Jacinte Rausa, Michel Negrell, Roger Noël Babar
L'anarchie, une utopie mobilisatrice
Le propre de l'utopie, par rapport à la chimère ou à l'idéal, c'est qu'elle s'incarne partiellement dans le temps et dans l'espace.
Ce qui est utopique dans l'utopie, c'est la confusion entre la quête et son objet, entre la quête et sa réalisation.
L'anarchie ne viendra pas. Elle est déjà là. Ici ou là, dans la volonté de certains individus, dans le relatif de certaines situations, de certains moments.
L'anarchie n'a ni terre, ni jour d'élection, elle est toujours et partout présente. Ses ennemis le savent qui la voient pointant son nez ironique et critique dans les affaires sérieuses du monde.
L'anarchie n'est l'apanage de personne, d'aucune organisation, c'est ce qui en fait son insidieux danger.
Inutile d'attendre l'inattendu. Les explosions libertaires surprendront toujours. Elles feront irruption dans les états imprévisibles, fragiles, instables.
L'anarchie n'est pas faite d'absolu, elle ne se réalise que dans l'éphémère. Elle ne supporte pas la durée, ni l'universel. Elle peut se répéter mais préférera toujours l'instant et le local.
L'anarchie vit en chaque individu qui, engagé aux côtés de l'esclave, refusera aussi bien de commander que d'obéir. Elle s'épanouit dans celui qui vit sans subir ni soumettre.
L'anarchie advient chaque fois dans ces moments extraordinaires où l'appétit de puissance, le désir de primer est vain car disqualifé par la jouissance des libres-égaux.
L'ordinaire n'est pas fait de cela. Le renoncement à l'exercice du pouvoir, c'est-à-dire à « agir autrui», ou (et c'est la même chose) à l'exercice de la servitude (c'est-à-dire « être agi par autrui») est proprement surhumain.
La recherche pulsionnelle de l'emprise sur le monde ne peut se satisfaire des choses et tend naturellement à s'étendre aux êtres... humains compris. Et de préférence aux autres. Humain, trop humain !
Comment maîtriser sa vie sans dominer celles des autres ?
Au mieux, voilà le problème.
L'activisme politique, dès qu'il tente de convaincre, c'est-à-dire dès qu'il dépasse le projet de faire réfléchir, est une tentative de prise de pouvoir. Les intentions sur autrui sont des promesses d'une violence. Comment abattre les maîtres sans prendre leur place ? Comment contribuer à la révolte des esclaves sans prendre leur tête ?
Trop de libertaires préfèrent ne penser à rien entre action directe et inaction critique.
Les plus lucides (par réflexion ou par intuition) s'installent, se réfugient dans l'idéal et ne vivent jamais la réalité. Ils consomment leur temps à calomnier la réalité et ratent ainsi les moments fugaces où idéal et réalité s'entrecroisent.
Les plus impatients disqualifient la réalité et tentent de lui imposer, de force et en vain, leur idéal.
Alors, à quoi bon l'idéal libertaire de liberté ?
Alors, à quoi bon l'idéal anarchiste d'une société sans pouvoir ?
Ces idéaux font de nous des amateurs de liberté et d'aventures collectives. Non seulement, nous éveillons et recueillons ces moments (de liberté et d'autogestion) comme des éternité joyeuses de l'instant mais nous tentons d'en créer les conditions. Nous nous faisons auteurs de situations macro ou micro-sociales où la liberté des uns se conjugue à celle des autres selon un déterminisme aléatoire. Comme pour un enfantement, nous pouvons préparer leur émergence sans pour autant les ordonner à coup sûr. Comme tout enfantement, ces situations peuvent naître sans intentions conceptives et peuvent aussi mourir avant ou après terme malgré nos désirs de pérennité.
L'utopie est à la politique ce qu'est le fantasme à l'amour. Elle en est l'énergie. Pas de politique sans utopie. Mais son règne condamne tout politique, car il n'y a de politique que de pouvoir.
L'utopie libertaire conçoit une organisation sociale où les rapports sociaux garantissent la mise en oeuvre de relations humaines fondées sur la complémentarité égalitaire des individus au service de leur liberté créatrice.
L'utopie anarchiste représente le carillon des possibles humains. Elle permet à l'humanité de s'entendre en concert.
Le danger est autant de renoncer à la course asymptotique que de confondre la course et sa direction. Notre seul bien est le réel, c'est-à-dire la politique (l'exercice des pouvoirs) et son rêve (de liberté et d'égalité).
Notre seul bien est le réel, constitué de l'écart entre désir et réalité. Le danger est de supprimer l'un des termes de ce qui reste à jamais une contradiction, celle qui nous fait vivre. Qui nous fait vivre désespérément, sans illusion, désabusés mais justement joyeux. Joyeux du libertaire improbable déjà, ici ou là, partiellement réalisé. Renonçant à l'absolu de la société idéale « anarchiste», nous goûtons le moindre rapport social libertaire et nous tentons d'élargir ses moments.
Ni dieu ni maître, disons-nous, c'est-à-dire pas de sauveur suprême. Il faut ajouter pas de sauveur du tout... car il n'y a pas de salut. Pas de salut au-delà de la vie, ici et maintenant. Pas de salut au-delà de la vie quotidienne.
Militons pour le présent et non pour l'absent.
La vie passe et nous n'attendons pas de compensation hors d'elle, hors de celle que nous inventons et bâtissons nous-mêmes, effectivement, à chaque instant.
Vivons désespérément pour vivre joyeux maintenant.
L'anarchie est pour nous une manière de goûter le monde et non de mourir la gueule ouverte.
Jacinte Rausa (infirmière),
Michel Negrell (psychanalyste)
Roger Noël Babar (éditeur)