Henri Simon
Les États-Unis et "leurs" guerres
L’effet boomerang de la privatisation et des nouvelles technologies
Se battre contre une « guerre du peuple »
Une armée de mercenaires triés sur le volet, mais…
Les limites des techniques « supérieures »
D’autres pertes, au-delà des chiffres
Se battre contre une « guerre du peuple »
Les guerres concomitantes en Irak et en Afghanistan, remarquables par leur durée (huit années pour la seconde guerre d’Irak, neuf pour celle d’Afghanistan) ont, outre ce caractère commun avec les guerres qui ont éclaté depuis la seconde guerre mondiale (huit pour la guerre d’Algérie, huit et six ans pour la guerre d’Indochine puis du Vietnam, dix ans pour l’ex-Yougoslavie), qu’elles ne sont et ne furent pas des guerres classiques d’État contre État mais des sortes de guerres intérieures (sans être des guerres civiles puisque d’autres États s’y sont impliqués) sans front bien défini, prenant la forme de guérillas. Schématiquement, on pourrait les définir comme les « guerres d’un peuple » contre la domination ou la tentative de domination d’une ou de plusieurs puissances étrangères.
Bien qu’elle puisse être critiquable, nous avons préféré la caractérisation de « guerre du peuple » empruntée à Clausewitz à celle de « guérilla », dont ces guerres prennent obligatoirement la forme. La différence avec les guérillas des pays d’Amérique latine ou la Résistance de 1942-1944 en France est que ces résistances nationales bénéficient d’un large soutien populaire. Sans remonter à cette guerre perdue de Napoléon Ier en Espagne, la comparaison peut se faire avec certaines guerres récentes de décolonisation (Algérie, Mozambique, Angola, Vietnam,etc.) où les mouvements armés d’indépendance n’ont pu se développer, se maintenir et triompher que par l’appui massif de la majorité de la population, bien qu’elle ne fût pas impliquée directement dans la lutte. D’autres théâtres d’opérations guerrières de moindre intensité (Somalie, Yémen, Soudan...), s’enlisant tout autant, relèveraient d’analyses identiques. Eu égard à cette intervention de troupes dotées d’un armement largement supérieur face à des combattants de l’ombre s’appuyant sur des armes souvent désuètes mais bénéficiant d’un large soutien populaire et, souvent, de conditions géographiques favorables à ce type de combat, on doit se référer à cette réflexion de Clausewitz pour analyser les conséquences des deux guerres actuelles :
« ...Il faut observer qu’une guerre du peuple en général doit être considérée comme une conséquence de la façon dont l’élément guerrier a brisé de nos jours les vieilles barrières artificielles…Une résistance aussi largement dispersée n’est évidemment pas apte à frapper de grands coups exigeant une action concentrée dans l’espace et le temps. Son action, comme le processus d’évaporation dans la nature physique, dépend de l’étendue de la surface exposée. Plus elle sera grande, plus étroit sera le contact avec l’armée ennemie, plus cette armée se dispersera et d’autant plus puissants seront alors les effets de l’armement populaire. Il ruinera les fondements de l’armée ennemie comme une combustion lente et graduelle. Comme il exige du temps pour produire son effet, il se crée pendant que les éléments hostiles se tâtent l’un et l’autre un état de tension qui se relâche peu à peu si la guerre populaire s’éteint sur certains points pour brûler lentement ailleurs ou bien conduit à une crise si les flammes de cette conflagration générale embrasent l’armée ennemie et l’obligent à évacuer le pays avant d’être complètement détruite… »[1]
Quelles que soient l’importance et la nature des troupes engagées (armée professionnelle ou du contingent, mercenaires, supplétifs),[2] quel que soit l’équipement technique de ces troupes,[3] les combats sur ces deux lieux d’affrontement ont pris des formes particulièrement cruelles qui, par leur intensité et leur durée, ont eu des répercussions sur le moral des troupes comme sur le recrutement et, pour ces raisons, des incidences financières[4] sur l’économie nationale. Ces conséquences se traduisent sur le plan politique, intérieur et extérieur, par la révélation de l’impuissance de la prétention dominatrice de la ou des puissances engagées dans ces conflits. Ce qui entraîne (à la fois cause et conséquence) cette lente dégradation de l’ensemble des facteurs sans lesquels aucun État ne peut mener des guerres de cette nature.
Les deux guerres qui perdurent en Irak et en Afghanistan, dans lesquelles interviennent un cartel d’États sous l’égide des États-Unis,[5] n’échappent pas à ce phénomène de désagrégation. Nous n’examinerons ici ni l’incidence du gouffre financier sur l’économie des États et du monde, ni les conséquences sur la géopolitique mondiale, mais seulement les effets pervers aux multiples rebondissements sur l’engagement militaire lui-même pour les États-Unis, dont les troupes représentent encore 90 % des forces armées dans ces guerres.
Une armée de mercenaires triés sur le volet, mais…
On pourrait penser qu’une armée de mercenaires formée d’engagés volontaires serait mieux à même de supporter les « horreurs de la guerre » (celles qu’ils commettent et celles qu’il subissent). Relativement aux États-Unis, on doit considérer qu’une bonne partie de ceux qui s’engagent « pour tuer et éventuellement être tués » le font pour des raisons économiques, séduits par les « avantages » que les recruteurs leur font miroiter. Mais on doit aussi relever le caractère hétéroclite de ceux qui ont été envoyés ainsi pour assurer la « présence américaine » dans cette partie du monde. Outre l’armée de métier, spécialement entraînée pour toute guerre mais comptant avant tout sur les performances de la technique moderne, on se trouve devant un patchwork assez hétéroclite et vulnérable de cette « présence militaire » : Garde nationale formée de volontaires locaux pour assurer la paix intérieure et peu préparée à ce type de conflit, mercenaires privés baroudeurs attirés par l’appât du gain, et supplétifs recrutés hors pays musulmans à coup de véritables escroqueries.
Tous pourtant sont unis par la connaissance des conditions dans lesquelles se déroulent ces guerres et des risques qu’elles représentent. Comme dans d’autres domaines, le rôle des moyens modernes de communication devient essentiel dans cette diffusion des faits et méfaits de la guerre, dans ses exactions autant que dans les conséquences individuelles physiques, psychologiques, familiales et sociétales ; ce qui est relayé pour une grande diffusion par les médias traditionnels, brisant ainsi le mur du silence que la censure pouvait autrefois construire effectivement autour de la guerre.[6] Ce qui fait que la presse américaine contient des rapports fréquents :
sur les limites de la supériorité technique face à l’artisanat de cette résistance « populaire », qui se traduisent par une disproportion nouvelle entre les tués et les blessés de toutes sortes ainsi que par une autre disproportion entre les victimes militaires et les victimes civiles de « bavures » dues, souvent, à cette supériorité technique aveugle ;
sur la présence constante où qu’on soit d’un risque de blessure et de mort venant de dangers inconnus et imprévisibles, qui font que les traumatismes psychiques laissent des séquelles telles que le « retour à la vie civile » est totalement perturbé ;
sur les conséquences de cet ensemble directement sur les suicides de militaires, sur les désertions et indirectement sur le tarissement du recrutement de militaires professionnels, recrutement d’autant plus nécessaire que ceux qui sont en fonction sont éliminés ou bien se dérobent, ce qui modifie aussi les données politiques de l’engagement dans ces guerres.
Il importe de reprendre chacun de ces points.
Les limites des techniques « supérieures »
Les limites des techniques utilisées par l’armée ne résident pas tant dans le nombre de tués, dans la disproportion entre tués et blessés, dans le nombre des traumatisés et leurs séquelles physiques, mais surtout dans la persistance de l’angoisse permanente vécue pendant leur engagement dans un pays totalement hostile. De nombreux témoignages évoquent cette présence obsédante de dangers qui peuvent surgir à chaque instant de n’importe où et de n’importe qui. Déjà traumatisante en elle-même, cette obsession conduit, en ré- action, à commettre des actes plus ou moins barbares. Une hantise qui ne fait plus aucune distinction entre les êtres humains qui apparaissent comme des ennemis mortels et doivent être traités comme tels.
Constatant cette situation, un général peut témoigner : « Le plus grand défi pour l’armée, c’est que sa force de volontaires s’affronte à un terrorisme inconnu. La plupart des soldats en sont maintenant à leur troisième ou quatrième engagement au combat, et un rapport de l’armée montre que leur santé mentale se détériore chaque fois plus. »[7] Un déserteur en arrive à déclarer : « J’ai fait assez de recherches pour arriver à la conclusion que ce qui arrive en Irak n’est pas l’équivalent de la seconde guerre mondiale mais seulement un massacre… Nous ne sommes pas les combattants de la liberté qu’on imaginait. » Un médecin militaire de haut rang pose la question à un autre niveau, qui a des implications beaucoup plus générales que les considérations militaires, mais concerne l’attitude des Américains par rapport au système lui-même : « Comme nation, le niveau de notre santé mentale n’est pas ce dont nous aurions besoin et l’armée souffre du même problème ». Corroborant les réflexions de Clausewitz sur les guerres populaires, voici le commentaire d’un responsable d’un centre psychologique de Fort Wood, se basant sur son expérience : « Les temps changent lentement, on sent l’édifice se fissurer et les militaires émettre des réserves sur les engagements passés et présents », alors qu’un autre psychologue souligne : « Nous sommes arrivés aux limites d’un système. »
D’autres pertes, au-delà des chiffres
Le rapport du nombre de blessés au nombre de tués, qui était de 2,6 lors de la guerre du Vietnam s’élève à 15 (si l’on y inclut tous les participants publics ou privés aux deux guerres Irak et Afghanistan). Et ce dernier chiffre est certainement en deçà de la réalité, car d’une part les victimes de traumatismes psychiques hésitent à se déclarer comme tels et d’autre part, pour éviter d’avoir à verser des pensions, l’armée libère sans aucune prise en charge des dizaines de milliers de militaires traumatisés, alléguant de prétendus troubles psychiques préexistants à leur incorporation.
« L’armée a pris mon mari et celui qu’elle m’a rendu après son retour d’Irak n’est plus le même. Sa personnalité a changé. Il a fallu que nous fassions à nouveau connaissance. Les enfants avaient peur de lui. Il souffre de stress post-traumatique… Il ne peut plus conduire. Il ne supporte plus qu’on le double »[8] (allusion au fait qu’en Irak une voiture qui double peut être occupée par des tireurs et porter la mort). Les témoignages abondent de ces traumatismes qui minent et détruisent les familles ; le nombre d’enfants de militaires présentant des troubles mentaux a doublé depuis le début de la guerre en Irak.
C’est l’ensemble de la vie sociale qui est déréglée et des centaines de milliers de vétérans des deux guerres souffrant de maladies mentales ont quitté la vie militaire et cherchent à réintégrer la vie sociale. Il y aurait ainsi plus de 500 000 ex-militaires parmi les SDF qui dégringolent dans la précarité beaucoup plus rapidement que ce que l’on avait noté pour les vétérans de la guerre du Vietnam.[9] On estime qu’un bon tiers de ceux qui reviennent d’Irak se trouvent dans une grande détresse mentale et ont besoin d’un soutien.[10] Bien sûr ces troubles s’expriment déjà dans la vie militaire. Un psychologue militaire note : « Ils ne respectent pas les consignes, y viennent saouls ou drogués, ne saluent pas, etc. »
Les soldats revenant d’Irak présentent un taux exceptionnellement élevé de conduites délictueuses dans leur ville de résidence, que l’on peut attribuer à ce qu’ils ont pu vivre dans l’armée, depuis une discipline laxiste par rapport aux exactions jusqu’aux meurtres aveugles sur les lieux de guerre.[11] Ces troubles traumatiques baptisés PTSD (Post Traumatic Stress Disorder) n’entraînent pas seulement des troubles familiaux et sociaux, des dépressions et autres problèmes mentaux, l’usage de drogues et d’alcool[12] mais aussi des atteintes à sa propre vie et à celle des autres dans des accès de folie. Le militaires de toutes sortes en Irak ou en Afghanistan ou en revenant présentent un taux élevé de suicide ou se livrent à des meurtres individuels ou collectifs contre d’autres membres de l’armée. On a vu réapparaître en novembre 2005 au moins un cas d’ une pratique de la guerre du Vietnam le « fragging » dont furent victimes deux officiers. Dans un autre cas à Fort Wood (Texas) une nouvelle recrue en instance de départ pou l’Irak tire dans le tas faisant 13 morts et 30 blessés.
L’armée américaine est particulièrement attentive aux tendances suicidaires chez ses recrues. Toute une batterie de psy a été déployée pour déceler et prévenir les dépressions y conduisant. Mais cela ne semble pas spécialement efficace, puisqu’en juin 2010 un article de la grande presse révélait un taux de suicides au plus haut[13] ; pour chaque suicide, on compte cinq hospitalisations pour tentatives de suicide, sans prendre en compte les drogués de toute sorte victimes d’overdoses ou devant être désintoxiqués.
Les refus des uns et des autres
S’il ne s’agit le plus souvent que d’actes individuels et isolés (ou du moins présentés comme tels), les plus conscients du sale boulot (certains d’entre eux ont peut-être cru au début à leur « mission ») peuvent :
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refuser certains ordres en les jugeant suicidaires. Ainsi, en 2008, 24 soldats néerlandais ont refusé d’exécuter un ordre, mais on ne parle pas encore de mutinerie ;[14]
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s’arranger par des combines pour ne pas repartir pour un tour à la guerre, c’est particulièrement valable pour ceux de la garde nationale ;[15]
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déserter : de 1 569 en 1995, le nombre des désertions est passé à 4 739 en 2001 ; de 2000 à 2006, 3 200 militaires ont déserté (1 % des effectifs engagés, contre 3,46 % dans la seconde guerre du Vietnam), mais en novembre 2010 le nombre de ces désertions aurait triplé. Le problème de l’asile ne se pose pas, pour les déserteurs d’aujourd’hui, dans les mêmes termes que pour leurs prédécesseurs d’il y a quarante ans. Le Canada n’est plus une terre d’asile et une directive européenne n’autorise à accueillir un déserteur que si le conflit qu’il fuit est mené d’une manière « illégale » au regard du droit international. On se doute de l’attitude des pays européens sur ce point, vu leur engagement dans ces guerres.[16]
L’ampleur des problèmes que nous venons d’examiner semble justifier les sanctions relativement légères qui frappent les déserteurs lorsqu’ils se font prendre : alors qu’en temps de guerre, la désertion est punie de mort, les déserteurs repris ne risquent actuellement que des peines de prison de neuf à dix-huit mois.
Un effet boomerang des guerres sans nom
Tout cet ensemble de faits et méfaits et les conséquences de ces guerres font que l’armée a de plus en plus de mal à trouver de nouveaux engagés alors, que par l’effet de pertes de toute nature et l’enlisement des conflits, il devient de plus en plus nécessaire d’envoyer de la viande fraîche massacrer et se faire massacrer. Sans aucun doute la médiatisation, facilitée par l’essor des moyens de diffusion individuels, joue-t-elle un grand rôle dans une résistance diffuse à ces guerres, mais ce serait inverser le problème que de considérer qu’elle est la cause de cette « prise de conscience ». Cela rejoint la constatation que les Américains « ne sont pas à la hauteur » : une guerre ne peut être menée par un État que s’il y a un ennemi clairement identifié et un consensus de la majorité de la population.[17] Or, c’est loin d’être le cas avec ces deux guerres et cela se traduit d’abord par ces difficultés de recrutement.
Les États-Unis se trouvent dans une sorte de cercle vicieux : il leur faut trouver de plus en plus de recrues ; en dehors même de leurs problèmes financiers, ils sont contraints, à cause des facteurs que nous venons d’examiner, d’être de plus en plus « tolérants » dans ce recrutement et de confier à la sous-traitance le plus possible de tâches logistiques et même directement de combat. Le résultat est qu’avec des recrues moins fiables tous les problèmes évoqués se trouvent décuplés et l’on ne peut s’empêcher de penser à la « combustion lente et graduelle » dont parle Clausewitz qui pousse à évacuer le pays afin d’éviter une destruction totale.
On peut voir également les conséquences psychologiques d’ensemble de ces guerres dans une sorte de méfiance diffuse vis-à-vis des vétérans, non seulement dans leurs difficultés d’insertion, mais dans une sorte de peur que, conditionnés comme ils l’ont été, ils ne commettent des actes répréhensibles – ce qui est en partie avéré. Une des formes de répression globale, à la fois contre les intéressés et contre cette sorte de rejet diffus de la guerre, se trouve dans la pression qu’exercent des officiers chrétiens fondamentalistes pour contraindre les recrues à suivre les offices religieux ; on peut penser qu’il existe un réseau clandestin de ces fondamentalistes tentant d’instrumentaliser la religion comme base d’une guerre sainte religieuse.
Ce n’est pourtant pas faute d’avoir élargi, en vain, les critères stricts de recrutement. Le plafond d’âge des engagements a été porté de 35 à 42 ans, les incitations financières multipliées (prime, soins médicaux, enseignement, etc.), la prospection étendue à tous les territoires sous contrôle américain (notamment les îles du Pacifique), l’évaluation de la santé mentale rendue laxiste.[18] Le recrutement a toujours été en retard sur les nécessités. La crise et le chômage, habituels pourvoyeurs de chair fraîche pour la guerre, ne contraignent plus les plus pauvres à ces solutions de désespoir.[19] Même la partie la plus pauvre de la population, les Afro-Américains, n’est plus « séduite » par des promesses fallacieuses de promotion sociale[20] : ils formaient 23 % des nouvelles recrues en 2000, ils n’en sont plus que 12 % en 2006.
Un autre facteur rend difficile ce recrutement sélectif : une armée moderne basée sur l’utilisation de techniques de plus en plus sophistiquées demande des recrues de plus en plus instruites ou tout au moins possédant un certain niveau d’instruction. Il est difficile à l’armée de transiger sur ce point car toutes les tâches subalternes ne requérant que peu de qualifications ont été sous-traitées au privé. Un rapport récent déplore le niveau très bas de ceux qui n’ont fait que des études secondaires : 23 % des postulants sont rejetés parce qu’ils n’ont pas le niveau requis. Cette sélection se superpose à une sélection primaire qui a rejeté 75 % des candidats pour incapacité physique, pour avoir été condamné ou n’être même pas entré dans l’enseignement secondaire.[21]
Une des solutions pour parer à ce manque d’effectifs serait de rétablir le service militaire obligatoire. Certains y ont pensé mais cette suggestion a été rapidement rejetée, eu égard à la leçon de la guerre du Vietnam et aux considérations sur le « mental » des Américains, en fait la résistance diffuse à ces guerres.[22]
La seule issue est dans la sous-traitance de tout ce qui peut être sous-traité. C’est la première fois dans des guerres de cette importance qu’autant de participants ne sont pas tenus par un engagement direct individuel envers l’État impliqué dans le conflit (que cet engagement soit patriotique ou lucratif), mais liés seulement à une société commerciale par le biais d’un simple contrat de travail. Cette sous-traitance concerne d’abord les mercenaires privés dont on connaît mal le nombre et dont les méfaits défraient régulièrement la chronique.[23]
Mais ce ne sont pas les seuls car toute la logistique est de plus en plus assumée, à travers des sous-traitants, par des civils recrutés partout dans le monde avec des procédés particulièrement odieux – avec comme limite l’exclusion des ressortissants musulmans, afin d’éviter des infiltrations d’ennemis [24]. Depuis l’Inde, le Népal (10 000 Népalais seraient esclaves rien qu’en Irak) ou les Philippines, les proies sont attirées par des promesses de salaires allant jusqu’à 1 000 dollars mensuels pour travailler dans les émirats... et se retrouvent en Irak, ayant signé des documents auxquels elles ne comprennent rien. Comme ces hommes sont utilisés jusque dans des zones de combat, 22 000 d’entre eux se retrouvent blessés, invalides (on ne divulgue pas le nombre de tués). On sait peu de chose sur les grèves qui ont éclaté en Irak même parmi ces esclaves de ces « guerres modernes ». Mais il est vraisemblable que, là aussi, la médiatisation de ces méfaits tarira cette source de supplétifs de guerre dont le recrutement (pensaient les stratèges politiques) pouvait permettre de surmonter l’impasse de ces deux guerres. Au contraire, en introduisant de nouveaux problèmes, cette politique n’a fait que fermer encore plus les issues.
Au terme de l’ensemble de ces constatations sur le point particulier de l’impact des guerres d’Irak et d’Afghanistan (même si nombre des exemples concernent l’Irak mais peuvent s’appliquer tout autant à l’Afghanistan), sur la population américaine, nous estimons qu’il n’est qu’un élément parmi d’autres facteurs totalement interdépendants . Bien sûr il y a un devenir que personne n’est à même de discerner tant les différents aspects de la crise du capitalisme, dont un seul est présenté ici dans le cadre des États-Unis sont pris dans des incertitudes. Précisément, ce qui peut ne paraître qu’un exemple parmi d’autres montre qu’il n’y a pas de solution miracle et que les mesures, prises forcément au jour le jour, pour résoudre un des problèmes spécifiques ne font en fait que l’aggraver.
[1] De la guerre, Carl von Clausewitz, livre VI, chapitre XXVI, « L’armement du peuple » (écrit entre 1816 et 1830). On peut aussi voir sous cet angle de l’armement du peuple cet article concernant la seconde guerre d’Irak : « La dispersion de l’armée d’Irak a laissé 40 000 hommes sans ressources et amers, mais armés, entraînés et prêts à l’insurrection » (« Lost in Iraq : the illusion of an American strategy », Financial Times, 10 août 2007).
[2] Il est difficile de chiffrer les effectifs totaux engagés en Irak qui, sous différentes casquettes, appartiennent à ce qu’on considérait autrefois comme les éléments d’une armée nationale. Si les effectifs proprement militaires sous drapeau américain sont souvent donnés entre 150 000 et 200 000, les estimations du reste (mercenaires, supplétifs) paraissent particulièrement variables. Pour l’Afghanistan une référence indirecte : « Impossible de gagner en Afghanistan avec 150 000 soldats », Fondation pour la recherche stratégique, Le Monde du 27 février 2010 (« L’Afghanistan laboratoire militaire pour l’Europe »).
[3] « Soldats du futur, à partir de 2004, les fantassins américains seront équipés d’une panoplie électronique qui bouleversera les règles ancestrales de combat terrestre », Le Monde du 6 mars 2003. Il ne semble pas, sept ans après cette affirmation, que ces bouleversements aient eu un résultat quelconque sur le terrain.
[4] Un seul chiffre : « The three trillions dollar war – War’s spiralling cost inspires shock and awe » J. Stiglitz, Financial Times du 23 mars 2008 ; « An expensive war largely unfelt » (Washington Post du 8 mars 2007) ; « La lutte antiguérilla a absorbé les crédits de la reconstruction », Le Monde du 5 janvier 2006. Certains évaluent la charge présente de ces dépenses de guerre pour les États-Unis à 1 % du PIB contre 4 % pour la guerre du Vietnam.
[5] Pour des raisons diverses tant économiques que politiques, une bonne partie des États que les États-Unis avaient réussi à entraîner dans un soutien militaire, quoique limité aux deux guerres retirent peu à peu leur soutien laissant la quasi-totalité de cette charge aux Américains
[6] « Nous, soldats américains en Irak. A visage découvert sept militaires racontent leur quotidien surréaliste et aberrant dans un pays en guerre », Le Monde, 28 août 2001 ; « Soldiers protest wars », The Sun, 24 juin 2007 ; « The new Ernie Pyle – On Internet blogs, soldiers in Iraq offer an inside story of the war », Washington Post, 12 août 2005.
[7] « General finds suicide a frustrating enemy », Washington Post du 22 mai 2008. Le stress autant que les suicides est l’objet des préoccupations de l’armée. Un nouvel organisme, Defence Advanced Research Project Agency, doit analyser le niveau de stress de chaque combattant et dire si celui-ci est ou non en état de poursuivre sa mission. « Wars strain US military capability », Pentagone Report, Washington Post du 3 mai 2005. Des témoignages édifiants corroborant tout ce passage proviennent de vidéos tournées clandestinement tout comme des révélations de Wikileaks.
[8] « Invisible blast, indelebile wounds. Explosions of war are racking US troops with brain injuries both subtile and severe », The Sun, du 27 juillet 2008, témoignage direct d’un jeune agent de sécurité : « Beaucoup de ses amis de cette zone ouvrière victime de la désindustrialisation ont signé pour aller en Irak, mais quand ils en revinrent, c’était d’autres hommes. Ils n’avaient plus de relations avec quiconque, se renfermaient, se mirent à boire et fréquentaient seulement des vétérans dans leur genre, manipulaient tout le temps des armes… Ils avaient totalement cessé de fréquenter les centres d’aides psychologiques montés par l’armée pour les vétérans. »
[9] Le taux de chômage des ex-militaires est deux fois plus élevé que la moyenne nationale. « From serving in Irak to living on the street. Homeless vet number expected to grow », Washington Post, 5 mars 2006 ; « Vets return to fight and losing battle for jobs », The Sun, 6 décembre 2009 ; « Some soldiers return from war only to battle the system », Washington Post du 18 février 2002.
[10] « Veterans report mental distress ; about a third of returning from Iraq seek help », Washington Post du 1er mars 2006.
[11] « Crime rate of Veterans in Colo. Unit Cited ; soldiers tell newspaper a sharp rise in violent incidents after Iraq deployment », Washington Post du 28 juin 2009. Un vétéran ayant publié après son retour d’Irak, où il a été de 2006 à 2008, un essai, La guerre est une drogue, dans lequel il confesse que « tuer n’est pas seulement un acte que je voudrais faire, mais quelque chose dont j’ai réellement besoin pour que je puisse me sentir moi-même ». A cause de cette déclaration il a été pratiquement exclu, des études universitaires qu’il comptait poursuivre suite à son engagement dans l’armée.
[12] « Fort Hood has felt the strain of repeated deployments », Washington Post du 6 novembre 2009.
[13] Washington Post du 17 juillet 2010. Même les recruteurs de l’armée dont le nombre a été multiplié pour boucher les trous dans les programmes de renouvellement des troupes n’échappent pas à cette vague de suicide (“Why are army recruiters killing themselves ? », Time-CNN, 2 avril 2009).
[14] « 24 soldats néerlandais refusent un ordre en Afghanistan », Le Monde du 3 octobre 2008.
[15] « Thousands on reserve list seek delay or exemption on return to active duty », Washington Post du 18 novembre 2005.
[16] AWOL (Absence Without Official Leave) enregistre toutes les absences et pas seulement les désertions. « AWOL in America, when desertion is the only option », Harper’s Magazine, mars 2005.
[17] Clausewitz, op.cit. : « Le conflit entre les hommes dépend en réalité de deux éléments différents :le sentiment d’hostilité et l’intention hostile. »
[18] « Mentally ill sent into conflict », The Sun du 15 mai 2006 ; « US Army recruiters finding success in poverty pockets of the Pacific », The Nation, 31 juillet 2008.
[19] Washington Post, 3 mai 2005. Il y a même un effet boomerang de la crise sur le recrutement. L’armée a toujours proscrit l’engagement des candidats ayant un certain niveau d’endettement, car elle les considère comme vulnérables à la corruption et à la trahison. Le niveau d’endettement actuel de chaque Américain a contraint de relever le seuil de charges admises, mais malgré cela reste une des causes de la faiblesse de ce recrutement « Debt bars increased number of troops from oversea duty », The Sun, 20 octobre 2006.
[20] « The number of Blacks joining US military has plunged since the Irak and Afghanistan wars », AFP, 28 juin 2006. Ce fait a des causes complexes, même si l’armée américaine a la réputation d’être une des institutions les moins racistes à cause de la présence de Noirs à tous ses échelons . Le faible taux de recrutement de Noirs est dû plus à la réticence des classes moyennes, les Noirs classe ouvrière fournissant un contingent équivalent à celui des Blancs de même rang social.
[21] « AP News Break : nearly 1 in 4 fails military exam », Associated Press, Yahoo News, 5 janvier 2011. Ce taux est confirmé par un article récent de The Nation qui explique aussi que même les candidats ayant un diplôme universitaire échouent car leurs connaissances scientifiques sont rudimentaires, ce qui inquiète les dirigeants du point de vue économique.
[22] « The longer we stay in Irak, the more we become an impediment to Iraqi self rule and target for violent attack », The Sun du 7 mars 2006.
[23] ls seraient 50 000 aujourd’hui : « In US wars contractors meet escalating violence », Washington Post, 16 juin 2007. « En Irak, une guerre très chère et très meurtrière. Un rapport américain dénonce les méthodes de la société de sécurité Blackwater. », Libération, 8 octobre 2007. Chaque mercenaire recruté par Blackwater, la plus importante de cette centaine de sociétés (20 000 mercenaires, 10 avions et hélicos) coûte dix fois plus qu’un soldat de l’armée.
[24] L’effort de guerre implique un trafic illicite de travailleurs. Embaucher parmi les plus pauvres du monde (à l’exclusion des musulmans) pour tous travaux subalternes en Irak et Afghanistan, c’est l’essentiel des travaux de KBR filiale d’Halliburton, multinationale des services présidée par Dick Cheney, vice-président des États-Unis sous Bush.