Je n’appelle pas le 17 !
On pourrait métaphoriquement imaginer la Justice comme une toile d’araignée qui aurait en son centre la taule. Les fils les plus épais et les plus près du centre sont les plus visibles et connus : juges, flics, matons. Ceux plus périphériques sont eux aussi facilement perceptibles si on s’y met un peu : vigiles, psys, assistants sociaux, médiateurs en tous genres, etc. Mais l’œuvre de toutes ces personnes ne saurait suffire à elle seule pour atteindre le but de la Justice, c’est-à-dire défendre le Pouvoir (politique, économique, moral, etc.) et mettre à la tâche en bon ordre la populace de travailleurs/consommateurs. Sortons de la métaphore : la collaboration des « gens » est indispensable au bon fonctionnement de la machine policière et judiciaire.
Beaucoup de procès ne pourraient avoir lieu sans témoins. Récemment, le gouvernement a même formalisé la figure du « collaborateur de justice », ou repenti. Il s’agit de quelqu’un qui balance les autres pour manger moins (ou pas du tout) de taule et recevoir de surcroît la protection et l’argent de l’État. Plus généralement, la police recourt systématiquement à des informations recueillies parmi les « citoyens » pour prévenir les délits ou en trouver les auteurs. Un bon exemple de cette deuxième démarche sont les « enquêtes de voisinage » : les chtars se pointent chez toi et te demandent de baver sur ton voisin ou sur quelque chose qui s’est passé.
Il y a des moments magiques pendant lesquels la normalité se fissure et on entrevoit la possibilité d’une vie différente. C’était le cas des émeutes de Londres en août 2011, quand des quartiers entiers ont été renversés de fond en comble et bien des structures qui nous pourrissent la vie se sont fait attaquer. Quand l’État a voulu se venger, après coup, les flics avaient des milliers d’images des pillages (caméras de surveillance publiques ou privées, vidéos et photos prises par des « bons citoyens », etc.). Il était pourtant impossible pour eux de retrouver les émeutiers uniquement grâce à leurs visages. Les schmits ont donc fait largement appel à la délation, avec des photos en grand format exposées dans les rues, publiées dans des journaux et sur des sites internet (cela à côté de méthodes plus « musclées », comme des descentes massives et perquisitions dans des cités).
Pour ce qui est de la « prévention », chacun en connaît aussi des masses d’exemples. Les flics et leurs imitations (vigiles, GPIS, correspondants de nuit, contrôleurs…) se baladent partout, posent des questions, fouinent, nous contrôlent et éventuellement nous embarquent. Mais la chose la plus grave est bien que parmi les « gens » il y a souvent une propension à la collaboration active avec les flics. Ça va du « bon citoyen » qui t’engueule si tu jettes un mouchoir sur le trottoir au type qui bave au vigile du supermarché s’il te voit chourer, du voisin qui appelle les flics quand il y a du bruit, à la balance tout court… Depuis le commerçant (légal ou « illégal », peu importe) qui est un peu trop aimable avec les flics parce qu’il a sa sale affaire à défendre, on va jusqu’aux associations de balances volontaires, telles que les « voisins vigilants ». Il s’agit bel et bien d’une forme de contrôle social informel, une solide béquille indispensable au contrôle institutionnalisé de la police et des organes juridiques. Pourtant, parfois il suffirait simplement de se taire ou de dire : « Je ne sais rien, je n’ai rien vu ». Il suffirait de savoir clairement identifier ses véritables ennemis : non pas les autres pauvres, mais ceux qui créent et gèrent la pauvreté, qui ont un pouvoir sur nos vies.
Que des riches (ou ceux qui se croient comme tels, pour se différencier de la misère généralisée) se placent du côté des keufs, rien de bizarre. D’ailleurs les chtars sont là justement pour garder les pauvres à leur place et leur rappeler le respect de l’autorité et de la propriété, au cas où ils ne l’auraient pas bien appris à l’école, en famille, au taf, etc. Mais pourquoi la femme de ménage s’identifierait-t-elle avec son riche employeur jusqu’à pointer du doigt celui qui vole dans le magasin ? Il faudrait questionner pourquoi certaines valeurs (et comportements) des exploiteurs sont devenus également ceux des exploités. En effet, cette servitude volontaire qui n’est pas perçue comme servitude, mais comme « apporter sa pierre au bien commun » ou plus banalement comme « on est tous dans le même bateau » est un des fondements les plus formidables de l’autorité.
Il y a des flics partout, parfois même dans nos têtes (on est tous plus ou moins les enfants de cette société) et on nous demande encore de devenir les balances de quelqu’un d’autre ? C’est assez ! Un changement radical des rapports interindividuels, la liberté, ne pourra se produire que par un bouleversement complet de ce monde : la révolution. Mais pourquoi ne pas essayer de régler entre nous nos conflits déjà maintenant, sans avoir recours à la machine de la Justice et sans forcément se bouffer les uns les autres ? Il s’agirait de gérer les différends de la façon la plus horizontale et directe possible, entre les intéressés. Le Pouvoir cherche à nous infantiliser (les enfants sont supposés ne pas raisonner, mais est-ce vrai ?), on nous fait croire que nous ne sommes pas capables de régler nos problèmes de manière autonome. Pour essayer de nous libérer du contrôle de l’État et de la société, d’avoir nous-mêmes une prise sur nos vies, il est indispensable de garder la Justice (étatique, communautaire, morale) hors de nos rapports. Qu’ils soient des rapports directs, sans un pouvoir tiers et sans autorité entre les individus. Encore, refuser flics ou juges ne signifie pas forcément avoir recours à d’autres formes d’autorité, plus ou moins institutionnalisées, telles des formes communautaires ou mafieuses. Un juge est un juge, qu’il soit en toge ou en soutane. Et tous les sbires ne sont pas au service de l’État.
Le contrôle et la répression étatiques (juges, flics, médiateurs…) ou sociaux et communautaires (grands frères, leaders religieux, patrons, maîtres à penser…) sont des moyens de gérer les conflits qui surgissent entre individus ou groupes, conflits qui parcourent la société et peuvent avoir des effets terribles pour les intéressés. La violence « aveugle » et la plupart des conflits ne sont pas seulement produits par la société actuelle, mais il sont nécessaires à l’existence de l’État. Un État qui impose une situation d’exploitation et de misère (économique, intellectuelle, affective… de manière plus générale une misère existentielle). Cette situation est à la base de la plupart des conflits que l’État lui-même, après coup, prétend gérer. Avec la disparition de l’autorité et de l’exploitation, une large majorité des conflits disparaîtrait elle aussi. Pensons à tous les conflits liés, directement ou indirectement, à la propriété et à son manque, à la violence interne à la famille (violence de genre et sur les enfants) et plus généralement à toute la violence que ce monde nous fait avaler chaque jour, jusqu’à ce que ça déborde, souvent de manière casuelle, ne s’en prenant pas aux véritables responsables (comme devrait le faire une violence libératrice).
On n’est pas cons et on ne se cache pas derrière un doigt. Il y aura peut-être toujours de la violence, des conflits entre les personnes, même une fois abolies l’exploitation et l’autorité. Et dans ce monde-ci il n’est pas facile de résoudre certains problèmes sans avoir recours, par exemple, aux flics. L’exemple que chacun sort est celui de la victime ou du spectateur d’une agression. Quelques suggestions pourraient être d’éviter de reproduire des comportements autoritaires, les condamner et intervenir directement quand quelqu’un est en difficulté, pour l’aider à se défendre ou éventuellement se venger (mais pas question de se substituer aux intéressés pour « faire justice » à leur place). Il faudrait aussi abandonner les catégories de « criminel » et de « victime », tout en sachant qu’il n’y a que des individus tous différents et uniques et leurs rapports réciproques. On n’a bien sûr pas de solutions miraculeuses. Mais que ce soit clair que ce monde, avec son exploitation, sa misère, ses flics, n’est pas la solution à nos problèmes, il en est bien la cause.
Enfin, est-ce que nous, hommes et femmes de ce monde, pourrions vivre dans un monde libre sans nous bouffer les uns les autres ? La société qui nous entoure nous administre continuellement des « valeurs » telles que l’obéissance à l’autorité, le respect de la propriété, etc. Je pense qu’on peut devenir capables de vivre en individus libres et autonomes face à l’autorité, tout en luttant contre celle-ci. Lutter pour sa propre liberté individuelle, qui ne peut se passer de la liberté des autres, est la seule méthode pour l’arracher. Personne ne nous la donnera, surtout pas ceux qui détiennent le pouvoir, même si on les couvre de pétitions et de bulletins de vote. Et la violence, si elle vise les causes de la soumission, peut bien être libératrice : on n’aura pas la liberté sans elle. En même temps, et indissociablement, lutter pour être libres est le meilleur moyen pour apprendre à l’être déjà, au moins un peu, ici et maintenant. Ça ne va pas de soi et ce combat est fait aussi d’une remise en question de soi-même, d’allers-retours continus dans lesquels rien n’est jamais acquis une fois pour toutes. Ça demande de la détermination et en face on trouvera la répression, plus ou moins directe, de la société et de l’État. Mais, même dans le pire des cas, on aura gagné en dignité. Et dans le meilleur… Le jeu en vaut bien la chandelle !