Traduction de Jean-Pierre Laffitte (2007).
Gustav Landauer
Appel au socialisme
1.
Celui qui lance un appel en faveur du socialisme pense nécessairement que le socialisme est quelque chose qui n’existe pas ou pratiquement pas, qui n’existe pas encore ou qui n’existe plus. On pourrait objecter : « Naturellement, le socialisme n’existe pas, la société socialiste n’existe pas. Elle n’existe pas encore, mais il existe des tentatives pour y parvenir ; il existe des idées, des connaissances, des doctrines, relatives à la manière dont elle arrivera ». Eh bien non, ce n’est pas la manière de penser le socialisme auquel j’appelle ici. Je comprends plutôt sous le terme de socialisme une tendance de la volonté humaine et une idée des conditions et des moyens qui mènent à sa réalisation. Et je dis cependant : ce socialisme existe pour ainsi dire à peine, et dans un état plus lamentable que jamais. C’est la raison pour laquelle je parle à tous ceux qui veulent bien m’écouter, et j’espère que ma voix parviendra finalement aussi à ceux, nombreux, qui ne veulent pas m’écouter ; c’est pourquoi je lance un appel en faveur du socialisme.
Qu’est-ce que le socialisme ? Que veulent les hommes qui parlent de lui ? Et qu’est-ce qui se nomme ainsi aujourd’hui ? Dans quelles conditions, à quel moment de la société – ou comme on dit d’habitude, de l’évolution – peut-il devenir réalité ?
Le socialisme aspire à créer, à l’aide d’un idéal, une nouvelle réalité. Cela doit être dit en premier lieu, même si le terme d’idéal a été discrédité par de tristes hypocrites et des gens vulgaires au caractère faible qui se nomment volontiers des idéalistes, et puis par des philistins et des épiciers de la science qui se nomment volontiers des réalistes. À l’époque du déclin, de l’inculture, de l’absence de spiritualité et de la misère, il faut que ces hommes qui souffrent non seulement extérieurement mais avant tout intérieurement de cet état de choses qui les entoure, et qui veut les atteindre eux-mêmes jusqu’au cœur, dans leur vie, dans ce qu’ils pensent, ressentent et veulent, il faut que ces hommes qui se défendent contre tout cela possèdent un idéal. Ils comprennent le caractère indigne, opprimé, dégradant de leur situation ; ils éprouvent un dégoût indicible pour la misère qui les cerne comme un marais, ils possèdent une énergie qui les pousse en avant et donc une aspiration vers quelque chose de mieux, et c’est de là que monte en eux, dans sa grande beauté et sa perfection, une image d’une sorte de convivence humaine, pure et prospère, qui apporte le bonheur. Ils voient devant eux, à grands traits généraux, ce qui peut être si une partie d’abord petite, puis plus grande, et enfin très grande, des hommes le veut et le fait, si tout un peuple ou des peuples entiers se saisissent de manière ardente de cette nouveauté dans leur for intérieur et agissent dans la réalité extérieure pour l’accomplir ; et alors ils ne disent plus : cela peut être ainsi ; ils disent plutôt : cela doit arriver, il faut que cela arrive. Ils ne disent pas – s’ils comprennent l’histoire, qui s’est déroulée jusqu’à présent et qui nous est connue, des générations humaines, alors ils ne disent pas : cet idéal doit devenir réalité aussi simplement qu’il figure sur le papier, tel qu’il y a été imaginé et déterminé. Ils le savent très bien : l’idéal est l’ultime chose, et la plus extrême, en matière de beauté et de joie de vivre, que leur cœur, leur esprit, imagine. C’est un morceau d’esprit, c’est la raison, l’idée. Mais la réalité ne ressemble jamais à l’idée des individus ; ce serait ennuyeux s’il en était ainsi, si nous avions, par conséquent, un monde en double : une fois dans la pensée qui anticipe, une autre fois dans le monde extérieur exactement encore la même chose. Aussi, il n’en a jamais été ainsi et il n’en sera jamais ainsi. L’idéal ne devient pas réalité ; mais c’est grâce à l’idéal, et seulement grâce à l’idéal, que notre réalité se transforme à notre époque. Nous voyons quelque chose devant nous, et derrière ce quelque chose nous n’apercevons pas de meilleure possibilité ; nous discernons ce qui est au fin fond et nous disons : c’est ce que je veux ! Et donc tout est fait pour l’obtenir ; mais alors tout ! L’individu qui a eu cette sorte d’illumination se cherche des camarades et il les trouve ; il existe d’autres personnes qui ont aussi connu dans l’esprit, dans le cœur, comme une secousse et un orage ; il y a quelque chose dans l’air pour ses semblables ; il en trouve d’autres en revanche qui ne faisaient que somnoler légèrement, dont la compréhension était recouverte uniquement par quelque chose comme une fine membrane, et dont l’énergie ne connaissait qu’un doux engourdissement ; ils sont maintenant ensemble, les camarades se cherchent des moyens, ils parlent à d’autres plus nombreux, aux masses, dans les grandes villes, dans les villes plus petites, à la campagne ; la détresse extérieure aide à éveiller la détresse intérieure ; le mécontentement sacré se met en branle et s’agite ; quelque chose comme un esprit – l’esprit est l’esprit collectif, l’esprit est l’union et la liberté, l’esprit est l’alliance humaine, nous verrons cela encore plus explicitement – un esprit passe sur les hommes ; et là où est l’esprit, il y a le peuple, et là où est le peuple, il y a un coin qui pousse en avant, il y a une volonté ; là où il est une volonté, il y a un chemin ; le mot a de la valeur ; mais il n’y a de chemin que là. Et cela devient de plus en plus clair ; cela pénètre de plus en plus profondément ; le voile, le filet, la toile fangeuse de l’apathie sont soulevés de plus en plus haut ; un peuple s’unit, le peuple s’éveille ; il se passe des actes, on fait quelque chose ; des obstacles supposés sont reconnus comme n’existant pas et l’on peut sauter par-dessus, d’autres obstacles sont levés grâce à la force de l’union ; car l’esprit est sérénité, est puissance, est mouvement qui ne se laisse pas arrêter, qui ne se laisse arrêter par rien dans le monde. C’est là que je veux en arriver ! Cette voix et ce désir incoercible sortent violemment du cœur des individus d’une manière égale et harmonisée ; et c’est ainsi que se crée la réalité de ce qui est nouveau. Elle sera différente, finalement, de l’idéal, elle lui sera semblable mais pas identique. Elle sera meilleure car elle ne sera plus un rêve de gens qui ont des pressentiments, de gens emportés par la passion et accablés de douleur, mais une vie, une vie avec d’autres, une vie en société des êtres vivants. Il y aura un peuple ; il y aura de la culture, il y aura de la joie. Qui sait aujourd’hui ce qu’est la joie ? L’amant le sait, quand il contemple sa bien-aimée avec le sentiment, clair ou obscur, qu’elle est la quintessence de ce qu’est la vie et de ce que produit la vie ; et aussi l’artiste, celui qui crée, au cours des rares moments où il est seul avec un ami, un semblable à lui, ou bien quand il anticipe, dans son esprit et lors de l’exécution de son œuvre, la beauté et la plénitude qui seront un jour vivantes dans le peuple ; de même l’esprit prophétique qui se projette des siècles en avant et qui est certain de l’éternité. Qui d’autre connaît aujourd’hui la joie, qui sait seulement ce qu’est la joie complète, formidable, enthousiasmante ? Aujourd’hui, personne ; personne déjà depuis longtemps ; il y a eu, à de nombreuses époques, des peuples tout entiers qui ont été saisis et mus par l’esprit de la joie. Ils l’étaient aux époques de révolution ; mais il n’y avait pas suffisamment de clarté dans leur effervescence ; leur feu était trop sombre et brûlait trop lentement ; ils voulaient quelque chose, mais ils ne savaient pas quoi, et les ambitieux, les politiciens, les avocats, les gens intéressés, ont à nouveau tout gâté, et la platitude de la cupidité et du besoin de domination a balayé ce qui cherchait à ouvrir la voie à l’esprit, ce qui voulait le faire grandir jusqu’au peuple. Nous avons aujourd’hui de tels avocats, même s’ils ne s’appellent pas avocats ; nous les avons et ils nous ont et nous tiennent. Soyons sur nos gardes ; nous sommes prévenus, prévenus par l’histoire.
2.
Le socialisme est la tendance volontaire, d’hommes qui sont d’accord entre eux, à créer quelque chose de nouveau sur la base d’un idéal.
Regardons donc ce qu’est l’ancien, à quoi ressemble ce qui existait jusqu’à présent, c’est-à-dire notre époque. Non pas seulement notre époque au sens de maintenant, de quelques années ou décennies ; mais notre époque d’au moins quatre cents ans.
En effet, il faut graver cela en nous, et il faut le dire tout de suite, dès le début : le socialisme est une grande cause qui aura des conséquences considérables ; il veut aider à ramener les générations humaines déclinantes vers le sommet, vers la prospérité, vers la culture, vers l’esprit, et ainsi vers l’union et vers la liberté.
De telles paroles sonnent mal aux oreilles des professeurs et des auteurs d’opuscules pieux, et elles déplaisent également à ceux dont la pensée est imprégnée par ces corrupteurs qui propagent la doctrine suivante : les hommes, et aussi bien sûr les animaux, les plantes, le monde entier, seraient soumis à un progrès constant, à un mouvement ascendant depuis le niveau le plus bas jusqu’au niveau le plus haut ; et ainsi de suite sans arrêt depuis la fange des enfers jusqu’au plus haut des cieux. Et c’est ainsi donc que l’absolutisme, le servage, le mercenariat, le capitalisme, la misère et la déchéance, toutes ces choses sont supposées être des étapes, des stades du progrès, sur le chemin du socialisme. Nous ne sommes en aucune sorte partisans de ces illusions prétendument scientifiques ; nous voyons le monde et l’histoire humaine différemment ; nous disons les choses autrement.
Nous disons que les peuples ont leur âge d’or et l’apogée de leur culture, et qu’ils redescendent de ces sommets. Nous disons que nos peuples d’Europe et d’Amérique sont des peuples qui sont en déclin depuis longtemps – depuis environ la découverte de l’Amérique.
Les peuples ont donc atteint leur âge d’or et s’y maintiennent quand ils sont subjugués par un esprit. Ceci sonne également mal aux oreilles de ceux qui, à l’heure actuelle, s’appellent socialistes et qui ne le sont pas, que nous avons aperçu fugitivement dans leur costume darwiniste et que nous pourrions considérer maintenant comme des partisans de la conception prétendument matérialiste de l’histoire. Mais nous parlerons de cela plus tard ; nous devons maintenant avancer, et nous trouverons encore le marxisme sur notre chemin, nous l’appréhenderons et nous lui dirons en face ce qu’il est : la peste de notre époque et la malédiction du mouvement socialiste !
C’est l’esprit, l’esprit des penseurs, l’esprit de ceux qui sont subjugués par le sentiment, l’esprit des grands amants, l’esprit de ceux pour qui l’amour-propre et l’amour se fondent en une grande connaissance du monde, c’est donc l’esprit qui a conduit les peuples à la grandeur, à l’union, à la liberté. Les individus ont ressenti comme une évidence la forte nécessité de s’unir avec leurs frères humains dans quelque chose de collectif. Ce fut ensuite la société issue des sociétés, et la communauté sur la base du bon vouloir.
On pourrait poser la question de savoir comment l’homme est parvenu à la sagesse, au discernement, consistant à sortir de son isolement pour se réunir avec des compatriotes en groupements, d’abord petits, puis plus grands ?
Cette question est idiote et elle ne peut être posée que par des professeurs des époques de déclin. Car la société est aussi ancienne que l’homme ; elle est ce qui est premier, ce qui est donné. Là où il y a eu des hommes, qu’ils aient été réunis en hordes, en clans, en tribus, en corporations, ils ont migré collectivement, ils ont habité ensemble et travaillé ensemble. Il y avait des hommes isolés, des individus, qui étaient unis par un esprit commun (ce que l’on appelle instinct chez les animaux est également un esprit commun), lequel est une compulsion naturelle et non imposée.
Mais cette compulsion naturelle à la caractéristique unifiante, à l’esprit commun, a toujours utilisé jusqu’à présent, dans l’histoire humaine qui nous est connue, des formes extérieures : les symboles et les cultes religieux, les conceptions de croyance et les rituels de prière, ou des choses de la sorte.
Par conséquent, l’esprit est toujours chez les peuples en relation avec l’esprit malfaisant, la profonde pensée symbolique est toujours accompagnée par la pensée superstitieuse ; la chaleur et l’amour de l’esprit unifiant sont assombris par la rigidité et la froideur du dogme ; la vérité de ce qui exhumé de telles profondeurs qu’il ne peut être exprimé que par une image, est remplacée par les extravagances de la littéralité.
Et à cela s’ajoute ensuite l’organisation extérieure ; l’Église et les organisations de coercition externe du type séculier se fortifient et se développent vers le pire : le servage, le féodalisme, les différentes sortes d’autorités et de pouvoirs, l’État.
On assiste ensuite au déclin, lent ou rapide, de l’esprit chez les peuples, au-dessus des peuples, ainsi que de l’évidence qui émane des individus et les conduit à l’union. L’esprit se retire chez les individus. Ce sont des individus intérieurement forts, des représentants du peuple, qui l’avaient fait naître dans le peuple ; il vit maintenant chez des individus géniaux qui se consument dans toute leur puissance, car ils sont sans peuple : des penseurs, des poètes et des artistes isolés qui, privés de fondement, comme déracinés, semblent presque flotter en l’air. Parfois, quelque chose qui provient d’un rêve des temps très reculés les saisit : et alors, avec le geste royal du dépit, ils rejettent la lyre et prennent le trombone, et ils parlent, comme inspirés par l’esprit, au peuple du peuple futur. Toute leur concentration, toutes les formes qui sont vivantes en eux avec un caractère violemment douloureux et qui sont souvent beaucoup plus fortes et plus volumineuses que ce que leur corps et leur âme peuvent supporter, les innombrables figures et couleurs, le fourmillement et la cohue du rythme et de l’harmonie : tout cela – entendez-vous, vous les artistes ? – c’est du peuple étouffé, c’est du peuple vivant qui s’est rassemblé en eux, qui est enterré en eux et qui ressuscitera d’eux.
Et à côté d’eux, surgissent d’autres individus qu’un mélange d’esprit et d’absence d’esprit a isolés : despotes, accapareurs de richesses, loueurs d’hommes, voleurs de terre. Dans ces débuts d’époque de déclin et de transition, telle qu’elle est représentée de la manière la plus tape-à-l’œil et la plus somptueuse par la Renaissance – le baroque naissant – ces gaillards ont encore de nombreux traits de l’esprit qui a été dispersé, mais qui est aussi concentré à nouveau partiellement en eux ; et dans toute leur importance et leur puissance, ils ont encore une trace de mélancolie et de rigidité, quelque chose d’étrange, de surnaturel, de visionnaire, et, dans plusieurs de ces phénomènes, l’on pourrait presque dire que tout cela rapporte que quelque chose de spectral vit en eux également et que ce quelque chose est plus puissant qu’eux, un contenu pour lequel le récipient de la personnalité isolée est trop étroit. Et très, très rarement, l’un d’entre eux s’éveille comme d’un rêve confus, il jette sa couronne et il gravit le mont Horeb, pour scruter l’horizon pour de son peuple.
Et parfois, surviennent des natures mélangées sur le berceau desquelles la fée a longtemps hésité : doit-elle en faire un grand conquérant, un grand héros de la liberté, un génie de la pensée et de l’imagination vagabonde ou un grand négociant : des hommes comme Napoléon et Ferdinand Lassalle.
Et à ces rares êtres isolés, chez lesquels l’esprit s’est réfugié, avec la puissance et la richesse, correspond le plus grand nombre, atomisé, formé d’unités séparées, auquel n’est restée que l’absence d’esprit, ainsi que la solitude et la misère : les masses, qui sont appelées le peuple, mais qui ne sont qu’un tas de déracinés, d’abandonnés. Déracinés, dans une étrangeté mélancolique, sont les individus peu nombreux dans lesquels l’esprit du peuple est inhumé, même s’ils ne savent rien de lui. Déracinées, divisées dans la misère et la pauvreté, sont les masses, chez lesquelles l’esprit doit affluer à nouveau, quand celui-ci et le peuple seront unifiés à nouveau, deviendront vivants à nouveau.
La mort est l’atmosphère qui règne parmi nous ; car là où il n’y a pas d’esprit, il y a la mort ; la mort a rampé sur notre peau et elle nous a pénétré jusqu’à la chair ; mais en nous, dans ce qui est caché en nous, dans ce qui est le plus secret et le plus profond en nous, dans nos rêves, dans nos désirs, dans les formes de l’art, dans la volonté de ceux qui veulent, dans le regard profond de ceux qui regardent, dans les actes de ceux qui agissent, dans l’amour de ceux qui aiment, dans le désespoir et le courage, dans la détresse spirituelle et la joie, dans la révolution et dans l’union : c’est là que se trouvent la vie, la force et la splendeur ; c’est là que l’esprit est caché, que l’esprit est produit, et il s’en échappera avec violence et créera le peuple, la beauté et la communauté.
Les époques de la race humaine qui brillent le plus fort pour la postérité sont celles où cette tendance de l’esprit à suinter du peuple pour s’écouler dans les crevasses et les cavités des personnes qui restent isolées vient juste de débuter, mais ne s’est pas développée très loin : là où l’esprit commun, la société des sociétés, la stratification confuse des nombreuses associations résultant de l’esprit, sont en pleine force, mais là où les personnalités géniales ont en plus déjà surgi, bien qu’elles soient naturellement maîtrisées par le grand esprit du peuple, qui n’est donc pas impressionné banalement par leurs grandes œuvres mais qui les accepte plutôt comme le résultat naturel de la vie en commun et qui se réjouit d’elles avec des sentiments sacrés ; c’est pourquoi les noms des auteurs de ces œuvres ne sont souvent presque pas livrés à la postérité.
L’Âge d’or de la vie du peuple grec fut une telle époque, le Moyen Âge chrétien fut une telle époque.
Ce n’était en aucune sorte un idéal ; c’était la réalité. Et c’est ainsi que nous voyons encore, à côté de tout ce qui est élevé, volontaire, spirituel, les restes de la violence passée, et déjà les débuts de la violence future, de ce qui est extérieur, de la brutalité, de la force imposée, de l’État. Mais l’esprit était plus fort ; et souvent, en effet, il pénétrait et embellissait même les institutions du pouvoir et de la dépendance qui, aux époques de déchéance, deviennent horreur et abomination. Ce que les bons historiens appellent esclavage n’était pas toujours et totalement de l’“esclavage”.
Ce n’était pas un idéal parce que l’esprit était présent. L’esprit donnait un sens, une bénédiction et une consécration, à la vie ; l’esprit crée, produit et pénètre le présent avec joie, force et béatitude ; l’idéal se détourne de ce qui actuel pour s’orienter vers ce qui est nouveau ; il est une aspiration au futur, à ce qui est mieux, à ce qui est inconnu. Il est la voie qui permet de sortir des époques de déclin pour aller vers une nouvelle culture.
Mais ici, il y a encore une chose à dire. Ces époques d’apogée brillant, qui ont déjà atteint leur tournant, ont été précédées par d’autres périodes, non pas une fois unique dans la soi-disant évolution, mais sans cesse dans les hauts et les bas des peuples se succédant et se mélangeant. Il y avait là aussi l’esprit unifiant, il y avait là aussi la vie collective sur une base volontaire, par la force naturelle de l’appartenance mutuelle. Mais il n’y avait pas de flèches de cathédrale, scintillant de beauté dans tous leurs détails, se rejoignant dans une harmonie particulière, qui se dressaient vers le ciel, et il n’y avait pas de salles à colonnes qui proposaient leur calme assurance contre le bleu transparent du ciel. Il y avait des groupements plus simples ; il n’y avait pas encore des personnalités à l’individualité et à la subjectivité géniales qui soient les représentants de la nation ; c’était une vie primitive, communiste. Il y a eu – et il y a – de longs siècles et souvent des millénaires de stagnation plus ou moins importante – la stagnation, écoutez bien, contemporains instruits et libéraux, est, pour ces époques-là, pour ces peuples qui vivent presque encore à côté de nous, un signe de leur culture ; le progrès, ce que vous appelez le progrès, cette effervescence incessante, cette recherche rapidement fatigante du changement et cette course neurasthénique et asthmatique à ce qui est nouveau, pourvu que ce soit nouveau, le progrès donc et les folles idées des praticiens du développement qui sont en rapport avec lui, l’habitude démente de dire adieu à une chose dès qu’elle s’est produite, ce progrès, à savoir cette agitation continuelle et cette bousculade vers le changement, cette inaptitude à rester calme et ce désir fiévreux de voyager, ce soi-disant progrès est un symptôme de nos conditions anormales, de notre manque de civilisation ; et nous avons besoin de quelque chose de tout à fait différent de ces symptômes de notre dépravation, afin d’échapper à cette dépravation – c’étaient et ce sont, dis-je, les époques et les peuples de la vie prospère, les temps de la tradition, de l’épopée, de l’agriculture et de l’artisanat rural, sans qu’il y ait un art très remarquable, une science très écrite. Des époques qui sont moins splendides, qui ont dressé pour elles moins de monuments et de stèles mortuaires, que ces grandes époques qui sont si magnifiques parce que leurs héritiers sont encore auprès d’elles et passent leur jeunesse encore merveilleuse avec elles : une époque où la vie est plutôt longue et vaste, et on pourrait presque la qualifier d’agréable. Il n’existait pas encore l’esprit ayant conscience de soi, avec sa puissance magique de triomphateur, qui est sur le point de se séparer, de se répandre par le pays comme un message important et de contraindre les âmes à suivre sa voie. Il y a eu de telles époques ; et aussi de tels peuples ; et de telles époques vont revenir.
Dans de telles époques, l’esprit semble caché ; on le reconnaît, si l’on jette un regard scrutateur, presque seulement à ses manifestations : aux formes de la vie en société, aux institutions économiques de la communauté.
Les hommes sont toujours retournés aux tout premiers débuts, aux débuts primitifs, aux premiers stades de ces époques, lorsqu’ils se sont délivrés des époques encore plus antérieures du déclin, de l’absence d’esprit, de la tyrannie, de l’exploitation et du pouvoir d’État, souvent avec l’aide de peuplades qui se déplaçaient lentement sur la terre, dans cet état de silence fécond, vers de nouveaux endroits, et pénétraient en eux en sortant de l’obscurité de l’inconnu, du lointain, en apportant la nouveauté et la santé. C’est ainsi que les Romains et les Grecs de la période impériale tardive ont été plongés dans ce bain de jouvence et qu’ils sont redevenus des enfants, qu’ils sont redevenus primitifs, mûrs pour l’esprit nouveau qui soufflait en même temps de l’est sur leur vie. Il y a pour celui qui a de l’empathie pour l’humanité, pour son éternel passage et son éternel retour, quelque chose de presque touchant, et en même temps quelque chose qui torture l’âme et qui instaure une confiance presque naïvement pieuse, dans les œuvres de l’art byzantin primitif, que l’on pourrait aussi bien nommer grec tardif. À travers quelle perversion et à travers quelle monstrueuse reconstruction, à travers quelle horreur et quelle détresse psychique, les générations sont-elles passées pour que, du formalisme élégant à la mode et de la froideur funèbre de la virtuosité, elles en soient arrivées à cette sensibilité de cœur presque horrible, à cette simplicité enfantine, à cette incapacité à voir correctement tout ce qui est corporel ! La virtuosité de l’œil et de la main aurait continué à être transmise de génération en génération dans l’art et l’artisanat si l’âme ne l’avait pas vomie comme une ordure et comme de la bile amère. Quelles espérances, quelles consolations profondes, reposent dans cette vue douloureuse mais rafraîchissante pour nous, pour tous ceux qui peuvent apprendre de cela parce qu’ils savent : aucune sorte de progrès, aucune sorte de technique, aucune sorte de virtuosité, ne nous apportera salut et bénédiction ; ce n’est qu’avec l’esprit, qu’avec la profondeur de notre détresse intime et de notre richesse intérieure que le grand changement que nous appelons aujourd’hui socialisme se produira.
Mais pour nous, il n’y a plus rien de si lointain, de si inconnu, ni soudaineté ni surprise, en provenance de l’obscurité qui régnerait partout dans le monde. Aucune sorte d’analogie du passé ne peut plus s’appliquer tout à fait à nous : la surface de la terre nous est connue, nous avons la main sur elle et notre regard erre autour d’elle. Des peuples – les Japonais, les Chinois —, qui étaient séparés de nous il y a encore des décennies, et ce durant des millénaires, sont désireux d’échanger leur stagnation avec notre progrès, leur culture avec notre civilisation. Nous avons exterminé d’autres peuples de ce stade, plus petits, ou bien nous les avons dépravés avec le christianisme et l’alcool. C’est de nous-mêmes que doit venir cette fois-ci la rénovation, même s’il est possible de croire que des peuples formés d’un nouveau mélange, comme les Américains, des peuples de la phase plus ancienne, comme les Russes, les Indiens, et peut-être aussi les Chinois, nous aideront dans cette tâche de la manière la plus fructueuse.
Aucun nouvel esprit, sous une forme visible, saisissable, prononçable, n’a peut-être fait souvent signe, pendant encore longtemps, aux hommes qui se sont tout d’abord relevés de l’état d’une quelconque dépravation et se sont sauvés en revenant aux époques fabuleuses et épiques de la culture encore une fois primitive, celle du communisme. Ils n’ont pas eu la splendeur d’une illusion grandiose qui les a tenus sous son charme. Mais ils ont laissé derrière eux la superstition, les restes misérables, qu’il n’est pas nécessaire de connaître à nouveau, des apogées précédents ; ils ne désiraient que des choses terrestres ; et c’est ainsi que leur vie recommença avec l’esprit de justice qui imprégnait leurs institutions, leur vie en commun, leurs travaux et le partage des biens. L’esprit de justice en tant qu’activité terrestre et que création d’associations volontaires, bien avant l’illusion céleste qui plus tard glorifiera l’activité terrestre en communauté et l’obtiendra évidemment – raison de plus – par la contrainte.
Est-ce que je parle, avec ces mots, des barbares des lointains millénaires passés ? Est-ce que je parle des ancêtres des Arabes, des Iroquois, des Groenlandais ?
Je ne le sais pas. Nous ne savons rien du tout des changements et des origines de ces peuples prétendument barbares des temps anciens ou de notre époque. Nous avons là à peine quelques traditions et pas de vrais points de repère. Nous savons seulement que les états soi-disant primitifs des prétendus barbares ou sauvages ne sont pas des conditions initiales, dans ce sens où l’humanité aurait débuté dans ces conditions ainsi que le croient beaucoup de spécialistes qui sont instruits au-delà de leur capacité de réflexion. Nous ne savons rien d’un tel début ; même les cultures des “barbares” proviennent de quelque part, ont de profondes racines dans l’humanité ; peut-être proviennent-elles d’une véritable barbarie semblable à celle à laquelle nous voulons échapper.
Car je parle de nos propres peuples ; je parle de nous-mêmes.
Nous sommes le peuple du déclin, dont les pionniers et les devanciers en ont par-dessus la tête de la force stupide, de l’isolement et de l’abandon honteux de l’individu humain. Nous sommes le peuple de la glissade vers le bas, dans lequel il n’y a plus d’esprit unifiant mais uniquement encore ses restes défigurés, la déraison de la superstition, et son succédané habituel, la coercition du pouvoir extérieur, de l’État. Nous sommes le peuple de la décadence et donc de la transition, dont les pionniers n’aperçoivent en aucune façon de sens indicatif hors de la vie terrestre, qui ne voient devant eux aucune illusion céleste à laquelle ils pourraient croire et qu’ils pourraient proclamer sacrée. Nous sommes le peuple qui peut remonter, mais uniquement grâce à un seul esprit : l’esprit de justice dans les choses terrestres de la vie communautaire. Nous sommes le peuple qui ne peut être sauvé et amené à la culture que par le socialisme.
3.
Ainsi, notre époque se situe entre deux époques. À quoi ressemble-t-elle ?
Un esprit unifiant – oui, oui, le mot esprit apparaît souvent ici ! Peut-être cela arrive-t-il parce que les hommes de notre époque, et en particulier les soi-disant socialistes, parlent aussi peu de l’esprit qu’ils n’agissent en fonction de l’esprit. Ils n’agissent pas selon l’esprit, et ils ne font rien de réel et rien de pratique ; et comment pourraient-ils créer quelque chose de réel puisqu’ils ne pensent pas réellement ! – un esprit unifiant, dis-je, qui pousserait de l’intérieur les hommes vers le travail en commun dans les affaires de la communauté, de la production et de la distribution des biens de consommation, n’existe pas à l’heure actuelle. Un esprit qui planerait comme un chant d’alouette dans les cieux, ou encore, comme une mélodie impétueuse émanant de chœurs invisibles, sur tous les travaux et sur toutes les activités laborieuses, l’esprit de l’art, de la sublimation de l’hyperactivité terrestre, n’existe pas l’heure actuelle. Un esprit qui emplirait de nécessité et de liberté les objets utilitaires, les pulsions naturelles, les satisfactions et les fêtes, n’existe pas l’heure actuelle. Un esprit qui mettrait en relation toute la vie avec l’éternité, qui sanctifierait nos sens, qui ferait de tout ce qui est corporel quelque chose de céleste, de toute transformation et de tout changement, une joie, un élan, une révolution, un débordement d’enthousiasme, n’existe pas l’heure actuelle.
Qu’est-ce qui existe à l’heure actuelle ? Dieu, qui a créé le monde ; il a un fils qui a racheté ce monde du péché… en voilà assez de cela, de ces restes incompris d’une symbolique qui a eu un jour suffisamment de sens, de restes qui, maintenant, doivent être pris littéralement et crus tout entiers, au pied de la lettre, avec leurs histoires miraculeuses, de sorte que la prétendue âme et aussi le corps, avec sa peau et ses cheveux, puissent faire leur salut après la décomposition. En voilà assez de cela. Cet esprit est une absence d’esprit ; il n’a aucun rapport avec la vérité, ni avec la vie. S’il y a là quelque chose de faux de manière démontrable, alors toutes ces idées prises ensemble le sont également.
Et tous nos gens cultivés le savent. Si le peuple, une grande partie du peuple, est imbu de l’esprit du faux, de l’inexact et du pernicieux, combien(!) de nos gens instruits sont empêtrés dans l’esprit du mensonge et de la lâcheté.
Et derechef, combien, dans le peuple et les gens instruits, ne se soucient plus du tout de n’importe quelle sorte d’esprit et pensent qu’il n’y a rien de plus superflu que de s’occuper de ce genre de choses.
À l’école, les élèves sont éduqués avec des leçons qui ne sont pas vraies, et les parents sont forcés de laisser l’esprit de leurs enfants fréquenter ce qui est faux. Un gouffre monstrueux s’ouvre entre les enfants des pauvres, qui sont maintenus par la force dans l’ancienne religion, et les enfants des riches, auxquels on donne toutes sortes de demi-éclaircissements et donc de doutes modérés par le fait même. Les enfants des pauvres doivent rester stupides, dociles, craintifs ; les enfants des riches deviennent incomplets et frivoles.
Comment travaille-t-on à notre époque ? Pourquoi travaille-t-on ?
Qu’est-ce donc que le travail ?
Seules de rares espèces animales connaissent ce que nous appelons le travail ; les abeilles, les fourmis, les termites et les hommes. Le renard dans son terrier et en chasse, l’oiseau dans son nid et à la recherche d’insectes ou de graines – tous doivent se donner de la peine pour vivre ; mais ils ne travaillent pas. Le travail est de la technique ; la technique est de l’esprit commun et de la prévoyance. Il n’y a pas de travail là où il n’y a pas d’esprit et de prévoyance, et là où il n’y a pas de collectivité.
À quoi ressemble l’esprit qui détermine notre travail ? Qu’en est-il de la prévoyance ? Qu’en est-il de la collectivité qui règle notre travail ?
Voilà à quoi il ressemble et voilà ce qu’il en est d’elles :
La terre, et avec elle la possibilité de l’habitation, du lieu de travail, de l’activité ; la terre, et avec elle les matières premières ; la terre, et avec elle les moyens de travail hérités du passé, est en possession de quelques hommes. Ces quelques hommes ont grande envie du pouvoir économique et personnel sous la forme de la propriété du sol, de la richesse monétaire et de la domination des hommes.
Ils font fabriquer des choses dont ils croient, en fonction de leur situation matérielle respective, que le marché peut les accepter, avec l’aide d’une grande armée d’agents et de voyageurs de commerce, en clair : de bavards persuasifs, de grossistes, de détaillants, d’annonces dans les journaux et d’affiches, de feux d’artifice et d’un conditionnement attractif.
Mais même s’ils savent que le marché ne peut absorber leurs marchandises que difficilement, ou pas du tout, ou du moins pas au prix désiré, ils doivent le bombarder sans cesse avec leurs produits : parce que leurs établissements de production et leurs exploitations ne se conforment pas du tout aux besoins d’une classe sociale organique et cohérente, d’une commune ou d’une association de consommateurs plus importante, ou d’un peuple, mais aux exigences de leur entreprise de machines, à laquelle des milliers de travailleurs sont enchaînés comme Ixion à sa roue, parce qu’ils ne peuvent rien faire d’autre que d’accomplir de petits travaux parcellaires sur ces machines.
Qu’ils fassent des canons pour exterminer des humains, des bas en poussière filée ou de la moutarde à partir la farine de pois, cela importe peu. Que leurs marchandises soient utilisées, qu’elles soient utiles ou absurdes, belles ou laides, de première qualité ou ordinaires, solides ou bâclées, c’est indifférent. À condition qu’elles soient achetées, qu’elles rapportent de l’argent.
La grande masse des hommes est séparée de la terre et de ses produits, de la terre et des moyens de travail. Ils vivent dans la pauvreté et l’insécurité ; il n’y a pas de joie et pas de sens dans leur vie ; ils travaillent à des choses qui n’ont aucun rapport avec leur vie ; ils travaillent d’une manière qui les rend tristes et mornes. Beaucoup, des masses entières, n’ont souvent pas de toit sur leur tête, ils ont froid, ils ont faim, ils pourrissent.
Parce qu’ils se nourrissent et se chauffent insuffisamment, ils deviennent phtisiques ou bien encore maladifs, et ils meurent prématurément. Et ceux que la pression domestique et la misère, l’air pollué et l’habitation infestée, laissent en bonne santé, sont souvent abîmés par le surmenage, la poussière piquante, les substances et les vapeurs toxiques, dans la fabrique.
Leur vie n’a pas de liens, ou bien des liens racornis, avec la nature ; ils ne savent pas ce qu’est le pathétique, la joie, ce qu’est le sérieux et la ferveur, ce qu’est l’horreur et le tragique : ils ne sont pas les témoins de leur propre vie ; ils ne peuvent pas sourire et ils ne peuvent pas être des enfants ; ils se supportent et ils ne savent pas qu’ils sont insupportables ; ils vivent aussi moralement dans la crasse et l’air vicié, dans une épaisse fumée de mots détestables et de plaisirs répugnants.
Le lieu où ils se rassemblent et entretiennent leur sorte de communauté, ce n’est pas la place du marché à l’air libre sous le ciel, ni la haute coupole qui symbolise leurs liens étroits sous la liberté et l’infinité du ciel, ni la salle communale, ni la chambre des associations, ni les bains publics : leur lieu de réunion, c’est le café.
C’est là qu’ils s’adonnent à la boisson et qu’ils ne peuvent souvent plus vivre sans se saouler. Ils se saoulent parce que pour eux rien n’est aussi essentiellement étranger que l’ivresse.
Il est nécessaire et certain que beaucoup d’entre eux veulent travailler et ne le peuvent pas, que beaucoup qui seraient capables de travailler n’en ont plus la volonté ; que sont tués de très nombreux germes dans le corps maternel et beaucoup d’enfants après leur naissance ; que très nombreux sont ceux qui passent de longues années de leur vie en prison ou en asile des pauvres.
On a dû construire des pénitenciers et des prisons, il a fallu ériger des échafauds. La propriété et la vie, la santé, l’intégrité corporelle et la liberté du choix sexuel, sont toujours menacés par les misérables et les dévoyés. Moins souvent qu’auparavant par des révoltés et des scélérats car aujourd’hui il y a moins de brigands audacieux ; il y a en revanche d’innombrables voleurs, cambrioleurs et escrocs, tueurs occasionnels que l’on appelle des meurtriers.
Les prêtres et les bourgeois qui sont réfrénés par la morale ont introduit l’usage selon lequel on parle comme s’ils étaient des animaux de ces pauvres, qui, dans notre innocence scélérate, sont naïvement des coupables : on les appelle bêtes, cochons, boucs et animaux. Mais vous, les hommes, voyez-les comme s’ils étaient des enfants : regardez-les et observez instamment et longuement leurs traits lorsqu’ils reposent à la morgue, et ensuite regardez au plus profond de vous-mêmes ! Ne vous ménagez pas, car vous vous êtes ménagés trop longtemps et vous avez sauvegardé trop longtemps vos bons habits, votre peau et votre cœur sensible jusqu’à l’infamie ! Regardez les pauvres, les miséreux, ceux qui ont sombré, les meurtriers et les putains, vous les braves bourgeois, vous les jeunes hommes réservés et cultivés, vous les jeunes filles vertueuses et les femmes respectables ; regardez afin de le savoir : votre innocence, c’est votre culpabilité ; votre culpabilité, c’est votre vie !
Leur culpabilité, c’est la vie des gens bien installés ; sauf qu’eux aussi, depuis longtemps, ils ne sont pas innocents et ils ne sont pas agréables à regarder. La détresse et l’absence d’esprit produisent la laideur criante, la privation et la monotonie ; le bien-être et le manque d’esprit s’apparient avec la monotonie, le vide et le mensonge.
Et il y a un endroit, il y a un lieu, où les deux se rencontrent : le pauvre et le riche pitoyable. Ils sont réunis par la misère sexuelle. Les plus pauvres sont les jeunes femmes qui n’ont rien d’autre à vendre que leur corps. Les plus pitoyables sont les jeunes hommes qui errent par les rues et ne savent pas d’où leur vient le sexe et ce qu’ils doivent en faire. Aucune place de marché ni aucune haute coupole, aucun temple ni salle communale, n’est, à notre époque, le lieu de la communauté pour tous. Mais là où le pouvoir et l’argent séjournent, là où l’esprit voudrait être chez lui, le plaisir a disparu à tel point qu’il y a des humains qui veulent l’acheter et des humains qui doivent vendre son succédané dégoûtant. Là où le plaisir est devenu une marchandise, il n’y a plus de différence entre les âmes de ceux qui sont en haut et de ceux qui sont au bas de l’échelle ; et le lupanar est la chambre des représentants de notre époque.
Pour créer de l’ordre et la possibilité de continuer à vivre malgré toute cette absence d’esprit, ce manque de sens, ce chaos, cette misère et cette déchéance, il y a l’État. L’État avec ses écoles, ses églises, ses tribunaux, ses prisons, ses asiles des pauvres, l’État avec ses gendarmes et sa police ; l’État avec ses soldats, ses fonctionnaires et ses prostituées.
Là où il n’y a pas d’esprit et pas de contrainte interne, il y a la violence externe, la réglementation et l’État.
Là où il y a l’esprit, il y a la société. Là où il y a absence d’esprit, il y a l’État. L’État est le succédané de l’esprit.
C’est également vrai dans une autre sens.
En effet, il doit y avoir quelque chose qui ressemble à l’esprit et agisse comme lui. Les hommes vivants ne peuvent vivre un seul instant sans esprit, et les matérialistes peuvent être au demeurant des gens probes ; mais ils ne comprennent pas grand-chose à ce qui constitue le monde et la vie. Quelle sorte d’esprit est-ce donc qui nous permet de rester vivant ? L’esprit qui règle notre travail signifie d’un côté l’argent, de l’autre la misère, comme nous l’avons vu. L’esprit, qui nous élève au-dessus du corps et de l’individualité, signifie en bas superstition, prostitution et alcool ; en haut alcool, prostitution et luxe. Et c’est ainsi qu’il y a toutes sortes d’esprits – tout ça est fini, c’est du passé ! Et l’esprit qui élève les individus jusqu’à une totalité, jusqu’au peuple, s’appelle aujourd’hui la nation. La nation, en tant que contrainte naturelle de la communauté d’origine, est un esprit foncièrement beau et indéracinable. La nation, lorsqu’on en fait l’amalgame avec l’État et avec la violence, est une grossièreté artificielle et une stupidité perverse – et elle est donc un produit de substitution de l’esprit, produit qui est devenu par nécessité absolue un poison habituel et un moyen d’enivrement pour les hommes qui vivent aujourd’hui, c’est-à-dire un alcool.
Les États avec leurs frontières, les nations avec leurs conflits, sont des produits de remplacement de l’esprit du peuple et de la communauté, lequel est absent. L’idée de l’État correspond à un esprit artificiel contrefait, à une fausse illusion, laquelle accouple entre eux et avec un territoire déterminé des buts qui n’ont rien à faire ensemble, qui n’ont pas racines dans le sol, comme les beaux intérêts de la langue et de la coutume communes, les intérêts de la vie économique (et nous avons vu ce qu’est la vie économique de nos jours !). L’État, avec sa police, et avec toutes ses lois et ses institutions protégeant le droit de propriété, existe dans l’intérêt des hommes, en tant que misérable ersatz de l’esprit et des associations appropriées ; et de surcroît, les hommes doivent maintenant exister dans l’intérêt de l’État lequel donne l’illusion d’être quelque chose comme une structure idéale et un but en soi, et donc derechef un esprit. L’esprit est quelque chose qui réside aussi bien dans le cœur que dans le corps doté d’une âme des individus ; qui émane d’eux comme une propriété unifiante, selon une nécessité naturelle, et qui les conduit à s’unir. L’État ne réside jamais à l’intérieur des individus, il n’est jamais devenu une qualité individuelle, ni devenu une chose acceptée de bon gré. Il met le centralisme, qui implique dépendance et discipline, à la place du centre qui gouverne le monde de l’esprit : c’est-à-dire le battement de cœur et la pensée libre et autonome dans le corps vivant de la personne. Il y a eu, il y a très longtemps, des communautés, des tribus, des guildes, des confréries, des corporations, des sociétés, et elles se stratifiaient toutes pour former une société. Aujourd’hui, ce qui existe c’est la force, les caractères typographiques, l’État.
Et cet État, qui en outre n’est rien et qui, pour voiler ce néant, se vêt mensongèrement du manteau de la nationalité, et cette nationalité, qui est quelque chose de subtil, de spirituel, qui relie les hommes entre eux, s’associent tous deux mensongèrement avec une communauté occupant un territoire déterminé, qui n’a rien à voir avec eux et qui n’existe pas : cet État veut donc être un esprit et un idéal, quelque chose qui est situé dans l’au-delà et qui est pour ainsi dire incompréhensible, et c’est pour tout cela que des millions de gens enthousiastes et assoiffés de sang vont se massacrer. C’est la forme la plus extrême, la plus haute, de l’absence d’esprit, laquelle s’est installée parce que l’esprit véritable de l’union est passé et a péri ; et il faut le dire à nouveau : si les hommes n’avaient pas mis cette superstition horrible à la place de la vérité vivante de l’association spirituelle naturelle, ils seraient incapables de vivre car ils suffoqueraient dans la honte et l’opprobre de cette absence de vie et de ce manque d’union, ils tomberaient en poussière comme de la crotte séchée.
C’est donc à cela que notre époque ressemble. Elle est ainsi – parmi les époques. Sentez-vous, vous qui écoutez mes paroles, qui écoutez avec vos oreilles et toute votre humanité, sentez-vous que je pouvais à peine parler au cours de cette description ? Que je ne parlais de cette chose effroyable que par nécessité, parce que c’est votre affaire et c’est dans votre intérêt, et que je portais à votre connaissance ce que je n’avais plus besoin de découvrir moi-même, parce que toute cette ignominie de ce qui nous entoure est devenue depuis longtemps une partie de ma base, de ma vie, de mon attitude corporelle même, et de mes mines ? Que j’étais comme contracté et que je succombais presque à une pression trop forte, que j’étais à bout de souffle et que mon cœur me remontait dans la gorge ?
Vous les hommes, tous ensemble, qui souffrez de cette épouvante : ne laissez pas seulement la voix avec laquelle je parle et le ton de mes mots se frayer un passage jusqu’à vous. Entendez avant cela mon silence et mon atonalité, ma suffocation et ma crainte. Voyez en plus mes poings serrés, mes traits déformés et la fermeté blême de toute mon attitude. Saisissez avant tout ce qui est insatisfaisant dans cette description et mon incapacité indicible, car je veux que les hommes m’écoutent, que les hommes soient à mes côtés, que les hommes m’accompagnent, ces hommes qui, comme moi, ne peuvent plus endurer cela.
4.
Le socialisme est la tendance volontaire, d’hommes qui sont d’accord entre eux, à créer quelque chose de nouveau sur la base d’un idéal.
Nous avons vu maintenant pourquoi ce qui est nouveau doit être créé. Nous avons vu ce qui est ancien ; nous avons encore une fois fait passer devant nos yeux frémissants ce qui existe. Je ne dis pas maintenant, et beaucoup pourraient volontiers l’espérer, comment la nouveauté à laquelle nous aspirons, doit être créée dans sa totalité ; je ne donne pas de définition d’un idéal, pas de description d’une utopie. J’ai fourni un aperçu de ce qu’il y avait à en dire maintenant, et je l’ai désigné sous le terme de justice. Un tableau de nos conditions, de nos hommes, a été ébauché ; quelqu’un croit-il qu’il suffise de prêcher la raison et la courtoisie, ou même l’amour, pour qu’ils se réalisent ?
Le socialisme est un mouvement culturel, il est un combat pour la beauté, la grandeur, et la plénitude des peuples. Personne ne peut le comprendre, personne ne peut y conduire, si pour lui le socialisme ne provient pas des siècles et des millénaires passés. Celui qui ne conçoit pas le socialisme comme la continuation d’une longue et difficile histoire, ne sait rien de lui ; et cela veut déjà dire – nous en entendrons encore davantage plus tard – qu’aucune sorte de politiciens au jour le jour ne peut être socialiste. Le socialiste saisit la totalité de la société et du passé ; il sent et il sait d’où nous venons, et il décide en fonction de cela vers où nous nous dirigeons.
C’est la caractéristique du socialiste par opposition au politicien : qu’il s’intéresse à la totalité ; qu’il saisit nos conditions dans leur ensemble, dans leur devenir ; qu’il pense ce qui est général. Il s’ensuit donc qu’il rejette l’ensemble de nos formes de vie en commun, qu’il n’a rien d’autre à l’esprit et qu’il ne vise à réaliser rien d’autre que ce qui est total, général, principiel.
Le socialiste considère comme quelque chose de général et de vaste non seulement ce qu’il rejette, non seulement ce qu’il vise à réaliser ; car ses moyens aussi ne peuvent s’attacher au particulier ; les chemins qu’il emprunte ne sont pas des chemins particuliers, mais des chemins principaux.
Le socialiste doit donc être dans la pensée, le sentiment et la volonté, quelqu’un qui embrasse l’ensemble, qui rassemble ce qui est multiple.
Que le grand amour prédomine en lui, ou bien l’imagination, le regard clair, le dégoût, l’agressivité sauvage, la pensée forte de la rationalité, ou encore quelle que puisse être son origine ; qu’il soit un penseur, un poète, un combattant ou un prophète : le véritable socialiste possèdera quelque chose comme l’ardeur de ce qui est général ; mais il ne pourra jamais être (nous parlons ici de l’essence et non pas de la profession extérieure) un professeur, un avocat, un homme de chiffres, une personne mesquine à cheval sur les détails, un touche-à-tout, un type sans intérêt.
C’est ici précisément l’endroit où l’on doit dire (parce que cela a déjà été dit auparavant) : ceux qui s’appellent aujourd’hui socialistes ne sont, tous autant qu’ils sont, nullement des socialistes ; ce qui est appelé socialisme chez nous n’est pas du tout du socialisme. Ici aussi, dans le soi-disant mouvement socialiste, comme dans toutes les organisations et les institutions de cette époque, c’est un succédané pitoyable et vulgaire qui a pris la place de l’esprit. Mais là, on a fait de quelque chose de particulièrement excellent une marchandise de substitution contrefaite qui est particulièrement mauvaise, qui est particulièrement risible pour qui a découvert le pot au roses, mais qui est particulièrement dangereuse pour ceux que l’on trompe. Ce succédané est une caricature, une imitation, une parodie, de l’esprit. L’esprit est la compréhension de la totalité dans l’universalité vivante, l’esprit est le lien qui unit ce qui est séparé, les choses, les idées, ainsi que les hommes ; l’esprit est, à une époque de transition, l’enthousiasme, l’ardeur, le courage, la lutte ; l’esprit est une entité qui agit et qui construit. Ce qui aujourd’hui feint d’être le socialisme veut aussi saisir une totalité, souhaite également avoir les faits particuliers dans des rassemblements généraux. Mais étant donné qu’aucun esprit vivant ne l’habite, que ce qu’il envisage n’acquiert pas de vie, que pour lui ce qui est universel ne prend pas forme, qu’il n’a pas d’intuition et pas d’impulsion, son universel ne sera pas un véritable savoir et une volonté authentique. L’esprit a été remplacé par une superstition scientifique extrêmement étrange et comique. Ce n’est pas surprenant que cette curieuse doctrine soit une parodie de l’esprit, puisqu’elle se présente également, d’après son origine, à savoir la philosophie de Hegel, comme une parodie de l’esprit véritable. Celui qui a concocté cette drogue dans son laboratoire s’appelle Karl Marx. Karl Marx, le professeur. Ce qu’il nous a apporté, c’est la superstition scientifique à la place du savoir spirituel ; la politique et le parti à la place de la volonté culturelle. Mais puisque, comme nous allons le voir immédiatement, sa science est en contradiction avec sa politique et avec toute activité de parti, qu’elle est de plus, avec une évidence qui croît de jour en jour, en contradiction avec la réalité ; puisque précisément un universel fondamentalement falsifié et imité tel que cette science ne peut jamais, à long terme, se maintenir face aux réalités corporelles, sensorielles et quotidiennes, des phénomènes individuels, il s’est déroulé dans la social-démocratie, depuis le début, et non pas seulement depuis qu’il existe le soi-disant révisionnisme, un soulèvement des combattants au jour le jour, des personnes mesquines à cheval sur les détails, des touche-à-tout, contre cette parodie de science. Mais l’on démontera ici qu’il existe autre chose, et que ni les uns ni les autres ne sont des socialistes. On démontrera ici que le marxisme n’est pas un socialisme, pas plus que l’habit rapiécé du révisionnisme. Il sera démontré ici ce que le socialisme n’est pas et ce qu’il est. Voyons un peu ça.
Le marxisme
Karl Marx a jeté un pont artificiel entre les deux composantes du marxisme, la science et le parti politique, de sorte que cela a semblé être quelque chose de complètement nouveau, que le monde n’avait jamais vu auparavant, c’est-à-dire la politique scientifique et le parti avec une base scientifique, le parti avec un programme scientifique. Ce fut quelque chose de réellement nouveau, et de plus, quelque chose d’extrêmement moderne et de conforme à l’esprit du temps ; encore mieux, il flattait les travailleurs en leur faisant entendre que c’étaient justement eux qui représentaient la science, la toute nouvelle science ; si tu veux gagner les masses, alors flatte-les, si tu veux les rendre incapables d’une pensée et d’une activité sérieuses, si tu veux transformer leurs représentants en archétypes de la fatuité creuse, qui lancent autour d’eux des paroles qu’ils ne comprennent qu’à moitié ou pas du tout, alors fais-leur croire qu’ils sont les représentants d’un parti scientifique ; si tu veux qu’ils soient pleins de méchanceté due à la stupidité, alors forme-les dans les écoles du parti. Le parti scientifique donc – c’était pourtant bien l’exigence des hommes les plus avancés de tous les temps ! Quels dilettantes étaient ceux qui faisaient jusqu’alors de la politique par instinct ou par génie, comme l’on pratique la marche, la pensée, la poésie ou la peinture, activités pour lesquelles il faut certes en tout temps, outre la nature et le talent, beaucoup d’apprentissage, beaucoup de savoir, beaucoup de technique, mais aucune sorte de science. Et quelles personnes modestes avaient été ces représentants de la politique, en tant que sorte de science, depuis Platon, en passant par Machiavel, jusqu’à l’auteur de l’excellent Manuel du démagogue(*), qui avaient bien sûr, avec un grand art et un regard acéré pour la simplification et la synthèse, rassemblé et ordonné les expériences individuelles et les institutions, mais à qui il ne serait jamais venu la fantaisie de pratiquer une activité scientifique. Ce qu’est le marxisme pour les socialistes scientifiques c’est ce que l’esthétique serait si elle se figurait être le fondement programmatique de la création artistique.
À vrai dire, l’illusion scientifique du marxisme s’accorde mal en réalité avec la politique pratique du parti ; elles ne s’accordent que pour des hommes tels que Marx et Engels, ou comme Kautsky, qui associent en eux le professeur et le meneur. Il n’y a pas de doute sur le fait que l’on ne peut vouloir ce qui est juste et ce qui a de la valeur que si l’on sait ce que l’on veut ; mais – abstraction faite qu’un tel savoir est tout à fait différent de la soi-disant science – cela s’accorde mal que l’on prétende d’un côté, sur la base des lois du soi-disant développement historique, qui doivent avoir la force des lois naturelles, savoir exactement comment les choses doivent arriver de manière nécessaire et absolue, sans que la volonté et l’action de n’importe quel homme ne puisse changer la moindre chose à cette prédétermination ; et que, de l’autre côté, l’on soit un parti politique qui ne peut faire autre chose que de vouloir, de réclamer, d’acquérir de l’influence, d’agir, et de changer des détails. Le pont jeté entre ces deux incompatibilités constitue l’arrogance la plus folle qui ait jamais été étalée en public dans l’histoire humaine : tout ce que les marxistes font ou demandent (car ils demandent plus qu’ils ne font) est précisément dans l’instant un maillon nécessaire du développement, est déterminé par la Providence, n’est que la manifestation de la loi naturelle ; tout ce que les autres font est la volonté vaine d’entraver la nécessité des tendances historiques découvertes et garanties par Karl Marx. Ou bien, en d’autres termes : les marxistes sont, avec ce qu’ils veulent, les organes d’exécution de la loi du développement : ils sont les découvreurs et en même temps les protagonistes de cette loi, quelque chose comme la réunion en une seule personne du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif dans le gouvernement de la nature et de la société ; les autres aident aussi à la rigueur à mettre en œuvre ces lois, mais c’est contre leur volonté ; les malheureux, ils veulent toujours le contraire, mais tous leurs efforts et toute leur activité ne servent qu’à la nécessité déterminée par la science du marxisme. Toute l’arrogance, tout l’acharnement et toute l’obstination, toute l’intolérance et toute l’injustice bornée, et tous les agissements sournois qui, du fait de l’amour des marxistes pour la science et le parti, apparaissent au grand jour, tout cela est donc fondé sur l’amalgame absurde et bizarre qu’ils font de la théorie et de la pratique, de la science et du parti. Le marxisme, c’est le professeur qui veut commander ; il est donc l’enfant légitime de Karl Marx. Le marxisme est un lieu d’aisances qui ressemble à son père ; et les marxistes ressemblent à leur doctrine ; sauf que l’acuité d’esprit, les connaissances profondes, la faculté de combiner les idées et la facilité à les associer souvent dignes d’être glorifiées, de l’authentique professeur Marx sont maintenant fréquemment remplacées par l’érudition d’une brochure de propagande, le savoir des écoles du parti et par la répétition plébéienne. Karl Marx s’est au moins penché sur les faits de la vie économique, sur le matériel documentaire à la source et – souvent même tout à fait librement – sur les déclarations de ceux qui ont eu de grandes intuitions ; ses successeurs se contentent le plus souvent d’abrégés et de manuels, qui ont été établis avec l’approbation du doyen des professeurs à Berlin. Et puisque nous n’avons pas pris part ici à la flatterie servile, déraisonnable et infâme, du prolétariat ; que le socialisme veut abolir le prolétariat et que, par conséquent, il n’a pas à trouver que ce dernier est une institution particulièrement profitable pour l’esprit et le cœur de tous ceux qui sont concernés (pour les grands caractères très doués, cela apporterait assurément, comme toute misère et toute entrave, bon nombre d’avantages ; et il est toujours à espérer que les privations et le vide intérieur, qui constituent une sorte de disponibilité et de possibilité d’accomplissement, de stimulation, entraînent un jour, au moment voulu, des masses entières au soulèvement unitaire, à la génialité de l’action), l’on doit dire encore une fois ceci : il est vrai qu’un miracle, à savoir l’esprit, peut un jour arriver au prolétariat, comme à tout autre peuple, mais avec le marxisme, il n’y a pas eu pour lui de miracle de Pentecôte ni de don des langues, mais plutôt la confusion babylonienne et la flatulence, et le professeur prolétarien, l’avocat et le chef de parti prolétariens, ne sont que la véritable caricature de la caricature, qui s’appelle le marxisme, de l’espèce de socialisme qui se fait passer pour cette science.
Que nous enseigne cette science du marxisme ? Que prétend-elle ? Elle prétend connaître l’avenir ; elle présuppose qu’elle a une compréhension si profonde des lois éternelles du développement et des facteurs déterminants de l’histoire humaine qu’elle sait ce qui va arriver, comment l’histoire va se poursuivre, ce qu’il va advenir de nos conditions, de nos formes de production et d’organisation.
Jamais la valeur et la signification de la science n’ont été plus ridiculement méconnues ; jamais l’humanité, et avant tout la partie de l’humanité privée de droits, spirituellement spoliée et attardée, n’a été mystifiée de manière plus scélérate avec une image distordue par un miroir concave.
Il n’est pas encore du tout question ici du contenu de cette science, de la prétendue marche de l’humanité que les marxistes prétendent avoir découverte ; il s’agit ici seulement de dévoiler, de railler, de récuser, la prétention excessivement déraisonnable suivante : il y aurait une science qui peut calculer et déterminer le futur avec certitude, en le déduisant des données et des informations sur le passé, et des faits et des conditions du présent.
J’ai également tenté ici de parler d’où nous venons, d’après ce que je crois, et je pourrais dire tranquillement : d’après ce que je sais – car je ne crains pas d’être mal compris par les ânes, et même je l’espère —, et vers où, d’après ma conviction et ma pénétration les plus intimes, nous allons, nous devons aller, nous devons vouloir aller. Mais cette nécessité ne nous est certainement pas imposée sous la forme d’une loi naturelle, mais d’une obligation morale. En effet, si je dis : je sais quelque chose, est-ce au sens où en mathématique on calcule une grandeur inconnue à partir de grandeurs connues ? Où l’on peut résoudre un problème en géométrie ? Où l’on sait que la loi de la gravité, la loi qui régit l’oscillation d’un pendule, la loi de la conservation de l’énergie, sont valables en tout lieu et en tout temps, où je peux calculer le mouvement d’un corps qui tombe ou qui a été lancé si je connais les positions qui doivent être prises en considération dans la formule, où je sais que H2O donne de l’eau, où nous calculons les mouvements de beaucoup d’astres, où nous pouvons prédire les éclipses de lune ou de soleil ? Non ! Toutes ces choses sont des activités et des résultats scientifiques. Ce sont des lois naturelles parce qu’elles sont des lois de notre esprit. Mais il y a aussi une loi naturelle, une loi de notre esprit, une loi faisant partie de la grande loi de la conservation de l’énergie, qui dit : ce que nous ferons de notre corps et de notre vie, ce que sont la continuation de ce qui a eu lieu jusqu’à maintenant, le chemin qui est devant nous, la libération de la compression, le déclenchement de la disposition – tout cela s’appelle le futur – ne pourra pas nous être donné sous la forme de la science, c’est-à-dire de faits déjà accomplis et susceptibles d’être ordonnés, mais sous la forme d’un sentiment accompagnant une disposition, une pression interne, un effort et une exigence, qui est parfaitement adéquat à la situation extérieure d’équilibre instable : et cela signifie la volonté, l’obligation morale, l’intuition, qui mènent jusqu’à la prophétie, la vision ou la création artistique. Il ne correspond pas d’exemple de calcul, ou de rapport factuel, ou de loi de développement, qui corresponde au point du chemin où nous nous trouvons ; ce serait tourner en dérision la loi de la conservation de l’énergie ; au chemin correspond une audace. Le savoir signifie avoir vécu, posséder ce qui a été ; la vie signifie vivre, en créant et en subissant ce qui va venir.
Il n’est pas seulement dit en cela qu’il n’existe pas de science du futur ; il y est inclus aussi qu’il n’y a qu’un savoir vivant du passé encore vivant, mais pas de science morte de quelque chose qui serait mort et gisant. Les marxistes ainsi que tous les moralistes du développement, les politiciens du développement, qu’ils adhèrent à la théorie du développement par catastrophes et par changements brusques comme les marxistes pré-darwiniens ou qu’ils veuillent établir un progrès qui avance de manière régulière au moyen d’une accumulation lente et graduelle de petites modifications, comme les révisionnistes darwinistes, ces gens-là et tous les représentants de la science de l’évolution doivent, s’ils ne peuvent pas du tout s’abstenir de s’engager dans le domaine scientifique, mener des recherches scientifiques sur ce que les mots suivants, qui sont magnifiques et qui forment un groupe homogène, ont pour signification réelle, ce qu’ils expriment de la vérité de la nature et de l’esprit, à savoir les mots : je sais, je peux, j’ai le droit de, je veux, il faut et je dois. Cela les rendrait tout à la fois scientifiquement plus modestes, humainement plus supportables et virilement plus entreprenants.
L’histoire donc, et l’économie politique, ne sont pas des sciences ; les forces qui agissent dans l’histoire ne peuvent pas être énoncées scientifiquement ; leur appréciation sera toujours une estimation, sur laquelle on peut mettre une dénomination supérieure ou inférieure en fonction de la nature humaine qu’elle en a en elle ou qu’elle donne d’elle – prophétie ou bien verbiage professoral ; elle sera toujours une évaluation qui dépend de notre nature, de notre caractère, de notre vie, de nos intérêts ; et en outre, même si nous avions une connaissance de ces forces aussi certaine qu’elles sont informes, oscillantes, indéterminées et changeantes, les faits nécessaires à l’application de tels principes ne sont qu’extrêmement mal connus de nous. Quels faits extérieurs, que l’on pourrait traiter scientifiquement, nous sont donc fournis par le passé parfaitement infini des hommes et du monde ? Assurément, toutes sortes de choses, et beaucoup trop, ont été amenées et chargées dans la brouette de la prétendue science ; mais ce ne sont malheureusement que des débris jetés de façon totalement confuse et fragmentaire, dans un fouillis inextricable, à partir d’une seconde de la soi-disant histoire des hommes et du monde. Aucun exemple n’est assez grossier pour clarifier le fait que nous sachions si peu. Naturellement, ainsi que le dit le magnifique Goethe, un seul cas, souvent, en a la valeur de mille et les renferme en lui ; pour le génie et l’intuition en effet ; sauf qu’il n’y a, pour tout ce domaine du devenir biologique et de l’histoire humaine, absolument aucun cas où il existerait des exemples de forces et de lois, mais, pour parler encore une fois comme Goethe, il y a seulement le fatras expérimental des collectionneurs de matériaux, darwinistes et révisionnistes, et le fatras dialectique des marxistes. Et c’est pourquoi justement, le génie, pour lequel un cas concernant les choses de la vie en commun des hommes en représente souvent mille, n’est pas un génie de la science, mais un génie de la création et de l’action ; le savoir relatif à la vie en fait partie, mais, il n’est pas une science, bien qu’il puisse s’appuyer sur de toutes sortes de grandes et authentiques sciences.
Et Dieu soit loué, le monde soit loué, qu’il en soit ainsi ! Et bien sûr qu’il en est ainsi ! En effet, pour quoi vivre encore, s’il n’y avait qu’une seule possibilité de vie, si nous savions, si nous savions vraiment, si nous savions totalement, ce qui va arriver ? Vivre ne signifie-t-il pas : devenir nouveau ? Vivre ne signifie-t-il pas : pénétrer, comme quelqu’un d’âgé, de solide, de sûr de lui et d’indépendant, comme un monde fermé sur lui-même, comme quelqu’un d’éternel, dans ce qui est nouveau, dans ce qui est incertain, dans cet autre monde que nous ne sommes pas, à nouveau dans ce qui est éternel, de porte en porte, et de foule en foule ? Si nous prétendons être des vivants, sommes-nous alors des lecteurs ou des spectateurs, ou encore des êtres poussés par des puissances bien connues dans ce qui est déjà connu, de ce qui est ancien vers ce qui est ancien ? Ou bien ne sommes-nous pas plutôt le pas qui marche et la main qui saisit, celui qui agit et non celui qui est agi ? Et le monde n’est-il pas pour nous comme quelque chose de mou, n’est-il pas inconnu et sans forme, chaque jour où nous sortons de notre sommeil, quelque chose de nouveau et d’offert que nous façonnons et que nous transformons en quelque chose qui est à nous avec l’instrument de ce qui nous est particulier. Ô vous les marxistes, si seulement vous connaissiez la plénitude et la joie de vivre dans votre vie privée, vous ne voudriez pas et ne vous ne pourriez pas vouloir transformer la vie en science ! Et comment vous le permettriez-vous si vous saviez que votre mission de socialistes était d’aider les hommes à atteindre les formes et les communautés du travail heureux, de la vie collective heureuse !
Celui qui, non résigné, sceptique ou se plaignant, mais d’accord et joyeux, dit ici : nous ne savons rien des choses qui sont multiples et inexprimables dans la vie passée et future des hommes et des peuples, est celui qui est assez fier et courageux, plus que beaucoup d’autres, pour savoir en lui, sentir en lui, vivre en lui, le destin des milliers de siècles. J’ai bien une image de ce qui s’est passé, de ce qui est donc en cours ; j’ai bien mon sentiment sur notre destinée et notre voie, et je sais bien où je veux aller, le sens que je veux indiquer, là où je veux conduire. J’ai bien le souhait de faire passer mon discernement, mon ardent sentiment, ma solide volonté, aux gens les plus nombreux, aux individus et aux masses. Mais est-ce que je parle à l’aide de formules ? Suis-je un journaliste qui se déguise mensongèrement en mathématicien ? Suis-je, comme le chasseur de rats de Hamelin(*), quelqu’un qui mène les enfants immatures grâce à la flûte de la science jusqu’à la montagne du non-sens et de la duperie ? Suis-je marxiste ?
Non. Mais je dis ce que je suis. Je n’ai pas besoin d’attendre que les autres, les gens que je rencontre, les marxistes, me le disent. J’ai appris, cherché, compilé, aussi bien que quiconque ; et s’il y existait une science de l’histoire et de l’économie politique, j’aurais eu bien assez de tête pour l’avoir apprise. En effet, vous êtes vraiment des gens comiques, vous les marxistes, et il est étonnant que vous ne vous étonniez pas de vous-mêmes ; n’est-ce pas une affaire ancienne et certaine que même des têtes simples puissent apprendre les résultas des sciences, s’ils existent ? Que voulez-vous donc avec toutes vos luttes, vos polémiques et vos agitations, avec toutes vos exigences et vos négociations, avec tous vos efforts de persuasion et d’argumentation ; si vous détenez une science, abandonnez donc ces querelles superflues, prenez la baguette en main et enseignez-nous, apprenez-nous, faites-nous apprendre et appliquer activement les méthodes, les opérations, les constructions, et faites donc finalement, en tant que personnes ayant de l’expérience, des connaissances et des certitudes infaillibles, ce que votre Bebel a essayé de faire comme un amateur honnête : dites-nous en fin de compte les données exactes de l’histoire qui continue, de l’avenir !
J’ai moi aussi appris, non pas comme vous, mais mieux que vous, et je dis cependant : ce que j’enseigne n’est assurément pas de la science. Que chacun examine si sa nature, sa vie véritable, le conduit sur les mêmes chemins que moi, et seulement ensuite qu’il aille avec moi, mais qu’alors il aille avec moi. J’ai mieux appris que vous parce j’ai quelque chose qui vous fait défaut. Bien sûr, de l’arrogance, en tout cas ce que l’on nomme communément ainsi, je n’en ai pas plus que vous ; et je garderais pour moi l’opinion modeste, c’est-à-dire décente, que je me fais de moi, comme cela irait de soi entre égaux, s’il n’y avait pas ici la nécessité de dire qui est socialiste et qui ne l’est pas. Car les êtres froids de Nifelheim(**) qui ont usurpé le socialisme, qui veillent sur le “Capital” comme ces nains qui gardent le trésor des Nibelungen, doivent être raillés et chassés : le socialisme doit revenir à ses héritiers légitimes, afin qu’il redevienne ce qu’il est : une joie et une exultation, une construction et une création, un rêve rêvé agréablement jusqu’à sa conclusion, rêve qui doit se réaliser maintenant dans l’action, pour tous les sens et pour toute la vie archi-pleine. Et parce que les héritiers sommeillent encore et s’attardent dans les pays lointains du rêve et de la forme, et puisque quelqu’un doit malgré tout en fin de compte commencer à mettre la main sur l’héritage, je dois être celui qui appelle les héritiers au rassemblement et qui se légitime comme l’un d’eux.
D’où provient donc toute la superstition scientifique des marxistes ? Ils veulent avoir rassemblé sur un seul fil, dans un certain ordre, et dans une certaine unité, les particularités multiples, éclatées, emmêlées, de la tradition et des conditions. Ils ressentent également le besoin de la simplification, de l’unité, de la généralité.
Sommes-nous encore une fois parvenus près de toi, ô être universel et être unique qui est splendide et libérateur, toi qui es si nécessaire à la véritable pensée comme à la véritable vie, toi qui crées la vie en commun, ainsi que la collectivité, l’association et la corporation, toi qui es le lien des liens dans la tête de ceux qui pensent et dans la vie de tous ceux qui vivent à travers tous les domaines de la nature ?, toi que nous désignons sous ce nom : esprit !
Mais, toi, ils ne t’ont pas, et c’est pourquoi ils te remplacent. C’est de là que provient la falsification trompeuse, le produit de remplacement, de leur bâclage historique et de leurs lois scientifiques : ils connaissent seulement quelque chose qui ne fait qu’excommunier, seulement quelque chose qui forme, qui rassemble, qui ordonne les détails, qui relie les faits éclatés entre eux, seulement un principe, seulement un universel : la science. Et en effet, la science est esprit, ordre, unité et lien : là où elle est science. Mais là où elle est duperie et imposture éhontée, là où le soi-disant homme de science n’est qu’un journaliste déguisé et un auteur d’éditoriaux mal dissimulé, là où une foule de faits formulés statistiquement et d’opinions philistines masquées dialectiquement veulent se faire passer pour une sorte de mathématique supérieure de l’histoire et une méthode infaillible pour la vie future : là, cette prétendue science est absence de l’esprit, entrave à l’esprit ; un obstacle que l’on doit faire sauter et qui doit être anéanti avec l’argument et le rire, avec le feu et la colère.
Vous ne connaissez pas les autres formes de l’esprit et c’est la raison pour laquelle vous avez mis vos masques de professeur devant vos visages d’avocat, quand vous n’êtes pas de véritables professeurs qui veulent jouer les prophètes, comme cet autre professeur, votre saint patron, voulait jouer du luth mais ne le pouvait pas.
Mais nous savons et nous avons souvent dit déjà ici tout ce qu’est l’esprit : nous avons une universalité, une cohérence du cours de l’humanité d’une autre sorte, d’une autre origine qu’eux, nous avons notre savoir, avec, en même temps, notre grand sentiment fondamental et notre forte volonté durable : nous sommes…
— mais tout d’abord, pauvres marxistes, prenez une chaise, asseyez-vous et accrochez-vous ; car quelque chose de terrible va survenir ; quelque chose de présomptueux va suivre, et en même temps cela vous ôte ce que vous m’auriez jeté volontiers à la figure de manière si ardente et avec une intonation méprisante —
…nous sommes des poètes ; et nous voulons éliminer les charlatans de la science, les marxistes, les êtres froids, creux et manquant d’esprit, afin que la manière poétique de voir, la façon artistiquement concentrée de donner forme, l’enthousiasme et la prophétie, trouvent les lieux où, à partir de maintenant, ils ont à faire, à créer, à construire ; dans la vie, avec des corps humains, pour la vie collective, le travail et la réunion des groupes, des communautés et des peuples.
Oui, en effet, ce qu’a été depuis assez longtemps maintenant le rêve du poète, la mélodie, la ligne ensorcelante et la magnificence éclatante de couleurs, va vraiment advenir et s’accomplir comme une pleine réalité : nous les poètes, nous voulons créer dans ce qui est vivant, et nous voulons voir qui de nous deux est le praticien le plus grand et le plus fort : vous qui prétendez savoir et ne faites rien, ou bien nous qui avons maintenant l’image vivante en nous, et aussi le sentiment certain et la volonté d’aller plus loin : nous qui voulons faire tout ce qui peut être fait, qui voulons le faire tout de suite, sans arrêt et de manière inébranlable, nous qui voulons rassembler les hommes qui sont avec nous et les transformer en un coin qui se fraye sans cesse un chemin vers l’avant dans l’action, la construction, le déblaiement ; sans arrêt, par-dessus votre tête, en riant, en argumentant, en nous mettant en colère ; par-dessus les grosses brutes en attaquant et en luttant. Nous n’apportons pas de science ni de parti ; nous apportons encore moins de lien intellectuel, ainsi que vous le comprenez, car quand vous parlez de quelque chose de ce type, vous pensez à ce que vous appelez l’instruction, ce que nous, nous dénommons demi-formation et pitance d’ouvrages pieux. L’esprit qui nous emporte est une quintessence de la vie et il crée réalité et activité. Cet esprit s’appelle d’un autre nom : le lien ; et ce que nous voulons poétiser, embellir, c’est la pratique, c’est le socialisme, c’est le lien entre les hommes laborieux.
Nous voyons maintenant ici clairement devant nos yeux et nous pouvons toucher de nos mains la raison pour laquelle les marxistes ont exclu l’esprit de leur fameuse conception de l’histoire, qu’ils désignent comme matérialiste. Arrivés à ce point, nous pouvons donner une explication meilleure que celle qu’ont pu réussir à fournir d’autres excellents opposants aux marxistes. Les marxistes ont, dans leurs explications et leurs conceptions, exclu l’esprit pour une raison très naturelle, oui tout simplement pour une raison parfaitement matérielle : parce qu’en effet ils n’en ont pas.
Mais si seulement il était au moins vrai que leur manière de décrire l’histoire pouvait à bon droit s’appeler matérialiste. Ce serait même une énorme entreprise digne d’éloges, et à vrai dire une entreprise dont l’organisateur ne s’en sortirait pas sans son propre esprit : faire la tentative de décrire la totalité de l’histoire humaine simplement sous la forme de mécanismes physiques, de processus matériels et réels, d’une interaction sans fin entre les mécanismes physiques du reste du monde et les processus physiologiques des corps humains. À dire vrai, pour les raisons que j’ai déjà données, ce ne pourrait être aucune sorte de science édifiée sur des lois, ce ne pourrait devenir qu’une ébauche pleine d’esprit et presque fantastique d’une telle science ; mais ce serait quelque chose à quoi un individu pourrait presque consacrer sa vie ; et peut-être viendra cet individu qui entreprendra cette tâche, et ce serait quelqu’un qui le ferait pour trouver le droit, le fondement et la possibilité de langage, pour transformer à partir de maintenant cet édifice rigide en image fluide et complète, et pour entreprendre le grand renversement : à savoir décrire toute l’histoire humaine, en excluant toute matérialité, comme un avènement psychique de la collectivité, comme l’échange de courants spirituels. Car celui qui est capable de penser le matérialisme ainsi, jusqu’à son extrême conséquence, sait qu’il n’est que l’autre côté de l’idéalisme ; celui qui est un véritable matérialiste ne peut venir que de l’école de Spinoza. Mais assez de tout cela : qu’est-ce que les marxistes comprennent à cela ? Les marxistes, eux qui, quand on évoque Spinoza, pensent probablement à la marionnette de guingois qu’eux et les auteurs d’ouvrages pieux darwiniens et monistes ont fait de lui.
Assez de tout cela ; il est seulement nécessaire de dire ici que ce que les marxistes nomment la conception matérialiste de l’histoire n’a pas la moindre chose à voir avec un quelconque matérialisme rationnellement conçu : ils ont considéré finalement comme une contradiction de concevoir le matérialisme rationnellement et pour une fois ils n’ont pas eu tort. En tout cas, la conception de l’histoire qu’ils enseignent pourrait parfaitement être qualifiée d’économique ; mais son vrai nom est, comme on l’a déjà dit, la conception dénuée d’esprit de l’histoire.
Ils ont prétendu en effet avoir découvert que les situations politiques, les religions, tous les courants intellectuels, y compris naturellement leur propre doctrine ainsi que toute leur agitation et leur activité politique, ne sont qu’une superstructure idéologique, une sorte de double subsidiaire des conditions économiques ainsi que des institutions et des processus sociaux. Que beaucoup de ce qui est du domaine intellectuel et moral s’entrelace inextricablement avec ce qu’ils appellent l’économique et le social, que la vie économique ne soit avant tout qu’une partie minuscule de la vie sociale et que cette vie sociale ne puisse pas être séparée des structures et des mouvements spirituels, grands ou petits, de la vie en commun, tout cela ne trouble que modérément ces êtres superficiels dont la caractéristique est que, dans leurs déclarations, ils parlent de manière automatique et bavardent à tort et à travers, qu’ils n’ont jamais éprouvé le besoin d’examiner leurs propres paroles. S’ils l’avaient fait, ils seraient devenus des gens profondément réservés, car ils auraient été étouffés par leurs contradictions et leurs incohérences.
Cet abus contradictoire de mots a pourtant troublé les marxistes, mais seulement bien sûr comme des gens superficiels peuvent être irrités : les uns s’accommodent de la contradiction grâce à un contresens et à une irrésolution, et les autres grâce à une autre erreur et une autre déformation, et c’est ainsi que sont nées différentes tendances parmi eux et qu’il y a eu toutes sortes de tensions et de scissions : les uns concluent à partir de la doctrine que le marxisme se prononce pour une conduite apolitique et presque anti-politique, puisque, en effet, la politique est le reflet presque sans importance de l’économie ; ce qui importe, ce ne sont pas la politique, la législation et les formes d’État, mais ce sont les formes économiques et les luttes économiques (mais ces luttes ne sont, elles aussi, naturellement qu’introduites en fraude dans la doctrine pure ; car une lutte, même économique est une affaire extrêmement spirituelle et qui s’entrelace fortement avec toute la vie de l’esprit ; mais assez avec cela, car, comme cela a déjà été dit, celui qui examine n’importe quel point du marxisme se heurte toujours à l’impossibilité, au compromis et à la contrebande) ; les autres veulent malgré tout influer sur les affaires économiques à l’aide de la politique et ils ajoutent aux compromis, aux échappatoires et au pénible raccommodage de la réalité, laquelle apparaît comme totalement différente du résultat de la transpiration professorale sur le papier, ils ajoutent donc à ces actes de dissimulation, qu’ils doivent tous accomplir, quelques-uns de nouveaux. Peu importe et nous ne nous attarderons pas sur ces points litigieux ; que les politico-marxistes vident ces querelles avec leurs frères, les syndicalistes, ou bien les anarcho-socialistes lesquels ont été récemment appelés ainsi du fait de l’utilisation abusive et lamentable de deux termes nobles.
Car la doctrine tout entière est fausse et elle ne résiste pas à l’examen ; ce qui reste vrai et valable, c’est seulement la considération suivante, qui a été inculquée en Angleterre et ailleurs, il y a fort longtemps avant Karl Marx : lors de l’examen d’événements humains, on n’a pas le droit de méconnaître l’importance éminente des conditions et des changements économiques et sociaux. Cette remarque s’est produite dans le grand mouvement que l’on devait appeler la découverte de la société par opposition à l’État, une découverte qui est l’un des pas les plus précoces et les plus importants vers la liberté, la culture, l’union, le peuple, le socialisme. Des choses extrêmement salutaires et profitables se trouvent dans ces grands écrits des économistes politiques, des brillants publicistes du dix-huitième, des premiers socialistes du dix-neuvième siècle. Mais le marxisme n’a fait de tout cela qu’une caricature, une falsification, une corruption. La soi-disant science que les marxistes en ont tirée est, dans sa conséquence réelle, une tentative pitoyable et donc néfaste (car aucune prétendue science n’est assez stupide pour ne pas attirer les masses instruites et incultes, et à la fin aussi les professeurs d’université, si elle est forgée de manière démagogique ou simplement populaire), et le marxisme tente donc de ramener le courant qui éloigne de l’État et par-là de l’inculture, et qui entraîne vers les liens du volontariat et de l’esprit commun, le courant qui porte la société des sociétés sur son dos, il tente donc de le ramener vers l’État et vers l’absence d’esprit de toutes nos institutions de vie collective, et il tente de faire tourner par ce courant les moulins de politiciens ambitieux.
Nous devons voir cela de plus près. Car nous n’avons pelé, dans un premier temps, que deux peaux de l’oignon marxiste lacrymogène ; il nous faut pénétrer plus loin vers l’intérieur, même si cela devait nous faire pleurer. Il nous faut continuer à disséquer la monstruosité, et je le promets : il y aura toujours un peu de grognements et d’éternuements, et aussi quelques rires. Nous avons vu ce qu’il en est de la science et du matérialisme des marxistes : mais qu’est-ce donc maintenant que cette sorte de cours historique du passé, du présent et de l’avenir, qu’ils ont découvert, n’est-ce pas celui qui s’est développé à partir de la réalité matérielle en eux, dans leur superstructure intellectuelle, vraisemblablement dans leur glande pinéale cartésienne ?
Nous en sommes maintenant arrivés au moment où le professeur qui transforme la vie en une pseudoscience, les corps humains en papier, se transforme lui-même en un professeur d’une tout autre sorte, avec de tout autres talents de transformation. Et après tout, les artistes interprétant plusieurs personnages en se transformant, les magiciens, les prestidigitateurs, tous ces gens qui produisent leur dextérité et leur volubilité sur les foires s’appellent aussi habituellement des professeurs. Les chapitres décisifs, les plus connus, de Karl Marx m’ont toujours rappelé les professeurs sorciers de ce type. « Un, deux, trois, sans sorcellerie du tout ».
Par conséquent, selon Karl Marx, la carrière progressive de nos peuples depuis le Moyen Âge jusqu’au futur, en passant par le présent, est un cours qui doit s’accomplir « avec la nécessité d’un processus naturel » (selon le texte anglais, qui est encore plus explicite : avec la nécessité d’une loi naturelle), et qui plus est avec une vitesse croissante. Dans la première phase, la phase mesquine et bornée, où il n’y a que des hommes moyens, des médiocrités, des petits bourgeois et des gens pitoyables de ce type, beaucoup d’entre eux ont une très petite propriété. Puis vient la deuxième phase, l’essor vers le progrès, le premier processus de développement, la voie vers le socialisme : ce que l’on appelle le capitalisme. Maintenant, le monde a un visage totalement différent : quelques-uns ont une très grande propriété, la masse n’a rien. La transition vers cette phase a été difficile, et elle n’aurait pas eu lieu sans violence et actes odieux. Cependant, à ce stade, on s’approche maintenant sans cesse et de plus en plus facilement de la terre promise, sur les rails bien huilés du développement : Dieu soit loué, de plus en plus de masses sont prolétarisées, Dieu soit loué il y a de moins en moins de capitalistes, ils s’exproprient mutuellement, jusqu’à ce que la masse des prolétaires, telle le sable au bord de la mer, s’opposent à de gigantesques entrepreneurs totalement isolés, et alors le saut dans la troisième phase, le second processus de développement, le dernier pas vers le socialisme, n’est qu’un jeu d’enfant : « Le glas de la propriété privée capitaliste sonne ». Dans le capitalisme, on en est arrivé, dit Karl Marx, à la « centralisation des moyens de production et à « la socialisation du travail ». Il appelle cela un mode de production « qui s’est épanoui sous le monopole capitaliste », de même qu’il tombe toujours facilement dans une humeur poétique quand il célèbre les dernières beautés du capitalisme, immédiatement avant qu’il ne se transforme en socialisme. Maintenant donc, le temps est venu : « la production capitaliste produit sa négation avec la nécessité d’un processus naturel » : le socialisme. En effet la “coopération” et la « propriété collective de la terre » sont déjà, dit Karl Marx, des « conquêtes de l’ère capitaliste ». Les grandes masses humaines, énormes et presque infinies, les masses prolétarisées, n’ont en réalité presque rien à faire en faveur du socialisme. Elles n’ont qu’à attendre, jusqu’à ce que le temps soit venu.
N’est-ce pas vrai ? Ne sommes-nous pas très loin, messieurs de la science, du point où le capitalisme nous aurait apporté la coopération, la propriété collective de la terre et des moyens de production ? Que signifie la propriété collective ? : cela est au moins clair, dans la mesure où, quelle que soit le nombre de formes très diverses de propriété collective qu’il puisse y avoir, elle doit être quelque chose d’autre que l’usurpation, le privilège, la propriété privée. Peut-on dès à présent observer des traces de cette propriété collective, qui doit déjà exister sous l’ère du capitalisme, et qui doit avoir la plus grande ressemblance avec le socialisme ? Oui ou non ? En effet, nous voudrions bien savoir combien de temps, approximativement, ce processus naturel peut encore durer. Montrez-nous votre science, s’il vous plaît !
Mais qui sait, qui sait ! Peut-être Karl Marx a-t-il vu, déjà au milieu du dix-neuvième siècle, les traces ou les débuts visibles de la propriété collective de la terre et des moyens de production naître du monopole capitaliste. Car, pour ce qui concerne la coopération, l’affaire est tout à fait sans équivoque si l’on y regarde de plus près. Pour moi, la coopération veut dire bien sûr agir ensemble et travailler en commun, et, si l’on n’est pas un bouffon, on appellera aussi coopération et travail en commun le fait qu’une vache et un cheval attelés à une charrue la tirent de conserve, ou bien le travail en commun, selon la localité ou également la division du travail, des esclaves noirs sur une plantation de coton ou un champ de canne à sucre… mais qu’est-ce qui me prend ? Karl Marx est précisément ce bouffon-là ! Quel avenir ! Quel développement ultérieur du capitalisme ! Notre érudit avisé s’en est tenu au présent. La forme du travail qu’il a observée dans l’entreprise capitaliste de son époque, à savoir le système de fabrique, le travail de milliers de personnes dans un espace restreint, l’adaptation du travailleur aux machines-outils et la division du travail élargie qui en résulte, dans la fabrication des marchandises pour le marché capitaliste mondial, c’est cela que Karl Marx a appelé la coopération, laquelle doit être un élément du socialisme. N’affirme-t-il pas sans réserve que le capitalisme repose « déjà réellement sur l’entreprise sociale de production » ? !
Certes, on se refuse à croire une absurdité aussi sans égale, mais c’est sans aucun doute la véritable opinion de Karl Marx : le capitalisme développe en lui totalement le socialisme, le mode de production socialiste « s’épanouit » à partir du capitalisme ; nous avons déjà la coopération, nous sommes pour le moins en bonne voie vers la propriété collective de la terre et des moyens de production ; finalement, nous n’avons plus qu’à chasser les quelques propriétaires qui subsistent encore. Tout le reste s’est épanoui dans le capitalisme. Car le capitalisme, c’est le progrès, c’est la société, c’est déjà à proprement parler le socialisme. Le véritable ennemi, ce sont « les classes moyennes, le petit industriel, le petit commerçant, l’artisan, le paysan ». Car ceux qui travaillent eux-mêmes et qui ont tout au plus quelques commis et quelques apprentis, c’est du travail bâclé, de l’entreprise naine ; alors que le capitalisme, c’est l’uniformité, le travail de milliers de personnes en un seul lieu, le travail pour le marché mondial, et c’est la production sociale et le socialisme.
Telle est la véritable doctrine de Karl Marx : si le capitalisme l’a complètement emporté sur les vestiges du Moyen Âge, le progrès est scellé et le socialisme est pour ainsi dire là.
N’est-ce pas symboliquement signifiant que l’ouvrage fondamental du marxisme, la bible de cette sorte de socialisme, s’appelle « Le capital » ? À ce socialisme capitaliste, nous opposons notre socialisme et nous disons : le socialisme, la culture et le lien, l’échange équitable et le travail joyeux, la société des sociétés, ne peuvent survenir que lorsqu’un esprit s’éveille, de la même façon que l’époque chrétienne, et l’époque pré-chrétienne des peuples germaniques, ont connu un esprit, et que lorsque cet esprit vient à bout de l’inculture, de la désagrégation et du déclin, c’est-à-dire économiquement parlant, du capitalisme.
On a ainsi deux entités qui s’opposent l’une à l’autre avec une grande âpreté.
Ici le marxisme – là le socialisme !
Le marxisme – l’absence d’esprit, la fleur de papier attachée au buisson épineux aimé du capitalisme.
Le socialisme – le nouveau qui s’élève contre la décomposition ; la culture qui s’élève contre la réunion de l’absence d’esprit, de la misère et de la violence, contre l’État moderne et le capitalisme moderne.
Et l’on pourrait comprendre maintenant ce que je veux dire directement à cette chose qui n’en est pas moins moderne, ce que je veux dire au marxisme : qu’il est la peste de notre époque et la malédiction du mouvement socialiste. Il faut dire à présent encore plus explicitement qu’il est cela, pourquoi il est cela, pourquoi le socialisme ne peut naître qu’en s’opposant de façon radicale au marxisme.
Car le marxisme est avant tout un philistin. Un philistin qui jette un regard dédaigneux sur tout le passé, qui appelle présent ou début d’avenir là où il se sent chez lui, qui croit au progrès, qui préfère 1908 à 1907, qui attend quelque chose de spécial de 1909, mais presque un miracle et quelque chose de définitif pour une date aussi lointaine que 1920.
Le marxisme est un philistin, et il est donc l’ami de ce qui est massif et vaste. Quelque chose comme une république citadine du Moyen Âge, une marche villageoise, un mir(*) russe, un allmend(**) suisse ou une colonie communiste, ne peut jamais avoir pour lui la moindre similitude avec le socialisme ; mais un vaste État centralisé ressemble déjà en quelque sorte à son État futur. Si on lui montre un pays, à une époque où les petits paysans sont prospères, où un artisanat ingénieux est florissant, où il y a peu de misère, il fronce alors dédaigneusement le nez ; et Karl Marx et ses successeurs croyaient qu’ils ne pouvaient faire pire insulte au plus grand des socialistes, Proudhon, que de le traiter de socialiste petit-bourgeois et petit-paysan, ce qui n’était pas du tout une critique erronée ni assurément un outrage, puisque Proudhon lui-même a montré magnifiquement au hommes de son peuple, et de son époque, essentiellement des petits paysans et des artisans, comment ils auraient pu parvenir au socialisme immédiatement, sans attendre d’abord le net progrès du grand capitalisme. Mais ceux qui croient au développement ne peuvent pas du tout nous entendre quand nous parlons d’une possibilité qui existait autrefois et qui n’est pas devenue une réalité ; et c’est pourquoi les marxistes, ainsi que ceux qui ont été contaminés par eux, ne peuvent pas du tout nous entendre si nous parlons d’un socialisme qui aurait pu être possible avant le mouvement descendant qu’ils désignent comme le mouvement ascendant du capitalisme béni. Quant à nous, nous ne séparons pas un développement fabuleux et des processus sociaux de ce que les hommes veulent, font, auraient pu vouloir et auraient pu faire. Nous savons cependant que la détermination et la nécessité de tout ce qui arrive, et donc aussi naturellement de la volonté et de l’action, comptent et qu’elles comptent sans aucune exception : mais l’on peut toujours établir après coup que, si une réalité existe, elle est par conséquent une nécessité ; que, si quelque chose ne s’est pas produit, ce n’était donc pas possible, parce que, par exemple, les hommes auxquels on en a appelé à très bon droit et auxquels on a prêché la raison avec une grande nécessité, n’ont pas voulu et n’ont pas pu être raisonnables. Ah ! Ah ! diront les marxistes en triomphant, mais Karl Marx a prédit qu’il n’y avait aucune possibilité à cela. Bien sûr, répondons-nous, et il a ainsi assumé une part certaine de la responsabilité que cela n’est pas arrivé, et il a été, pour autrefois et encore plus pour plus tard, un des empêcheurs et un des responsables de cela. En effet, pour nous, l’histoire humaine ne se compose pas de processus anonymes, ni simplement d’une accumulation de nombreux petits événements et de nombreuses petites abstentions concernant les masses ; pour nous, les protagonistes de l’histoire sont des personnes, et pour nous, il y a aussi des responsables. Croit-on par conséquent que Proudhon n’a pas eu souvent dans les grands moments, comme tout prophète, comme tout Jean, plus fortement que n’importe quel observateur scientifique froid, le sentiment de l’impossibilité de conduire ces hommes qui étaient les siens vers ce qu’il considérait comme la possibilité la plus belle et la plus naturelle ? Celui qui connaît mal les apôtres et les chefs de l’humanité, pense que la foi en l’accomplissement appartient à leurs grandes actions, à leur façon visionnaire de se conduire et à la créativité urgente. La foi en leur sainte vérité fait partie de cela, mais aussi le désespoir concernant les hommes et le sentiment de l’impossibilité ! Là où quelque chose de grand et de grandiose, un changement et une innovation, sont arrivés à l’humanité, ce qui a entraîné le changement, c’est ce qui a été impossible et incroyable, c’est justement ce qui a été évident.
Mais le marxisme est un philistin, et c’est pourquoi, plein de dérision et de triomphe, il attire toujours l’attention sur les coups manqués et les tentatives vaines, et il a cette peur enfantine des défaites. Il n’étale pas de plus grand dédain que pour ce qu’il appelle des expériences, ou des créations avortées. C’est une honte et un signe déshonorant de déclin, en particulier pour le peuple allemand, auquel une telle crainte de l’idéalisme, de l’exaltation et de l’héroïsme, convient singulièrement mal, que de telles mauviettes soient les chefs de ses masses asservies. Mais les marxistes sont pour les masses pauvres exactement la même chose que sont depuis 1870 les fanfarons nationalistes pour les classes repues du peuple : des gens qui se vantent de leurs succès. Nous découvrons ici une autre signification plus pertinente de la dénomination « conception matérialiste de l’histoire ». Bien sûr, les marxistes sont des matérialistes au sens ordinaire, vulgaire, populaire du mot, et, exactement comme les nigauds nationalistes, ils se sont efforcés d’abattre et d’éliminer l’idéalisme. Ce que le bourgeois nationaliste a fait de l’étudiant allemand, les marxistes l’ont fait de vastes couches du prolétariat : de braves gens peureux, sans jeunesse, sans sauvagerie, sans audace, sans envie de tenter quelque chose, sans sectarisme, sans hérésie, sans originalité et individualité. Mais nous avons besoin de tout cela, nous avons besoin de tentatives, nous avons besoin de l’expédition des Mille en Sicile, nous avons besoin de ces natures garibaldiennes prodigieusement précieuses, et nous avons besoin de coups manqués sur coups manqués et du caractère tenace qui ne se laisse pas effrayer, qui ne se laisse effrayer par rien, qui tient ferme, qui persévère et qui recommence sans cesse, jusqu’à ce que cela réussisse, jusqu’à ce que nous ayons un succès, jusqu’à ce que nous soyons invincibles. Celui qui n’accepte pas le risque de la défaite, de la solitude, du contrecoup, n’arrivera jamais à vaincre. Ô vous les marxistes, je sais que tout cela sonne mal à vos oreilles, vous qui craignez au plus haut point ce que vous appelez les coups sur la nuque ; ce terme appartient à votre vocabulaire particulier et peut-être avec un certain droit, étant donné que vous montrez à l’ennemi plus votre nuque que votre front. Je sais combien vous haïssez profondément ces natures de feu comme Proudhon dans le domaine de la construction, comme Bakounine ou Garibaldi dans le domaine de la destruction et de la lutte, combien ces natures vous contrarient et sont désagréables à vos arides esprits livresques, et combien tout ce qui est latin, tout ce qui est celte, tout ce qui ressemble à l’air libre, à la sauvagerie et à l’initiative, vous est carrément pénible. Vous vous êtes suffisamment tracassés pour exclure du parti, du mouvement, des masses, toute liberté, tout ce qui est personnel, toute jeunesse, tout ce que vous appelez des bêtises. En vérité, cela serait bien mieux pour le socialisme et pour notre peuple si, au lieu de la bêtise systématique que vous appelez votre science, nous avions les bêtises à tête de feu des gens fougueux, impétueux et débordant d’enthousiasme, que vous ne pouvez pas supporter. Eh oui, nous voulons faire ce que vous appelez des expériences, nous voulons faire des essais, nous voulons créer et faire avec notre cœur, et nous voulons donc, s’il doit en être ainsi, subir les naufrages et accepter les défaites jusqu’à ce que nous obtenions la victoire et que la terre soit en vue. Ce sont ces gens cendreux, endormis, philistins, qui sont au-dessus de toi, peuple ; où sont les caractères à la Colomb qui préfèrent aller en haute mer sur un fragile vaisseau vers l’inconnu plutôt que d’attendre le développement ? Où sont les gens jeunes, gais, victorieux, rouges, qui vont rire de ces gens gris ? Les marxistes n’aiment pas entendre ces mots, ces attaques, qu’ils appellent des rechutes, ces rêveries et ce manque d’esprit scientifique, je le sais, et c’est pourquoi justement cela me fait tant de bien de leur avoir dit cela. Les arguments que j’utilise contre eux sont bons et valables, mais si, au lieu de les réfuter avec des arguments, je les faisais crever de dépit par l’ironie et le rire, cela me conviendrait aussi.
Le marxiste philistin est beaucoup trop avisé, beaucoup trop réfléchi, beaucoup trop prudent, pour pouvoir avoir jamais eu l’idée, quand le capitalisme est déjà en plein déclin, comme cela était le cas à l’époque de la Révolution de février en France, d’essayer de le combattre grâce à l’organisation socialiste, de la même manière qu’il préfère mettre à mort les formes de la communauté vivante issue du Moyen Âge, qui ont été sauvées particulièrement en Allemagne, en France, en Suisse, en Russie, tout au long des siècles du déclin, et de les noyer dans le capitalisme, plutôt que de reconnaître qu’elles renferment les germes, ainsi que les cristaux de la vie, de la culture socialiste future ; mais si on lui montre la situation économique, par exemple, de l’Angleterre du milieu du dix-neuvième siècle, avec son abominable système de fabrique, avec le dépeuplement de la campagne, avec l’uniformisation des masses et de la misère, avec l’économie tournée vers le marché mondial au lieu des besoins réels, lui, il y trouve la production sociale, la coopération, les débuts de la propriété collective : il s’y sent bien.
Le marxiste authentique, s’il n’est pas encore devenu indécis et s’il n’a pas encore commencé à faire des concessions (de nos jours, ces gens écroulés font bien sûr des concessions depuis longtemps), ne veut rien savoir du tout des coopératives paysannes, des mutuelles de crédit, des coopératives ouvrières, même si elles se sont développées de manière grandiose : tout au contraire, les grands magasins capitalistes, dans lesquels est mis en œuvre tant d’esprit d’organisation pour ce qui est improductif, pour le vol et l’usurpation, pour la vente de colifichets et de camelote, lui en imposent. Mais en effet, un marxiste s’est-il jamais soucié de cette grande question décisive : qu’est-ce qui est produit pour le marché, qu’est-ce qui est vendu au consommateur ? Vous ne pouvez jamais détacher votre regard des formes extérieures, accessoires, superficielles de la production capitaliste que vous appelez production sociale et dont nous devons maintenant encore parler.
Le marxisme est un philistin, et le philistin ne connaît rien de plus important, de plus grandiose, rien qui ne lui soit plus sacré, que la technique et ses progrès. Si l’on met un philistin face à Jésus, qui est aussi, dans sa richesse, dans la générosité de sa forme inépuisable, outre ce qu’il signifie pour l’esprit et la vie, un grand socialiste, si l’on met un philistin face à Jésus vivant sur la croix et face à une nouvelle machine destinée au déplacement des hommes et des choses : il trouvera, s’il est honnête et non un hypocrite cultivé, que l’homme crucifié est un phénomène totalement inutile et superflu et il se mettra à courir derrière la machine.
Et pourtant, combien cette figure exceptionnelle du cœur et de l’esprit, figure souffrante, mais calme et tranquille, a réellement fait bouger plus que toutes les machineries de mouvement de ces époques !
Et pourtant où seraient toutes les machineries de mouvement de nos époques sans cette grande figure, calme, tranquille, souffrant sur la croix de l’humanité !
Cela aussi doit être dit ici ; bien que seulement ceux qui ont su cela auparavant le comprendront facilement.
Maintenant, si nous voyons la vénération sans limites de la technique de la part du parrain des progressistes, nous apprendrons à connaître l’origine de ce marxisme. Le père du marxisme n’est pas l’étude de l’histoire, n’est pas non plus Hegel, n’est ni Smith ni Ricardo, ni un des socialistes antérieurs à Marx, n’est pas non plus une situation révolutionnaire démocratique liée à une époque, est encore moins la volonté et le désir de culture et de beauté chez les hommes. Le père du marxisme, c’est la vapeur.
De vieilles femmes prophétisent à partir du marc de café. Karl Marx, lui, a prophétisé à partir de la vapeur.
Ce que Marx a considéré en effet comme une similitude du socialisme, comme l’étape qui prépare immédiatement au socialisme, n’était rien d’autre que l’organisation de l’entreprise de production que les exigences techniques de la machine à vapeur ont introduite à l’intérieur du capitalisme.
C’est là que se sont rencontrées alors deux formes complètement différentes de centralisation : la centralisation économique du capitalisme : le riche qui concentre le plus possible d’argent, le plus possible de travail, autour de lui en tant que centre ; et la centralisation technique de l’entreprise : la machine à vapeur qui doit avoir les machines de travail et les hommes travaillant dans sa proximité, auprès d’elle, en tant que centre moteur, et a, pour cette raison, entraîné la création de grandes entreprises manufacturières et une division du travail sophistiquée. La centralisation économique du capitalisme ne nécessite pas en soi – hormis des cas isolés – de centralisation de l’exploitation technique ; partout où la force de travail humaine, ou bien les machines simples, mues à la main ou au pied, sont moins chères que l’emploi de la machine à vapeur, le capitaliste préfère l’industrie à domicile largement dispersée à la campagne, dans les villages et les fermes, plutôt que la fabrique. Ce sont donc les nécessités techniques de la machine à vapeur qui ont produit les grandes casernes de fabrication et les grandes villes pleines de casernes de fabrication et de casernes d’habitation.
Ces deux formes de centralisation, tout d’abord séparées et complètement différentes, se sont ensuite naturellement combinées et elles ont exercé réciproquement, l’une sur l’autre, de très fortes influences : le capitalisme a fait des progrès terriblement rapides grâce à la machine à vapeur ; et, d’autre part, le capitalisme empêche – lui qui a maintenant ses aménagements et habitudes techniquement centralisés, lui qui a fait avant tout partir les travailleurs de la rase campagne et les fait en outre partir de plus en plus – il empêche d’employer le transport électrique de la l’énergie-vapeur et de l’énergie-eau qui devrait, étant donné sa nature, avoir un effet décentralisateur, et il empêche donc d’exercer cet effet à un degré où ce serait le cas autrement ; bien qu’on ne puisse contester que ce transport de l’énergie électrique ait suscité l’exploitation capitaliste de petits ateliers séparés les uns des autres comme par exemple dans la coutellerie de Solingen, mais qu’il a aussi maintenant renforcé sensiblement la petite industrie et l’artisanat, qu’il les renforcera et les réveillera encore plus dans l’avenir ; il y a là un vaste champ d’application pour la fourniture d’énergie et de moteurs sous forme coopérative.
Cette combinaison de la centralisation technique et de la centralisation du capital a eu ensuite pour conséquence d’autres centralisations capitalistes ou bien elle les a renforcées : les centralisations du commerce, de la banque, des affaires de gros et de détail, des aménagements de transport, etc.
Une troisième centralisation encore a, indépendamment dans l’ensemble des deux autres, prospéré à notre époque : la centralisation de l’État, de la bureaucratie et du système militaire. Et c’est ainsi que, à côté des casernes de fabrication et des casernes d’habitation, on a amené dans les grandes villes encore d’autres casernes : les casernes des bureaucrates, dans lesquelles il y a, dans chacun de ces bâtiments publics, des centaines de petites pièces, et dans chaque pièce triste une, deux ou trois tables vertes, et derrière chaque table verte il y a assis un, deux ou trois employés subalternes bâillant, avec la plume derrière l’oreille et le pain du petit-déjeuner à la main ; et les casernes de soldats où des milliers de jeunes hommes vigoureux sont forcés de s’adonner à un sport inutile – le sport ne devrait être qu’une détente après un travail utile – et donc à l’ennui et à toutes sortes de stupidités et d’obscénités sexuelles.
Et avec tant d’inculture, d’entassement d’humains, d’éloignement de la terre et de la culture, avec tant de gaspillage de travail, de surcharge de travail improductif et de fainéantise, avec tant de manque de sens et de misère, que toutes ces formes de centralisme apportent avec elles, les autres casernes de notre époque deviennent de plus en plus nombreuses et vastes : les asiles de pauvres, les prisons et les pénitenciers, et les maisons du sexe, où les prostituées sont encasernées.
Ce qui est vrai et que les marxistes doivent admettre, lorsqu’ils se défendent du fait que leur doctrine est purement un produit de la centralisation technique des entreprises : c’est que toutes ces formes du centralisme monotone, enlaidissant, uniformisant, rétrécissant et opprimant, ont été pour le marxisme jusqu’à un certain point exemplaires, ont eu une influence sur son origine, son développement et sa propagation. Ce n’est donc pas sans raison que l’on se défend de plus en plus chez les Anglais, les peuples latins, les Suisses et les Allemands du Sud, contre une chose qui a une similitude indubitable avec le système militaire et bureaucratique ; ce n’est pas sans raison que l’on trouve encore de nos jours les véritables marxistes presque uniquement dans les pays où règnent l’adjudant, le fonctionnaire subalterne et le tchinovnik[1] : en Prusse et en Russie. Ce n’est pas sans raison que l’on a autant de discipline, et de brutalité et d’autoritarisme qui en sont inséparables, nulle part ailleurs que dans l’armée prussienne et dans la social-démocratie prusso-allemande, et que l’on y entend aussi souvent le mot “discipline”. Mais malgré tout : aucune de ces centralisations n’est telle qu’elle pourrait produire un monstre que l’on ose appeler vraiment et réellement socialisme, à l’exception de la centralisation technique de la vapeur.
Jamais le socialisme ne « s’épanouira » à partir du capitalisme, ainsi que le non poète Marx l’a chanté de manière si lyrique. Mais sa doctrine et son parti, le marxisme et la social-démocratie, se sont développés à partir de l’énergie de la vapeur.
Voyez comment les ouvriers et les artisans, ainsi que les fils et les filles de paysans, partent de la campagne, comment des armées de travailleurs occasionnels et de moissonneurs viennent prendre leur place ! Voyez comment des milliers et des milliers de gens entrent le matin dans les usines et en sont vomis le soir !
« Travail obligatoire pour tous ; organisation d’armées industrielles, particulièrement pour l’agriculture », voilà ce qu’ont déjà écrit Marx et Engels dans leur Manifeste communiste ; mais non pas comme la description et la prémonition des splendeurs futures du capitalisme, mais comme l’une des mesures qu’ils préconisaient « pour les pays les plus avancés » afin de faire démarrer le socialisme. C’est vrai : cette sorte de socialisme résulte du paisible développement ultérieur du capitalisme !
Si l’on ajoute encore la concentration capitaliste qui semblait indiquer que le nombre des personnes capitalistes et des fortunes deviendrait de plus en plus faible, si l’on ajoute en outre le modèle du gouvernement tout-puissant dans un État centralisé de notre époque, si l’on ajoute encore enfin le perfectionnement de plus en plus grand des machines-outils, la division du travail de plus en plus poussée, le remplacement des travailleurs manuels qualifiés par de quelconques opérateurs sur machine – tout cela vu cependant de manière complètement exagérée et caricaturale ; car tout cela a encore un autre aspect et n’est jamais un développement qui progresse de manière schématique et linéaire, mais au contraire une lutte et un équilibre entre différentes tendances ; tout ce que le marxisme considère est simplifié et caricaturé jusqu’au grotesque — ; si l’on ajoute encore enfin la perspective que le travail humain peut devenir de plus en plus court, et le travail sur machine de plus en plus productif : alors l’État de l’avenir est achevé. L’État futur des marxistes : la fleur attachée à l’arbre de la centralisation gouvernementale, capitaliste et technique.
Il faut encore ajouter que le marxiste, quand il rêve de manière particulièrement audacieuse sa chimère – car jamais on n’a rêvé de manière plus creuse et plus insipide, et s’il y a jamais eu des rêveurs sans imagination, ce sont bien les marxistes —, que le marxiste donc étend son centralisme et sa bureaucratie économique au-delà des États actuels et qu’il parle d’une autorité mondiale pour organiser et diriger la production et la distribution des biens. C’est ça l’internationalisme du marxisme. Comme auparavant dans l’Internationale, où tout devait être réglé et décidé par le Conseil général de Londres, et comme aujourd’hui dans la social-démocratie, où tout doit être réglé et décidé depuis Berlin, cette autorité mondiale de la production viendra un jour inspecter chaque vase de nuit et aura dans son grand-livre comptable la liste des quantités d’huile lubrifiante pour chaque machine.
Et maintenant encore une peau à enlever ; ensuite, nous en aurons fini avec la description du marxisme.
Ainsi donc, les formes d’organisation de ce que ces gens-là appellent le socialisme s’épanouissent déjà totalement dans le capitalisme. Sauf que ces organisations, ces entreprises qui deviennent de plus en plus gigantesques – avec la vapeur —, sont encore entre les mains d’entrepreneurs individuels, d’exploiteurs. Nous avons déjà vu, il est vrai, qu’elles doivent devenir de moins en moins nombreuses du fait de la concurrence. On doit se représenter ce à quoi l’on pense : d’abord des centaines de milliers d’entrepreneurs – ensuite quelques milliers – puis quelques centaines – puis quelque soixante-dix ou cinquante – enfin quelques entrepreneurs géants tout à fait monstrueux.
Et face à eux, il y a les travailleurs, les prolétaires. Ils deviennent de plus en plus nombreux, les classes moyennes disparaissent, et avec le nombre des travailleurs croissent le nombre et la puissance d’intensification du travail des machines, de sorte que c’est non seulement le nombre d’ouvriers, mais aussi le nombre de chômeurs, la soi-disant armée industrielle de réserve, qui augmente. D’après cette description, le capitalisme n’en a plus pour longtemps, et en outre, la lutte contre lui, c’est-à-dire contre les quelques capitalistes restants, et en faveur des innombrables masses de déshérités qui sont sous leur dépendance, et qui sont donc intéressées au changement, devient de plus en plus facile. En effet, nous devons encore voir clairement dans la doctrine du marxisme la chose suivante : en lui, tout est immanent, comme le signifie bien ce terme qui est tiré d’un autre domaine et qui est mal utilisé. Ici, cela signifie nécessairement : il n’y a pas besoin d’effort particulier ou de perspicacité mentale, tout va comme sur des roulettes dans le processus social. Les prétendues formes socialistes d’organisation sont immanentes, déjà à l’intérieur du capitalisme ; le manque d’intérêt chez les prolétaires à l’égard des conditions existantes est immanent, ce qui veut dire nécessairement : la tendance vers le socialisme, la mentalité révolutionnaire fait partie intégrante du prolétaire. Les prolétaires n’ont rien à perdre ; ils ont un monde à gagner ! Que ces paroles (qui ne viennent ni de Marx ni d’Engels) sont belles, qu’elles sont réellement poétiques, et que de vérité il devrait y avoir dedans. Et pourtant l’affirmation qui stipule que le prolétaire est un philistin-né est plus véridique que l’affirmation selon laquelle le prolétaire serait un révolutionnaire-né. Le marxiste parle d’une manière extrêmement méprisante du petit-bourgeois ; mais tout ce que l’on peut désigner comme petit-bourgeois, dans les traits de caractère et les habitudes de vie, est typique du prolétaire moyen, de même en effet que l’on trouve malheureusement, même dans les prisons et les pénitenciers, la plupart des cellules occupées par des philistins. Avec ce “malheureusement” qui m’a échappé ici, je ne regrette en aucun cas que les non philistins soient en liberté ; mais il est cependant tout à fait affligeant que de pauvres benêts, des victimes des circonstances, qui ont été obligés de briser les conventions établies par la loi, de la même manière que tout ce qui advient dans le monde doit advenir, ne se soient pas vus au moins imposer cette nécessité par le fait que ces conventions n’existaient pas dans leur for intérieur, mais qu’elles avaient été remplacées par une disposition d’esprit criminelle. Mais les conventions qu’ils ont été à même de briser existent plutôt dans leur tempérament, dans leurs idées, dans la façon dont ils font le procès de leurs compagnons de souffrance et souvent d’eux-mêmes, presque toujours de manière exactement aussi ferme que chez la plupart des autres hommes.
Ce dont nous parlons ici, à savoir de la nature philistine du prolétaire, est du reste l’une des raisons pour laquelle le marxisme, qui est un état d’esprit philistin systématisé, a trouvé tant d’écho parmi le prolétariat. Il suffit d’une application de vernis tout à fait superficielle sur la langue, application qui est faite maintenant très rapidement et bon marché dans les dispensaires que l’on appelle écoles du parti, pour faire d’un prolétaire moyen, sans qualités exceptionnelles, un dirigeant du parti utilisable.
Ces dirigeants-là du parti ainsi que ceux des autres partis préfèrent par conséquent, de manière tout à fait naturelle, la doctrine marxiste selon laquelle le prolétariat deviendrait révolutionnaire par nécessité sociale, du moins cette petite partie de lui qui est encore nécessaire pour vaincre le capitalisme qui se compose évidemment de moins en moins de personnes et qui devient de plus en plus vermoulu intrinsèquement. Car, aux éléments déjà cités, il faut ajouter quelque chose pour forcer le capitalisme à l’effondrement, quelque chose qui est immanent : les crises. Comme le programme de la social-démocratie allemande le dit de manière si jolie et si authentiquement marxiste (autrement c’est que, certainement, quelque chose d’inauthentique s’y est glissé, à savoir ce que les fabricants de ce programme désignent comme révisionniste de nos jours à l’encontre de leurs adversaires) : les forces productives dépassent largement les capacités de la société actuelle. C’est là-dedans que réside la doctrine authentiquement marxiste, à savoir que, dans la société actuelle, les formes de production sont devenues de plus en plus socialistes, et qu’il ne manque à ces formes que la forme de propriété adéquate : c’est-à-dire la propriété d’État ; ils l’appellent, c’est vrai, la propriété sociale ; mais quand ils appellent production sociale le système de fabrique du capitalisme (ce n’est pas seulement Marx qui le fait dans Le Capital, car les sociaux-démocrates contemporains, dans leur programme qui est en vigueur maintenant, appellent eux aussi travail social le travail effectué sous les formes du capitalisme actuel), nous savons ce qu’il en est de leur propriété sociale : de même qu’ils considèrent les formes de production relatives à la technique de la vapeur dans le capitalisme comme des formes socialistes de travail, de même ils considèrent l’État centralisé comme l’organisation socialiste de la société, et la propriété étatique, administrée de manière bureaucratique, comme la propriété collective ! Ces gens-là n’ont donc vraiment aucun instinct pour ce que la société signifie. Ils n’ont pas la moindre idée du fait que la société puisse être seulement une société de sociétés, un lien, de la liberté. C’est pourquoi ils ignorent que le socialisme c’est l’anarchie, et la fédération. Ils croient que le socialisme c’est l’État, tandis que les assoiffés de culture veulent créer le socialisme parce qu’ils veulent échapper à la désintégration et à la misère, au capitalisme et à la pauvreté qui va avec, à l’absence d’esprit et à la violence, qui n’est que l’envers de l’individualisme économique, et par conséquent précisément à l’État, pour aller vers la société des sociétés et vers le volontariat.
Parce que donc, disent ces marxistes, le socialisme est encore pour ainsi dire sous le régime de la propriété privée des entrepreneurs, qui produisent à tort et à travers et de manière débridée, étant donné qu’ils sont en possession des forces socialistes de production (lire : de l’énergie de la vapeur, des machines-outils perfectionnées et des masses de prolétaires en nombre superflu qui offrent leur service), parce que l’on est donc dans la situation du balai de sorcière entre les mains de l’apprenti sorcier, on doit en arriver à l’inondation de marchandises, à la surproduction, au désordre, bref : aux crises, qui, quelles que soient les explications détaillées qui en sont données, proviennent, en tout cas selon l’opinion des marxistes, du fait que la régulation de l’autorité étatique mondiale, qui contrôle de manière statistique et dirige, est indispensable au mode de production social, tel qu’il existe déjà d’après leur avis stupide et scélérat. Tant que cette autorité fait défaut, le “socialisme” n’est pas parfait, et tout va nécessairement sens dessus dessous. Les formes d’organisation du capitalisme sont bonnes ; mais il y manque l’ordre, la direction, la centralisation stricte. Le capitalisme et l’État vont nécessairement de pair, et ensuite – nous devrions dire, et maintenant – et ensuite, c’est le capitalisme d’État qui est là ; les marxistes pensent : et ensuite, c’est le socialisme qui est là. Mais comme ils retrouvent dans leur socialisme toutes les formes du capitalisme et de la discipline excessive, et comme ils font progresser jusqu’à son ultime perfection la tendance à l’uniformisation et au nivellement qui existe aujourd’hui, le prolétaire est lui aussi transféré dans leur socialisme : le prolétaire de l’entreprise capitaliste est devenu le prolétaire de l’État, et, si c’est ce type de socialisme qui entre en jeu, la prolétarisation grandira réellement, comme prédit, dans des proportions gigantesques : tous les hommes sans exception seront de petits fonctionnaires économiques de l’État.
Le capitalisme et l’État vont nécessairement de pair – voilà quel est en réalité l’idéal du marxisme ; et s’ils ne veulent pas entendre parler d’idéal, nous leur disons alors : c’est la tendance de développement que vous avez découverte et que vous voulez soutenir. Ils ne voient pas que la puissance monstrueuse et la monotonie bureaucratique de l’État ne sont nécessaires que parce que l’esprit s’est perdu dans notre vie en commun, parce que la justice et l’amour, les liens économiques entre les petits organismes sociaux et la diversité proliférante de ceux-ci, ont disparu. Ils ne voient rien de tout ce profond déclin de notre époque ; ils ont des hallucinations sur le progrès : la technique progresse ; elle le fait réellement, c’est évident ; elle le fait dans de nombreuses époques de culture, mais pas toujours, car il y a aussi des cultures sans progrès technique, et elle le fait particulièrement aux époques de déclin, d’individualisation de l’esprit et d’atomisation des masses ; et c’est pourquoi justement nous disons : le progrès réel de la technique, qui est accompagné par l’abjection réelle de l’époque, est – pour parler pour une fois de manière marxiste à des marxistes – la base réelle, matérielle, de la superstructure idéologique, à savoir de l’utopie du socialisme évolutionniste des marxistes. Mais parce que ce n’est pas seulement la technique en progrès qui se reflète dans leurs petits esprits, mais aussi les autres tendances de l’époque, cela explique pourquoi le capitalisme est aussi pour eux un progrès, pourquoi l’État centralisé est aussi un progrès pour eux. Ce n’est pas par simple ironie que nous appliquons ici aux marxistes eux-mêmes le langage de leur prétendue conception matérialiste de l’histoire. Ils ont pris en effet cette conception de l’histoire quelque part, et nous sommes en mesure, maintenant que nous avons appris à les connaître, de dire plus précisément qu’auparavant où ils l’ont trouvée : à savoir totalement en eux-mêmes. Et en effet, ce que les marxistes disent du rapport entre la structure mentale et la pensée avec les circonstances de l’époque, vaut en réalité pour tous les contemporains, parmi lesquels il faut englober ceux qui ne sont que l’enfant et l’expression de leur époque, ceux qui ne possèdent en eux rien de créatif, rien de résistant, rien d’original et de spirituellement personnel. Nous sommes à nouveau auprès du philistin, nous sommes auprès du marxiste, et pour lui il est absolument exact que son idéologie est uniquement la superstructure de l’abjection de notre époque. Aux époques de déclin en effet, l’absence d’esprit qui est l’expression de l’époque, règne. Et c’est ainsi que les marxistes dominent aujourd’hui. Et ils ne peuvent pas savoir que les époques de culture et de possibilité d’épanouissement ne se développent pas à partir des époques de déclin – qu’ils appellent progrès – mais qu’elles proviennent de l’esprit de ceux qui, du fait de leur constitution, n’ont jamais fait partie de leur époque. Ils ne peuvent pas savoir ni comprendre que ce qu’on appelle histoire n’est pas préparé, dans les grandes époques de bouleversement, par les philistins et les gens adaptés à leur époque, et donc non plus, ce qui est la même chose, par les processus sociaux, mais par les hommes solitaires et isolés qui sont justement isolés parce que le peuple et la communauté se trouvent comme chez eux chez ces gens-là, et qu’ils se sont réfugiés chez eux et avec eux.
Il n’y a aucun doute, les marxistes croient que, si l’avers et le revers de notre avilissement, c’est-à-dire les conditions de production du capitalisme et l’État, se retrouvaient sur un seul et même côté et se mélangeaient l’un à l’autre, alors le développement du progrès atteindrait leur but et que, de la sorte, la justice et l’égalité seraient établies ; il n’y aucun doute pour eux que leur vaste État économique, peu importe qu’il soit tout d’abord l’héritier des États qui existaient jusqu’à maintenant ou bien qu’il soit leur État mondial, est bien une structure républicaine et démocratique, et qu’ils croient vraiment que les décisions d’un tel État veilleraient au salut de toutes les petites gens qui composeraient eux-mêmes l’État. Sauf que l’on doit nous permettre d’éclater d’un rire inextinguible à propos de ces plus pitoyables de toutes les rêveries de philistin. Une telle image typique de l’utopie petite bourgeoise ne peut en effet être que le produit qui résulte du paisible développement en laboratoire du capitalisme. Nous ne nous attarderons pas sur cet idéal accompli de la période de déclin et de manque de culture sans personnalité, à savoir sur cet État d’homoncules ; nous verrons évidemment que la véritable culture n’est pas quelque chose de vide mais quelque chose de rempli ; que la véritable société est une multiplicité de petites et réelles solidarités qui grandissent à partir des qualités liantes des individus, à partir de l’esprit, une construction faite de communautés et un accord. Ce “socialisme” des marxistes est une excroissance gigantesque qui doit se développer ; n’ayons crainte, nous verrons bientôt qu’elle ne se développera pas. Notre socialisme doit au contraire grandir dans les cœurs ; il veut faire croître ensemble et dans l’esprit les cœurs des personnes solidaires. L’alternative n’est pas : socialisme d’homoncules ou socialisme de l’esprit ; car nous le verrons bientôt : quand les masses suivent le marxisme ou même les révisionnistes, on en reste complètement au capitalisme, car celui-ci n’a la tendance ni de se transformer soudainement en “socialisme” des marxistes, ni de se développer en socialisme des révisionnistes, lequel ne peut souvent être dénommé socialisme que d’une voix timide. Le déclin, le capitalisme dans notre cas, a, à notre époque, exactement autant de forces vitales que la culture et l’essor dans les autres époques. Le déclin ne signifie pas le moins du monde le délabrement et la tendance à la chute ou au changement brusque. Le déclin, c’est-à-dire l’époque de l’immersion, de l’absence de peuple et d’esprit, peut se prolonger des siècles et des millénaires. Le déclin, le capitalisme dans notre cas, a, à notre époque, exactement autant de forces vitales que la culture et l’essor n’ont pas à notre époque. Il a tant de force et d’énergie que nous manquons de force et d’énergie pour nous mobiliser en faveur du socialisme. Le choix qui est devant nous n’est pas : une forme de socialisme ou une autre, mais simplement : capitalisme ou socialisme ; État ou société ; absence ou présence de l’esprit. La doctrine du marxisme ne nous conduit pas hors du capitalisme. Et la doctrine du marxisme est également erronée lorsqu’elle affirme que le capitalisme serait en mesure de surpasser le baron de Münchhausen qui a pu jadis se sortir d’un étrange marécage en tirant sur sa natte, c’est-à-dire que, selon cette prophétie, le capitalisme devrait émerger de son propre marécage en s’appuyant sur son propre développement.
Plus loin, nous montrerons avec de plus amples détails que cette doctrine est fausse. Que le capitalisme ne possède pas de tendance immanente à se développer en un quelconque socialisme – c’est afin seulement de nous débarrasser de la monstruosité en question que nous l’appelons, nous aussi, malgré tout, socialisme, un terme détestable pour une vilaine affaire que les marxistes utilisent pour désigner leur objectif final. Le capitalisme ne se développe ni en ce socialisme-là, ni en aucune sorte de socialisme. Pour le montrer, nous devons répondre à des questions.
Demandons-nous donc : est-il donc vrai que la société ressemble à la description qu’en font les marxistes ? Que cette société continue, qu’elle continuera nécessairement, ou qu’elle ne continuera que vraisemblablement, à se développer de cette manière ? Est-ce donc vrai que les capitalistes se dévorent entre eux comme les trente canards dans leur mare, où l’on a donné d’abord un canard réduit en petits morceaux aux vingt-neuf autres canards, et où, le jour suivant, vingt-huit canards ont mangé un camarade à eux, et où – selon cette étrange relation qui commence de manière absolument plausible comme une véritable leçon d’évolution et, bien que semblable à une histoire qui continue régulièrement, toujours de la même façon charmante, mène à quelque chose de si incroyable et de si prodigieux – ils devraient continuer ainsi sans cesse jusqu’à ce que finalement un seul canard géant bien engraissé ait accumulé et concentré en lui les trente canards ? Est-ce vrai ? Ne devrait-il rester qu’un seul… canard ? Est-ce vrai que les classes moyennes disparaissent, que la prolétarisation croît sans exception à grande vitesse et que la fin du processus est en vue ? Que le chômage est de pire en pire et que, étant donné ce développement, il devient impossible qu’une telle situation perdure ? Et qu’il existe, du fait de ce développement, une influence spirituelle sur les déshérités de sorte qu’ils doivent par nécessité naturelle se soulever, se révolter, devenir révolutionnaires ? Est-ce en fin de compte vrai que les crises deviennent de plus en plus vastes et dévastatrices ? Que les forces productives doivent dépasser les capacités du capitalisme et donc, aller au-delà, vers le soi-disant socialisme ?
Tout cela est-il vrai ? Qu’en est-il en réalité de tout cet ensemble d’observations, d’avertissements, de menaces et de prophéties ?
Ce sont-là les questions que nous devons maintenant poser, que nous avons posé depuis toujours, à savoir nous les anarchistes, depuis le début, depuis qu’il existe le marxisme, et en effet, bien avant que le marxisme n’existe, il a existé un véritable socialisme, il a existé avant tout le socialisme du plus grand socialiste, de Pierre Joseph Proudhon, lequel a été ensuite recouvert par les mauvaises herbes du marxisme ; mais nous le ramenons à la lumière. Ce sont là nos questions ; et ce sont également les questions que posent, dans une tout autre perspective – nous verrons bientôt laquelle —, les révisionnistes.
C’est seulement lorsque nous aurons répondu à ces questions que nous avons déjà effleurées ici ou là au cours de notre description du marxisme, lorsque nous aurons confronté la véritable image de nos conditions et le cours que le capitalisme a pris jusqu’à présent, avant tout depuis la parution du Manifeste communiste et du Capital, à la simplification idéologique contemporaine et à la caricature dialectique du marxisme, que nous pourrons aller de l’avant, que nous pourrons dire ce qu’est notre socialisme et notre voie au socialisme. Car le socialisme – il faut le dire ici tout de suite, et les marxistes doivent l’entendre tant que la nappe de fumée de leur propre exhalaison de philistins progressistes sera encore dans l’air – ne dépend absolument pas, pour ce qui concerne sa possibilité, d’une quelconque forme de technique et de satisfaction des besoins. Le socialisme est possible en tout temps si un nombre suffisant d’hommes le veut. Il aura seulement un aspect différent, un début différent, un prolongement différent, en fonction de l’état de la technique et en fonction de la technique disponible, c’est-à-dire en fonction du nombre d’hommes qui le commenceront et toujours en fonction des moyens que ceux-ci pourront apporter ou tirer de l’héritage du passé – rien ne commence à partir de rien —. C’est pourquoi l’on a dit il y a un instant : il n’y aura ici aucune description d’un idéal, aucun tableau d’une utopie. Nous devons d’abord examiner encore plus distinctement nos conditions et nos conceptions spirituelles ; ce n’est qu’ensuite que nous pourrons dire en faveur de quelle sorte de socialisme nous appelons, à quelle sorte d’humains nous nous adressons. Le socialisme, vous les marxistes, est possible en tous temps et avec n’importe quelle technique ; et il est impossible en tous temps et avec n’importe quelle technique. Il est possible en tous temps, et aussi avec une technique très primitive, avec les hommes qui conviennent ; et il est impossible en tous temps, et aussi avec une technologie mécanique magnifiquement développée, avec les hommes qui ne conviennent pas. Nous ne savons rien du développement qui doit l’amener ; nous ignorons tout de la nécessité d’une loi de la nature. Nous allons donc montrer maintenant que notre époque, que notre capitalisme jusqu’à ce qu’il s’épanouisse en marxisme, ne ressemblent en rien à ce que l’on nous dit. Le capitalisme ne se transformera pas nécessairement en socialisme, il ne sombrera pas nécessairement, le socialisme n’arrivera pas nécessairement ; de même, le socialisme du prolétariat et de l’État capitaliste prôné par les marxistes n’arrivera pas nécessairement, et il n’y a rien à regretter. Mais aucun socialisme ne viendra nécessairement – cela doit être montré maintenant.
Mais le socialisme peut venir et doit venir – si nous le voulons, si nous le créons – cela doit être aussi montré.
5.
Les formulations des marxistes sont les suivantes :
1) La concentration capitaliste dans l’industrie, dans le commerce, dans le système monétaire et bancaire, est un premier degré, est le début du socialisme.
2) Le nombre des entrepreneurs capitalistes – ou du moins des entreprises capitalistes – diminue de plus en plus ; la taille des entreprises est en augmentation ; les classes moyennes se rétrécissent et sont condamnées au déclin ; le nombre des prolétaires croît de manière démesurée.
3) La quantité de ces prolétaires est toujours si importante qu’il y a nécessairement des chômeurs parmi eux de manière constante ; cette armée industrielle de réserve fait pression sur les conditions de vie ; il se crée une surproduction qui résulte du fait qu’il est produit plus qu’il ne peut être consommé. Ainsi, les crises périodiques sont inévitables.
4) La disproportion entre l’immense richesse dans les mains d’un petit nombre et la misère et l’insécurité chez les masses deviendra finalement si grande qu’il interviendra une crise terrible, et le mécontentement des masses ouvrières croîtra si fortement que cela entraînera nécessairement une catastrophe, une révolution, au cours de laquelle la propriété capitaliste pourra et devra être transformée en propriété collective.
Ces propositions principales du marxisme ont souvent été l’objet de critiques de la part des spécialistes anarchistes, bourgeois, et, en particulier dans la période récente, révisionnistes. Peu importe que ce soit agréable ou que l’on en soit navré, celui qui est honnête ne peut pas contester la justesse des résultas de cette critique.
On ne doit pas du tout parler des entrepreneurs capitalistes en supposant que l’existence de la société capitaliste dépend particulièrement du nombre de ces entrepreneurs. On doit plutôt parler de tous ceux qui ont intérêt au capitalisme, de ceux qui, pour ce qui concerne leur niveau de vie extérieur, jouissent d’une prospérité et d’une sécurité relatives dans le capitalisme, – de ceux qui, dans la mesure où ils ne sont pas des hommes exceptionnels mais des hommes très ordinaires, dépendent aussi de leur intérêt au capitalisme dans leurs opinions, leurs aspirations et leurs dispositions d’esprit, peu importe qu’ils soient des entrepreneurs indépendants, des représentants bien installés, des hauts fonctionnaires ou employés, des actionnaires, des rentiers, ou autres. Et l’on peut seulement dire ici, sur la base de la statistique des impôts et d’autres observations, qui sont irréfutables, que le nombre de ces personnes n’a pas diminué, mais qu’au contraire il a augmenté quelque peu de manière absolue et relative.
L’on doit particulièrement se garder dans ce domaine de se laisser guider par des états d’âme et de vouloir tirer des conclusions généralisantes de ses petites expériences et observations partielles personnelles. Tout le monde peut naturellement voir que les grands magasins, et également dans plusieurs lieux les coopératives de consommation, font sérieusement le ménage chez les commerçants petits et moyens. Or, l’on ne doit pas prendre simplement en considération ceux qui sont ruinés et ferment leur boutique, mais bien plus encore ceux qui ne trouvent jamais le courage ou les moyens de devenir indépendants. La question est seulement de savoir où il faut compter une grande partie de ces personnes dépendantes, à savoir si elles sont des prolétaires. Nous verrons ce point immédiatement après, lorsque nous examinerons ce que l’on doit comprendre en définitive par prolétaire. Malgré toutes ces expériences vécues personnelles et ces observations individuelles de nature non professionnelle, il est impossible de contester la chose suivante : le nombre de gens intéressés au capitalisme ne décroît pas, il augmente même.
Mais quant au nombre des entreprises capitalistes, l’on peut admettre qu’il diminue ; il faut simplement ajouter que cette diminution est dans l’ensemble si lente et insignifiante que la fin du capitalisme, si elle dépendait réellement de cette diminution, ne serait pas à envisager avant des siècles.
La question de la nouvelle classe moyenne a été beaucoup débattue. Mais il n’est pas du tout contestable qu’elle existe. Il n’est écrit nulle part que l’on doive comprendre sous le terme de classe moyenne uniquement les artisans indépendants, les commerçants, les petits paysans et les rentiers.
L’on peut lier la question : qui fait partie de la classe moyenne ?, à cette autre question : qu’est-ce qu’un prolétaire ? Les marxistes aimeraient ne pas bouger, et ils se cramponnent de toutes leurs forces, comme à l’ultime planche de salut, à ceci quand ils disent : un membre de la classe possédante est indépendant, il possède ses moyens de travail et il a sa propre clientèle ; le prolétaire est celui qui est dépendant, qui ne possède pas ses moyens de travail et n’est pas indépendant vis-à-vis de ses clients. Il est impossible de maintenir cette explication plus longtemps : elle conduit à des résultats tout à fait grotesques. Il y a quelques années, dans une réunion publique qui se tenait dans l’une des plus grandes salles de Berlin, j’ai débattu de cet aspect de la question avec Clara Zetkin, et je lui ai demandé : il est vraisemblable que le propriétaire de cette salle soit, comme la plupart des propriétaires d’établissements de ce type, complètement dépendant de la brasserie qui lui livre la bière ; cette brasserie a des hypothèques sur son terrain ; il est obligé pour des années de ne servir ici que sa bière ; les tables, les chaises, les verres, sont la propriété de la brasserie ; son revenu s’élève bon an, mal an, à 30 000, 40 000, 50 000 marks ; il est apparu, dans cette époque capitaliste, des fonctions pour lesquelles les dénominations usuelles ne sont pas suffisantes ; il n’est ni un employé, ni un agent, il est autonome, mais il n’est pas indépendant ; il n’est pas propriétaire de ses moyens de travail : est-il un prolétaire ? – Personne ne voudra croire cela, mais j’ai en effet reçu la réponse suivante : oui, bien sûr, c’est un prolétaire ; cela ne dépend pas du niveau de vie, ni de la position sociale, mais uniquement de la propriété des moyens de travail et de la sécurité ; et l’existence de cet homme dépouillé de son moyen de travail est totalement précaire.
Je m’étais alors permis de dire, tout à fait simplement et pas vraiment dans un langage scientifique, qu’un prolétaire est celui qui a un niveau de vie prolétarien. Il y a là évidemment toute une gamme de possibilités : depuis la plus grande misère dans une existence qui est toujours à la limite du minimum vital, jusqu’au travailleur qui peut vivre tant bien que mal avec sa famille, qui surmonte des périodes de chômage, qui, dans l’ensemble, sans le savoir, raccourcit par la sous-alimentation sa vie ou du moins sa vitalité ou celle de ses descendants, et qui n’atteint jamais un modeste excédent de revenus sans lequel une participation à l’art, à la beauté, à la libre sérénité, n’est pas possible. C’est ainsi que tout le monde prend le mot prolétaire et c’est ainsi que nous le prenons nous aussi. Mais encore plus : les marxistes eux aussi le prennent en vérité ainsi et pas autrement, car ils ne peuvent pas faire autrement. Seuls ces prolétaires-là n’ont pas intérêt au capitalisme, mais à un changement des conditions (s’ils conçoivent en effet leurs intérêts du point de vue de la totalité), et c’est seulement à ces prolétaires-là que l’on peut appliquer la phrase : ils n’ont rien d’autre à perdre que leurs chaînes, ils ont un monde à gagner.
Dans les couches supérieures de la classe ouvrière, il y a déjà des professions qui ne font plus complètement partie du prolétariat. Cependant, nous devrions compter encore au nombre des prolétaires des catégories d’ouvriers appartenant aux métiers du livre, des artisans maçons, malgré leurs salaires relativement élevés et leur temps de travail favorable, à cause de la grande insécurité de leur position et de la menace constante du chômage, s’ils ne s’étaient pas débrouillés pour surmonter cette époque de manière supportable, grâce à leurs propres institutions, grâce à leurs syndicats, qui ne sont que trop appréciables pour ce qui concerne les objectifs d’assistance sociale à l’intérieur du capitalisme. Mais l’on doit admettre qu’il s’agit ici d’une espèce de limite ; et, à cause du danger de n’être pas suffisamment assurés contre le dénuement dans les cas d’accident, d’invalidité et de vieillesse, on doit pourtant les classer encore dans le prolétariat.
En revanche, il faut dire qu’il existe, dans d’autres couches, des hommes qui sont extrêmement pauvres, mais qui ne devraient pas être appelés prolétaires. Il s’agit d’écrivains et d’artistes, de médecins, d’officiers, tous pauvres et de leurs semblables. Du fait de graves privations, ils se sont souvent assurés, ou leurs parents leur ont assuré, une forme de culture qui ne les préserve pas la plupart du temps d’avoir faim ou de manger du pain dur ou les plats de la soupe populaire ; mais du fait aussi de leurs habitudes de vie extérieures et de leur richesse intérieure, ils se distinguent des prolétaires et ils forment, qu’ils soient solitaires, rangés ou bohèmes, une classe en soi qui semble d’ailleurs augmenter plus vite que le grand prolétariat. Certains d’entre eux sombrent parfois, quand ils ont perdu leur force d’âme, dans les couches inférieures du prolétariat, et ils deviennent des clochards, des vagabonds, des proxénètes, des escrocs ou des repris de justice.
Parmi les vastes couches de ceux qui sont dépendants sous n’importe quelle forme, nous trouvons pourtant de très nombreuses personnes qui ne sont pas le moins du monde des prolétaires. Il n’y a certes aucun doute qu’il se trouve, parmi les employés de commerce par exemple, beaucoup d’entre eux qui ne se différencient particulièrement ni extérieurement ni intérieurement du prolétariat. La même chose vaut pour de nombreux dessinateurs, techniciens, et autres. Les fonctionnaires subalternes forment à nouveau une catégorie en eux-mêmes ; du point de vue psychologique, on devrait les appeler des esclaves plutôt que des prolétaires. À quelle catégorie les fonctionnaires de parti et les fonctionnaires syndicaux appartiennent-ils, cela reste en suspens ; ils doivent être considérés plus pour leur influence que pour leur nombre.
Mais nous avons maintenant un nombre important, en réalité croissant, de ceux qui forment sans aucun doute une nouvelle classe moyenne dans la mesure où ils ne font pas partie des couches aisées. Les employés de commerce, les dirigeants de filiales ou de départements, les directeurs et les directeurs généraux, les ingénieurs et les ingénieurs en chef, les agents et les représentants, en font partie. Leur rôle dans le capitalisme est tel qu’il ne faut, sur la base de leur situation matérielle et de la manière de penser qui est déterminée par elle, compter ni sur leur prolétarisation ni sur leur révolutionnarisation. Mais il ne peut s’agir que de “prolétaires” pour le marxisme ; le fait qu’il y ait des hommes exceptionnels ou des masses d’hommes dans une situation exceptionnelle, dans laquelle il n’y a plus de relation directe, mécanique, entre la façon de penser ainsi que la volonté, et la situation extérieure, c’est précisément ce que le marxisme néglige et ce sur quoi nous devons insister.
Mais l’insécurité ! Il faut dire que l’insécurité existe pour tous les membres de la société capitaliste. Nous devons cependant différencier son degré. Mais nous parlons de couches déterminées qui ont particulièrement intérêt au capitalisme, et nous les appelons, pour faire court, capitalistes alors qu’en vérité nous tous, sans la moindre exception, tant que le capitalisme existe, nous faisons partie de lui, nous sommes fondus en lui et, en réalité, nous agissons de manière capitaliste, y compris les prolétaires. C’est pourquoi nous devons, pour ce qui concerne la sécurité, faire aussi des distinctions lâches, et ne pas tracer des frontières stables mais seulement indécises, étant donné qu’il ne s’agit pas de structures abstraites mais de réalités données historiquement. Pour les nombreuses personnes que, malgré leur dépendance, malgré le fait qu’elles ne disposent pas de leur propre moyen de travail et de leur propre clientèle, nous classons dans la nouvelle classe moyenne ou bien dans les classes des fortunés, l’insécurité n’est normalement qu’une possibilité théorique indéniable, mais elle est exceptionnelle dans la pratique. Étant donné cependant que les marxistes ne coupent pas du tout en réalité les cheveux en quatre et n’établissent pas de concepts, mais qu’ils veulent donner à leurs attentes, concernant le destin et l’attitude de classes déterminées, une expression générale parée du langage scientifique, ils ne peuvent plus, s’ils préfèrent, après les éclaircissements qui leur ont été fournis, ne pas se leurrer eux-mêmes, ne pas tromper leurs propres souhaits, et ne pas défendre leurs fausses théories jusqu’au bout, ils ne peuvent donc plus guère contester qu’il y a un nombre très considérable, en croissance lente, de gens dépendants et non autonomes qui, tout compte fait, ne courront jamais dans leur ensemble le danger de devenir des prolétaires.
Il semble donc dès à présent que les prophéties des marxistes soient en mauvaise posture. Et pourtant on peut leur concéder ceci : elles ont été vraies autrefois, comme seulement une déclaration de prophète peut être vraie. Bien qu’il n’ait utilisé qu’en de rares moments d’exaltation la véritable langue des prophètes et des poètes, mais que la plupart du temps il ait employé le discours de la science et très souvent les tours de passe-passe scientifiques, Karl Marx a été pourtant autrefois un véritable prophète quand il conçut et exprima ses idées en premier lieu sur la base de son observation du capitalisme encore jeune. Cela veut dire : il a été un quelqu’un qui avertit. Il a annoncé l’avenir qui aurait eu lieu si l’on en était resté à ce qu’il prévoyait. Et il a été un véritable prophète, l’un de ceux qui n’avertissent pas seulement mais qui agissent également, dans la mesure où il contribua lui-même de manière considérable à ce que l’on en soit pas resté à ce que ses yeux prévoyaient, dans la mesure où ses avertissements ont eu des conséquences et où l’avenir en a été changé. Ses paroles disaient sans qu’il le sache : vous les capitalistes, si cela continue ainsi avec cette exploitation frénétique, cette prolétarisation rapide, cette concurrence sauvage entre vous-mêmes, si vous continuez ainsi à vous dévorer mutuellement, à vous pousser mutuellement dans le prolétariat et à concentrer les entreprises, à diminuer leur nombre, à agrandir sans cesse leur taille, alors on va nécessairement vers une fin brutale !
Mais cela n’a justement pas continué ainsi. Le capitalisme a créé une telle diversité largement ramifiée de besoins, il est parvenu à satisfaire ces besoins, qu’ils aient un prix élevé, moyen, ou bas, ou qu’ils correspondent à un luxe de pacotille, et les grandes industries ont donné naissance à un tel besoin d’industries auxiliaires qu’aucune forme de technique n’est devenue superflue, que de tout nouveaux types, par exemple, d’industries domestiques et villageoises, de petites et moyennes entreprises, sont apparus, que même le nombre de colporteurs et de voyageurs de commerce n’a pas diminué, que si les magasins spécialisés, les petits et moyens débits de vente, ont, c’est vrai, été évincés de certains domaines, ils ont trouvé en contrepartie de nouvelles possibilités.
Avec la compétition, les choses ne sont en aucun cas allées de plus en plus mal, selon le schéma abstrait ou le désespoir poétiquement grossi ; nous sommes encore au milieu du grand mouvement de concentration en trusts et en cartels qui, certes, prive incontestablement certaines petites entreprises de leur clientèle et de leur existence, mais qui, pourtant en échange, a fait en sorte que de nombreuses entreprises moyennes, grandes et très grandes, ont reconnu leur complémentarité et se sont alliées contre les consommateurs, au lieu de se battre à mort les unes contre les autres dans la course aux consommateurs. Et nous voyons également les petites entreprises apprendre des consommateurs et constituer leurs unions et leurs coopératives pour pouvoir se maintenir. Les associations d’ébénistes indépendants ont leurs grandes salles d’exposition et elles concurrencent les grands entrepreneurs ; les petits commerçants se réunissent pour regrouper leurs achats ou pour fixer des prix uniques. Le capitalisme confirme partout sa vitalité ; et au lieu que ses formes fassent une transition vers le socialisme, il utilise au contraire la forme authentiquement socialiste de la coopérative, de la mutuelle, pour ses propres objectifs qui sont l’exploitation des consommateurs et le monopole sur le marché.
Et l’État, grâce à sa législation, a fait en sorte que le capitalisme reste vivant et très vigoureux dans les différents pays. De même que les cartels à l’intérieur d’un pays veillent à ce que les offres au rabais cessent et que la concurrence déloyale ne fasse pas son apparition, de même la politique douanière fait en sorte que le capitalisme d’un pays ne puisse pas détruire celui d’un autre ; la tendance aux réglementations douanières nationales et aux conventions internationales destinées à promouvoir l’égalité des conditions sur le marché mondial, continue de progresser. Cette égalité des conditions n’avait existé qu’en apparence dans le système du libre-échange, car les populations, les conditions de salaires, les civilisations, les techniques, les conditions naturelles ainsi que les prix et les quantités de matières premières disponibles, ne sont pas les mêmes dans les différents pays ; la politique douanière tend à équilibrer les inégalités réelles par des régulations artificielles. C’est uniquement pour les débuts ; provisoirement, cela se passe encore de manière barbare dans ce domaine ; chaque État cherche à exploiter sa puissance momentanée ; mais l’on distingue déjà nettement vers où la tendance va.
En outre, l’État a fait, ordinairement partout, plus ou moins en sorte que les arêtes vives les plus tranchantes du capitalisme aient été limées. On appelle cela la politique sociale. Il est incontestable que les lois de protection des travailleurs contre les excès les plus terribles du capitalisme, contre l’exploitation des enfants et des jeunes, ont créé certaines garanties ; par ailleurs, la situation des prolétaires dans le capitalisme, et par conséquent la situation du capitalisme, ont été aussi améliorées par l’intervention, la réglementation et l’action de prévoyance, de l’État. Les lois relatives à l’assurance sociale des travailleurs ont eu le même effet, particulièrement pour les cas de maladie.
Mais les résultats moraux de cette législation ont été encore plus importants que ces effets réels pour le capitalisme. Elle a effacé pour la masse non seulement des prolétaires mais aussi des politiciens les différences entre leur État du futur et l’État du présent. L’État a conquis une nouvelle sphère d’influence pour lui et pour sa police : l’inspection des usines, la médiation entre ouvriers et entrepreneurs, le soin des prolétaires malades, âgés ou invalides, la protection contre les dangers non seulement de l’entreprise, mais aussi contre ceux de la situation de dépendance et d’insécurité. L’attitude de seigneur souverain de l’État, la confiance enfantine dans l’État et dans sa législation, ont été renforcées et accrues. L’état d’esprit révolutionnaire dans les masses et dans les partis politiques a été fondamentalement affaibli.
Ce que les entrepreneurs faisaient, ce dont l’État s’occupait, les prolétaires eux-mêmes l’ont maintenant fait progresser non seulement par leur collaboration politique à la législation étatique mais grâce aux institutions qu’ils ont créées pour leur propre solidarité. Ce n’est pas sans raison que Marx et Engels n’ont rien voulu savoir du tout des syndicats à l’origine. Ils considéraient ces organisations professionnelles comme des restes inutiles et nuisibles de l’époque de la petite bourgeoisie. Ils pressentaient aussi parfaitement le rôle que la solidarité des travailleurs comme producteurs pourrait jouer un jour au profit de la sécurité et de la stabilité du capitalisme. Mais ils ne pouvaient nullement empêcher que les ouvriers ne se conduisent pas comme des libérateurs élus par la Providence et des réalisateurs du socialisme, mais comme des gens qui n’ont qu’une vie, et qui cherchent bon gré, mal gré, à façonner aussi bien que possible cette vie qu’ils sont obligés de mener à l’intérieur du capitalisme. Ainsi, les ouvriers se protègent donc, grâce à leurs caisses, contre la misère, pour les cas de chômage, de voyage, de maladie, parfois aussi de vieillesse et de mort soudaine. Ils veillent à se procurer rapidement un travail correspondant à leurs intérêts là où ils peuvent se prévaloir d’annonces de travail des entrepreneurs, des communes, ou des bureaux de placement privés. Ils ont commencé à créer, grâce à des conventions collectives qui lient les deux parties pour des périodes plus longues, des relations garanties entre entrepreneurs et travailleurs. Ils se sont laissé guider par la réalité et les exigences du présent, et ils n’ont pu en être détournés par aucune théorie ou aucun programme de parti. Les programmes de parti et les théories ont plutôt dû suivre ce que la réalité des relations de travail capitalistes a créé comme moyens d’information. Toutes sortes de doctrinaires et d’idéalistes, issus des différents camps, veulent empêcher les travailleurs de se préoccuper de leur présent pitoyable et monotone par des expédients appropriés ; mais, naturellement, il est impossible que cela réussisse. Les travailleurs tolèrent volontiers en masses qu’on les qualifie de classe révolutionnaire par des paroles flatteuses et d’adoration ; mais on n’en fait pas ainsi des révolutionnaires. Il n’y a des révolutionnaires en masses que quand il y a une révolution ; une des pires erreurs des marxistes, qu’ils se dénomment eux-mêmes sociaux-démocrates ou anarchistes, c’est l’idée que l’on peut faire la révolution grâce à des révolutionnaires, alors que, au contraire, on fait des révolutionnaires par le moyen de la révolution. De vouloir créer, multiplier et garder ensemble, durant des décennies, des cultures pures de révolutionnaires, afin d’en avoir effectivement, de manière certaine, le nombre convenable en cas de révolution, est une idée typiquement allemande, et puérilement pédante et dogmatique. On n’a pas besoin de se faire de soucis pour les révolutionnaires : ils naissent réellement par une sorte de génération spontanée – quand bien sûr la révolution arrive. Mais pour que la révolution, qui apporte des formes nouvelles, arrive, il faut que de nouvelles conditions aient été créées. Elles sont le mieux créées par des ingénus, par ceux que l’on appelle volontiers des optimistes (bien qu’ils n’aient pas besoin de l’être), par ces gens qui ne considèrent pas du tout encore comme une affaire entendue que la révolution doit nécessairement arriver, mais qui sont si profondément convaincus de la nécessité et de la justesse de leur nouvelle cause qu’ils ne voient pas les obstacles et les dangers comme insurmontables et inévitables. Par ces gens qui ne veulent pas la révolution, dans le meilleur des cas, comme un moyen, mais comme une réalité déterminée qui est leur objectif. Les souvenirs historiques peuvent avoir des effets néfastes quand les hommes se prennent par exemple pour des anciens Romains ou des Jacobins, alors qu’ils ont à accomplir des tâches tout à fait différentes ; mais cette sorte de science historique hégélianisée que le marxisme a apportée est encore pire. Qui sait dans combien de temps nous en aurons fini avec la révolution si nous n’avons jamais pensé à une révolution sur le point d’arriver ? Le marxisme nous a apporté une sorte de démarche qui ne rappelle aucune sorte de pas disponible, pas même la procession dansante d’Echternach[2], dans laquelle on fait toujours deux pas en avant et un pas en arrière, de sorte qu’il y a donc quand même un mouvement vers l’avant. Mais avec le marxisme, on fait apparemment des mouvements énergiques vers le but de la révolution, et l’on s’éloigne ainsi de plus en plus d’elle. Il apparaît que le fait d’envisager la révolution dans son résultat revient toujours à en avoir peur. Il est à conseiller de ne pas penser, lorsque l’on agit, à ce qui peut être imposé, mais à ce qui doit être fait. L’exigence du jour doit être satisfaite : précisément par ceux qui veulent bâtir de manière très durable, très fondamentale et très radicale, l’œuvre de leur cœur, de leur désir, de leur justice et de leur imagination.
Ils doivent naturellement bâtir tout autrement que de faire des rafistolages du capitalisme tels que nous les avons observés au cours de ces dernières décennies dans les tentatives des entrepreneurs, de l’État et des ouvriers eux-mêmes, et que nous venons de présenter rapidement dans leur contexte.
La lutte des ouvriers dans leurs organisations de producteurs, les syndicats, pour améliorer leurs conditions de vie et de travail, appartient elle aussi à ce contexte. Nous avons vu que les ouvriers, en tant que producteurs, interviennent de manière normalisante, grâce à leurs caisses, dans ce que les marxistes qualifient de fatal et d’inéluctable. Mais en même temps, une tâche principale des syndicats consiste toujours dans la lutte pour des augmentations de salaire et une diminution du temps de travail par l’intermédiaire de la négociation et de la grève.
Dans la lutte pour les augmentations des salaires, il s’agit en réalité de la lutte de producteurs individuels, même s’ils sont nombreux et se présentent unis, contre l’ensemble des consommateurs ; et puisque tous les ouvriers entrent à un moment ou à un autre dans cette lutte des producteurs, il s’agit de la lutte des travailleurs contre eux-mêmes. Les ouvriers et leurs organisations sont enclins, en ayant ainsi une parfaite attitude d’amateurs, à considérer l’argent, le salaire qu’ils reçoivent, pour une grandeur absolue. Il n’y a aucun doute que 5 marks sont plus que 3 marks ; et naturellement on se réjouit et on partage les sentiments du travailleur quand il est content de recevoir à partir d’aujourd’hui 5 marks de salaire journalier alors qu’hier il n’en recevait que 3. La question est seulement de savoir s’il aura encore matière à se réjouir dans un an, et dans 3, 5, 10 ans. Car l’argent n’est que l’expression des rapports réciproques entre les prix et les salaires ; tout dépend du pouvoir d’achat de l’argent.
Évidemment, les prix des marchandises sont rehaussés du fait de l’élévation des salaires, exactement comme du fait celle des impôts et des droits de douane. Maintenant, l’ouvrier qui fabrique des pianos est naturellement enclin à argumenter de la façon suivante : que m’importe que les pianos soient devenus plus chers ! Je reçois un salaire plus élevé et je n’achète pas de piano mais du pain, de la viande, des vêtements, et je paye un loyer. Et même le tisserand par exemple peut dire : même si les matières que je dois acheter deviennent plus chères, je n’ai renchéri qu’une petite partie de mes besoins, mais j’ai augmenté mon salaire avec lequel je couvre tous mes besoins.
La réponse à ces objections de l’égoïsme privé, et à toutes ses autres objections similaires, peut être donnée immédiatement dans la forme fondamentale et ample que nous devons à P. J. Proudhon : « Ce qui est valable dans les choses économiques pour la personne privée ordinaire devient faux au moment où l’on veut l’étendre à la société tout entière ».
Les ouvriers se comportent dans les luttes salariales parfaitement comme ils doivent se comporter en tant que participants à la société capitaliste : comme des égoïstes qui jouent des coudes, et puisque, seuls, ils ne pourraient rien obtenir, comme des égoïstes organisés et unis. Ils sont organisés et unis comme camarades de branche. Toutes ces associations de branches prises dans leur ensemble constituent la totalité des ouvriers dans leur rôle de producteurs pour le marché capitaliste des marchandises. Dans ce rôle, ils mènent un combat contre les entrepreneurs capitalistes, du moins le pensent-ils, mais en vérité ils luttent contre eux-mêmes, dans leur réalité de consommateurs.
Le soi-disant capitaliste n’est pas une figure bien définie et tangible : c’est un intermédiaire auquel on peut assurément attribuer beaucoup de choses mais les coups, que l’ouvrier en lutte veut lui porter en tant que producteur, manquent leur cible. Le travailleur frappe, mais ses coups traversent comme une image virtuelle perméable et c’est lui-même qu’il touche.
Dans les luttes à l’intérieur du capitalisme, seuls ceux qui luttent en tant que capitalistes peuvent emporter de véritables victoires, c’est-à-dire des avantages durables. Si un ingénieur, un directeur ou un employé de commerce, est indispensable à son chef ou à sa société par actions en vertu de ses compétences personnelles ou de sa connaissance des secrets de l’entreprise, il peut alors lui dire un jour : jusqu’à maintenant, je gagnais 20 000 marks, donne-m’en 100 000 ou sinon je vais à la concurrence ! S’il obtient ce qu’il demande, il a remporté, peut-être pour toute la durée de sa vie, une victoire définitive ; il a agi en tant que capitaliste ; l’égoïsme a lutté avec l’égoïsme. C’est ainsi qu’un travailleur particulier peut parfois se rendre indispensable, améliorer son niveau de vie ou bien entrer tout à fait dans la sphère de la richesse. Mais dès que les ouvriers luttent dans leurs syndicats, ils se transforment en numéros et chacun d’entre eux est personnellement sans importance. Ils acceptent ainsi leur rôle de rouage de la machine, ils n’agissent qu’en tant que partie de la totalité et la totalité réagit contre eux.
Les travailleurs provoquent donc un renchérissement de la production de tous les articles du fait de leur lutte de producteurs. Ce renchérissement, même s’il concerne pour partie les articles de luxe, provoque donc une hausse des prix principalement sur les articles qui sont de première nécessité pour les masses. Et en fait, cette hausse n’est pas proportionnelle mais au contraire non proportionnelle. Lorsque les salaires augmentent, les prix augment eux aussi, mais jusqu’à un niveau disproportionné ; en revanche, lorsque les salaires diminuent, les prix diminuent, mais de manière non proportionnelle, c’est-à-dire lentement et légèrement.
Le résultat est le suivant : sur le long terme et dans l’ensemble, la lutte des travailleurs, dans leur rôle de producteurs, porte nécessairement préjudice aux travailleurs dans leur réalité de consommateurs.
On n’affirme pas ici le moins du monde que le renchérissement extraordinaire du coût de la vie et l’aggravation des conditions de vie pour de nombreuses personnes seraient à mettre totalement ou ne serait-ce que principalement au compte des ouvriers eux-mêmes. Beaucoup de causes concourent à cet état de fait, mais la faute en revient toujours à l’égoïsme, car il méconnaît l’économie globale et donc la culture. L’un de ces facteurs a été la lutte des producteurs, qui, avec cette lutte, se sont trouvés être formellement des membres du capitalisme, mais à son niveau le plus bas. Tout ce que les capitalistes font en tant que capitalistes est vulgaire ; ce que les travailleurs font en tant que capitalistes est vulgaire de façon prolétarienne. Naturellement, nous disons seulement par-là qu’ils se sont trouvés dans un rôle vulgaire ; cela ne change rien au fait qu’ils peuvent être, à l’extérieur ou à l’intérieur de ce rôle, braves, courageux, généreux et héroïques. Même des brigands peuvent être héroïques ; et les travailleurs, dans leur lutte pour l’augmentation des salaires et des prix, sont des brigands sans le savoir, des brigands en soi.
On fera remarquer que les syndicats n’ont pas lutté par les grèves uniquement pour des augmentations de salaires, mais aussi pour la réduction du temps de travail, par solidarité avec ceux contre lesquels des mesures disciplinaires ont été prises, pour les bureaux ouvriers de placement, etc.
On répondra à ceci que, dans ce contexte, il est question exclusivement de l’effet de la hausse des salaires, et que celui qui penserait qu’il faudrait mener un combat contre les syndicats se méprendrait étrangement sur nous. Oh non ! Il est reconnu que le syndicat est une organisation totalement nécessaire à l’intérieur du capitalisme. Que l’on comprenne donc finalement ce qui est en somme affirmé ici ! On reconnaît ici que les ouvriers ne sont pas une classe révolutionnaire, mais un tas de pauvres diables, qui doivent vivre et mourir en régime capitaliste. On concède ici que la « politique sociale » de l’État, des communes, la politique prolétarienne du parti ouvrier, la lutte prolétarienne des syndicats, la caisse des syndicats, sont des nécessités pour les travailleurs. On admet aussi que les pauvres travailleurs ne sont pas toujours capables de défendre les intérêts de la collectivité, pas même de l’ensemble de la classe ouvrière. Les branches doivent mener leur combat égoïste ; en effet, chaque branche est une minorité par rapport à toutes les autres et elle doit défendre sa peau eu égard au renchérissement croissant des aliments.
Mais tout ce qui est reconnu, concédé, admis ici, constitue purement et simplement des coups assénés au marxisme, lequel veut concevoir les travailleurs dans leur rôle de producteurs non pas comme le niveau le plus bas du capitalisme, mais au contraire comme les champions, choisis par le destin, de la révolution et du socialisme.
Nous, nous disons : non. Car toutes ces choses sont nécessaires dans le capitalisme, pour autant que les travailleurs ne comprennent pas qu’il faut sortir du capitalisme. Or tout cela ne conduit sans cesse qu’au cercle vicieux du capitalisme ; tout ce qui se produit à l’intérieur de la production capitaliste ne peut que faire s’enfoncer sans cesse plus profondément en elle, mais ne peut jamais permettre de s’en extraire.
Nous allons considérer cette même affaire, encore une fois brièvement, sous un autre aspect. Les capitalistes, ainsi que Marx et d’autres l’ont montré de manière détaillée et dans de nombreux et précieux exposés spécifiques, se rendent coupables d’une extorsion à l’encontre des ouvriers ; vous n’avez, disent-ils à travers leur action, pas de moyens de travail, de lieux de travail et de moyens d’exploitation, vous existez en grand nombre, souvent plus que celui dont nous avons besoin : vous travaillez pour le salaire que nous vous offrons. Tant que les capitalistes sont simplement – sans que cela nécessite un accord – unis dans cette attitude contre les ouvriers, mais qu’ils sont en concurrence sévère entre eux sur le plan national et international, il résulte de ces deux séries de faits : des salaires bas et des prix bas. Si maintenant les ouvriers s’unissent pour, contraints et forcés, répondre légitimement à l’extorsion : nous tous, nous ne travaillons pas si vous ne nous payez pas des salaires plus élevés, alors il en résulte : des salaires plus élevés et des prix plus hauts. Si maintenant, en riposte, les capitalistes s’unissent à leur tour, premièrement pour une assistance et une sécurité mutuelles contre la pression des ouvriers, et deuxièmement dans des cartels en vue de la fixation des prix, l’augmentation des salaires se fera alors de plus en plus difficile, l’élévation des prix de plus en plus facile. En outre, il y a encore une assurance contre la concurrence étrangère pas chère grâce aux droits de douane ; il y a aussi parfois l’importation de forces de travail sans exigences et bon marché, en provenance de l’étranger ou du moins de la campagne, ou bien également le remplacement des ouvriers par des ouvrières, des ouvriers formés par des ouvriers peu qualifiés, et du travail manuel par le travail des machines. Nous voyons que le capitalisme a l’avantage en tout lieu et en tout temps aussi longtemps que les travailleurs ne peuvent exercer une influence que sur les salaires, et non en même temps sur les prix.
Si par conséquent les travailleurs veulent demeurer dans leur rôle de producteurs pour le marché capitaliste, mais s’ils veulent néanmoins améliorer radicalement leur situation, c’est-à-dire s’ils veulent prendre pour eux-mêmes au capital une partie de ses profits, il ne leur reste plus qu’à viser à des salaires les plus hauts possibles et en même temps à des prix les plus bas possibles. C’est au moyen de l’entraide qu’ils peuvent, jusqu’à un certain degré, avancer, même à l’intérieur du capitalisme, dans cette direction : s’ils mettent une forme d’organisation socialiste, la coopérative, au service de leur consommation et s’ils éliminent ainsi pour une quotité de leurs besoins vitaux – dans les domaines de la nourriture, de l’habitation, des vêtements, de l’économie domestique – une partie des intermédiaires. De cette façon, les ouvriers organisés syndicalement, avec des salaires relativement élevés, ont l’espoir de profiter réellement d’une partie de leurs succès s’ils couvrent leurs besoins dans les coopératives de consommation (et les coopératives d’habitation sont aussi des coopératives de consommation) à des prix relativement bon marché.
Une autre voie plus radicale pour faire passer une partie des profits capitalistes entre les mains des travailleurs, c’est-à-dire pour confisquer la richesse, c’est la fixation simultanée de salaires minimaux et de prix maximaux par la législation de l’État ou des communes. Ce fut le moyen des communes médiévales et ce dernier a été aussi – sans réel succès – plus proposé que vraiment tenté dans la Révolution française. Si nous faisons abstraction de la politique communale du Moyen Âge où il s’agissait de conditions complètement différentes, où il y avait une culture et une communauté réelles, alors il faut dire : de telles confiscations de richesse représentent une politique révolutionnaire de classe qui est peut-être recommandée temporairement dans des époques violentes de transition, mais elles ne sont tout au plus qu’une petite portion du chemin vers le socialisme, elles ne sont pas le socialisme, puisque le socialisme n’est justement pas une opération brutale mais un état de santé permanent.
Mais dans les deux moyens – celui de la combinaison du salaire imposé par le syndicat et du prix proposé par la coopérative, ou celui de la fixation simultanée de hauts salaires et de prix bas – il y a un mélange, transitoire et pas très professionnel, de capitalisme et de socialisme. L’organisation de la consommation est un début de socialisme ; la lutte des producteurs est un symptôme de déclin du capitalisme. Hauts salaires et prix bas, simultanément, constituent une incohérence épouvantable, et une société capitaliste ne pourrait pas plus supporter les conséquences concomitantes d’un fort mouvement syndical et d’un solide mouvement de coopératives de consommation que l’imposition par l’autorité publique de hauts salaires et de prix bas. Un tel cours forcé de l’argent – il ne s’agirait de rien d’autre dans les deux cas – préparerait une formidable explosion et serait le début de la banqueroute de l’État et de la société.
Cela pourrait donner un signe aux révolutionnaires violents ; mais naturellement, le capitalisme défendrait sa peau cette fois aussi : nous voyons bien, même aujourd’hui, comment le mouvement syndical et le mouvement coopératif sont regardés de travers. L’un est toujours un élément d’agitation révolutionnaire et possède la tendance inhérente à la grève générale ; l’autre est un début de socialisme, même s’il est extrêmement modeste et inconscient. Si ces deux mouvements se répandaient plus largement et devenaient conscients de leur complémentarité, alors se profilerait la menace d’une paralysie si asphyxiante qu’une soupape de sécurité s’ouvrirait et que la coalition dans les deux domaines économiques serait limitée ou rendue impossible.
De hauts salaires et des prix bas rendent la vie impossible à toute société ; exactement aussi impossible que des salaires bas et des prix élevés. Aux époques de paix relative, rien n’empêchera les capitalistes et les ouvriers, dans leur égoïsme privé aveugle, de rechercher des prix élevés et des rémunérations élevées et par-là de mettre en œuvre de plus en plus le désir de luxe et le mécontentement, l’aversion de la vie, la difficulté d’obtenir de l’argent, la paralysie, la crise chronique et la circulation molle ; au moment de la révolution, la tendance, dont Proudhon a fait la propagande en 1848 de manière si splendide, même si ce fut sans succès, : prix bas ! rémunérations basses ! salaires bas !, se frayera un chemin la prochaine fois, il faut l’espérer. Elle aura pour cortège la liberté, la mobilité, la bonne humeur, la circulation plus rapide, la légèreté de la vie, les joies modestes, l’innocence simple.
D’autre part, l’on ne doit pas du tout comprendre la prédiction de ce que l’État et le capitalisme feraient, seraient tenus de faire, s’ils étaient contraints par la très grande union d’un fort mouvement des producteurs et des consommateurs, comme si elle était un avertissement à l’adresse des travailleurs selon le modèle en vogue : par quoi devons-nous commencer ? ; l’État nous l’interdira ! Un tel avertissement n’est pas dans notre nature et de notre compétence. Il vaut mieux supposer de toute façon que les autres feront ce qui correspond à leur rôle ; l’on peut s’y attendre et cela n’a pas besoin d’inquiéter quiconque. Celui qui croit donc avoir la tâche de faire en sorte que les capitalistes encaissent de moins en moins sur le dos des travailleurs et dépensent de plus en plus pour les travailleurs a maintenant appris de nous que l’arme appropriée pour ce faire est une forte organisation de consommateurs en association avec une lutte syndicale efficace. En effet, presque personne ne peut placer beaucoup d’espoir sur la solution alternative, à savoir la fixation par les autorités des salaires et des prix, pas plus que sur la tentative qui en fait bien sûr partie : confisquer le surplus de revenus des capitalistes par l’impôt et le reverser par des moyens appropriés au prolétariat, par exemple à des associations ouvrières. C’est également un moyen purement révolutionnaire qui est digne d’un bousilleur et d’un amateur, et auquel on ne pourrait avoir recours que très temporairement à une époque de transition. Quelque chose de similaire a été en effet essayé ici ou là, également sans succès, à l’époque de la Convention et aussi proposé peu après 1848 par de Girardin en France. L’activité politique brouillonne de Lassalle allait aussi dans cette direction.
Nous ne mettons pas en garde par conséquent contre la tentative étrange d’introduire dans la société la paralysie et l’occlusion, par un mélange de révolution et de socialisme, de lutte et de construction. Nous devons dire seulement que nous sommes encore loin d’en être à ce point et que les coopératives de consommation, telles que nous les avons aujourd’hui, et qui constituent sans le savoir un misérable commencement du socialisme, ne sont pas faites le moins du monde pour ruiner sérieusement de quelque manière que ce soit les prix du capitalisme ou pour lui prendre ses acheteurs. C’est donc le devoir prioritaire de ceux qui font un appel en faveur du socialisme de dire que le socialisme doit commencer, et que pour qu’il arrive, il ne peut commencer que par la consommation.
Nous y reviendrons bientôt. Notre tâche ici était de montrer que toute lutte partielle et toute activité dans le domaine de la production capitaliste, et donc toute avancée des producteurs, n’est qu’un morceau de l’histoire du capitalisme et rien de plus.
Mais puisque nous en sommes donc arrivés à décrire et à critiquer l’activité des producteurs dans les syndicats, l’entraide économique des travailleurs et la pression qu’ils exercent ainsi sur l’État en vue de réglementations législatives, l’on doit brièvement aborder aussi deux autres tâches importantes de ces organisations et de leurs luttes. La mission principale des syndicats est encore l’obtention de la réduction de la durée du travail et un changement, qui lui est intimement lié, dans le système des salaires, à savoir le remplacement du salaire à la pièce ou au forfait par le salaire journalier. Le travail à la pièce ou au forfait est une rémunération en fonction du travail fourni en quantité et en qualité pour le produit obtenu. Il faut dire que l’on est sans cesse ramené à une juste économie de troc avec cette sorte de rémunération du travail ; mais que, dans une société d’injustice à l’égard des hommes, de négligence de ses besoins les plus essentiels, il peut y avoir difficilement quelque chose de pire que l’aggravation de cette injustice à l’égard des hommes à travers la justice à l’égard des choses. Sous le régime du capitalisme, le travailleur ne peut pas supporter qu’un autre principe que son besoin détermine son revenu. Mais puisque, pour le besoin de son corps et de sa vie, il lui est nécessaire de gagner un salaire suffisant non seulement pour que lui et sa famille puissent exister, mais aussi pour qu’il ne ruine pas sa santé, son sommeil et sa détente, par des durées de travail excessives, son combat pour la réduction du temps de travail lui offre une nouvelle raison de se défendre contre le salaire aux pièces ou au forfait : en effet, la diminution de la durée du travail ne doit pas réduire son revenu et elle ne doit pas le contraindre à une augmentation excessive de l’intensité de son travail. C’est pourquoi d’ailleurs il est également scabreux que, dans certaines professions, par exemple dans celles de l’industrie du bâtiment, il soit payé non pas un salaire journalier mais un salaire horaire ; cela oblige les travailleurs, au cours de chaque lutte pour la réduction de la durée du travail, à combattre en même temps pour l’augmentation du salaire horaire, et souvent, cette lutte se termine par un compromis : ils obtiennent l’une et ils doivent renoncer à l’autre, et donc, par exemple, ils voient leur durée de travail se réduire en même temps que leur revenu réel. C’est pourquoi les ouvriers devraient lutter partout sous le capitalisme non seulement contre le salaire à la pièce et au forfait, mais aussi contre le salaire à l’heure. Le salaire journalier ! : ce doit être la revendication du travailleur capitaliste. Cette revendication exprime avec force et netteté, pour tous ceux qui prêtent l’oreille à la voix de la culture ou du manque d’élévation, que l’ouvrier n’est pas un homme libre qui entre sur le marché de la vie et échange des biens, mais au contraire qu’il est un esclave dont la subsistance doit être assurée par le maître et garantie par la société. Dans le système du salaire journalier, il n’y a pas de rapport marqué entre le travail et la quantité ou la qualité de ses produits, il n’y a pas d’échange de troc ; il y a uniquement la nécessité qui réclame la subsistance. Et ici aussi, nous voyons donc à nouveau : le travailleur doit, dans le monde capitaliste, prendre fait et cause pour une institution capitaliste et anti-culturelle, afin de préserver son existence ; la nécessité et son rôle de producteur font de lui un complice et un serf du capitalisme. La lutte de l’ouvrier organisé syndicalement pour son propre système de salaire journalier a son pendant dans la vie de l’État : c’est-à-dire dans la lutte de l’ouvrier politiquement combattant pour le scrutin secret. De même qu’il est indigne de recevoir sa subsistance vitale sous la forme du salaire journalier, au lieu d’échanger produit contre produit, c’est-à-dire de recevoir le prix ou le salaire du produit, de même il est pitoyable d’exercer par peur son droit et son devoir à l’égard de la communauté en cachette, dans l’isoloir. C’est la raison pour laquelle von Egidy défendit le vote public : il voulait qu’il ne puisse y avoir aucune conséquence fâcheuse pour les hommes libres et debout. Mais c’était un donquichottisme de noble ; de nos jours, l’ouvrier veut nécessairement être un salarié à la journée et le citoyen veut nécessairement être un ilote craintif ; il est impossible de vouloir commencer le traitement des phénomènes particuliers, des symptômes inamovibles de l’économie capitaliste et de l’État capitaliste. L’ouvrier doit s’occuper de sa vie ; et sa vie serait menacée s’il n’allait pas voter dans un isoloir ; sa vie serait mise en danger s’il ne recevait pas un salaire journalier. Tout ce dont nous parlons ici sont des nécessités de la vie, tant que nous ne serons pas sortis du capitalisme ; mais naturellement elles ne sont pas du tout les voies et les moyens du socialisme.
La réduction de la durée du travail a deux aspects : l’un sur lequel on a souvent attiré l’attention, tandis que l’autre, pour autant que je sache, n’a pas été convenablement pris en considération. La réduction de la durée du travail est, premièrement, nécessaire pour que le travailleur maintienne ses forces ; et ce n’est pas ici notre tâche d’attaquer, au nom du socialisme, les syndicats, cette institution de lutte et de régulation du capitalisme : ce serait assurément plus que déraisonnable, ce serait presque criminel, parce que, bien sûr, pour le bien des hommes qui vivent aujourd’hui, on n’a pas du tout le droit de combattre tous les phénomènes particuliers du capitalisme, et il faut bien s’arrêter pendant un instant ici, dis-je, de critiquer froidement et objectivement, pour exprimer un remerciement mérité aux syndicats pour leur belle conduite. Dans tous les pays, ils ont raccourci pour les travailleurs le temps de la peine, du travail, à des choses qui souvent ne les intéressent pas, dans des entreprises qui les laissent fatigués et apathiques, avec des techniques extrêmement intensives qui rendent leur activité fastidieuse et mortellement ennuyeuse. Qu’ils en soient remerciés et loués ! ; à combien de personnes ont-ils donné l’occasion de se reposer après le travail, d’avoir une belle vie de famille, d’accéder raisonnablement aux nobles joies de la vie, des beaux livres et des écrits instructifs, de participer à la vie publique ! À combien – et pourtant si peu ! Ce n’est que lors des dernières années que l’on a commencé à faire également quelque chose pour remplir convenablement les heures de loisir gagnées, et encore la plupart du temps avec des moyens insuffisants, souvent ridiculement monotones, avec des moyens officiels établis par le parti. Il faut que les syndicats mènent, en même temps que la lutte contre les longues durées de travail, la lutte contre l’alcoolisme terriblement dévastateur ; ils doivent considérer comme étant de leur devoir de se préoccuper non seulement des ouvriers qui produisent mais aussi des ouvriers qui se reposent ou qui chôment. Il reste encore beaucoup à faire dans ce domaine, et il y a là beaucoup d’occasions de coopération avec les artistes, les poètes et les penseurs, dans notre peuple. Il ne suffit pas que nous fassions des appels en faveur du socialisme ; il ne suffit pas uniquement que nous suivions la voix des idées et que nous construisions dans l’avenir ; au nom de l’esprit, qui doit devenir pour nous corps et forme, nous devons tourner notre attention vers les hommes vivants de notre peuple, les adultes et les enfants, et faire tout notre possible afin que leur corps et leur esprit deviennent forts et déliés, fermes et souples. Et alors, avec de tels hommes vivants, en avant vers le socialisme ! Mais que l’on ne se méprenne pas : il n’est pas nécessaire du tout de leur fournir un art, une science ou une formation, déterminés et soi-disant socialistes. Hélas, quel désordre est apporté à ce propos par les brochures de parti et les écrits tendancieux, et combien la prétendue science bourgeoise est par exemple plus valable et naturellement aussi plus libre que la science social-démocrate ! Tous les essais en question conduisent à quelque chose d’officiel, d’officieux, de certifié par l’autorité. Le fait que, dans les milieux ouvriers, tout ce qui est immobile et éternel soit méprisé et méconnu, alors qu’au contraire l’agitation et les clameurs superficielles du jour soient surestimées et prospèrent de manière éblouissante, représente une grande erreur à laquelle toutes les tendances marxistes, la social-démocrate comme l’anarchiste, participent. Récemment, dans une grande ville d’Allemagne où j’ai tenu dix conférences sur la littérature allemande, lesquelles avaient été organisées par une association social-démocrate et avaient été suivies par des membres des syndicats, j’ai vécu l’expérience suivante : après une conférence, des ouvriers anarchistes sont venus dans la salle qu’ils avaient évitée auparavant pour m’inviter à leur faire un jour une conférence ! Je me suis décidé alors à leur donner la réponse suivante : j’ai fait cette conférence en parlant de Goethe, de Hölderlin et de Novalis, de Stifter et de Hebbel, de Dehmel et de Liliencron, de Heinrich von Reder, de Christian Wagner et de beaucoup d’autres ; mais vous n’avez pas voulu entendre parce que vous ne savez pas que la voix de la beauté humaine qui viendra à nous, le rythme et l’harmonie forts et calmes de la vie, ne sont pas plus à trouver dans le grondement de la tempête que dans le passage calme de brises apaisées et dans le repos sacré de l’immobilité. « Je considère comme grands le vent qui souffle, l’eau qui ruisselle, le blé qui pousse, la mer qui ondule, la terre qui verdoie, le ciel qui brille, les étoiles qui scintillent : je ne considère pas l’orage qui approche majestueusement, l’éclair qui fend les maisons, la tempête qui provoque le déferlement des flots, la montagne qui crache le feu, le tremblement de terre qui ensevelit des pays, comme plus grands que les phénomènes susdits, et je les considère même comme plus petits parce qu’ils ne sont que des effets de lois beaucoup plus élevées… Nous voulons chercher à découvrir la douce loi qui guide l’espèce humaine… La loi de la justice, la loi de la morale, la loi qui veut que chacun soit respecté, honoré, en sécurité à côté des autres, qu’il puisse suivre une carrière humaine supérieure, qu’il acquière l’amour et l’admiration de son prochain, que l’on veille sur lui comme sur un bijou, de même que tout homme est un bijou pour les autres hommes, cette loi existe partout où des hommes vivent auprès d’autres hommes, et elle se manifeste quand des hommes agissent contre d’autres hommes. Elle existe dans l’amour des époux entre eux, dans l’amour des parents pour les enfants, des enfants pour les parents, dans l’amour des frères et sœurs entre eux, des amis entre eux, dans le doux penchant des deux sexes l’un envers l’autre, dans le soin avec laquelle nous sommes entretenus, dans l’activité que l’on déploie pour son petit cercle, pour ce qui est lointain, pour l’humanité… » (Adalbert Stifter). Le socialisme auquel nous appelons ici à haute voix, dont nous parlons ici tranquillement, est aussi la douce réalité de la beauté permanente de la vie en communauté des hommes ; et non la destruction transitoire, sauvage et hideuse, de la contemporanéité hideuse, qui en sera peut-être nécessairement le sous-produit, mais à laquelle il serait pernicieux, désespéré et vain, d’appeler, si auparavant la douce œuvre de la beauté de la vie n’a pas été faite dans nos âmes, et par elles dans la réalité. Toute innovation a, malgré tout le feu et l’enthousiasme qu’elle porte, quelque chose de laid, de repoussant, d’impie, en soi ; tout ce qui est ancien, même ce qui est le plus infâme, même des institutions qui sont devenues aussi archaïques que, par exemple, l’armée et l’État national, ont, parce qu’ils sont anciens et possèdent une tradition, un éclat pour ainsi dire de beauté, malgré leur délabrement, leur inutilité et leur manque de relève. En conséquence, laissez-nous être ces novateurs, dont l’imagination anticipe et vit déjà ce qu’ils veulent créer comme quelque chose d’achevé, d’acclimaté, d’ancré dans le passé et dans le vivant très ancien et sacré ; en conséquence, laissez-nous détruire principalement avec ce que nous construisons de doux, de durable, de liant. Que notre Ligue soit une ligue de la vie qui aspire à un but, avec les puissances éternelles qui nous lient au monde de ce qui est ; que l’idée qui nous anime soit pour nous une idée, c’est-à-dire une Ligue qui nous unisse, par-delà le caractère passager et divergent des phénomènes temporels superficiels, avec ce qui est rassemblé et contenu dans l’esprit. Que ce soit cela notre socialisme : une création de ce qu’il adviendra, comme si c’était quelque chose qui existe depuis l’éternité. Qu’il ne provienne pas d’excitations éphémères, et de violences momentanées provoquées par des réactions sauvages, mais de la présence de l’esprit qui est la tradition et l’héritage de notre humanité.
Nous nous sommes interrompus parce que nous voulions dire merci aux syndicats pour leur combat en faveur des loisirs et du temps libre des hommes laborieux. Que ce qui a été dit ici représente notre remerciement ; en effet, de même que nous ne voulons pas être seulement des produits, des résultats et des réactions, des terribles phénomènes de déclin de ce qui est archaïque et délabré, mais des êtres productifs qui conduisent vers de nouvelles formes l’esprit englouti, qui était autrefois esprit de communauté et qui est devenu maintenant isolement, et qui veulent le faire renaître et l’embellir, de même notre remerciement doit être lui aussi productif, il faut qu’il indique le moyen par lequel les loisirs et le temps libre des hommes laborieux doivent être remplis, de sorte que des hommes sains, forts et saisis par l’esprit, puissent préparer la nouvelle réalité qui doit sortir de nous comme quelque chose de très ancien, si nous tenons à elle et si elle doit perdurer pour nous.
La diminution du temps de travail apporte à ceux qui travaillent du temps libre plus important. Pour autant que l’on puisse se réjouir de ce fait réel, l’on ne peut pas se désintéresser de ce que cette conquête a très souvent pour conséquence : l’exploitation plus forte de la force de travail, l’intensité accrue du travail. L’entrepreneur financièrement fort, par exemple une grande société par actions, a souvent toutes les raisons de se réjouir de la victoire des ouvriers. Tous les entrepreneurs d’une branche déterminée sont, par exemple, obligés de diminuer le temps de travail ; mais les grandes entreprises sont souvent à même de compenser ces pertes par l’introduction de nouvelles machines qui enchaînent les ouvriers de manière encore plus pressante à l’appareil qui les oblige mécaniquement à se dépêcher, et d’avoir ainsi un gros avantage vis-à-vis de leurs concurrents petits et moyens. Parfois, il est vrai, c’est aussi le contraire : l’entreprise géante est empêchée de transformer son mécanisme monstrueux, tandis que le petit ou moyen entrepreneur peut s’adapter plus facilement aux nouvelles conditions, s’il a des ventes correctes et un bon crédit.
La technique a presque toujours des idées et des modèles en réserve afin de satisfaire ce besoin de pomper encore plus de travail des activités des hommes, lesquels ne sont que des servants des machines.
C’est là l’autre aspect, l’aspect amer, d’un temps libre plus long : une journée de travail plus fatigante. L’homme vivant ne peut pas en réalité travailler uniquement pour vivre, mais il veut sentir sa vie dans son travail, durant son travail, se réjouir de sa vie, et donc, il n’a pas besoin seulement de détente, de repos et de joie, le soir, mais il a besoin avant tout de plaisir dans son activité elle-même, une forte présence de son âme lors des fonctions de sa vie. Notre époque a transformé le sport, cette activité improductive et d’agrément des muscles et des nerfs, en une sorte de travail ou de profession ; dans la culture véritable, le travail sera lui-même une relaxation de nos forces, comme dans un jeu.
En outre, l’industriel, pour rattraper ce que la diminution du temps de travail lui prend, n’aura pas même souvent à modifier les installations mécaniques de son entreprise. Il existe encore dans l’usine un autre mécanisme qui n’est pas composé de fer et d’acier : le règlement intérieur. Quelques nouvelles dispositions, quelques postes de contrôleurs et de contremaîtres, accélèrent souvent la marche de l’entreprise de manière plus efficace que de nouvelles machines. Sauf que ce mécanisme est, il est vrai, rarement de longue durée ; il y a toujours une lutte silencieuse entre l’indolence, c’est-à-dire la lenteur naturelle, des ouvriers et l’énergie des surveillants d’esclaves ; et à la longue, là où il s’agit d’une lutte d’hommes contre des hommes, c’est toujours une sorte de loi de l’inertie qui l’emporte. Cette lutte pour un travail plus lent a toujours existé auparavant ; bien avant qu’elle ne soit devenue une arme consciente dans la lutte des classes et un élément du prétendu sabotage. Ce sabotage qui invite les ouvriers à fournir, dans un but déterminé, un travail lent, bâclé, mauvais ou même tout à fait dommageable, peut dans certains cas, comme par exemple lors d’une grève des employés de la poste, des chemins de fer ou des ports, rendre d’excellents services ; mais il a aussi ses côtés dangereux, car, dans les moyens extrêmes de lutte que les travailleurs emploient dans leur rôle de producteurs pour le marché capitaliste, il est souvent impossible de distinguer là où le combattant doté d’une conscience de classe s’arrête et où commence l’irresponsable, spirituellement rongé, dépravé et abattu, par le capitalisme, auquel répugne tout travail utile.
Un règlement intérieur rendu plus rigoureux est d’un effet temporaire ; la machine, elle, est inflexible. Elle a un nombre de tours déterminé, un rendement donné, et l’ouvrier ne dépend plus d’un homme plus ou moins humain, mais d’un diable de métal qui a été créé par l’homme pour exploiter les forces humaines. La considération psychologique de la joie au travail des hommes ne joue ici qu’un rôle secondaire ; tout ouvrier sait, et il le ressent avec une amertume particulière, que les machines, les outils et les animaux, sont traités avec plus d’égards que les hommes qui travaillent. Ce n’est pas une exagération démagogique ou destinée à l’agitation, pas plus que tout ce qui a été dit ici ; c’est une vérité absolue, objectivement compréhensible. On a souvent désigné les prolétaires modernes comme des esclaves et l’on a mis dans ce terme le ton de la plus extrême indignation. Mais l’on doit savoir ce que l’on dit et l’on doit aussi employer un mot comme celui d’“esclave” dans son sens objectif, véritable. Un esclave était un protégé que l’on devait bien soigner, dont on devait diriger le travail de manière psychologique, car sa mort coûtait de l’argent : il fallait en acheter un nouveau. Ce qui est terrible dans le rapport de l’ouvrier moderne à son maître, c’est précisément qu’il n’est pas un esclave, mais qu’au contraire il peut être dans la plupart des cas complètement indifférent à l’entrepreneur qu’il vive ou qu’il meure. Il vit pour le capitaliste ; il meurt pour lui-même. Il existe des remplaçants. Les machines et les chevaux doivent être achetés ; ils occasionnent, premièrement, des frais d’achat ; deuxièmement, des frais d’exploitation ; et il en était ainsi pour l’esclave : il devait en tout premier lieu être acheté ou élevé comme enfant, et ensuite entretenu. L’entrepreneur moderne obtient l’ouvrier moderne gratuitement ; qu’il paye la subsistance, le salaire, du meunier ou du maire du village, cela lui est indifférent.
Ici aussi à nouveau, dans cette dépersonnalisation, dans cette déshumanisation, du rapport entre l’entrepreneur et l’ouvrier, le système capitaliste, la technique et le centralisme de l’État modernes, agissent la main dans la main. Le système capitaliste réduit déjà le travailleur à un nombre ; la technique, alliée au capitalisme, le transforme en un appendice des rouages de la machine ; et l’État fait en sorte que l’entrepreneur capitaliste n’ait pas à déplorer la mort de l’ouvrier, mais que, même dans les cas de maladie ou d’accident, il n’ait en aucune manière à se charger personnellement de lui. Les institutions d’assurance de l’État peuvent certainement être considérées selon plusieurs aspects ; mais l’on ne doit pas négliger le suivant : elles aussi, elles substituent à l’humanité vivante un mécanisme qui fonctionne aveuglément.
Les limites de la technique, telle qu’elle a été incorporée aujourd’hui au capitalisme, ont dépassé les limites de l’humanité. La vie et la santé des travailleurs n’importent pas beaucoup (il ne faut pas penser ici uniquement aux machines ; il faut également se rappeler les dangereux débris de métal dans l’air des ateliers, les entreprises toxiques, la pollution de l’air dans des villes entières) ; et la joie au travail et le confort des gens qui travaillent pendant leur travail n’importent certainement pas du tout.
Les marxistes, et les masses laborieuses qui sont sous leur influence, négligent le fait que la technique des socialistes se distinguera fondamentalement à cet égard de la technique capitaliste. La technique devra, chez un peuple cultivé, se conformer totalement à la psychologie des hommes libres qui veulent s’en servir. Lorsque les hommes qui travaillent décideront par eux-mêmes dans quelles conditions ils veulent travailler, ils concluront un compromis entre la quantité de temps pendant lequel ils veulent être hors de la production, et l’intensité du travail qu’ils acceptent de fournir dans la production. Là, il y aura de fortes différences entre les hommes : les uns travailleront très rapidement et très énergiquement pour ensuite se divertir ou se détendre pendant une large période de temps ; les autres ne voudront rabaisser aucune heure de la journée à un simple moyen, ils préfèreront avoir également un travail plein d’agrément et de plaisir, ils feront de « hâte-toi lentement » leur devise et adapteront la technique à leur nature.
Il n’est pas question de cela aujourd’hui. La technique est sous la complète influence du capitalisme ; la machine ou l’outil, c’est le serviteur mort de l’homme : il est devenu le maître de l’homme. Le capitaliste est aussi dépendant à un degré élevé de ce mécanisme qu’il a introduit, et c’est ici le moment où nous pouvons considérer le second aspect de la diminution du temps de travail. Le premier était le suivant : elle sert à préserver les forces du travailleur ; nous venons de voir dans quelle mesure cette tendance est contrariée par l’intensité accrue du travail. Mais la réduction de la durée du travail a aussi en outre l’effet réjouissant pour les membres vivants de la classe ouvrière de diminuer le nombre des chômeurs.
L’industriel doit en effet utiliser à fond ses machines ; ses machines doivent, pour être rentables, fonctionner un certain temps. S’il veut que son entreprise soit rentable, il doit s’aligner sur la concurrence intérieure et extérieure, et, dans beaucoup de branches, il est obligé de faire marcher ses machines nuit et jour afin de rentabiliser la centrale qui fournit l’énergie. Il emploiera donc plus d’ouvriers si le temps de travail est diminué ; il profitera souvent justement de l’occasion d’une lutte avec les ouvriers pour introduire une durée de travail de vingt-quatre heures, c’est-à-dire le travail tournant par équipes. La nécessité de la rentabilité, les exigences du machinisme, les revendications des ouvriers : tout cela, dans une action conjointe, a souvent pour résultat l’embauche de travailleurs supplémentaires et donc la diminution de la soi-disant armée de réserve industrielle. La limite est toujours déterminée par la rentabilité de l’entreprise, car une sorte de compromis doit être conclue entre les exigences des machines et la capacité d’absorption du marché. Souvent, l’entrepreneur est obligé, du fait de l’aménagement de ses machines et du nombre d’ouvriers qu’il a affecté à ces machines, de continuer à fabriquer un certain volume de produits, et si le marché n’est plus en mesure de les absorber, il doit alors abaisser ses prix : en effet, le marché capitaliste est bien sûr toujours capable d’absorber tous les articles, à la condition qu’ils soient suffisamment bon marché. C’est pourquoi il n’est pas incompatible qu’un entrepreneur fasse souvent travailler jour et nuit des milliers d’ouvriers et qu’il perde cependant de l’argent heure après heure. Il l’accepte dans l’espoir de temps meilleurs où les prix recommenceront à monter. Si cette perspective ne se concrétise pas, il devra faire chômer une partie de son entreprise, ou bien toute son entreprise à des jours déterminés.
Notre affirmation selon laquelle la technique est de nos jours sous l’influence du capitalisme doit être donc complétée par le corollaire selon lequel le capitalisme est d’autre part l’esclave de la technique qu’il a lui-même créée. Il en va comme avec l’apprenti sorcier : « Les esprits que j’ai invoqués, je ne peux plus m’en débarrasser ! ». Celui qui, au temps de la prospérité, des bonnes ventes de son entreprise, a organisé son entreprise pour un niveau déterminé, n’a plus le choix de la quantité à produire. Lui aussi, il est attaché à la roue de ses machines ; et il est souvent broyé par elles avec ses ouvriers.
Nous avons touché ici un des points où la production capitaliste est liée très intimement à la spéculation. Seul un tout petit à l’échelle du capitalisme peut éviter d’être entraîné par les conditions de son entreprise et de ses ventes dans la spéculation. Un spéculateur est quelqu’un dont l’entreprise dépend de ces deux facteurs qui n’ont absolument aucun rapport entre eux : les exigences de son appareil de machines et d’hommes d’une part, et les fluctuations de prix du marché mondial d’autre part. Des hommes dans cette situation, qui payent pendant des mois et souvent des années, leur salaire fixe à des centaines ou à des milliers d’ouvriers, semaine après semaine, et qui, semaine après semaine, subissent des pertes, peuvent laisser échapper ce gémissement : « Mes ouvriers sont mieux lotis que moi ! ». Souvent, un riche pauvre, poursuivi par des soucis excessifs, ne peut s’en sortir qu’en faisant d’heureuses spéculations en bourse avec une partie de sa fortune, et en contrebalançant ainsi sa malchance dans le domaine de la spéculation commerciale ; de même que, à l’inverse, une personne dont l’affaire est florissante peut se ruiner du fait de spéculations dans un tout autre domaine. Celui qui dépend du marché capitaliste doit spéculer, il doit s’habituer à la spéculation, et il doit spéculer dans des domaines les plus divers.
L’ouvrier qui souffre sous le capitalisme connaît bien trop peu ces faits décisifs : à savoir que tous les hommes, tous sans exception, souffrent jusqu’à l’excès et ont peu de joie, pas du tout de joie réelle, sous les conditions capitalistes. L’ouvrier connaît aussi bien trop peu quels soucis terribles, indignes et accablants, le capitaliste a ; quels tourments et travaux de forçat complètement inutiles, tout à fait improductifs, il doit supporter, et les ouvriers ne tiennent compte que bien trop peu de ces similitudes entre eux-mêmes et les capitalistes : à savoir que non seulement les capitalistes, mais aussi plusieurs centaines de milliers de personnes dans la classe ouvrière elle-même, perçoivent leur profit ou leur salaire pour un travail complètement inutile, improductif et superflu ; que, précisément aujourd’hui, une tendance effrayante existe dans la production : de fabriquer de plus en plus de produits de luxe, et aussi du luxe de pacotille pour le prolétariat, et bien trop peu de produits indispensables, de produits sérieux pour les besoins réels. Les produits nécessaires deviennent de plus en plus chers, le luxe devient de plus en plus de la pacotille et devient meilleur marché – c’est la tendance.
Quittons maintenant la digression que nous avons consacrée aux activités des syndicats et résumons-nous pour terminer.
Nous avons vu que les entrepreneurs intéressés au capitalisme, les marchands-fabricants, de même que les ouvriers intéressés à leurs moyens d’existence, et finalement aussi l’État, prennent soin de ce que le système de l’économie capitaliste se maintienne, et ils se donnent de la peine pour cela. Nous avons noté en outre que tous les hommes sont empêtrés dans une exploitation mutuelle, qu’ils préservent tous unanimement leurs intérêts particuliers, que tous, peu importe à quel degré du capitalisme ils se situent, sont toujours menacés d’insécurité.
En voyant cela, nous avons vu en même temps l’effondrement du marxisme, lequel pensait savoir que le socialisme se prépare dans les institutions et le processus catastrophique de la société bourgeoise elle-même, et que le combat des masses prolétariennes sans cesse grandissantes, qui se présentent de manière toujours plus résolue et qui agissent de manière toujours plus révolutionnaire, est un acte nécessaire, prévu dans l’histoire, à l’instauration du socialisme. Mais en réalité, ce combat des travailleurs, dans leur rôle de producteurs pour le marché capitaliste, n’est rien d’autre qu’un mouvement de rotation dans le cercle du capitalisme. On ne peut même pas dire que ce combat entraîne une amélioration générale de la situation de la classe ouvrière ; on constate seulement que ce combat et ses conséquences habituent la classe ouvrière à sa situation et à l’état général de la société.
Le marxisme est l’un des facteurs, et non des moindres, qui maintiennent et consolident les conditions du capitalisme et qui, par leurs effets sur l’esprit des peuples, les rendent de plus en plus inconsolables. Les peuples, la bourgeoisie et aussi la classe ouvrière, se sont de plus en plus impliqués dans les conditions de la production spéculative, sans sens et sans culture, dont le but est de gagner de l’argent ; dans les classes qui souffrent particulièrement de ces conditions, qui vivent souvent dans la misère et les privations, toujours dans la pauvreté, la clarté, la rébellion et le désir de la nouveauté, diminue de plus en plus.
Le capitalisme n’est pas une période de progrès, mais de déclin.
Le socialisme ne viendra pas sur la voie d’un développement ultérieur du capitalisme et il ne viendra pas du fait de la lutte des travailleurs, en tant que producteurs, à l’intérieur du capitalisme.
Ce sont là les résultats auxquels nous sommes parvenus.
Les siècles auxquels notre présent appartient sont des époques de négation. Les associations et les corporations, toute la vie en communauté des temps de culture antérieurs d’où nous provenons, toutes ces belles activités et motivations terrestres, sont comme enveloppées et entortillées dans une illusion céleste. Trois choses étaient inséparablement unies : premièrement, l’esprit de la vie unifiante, deuxièmement, le langage symbolique pour les indicibles unité, spiritualité et signification, du cosmos vraiment contenu dans l’âme de l’individu, et troisièmement, la superstition.
À notre époque, c’est maintenant la superstition des conceptions dogmatiques chrétiennes, comprises littéralement, qui a été de plus en plus attaquée et déracinée jusque dans le peuple. C’est quand l’univers stellaire a été découvert que la terre et l’homme sur elle sont devenus en même temps plus petits et plus grands. La mobilité terrestre s’est accrue ; la peur du diable, des puissances célestes, des lutins et des démons, a commencé à disparaître ; on s’est senti plus en sécurité sur un petit astre effectuant des révolutions dans l’espace infini des mondes que précédemment dans le monde grotesque de Dieu. On a appris à connaître des forces naturelles indéniables, dont on a pu calculer avec précision les effets, on a appris à s’en servir et l’on a pu leur faire confiance sans crainte. De nouvelles méthodes de travail, de transformation des produits naturels, ont été trouvées ; la terre a été explorée sur toute sa surface et recolonisée ; la circulation et l’information font le tour du globe avec une vitesse à laquelle nous n’étions pas habitués, et qui nous semble encore fabuleuse ; et, en relation avec tout cela, la masse des hommes vivant au même moment s’est accrue énormément. Les besoins, mais aussi les moyens pour les satisfaire, ont augmenté de manière gigantesque.
Dans cette époque de négation, la superstition n’a été en aucune façon ne serait-ce qu’ébranlée ; c’est quelque chose de positif qui l’a remplacée : la connaissance de la constitution objective de la nature a aboli la croyance aux ennemis et aux amis démoniaques dans la nature ; le pouvoir sur la nature a succédé à la peur des soudainetés et des sournoiseries du monde des esprits, et cette mort des innombrables petits esprits a trouvé son expression très réelle dans l’augmentation extraordinaire du chiffre des naissances des enfants humains.
Mais tout sentiment profond, toute exubérance, toute unité et toute alliance des hommes étaient fortement liés avec le ciel des esprits, que nous avons balayé et que nous avons occupé avec des mondes et des mondes. Les mondes stellaires que nous avons découverts, ainsi que les forces de la nature aux effets desquelles nous faisons confiance, sont uniquement extérieurs ; ils sont utiles mais ils ne servent qu’à la vie extérieure. Nous exprimons certes leur unité avec notre intériorité par le biais de toutes sortes de philosophies, de théories de la nature et d’élans poétiques, parfois profonds, parfois ordinaires ; mais elle n’est pas une partie de nous, elle n’est pas devenue vivante. Ce qui a sombré en même temps que la superstition, c’est au contraire ce qui a été vivant auparavant, l’image, ou la croyance, ou bien la connaissance indicible, du fait que le monde, dans sa réalité telle que nous la portons en nous-mêmes, est tout à fait différent de ce que le sens utilitaire nous dit, et c’est aussi la confrérie authentique et coordonnée des hommes en petits groupements volontaires, sans que les progrès des sciences naturelles et de la technique aient pu y apporter le moindre succédané.
Nous appelons par conséquent cette époque la période du déclin, parce que ce qui est essentiel dans la culture, l’esprit qui relie les hommes entre eux, a sombré.
Les tentatives de revenir à l’ancienne superstition ou à la langue symbolique devenue vide de sens, ces élans sans cesse renouvelés de la réaction, en relation avec la faiblesse, et le besoin de faire une pause, d’hommes fanatiques chez qui le sentiment est plus fort que la raison, sont des obstacles dangereux et ce ne sont en dernière instance à nouveau que des symptômes du déclin. Ils deviennent encore plus répugnants lorsqu’ils s’allient, comme cela arrive sans aucun doute, avec le régime coercitif de l’État, c’est-à-dire l’absence d’esprit organisée.
Et donc, quand nous parlons de déclin, cela n’a rien de commun avec la lamentation des curés sur la peccabilité de notre monde et avec les appels à la conversion. Ce déclin est une époque transitoire qui porte en elle les jeunes pousses d’un nouveau commencement, d’un nouvel élan, d’une culture unifiée.
De même qu’il est urgent pour nous de concevoir le socialisme, la lutte pour de nouvelles conditions entre les hommes, comme un mouvement spirituel, c’est-à-dire de comprendre que nous n’arriverons à de nouvelles relations entre les hommes que si les hommes animés par l’esprit les créent eux-mêmes, de même il est aussi important que nous soyons des hommes forts qui ne guignent pas le passé et qui ne soupirent pas après ce qui est perdu à jamais, bref : que nous ne mentions pas.
L’illusion céleste, la vérité, la philosophie, la religion, la conception du monde, ou quelle que soit la façon dont on veut désigner les tentatives pour rassembler par des mots et des formes le sentiment que l’on a du monde, n’existent chez nous que pour les individus. Tout essai de fonder, sur la base d’unanimités spirituelles, des communautés, des sectes, des églises, ou des associations de n’importe quelle sorte, conduit, si ce n’est à la contrevérité et à la réaction, au pur bavardage et aux frivolités. Dans tout ce qui va au-delà du monde des sens et de la nature, nous sommes devenus des êtres profondément seuls, tournés vers l’isolement silencieux. Cela ne signifie pas autre chose que cela : toute notre conception du monde ne porte en elle aucune nécessité irrésistible, aucune coercition éthique, aucun engagement pour l’économie et la société. Nous devons l’accepter, car c’est ainsi, et, puisque nous vivons à l’époque de l’individualisme, nous pouvons l’accepter de différentes manières : joyeux ou résignés, désespérés ou impatients, indifférents ou tout à fait impertinents.
Mais souvenons-nous que toute illusion, tout dogme, toute philosophie ou religion, a ses racines non pas dans le monde extérieur, mais dans notre vie intérieure. Tous ces symboles dans lesquels les hommes concilient la nature et leur moi ne sont faits que pour apporter beauté et justice dans la vie en commun des peuples, parce qu’ils sont les reflets des tendances sociales en nous, parce qu’ils sont notre esprit lui-même qui a pris forme. L’esprit est l’esprit collectif, et il n’y a pas d’individu dans lequel, éveillée ou assoupie, ne repose la tendance au tout, à l’union, à la collectivité, à la justice. La force naturelle qui pousse à l’association volontaire des hommes entre eux, vers les objectifs de leur communauté, existe de manière indéracinable ; mais elle a eu une sévère attaque d’apoplexie et elle est comme engourdie parce qu’elle a été, pendant longtemps, en relation avec l’illusion du monde qui est issue d’elle-même, illusion qui est maintenant passée ou en voie de putréfaction.
Nous ne sommes donc pas mandatés pour créer pour le peuple une conception du monde qui serait un produit complètement artificiel, transitoire, faible ou même romantico-hypocrite, et qui serait aujourd’hui tout simplement soumis à la mode. Nous avons au contraire la réalité de l’esprit collectif qui vit individuellement en nous et nous devons seulement le faire émerger, l’amener à la création. C’est le désir de création de petits groupes ou communautés animés par l’esprit de justice – non l’illusion céleste ou la forme symbolique, mais au contraire la joie sociale terrestre et le fait que les individus soient prêts à constituer un peuple – qui amènera le socialisme, le début de la société véritable. L’esprit se manifestera directement et il créera ses formes visibles à partir de la chair et du sang vivants : les symboles de ce qui est éternel deviendront des collectivités, les incarnations de l’esprit deviendront des corporations de justice terrestre, les images de saints de nos églises deviendront des institutions de l’économie rationnelle.
L’économie rationnelle ; ce terme de raison est employé tout à fait intentionnellement ; en effet, il faut encore ajouter une chose.
Nous avons appelé notre époque une période de déclin parce que ce qui est essentiel a été affaibli et corrompu : l’esprit collectif, le volontarisme, la beauté de la vie du peuple et de ses formes. Mais on ne peut pas ignorer que cette époque-là contient toutes sortes de progrès. Les progrès dans la science, la technique, la conquête et la soumission sans préjugés de la nature chosifiée, cela s’appelle, par un autre terme, les Lumières. La raison est devenue plus agile et claire ; et de même que nous avons arraché à la nature, par la lutte, la physique – au sens le plus large de ce mot —, laquelle se vérifie dans les applications pratiques ; de même que nous avons appris, dans l’exploitation des forces de la nature, à nous servir du calcul, de même nous apprendrons aussi à faire ce qui est correct et rationnel, avec les multiples applications du calcul, de la division du travail et des méthodes scientifiques, dans la technique des rapports humains sur une échelle extraordinairement élargie, tout autour du globe. Jusqu’à présent, la technique industrielle et les relations économiques, qui se sont toutes les deux fortement développées, ont été englobées dans le système de l’injustice, de l’absurdité et de la violence. La technique physico-industrielle, de même que la technique économico-sociale, aideront maintenant la nouvelle culture, le peuple de l’avenir, de la même façon qu’elles ont servi antérieurement les privilégiés, les gouvernants et les spéculateurs en bourse.
Au lieu de parler d’une période de déclin dans laquelle nous nous trouverions, l’on peut également parler, si l’on veut, d’un progrès dans lequel on aurait tout d’abord fait table rase de la superstition, et dans lequel, ensuite, la réflexion sur la nature et la maîtrise de la nature, la technique et l’économie politique rationnelle, perceraient de plus en plus jusqu’à ce que l’esprit collectif, le volontarisme, les tendances sociales, qui ont été submergés depuis des siècles, s’élèvent à nouveau, saisissent les hommes, les rassemblent, et s’emparent de ces nouveaux dons de la nature.
Une fois que la même tendance se trouvant chez les individus a saisi ceux-ci avec sa force naturelle et les a rassemblés en solides associations, alors l’idée, la vision synthétisante, qui transforme les phénomènes individuels et les éléments séparés en affinités et en unités, est ressortie de l’esprit des individus pour devenir une union humaine, une corporation, une forme associative ; une fois que cette forme terrestre et corporelle de l’esprit existe, il se peut alors facilement que, à nouveau, des siècles de domination spirituelle, de conception du monde astreignante ou d’illusion arrivent aux hommes. Nous ne recherchons pas cette domination, nous nous y opposons et nous nous ne sommes pas du tout tentés par la partialité. Nous connaissons bien trop peu les trajectoires de l’histoire humaine pour être capables de dire avec une quelconque vraisemblance si cette boucle doit être à nouveau bouclée ; et si, de nouveau, la superstition doit se joindre à l’idée, à l’union, à la forme artistique comico-religieuse, et si, à nouveau ensuite, l’esprit collectif doit se briser en même temps que la superstition, et si l’individualisme et l’isolement doivent être restaurés, et ainsi de suite. Nous n’avons aucun droit à échafauder de telles constructions ; il se peut que cela soit une nécessité mais il se peut aussi que cela se passe tout à fait autrement. Nous sommes encore loin d’un tel savoir. Ce qui est aujourd’hui notre devoir est clair devant nous : non pas le mensonge, mais la vérité. Non pas le caractère artificiel d’une imitation de religion, mais la réalité de la création sociale, sans préjudice des complètes indépendance et diversité spirituelles des individus.
La nouvelle société que nous voulons préparer, dont nous nous apprêtons à poser la pierre angulaire, ne sera pas un retour à une quelconque ancienne structure, mais elle sera de l’ancien dans une nouvelle forme, elle sera une culture avec les moyens de la civilisation qui est apparue au cours de ces siècles.
Mais ce nouveau peuple n’arrivera pas de lui-même : il ne “doit” pas du tout arriver ainsi que la fausse science des marxistes prend ce “doit” ; il doit arriver parce que nous, les socialistes, nous le voulons, parce que nous portons en nous le modèle spirituel de ce peuple.
Comment donc commencerons-nous ? Comment le socialisme viendra-t-il ? Que faut-il faire ? Faire en premier lieu ? Faire tout de suite ? Notre devoir est de répondre à ces questions pour conclure.
6.
Ce fut un moment mémorable dans l’histoire de notre époque lorsque Pierre Joseph Proudhon dit à son peuple, en relation avec la Révolution française de février 1848, ce que celui-ci avait à faire pour fonder une société de justice et de liberté. Il vivait encore complètement, comme tous ses compatriotes révolutionnaires de cette époque, dans la tradition de la révolution qui avait éclaté en 1789 et qui, c’était le sentiment de cette période, n’avait été qu’entravée, même au tout début, par la contre-révolution et les gouvernements qui la suivirent et qui tous n’avaient pas pu s’établir fermement. Il a dit : la révolution a mis fin au féodalisme. Elle doit le remplacer par quelque chose de nouveau. Le féodalisme était un ordre dans le domaine de l’économie et de l’État : il était un système militaire articulé de dépendances. Cela faisait déjà des siècles qu’il était sapé par les libertés ; la liberté bourgeoise a pris de plus en plus de place. Mais elle a aussi détruit le vieil ordre et la vielle sécurité, les anciennes associations et ligues ; certaines personnes sont devenues riches avec cette liberté de mouvement, mais les masses ont été à la merci de la misère et de l’insécurité. Comment faire en sorte de préserver, de développer, de créer la liberté pour tous, mais dans le même temps de promouvoir la sécurité, le grand équilibrage de la propriété et des conditions de vie, le nouvel ordre ?
Les révolutionnaires, dit-il, ne savent pas encore que la révolution est résolue à mettre fin au militarisme, c’est-à-dire au gouvernement ; que sa tâche est de remplacer le politique par le social, le centralisme politique par l’association immédiate des intérêts économiques, par une centrale économique qui n’est pas un pouvoir sur des personnes mais une régulation des affaires.
Vous les Français, dit-il, vous êtes de petits et moyens paysans, de petits et moyens artisans ; vous travaillez dans l’agriculture, l’industrie, les transports et les communications. Jusqu’à présent, vous avez eu besoin des rois et de leurs fonctionnaires pour vous rassembler et pour vous protéger les uns des autres ; vous avez aboli le roi de l’État en 1793 ; mais vous avez conservé le roi de l’économie, l’or ; et parce que vous avez laissé ainsi le malheur, le manque d’ordre et l’insécurité, régner dans le pays, vous avez dû laisser rentrer à nouveau les rois, les fonctionnaires et les armées. Débarrassez-vous des intermédiaires autoritaires ; abolissez les parasites ; préoccupez-vous de l’association immédiate de vos intérêts ; c’est ensuite que la société, l’héritière du féodalisme, l’héritière de l’État, sera créée.
Qu’est-ce que l’or ? Qu’est-ce que le capital ? Ce n’est pas une chose, comme une chaussure, une table ou une maison. Ce n’est pas une chose, ce n’est rien de réel. L’or est le signe d’un rapport ; le capital est ce quelque chose qui va et qui vient, comme les relations entre les hommes, et c’est donc quelque chose qui existe entre les hommes. Le capital, c’est le crédit ; le crédit, c’est est la mutualisation des intérêts. Vous êtes maintenant dans la révolution ; la révolution, c’est-à-dire l’enthousiasme, l’esprit de confiance, l’exubérance de l’égalisation, le désir d’aller vers la totalité, est passée sur vous, est née parmi vous : créez maintenant la mutualité immédiate, faites en sorte qu’une institution vous permette d’échanger les produits de votre travail avec les autres, sans intermédiaires parasitaires et exploiteurs ; alors, vous n’aurez pas besoin d’autorité tutélaire, pas plus que de la transmission de la toute-puissance du gouvernement sur la vie économique, dont parlent les bousilleurs les plus récents, à savoir les communistes. La tâche est la suivante : maintenir la liberté dans l’économie et dans la vie publique ou ne serait-ce que la créer, veiller cependant à l’égalisation, c’est-à-dire à l’élimination de la misère et de l’insécurité, abolir la propriété, qui n’est pas la possession de choses mais la domination sur des hommes ou la détention d’esclaves, et l’intérêt qui est de l’usure. Créez la banque d’échange !
Qu’est-ce que la banque d’échange ? Rien d’autre que la forme extérieure, l’institution objective, qui promeut la liberté et l’égalité. Quiconque travaille à quelque chose d’utile, l’agriculteur, l’artisan, l’association d’ouvriers, doit pouvoir continuer tout simplement à travailler. Le travail n’a pas besoin d’être organisé, c’est-à-dire mis en tutelle par une autorité ou étatisé. Que le menuisier fabrique ses meubles ; que le cordonnier fasse ses bottes ; que le boulanger cuise son pain, et ainsi de suite, que tous ensemble ils produisent tout ce dont le peuple a besoin. Menuisier, tu n’as pas de pain ? Naturellement, tu ne peux pas aller chez le boulanger et lui proposer des chaises et des armoires dont il n’a pas besoin. Va à la banque d’échange et change tes commandes, tes factures, contre des chèques de valeur universelle. Prolétaires, vous ne voulez plus vous rendre chez l’entrepreneur et travailler en échange d’un salaire ? Vous voulez être indépendants ? Mais vous n’avez pas de lieu de travail, pas d’outils, pas de vivres ? Vous ne pouvez pas attendre et vous devez vous louer immédiatement ? Mais vous n’avez pas de clients ? Vous les prolétaires, ne préférez-vous pas acheter vos produits aux autres prolétaires, et réciproquement, sans l’entremise des intermédiaires exploiteurs ? Eh bien, occupez-vous donc de vos commandes, espèces de sots ! La clientèle existe, la clientèle, c’est de l’argent, comme l’on dit aujourd’hui. La séquence doit-elle donc être toujours : misère – esclavage – travail – produit – salaire – consommation ? Ne pouvez-vous pas commencer par ce qui est le commencement naturel : crédit, confiance, mutualité ? De sorte que la séquence soit : commande – crédit ou argent – consommation – travail – produit ? La mutualité change le cours des choses ; la mutualité restaure l’ordre de la nature ; la mutualité élimine la royauté de l’or ; la mutualité est la chose primordiale : elle est l’esprit entre les hommes qui permet à tous ceux qui veulent travailler de le faire et de satisfaire leurs besoins.
Ne cherchez pas les coupables, dit-il, car tous sont coupables ; les uns asservissent les autres, leur prennent l’indispensable, ou ne leur laissent tout juste que l’indispensable, d’autres se laissent asservir, ou encore d’autres se mettent au service des maîtres qui réduisent en servitude, en tant que prévôts chargés de la corvée ou que surveillants. Le nouveau ne sera pas créé à partir de l’esprit de vengeance, de colère et de destructivité. L’on doit détruire à partir de l’esprit constructif. Arrêtons de copier les anciens Romains. La dictature politique jacobine a joué son rôle ; le grand théâtre de la tribune et des beaux gestes ne crée pas la société pour vous. Ce qui nous intéresse, c’est sa réalisation ; vous fabriquez des objets utiles en quantité suffisante ; vous voudriez consommer des choses utiles selon une juste distribution ; vous devez donc échanger de manière correcte.
Il n’y a pas de valeur, dit-il qui ne soit pas créée par le travail ; ce sont les travailleurs qui ont créé la prépondérance des capitalistes, et ils n’ont pas pu la garder et l’utiliser parce qu’ils sont des sans-propriété isolés, qui accroissent les possessions des propriétaires et qui leur donnent le pouvoir esclavagiste, la propriété. Mais que c’est puéril, pourrait-il dire, de regarder fixement le stock disponible de propriété amoncelée entre les mains des privilégiés et de ne penser qu’à le confisquer par des méthodes politiques ou violentes. Il est toujours en flux, toujours en circulation ; aujourd’hui, il va du capitaliste au capitaliste en passant par les travailleurs qui consomment ; faites en sorte que, grâce à de nouvelles institutions, grâce au changement de vote attitude mutualiste, il aille du capitaliste aux travailleurs qui consomment, et non en retour de ces derniers au capitaliste, mais au contraire dans les mains des mêmes travailleurs, des travailleurs qui produisent.
C’est avec une puissance sans pareille, avec une grande combinaison de sobriété et de chaleur, de passion et d’objectivité, que Proudhon a dit cela à son peuple ; qu’il a, au moment de la révolution, de la dissolution, de la transition, de la possibilité de vastes mesures fondamentales, proposé des mesures particulières, des décrets, qui auraient pu créer le nouveau, qui auraient été le dernier acte du gouvernement ; qui auraient fait réellement de ce gouvernement un gouvernement correspondant à son nom : un gouvernement provisoire.
La voix était là ; les oreilles ont fait défaut ; le moment est advenu, il est passé, et il est maintenant passé pour toujours.
Proudhon, cet homme qui savait ce que nous les socialistes nous savons aujourd’hui de nouveau : le socialisme est possible en tout temps et impossible en tout temps ; il est possible lorsque les hommes qui conviennent sont là pour le vouloir, c’est-à-dire pour le faire ; et il est impossible lorsque les hommes ne le veulent pas, ou bien le veulent soi-disant mais ne sont pas capables de le faire, cet homme n’a pas été écouté. Au lieu de lui, c’est un autre homme qui a été écouté et qui a enseigné, avec une fausse science que nous avons examinée et rejetée, : le socialisme est le couronnement de la grande entreprise capitaliste ; il ne viendra que quand des capitalistes peu nombreux auront la propriété privée d’institutions qui seraient déjà devenues presque socialistes, de sorte que ce serait quelque chose de facile pour les masses prolétariennes unies de passer de la propriété privée à la propriété sociale.
Au lieu de Pierre Joseph Proudhon, l’homme de la synthèse, c’est Karl Marx, l’homme de l’analyse, que l’on a écouté et l’on a continué à ne pas contrarier la dissolution, la démolition, le déclin.
Marx, l’homme de l’analyse a travaillé avec ses concepts fixes, rigides, emprisonnés dans leurs cages à mots ; c’est avec ces concepts qu’il voulait exprimer les lois du développement et presque les commander.
Proudhon, l’homme de la synthèse, nous a appris que les mots fermés représentant des concepts ne sont que des symboles du mouvement incessant ; il a dispersé les concepts dans le flot de la continuité.
Marx, l’homme de la science apparemment exigeante, était un législateur et un dictateur de l’évolution ; il se prononçait sur elle ; et cela devait être une fois pour toutes comme il l’avait décidé. Les événements devaient se comporter comme une réalité achevée, close, morte. C’est pourquoi le marxisme est une doctrine et presque un dogme.
Proudhon qui ne cherchait pas à résoudre les questions avec des mots-choses, qui a remplacé les choses fermées par des mouvements, par des relations, l’être apparent par le devenir, les évidences grossières par un mouvement erratique invisible, a finalement transformé – dans ses écrits les plus mûrs – l’économie sociale en psychologie, et la psychologie, qui, tirée de la psychologie individuelle rigide, fait de l’homme individu une chose isolée, en psychologie sociale, laquelle conçoit l’homme comme un membre d’un flux de devenir infini, non séparé et indicible. C’est ainsi qu’il n’existe pas de proudhonisme, mais seulement un Proudhon. C’est ainsi que ce que Proudhon a dit de vrai à un moment déterminé peut ne plus être valide aujourd’hui où l’on a fait avancer les choses durant des décennies. La seule chose qui peut être valide, c’est ce qui est éternel dans les idées de Proudhon ; on ne peut pas essayer de revenir servilement à lui, ou à un moment historique qui est passé.
Ce que les marxistes ont dit de Proudhon, à savoir que son socialisme est un socialisme petit-bourgeois et petit paysan, est, répétons-le encore une fois, totalement vrai, et c’est son plus haut titre de gloire. Autrement dit, son socialisme des années 1848 à 1851 était le socialisme du peuple français dans les années 1848 à 1851. Il était le socialisme qui était possible et nécessaire à ce moment-là. Proudhon n’était pas un utopiste, pas plus qu’un augure ; ni Fourier ni Marx ; il était un homme d’action et de réalisation.
Mais nous parlons ici expressément du Proudhon de 1848 à 1851. Cet homme disait, et l’époque convenait à ce qu’il devait dire : vous, les révolutionnaires, si vous faites cela, accomplissez votre grande transformation.
L’homme des années ultérieures, duquel nous avons tant à apprendre au même titre que du quarante-huitard, n’aimait pas beaucoup répéter encore, après la révolution, les mots de la révolution, en une vaniteuse imitation de soi théâtrale ou phonographique. Chaque chose a son temps ; et chaque temps après la révolution est un temps avant la révolution pour tous ceux dont la vie ne s’est pas arrêtée dans le grand moment du passé. Proudhon a continué à vivre, bien qu’il ait saigné de plus d’une blessure ; il s’est alors demandé : j’ai dit, si vous faites cela ; mais pourquoi ne l’ont-ils pas fait ? Il a trouvé la réponse et il l’a consignée dans tous ses écrits ultérieurs, cette réponse qui signifie dans notre langage : parce que l’esprit a fait défaut.
Il a fait défaut autrefois, il a fait défaut depuis lors pendant soixante ans, et il a dépéri et s’est englouti de plus en plus profondément. Tout ce que nous avons montré jusqu’à maintenant peut se résumer en la phrase suivante : l’attente du supposé bon moment, prévu dans l’histoire, a repoussé cet objectif de plus en plus loin, l’a déplacé de plus en plus dans l’obscurité et le flou ; la confiance dans le développement du progrès a été le nom et le titre de la régression, et ce “développement” a adapté de plus en plus les conditions extérieures et intérieures à cette dégradation, elle les a éloignées de plus en plus du changement. Avec leur : « Ce n’est pas encore le moment ! », les marxistes auront raison tant que les hommes les croiront, et ils n’auront jamais moins raison mais toujours plus raison. N’est-ce pas la folie la plus effrayante qui a jamais été vécue, et qui a eu des conséquences, qu’une maxime a de la valeur parce qu’elle est dite, et entendue avec crédulité ? Et tout le monde ne doit-il pas remarquer que la tentative d’exprimer ainsi le devenir comme s’il était une réalité close, si elle conquiert les esprits des hommes, doit conduire justement à la paralysie des forces de la réalisation et de la créativité ?
La raison pour laquelle notre attaquons inlassablement le marxisme, pour laquelle nous n’arrivons pratiquement pas à nous débarrasser de lui, pour laquelle nous le haïssons de tout cœur : parce qu’il n’est pas une description et une science, pour laquelle il se fait passer, mais un appel négatif, destructif et paralysant, à l’impuissance, à l’absence de volonté, à la résignation et au laisser-faire. Le petit travail de fourmi de la social-démocratie – qui d’ailleurs n’est pas du marxisme – n’est que le revers de cette impuissance et ne fait qu’exprimer le fait que le socialisme ne soit pas là : en effet, le socialisme est, en petit et en grand, une question de totalité. Le petit travail n’est pas à rejeter en tant que tel ; sauf celui qui, à la manière dont il est accompli, va à la dérive dans le cercle de l’absurdité existante comme une feuille fanée dans la tempête.
Les soi-disant révisionnistes, qui sont tout particulièrement zélés et habiles dans le petit travail, et dont la critique du marxisme coïncide souvent avec la nôtre – ce n’est pas surprenant, car ils l’ont reprise en grande partie de l’anarchisme, d’Eugen Dühring et d’autres socialistes indépendants —, se sont petit à petit épris de ce que l’on pourrait appeler la tactique de principe, de sorte qu’ils ont rejeté, en même temps que le marxisme, presque jusqu’à la dernière trace de socialisme. Ils sont en train de fonder un parti destiné à promouvoir la classe ouvrière dans la société capitaliste par des moyens parlementaires et économiques. Si les marxistes croient au développement à la manière de Hegel, les révisionnistes, eux, sont partisans de l’évolution à la manière de Darwin. Ils ne croient plus à la catastrophe et à la soudaineté ; le capitalisme ne se transformera pas brusquement en socialisme de manière révolutionnaire, pensent-ils, mais il évoluera progressivement de telle façon qu’il deviendra de plus en plus supportable.
Certains d’entre eux préféreraient de beaucoup admettre qu’ils ne sont pas socialistes et, de manière étonnante, vont très loin dans leur adaptation au parlementarisme, aux finasseries de parti et de fraction, à la chasse aux électeurs et au monarchisme. D’autres se considèrent encore comme parfaitement socialistes ; ils croient voir une amélioration constante, lente, mais impossible à stopper, de la situation privée des travailleurs, de la participation des ouvriers à la production grâce au soi-disant constitutionnalisme industriel, et des conditions publiques et légales du fait du développement d’institutions démocratiques dans tous les pays, et ils tirent de la débâcle du marxisme, reconnue expressément par eux aussi, et provoquée pour partie par eux, la conclusion que le capitalisme est déjà bien sur la voie du socialisme et que le devoir des socialistes est de favoriser énergiquement cette évolution. Avec cette conception, ils ne sont pas si éloignés de ce qui se trouvait déjà, au tout début, dans le marxisme, et les soi-disant radicaux étaient toujours sur la même voie puisqu’ils avaient pour seul souhait que l’on ne parle pas de cette façon de voir aux masses des électeurs, lesquelles avaient été amenées au révolutionnarisme et maintenues ensemble par lui.
Le véritable rapport de Marx avec les révisionnistes est le suivant : Marx et les meilleurs de ses disciples avaient toujours considéré l’ensemble de nos conditions dans leur contexte historique et ils avaient essayé de mettre en ordre les particularités de notre vie en société dans des concepts généraux. Les révisionnistes sont des épigones sceptiques qui voient bien que les généralités établies ne coïncident pas avec les réalités nouvellement apparues, mais qui n’éprouvent plus le besoin d’une conception d’ensemble nouvelle, et essentiellement différente, de notre époque.
Le marxisme avait au moins temporairement amené une grande partie des déshérités à la prise de conscience de leur misère, à l’insatisfaction et à une disposition d’esprit idéaliste tournée vers le changement global. Seulement cela ne pouvait pas durer parce que les masses, sous l’influence de cette folie scientifique, se mirent dans une position d’attente et furent incapables de toute activité socialiste. C’est ainsi que peu à peu la léthargie et le calme se seraient à nouveau installés depuis longtemps chez les masses si elles n’avaient pas été continuellement aiguillonnées par des méthodes politiquement démagogiques. Les révisionnistes voient maintenant que les pires barbaries du capitalisme naissant ont été abolies, que les travailleurs se sont habitués davantage à la condition prolétarienne et que le capitalisme ne s’est en aucune façon rapproché de son effondrement. Nous apercevons naturellement dans tout cela le danger monstrueux de la consolidation du capitalisme. En réalité, la situation de la classe ouvrière – considérée dans son ensemble – ne s’est pas améliorée ; au contraire, la vie est devenue de plus en plus difficile et pénible. Elle est devenue si pénible que les travailleurs, eux, sont devenus tristes, désespérés, et qu’ils se sont appauvris en esprit et en caractère. Mais avant tout, la lutte pour le socialisme, la vraie lutte, ne résulte pas du tout des sentiments de compassion, et elle ne tourne pas exclusivement ou principalement autour du sort d’une classe humaine déterminée. Il s’agit d’un complet changement des fondations de la société ; il s’agit d’une création nouvelle.
Nos ouvriers ont perdu de plus en plus cette disposition d’esprit (car ce ne fut jamais plus qu’une disposition d’esprit chez eux) parce que, dans le marxisme, les éléments de destruction et d’impuissance ont été depuis le début plus forts que les forces de la révolte, auxquelles il manquait tout contenu positif. Le phénomène du révisionnisme et de son scepticisme plaisant n’est que « la superstructure idéologique » de l’inaction, de la perplexité et du contentement des masses, et il montre à tous ceux qui ne le savaient pas déjà que la classe ouvrière n’est pas, sur la base d’une nécessité historique, le peuple élu de Dieu, de l’évolution, mais plutôt la partie du peuple qui souffre le plus durement et qui, par suite des transformations psychiques induites par la misère, aura le plus de difficultés à en prendre conscience. Il vaut mieux se garder de toute généralisation en ce domaine ; la classe ouvrière est très diverse, et la souffrance a toujours provoqué des effets très différents sur des hommes très différents. Mais c’est la conscience de sa propre situation qui constitue la majeure partie de la souffrance ; et combien de prolétaires à cet égard n’endurent pas la moindre souffrance !
Nous savons combien les relations ont en réalité changé au cours de cette époque qui a suivi l’échec de la révolution, au cours de ces soixante années qui précèdent la révolution que nous avons devancée jusqu’à maintenant. Ce furent les décennies de l’adaptation au capitalisme, de l’adaptation à la prolétarisation, et c’est vraiment une adaptation qui a déjà pris en grande partie un caractère héréditaire ; c’est une détérioration des relations entre les hommes qui est déjà devenue visiblement une dégradation de très nombreux corps d’individus.
C’est un danger immense dont nous parlons ici. Nous avons dit : le socialisme n’arrivera pas comme les marxistes le pensent ; nous disons maintenant : il peut arriver un moment où, si les peuples tergiversent encore longtemps, ce propos voudra nécessairement dire : il est possible que le socialisme n’arrive plus à ces peuples. Les hommes peuvent continuer à se comporter de manière aussi déraisonnable, aussi basse les uns envers les autres, ils peuvent continuer également à se soumettre à la servitude ou bien se résigner à leur propre brutalité : tout cela est quelque chose qui a lieu entre les hommes, quelque chose de fonctionnel et qui peut changer dans les prochaines générations, qui peut changer déjà pour les hommes tels qu’ils vivent maintenant, si un choc décisif les submerge. Tant qu’il s’agit de ces relations sociales, c’est-à-dire de ce qui est habituellement désigné comme le domaine psychologique, le cas n’est pas encore grave. Il en est ainsi de la grande misère de masse, de la pauvreté, de la faim, de la détresse, de la démoralisation psychique et de la déchéance ; et de même, de l’autre côté, le supérieur, de la recherche de plaisir, du luxe stupide, du militarisme, de l’absence d’esprit : tout cela, aussi mauvais que ce soit, peut être soigné si le médecin qui convient arrive : à partir de l’esprit créateur, la grande révolution et la régénération. Mais si toute cette misère, cette oppression et cette absence d’esprit, ne représentent plus seulement, à l’origine ou à l’arrivée, quelque chose qui se situe entre les hommes, une perturbation des relations qui résident dans l’âme, ou pour mieux dire : si elles ne représentent plus seulement une perturbation dans le complexe des relations entre les hommes que nous appelons l’âme, si au contraire, à la suite d’une sous-alimentation chronique, de l’alcoolisme, d’un abrutissement persistant, d’une insatisfaction constante, d’un grave manque d’esprit touchant tous les domaines, on en est arrivé à des changements dans les corps des individus, qui sont aussi importants par rapport à l’âme et à la structure sociale que la toile l’est par rapport à l’araignée, alors ce traitement ne peut plus en aucun cas aider, alors il peut arriver que de grandes parties du peuple, que des peuples entiers, soient condamnés à la décadence. Ils sombreront, comme toujours des peuples ont péri : d’autres peuples, des peuples sains, deviendront leurs maîtres et il y aura un mélange de peuples, et parfois même une extermination partielle. Si du moins il y a encore des peuples sains. Mais l’on ne doit pas jouer au jeu facile des analogies tirées des périodes antérieures de l’histoire des peuples. Pour autant que cela arrive, il n’est pas nécessaire que cela se passe de la même façon qu’aux époques des soi-disant grandes invasions. Nous vivons aux époques de l’humanité naissante, et il n’est pas exclu, mais pas du tout exclu, que cette humanité naissante puisse être le commencement de la fin de l’humanité. Aucune autre période que la nôtre n’a peut-être jamais vu de manière aussi menaçante devant ses yeux ce que l’on appelle volontiers la fin du monde.
L’humanité, au sens d’un complexe réel de relations, d’une société couvrant l’étendue de la terre, dont la cohésion est assurée à l’extérieur par des fils et à l’intérieur par une attraction et un désir, et qui dépasse les limites des nations, n’existe naturellement pas jusqu’à présent. Il existe des succédanés d’elle, et qui pourraient en être pour le coup plus que des ersatz, qui pourraient en être un commencement : le marché mondial, les traités internationaux dans la politique des États, les organisations et les congrès internationaux des sortes les plus diverses, la circulation et les communications autour du globe, tout ceci crée de plus en plus, si ce n’est une similitude, en tout cas un rapprochement des intérêts, des mœurs, de l’art ou de ses substituts à la mode, de l’esprit de la langue, de la technique, des formes de la politique. Les travailleurs, eux aussi, sont de plus en plus prêtés par des peuples à d’autres. Tout ce qui est réalité spirituelle : la religion, l’art, la langue, et en général l’esprit collectif, est double ou nous semble double avec la force de l’évidence : une première fois dans l’âme individuelle comme qualité ou faculté, une autre fois à l’extérieur comme quelque chose qui est tissé entre les hommes et qui crée des organisations et des associations. Tout ceci est exprimé de façon imprécise ; ce que l’on peut encore améliorer en passant, doit être fait immédiatement ; mais nous ne pouvons pas descendre maintenant tout en bas, dans ces abîmes de la critique de la langue et des doctrines des idées (les deux vont ensemble) ; tout ceci n’a été ici indiqué encore une fois que pour dire : humanitas, humanity, Humanität, humanité au sens de genre humain – à la place, nous disons maintenant, avec un terme affaibli et dénué de profondeur, un terme de fausse condescendance compassionnelle, humanité au sens de sentiment humain —, et tous ces mots n’ont concerné à l’origine que l’humanité vivant et régnant dans l’individu ; celle-ci existait autrefois très fortement, elle était ressentie de manière très physique, du moins aux grandes époques de la chrétienté. Et nous n’arriverons à une véritable humanité, au sens extérieur du mot, que lorsque l’interaction, ou mieux l’identité – car toute interaction apparente est communauté identique —, sera arrivée pour l’humanité concentrée dans l’individu et l’humanité développée entre les individus. La plante est logée dans la graine, et la graine n’est que la quintessence de la chaîne infinie des plantes ancestrales ; le genre humain reçoit son existence véritable à partir du sentiment humain de l’individu, et ce sentiment humain de l’individu n’est que l’héritage des générations infinies du passé et de leurs relations mutuelles. Ce qui est advenu, c’est ce qui va advenir, le microcosme, c’est le macrocosme ; l’individu, c’est le peuple, l’esprit, c’est la communauté, l’idée, c’est l’union.
Mais, pour la première fois dans l’histoire des quelques milliers d’années que nous connaissons, l’humanité deviendra extérieure dans son sens et son acception parfaits. La terre a été presque entièrement explorée, elle est bientôt presque entièrement habitée et possédée ; maintenant, il s’agit d’une novation qui n’a jamais existé dans le monde humain connu. Le trait décisif de notre époque, c’est cette nouveauté, qui devrait être pour nous plutôt quelque chose de formidablement grandiose : l’humanité va se créer tout autour de la terre, et elle va se créer à un moment où une puissante novation du sentiment humain doit se produire, si le début du genre humain n’est pas nécessairement sa fin. Auparavant, cette novation était souvent identique aux nouveaux peuples qui émergeaient de l’immobilité et du mélange de culture, ou bien aux nouveaux pays où il y avait eu des migrations. Plus les peuples deviennent semblables, plus les pays sont habités de manière dense, et plus l’espoir qu’une telle novation provienne de l’extérieur ou parte vers l’extérieur, s’amoindrit. Ceux qui veulent déjà désespérer de nos peuples, ou du moins croire que l’impulsion vers une novation radicale des esprits et de la force vitale proviendra nécessairement de l’extérieur, d’anciens peuples qui se sont éveillés récemment de leur sommeil salutaire, peuvent encore mettre quelques espoirs sur le peuple chinois, le peuple indien, ou peut-être le peuple russe ; certains peuvent encore être d’avis que, derrière la barbarie nord-américaine infâme, sommeilleraient peut-être un idéalisme encore caché et un excès énergétique d’ardeur et d’esprit, lequel pourrait éclater miraculeusement ; mais l’on peut penser que nous, les gens de quarante et cinquante ans, nous vivrons encore l’échec de cet espoir romantique, que les Chinois suivront la voie d’imitation de l’Occident qu’ont prise les Japonais, que les Indiens ne se lèveront que pour glisser rapidement sur la voie du déclin, etc. C’est avec une grande rapidité que progressent l’assimilation, la civilisation, et en relation avec elle, une décadence physique et psychologique absolument authentique.
Nous devons plonger dans cet abîme pour y puiser le courage et la nécessité urgente dont nous avons besoin. Cette fois-ci, la novation doit être plus grande et autre qu’elle n’a jamais été dans les époques que nous connaissons ; nous ne cherchons pas seulement la culture et la beauté humaine de la vie en commun ; nous cherchons la guérison, nous cherchons le sauvetage. L’extérieur le plus grand qui ait jamais existé sur la terre, doit être créé et il se fraye la voie dans les classes privilégiées : c’est l’humanité globale ; mais elle ne peut pas arriver grâce à des liens extérieurs, à des conventions, à une structure étatique ou à un État mondial, qui serait une invention monstrueuse, mais uniquement au moyen de l’individualisme le plus individualiste et de la renaissance des corps les plus petits : des communautés, avant tous les autres. Il faut construire quelque chose de très étendu, mais cette construction doit commencer à petite échelle ; nous devons nous étendre sur toutes les largeurs et nous ne le pouvons que si nous creusons dans toutes les profondeurs ; car, cette fois-ci, aucun salut ne peut plus provenir de l’extérieur et aucun pays inoccupé n’invite plus les peuples à la population trop dense à s’établir ; nous devons fonder le genre humain et nous ne pouvons que le trouver dans le sentiment humain, nous ne pouvons que le faire naître des liens volontaires des individus et des communautés d’individus foncièrement indépendants et naturellement liés les uns aux autres.
C’est seulement maintenant que nous, les socialistes, nous pouvons respirer librement et accepter l’urgence inévitable de notre mission comme un élément de notre existence : là où nous ressentons, et portons en nous de manière vivante, la certitude que notre idée n’est pas une opinion à laquelle nous adhérons, mais une force puissante qui nous place devant le choix suivant : soit assister par avance au véritable déclin de l’humanité et voir ses débuts se répandre, soit effectuer le premier commencement de l’ascension avec notre propre action.
Le déclin du monde, dont nous agitons ici la menace, comme le spectre d’une possible réalité, ne signifie naturellement pas une disparition soudaine. Parce que nous connaissons quelques époques de ruine qui ont été suivies par des époques florissantes, nous mettons seulement en garde contre toute analogie, et contre le penchant à vouloir y trouver une règle de type intangible. Quand nous voyons devant nous à quelle vitesse inouïe, à notre époque de civilisation capitaliste, les peuples et ses classes deviennent semblables : que les prolétaires deviennent inertes, résignés, incultes, superficiels et, dans une mesure sans cesse croissante, alcooliques, qu’ils commencent à perdre, en même temps que la religion, toute sorte de profondeur de sentiment et de responsabilité, que tout cela a commencé à avoir des effets physiques ; que, dans les couches supérieures, l’énergie développée pour la politique, pour une ample vision et une action interventionniste, se perd, que l’art est remplacé par la fatuité, les niaiseries à la mode, et l’imitation archéologique ou historique, que de vastes classes n’ont plus, en même temps que les vieilles religion et morale, de force d’âme, de droiture, de fermeté de caractère, que les femmes ont été entraînées dans le tourbillon de la sensualité superficielle, dans la recherche colorée et décorative du plaisir ; que l’accroissement démographique naturel et irréfléchi commence à faiblir dans toutes les classes de la population et est remplacé par une sexualité sans enfant, sous la direction de la science et de la technique ; que, parmi les prolétaires et les bourgeois, le vagabondage s’empare précisément des meilleurs d’entre eux, qui ne supportent plus de faire régulièrement un travail sans joie dans des circonstances présentes ; quand nous voyons que tout cela commence à devenir de la neurasthénie et de l’hystérie dans toutes les classes de la société, alors la question suivante est permise, et même elle s’impose : où est le peuple qui se ressaisira pour aller vers la guérison, vers la création de nouvelles institutions ? Est-il tout à fait certain, existe-t-il des signes infaillibles, que nous nous relèverons, de même que, autrefois, un nouveau commencement est provenu de civilisations raffinées en ruines et de sang frais ? Est-il certain que l’humanité n’est pas un mot temporaire, insatisfaisant, pour ce qu’il voudra dire plus tard : la fin des peuples ? Déjà, retentissent des voix de femmes dégénérées, débridées et déracinées, et de leur suite masculine, qui annoncent la promiscuité et qui veulent remplacer la famille par le plaisir du changement, l’engagement volontaire par l’absence de limites, la paternité par une assurance maternelle d’État. L’esprit a besoin de liberté et il porte la liberté en lui ; là où l’esprit crée des accords tels que la famille, la coopérative, le groupe professionnel, la commune et la nation, là il y a la liberté et là aussi l’humanité peut advenir ; mais savons-nous, savons-nous de manière sûre si nous pourrons supporter ce qui commence à faire rage à la place de l’esprit défaillant à l’intérieur des institutions de contrainte et de domination qui le représente : la liberté sans esprit, la liberté des sens, la liberté du plaisir irresponsable ? Savons-nous s’il ne résultera pas de tout cela le tourment et la solitude les plus atroces, la faiblesse la plus décrépite et la terne apathie ? Ou s’il se produira encore une fois, pour nous les hommes, un moment d’émotion ardente, de renaissance, de grande période de fédération des communautés culturelles ? Ces périodes où le chant habite les peuples, où les tours portent jusqu’au ciel l’unité et l’enthousiasme, et où sont créés les grands travaux, en tant que représentants de la grandeur du peuple, par des hommes qui ont la qualité des tours et dans l’esprit desquels le peuple est concentré ?
Nous ne le savons pas et nous savons par conséquent que notre devoir est d’essayer. Toute prétendue science de l’avenir est aujourd’hui complètement éliminée ; nous ne connaissons pas les lois du développement ; mais nous connaissons le grand danger selon lequel il est maintenant pour nous peut-être déjà trop tard, selon lequel toutes nos actions et tentatives ne pourront peut-être plus servir à rien. Et c’est ainsi que nous avons enlevé nos dernières chaînes : avec tout notre savoir, nous ne savons plus rien. Nous sommes, comme les hommes primitifs, devant quelque chose de non décrit et d’indescriptible ; nous n’avons rien devant nous et seulement tout en nous : en nous, la réalité et l’activité non pas de l’humanité à venir, mais de l’humanité du passé et donc qui est en nous et qui est essentielle ; en nous, l’œuvre ; en nous, le devoir d’une absolue certitude qui nous envoie sur notre voie ; en nous, l’image de ce que doit être l’accomplissement ; en nous, l’urgence de se séparer de la misère et de l’abjection ; en nous, la justice qui est indubitable et sans détour ; en nous, la décence qui veut la réciprocité ; en nous, la raison qui reconnaît l’intérêt de tous.
Ceux qui ressentent ce qui est écrit ici ; ceux dont le plus grand courage grandit avec la plus grande misère ; ceux qui, malgré tout, veulent tenter la novation, – ceux-là doivent se rassembler maintenant, ceux-là sont appelés ici ; ils doivent dire aux peuples ce qu’il faut faire, ils doivent monter aux peuples comment commencer.
7.
Les temps sont devenus différents de ce que Proudhon pouvait les voir en 1848. L’expropriation a augmenté à tous égards ; nous sommes aujourd’hui bien plus éloignés du socialisme qu’il y a soixante ans.
Il y a soixante ans, Proudhon pouvait, en un moment de révolution, de désir de changement global, dire à son peuple tout entier ce qu’il fallait faire à cet instant-là.
Aujourd’hui, même s’il existait la perspective d’une insurrection du peuple, ce point, par lequel il fallait autrefois commencer, n’est plus le seul déterminant. Il n’existe pas de peuple tout entier, et ce à deux points de vue également : ce qui est appelé prolétariat ne sera jamais à lui seul l’incarnation d’un peuple ; et les peuples sont si dépendants les uns des autres pour la production et le commerce qu’un peuple isolé ne constitue plus un peuple. Mais l’humanité ne sera pas de sitôt une unité, et elle ne le deviendra jamais avant que ne se reforment de petites unités, de petites communautés et de petits peuples.
Proudhon avait complètement raison, en particulier au moment de l’élévation de la vie intellectuelle et morale, de la vie communautaire ainsi que de l’originalité et de la résolution des individus, qui accompagnent toute révolution, et dans les circonstances particulières de la France de l’époque qui était déjà de manière prononcée un pays de capitalisme financier et boursier, mais non un pays de grande industrie capitaliste et de grande propriété foncière, il avait donc complètement raison de considérer la circulation, et l’abolition de l’enrichissement par l’intérêt, comme l’un des pivots de toute transformation, celui avec lequel elle pourrait être engagée de la manière la plus rapide, la plus profonde et la plus indolore.
Nos conditions ont en réalité trois points qui engendrent l’enrichissement injustifié, l’exploitation, le travail des hommes non pour eux mais pour d’autres. Tout dépend partout de cette genèse perpétuelle, de causes persistantes, aussi bien dans les mouvements des processus sociaux que dans les mouvements de la mécanique, de la chimie ou des corps célestes. Il est toujours erroné et improductif de s’interroger sur une cause unique, dans n’importe quel passé ou dans un état originel : rien n’est apparu d’une manière unique ; tout naît constamment, et il n’existe pas de choses originelles, mais des mouvements continus, des relations incessantes.
Les trois pivots de l’esclavage économique sont les suivants :
Premièrement : la propriété du sol. C’est d’elle que provient l’attitude suppliante, dépendante, du sans propriété qui veut vivre, à l’égard de celui qui le prive de la possibilité de travailler la terre et de consommer directement ou indirectement les produits de la terre. De la propriété du sol et de son corollaire, le fait d’être sans terre, naissent l’esclavage, le servage, le tribut, le fermage, l’intérêt, le prolétariat.
Deuxièmement : la circulation des biens dans une économie fondée sur l’échange, par l’intermédiaire d’un moyen d’échange qui sert de façon imprescriptible et immuable à tous les besoins. Une parure en or, même si elle reste inchangée pendant des siècles, n’a de valeur que pour celui qui estime si fortement sa possession, pour la satisfaction d’un besoin d’ornement ou de coquetterie, que, pour la posséder, il donne des produits de son travail. La plupart des biens perdent de leur valeur, même matériellement, du fait de leur abandon ou par leur utilisation, et ils disparaissent rapidement dans la consommation. Ils sont produits en vue de l’échange, afin d’obtenir des objets de consommation qui ont été produits pour le même objectif. L’argent tient ainsi sa position exceptionnelle néfaste du fait qu’il disparaît seulement dans l’échange, mais pas du tout en réalité dans la consommation. C’est la mauvaise conscience qui parle à travers les assertions opposées des théoriciens de la monnaie. Si donc, dans une économie d’échange juste, où un produit ne s’échange que contre un produit de même valeur, un moyen de circulation est cependant nécessaire, moyen qui correspond à notre argent et qui s’appellera aussi probablement argent, il ne pourra pas avoir une propriété déterminante de notre argent : la propriété d’avoir une valeur absolue et aussi de pouvoir servir à quelqu’un qui ne l’a pas gagné par le travail, au détriment d’autrui. La possibilité du vol ne doit pas exclue ici ; il peut y avoir vol d’argent comme de tout autre bien ; et, en outre, le vol est une sorte de travail, et même un travail très fatigant, dans l’ensemble peu profitable, et pénible dans une bonne société. L’on doit plutôt attirer l’attention ici sur le fait que le caractère préjudiciable de l’argent actuel ne réside pas seulement dans sa capacité à produire des intérêts, et donc dans sa croissance, mais aussi dans son caractère non consommable, et donc dans sa permanence, dans son absence de perte de valeur et dans sa non-disparition dans la consommation. L’idée selon laquelle l’argent serait rendu inoffensif en devenant un simple certificat de travail, c’est-à-dire en n’étant plus une marchandise, est complètement fausse et ne pourrait avoir de sens que pour un État esclavagiste où le commerce libre serait remplacé par la dépendance à une autorité qui déterminerait combien chacun devrait travailler et consommer. Dans une économie d’échange libre au contraire, l’argent doit devenir identique aux autres marchandises dont il se différencie essentiellement aujourd’hui, et être pourtant un moyen d’échange universel : il doit, comme toute marchandise, posséder le caractère double de l’échange et de la consommation. Même dans une société d’échange juste, lorsque le moyen d’échange est non consommable et ne perd pas de sa valeur avec le temps, la possibilité d’en arriver à une possession en grande quantité qui porte préjudice, et à l’obtention consécutive d’un droit de tribut sous n’importe quelle forme, n’est pas à rejeter, même si, dans l’histoire qui nous est connue, l’épargne, l’héritage et autres choses similaires, n’ont eu qu’un rôle subordonné en comparaison du pouvoir et de la défense du pouvoir par l’État, dans la création de la grande propriété foncière, et donc de toute sorte d’exploitation. En conséquence, les propositions qu’a faites Silvio Gesell sont précieuses : il s’agit de trouver un argent qui ne gagne pas, comme aujourd’hui, de la valeur avec les années, mais qui, au contraire, en perde progressivement dès le début, de sorte que celui qui entrera en possession du moyen d’échange par la cession d’un produit, n’aura pas d’intérêt plus pressant que de l’échanger à nouveau aussi vite que possible contre un produit, et ainsi de suite. Silvio Gesell est l’un des rares qui ont appris de Proudhon, qui ont reconnu sa grandeur et qui sont arrivés, en se rattachant à lui, à progresser de manière indépendante dans leur pensée. Sa description de la façon dont ce nouvel argent apporte au flux de la circulation un mouvement plein de vie, dont chacun ne peut plus avoir d’autre intérêt, au cours de la production ou de l’obtention de ce moyen d’échange, que celui de la consommation, est tout à fait née de l’esprit de Proudhon qui nous a d’abord enseignés que la circulation rapide apporte gaieté et vivacité dans la vie privée et publique, tandis que la congestion du marché, et l’entêtement de l’argent qui persévère en tant que tel, provoquent le ralentissement de nos énergies et apportent à nos âmes opiniâtreté et corruption moisie. Il ne s’agit pas cependant de la question de l’avenir, c’est-à-dire de savoir s’il existe une solution objective pour trouver un moyen d’échange qui n’apporte pas avec lui le danger de pillage, une question donc pour laquelle ce qui est le plus important est qu’elle ait été soulevée, mais de la question de savoir si la circulation est ou a pu être le point par lequel on pourrait commencer pour affecter aussi les deux autres points de manière décisive. Et il faut dire cependant ici que, si, à un moment historique déterminé, comme en France en 1848, la mutualité avait été introduite dans l’économie d’échange, l’heure aurait sonné aussi pour la grande propriété terrienne et pour la plus-value.
Le troisième pivot de l’esclavage économique est donc la plus-value. Il faut dire ici avant tout autre chose que, avec le concept de valeur, on ne peut créer que de la confusion si l’on n’explique pas clairement ce que l’on veut dire avec elle et si on ne s’en tient pas strictement à sa définition. La valeur contient une exigence dans sa signification ; la signification devient accessible lorsque l’on pense que, sur l’indication d’un prix, la réponse de l’acheteur enthousiaste est : l’article ne vaut pas tant. La valeur veut donc d’abord exclure l’arbitraire ; nous continuons à resserrer encore le concept en utilisant la valeur uniquement dans le sens de valeur juste, de valeur vraie. La valeur est ce que le prix devrait être, mais n’est pas. Cette relation est contenue dans la relation de prix de chaque marchandise ; et le mot valeur, comme tous ceux qui font attention à l’utilisation du mot le remarquent, contient l’exigence idéale ou socialiste selon laquelle le prix doit être égal à la valeur, ou autrement dit, la somme totale de tous les salaires réels doit être égale à la somme totale des prix au stade final des produits. Mais puisque, naturellement, les hommes qui s’opposent les uns aux autres en tant qu’individus et pour l’amour du profit monétaire, exploitent tous les avantages, non seulement ceux de la propriété, mais aussi ceux de la rareté des produits désirés, de la demande accrue pour des raisons particulières, de l’ignorance des consommateurs, etc., la somme des prix en question est en réalité beaucoup, beaucoup plus élevée que la somme des salaires. Il est vrai que les ouvriers de catégories déterminées prennent, dans des circonstances données, une certaine part à ces avantages particuliers sous forme de “salaires” plus élevés, qui, par comparaison avec les salaires de leurs frères travailleurs qui se donnent une peine identique, ne sont pas seulement des salaires, mais aussi des profits ; mais cela ne change rien, et aucune particularité de la vie économique multiforme ne peut changer quelque chose, au fait que le travail ne peut pas acheter tout ce qu’il a produit avec son salaire, mais au contraire qu’il en reste une part considérable pour le pouvoir d’achat du profit. Comme nous l’avons indiqué plus haut, les stades intermédiaires de la production, qui entrent déjà eux aussi dans le commerce en tant que marchandises, sont laissés ici de côté car ils ne sont achetés, si l’on examine l’affaire à fond, ni avec le salaire ni avec le profit d’un producteur capitaliste à un autre, mais avec du capital, c’est-à-dire, comme nous le verrons bientôt de plus près, avec quelque chose qui s’est incrusté à la place du crédit ou de la mutualité. Et, naturellement, c’est le travail qui va en dernière analyse faire face aux intérêts de ce capital ; ils sont cachés dans les prix et ils ont déjà été désignés plus haut, sous leur autre forme, comme du profit provenant de la propriété ; en effet, le capital est la forme de circulation de la propriété foncière, rendue fluide et mobile, et de ses produits obtenus par le travail, et il est, même pour ceux qui ne sont pas des propriétaires terriens en apparence, le moyen pour avancer les salaires correspondant à un produit qui n’est qu’au début de sa fabrication, ou pour rembourser les salaires lors du passage d’un produit d’un stade de transformation à l’autre, ou bien encore pour acquérir des produits dans le commerce et pour les stocker en magasin. Nous allons bientôt entendre parler plus en détail de ces différentes formes de capital et de la différenciation du capital en réalité-chose, en véritable réalité de l’esprit et du faux capital.
Ce que nous appelons valeur tire exclusivement son origine du travail d’amélioration du sol, et d’extraction et de transformation des produits du sol. Si les travailleurs sont obligés de se louer, c’est-à-dire de céder à d’autres les résultats de leur production pour son exploitation, contre un dédommagement déterminé, il apparaît alors une disproportion entre la valeur des produits qu’ils ont fabriqués et le prix des produits qu’ils peuvent acheter pour leur propre utilisation avec leur salaire. L’on peut laisser provisoirement de côté la question de savoir à quel moment leur spoliation est mise en œuvre, soit lors de la paie – leur salaire est trop bas —, soit lors des achats – les marchandises sont trop chères. Le principal est qu’il ne faut pas penser à des grandeurs absolues, mais à une proportion qui dans ce cas est une disproportion, et que l’on ne perde pas de vue que tout le profit des capitalistes résulte du rabais que les ouvriers sont obligés d’accepter, peu importe à quel moment, sur le produit de leur travail, en raison de leur situation de nécessité, c’est-à-dire que le rabais sur le salaire, ou sa moins-value, est égal au profit des capitalistes, ou à la plus-value. Ici aussi, on n’examine pas à quel moment le profit est affecté aux capitalistes, on n’étudie pas non plus de plus près si cette question est mal posée en essayant de remplacer la corrélation par un absolu, et l’on fait seulement remarquer que le profit est partagé selon des dividendes variables entre les propriétaires fonciers, les capitalistes financiers, les entrepreneurs, les commerçants et tous leurs commis : employés, « travailleurs intellectuels » et tous ceux qui sont mêlés d’une manière ou d’une autre de façon privilégiée au capitalisme. Et l’on doit également mettre l’accent sur le fait que, pour ce qui concerne aussi bien cette manière de parler que la valeur elle-même, il s’agit de constructions qui sont cependant parfaitement nécessaires : le revenu des personnes qui participent au capitalisme n’est pas en totalité du profit, car ils fournissent aussi du travail. Et tout ce que les “travailleurs” consomment n’est pas en totalité du salaire car eux aussi, même si c’est dans une proportion tout à fait insignifiante, ils participent à l’économie de profit. De plus, cela nous mènerait maintenant trop loin de diviser le travail en travail productif et travail improductif ; et – ce qui n’est pas la même chose – de séparer les produits fabriqués en biens nécessaires et biens de luxe ; on ne doit, dans ce contexte, insister ici que sur le fait que de très nombreux privilégiés à l’intérieur du capitalisme fournissent non seulement du travail, mais aussi indubitablement du travail productif, de même que d’autre part les travailleurs accomplissent du travail complètement ou partiellement improductif ; et que, deuxièmement, il n’entre pas seulement des biens de première nécessité mais aussi des biens de luxe dans la consommation des travailleurs. Tous ces détails, qui sont d’une grande importance pour la vie réelle de notre époque, ne pouvaient être ici que mentionnés. Ici, il s’agit de faire remarquer que l’insistance unilatérale de la question salariale de la part des travailleurs et de leurs syndicats est à mettre en relation avec la conception erronée de la plus-value de la part des marxistes. Nous avons vu auparavant que salaire et prix se conditionnent mutuellement ; nous venons d’attirer l’attention sur le fait que la conception selon laquelle la soi-disant plus-value serait une grandeur absolue qui naîtrait chez les employeurs et irait de là vers les autres catégories de capitalistes, est tout à fait erronée. La plus-value est, exactement comme le salaire ou le prix, un rapport, et elle naît tout au long du processus économique, et non pas en un lieu déterminé. Toute l’obstination néfaste du marxisme à s’opposer aux employeurs, et en particulier aux employeurs industriels, provient de l’erreur dont nous discutons ici. Ils ont cru avoir trouvé là le point d’Archimède du capitalisme. La vérité, c’est simplement que tout profit est tiré du travail, ou en d’autres termes : qu’il n’y a pas de productivité de la propriété et pas de productivité du capital, mais uniquement une productivité du travail. Cette connaissance est sans doute la connaissance fondamentale du socialisme, et ce n’est que pour cette connaissance, que les marxistes partagent avec tous les autres socialistes – de tous, c’est Proudhon qui lui a donné son expression classique dans sa splendide polémique avec Bastiat et en beaucoup d’autres lieux —, ce n’est que pour cela que les marxistes ont aussi le droit de s’appeler des socialistes au sens le plus large du terme. Eux aussi, ils savent cela : la rentabilité de la propriété et la rentabilité du capital ne sont qu’une forme trompeuse pour ce qui est en réalité le pillage de la productivité du travail. Mais, de cette connaissance fondamentale, les marxistes ont tiré pour leur théorie, et les syndicalistes pour leur pratique, des conclusions dont la fausseté est la plus téméraire. Les marxistes ont cru que parce qu’ils avaient une cause, ils avaient avec elle une cause dernière, une cause originelle, une cause absolue : le travail, les conditions de travail, le processus de production, ont été désormais pour eux le dernier mot qui expliquait tout : d’où l’absurdité grotesque de leur prétendue conception matérialiste de l’histoire, de leurs lois du développement, de leur attente de la concentration constante, de la grande crise, du grand effondrement, etc. Ils auraient dû seulement continuer à se poser sans cesse la question : mais d’où vient donc la situation de détresse des travailleurs ?, et ils se seraient heurtés à la propriété foncière, au caractère imprescriptible et non consommable de l’argent, et puis à l’État, à l’esprit, et à ses hauts et ses bas, et ils auraient trouvé que les rapports, qui incluent l’État, le capital et la propriété foncière, conditionnent notre comportement et que, finalement, tout dépend du rapport des individus et de leur énergie aux institutions, lesquelles pèsent sur une époque comme les restes figés de la force, et la plupart de temps du manque de force, des individus des générations antérieures. Selon la façon de considérer les choses, selon la langue symbolique, l’on peut désigner les conditions économiques, les relations politiques, la religion, etc., dans leur ensemble, comme la superstructure pesante ou bien comme la base de la vie des individus d’une époque ; mais rien ne peut être plus absurde que la conception selon laquelle les “conditions” économiques ou sociales seraient la base “matérielle” d’une époque, et selon laquelle l’esprit et ses formes ne seraient par contre que leur « superstructure idéologique » ou le reflet de leur dédoublement. De même que la connaissance de la plus-value, c’est-à-dire le fait de démasquer la propriété et le capital financier comme des pillards du travail, a été d’une grande importance, de même la fausse croyance selon laquelle on aurait découvert le lieu où la plus-value “naît” a été funeste. La plus-value réside dans la circulation ; elle ne naît pas plus et pas moins lors de l’achat d’une marchandise que lors de la paie d’un ouvrier. Autrement dit encore – puisque nous ne pouvons en effet parler que par images, la vérité doit être cernée à partir de différents points de vue grâce à des tentatives de description, et nous devons faire d’autant plus usage de ce moyen que les phénomènes que nous voulons saisir dans nos vastes généralités sont compliqués et fragmentés — : la cause de la plus-value n’est pas le travail mais la situation de détresse du travail ; et la détresse des hommes qui travaillent réside, comme nous l’avons dit, en dehors du processus de production, et la cause de cette détresse se trouve plus que jamais à l’extérieur, c’est-à-dire toujours dans le cercle, dans la circulation de toute l’économie de profit et de propriété terrienne, et ensuite à partir de la formation de ces croûtes externes qui deviennent des causes, dans la nature des hommes qui se meuvent en elles, qui s’écartent d’elles ou qui font obstacle à ces mouvements, et qui ensuite reviennent aux hommes des générations antérieures. Le processus de production n’est pas la cause dernière de la naissance de la plus-value ; les érudits qui ont besoin d’une cause dernière pour les relations humaines, devraient noter une fois pour toutes que l’avant-dernière cause est Adam et que la toute dernière cause, une cause magnifiquement absolue, est le bon Dieu. Et même lui, il est devenu infidèle à son absolutisme, pendant six jours entiers ; car un vrai absolutiste se considère bien trop bon pour agir, il s’assied sur son trône, c’est-à-dire sur lui-même, et il se dit à lui-même et par lui-même : je suis le monde !
Le procès capitaliste de production n’est un pivot pour l’émancipation du travail que d’un point de vue négatif. Il ne mène pas au socialisme par son propre développement continu et ses lois immanentes, et il ne peut pas être transformé de manière décisive en faveur du travail par la lutte des ouvriers dans leur rôle de producteurs ; mais seulement si les travailleurs arrêtent de jouer leur rôle de producteurs capitalistes. Quoi que fasse le travailleur, quoi que fasse n’importe quel homme dans la structure du capitalisme, tout ne fait que l’entortiller de plus en plus profondément et solidement dans les filets du capitalisme. Dans ce rôle-là, les travailleurs sont des associés du capitalisme, même si leurs intérêts sont engrangés non par eux mais par les capitalistes, même s’ils ne récoltent pas, dans tout ce qui est essentiel, les avantages, mais seulement les inconvénients de l’injustice dans laquelle ils sont placés. Il n’y a de libération que pour ceux qui se mettent intérieurement et extérieurement en condition de sortir du capitalisme, qui cessent de jouer un rôle et qui commencent à être des hommes. On commence à être un homme en travaillant non plus pour ce qui est inauthentique, le profit et son marché, mais pour le besoin humain authentique, en restaurant l’authentique relation enfouie entre besoin et travail, la relation entre la faim et les mains. Il s’agit de tirer de la connaissance fondamentale socialiste : seul le travail crée des valeurs, la leçon juste qui est la suivante : il faut se débarrasser du marché des rentes ! Le marché du travail, et pour lui en premier lieu l’esprit, la relation entre travail et consommation et la base du travail, doivent être tout d’abord refondés.
Aujourd’hui, l’appel en faveur du socialisme est destiné à tous, non pas en croyant que tous pourraient l’accomplir parce qu’ils le voudraient, mais en souhaitant amener des individus à la conscience de leur solidarité, à l’alliance de ceux qui commencent.
Cet appel s’adresse aux hommes qui ne peuvent plus ou ne veulent plus supporter la situation présente.
Il faudrait dire aux masses, aux peuples de l’humanité, aux gouvernants et aux gouvernés, aux héritiers et aux déshérités, aux privilégiés et aux trompés : c’est une honte gigantesque et indélébile de l’époque que l’on travaille pour le profit au lieu des besoins des hommes réunis en communautés. Tout votre état de guerre, tout votre étatisme, toute votre répression de la liberté, toute votre haine de classe, tout cela provient de la stupidité brutale qui règne sur vous. Si aujourd’hui le grand moment de la révolution venait soudain pour vous, pour tous les peuples, où voudriez-vous donner un coup de main ? Comment voulez-vous arriver à ce que, dans le monde, dans tous les pays, dans toutes les provinces, dans toutes les communes, personne ne meure plus de faim, personne n’ait plus froid, aucun homme, aucune femme et aucun enfant, ne soit plus sous-alimenté ? Pour ne parler que des besoins les plus grossiers ! Et si la révolution n’éclatait que dans un seul pays ? À quoi pourrait-elle servir ? Jusqu’où pourrait-elle viser ?
La situation n’est plus ce qu’elle a été et où l’on disait aux hommes d’un peuple : votre sol porte ce dont vous avez besoin en nourriture et en matières premières de l’industrie : travaillez et échangez ! Unissez-vous, les pauvres, et faites-vous crédit mutuellement ; le crédit, la mutualité, c’est le capital ; vous n’avez pas besoin des capitalistes financiers et des maîtres entrepreneurs ; travaillez à la ville et à la campagne ; travaillez et échangez !
La situation n’est plus celle-là, même si on était dans l’attente du moment où de grandes et vastes mesures d’ensemble seraient à même d’affecter la totalité.
Une confusion monstrueuse, un chaos vraiment bestial, une impotence infantile, naîtraient au moment d’une révolution. Jamais les hommes n’ont été plus dépendants et plus faibles que maintenant où le capitalisme est parvenu à son apogée : au marché mondial du profit et au prolétariat.
Aucune statistique mondiale et aucune république mondiale ne peuvent nous aider. Le salut ne peut être apporté que par la renaissance des peuples à partir de l’esprit de la communauté !
La forme fondamentale de la culture socialiste, c’est l’union des communautés qui travaillent de manière indépendante et qui échangent entre elles.
Notre prospérité humaine, notre existence, dépendent maintenant du fait que l’unité de l’individu et l’unité de la famille, qui sont encore les seules sortes d’association naturelle qui nous soient restées, s’élèvent à nouveau jusqu’à l’unité de la communauté, la forme fondamentale de toute société.
Si nous voulons la société, alors il faut la construire, il faut la mettre en œuvre.
La société est une société de sociétés de sociétés ; une union d’unions d’unions ; un système communautaire de communautés de communautés ; une république de républiques de républiques. Il n’y a d’esprit que là où il y a de la liberté et de l’ordre ; un esprit qui est autonomie et communauté, union et indépendance.
L’individu autonome qui ne laisse personne intervenir dans ses affaires ; la communauté domestique de la famille pour laquelle le foyer et la cour constituent son monde ; la communauté locale qui est autonome ; l’administration ou l’union de communes, et ainsi de suite, les associations plus vastes, de plus en plus vastes mais avec un nombre de tâches de plus en plus restreint – c’est à cela que ressemble une société, c’est uniquement cela le socialisme pour lequel cela vaut la peine d’agir, et qui peut nous sauver de notre détresse. Les tentatives pour développer encore plus, dans des États ou des groupes d’États, le système autoritaire de gouvernement de notre époque, qui est aujourd’hui un succédané du lien libéral manquant, et pour élargir leur sphère d’influence encore plus loin dans le domaine de l’économie que ce qui s’est déjà produit jusqu’à présent, sont vaines et ratées. Ce socialisme policier, qui étouffe toute singularité et toute activité originale, ne ferait que sceller le déclin complet de nos peuples, ne ferait que maintenir mécaniquement ensemble des atomes totalement dispersés grâce à un anneau de fer. Une union de type naturel ne nous est apportée à nous les hommes que là où nous sommes dans une proximité de lieu, dans un contact réel. L’esprit unifiant, c’est-à-dire l’union de plusieurs personnes dans un travail commun, pour des raisons communes, a dans la famille une forme trop étroite et médiocre pour la vie en commun. Dans la famille, il ne s’agit que d’intérêts privés. Nous avons besoin d’un noyau naturel d’esprit collectif pour la vie publique afin que la vie publique ne soit plus remplie et guidée, comme jusqu’à présent, exclusivement par l’État et la froideur, mais par une chaleur qui s’apparente à l’amour familial. Ce noyau de toute vie collective véritable, c’est la communauté, la communauté économique, et quelqu’un, qui veut la juger par exemple d’après ce qui s’appelle aujourd’hui la communauté, n’a aune image de sa nature.
Le capital qui est utilisé pour l’entreprise, pour la transformation des matières premières, pour le transport des marchandises et des hommes, n’est en réalité rien d’autre que de l’esprit collectif. La faim, les mains et la terre – toutes les trois sont là, et elles sont là du fait de la nature ; les mains procurent laborieusement à partir de la terre les biens nécessaires à la faim. Il s’ajoute à cela la pratique particulière de certaines régions dans des activités séculaires ; la qualité particulière de la terre, de sorte que certaines matières premières ne peuvent être trouvées que dans endroits spécifiques ; la nécessité et la commodité de l’échange. Que les hommes échangent, de communauté à communauté, ce qui ne peut ni ne doit être travaillé dans un lieu donné, de la même façon qu’ils échangent de particulier à particulier à l’intérieur de la communauté ; qu’ils échangent un produit contre un produit équivalent, et, dans chaque communauté, chacun aura à consommer autant qu’il veut, c’est-à-dire autant qu’il travaille.
La faim, les mains et la terre, sont là, et toutes les trois sont là du fait de la nature. Et en dehors d’elles, les hommes n’ont besoin que de réguler convenablement ce qui ce passe entre elles, et ils auront ce dont ils ont besoin, de sorte que chacun ne travaillera que pour lui ; de sorte qu’ils exploiteront tous la nature mais qu’ils ne s’exploiteront pas entre eux. C’est la tâche du socialisme : d’ordonner l’économie d’échange de sorte que, y compris sous le système de l’échange, chacun ne travaille que pour lui ; que les hommes soient en relations très diverses les uns avec les autres, et que donc, dans ces relations, rien ne soit retiré à personne mais que quelque chose soit donné à chacun. Non pas donné au sens d’offert en cadeau ; le socialisme ne prévoit ni renonciation ni vol ; chacun reçoit le résultat de son travail et jouit du renforcement de tous, procuré par la division du travail, l’échange et la communauté de travail, dans l’extraction des produits de la nature.
La faim, les mains et la terre sont là ; toutes les trois sont là de par la nature. Il est étrange que l’on doive dire aujourd’hui comme quelque chose de nouveau, aux hommes vivant à la ville et à la campagne, que tout ce qui entre dans notre consommation, à l’exception de l’air, provient de la terre et des plantes et des animaux qui croissent sur la terre.
La faim, les mains et la terre sont là ; toutes les trois sont là de par la nature.
Nous ressentons la faim quotidiennement et nous mettons la main à la poche pour aller y chercher de l’argent, le moyen qui permet d’acheter les moyens de la satisfaire. Ce que nous appelons faim ici est tout ce qui est véritable besoin ; pour les satisfaire tous, nous cherchons de l’argent dans nos récipients.
Pour obtenir de l’argent, nous nous vendons ou nous nous louons ; nous bougeons les mains, et ce que nous appelons ici les mains, ce sont toutes sortes de muscles et de nerfs, ainsi que le cerveau, c’est l’esprit et le corps, c’est le travail. Le travail sur le sol ; le travail sous la terre ; le travail dans la transformation ultérieure des produits de la terre ; le travail dans les services d’échange et de transport ; le travail pour enrichir les riches ; le travail pour le plaisir et l’instruction ; le travail pour l’éducation de la jeunesse ; le travail qui produit des choses nuisibles, inutiles, futiles ; le travail qui ne produit rien et qui n’est fait que pour se donner en spectacle aux badauds. Beaucoup de choses s’appellent aujourd’hui du travail ; aujourd’hui, tout ce qui rapporte de l’argent s’appelle du travail.
La faim, les mains et la terre sont là ; toutes les trois sont là du fait de la nature.
Où est la terre ? La terre dont nos mains ont besoin pour calmer notre faim ?
Peu de personnes possèdent la terre, et leur nombre n’a cessé de diminuer. Le capital, avons-nous dit, n’est pas une chose mais un esprit qui est entre nous ; et nous aurons les moyens d’exploiter et d’échanger lorsque nous nous serons retrouvés et que nous aurons retrouvé notre nature humaine. Mais la terre est une partie de la nature externe ; elle est la nature, comme l’air et la lumière ; la terre doit être possédée de manière inaliénable par tous les hommes ; et la terre est devenue propriété ; la propriété de quelques-uns !
Toute propriété de choses, toute propriété du sol est en réalité une propriété d’hommes. Celui qui prive les autres, les masses, de la terre, contraint ces autres à travailler pour lui. La propriété c’est le vol et la propriété c’est l’esclavage.
Grâce à l’économie monétaire, toutes sortes de choses qui n’y ressemblent pas sont devenues maintenant de la propriété du sol. Dans l’économie d’échange équitable, je détiens en effet une participation dans le sol, même si je ne possède pas de sol ; dans l’économie monétaire, au pays du profit, de l’usure, de l’intérêt, tu es en réalité un voleur de sol même si tu n’as pas de sol, si tu n’as que de l’argent ou des titres. Dans l’économie équitable, où un produit s’échange contre un produit équivalent, je travaille exclusivement pour moi, même si rien de ce que je travaille n’entre dans ma consommation personnelle ; dans l’économie monétaire, au pays du profit, tu es un maître d’esclaves même si tu n’emploies aucun ouvrier, si tu vis seulement de quelque chose d’autre que du résultat de ton travail. Et même si quelqu’un ne vit que du résultat de son travail, il participe à l’exploitation des hommes s’il s’agit d’un travail résultant d’un monopole ou d’un privilège, et s’il obtient de lui un prix supérieur à ce qu’il vaut.
La faim, les mains et la terre sont là ; toutes les trois sont là du fait de la nature.
Il nous faut avoir de nouveau la terre. Les communautés du socialisme doivent de nouveau partager le sol. La terre n’est la propriété de personne. Que la terre soit sans maîtres ; c’est alors seulement que les hommes seront libres.
Les communautés du socialisme doivent de nouveau partager le sol. La propriété ne naîtra-t-elle pas de nouveau de ce partage ?
Je sais bien que d’autres conçoivent la propriété collective ou l’absence de maîtres autrement. Ils voient tout dans le brouillard ; je m’efforce d’y voir clair. Ils voient tout dans la perfection d’un idéal décrit ; je veux exprimer ce qu’il faut faire maintenant et en tout temps. Maintenant et en tout temps, il ne suffira pas de bavarder pour que les choses aient lieu dans le monde ; le socialisme doit être réalisé ; celui qui veut le réaliser doit savoir ce qu’il veut. Maintenant et en tout temps, celui qui veut transformer radicalement les choses ne trouvera rien d’autre à transformer que ce qui existe. Et c’est pourquoi, il serait bien, maintenant et en tout temps, que les communautés locales possèdent leur territoire communal ; qu’une partie de celui-ci soit de la terre communautaire, et que d’autres parties constituent des biens familiaux pour la maison, la cour, le jardin et les champs.
Même la suppression de la propriété sera pour l’essentiel une transformation de notre esprit ; une imposante redistribution de la propriété résultera de cette renaissance ; et, en relation avec cette nouvelle répartition, il y aura la volonté de redistribuer de manière permanente la terre dans les époques futures, à des intervalles de temps déterminés ou indéterminés.
La justice dépendra toujours de l’esprit qui prévaudra entre les hommes, et celui qui pense qu’il est maintenant nécessaire et possible qu’un esprit se cristallise sous une forme telle qu’il accomplisse quelque chose de définitif et ne laisse plus rien à l’avenir, méconnaît totalement le socialisme. L’esprit est toujours dans le mouvement et dans la création ; ce qu’il crée sera toujours quelque chose d’insuffisant, et la perfection ne se produira nulle part ailleurs qu’en image ou en idée. Ce serait un effort inutile et absurde de vouloir créer une fois pour toutes des institutions brevetées qui excluraient automatiquement toute possibilité d’exploitation et d’usure. Nos époques ont montré ce qu’il se passe lorsque l’esprit vivant est remplacé par des institutions qui fonctionnent automatiquement. Que chaque génération prenne soin hardiment et radicalement de ce qui correspond à son esprit : cela donnera aussi encore une raison pour des révolutions plus tard ; et celles-ci deviendront nécessaires ensuite quand le nouvel esprit devra s’opposer aux résidus rigidifiés de l’esprit qui s’est dissipé. C’est ainsi que la lutte contre la propriété conduira en effet à des résultats tout à fait différents de ceux que certains, par exemple les soi-disant communistes, le croient. La propriété est quelque chose de différent de la possession ; et je vois dans l’avenir la possession privée, la possession coopérative, la possession communautaire, dans un état on ne peut plus florissant ; en aucun cas la possession seulement d’objets correspondant à la consommation immédiate ou à des outils les plus simples ; mais aussi la possession, qui fait, de manière superstitieuse, si peur à certains, de toutes sortes de moyens de production, de maisons et du sol. Il est nécessaire de mettre en œuvre non pas toutes sortes de dispositions de sécurité définitives pour un royaume millénaire ou pour l’éternité, mais une grande et vaste remise à plat, et la reproduction de la volonté de répéter périodiquement cette remise à zéro…
« Le dixième jour du septième mois, tu feras retentir l’appel de la trompe ; le jour des expiations, vous sonnerez de la trompe dans tout le pays…
« Et vous déclarerez sainte cette cinquantième année et proclamerez l’affranchissement de tous les habitants du pays ; ce sera pour vous le jubilé ; alors chacun de vous rentrera dans son patrimoine, et chacun de vous retournera dans son clan.
« Dans cette année du jubilé, chacun retournera dans sa propriété. ».
Que celui qui a des oreilles pour entendre entende !
Tu feras retentir l’appel de la trompe… dans tout le pays !
La voix de l’esprit, c’est la trompe qui retentira sans cesse, et pour toujours, tant que les hommes seront ensemble. L’injustice voudra toujours se consolider, et, tant que les hommes seront vraiment vivants, la révolte éclatera toujours contre elle.
L’insurrection comme constitution ; la transformation et la révolution comme une règle établie une fois pour toutes, l’ordre par l’esprit comme projet ; c’était ce qui était grand et saint dans cet ordre social mosaïque.
C’est ce dont nous avons besoin à nouveau : une nouvelle règle et une révolution par l’intermédiaire de l’esprit, lequel n’établira pas définitivement des choses et des institutions, mais qui se proclamera lui-même comme permanent. La révolution doit devenir un accessoire de notre ordre social, une règle fondamentale de notre constitution.
L’esprit créera des formes pour lui-même ; des formes de mouvement et non d’immobilité ; la possession, qui ne devient pas propriété, qui ne crée que la possibilité de travail et la sécurité, et non pas la possibilité d’exploitation et l’arrogance ; un moyen d’échange qui n’a pas de valeur en soi mais uniquement en relation avec l’échange, et qui recèle en soi non seulement le moyen de l’échange mais aussi la condition de sa propre consommation ; un moyen d’échange qui est capable de mourir et qui est donc, précisément pour cette raison, capable de se revivifier, tandis qu’il est aujourd’hui immortel et meurtrier.
Au lieu que la vie ait été entre nous, nous avons mis la mort entre nous ; tout est devenu chose et idole matérielle ; la confiance et la mutualité sont devenues du capital ; l’intérêt commun est devenu l’État ; notre comportement, nos relations, sont devenus des rapports rigides, et, après de longues périodes, dans des convulsions et des secousses terribles, une révolution a éclaté ici ou là, qui a apporté immédiatement de nouveau avec elle la mort, les institutions et quelque chose d’instantanément immuable, et qui est morte avant de vivre. Accomplissons maintenant un grand travail complet en établissant dans notre économie le seul principe qui puisse être établi, le principe qui correspond à la connaissance fondamentale socialiste : qu’il ne doit rentrer dans aucune maison plus de valeur pour la consommation que celle qui a été produite par le travail dans cette maison, parce que la valeur dans le monde des hommes n’apparaît que grâce au travail. Celui qui veut renoncer ou faire cadeau peut le faire ; il est libre de le faire et cela ne concerne pas l’économie ; mais personne ne doit être obligé par les circonstances de se priver. Le moyen pour remettre en œuvre constamment ce principe sera différent en tout lieu et en tout temps ; et le principe ne vivra qu’aussi longtemps qu’il sera sans cesse appliqué de nouveau.
Les marxistes ont considéré le sol comme une sorte d’appendice du capital et ils n’ont jamais pu s’y prendre correctement avec lui. En réalité, le capital est composé de deux éléments tout à fait différents : premièrement, le sol et le produit du sol : pièces de terre, constructions, machines, instruments, que l’on ne doit cependant pas appeler du capital, parce qu’ils font partie de la terre ; deuxièmement, la relation entre les hommes, l’esprit unifiant. L’argent ou le moyen d’échange n’est rien d’autre qu’un signe conventionnel pour les marchandises en général, avec l’aide duquel toutes les marchandises particulières s’échangent commodément, c’est-à-dire dans ce cas indirectement, les unes contre les autres.
Cela n’a en effet rien à voir avec le capital. Le capital n’est ni un moyen d’échange, ni un signe, mais une possibilité. Le capital déterminé d’un homme qui travaille ou d’un groupe d’hommes qui travaillent est la possibilité qu’ils ont de fabriquer certain produits en un certain temps. Les réalités matérielles qui sont nécessaires pour cela sont, premièrement, les matériaux – le sol et les produits du sol – à partir desquels les nouveaux produits sont transformés ; deuxièmement, les instruments avec lesquels on travaille, et donc également des produits du sol ; troisièmement, les besoins vitaux qui sont consommés par les travailleurs au cours du travail, qui sont eux aussi des produits du sol. Maintenant, tant que quelqu’un travaille à un produit, il ne peut pas échanger ce produit contre ce dont il a besoin pendant la production et pour elle ; et tous les hommes qui travaillent sont dans cette situation d’attente et d’impatience. Eh bien, le capital n’est rien d’autre que l’anticipation et le paiement d’avance du produit attendu, il est exactement la même chose que le crédit ou la mutualité. Dans l’économie d’échange juste, tous ceux qui ont des commandes, ou tous les groupes de production qui ont des clients, reçoivent les moyens matériels, la terre et les produits de la terre, conformes à leur faim et à leurs mains : parce que tous ont les besoins correspondants et que chacun livre à l’autre les réalités qui, encore une fois, proviennent de l’attente et de l’impatience, afin que, encore cette fois, la possibilité et la disponibilité se transforment en réalité, et ainsi de suite. Le capital n’est donc pas une chose ; ce sont le sol et ses produits qui sont la chose ; la conception traditionnelle fabrique une duplication tout à fait inadmissible et fâcheuse du monde matériel, comme s’il y avait aussi, en dehors du seul et unique monde du sol, le monde du capital en tant que chose ; c’est ainsi que la possibilité, qui n’est qu’un rapport de tension, se transforme en une réalité. La réalité matérielle du sol est la seule à exister ; tout le reste, que l’on nomme encore, ordinairement, capital, est relation, mouvement, circulation, possibilité, tension, crédit, ou comme nous l’appelons ici : l’esprit unifiant dans sa fonction économique qui, naturellement, ne se manifestera pas de manière galvaudée en tant qu’amour et que bienveillance, mais qui se servira d’organes adéquats tels que l’un d’eux, la banque d’échange, a été décrit par Proudhon.
Lorsque nous désignons l’époque actuelle comme capitaliste, ce qui est ainsi exprimé, c’est que ce n’est plus l’esprit unifiant qui règne mais c’est l’idole matérielle qui domine, et c’est donc quelque chose qui, en vérité, n’est pas une chose, mais un néant qui est pris pour une chose.
Ce néant, qui vaut comme une chose, crée maintenant naturellement, par suite de cette valorisation, et parce que la valeur c’est de l’argent(*), une foule de réalités concrètes, destinées à la maison des riches et à leur position de domination, et qui ne proviennent pas du néant, mais du sol et du travail des pauvres. Car chaque fois que le travail veut s’approcher du sol, chaque fois qu’un produit veut passer d’un stade de travail à un autre, avant qu’il ne puisse entrer dans la consommation, et ce dans tout le processus de travail, le faux capital s’interpose et il ne prélève pas seulement le salaire correspondant à ses petits services, mais en plus un intérêt, pour la raison qu’il avait ainsi consenti à ne pas rester immobile mais à circuler.
Un autre néant qui vaut comme une chose et qui remplace l’esprit manquant de l’unité, c’est aussi, comme nous l’avons mentionné déjà souvent ici, l’État. Il intervient partout en faisant obstacle, en donnant des coups, en exerçant des succions et des pressions, entre les hommes et les hommes, ainsi qu’entre les hommes et le sol, là où la chose authentique qui existe réellement entre eux : l’attraction, la relation, le libre esprit, est affaiblie. Cela a aussi un rapport avec le fait que le capital inauthentique, qui a pris la place de l’intérêt mutuel authentique et de la confiance réciproque, ne pouvait pas exercer sa puissance de succion et de pillage, que la propriété foncière ne pouvait pas prélever son tribut sur le travail, s’ils n’avaient pas été soutenus par le pouvoir, par le pouvoir de l’État, de ses lois, de son administration et de son exécutif. Sauf qu’il ne faut pas oublier que tout cela : l’État, les lois, l’administration et l’exécutif, ne sont que des noms pour les hommes qui, parce qu’il leur manque des possibilités de vie, se tourmentent et se tyrannisent les uns les autres, des noms pour le pouvoir donc entre les hommes.
Nous voyons par conséquent à ce point, après l’explication correcte du capital qui a été fournie ici, que le terme de “capitaliste” n’est pas totalement exact puisqu’il désigne à proprement parler non pas le capital authentique mais le faux capital. Mais l’on ne peut guère éviter, lorsque l’on veut démêler pour les hommes leurs véritables rapports, de se servir tout d’abord des mots acclimatés, et c’est ce qui est arrivé ici.
Et donc, lorsque les travailleurs trouvent qu’ils n’ont pas de capital, ils ont raison, mais dans un sens complètement différent de celui qu’ils croient. Ce qu’ils n’ont pas, c’est le capital des capitaux, ce qui leur manque, c’est le capital unique qui soit une réalité, une réalité bien qu’il ne soit pas une chose : il leur manque l’esprit. Et comme cela arrive à tous ceux qui se sont désaccoutumés de cette possibilité et de cette condition de toute vie, on leur a en outre enlevé de dessous les pieds la condition matérielle de toute vie : le sol.
Par conséquent, le mot d’ordre du socialisme c’est : la terre et l’esprit.
Ceux qui sont saisis par l’esprit socialiste se tourneront en tout premier lieu vers le sol, en tant que la seule condition externe dont ils ont besoin pour la société.
Nous savons bien que, quand les hommes échangent mutuellement leurs produits dans leur économie mondiale, dans leur économie politique, le sol est lui aussi transformé, de ce fait, en quelque chose de mobile. Cela fait longtemps que le sol est devenu un objet de bourse, une valeur papier. Nous savons aussi que, si les hommes échangeaient un produit contre un produit de même valeur dans leur économie mondiale, dans leur économie politique, si donc, par l’association de leur consommation et par le crédit extraordinaire qui en résulterait indubitablement, de vastes groupements se mettaient en situation de transformer tout d’abord, à partir de matières premières, des produits industriels en quantité sans cesse croissante pour leurs propres besoins, en se passant ainsi du marché capitaliste, nous savons, dis-je, qu’ils pourraient acheter ensuite, au cours du temps, non seulement des produits de la terre mais aussi la terre elle-même dans une mesure considérable. Nous savons que ces puissantes coopératives de consommation et de production disposeraient finalement non seulement de leur propre crédit mutuel, mais aussi d’un capital financier considérable. Mais si les hommes voulaient en courir le risque, ils n’auraient fait que retarder la décision finale. Les propriétaires terriens ont un monopole sur tout ce qui pousse sur le sol et ce qui est extrait du sous-sol : sur les produits alimentaires de tout le peuple et les matières premières de l’industrie. L’État, et en relation avec lui, une partie de plus en plus considérable du capital financier, auquel, littéralement, on retirerait le sol et on ôterait la respiration s’il n’y avait plus de propriété terrienne, mais s’il y avait la mutualité en tant que capital socialiste, se tiendront, avant qu’il en soit ainsi, d’autant plus aux côtés des magnats de la terre que le commerce capitaliste et l’industrie capitaliste seront éliminés par les coopératives de production et de consommation. Le sol ne va pas aller de lui-même, sans problème, aux coopératives qui travaillent pour leur propre consommation, mais il va plutôt renchérir pour elles les prix de ses produits ou carrément leur en bloquer l’accès. Car le sol n’est fluide ou sous forme papier qu’en apparence, de même qu’inversement le capital n’est une grandeur réelle que fictivement ; quand le moment décisif arrivera, le sol deviendra ce qu’il est réellement : une partie de la nature physique qui est possédée et détenue injustement.
Les socialistes n’éviteront pas la lutte contre la propriété foncière. La lutte du socialisme est une lutte pour le sol ; la question sociale est une question agraire.
Nous pouvons voir maintenant quelle énorme erreur a été la théorie du prolétariat des marxistes. Si la révolution arrivait aujourd’hui, aucune classe de la population ne serait aussi ignorante de ce qu’il faut faire que nos prolétaires industriels. Naturellement, pour leur désir de libération – car ils aspirent trop à la libération et au repos pour savoir quelles sortes de nouvelles relations et conditions ils veulent instaurer – le quatrain suivant du vieux poème de Herwegh(*) est extrêmement séduisant : « Homme du travail, réveille-toi ! / Et connais ta force ! / Toutes les roues sont immobiles / Si ton bras puissant le veut ». Ces propos sont séduisants comme tout ce qui donne une expression générale aux faits et qui est donc logique. Que la grève générale produira nécessairement un désordre terrible, que les capitalistes capituleront forcément si les ouvriers peuvent l’endurer ne serait-ce que pendant une très brève période, tout cela est parfaitement vrai. Mais il y a un très grand “si”, et les ouvriers ont à peine aujourd’hui une idée suffisamment claire des difficultés énormes que posera leur approvisionnement dans le cas d’une grève générale révolutionnaire. Néanmoins, une grève générale étendue et impétueuse, avec une violente force de propulsion, pourrait malgré tout donner indubitablement aux syndicats révolutionnaires un pouvoir décisif. Le lendemain de la révolution, les syndicats prendraient possession des usines et des ateliers dans les grandes villes et dans les villes industrielles, ils devraient continuer à fabriquer les mêmes produits pour le marché mondial du profit, ils se partageraient entre eux le profit de l’entrepreneur qui serait économisé – et ils s’étonneraient que le seul résultat soit une détérioration de leur situation, un arrêt de la production et une totale impossibilité.
Il est devenu complètement impossible de faire passer directement l’économie d’échange du capitalisme de profit à l’économie d’échange socialiste. Que cela ne puisse pas se faire d’un seul coup, c’est évident ; mais si on essayait de réaliser cela progressivement, le résultat en serait la décadence la plus terrible de la révolution, les luttes les plus sauvages entre les partis qui naîtraient rapidement, le chaos économique et le césarisme politique.
Nous sommes beaucoup trop éloignés de la justice et de la raison dans la fabrication et la distribution des produits. Toute personne qui consomme aujourd’hui dépend de l’économie mondiale tout entière parce que l’économie du profit s’est introduite entre lui et ses besoins. Les œufs que je mange viennent de Galicie, le beurre du Danemark, la viande d’Argentine, de même que le blé de mon pain d’Amérique, la laine de mon costume d’Australie, le coton de ma chemise d’Amérique, ainsi de suite, le cuir et les tannins qui lui sont nécessaires pour mes bottes, le bois des tables, des armoires et des chaises, etc., etc.
Les hommes de notre époque ont perdu leurs relations et ils sont devenus irresponsables. La relation est une force d’attraction qui rassemble les hommes entre eux et permet aux hommes de travailler ensemble pour subvenir à leurs besoins. Cette relation, sans laquelle nous ne sommes pas des êtres vivants, a été aliénée et réifiée. Le commerçant se fiche d’avec qui il commerce, le prolétaire se fiche de ce qu’il fabrique ou à quoi il travaille ; l’entreprise n’a pas l’objectif naturel de satisfaire des besoins ; mais l’objectif artificiel de gagner cette chose, de gagner, en quantités les plus grandes possibles, sans égards et le plus possible sans travail, c’est-à-dire, puisqu’il n’y a pas de sorcellerie et de miracle, par le travail des autres, des opprimés, cette chose grâce à laquelle ont peut satisfaire tous les besoins – l’argent.
L’argent a absorbé les relations et c’est pourquoi il est beaucoup plus qu’une chose. Le signe distinctif d’une chose à usage déterminé, qui a été extraite artificiellement de la nature, c’est qu’elle ne croît plus, qu’elle n’est pas en mesure d’attirer à elle des matières ou des énergies du monde environnant, mais qu’elle attend calmement sa consommation et qu’elle se détériore à plus ou mois long délai si elle n’est pas consommée. Quelque chose qui a de la croissance, un mouvement autonome, une autoproduction, est un organisme. Et donc, l’argent est un organisme artificiel ; il croît, il engendre des enfants, il se multiplie partout où il est, et il est immortel.
Fritz Mauthner(*) (Dictionnaire de philosophie) a montré que le mot “dieu” est originellement identique au mot “idole”, et que tous les deux signifient (métal) “fondu”(**). Dieu est un produit fabriqué par les hommes qui acquiert la vie, qui attire à lui la vie des hommes et qui, finalement, devient plus puissant que toute l’humanité.
Le seul (métal) fondu, la seule idole, le seul dieu, que les hommes ont jamais créé réellement, c’est l’argent. L’argent est artificiel et vivant, l’argent engendre de l’argent, de l’argent et encore de l’argent, l’argent possède toutes les énergies du monde.
Mais qui ne voit pas, mais qui ne voit pas encore aujourd’hui que l’argent, que ce dieu, n’est rien d’autre que l’esprit qui a quitté l’homme et qui est devenu une chose vivante, une absurdité, qu’il est le sens de notre vie, mais un sens transformé en folie ? L’argent ne crée pas la richesse, l’argent est la richesse ; il est la richesse en soi ; il n’y a de riche que l’argent. L’argent tire ses forces et sa vie de quelque part ; il ne peut les tirer que de nous ; et autant nous avons fait de l’argent quelque chose de riche et de prolifique, autant nous nous sommes, nous tous, appauvris et exploités. Il s’agit littéralement et sans détours du fait que les femmes humaines ne peuvent plus devenir mères par centaines de milliers parce que l’argent abominable met bas des petits et que le dur métal suce comme un vampire la chaleur animale et le sang aux artères des hommes et des femmes. Nous sommes des mendiants, des sots et des fous, parce que l’argent est devenu un dieu, parce que l’argent est devenu anthropophage.
Le socialisme est un renversement ; le socialisme est un recommencement ; le socialisme est une reconnexion à la nature, une réinjection d’esprit, une reconquête de la relation.
Il n’y a pas d’autre voie au socialisme : il faut que nous apprenions et mettions en pratique ce pour quoi nous travaillons. Nous ne travaillons pas pour le dieu ou pour le diable auquel les hommes ont vendu leur âme, mais pour nos besoins. La restauration de la relation entre le travail et la consommation : c’est cela le socialisme. Le dieu est devenu maintenant si grand et tout-puissant qu’il ne peut plus être supprimé par un simple remaniement matériel, par une réforme de l’économie d’échange.
Les socialistes veulent se réunir à nouveau en communautés et, dans les communautés, on doit fabriquer ce dont les membres des communautés ont besoin.
Nous ne pouvons pas attendre l’humanité ; nous ne pouvons pas non plus attendre que le genre humain s’associe pour une économie commune, pour une économie d’échange juste, tant que nous n’avons pas trouvé et recréé l’idéal humanitaire en nous, les individus.
Tout commence avec l’individu ; et tout dépend de l’individu. En comparaison avec ce qui nous entoure et nous garrotte aujourd’hui, le socialisme est la tâche la plus gigantesque que les hommes se soient jamais fixée ; il ne peut pas être réalisé par des traitements externes comme la violence ou l’habileté.
Il y a beaucoup de choses auxquelles nous pouvons nous rattacher et qui dissimulent encore la vie sous les formes extérieures de l’esprit vivant. Les communautés villageoises avec des vestiges de la vieille propriété communautaire, avec les réminiscences des paysans et des ouvriers agricoles à propos de la propriété communale originelle qui est devenue propriété privée depuis des siècles ; les institutions de l’économie collective pour les travaux des champs et l’artisanat. Le sang du paysan murmure encore dans les artères de beaucoup de prolétaires urbains ; ils doivent apprendre à l’écouter attentivement. L’objectif, l’objectif encore très lointain, est bien sûr ce qui s’appelle aujourd’hui la grève générale : le refus de travailler pour les autres, pour les riches, pour les idoles et pour l’absurdité. La grève générale – mais naturellement une grève générale autre qu’une grève générale passive, les bras croisés, qui est proclamée aujourd’hui et qui, avec une bravade dont le succès momentané est très douteux et dont l’échec final est totalement indubitable, crie aux capitalistes : « Nous voulons voir qui tiendra le plus longtemps ! ». Une grève générale, oui, mais une grève générale active, et l’on pense ici à une autre activité que celle qui est quelquefois mise volontiers en relation avec la grève générale révolutionnaire et qui s’appelle en bon français du pillage. La grève générale active n’aura lieu et ne vaincra que lorsque les hommes qui travaillent se seront mis en situation de ne pas donner à d’autres la moindre miette de leur activité, de leur travail, mais au contraire de ne travailler que pour leurs besoins, leurs besoins réels. Il y a encore du chemin à faire – mais qui donc ignore que nous ne sommes pas à la fin ni au milieu du socialisme, mais au tout premier commencement ? Nous sommes précisément des ennemis mortels du marxisme de toutes nuances parce qu’il a empêché les hommes qui travaillent de commencer à mettre en œuvre le socialisme. La formule magique qui nous fera sortir du monde fossilisé de la voracité et de la misère ne s’appelle pas la grève mais – le travail.
L’agriculture, l’industrie et l’artisanat, le travail intellectuel et manuel, l’enseignement et l’apprentissage, doivent être unis à nouveau ; Kropotkine nous a dit, dans son livre Champs, usines et ateliers, quelque chose de précieux sur les méthodes destinées à aboutir à cette réalisation.
Nous ne devons pas du tout renoncer à l’espoir que nous avons dans le peuple, le peuple tout entier, dans tous nos peuples ; bien sûr, aujourd’hui, il n’y a pas de peuples ; ce sont l’argent et l’État qui se sont mis à la place du peuple, des hommes unis par l’esprit ; c’est ainsi qu’il ne pouvait rester de l’autre côté que des fragments humains dispersés.
Le peuple ne peut redevenir lui-même que si le peuple est en gestation chez les individus, chez ceux qui marchent en tête, chez les intellectuels, et si la forme préliminaire du peuple vit chez les hommes créatifs et qu’elle exige d’être réalisée avec leur cœur, leur tête et leurs mains.
Le socialisme n’est pas, comme on l’a cru à tort, une science, même si toutes sortes de sciences lui sont nécessaires pour exister, comme pour éliminer la superstition et la fausse vie, et pour suivre le droit chemin. Cependant, le socialisme est sans doute un art. Un nouvel art qui veut créer avec du vivant.
Les hommes et les femmes de toutes les classes sont maintenant appelés à quitter le peuple afin de venir au peuple.
Car, la tâche est la suivante : ne pas désespérer du peuple, mais ne pas attendre non plus le peuple. Celui qui satisfait le peuple qu’il porte en lui, celui qui se joint à ses semblables pour l’amour de ce germe embryonnaire et de cette forme imaginaire pressante, afin de transformer en réalité ce qui peut être fait pour accomplir l’œuvre socialiste, celui-là doit s’éloigner du peuple afin de revenir au peuple.
Avec ceux qui recèlent en eux le dégoût le plus profond, l’impatience la plus forte et le désir d’agir pour façonner les choses, le socialisme devient une réalité qui change d’aspect en fonction du nombre de ceux qui se mettent ensemble pour sa cause.
C’est ainsi que nous voulons nous unir les uns avec les autres et que nous voulons chercher à établir des fermes socialistes, des villages socialistes, des communes socialistes.
La culture ne se fonde pas sur des formes particulières de la technique ou de la satisfaction des besoins, mais sur l’esprit de justice.
Celui qui veut faire quelque chose pour le socialisme doit se mettre à l’œuvre en s’appuyant sur le pressentiment d’une joie et d’une félicité devinées et pourtant inconnues. En premier lieu, nous devons tout réapprendre : la joie du travail, de la communauté, des égards mutuels, car nous avons tout oublié mais nous sentons encore tout cela en nous.
Ces installations dans lesquelles les socialistes se retirent autant que possible du marché capitaliste et qui n’exportent qu’autant de valeur qu’elles doivent en importer de l’extérieur, ne sont que de petits débuts et des essais. Elles doivent briller et illuminer le pays afin que les masses humaines dépourvues de peuple éprouvent non pas l’envie de biens de jouissance ou de moyens de pouvoir, mais l’envie de la nouvelle ancienne félicité de la satisfaction d’être soi-même, et du bonheur d’être au sein de la communauté.
Le socialisme en tant que réalité ne peut qu’être appris : le socialisme est, comme toute vie, une tentative. Tout ce que nous tentons de mettre en forme aujourd’hui de manière poétique, par les mots et les descriptions : l’alternance dans le travail, le rôle du travail intellectuel, la forme des moyens d’échange les plus commodes et les plus sûrs, l’introduction du contrat à la place de la loi, la rénovation de l’éducation, tout cela deviendra réalité en étant réalisé et pas du tout en étant réglé selon un modèle.
Mais nous garderons un souvenir reconnaissant de ceux qui ont vécu par anticipation, dans la pensée et dans l’imagination, de ceux qui ont vu dans des formes organisées les communautés et les pays du socialisme. La réalité aura un autre aspect que celui de leurs façonnages individuels ; mais la réalité proviendra de leurs idées.
Souvenons-nous encore une fois de Proudhon et de toutes ses visions délimitées de façon précise, ne s’enfonçant jamais dans le nébuleux, qui provenaient du pays de la liberté et du contrat ; souvenons-nous de beaucoup de bonnes choses que Henry George, Michael Flürscheim, Silvio Gesell, Ernst Busch, Pierre Kropotkine, Élisée Reclus, et bien d’autres, ont vues et décrites.
Nous sommes les héritiers du passé, que nous le voulions ou non ; ayons en nous la volonté que les générations à venir soient nos héritières, que, avec tout ce que nous vivons et faisons, nous exercions une influence sur les générations à venir et sur les masses humaines qui nous entourent
C’est maintenant un socialisme complètement nouveau, un socialisme encore une fois nouveau ; nouveau pour notre époque, nouveau dans son expression, nouveau pour sa vision du passé, nouveau également pour nombre de ses dispositions d’esprit. Nous devons maintenant regarder autour de nous de manière nouvelle ce qui existe : nous devons considérer de manière nouvelle les classes sociales, les institutions et les traditions. Nous voyons maintenant de manière tout à fait différente les paysans, et nous savons qu’une tâche énorme nous a été laissée, qui consiste à leur parler, à vivre auprès d’eux et à ressusciter chez eux ce qui s’est sclérosé et couvert de poussière : la religion ; non pas la croyance en n’importe quelle puissance extérieure ou supérieure, mais la croyance en leur propre pouvoir et dans le perfectionnement de l’être humain individuel tout au long de sa vie. Combien le paysan, et son amour de la propriété du sol, ont toujours été craints ! Les paysans n’ont pas trop de terre, mais au contraire trop peu, et on ne doit pas leur en prendre, mais leur en donner. Ce qu’on doit bien sûr leur donner aussi en premier lieu, comme à tous les autres, c’est l’esprit de communauté et de collectivité ; mais il n’est pas aussi enseveli chez eux que chez les travailleurs des villes. Les colons socialistes ne doivent s’établir que dans des villages existants, et cela démontrera qu’ils peuvent être revivifiés et que l’esprit qui existait en eux au XV° et au XVI° siècles peut à nouveau s’éveiller aujourd’hui.
Il s’agit de parler aux hommes de ce nouveau socialisme avec de nouvelles langues. Nous avons fait ici une première tentative initiale ; nous apprendrons à le faire mieux, nous et d’autres ; nous voulons amener les coopératives, cette forme socialiste sans esprit, nous voulons amener les syndicats, cette bravoure sans but, au socialisme, aux grandes tentatives.
Que nous le voulions ou non, nous n’en resterons pas au discours ; nous irons plus loin. Nous ne croyons plus à la ligne qui sépare le présent du futur ; nous savons que : « L’Amérique est ici ou nulle part ailleurs ! ». Ce que nous ne faisons pas maintenant, à l’instant, nous ne le ferons pas du tout.
Nous pouvons fusionner nos coopératives d’achat et éliminer toutes sortes de parasites intermédiaires ; nous pouvons fonder un grand nombre d’artisanats et d’industries pour la fabrication de biens destinés à notre propre consommation. Nous pouvons aller beaucoup plus loin que ne sont allées les coopératives jusqu’à présent, car elles ne peuvent pas encore se débarrasser de l’idée de concurrence avec les entreprises dirigées de manière capitaliste. Elles sont bureaucratiques, elles sont centralistes ; et elles ne savent pas s’en sortir autrement que de devenir des employeurs et de conclure des accords avec leurs employés par l’intermédiaire des syndicats. Il ne leur vient pas à l’esprit que, avec une coopérative de consommation et de production, chacun travaille pour lui-même dans une véritable économie d’échange ; que ce qui est déterminant en elle, ce n’est pas la rentabilité, mais la productivité du travail ; que beaucoup de formes d’entreprise, par exemple la petite entreprise, sont parfaitement productives et bienvenues dans le socialisme, même si elles n’étaient pas rentables avec le capitalisme.
Nous pouvons fonder des installations qui, naturellement, n’échapperont pas du tout au capitalisme d’un seul coup. Mais nous savons maintenant que le socialisme est un chemin, un chemin pour sortir du capitalisme, et que tout chemin a un commencement. Le socialisme ne grandira pas à partir du capitalisme, il grandira en s’opposant au capitalisme, il se construira en le contrecarrant.
Les moyens pour acquérir de la terre et les premiers moyens d’exploitation pour ces installations, nous les obtiendrons par la fusion de nos coopératives de consommation, par les syndicats et les associations de travailleurs qui nous suivront, et par des personnes riches qui ou bien nous rejoindront complètement, ou bien nous donneront au moins des moyens. Je n’ai pas du tout peur d’attendre tout cela et d’exprimer cette attente. Le socialisme est l’affaire de tous ceux qui souffrent dans les terribles conditions qui sont autour de nous et en nous ; et de nombreuses personnes de toutes les classes vont endurer bientôt une souffrance bien plus grande que ce que l’on peut imaginer aujourd’hui. Quelqu’un ne peut rien faire de mieux avec son argent, en faveur de la protestation et de sa propre délivrance, les associations de travailleurs elles aussi ne peuvent faire mieux avec leur argent, que de le donner une fois pour toutes, et ainsi de libérer de la terre pour le commencement du socialisme. Une fois que la terre est libre, personne ne considère qu’elle a été achetée, et elle-même n’en montre aucun signe. Ne faites pas des façons, vous les travailleurs ; vous achetez bien des chaussures, des pantalons, des pommes de terre, des harengs ; ne serait-ce pas un beau commencement si vous, les hommes qui travaillez et qui souffrez, peu importe les rôles qui vous ont été attribués jusqu’à maintenant, vouliez réunir vos forces pour vous racheter de l’injustice et pour produire à partir de maintenant la majeure partie de ce dont vous avez besoin pour votre communauté, sur votre propre terre ?
N’oublions pas : si nous sommes dans le bon esprit, nous avons alors tout ce dont nous avons besoin pour la société, tout sauf une chose : la terre. La faim de terre doit passer sur vous, vous les hommes des grandes villes !
Si des installations socialistes, avec leur propre culture, sont disséminées, au milieu de la vulgarité de l’économie de profit, partout dans le pays, au nord, au sud, à l’est et à l’ouest, dans toutes les provinces, si celles dont la joie de vivre est ressentie d’une façon formidable, même si c’est d’une manière tranquille, sont vues de tous, alors l’envie deviendra de plus en plus grande, alors, je le crois, le peuple se mettra en mouvement, alors le peuple commencera à reconnaître, à savoir la chose suivante et à en être sûr : il ne manque qu’une chose extérieure pour vivre de manière socialiste, prospère, heureuse : la terre. Et alors les peuples libéreront la terre, et ils ne travailleront plus pour des idoles, mais pour les hommes. Et donc, il suffit que vous commenciez ! Commencez à toute petite échelle et avec une toute petite troupe !
L’État, c’est-à-dire les masses qui ne sont pas encore au courant, les classes des privilégiés et leurs représentants, les castes du gouvernement et de l’administration, mettront les obstacles les plus grands et les plus mesquins sur le chemin de ceux qui veulent commencer. Nous le savons.
La destruction de ces obstacles, si ce sont des obstacles réels, se fera lorsque nous nous en serons très rapprochés, que nous en serons si proches qu’il n’y aura plus le moindre espace entre eux et nous. À l’heure actuelle, ce sont seulement des obstacles de l’anticipation, de l’imagination, de la peur. Nous le voyons bien : on nous mettra, si le temps est arrivé, telle ou telle chose en travers de notre chemin – et, en attendant, on préfèrera ne rien faire du tout.
Laissons donc venir le temps ! Marchons, même peu nombreux, en tête, afin de devenir ceux qui sont nombreux.
Personne ne peut faire violence au peuple, sauf ce peuple lui-même.
Et de grandes parties du peuple se mettent du côté de l’injustice et de ce qui leur porte préjudice à eux-mêmes, à leur corps et à leur âme, parce que notre esprit n’est pas assez fort, pas assez luminescent.
Notre esprit doit s’enflammer, il doit briller, il doit séduire et attirer à lui.
La parole à elle seule ne peut jamais faire cela ; même la parole la plus puissante, la plus enflammée, la plus douce.
Seul l’exemple peut le faire.
Nous devons donner l’exemple de ceux qui marchent en tête.
L’exemple et l’esprit de sacrifice ! Dans le passé, aujourd’hui et demain, sacrifices sur sacrifices ont été, sont et seront faits à cette idée : toujours au nom de l’insurrection, toujours en raison de l’impossibilité de vivre ainsi.
Il s’agit maintenant de faire des sacrifices d’un autre type, des sacrifices non pas héroïques, mais tranquilles, discrets, pour donner un exemple de la façon correcte de vivre.
C’est alors que le petit nombre deviendra grand, et le grand nombre deviendra petit. Des centaines, des milliers, des centaines de milliers – c’est trop peu, c’est trop peu !
Et ils deviendront plus nombreux mais ils seront toujours encore trop peu nombreux.
Mais les obstacles seront cependant surmontés ; car qui construit avec l’esprit juste, détruit les obstacles les plus forts en construisant.
Et finalement, finalement, le socialisme, lui qui a si longtemps rougeoyé et flambé, il va en fin de compte resplendir. Et les hommes, les peuples, sauront avec une grande certitude : ils ont le socialisme et les moyens de le réaliser complètement en eux et entre eux, et il ne leur manque rien d’autre qu’une chose : la terre ! Et ils libèreront la terre ; en effet, personne ne fait plus obstacle au peuple puisque le peuple ne se fait plus obstacle à lui-même.
J’en appelle à ceux qui veulent faire tout ce qui est en leur pouvoir pour créer ce socialisme. Seul le présent est réel, et ce que les hommes ne font pas maintenant, ne commencent pas à faire immédiatement, ils ne le feront plus de toute éternité. Il s’agit du peuple, il s’agit de la société, il s’agit de la communauté, il s’agit de la liberté et de la beauté, ainsi que de la joie de vivre. Nous avons besoin de gens qui lancent des appels dans le conflit ; nous avons besoin de tous ceux qui sont emplis de ce désir de création ; nous avons besoin d’hommes d’action. Nous lançons un appel en faveur du socialisme auprès des hommes d’action, de ceux qui veulent commencer, des débutants.
À celui qui n’a pas entendu cet appel, dans les heures au cours desquelles ces paroles, et le sentiment qu’elles contiennent, lui ont été adressées, nous allons maintenant lui dire ceci en guise d’adieu : de même que nous avons employé des mots habituels à la seule fin de pouvoir parler aux hommes, et de même que nous avons ensuite écarté pour nous exprimer ces mots provisoires, communément admis, car mal utilisés ou peu satisfaisants, de même il peut arriver la même chose à ce mot : socialisme. Peut-être, cet appel est aussi un début de chemin pour trouver un mot meilleur, qui doit être cherché plus profondément, qui montre l’avenir. Mais chacun doit déjà savoir maintenant ceci : notre socialisme n’a rien de commun avec un sentiment de bien-être où l’on fait du bruit en mangeant, ou bien avec le désir d’une idylle paisible à la mode pastorale et d’une vie ample qui ne serait consacrée qu’à l’économie, qu’au travail pour les besoins vitaux. Il a été ici beaucoup question de l’économie ; elle est le fondement de notre vie avec les autres et elle doit en être tellement le fondement qu’il ne sera plus nécessaire qu’il en soit autant question. Salut à vous, vous les errants, les sans repos, les voyageurs, les vagabonds et les flâneurs, vous qui n’avez pas à supporter de travailler et de vous insérer dans cette époque qui est la nôtre. Salut à vous, vous les artistes qui créez des formes en dehors du temps. Salut aussi à vous, vous les guerriers des anciens temps qui ne voulez pas que votre vie se ratatine auprès du poêle ! Pour ce qui est aujourd’hui, de par le monde, de la guerre, du fracas des épées et de la brutalité, il n’y a presque plus partout que le masque grimaçant qui recouvre la solitude et l’avidité ; maintien, fidélité et esprit chevaleresque, sont devenus d’une rareté prodigieuse. Salut à vous aussi, vous les bègues, les silencieux, qui cachez au plus profond de vous, là d’où aucun mot ne sort, l’intuition suivante : des grandeurs inconnues, des combats secrets, une angoisse intérieure, des joies et des douleurs débridées, seront à l’avenir le lot de l’humanité, aussi bien des individus que des peuples. Vous les créateurs d’images, les poètes, les musiciens, vous savez parler de cela et les voix de la violence, de la ferveur et de la douceur, qui doivent fleurir chez les nouveaux peuples, s’expriment déjà par vous. C’est disséminés dans tout notre désordre que vivent des êtres humains jeunes, des hommes solides, des vieillards expérimentés, des femmes gracieuses ; plus qu’ils ne le savent eux-mêmes, vivent ici et là des êtres humains qui sont des enfants : en eux tous, vit la croyance et la certitude de la grande joie et de la grande douleur, et cette dernière saisira à nouveau un jour les générations humaines pour les façonner et les faire avancer. Douleur, sainte douleur : viens, ô viens maintenant dans notre poitrine ! Là où tu n’es pas, il ne peut jamais y avoir de paix. Vous tous – ou bien êtes-vous donc si peu nombreux ? – vous tous chez qui le rêve rit et pleure, vous tous qui respirez l’action, vous tous qui ressentez l’allégresse profondément enfouie en vous, vous tous qui voudriez être des désespérés pour une raison quelconque, par folie ou par véritable détresse, et non pas pour la vétille de l’imbécillité et de l’abjection qui nous entourent aujourd’hui et qui s’appellent misère et détresse, vous tous qui êtes seuls aujourd’hui et qui portez en vous la forme, c’est-à-dire l’image et le rythme, de l’énergie créative concentrée, vous tous qui êtes capables de laisser sortir de votre cœur le commandement suivant : au nom de l’éternité, au nom de l’esprit, au nom de l’image qui veut devenir vraie et qui veut devenir une voie, l’humanité ne doit pas crever, et la fange épaisse et glauque qui s’appelle aujourd’hui parfois prolétariat, parfois bourgeoisie, parfois caste dominante, et qui partout, de haut en bas, n’est rien d’autre qu’un prolétariat dégoûtant, cette caricature humaine hideuse et repoussante de l’avidité, de la satiété et de l’avilissement, cette fange donc ne doit plus bouger et s’étirer, elle ne doit plus avoir le droit de nous salir et de nous étouffer : c’est à vous tous auxquels cet appel s’adresse.
Ceci ne constitue qu’un premier propos. Il y a encore beaucoup à dire. Ce devra être dit. Par moi et par d’autres auxquels cet appel s’adresse.
[1] Bureaucrate russe borné et corrompu (NdT).
[2] Procession dansante (dans laquelle on fait trois pas en avant, deux pas en arrière !) qui a lieu le mardi de la Pentecôte dans la petite ville d’Echternach au Luxembourg. (NdT).