molaires (comme les frugivores). L’homme serait donc, à la fois, rongeur, carnivore et frugivore. Les végétariens et les frugivores objectent à cette argumentation que les canines humaines sont courtes, comme celles des singes anthropoïdes et n’ont pas la longueur de celles des véritables carnassiers (les grands singes sont, on le sait, frugivores). Aux yeux des frugivores, les canines humaines seraient simplement un instrument de défense dans la lutte pour la vie, — il en serait de même pour les canines des grands singes, qui constituent la variété animale la plus rapprochée de l’espèce humaine.
Cette explication paraît vraisemblable, surtout lorsqu’on la rapproche de l’étude de notre intestin, dont la longueur (trop grande) rend si pernicieuse pour nous l’ingestion de la chair animale.
Une autre controverse a fait couler beaucoup d’encre : celle de la valeur des aliments en albumine et en azote. On croit de moins en moins, pourtant, à la nécessité d’absorber de grandes quantités d’aliments très « nourrissants », car on s’est aperçu que l’homme n’avait besoin, pour vivre, que de très faibles rations. Certains jeûneurs ont pu résister pendant plusieurs semaines, sans absorber aucun aliment. On peut vivre et se bien porter en mangeant très peu. Les gros mangeurs deviennent invariablement malades et ils meurent jeunes. Les personnes qui arrivent à un âge avancé, les centenaires, sont presque toujours très sobres et s’abstiennent de viande, de tabac et d’alcool.
On groupe ordinairement les fruits en trois catégories :
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les fruits à pulpe, qui contiennent une grosse quantité d’eau et de faibles quantités de sucre. Ce sont les cerises, les raisins, les poires, les pommes, etc., etc... Cette variété est extrêmement riche et fournit à nos palais, pendant toute la belle saison, une gamme inépuisable de saveurs agréables et de parfums délicats. Ces fruits, riches en eau, sont très diurétiques et très laxatifs. Ils sont donc recommandables pour tout le monde et à plus forte raison pour les malades, les fiévreux, les convalescents, auxquels ils seront particulièrement bienfaisants en raison de leur digestibilité ;
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les fruits farineux, dont le type est la châtaigne. La valeur nutritive de la châtaigne (et du marron) est bien connue. Tous les intestins ne la tolèrent pas d’une façon parfaite ; en ce cas, il est tout indiqué de la consommer sous forme de purées ou de farines. Des populations entières (celles du Limousin, de l’Auvergne, de la Corse, par exemple) ont longtemps trouvé dans la châtaigne leur principale alimentation. Malheureusement notre capitalisme imbécile et inconscient détruit chaque jour les superbes châtaigneraies, car... on extrait du bois de châtaignier un produit utilisé dans l’industrie de la chaussure. Nous regrettons ces hécatombes, car les châtaigniers assuraient au paysan — sans travail à fournir — une farine de premier choix, plus nutritive que les meilleures viandes ;
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les fruits oléagineux, ainsi nommés parce qu’ils sont riches en corps gras. Ce sont les plus nourrissants de tous les fruits : noix, noisettes, amandes, olives. Il est prudent de les mastiquer suffisamment, afin de faciliter le travail stomacal. (Inutile d’ajouter que tous les fruits doivent être soigneusement lavés, et si possible essuyés, afin de les purifier des innombrables poussières et impuretés dont ils sont recouverts, surtout... lorsqu’ils ont passé entre les mains de nos ineffables commerçants).
De ce qui précède, on pourrait conclure qu’il est possible de se nourrir uniquement avec des fruits, en ayant soin d’associer les fruits farineux et oléagineux, qui sont nutritifs, aux fruits aqueux, qui ne le sont presque pas.
En théorie, la chose est certainement possible. Mais j’aperçois deux écueils dans la pratique :
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D’abord, une telle alimentation serait insuffisamment variée. On ne peut pas se nourrir d’un bout de l’année à l’autre avec des noix et des marrons, La satiété viendrait vite. Nous sommes plus gourmands que les animaux, qui mangent la même herbe pendant leur vie entière (ou qui, du moins, varient très peu leurs sensations gustatives). On peut le regretter, mais il est possible que cette recherche du plaisir dans la variété des mets soit un stimulant digestif et un facteur de santé — lorsqu’il reste, bien entendu, dans les limites rationnellement fixées par la physiologie ;
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Ensuite... il faut bien avouer que les fruits sont très chers, horriblement chers. Pour se sustenter avec des bananes, des pommes, des oranges, du raisin, il faudrait être riche, très riche, surtout en hiver.
Je crois donc, personnellement, que la sagesse nous conseille de ne pas rejeter les légumes (qui sont excellents, soit crus, soit cuits), ni même certains produits d’origine animale, tels que le beurre, le lait, les fromages, le miel. Associés aux fruits et consommés en quantités raisonnables, ils ne peuvent que nous être très utiles. On se passera alors de viande sans la moindre difficulté, au contraire, puisqu’on évitera de s’empoisonner et de s’intoxiquer avec le plus malsain des aliments.
J’estime, contrairement à certains fruitariens, que la consommation du pain est toute indiquée avec les fruits. Le pain (rassis, ou, mieux encore, grillé) complète très heureusement la valeur alimentaire des fruits. Pour obtenir au maximum les résultats bienfaisants que peut nous procurer l’ingestion de ceux-ci, il ne faut pas oublier qu’il est préférable de les consommer au début du repas. On les digère alors beaucoup mieux et l’on profite intégralement de leurs propriétés dépuratives.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur la question.
Je renvoie aux livres de Rancoule, de Maurice Phusis, du Dr Carton, du Dr Durville, qui se sont occupés de la question sérieusement, ainsi qu’aux publications de nos amis du Foyer Végétalien (40, rue Mathis, Paris). Il y a là les éléments d’une philosophie rationnelle de l’alimentation. Assurément, ni le frugivorisme, ni le crudivorisme (alimentation constituée, intégralement ou en grande partie, de fruits ou de légumes crus) ne suffiront à modifier le monde actuel. Ce ne sont pas des panacées (il n’y en a pas, au surplus). Mais ces mouvements ont leur place, et leur grande raison d’être, dans le grand courant d’idées et d’efforts libérateurs qui vise à créer une société moins brutale et moins servile, au sein de laquelle l’homme saura vivre sainement, sobrement et consciemment.
— André LORULOT
FRUGIVORE
Celui qui ne se nourrit que de fruits, de végétaux. Quantité d’animaux sont frugivores, bien que certains ne se nourrissent pas essentiellement de fruits, mais de différentes substances végétales. Il y a même des carnassiers qui ne dédaignent pas les fruits et les végétaux. « L’homme, nous dit Cuvier, est par ses dents frugivore aux trois cinquièmes et carnivore pour le reste. L’écureuil est un frugivore. »
On donne à l’individu qui se nourrit de fruits le nom de végétalien ; il est du reste excessivement rare de rencontrer des hommes qui ne mangent que des fruits ; à part quelques sectaires, presque tous les végétaliens acceptent d’absorber différentes substances végétales. Nous n’avons pas à discuter des goûts de chacun, et quiconque est libre, en vérité, de se nourrir à sa guise de viande, de légumes ou de fruits ; mais certains végétaliens veulent faire du végétalisme une doctrine sociale, ce qui nous paraît ridicule.
Scientifiquement, d’autre part, il n’a jamais été démontré que le végétalisme produisait physiquement, moralement ou intellectuellement, des individus supérieurs, et que les carnivores eussent à souffrir de leur système d’alimentation. Au point de vue sentimental, le végétalisme ne se soutient pas plus qu’au point de vue scientifique, car si l’on se place sur le terrain du « droit à la vie » pour les animaux, il n’y a pas plus de raison de ne pas respecter l’existence du lion, du tigre, du serpent, du rat ou de tout autre animal nuisible, que celle de la poule ou du mouton. Nous pensons donc que le végétalisme est une question individuelle et non pas une question sociale. Nous croyons cependant qu’à l’origine l’individu fut plutôt carnivore que végétarien et cela se manifeste encore de nos jours par la pratique de certaines peuplades arriérées qui se livrent à l’anthropophagie, lorsqu’elles ne trouvent pas pour se nourrir d’autre chair que celle de l’homme.
Nous devons encore ajouter, pour ceux qui se placent sur le terrain sentimental pour soutenir les principes « humanitaires » du végétalisme, qu’en certaines contrées la destruction de certains animaux — tel le lapin, par exemple — est d’une absolue nécessité, et que sans les battues et les chasses qui s’organisent périodiquement, la reproduction intensive de ces animaux deviendrait pour l’homme un véritable fléau.
Laissons donc le frugivore à ses fruits, le végétarien à ses légumes, et le carnivore à sa viande, en ayant soin cependant de ne contraindre personne et de n’empiéter sur la liberté de qui que ce soit. On trouvera aux mots : végétarien, végétalien, végétarisme et végétalisme, une étude plus profonde sur ce sujet qui intéresse certainement un grand nombre de camarades anarchistes, car le problème du végétarisme fut très discuté dans les milieux d’avant-garde. Il y a des sujets autrement troublants cependant qui doivent inquiéter tout révolutionnaire sincère et, végétarien ou carnivore, nous croyons que l’homme, le travailleur, a, dans la situation précaire que lui fait le capitalisme, des difficultés à vivre et que les uns et les autres doivent s’unir pour acquérir leur bien-être et leur liberté.
FUMISTE
n. m. et adj.
Qui s’occupe de fumisterie. Ouvrier fabriquant des appareils de chauffage ou chargé d’entretenir les cheminées en bon état.
Au sens figuré, le mot fumiste sert à désigner un mauvais plaisant, un mystificateur, un individu en qui l’on ne peut avoir confiance. « C’est un fumiste ; c’est une fumisterie », pour : « C’est une plaisanterie ridicule, grotesque ». Les fumistes ne manquent pas et on en rencontre dans tous les milieux. « L’art » d’abuser de la crédulité humaine est très répandu et il ne s’exerce pas simplement pour s’amuser aux dépens d’autrui. Les fumistes vivent souvent de leurs mystifications et leurs victimes sont nombreuses. L’ignorance, la bêtise, la peur, la lâcheté sont des terrains propices à être exploités par les fumistes, et le pauvre monde souffre terriblement de tous ces parasites qui, siégeant dans les parlements, dans les cours de justice, dans les grandes administrations, poursuivent leur action néfaste et entretiennent un état de chose arbitraire entre tous. La société moderne est une vaste fumisterie, mais elle n’est pas simplement grotesque, elle est tragique, et c’est une plaisanterie grossière que de vouloir faire croire à l’individu que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes et qu’il ne peut en être autrement.
Combien de temps cela durera-t-il encore ? Combien de temps les fumistes pourront-ils encore tromper et berner les classes opprimées ? Que ceux qui peinent et qui souffrent regardent autour d’eux, qu’ils écoutent, qu’ils comprennent et, en chassant tous les fumistes, ils mettront fin à la grande fumisterie sociale.