Kadour Naïmi
Appel à un mouvement pour l’autogestion sociale
Algérie :
« J’ai vu des ouvriers, dont certains étaient analphabètes, continuer la production de chaussures, réparer les machines, organiser la distribution pour la vente », raconte ici le dramaturge, cinéaste et écrivain Kadour Naïmi. C’est fort de cette brève expérience, née dans le sillage de l’indépendance, qu’il aspire aujourd’hui à réhabiliter l’idéal autogestionnaire en Algérie… pour mieux, qui sait, l’instaurer collectivement.
Problème général
Concernant les partis politiques, l’essentiel a été dit voilà longtemps — depuis le sociologue Robert Michels (1), en19141, sur leur tendance à former une oligarchie. Et cela quelle que soit leur couleur idéologique. De l’ancien parti bolchevik à l’actuel parti « démocrate » états-unien, nul n’échappe à cette « loi d’airain » — disons à cette logique. L’analyse de Michels suit, d’une certaine manière, celles élaborées au siècle précédent par des militants et théoriciens anarchistes : Joseph Proudhon, Michel Bakounine et Errico Malatesta, pour ne citer que ces trois noms. Seule l’ignorance (ou la naïveté, sœur de la première), peuvent porter à douter de ce phénomène. Et seul.e.s les dirigeant.e.s des partis occultent ce processus. Il atteint même les partis dont les fondateurs agissent avec la meilleure des intentions, la plus démocratique, la plus révolutionnaire : songeons au parti fondé par Nelson Mandela… Pour employer une métaphore, un parti politique obéit à la même loi qu’un microbe : il lui est impossible de ne pas dégénérer. Concernant le microbe, il s’agit de loi biologique ; le parti politique est quant à lui affaire de loi sociale humaine : la cause de la dégénérescence, dans le dernier cas, réside dans trois aspects.
D’abord, dans l’existence inévitable d’un individu torturé par son ego, à tel point qu’il consacre toute son énergie et son intelligence (dont le machiavélisme est l’aspect inavoué) à jouer au chef. Ensuite, dans la complaisance d’un groupe qui l’entoure et lui permet de parvenir à ce rôle de chef en assumant les rôles de sous-chefs. Enfin, dans l’aliénation de la grande majorité des militants qui croient « naturel », au regard de leur « ignorance », d’obéir à celles et ceux qui « savent ». Cette structuration est, et ne peut être, que hiérarchique — donc autoritaire. Avec le temps, elle produit inévitablement des privilèges au bénéfice du groupe « dirigeant » : le chef et son groupe. Des privilèges justifiés par mille excuses : les plus évidentes sont la nécessité d’un certain confort matériel (pour, soi-disant, « bien » réfléchir et concevoir les actions à entreprendre) et l’exigence de voir exécutés les ordres impartis par la « base », selon la fameuse « discipline » de parti. La preuve du contraire est donnée, par exemple, par le dirigeant Buonaventura Durruti : pendant la guerre civile espagnole, il partageait les mêmes conditions de vie que ses compagnons miliciens et les actions à entreprendre étaient décidées de manière égalitaire et démocratique — à l’opposé d’un Trotsky, alors chef de l’Armée « rouge ».
En Algérie
Venons-en aux partis politiques algériens actuels. Leur caractéristique commune est la suivante, par-delà l’idéologie proclamée : tous veulent le bien-être du peuple. Qu’en est-il dans les faits ? Leur contact avec ledit peuple est très limité. La caste étatique use de tous les obstacles possibles et imaginables pour empêcher ces partis d’établir des relations avec lui — le moyen le plus utilisé reste l’exigence d’une autorisation administrative afin de tenir une réunion, laquelle autorisation n’est pas accordée. Si le parti passe outre et entend bel et bien la tenir, l’administration le considère comme agissant dans l’« illégalité » et les services répressifs interviennent pour l’en empêcher. L’autre moyen employé est le traditionnel traficotage des résultats des élections. Jusqu’à présent, et à notre connaissance, les dirigeants des partis se contentent de se plaindre de ces atteintes aux règles démocratiques, pourtant proclamées dans la Constitution ; ils déclarent du reste que le pouvoir étatique, les empêchant d’accomplir leur mission socio-politique, provoquera lui-même les révoltes populaires puisque les citoyen.ne.s ne disposent pas de moyens légaux — un parti — pour présenter leurs revendications légitimes.
Ces deux obstacles ne suffisent pas à expliquer la faiblesse électorale des partis d’opposition. La cause réside principalement dans la carence de leur implantation en milieu populaire — une carence qui s’explique par la conception même de ces partis : la priorité (quoiqu’ils en disent) accordée au « sommet » et aux jeux de pouvoir (qu’ils croient décisifs), au détriment de l’action populaire. C’est dire que le changement réellement voulu par ces organisations partidaires est moins une démocratisation de la société qu’une conquête du pouvoir étatique pour, ensuite, établir la politique qui leur convient, d’abord comme oligarchie de parti. Pourquoi l’intelligence des dirigeants de parti ne trouve-t-elle pas de solution à leur faiblesse électorale ? Leurs connaissances devraient pourtant servir précisément à régler ce genre de problèmes. S’ils en sont incapables, pourquoi demeurent-ils à la tête de leur parti ? Dans toute organisation sociale, on laisse pourtant la place à d’autres quand on est incapable de trouver la solution…
Solutions démagogiques
Comment les partis algériens ont-ils affronté les interdictions étatiques ? La première voie est l’action clandestine. Les partis la rejettent à présent clairement (quoiqu’il ne soit pas sûr que certains d’entre eux n’y aient jamais recours, d’une manière ou d’une autre) et les services de sécurité sont, quoi qu’il en soit, là pour les découvrir et les neutraliser. La seconde, sans relever de la clandestinité, en est assez proche : elle consiste à « travailler au corps à corps » les citoyens à travers leur famille, leur travail, leur voisinage, leurs amitiés, etc. En voici quelques exemples.
Saint Internet.
L’un des leviers de la victoire d’Obama aux élections présidentielles fut l’immense campagne orchestrée à travers Internet en recourant à une masse de sympathisants, acquis par le démagogique (et malheureusement efficace) « Yes, we can ! » (« Oui, nous pouvons ! »). En tant que sympathisant d’un mouvement états-unien opposé à la guerre, je fus moi-même systématiquement bombardé de messages de soutien à Obama et d’action en sa faveur. Comment ses partisans ont trouvé mon courriel, je l’ignore. Je n’ai toutefois pas bloqué l’arrivée des messages : ils m’instruisaient sur cette méthode de « travail » sur « les gens ». Ainsi, en Algérie, où l’expression libre est gravement limitée par l’autorité étatique, d’aucuns croient à la toute-puissance des réseaux sociaux sur Internet. En la matière, les partis algériens ont visiblement encore tout à apprendre. S’il est vrai, depuis quelques années, que ces réseaux ont explosé, cela n’en est pas moins le fait, essentiellement, d’intellectuels et de jeunes instruits : les travailleurs manuels des villes et des campagnes, ainsi que les chômeurs, en sont exclus. En outre, à supposer que ces derniers sachent lire et se servir efficacement d’Internet, il n’empêche qu’ils ne possèdent pas d’ordinateurs par manque de moyens financiers. Quant à l’influence du Web sur la vie sociale, le journaliste Salim Chait écrit, dans Le Matin d’Algérie : « Les dernières élections locales ont signé l’échec de l’opposition virtuelle. Malgré les millions de suiveurs des pages de ces blogueurs précités, une grande partie de la population est allée voter, nonobstant les soupçons de fraude et les appels incessants de la blogosphère à boycotter ces échéances électorales. » Ces constatations relativisent l’influence du virtuel sur le réel, sans toutefois lui enlever de son importance. Les partis sont-ils capables de descendre dans l’arène ? Jusqu’ici, leur absence est désolante. On les trouve dans les allées du pouvoir en place, à la télévision, sur leur page Facebook, dans des publications journalistiques et dans quelques rares locaux de partis, plus rares encore dans les quartiers populaires, pour ne pas parler des villages.
Saint peuple.
Avant l’arrivée de Mohammed Morsi à la tête de l’État, en Égypte, et avant le « printemps » qui l’y a porté, les Frères musulmans travaillaient à leur manière les citoyen.ne.s les plus démuni.e.s du pays. Ils allaient les trouver pour s’informer sur leurs conditions de vie très pénibles. « Au moins, déclaraient les gens, ces Frères viennent nous voir et enquêter sur nous ! » Un moyen plus convainquant consistait, pour les militants Frères musulmans, à fournir, dans la mesure du possible, des aides matérielles destinées à améliorer leur niveau de vie, le Qatar et autres monarchies pétrolières fournissaient l’argent nécessaire. Les gens du peuple appréciaient naturellement cette aide concrète, même si ce n’étaient que des miettes : en situation de pauvreté, tout est bienvenu. L’idéologie des Frères musulmans s’introduisait, se développait, se consolidait : on connaît le résultat. En Algérie, les partisans de l’ex-FIS (Front islamique du Salut) ont employé des procédés similaires, permettant ainsi de favoriser leur victoire aux élections législatives de décembre 1991 : elle ne fut surprenante que pour les personnes qui ignoraient les conditions réelles du peuple et la mobilisation de ces militants le travaillant « au corps-à-corps ». En découle que les partis politiques algériens sont contraints, afin de bénéficier d’une légitimité citoyenne réelle, de trouver les moyens d’entrer en contact direct avec le peuple et de l’aider concrètement.
L’autonomie manquée
Mais le veulent-ils ? Leurs dirigeants, cadres et militants devraient aller sur le terrain — ce qui implique de dépasser les interdictions des autorités d’État et de dépenser une énergie physique consistante, certainement éprouvante. Aller dans les quartiers les plus démunis, dans les bidonvilles, dans les villages et les douars n’est pas une entreprise touristique. Ce genre d’action peut entraîner l’adhésion au parti d’éléments nouveaux, de la « base » réelle du peuple. Or, a priori, ceux-là sont moins manipulables par les dirigeants que les cadres et militants « nantis » : ils se montrent plus exigeants, plus critiques ; ils veulent des résultats concrets qui améliorent leur vie.
Les dirigeants des partis sont-ils capables de consentir à cette réelle démocratisation de leur organisation, laquelle risque de mettre en question le leadership du chef et de remplacer ses « cadres » par d’autres, plus sensibles et plus représentatifs du peuple ? Ces interrogations mettent en évidence un fait : le plus grand danger que court un parti « démocratique » est précisément sa réelle démocratisation ! Cela nous amène tout près de l’organisation autogérée, autrement dit le contraire d’un parti ! Si la « loi » de ce dernier est la production d’une oligarchie qui le gère (hétéro-gestion), l’autogestion, à l’opposé, a comme « loi » l’élimination de toute forme d’oligarchie au bénéfice d’un fonctionnement non pas vertical — hiérarchique, autoritaire — mais horizontal — égalitaire, avec délibération collective pour la prise des décisions : se trouve ici l’impossibilité pratique pour un parti « démocratique » de l’être réellement. Et pour qu’une organisation soit réellement au service du peuple, elle doit l’être, démocratique.
Le modèle autogestionnaire est le seul qui, jusqu’à présent, a répondu à cette condition. On comprend que cette forme d’organisation a malheureusement toujours été dénigrée, calomniée, combattue, occultée par tous les partis, sans aucune exception, dans tous les pays et à toutes les époques. Qu’ils soient « libéraux » ou « révolutionnaires », leur argument est identique : l’autogestion, c’est l’« anarchie », c’est-à-dire le désordre social et l’inefficacité économique. Absolument faux ! Là où l’autogestion a existé, y compris en Algérie, elle fut l’expression du meilleur ordre social possible et d’un progrès économique consistant. L’examen des expériences réelles le démontre indéniablement, notamment en Russie (1917–1921) et en Espagne (1936–1939). Paraphrasant Galilée, il faut convenir : et, pourtant, elle tourne (l’autogestion), bien que toutes les autorités du monde le nient ! Qui se souvient du surgissement des comités d’autogestion agricoles et industriels en Algérie ? Sitôt l’indépendance nationale déclarée, les fermes et les usines furent abandonnées par leurs propriétaires et cadres techniques coloniaux — le nouvel État autochtone n’existait pas encore de manière significative, ni son corps de bureaucrates et de technocrates. Les travailleurs ont réagi de manière totalement autonome, libre et solidaire. Ils sont parvenus non seulement à assurer la production industrielle et agricole, ils l’ont même améliorée. Le cas ne fut pas spécifique, mais il n’y a pas à s’en étonner : quand des travailleurs n’exercent plus sous le joug du salariat exploiteur mais comme producteurs librement autogérés, il est normal qu’ils s’efforcent et parviennent à faire mieux, parce qu’ils travaillent pour eux-mêmes. On objectera : « Et les cadres administratifs, ainsi que les cadres techniques ? »... Les travailleurs ont prouvé qu’ils savaient produire sans ces « cadres », démontrant ainsi leur aspect parasitaire. Au point que le poète Jean Sénac écrivit cette expression inoubliable : « Tu es belle comme un comité d’autogestion ! »
J’eus le bonheur, adolescent, de vivre directement cette autogestion dans l’entreprise de chaussures où travaillait mon père, à Oran, quartier Saint Eugène. Alors, moi, enfant de pauvre, de « zoufri » (déformation algérienne de « ouvrier »), comme on disait avec mépris, j’ai vu des ouvriers, dont certains étaient analphabètes, continuer la production de chaussures, réparer les machines, organiser la distribution pour la vente. Et tout cela dans une atmosphère de coopération égalitaire et solidaire. Les travailleurs manuels montraient leur capacité intellectuelle de gestion de leur entreprise, sans patron, ni contremaître, ni techniciens. Ce qui, sous le salariat, était plus-value et profitait au propriétaire était désormais investi afin d’améliorer les conditions de production ou la répartition entre travailleurs. Hélas !… Cette autogestion ouvrière et paysanne réussie ne fut pas de l’agrément de ceux qui voyaient leurs intérêts menacés : les détenteurs de l’État « socialiste », leurs fonctionnaires, leurs techniciens, les propriétaires privés et ceux qui projetaient de s’emparer des soi-disant « biens vacants » abandonnés par leurs propriétaires coloniaux.
En Russie puis en Espagne, l’autogestion fut éliminée par l’armée. Dans le premier pays, Lénine ordonna et Trotsky commanda l’Armée « rouge » : elle massacra les partisans des Soviets libres de Kronstadt et d’Ukraine. Dans le second pays, le massacre fut commis par l’armée fasciste de Franco, l’aviation nazie, les supplétifs fascistes de l’armée italienne et les « communistes » (les agents envoyés par Staline et le Parti « communiste » d’Espagne). À ces autoritaires, version « communiste » et fasciste, il était intolérable que des travailleurs démontrent qu’une révolution sociale authentique puisse se réaliser sans « Guide suprême infaillible », sans « Parti d’avant-garde professionnel », sans « commissaires politiques » tout-puissants, sans collectivisation forcée, sans privilégier une couche bureaucratique, sans armée de galonnés et d’exécutants. En Algérie, l’élimination de l’autogestion se fit par des décrets « socialistes » : elle fut accusée de « désordre », d’« inefficacité » et d’« anarchie », comme en Russie et en Espagne. Pour résoudre ces problèmes, l’État algérien « organisa » l’autogestion. Technique employée : embrasser pour étouffer. À la tête des entreprises autogérées, l’État installa un « directeur » : il représentait l’État, lequel était censé incarner le « peuple » et les « travailleurs » — ce fonctionnaire aurait donc été le défenseur des travailleurs des comités d’autogestion. En réalité, ce « directeur » commandait, donnait des ordres, selon le « plan » étatique. Son salaire élevé, ses conditions de travail très confortables et les privilèges qui lui étaient accordés par l’État constituaient, du reste, une injustice scandaleuse au regard du salaire et des conditions de travail des gens sous ses ordres.
Les travailleurs comprirent immédiatement que les décisions de ce commis de l’État contredisaient les intérêts réels des travailleurs. Ils se sont trouvés devant une forme inédite de patron : il n’était plus un individu privé, mais l’incarnation en chair et en os de l’État. Et celui-ci se comportait exactement en patron. Seule différence, très grave : le système n’était plus capitaliste-colonial, mais capitaliste-étatique-indigène. Les travailleurs n’avaient plus comme ennemis des patrons, sous forme d’individus différents, mais un seul et unique patron omnipotent, qui disposait de son « syndicat » de contrôle et de gestion sur les travailleurs, et de ses services de répression en cas de contestation. Surgit alors la fameuse phrase populaire algérienne : « Lichtirâkiyâ ? L’auto lîk wal hmâr liyâ. » (« Le socialisme ? l’automobile pour toi et l’âne pour moi. ») Si, au temps du capitalisme-colonial en Algérie, le syndicat était permis comme instrument de défense des travailleurs, avec l’État « socialiste », « démocratique et populaire », le syndicat était devenu simple courroie de transmission des impératifs de l’État : l’officielle Union générale des travailleurs algériens était devenue Union générale de l’État contre les travailleurs algériens…
Comme en Russie, en Algérie, les détenteurs de l’État avancèrent ce sophisme : l’État étant celui des travailleurs, il n’y a pas lieu d’avoir des syndicats pour les défendre, comme cela existe dans les pays capitalistes : vouloir un syndicat autonome dans un pays « socialiste », c’est être « contre-révolutionnaire ». En Russie, naquit la Nouvelle politique économique (NEP) de Lénine, ouvrant l’économie à une forme de capitalisme ; en Algérie apparut l’« autogestion étatique ». Toute résistance des travailleurs ou de leurs authentiques représentants pour défendre et maintenir les acquis de l’autogestion réelle fut réprimée, d’une manière ou d’une autre : licenciement, arrestation, torture, assassinat. Bien entendu, au nom du « socialisme » et du « peuple ». Depuis lors, en Russie, en Espagne comme en Algérie, les expériences autogestionnaires réussies furent totalement occultées, calomniées, par tous ceux qui conçoivent l’organisation sociale uniquement de manière autoritaire et hiérarchique : militaires, « libéraux » capitalistes, cléricaux, fascistes, marxistes.
Quelques années après le « redressement révolutionnaire », en fait le coup d’État militaire du 19 juin 1965, vinrent les « réformes », dites aussi, évidemment, « révolutions » : la « révolution agraire » et celle de la « gestion socialiste des entreprises ». On parla même d’une « révolution culturelle » pour singer celle qui se déroulait en Chine. Le peu qu’il restait de l’autogestion fut définitivement supprimé ; le capitalisme étatique consolidé, permit la formation d’une bourgeoisie étatique : les travailleurs se sont trouvés devant le pire des patrons et le pire des asservissements. J’en ai connu les méfaits, ayant été secrétaire d’une section syndicale de travailleurs, en 1972–73, à Alger. Je le fus juste assez longtemps pour que la hiérarchie syndicale comprenne que je ne me prêtais pas au rôle de larbin mais défendais réellement l’intérêt des travailleurs : je fus arbitrairement suspendu, accusé d’« agitation subversive ». Suite à la révolte populaire de 1989, à Alger, apparut une démocratisation très relative ; elle a permis la naissance de syndicats autonomes. Leurs activités ne sont pas semées de roses, d’autant plus que l’État favorise l’émergence d’un capitalisme privé, lié de manière clientéliste à celui de l’État. État, syndicat officiel (UGTA) et organisation patronale privée se sont unis pour dominer le pays de manière à servir leurs intérêts de castes.
Pour un Mouvement d’autogestion sociale
Le projet autogestionnaire semble, à première vue, relever de quelque utopie irréalisable. Il est pourtant des utopies qui ne le sont que parce qu’elles n’ont pas encore trouvé les moyens de se concrétiser ou de durer. Combien de temps a-t-il fallu pour détruire le système esclavagiste et le remplacer par le système féodal ? Combien de temps fut nécessaire pour anéantir ce dernier au bénéfice du système capitaliste, privé puis étatique ? Il en faudra pour l’instauration de l’autogestion. L’essentiel est d’y contribuer chacun selon ses possibilités : que rien ne nous garantisse de vivre immédiatement en société autogérée n’est pas un problème, ni une raison de nous décourager. Considérer l’autogestion comme une expérience à mener, contribuer à sa concrétisation, par les mots et les actes, même les plus apparemment insignifiants, faire connaître les expériences menées auparavant, les motifs de leurs succès et de leurs échecs, instaurer le débat sur le thème « Pourquoi pas l’autogestion ? », c’est déjà semer des graines pour permettre à la belle et généreuse plante de germer.
Reste à poser une question : dans l’Algérie actuelle, pourquoi n’existe-t-il pas de mouvement favorable à l’autogestion sociale ? Je parle de mouvement et non de parti. Il nous est indispensable de nous libérer de cette mentalité traditionnelle, largement diffuse : « Ilâ anta mîr wanâ mîr, achkoun issoug alhmîr ? » (« Si tu es maire et je suis maire, qui conduira les ânes ? ») D’abord, les citoyens ne sont pas des ânes. Ensuite, s’ils se révèlent tels, c’est parce que quelqu’un les y a réduits pour en tirer avantage. Œuvrons plutôt pour une société sans ânes, où tous pourraient être maires, à tour de rôle et pour réaliser le mandat pour lequel ils sont élus : satisfaire les intérêts de toute la communauté ! Mais s’il est, en français, souhaitable de parler de « mouvement », le mot, en arabe algérien, s’avère par trop fâcheux : « haraka » — on songe à « harka », « harki », ces supplétifs indigènes de l’armée coloniale durant la guerre de libération nationale algérienne. Le mot « nidhâm » (ordre, organisation) convient mieux et offre l’avantage d’affirmer l’autogestion sociale comme ordre, ou organisation, au sens le plus noble du terme : l’organisation démocratique et pacifique. Appelons donc à la naissance d’un « Nidhâm Attassyîr Adhâtî Alijtimâ’î », un Mouvement pour l’autogestion sociale.