Iztok
Résistances anarchistes en URSS dans les années 1920-1930
L'écrasement définitif des anarchistes russes est communément daté de 1921. Cette année-là, le mouvement makhnoviste est vaincu par l'Armée Rouge, et la Commune de Kronstadt, dernier sursaut de l'esprit libertaire de 1917, est noyée dans le sang par Trotsky et consorts. La plupart des ouvrages traitant de l'anarchisme en Russie et de son histoire s'arrêtent à cette date ou ne traitent que très superficiellement les années suivantes, sans jamais aller plus loin que 1937, année qui voit la disparition des grandes figures de la révolution. Mais l'activité des anarchistes en U.R.S.S. n'a jamais cessé jusqu'à nos jours, bien que très réduite et que souvent, de par la nature même du régime soviétique, son théâtre habituel fut la prison ou le camp.
Après 1921, toute propagande anarchiste est sévèrement réprimée, hormis quelques exceptions tolérées par le régime et destinées à lui conférer une image libérale : les librairies et les éditions Golos Trouda de Moscou et de Pétrograd, la Croix Noire anarchiste et le musée Kropotkine. Les éditions Golos Trouda publient ainsi les oeuvres complètes de Bakounine et un livre d'Alexis Borovoï sur l'anarchisme en Russie. Le musée Kropotkine ouvre en 1921, après la mort du célèbre anarchiste, dans sa maison de Moscou, à l'instigation d'un groupe d'anarchistes et de sa veuve. Enfin une organisation, la Croix Noire, qui a pour but de secourir les anarchistes emprisonnés, est, elle aussi, tolérée, mais son activité est très faible. Ces institutions sont autorisées par le pouvoir soviétique uniquement parce qu'il y trouve intérêt. Elles n'existent ou ne sont actives qu'à Leningrad et à Moscou, vitrines de l'U.R.S.S. vers l'étranger.
En province, rien n'est possible : la littérature anarchiste tolérée à Moscou y est interdite. Par exemple, les oeuvres de Kropotkine sont saisies à Iaroslav, des livres de Golos Trouda à Kharkov. La Tchéka puis le G.P.U. les utilisent pour repérer plus facilement les sympathisants anarchistes. Il y a en permanence des indicateurs à la Croix Noire et tous les visiteurs du musée Kropotkine sont photographiés à leur insu [1]. Quoi qu'il en soit, leur marge d'action sera toujours limitée. En 1926, Golos Trouda publie une brochure pour le 50e anniversaire de la mort de Bakounine, avec l'autorisation de la censure. Mais à sa sortie, le G.P.U. la confisque et la brûle. Un des membres de Golos Trouda, Oukhine, est arrêté puis relégué à Tachkent pour avoir diffusé des exemplaires de cette brochure (le motif exact de la condamnation est " distribution de littérature illégale ") [2]. Avec l'affermissement du pouvoir de Staline, ces institutions légales vont peu à peu devenir inutiles. La Croix Noire est dissoute dès 1925 et ses principaux animateurs sont emprisonnés. Les librairies de Moscou et de Leningrad sont fermées en juin 1929, à l'issue d'une vague d'arrestations qui frappe les milieux anarchistes. Le motif officiel de cette rafle est la publication d'un livre, la Dictature bolcheviste et le point de vue anarchiste [3]. Le musée Kropotkine ne ferme qu'en 1938, à la mort de sa veuve. Mais ses principaux animateurs avaient déjà disparu lors des grandes purges [4].
Parallèlement à l'activité légale, une activité clandestine se poursuit malgré la surveillance constante du G.P.U. On en trouve l'écho pour les années 1922-23 et à Petrograd et à Moscou dans les chroniques de la répression, que l'on peut lire dans les journaux libertaires de l'étranger.
En 1924, un groupe anarchiste relativement actif existe parmi les ouvriers de Petrograd, mais il doit cesser son activité quand son existence est découverte par la police politique [5]. La même année, Nicolas Lazarévitch organise avec quelques autres ouvriers anarchistes un groupe anarcho-syndicaliste à l'usine Dynamo de Moscou qui publie plusieurs tracts (contre les baisses de salaire, contre l'accord économique entre l'Angleterre et l'U.R.S.S., contre les campagnes tayloristes, en présentant toujours une alternative syndicaliste-révolutionnaire). Les tracts sont semés la nuit sur les établis de l'usine, collés sur les affiches officielles, lus en public ou transmis sous le manteau. Le groupe est finalement repéré et démantelé par les arrestations [6]. En province aussi, une activité clandestine persiste. En Ukraine, plusieurs groupes existent à cette époque dans les villes et parmi les paysans. Certains publient des tracts. En 1924, le " Groupe d'anarchistes du sud de la Russie " fait parvenir un long document sur la situation à leurs camarades exilés. C'est leur seule activité connue [7]. Cette faible propagande semble pourtant avoir eu quelques résultats : la vague de grèves qui secoue Moscou et Petrograd en août et septembre 1923 est due en grande partie aux mencheviks, mais dans plusieurs cas aux anarchistes.
En règle générale, les groupes dont on apprend l'existence sont ceux qui sont découverts par la police secrète. Elle en démantèlera jusqu'au début des années trente, et il y aura ensuite une interruption d'une quinzaine d'années. En 1925, un groupe anarchiste composé de tailleurs est exilé de Moscou pour avoir mené une lutte contre les " spécialistes " d'une fabrique, protestant essentiellement contre les hauts salaires attribués à ceux-ci [8]. A la fin de l'été 1926, un groupe de plusieurs dizaines d'anarchistes est arrêté à Leningrad pour propagande illicite [9]. En mai 1928, une cinquantaine d'ouvriers libertaires de la même ville sont arrêtés à la suite de la circulation d'un tract anarchiste [10]. En 1930, un groupe anarchiste est démantelé à Tchélianbinsk : il disposait d'une imprimerie clandestine qui éditait des textes anarchistes, étrangers notamment, et entretenait des relations suivies avec l'extérieur [11].
Il y a en outre une notable activité individuelle. A l'occasion de l'affaire Sacco et Vanzetti, exploitée à fond par la propagande communiste, certains anarchistes se manifestent : Nicolas Beliaeff et Artèrne Pankratoff, en exil à Ksyl-Orda au Turkestan, sont arrêtés puis déportés en Sibérie, pour avoir pris la parole à un meeting. Ils protestaient qu'un camp d'aviation fût baptisé des noms de Sacco et Vanzetti, alors qu'en U.R.S.S. aussi les anarchistes étaient emprisonnés et persécutés [12]. Un autre anarchiste, Warchavski, est emprisonné à la même époque car il possède des brochures, éditées clandestinement à l'occasion de leur exécution, qui dénonçaient l'exploitation de l'affaire par le régime soviétique. On connaît encore l'activité d'Ivan Kologriv, docker anarchiste condamné en 1930 pour agitation antimilitariste [13]. En 1931, Bestoujev, anarchiste bolcheviste (c'est-à-dire apportant un soutien critique au régime) est licencié de son entreprise, parce qu'il refuse, conformément à ses opinions anarchistes, de participer à l'élection du soviet local [14].
L'activité d'anarchistes en liberté ne dépasse pas le début des années 30. Avant même les grandes purges staliniennes qui vont décimer les révolutionnaires (pas uniquement), les seules informations qui parviennent à filtrer d'U.R.S.S. concernent les anarchistes qui sont en prison ou en exil. Et quand, de nouveau, une activité anarchiste aura lieu en dehors des camps, vers la fin des années 40, elle sera non plus le fait de vétérans de 1917, mais au contraire de jeunes nés en Russie soviétique.
Le système répressif mis en place par les communistes a naturellement conduit la plus grande partie des militants anarchistes actifs en prison, en déportation ou en relégation. Mais ils n'ont pas abandonné la lutte, même si le but n'était plus la révolution, mais la résistance à l'arbitraire pénitentiaire. Ils participent, avec les courants socialistes de la Révolution, socialistes révolutionnaires et sociaux-démocrates, à la lutte pour conserver les avantages du statut de prisonnier politique hérité du tsarisme : pas de travail forcé, correspondance libre, circulation libre dans le camp à toute heure du jour et de la nuit.
A partir de 1921, les prisonniers politiques sont internés aux îles Solovki, dans la mer Blanche, dans un ancien monastère. Sont rassemblés là tous les courants politiques persécutés à l'époque, et donc de nombreux anarchistes. Ils ont à cette époque le même statut qu'au temps du Tsar. En décembre 1923, alors que l'archipel est coupé du reste du monde par l'hiver, certains avantages sont supprimés : limitation de la correspondance et diverses autres choses, dont surtout la permission de sortir des bâtiments après 6 heures du soir. En guise de protestation, des volontaires socialistes-révolutionnaires et anarchistes projettent de sortir dès le premier jour après 6 heures du soir. Mais avant même l'heure du couvre-feu, les soldats tirent sur les prisonniers qui se trouvent dehors. Il y a six morts et plusieurs blessés. Après cet " incident ", le régime politique est maintenu. Fin 1924, de nouvelles menaces pèsent sur le statut politique. Toutes les fractions politiques s'entendent de nouveau pour exiger l'évacuation de l'archipel avant l'arrêt de la navigation, en menaçant de faire une grève de la faim collective. Moscou repousse l'ultimatum et la grève commence. Toutes les personnes valides la font. Des médecins choisis parmi les détenus surveillent chaque gréviste de la faim. Mais les autorités qui sont indifférentes à cette grève se contentent d'attendre. Après quinze jours, des dissensions se font sentir parmi les participants qui sont nombreux et les courants qui sont divers. Un vote secret se prononce pour l'arrêt de la grève. Ce n'est pas une victoire, sans être une défaite : le régime politique sera maintenu [15].
Au printemps 1925, les Solovki sont évacués. En fait, c'est une manœuvre des autorités pour briser la résistance. Les "starostats" (prisonniers élus par chaque fraction politique et chargés de parlementer avec les autorités) sont internés à l'isolateur de Tobolsk, tandis que le reste des prisonniers est incarcéré à l'isolateur de Verkhné-Ouralsk. La Tchéka applique l'adage " diviser pour régner " en multipliant les lieux de détention : outre Tobolsk et Verkhné-Ouralsk, il existe d'autres isolateurs politiques à Iaroslav, Verkhné-Oudinsk Souzdal, de plus les îles Solovki sont réutilisées comme camp dès 1926, sans compter les nombreux lieux de déportation ou de relégation en Sibérie ou en Asie centrale [16]. On possède quelques données chiffrées sur ces prisons : il y avait à Verkhné-Oudinsk, en 1927, 200 prisonniers dont 80 sociaux-démocrates, 60 anarchistes et 38 socialistes sionistes, le reste étant sans parti. A Verkhné-Ouralsk, en 1928, sont internés 189 détenus dont 30 anarchistes. A l'arrivée de Ciliga dans cette prison en 1930, on relève 140 communistes (trotskystes) pour 50 anarchistes et socialistes. A son départ en 1933, il y a 180 communistes pour 80 anarchistes et socialistes [17].
L'histoire de la résistance anarchiste dans les prisons n'est plus qu'une succession de provocations de l'administration pénitentiaire et de répressions. En 1926, Grigoriev, paysan anarchiste, tente de se suicider par le feu parce qu'il ne supporte plus d'être isolé dans une cellule et d'être privé d'activité. Une grève de la faim de sept jours est menée par les autres détenus, en vain, pour qu'il soit mis dans la même cellule que l'anarchiste Kalimassov. Grigoriev réussira sa deuxième tentative de suicide [18]. La même année, à Tobolsk, les gardiens provoquent les anarchistes de la cellule N° 6 en refusant de les amener aux lavabos comme chaque matin. Pour protester, ils renversent en milieu d'après-midi leur baquet plein, dans le couloir. La cellule se déclare collectivement responsable de cet acte, tous sont punis et une grève de la faim est entamée. Le neuvième jour, le directeur lève la punition, mais comme il faut des coupables, il fait transférer deux prisonniers à Moscou. Ils paient pour les autres : accusés de désobéissance, ils sont envoyés aux Solovki [19]. Ces deux exemples parmi tant d'autres illustrent parfaitement le climat qui régnait alors dans les prisons soviétiques.
La plus grande partie des détenus évacués des îles Solovki en 1925 s'est retrouvée à Verkhné-Ouralsk. La résistance pour le maintien du statut politique se poursuit, malgré les défaites : la circulation entre les cellules est interdite ; les " starostats " sont réélus, mais ils ne peuvent plus entrer en contact avec les détenus d'autres cellules que la leur. Le cloisonnement entrave la lutte. Vers 1928, une nouvelle grève de la faim a lieu à la suite d'un incident. Mais l'atmosphère n'est plus la même qu'aux Solovki. Une intervention des gardiens, qui passent à tabac les grévistes, provoque la fin du mouvement qui n'a rien obtenu [20]. En avril 1931, une sentinelle tire sur un détenu trotskyste debout près de la fenêtre de sa cellule et le blesse gravement. Les 150 détenus communistes entament une grève de la faim, et quelques anarchistes se joignent à eux par solidarité. Au bout d'une semaine, la grève est suspendue pour laisser le temps à Moscou de répondre aux revendications. La réponse n'étant pas donnée au bout de deux mois, le mouvement reprend et après onze jours se termine victorieusement. Ciliga, qui a participé à cette grève, mentionne aussi deux autres tentatives de lutte en été 1929 et en février 1930 qui ont été réprimées par la force, et encore une un peu plus tard, en mai 1933, pareillement réprimée. Il parle des anarchistes comme de prisonniers toujours prêts à soutenir n'importe quel groupe pour lutter contre l'administration. C'est parmi eux qu'il y avait le plus de décès lors des grèves de la faim [21].
Les maigres avantages qui restent aux prisonniers politiques s'effilochent progressivement. Dès 1934 par exemple, les livres interdits depuis longtemps en U.R.S.S., mais encore tolérés dans les prisons politiques, sont confisqués : Trotsky, Bakounine, Kropotkine en ce qui concerne les auteurs politiques [22]. En janvier 1937 se déroule à l'isolateur de Iaroslav la dernière grève de la faim collective des prisonniers politiques des Solovki. Les ultimes rescapés présentent leurs revendications de toujours : élection de " starostats ", libre circulation entre les cellules, etc. Après quinze jours de grève, ils sont nourris artificiellement, mais obtiennent quelques avantages qui leur seront repris quelques mois après. C'est la dernière manifestation collective des anarchistes, des socialistes-révolutionnaires et des sociaux-démocrates emprisonnés lors de la révolution [23].
La solidarité entre les anarchistes et les courants socialistes est très forte en prison comme en relégation. Cette longue lutte menée unitairement pendant près de quinze ans en est la preuve. Il y a d'autres cas d'entraide : par exemple à Tchimkent, jusqu'au début des années 30, les relégués socialistes-révolutionnaires, sociaux-démocrates et anarchistes alimentent une caisse secrète pour leurs camarades du Nord. En effet, si l'on trouve facilement du travail à Tchimkent, même quand on est relégué, c'est tout différent dans le nord sibérien, où de nombreux déportés n'ont aucun moyen de subsistance [24].
Voici une chanson anarchiste populaire dans les camps :
A bas la cellule des bolchevicks.
Nous croyons fermement à la violence,
A la solidarité de nos chansons et nos baïonnettes.
A bas, à bas murmurent les forêts et les steppes,
Nous briserons les chaînes du communisme
Et ce sera notre dernier combat.
[1] " La situation actuelle en Russie ", in Revue anarchiste, 1924.
[2] Le Libertaire, 10-&27.
[3] Le Libertaire, 12-10-29.
[4] " La situation actuelle en Russie ".Paul Avrich, Les anarchistes russes.
[5] " La situation actuelle en Russie ".
[6] Nicolas Lazareviteh, Ce que j'ai vécu en Russie.
[7] " La situation actuelle en Russie ".
[8] Le Libertaire, 9-10 25.
[9] Le Libertaire, 21 4 27.
[10] Le Libertaire. 10 8 28.
[11] Arta Ciliga. Au pays du mensonge déconcertant.
[12] Le Libertaire, 01 5 28.
[13] Le Libertaire, numéro spécial, février 1931.
[14] Le Libertaire, 24 4 31.
[15] Alexandre Soljénitsyne, L'archipel du goulag./ C Millotine at Work.
[16] Le Libertaire, 20.5-27.
[17] Idem et Ante Ciliga, Au pays du mensonge déconcertant.
[18] Le Libertaire, 04 3 27
[19] Le Libertaire, 27-5-27.
[20] L'archipel du goulag.
[21] Au pays du mensonge déconcertant.
[22] Idem.
[23] L'archipel du goulag.
[24] Idem