Germinal
Hommage à l'intransigeance
des forums sociaux et d'autres pas tactiques
Résistance, alliances et initiatives
Le jeu de masques de Porto Alegre
Immanence et permanence de l'Etat
Unité d'action et convergence tactique
Les objectifs intermédiaires et le signe lyrique des brasiers
En souvenir de Valeriano Orobon Fernandez
Ce monde sous le talon de fer
L'assaut féroce du capital, de ses États, de ses appareils de pouvoir transnationaux se poursuit. La guerre sociale que l'Empire maintient contre la plèbe ne connaît d'autres limites que celles que lui impose la lutte sociale. Nous savons toutes et tous ce qui est en jeu : la construction d'un capitalisme de domination totale et la consolidation de l'Empire ou des possibilités ouvertes à d'autres types d'institution sociale. Nous demeurons dans une période de défensive stratégique. Il y a, bien sûr, de nouveaux cycles de lutte qui frappent le système, qui contiennent sa logique totalitaire, qui affirment notre capacité d'autodétermination et d'autovalorisation. Mais cette capacité de résistance renouvelée ne doit pas nous faire sous-estimer les nouveaux facteurs de renforcement du camp ennemi.
En Europe le pourrissement de la gauche institutionnelle classique et son irréversible transformation en néolibéralisme ouvrent la voie à une implantation croissante de forces racistes, autoritaires, semi-fascistes. Cette droite extrême maintient avec les formations bourgeoises classiques des rapports complexes. L'extrême droite est hostile à certains aspects, essentiellement symboliques, de la construction européenne mais elle converge avec les classes dominantes pour imposer des politiques socio-économiques ultra-libérales dans les différents espaces nationaux. Il y a un mouvement d'émulation entre droites classiques et semi-fascismes pour construire des politiques répressives et policières, pour attaquer les espaces démocratiques, pour harceler les mouvements sociaux.
Une partie importante des secteurs ouvriers socialisés dans une pratique politique délégative, bureaucratique et étatiste, systématiquement désarmés par les organisations politiques et syndicales " majoritaires ", vivant à la fois le délaissement et le ressentiment, commencent à appuyer massivement les droites populistes. Cette fraction du prolétariat, y compris des groupes croissants de jeunes travailleurs, voit dans l'extrême droite l'unique force " transgressive " qui rompt avec la pensée unique des élites et qui combat effectivement le système.
Il faut ajouter à cela la crise, rampante d'abord, aujourd'hui ouverte et généralisée des stratégies de valorisation du capital et la période nouvelle qui s'ouvre après le 11 septembre. L'échec économique du capitalisme néolibéral se solde par l'expropriation des épargnantEs argentinEs, par le dévoilement cynique d'un système d'usure, d'escroquerie et de vol. En même temps, et sous prétexte de combattre le terrorisme, l'Empire détermine un saut qualitatif dans sa logique de guerre, dans ses politiques de contrôle et de répression contre la résistance anticapitaliste, contre les mouvements d'émancipation, contre les exigences de démocratie, contre les revendications de justice, de dignité, de liberté et de vie.
Résistance, alliances et initiatives
La chute du Mur de Berlin et les révolutions anti-bureaucratiques de cette période avaient suscité un certain compromis du système qui garantissait quelques droits fondamentaux et quelques libertés fondamentales dans les pays du centre et dans certaines aires du Sud. Cette extension d'une forme de domination politique de type " oligarchique-libérale " tenait naturellement beaucoup de la recherche de légitimité et de la construction spectaculaire qui la fondait mais elle comprenait aussi un certain nombre d'éléments effectifs.
Ce procès historique qui a marqué la dernière décennie du vingtième siècle est en train de s'achever. L'Empire sacrifie l'élément spectaculaire de sa légitimité démocratique et la remplace par un programme sécuritaire policier et militaire qui prétend régenter le monde, coloniser tous les aspects de la vie et répondre aux aspirations centrales de la société. Il ne reste de la fiction de l'intérêt général que le système prétendait incarner qu'une caricature en haillons, tirée à hue et a dia par des clans marchandant entre eux le pouvoir sur le monde. En même temps, le capital affirme la tension qui l'habite vers un pouvoir total sur le cœur, le cerveau, l'imagination, le mouvement, le savoir et le temps du travailleur collectif et des prolétaires individuels/elles.
La contre-révolution permanente du capital prétend conquérir le pouvoir sur la totalité de la vie du prolétariat, rendue soumise et transparente à la valorisation capitaliste. Ce sont maintenant eux qui disent : " Nous voulons tout et tout de suite ". Le capital globalisé entreprend aujourd'hui de liquider ce qui fut une signification imaginaire centrale et une relative conquête de la civilisation bourgeoise, l'individu. Seul un projet révolutionnaire de libération sociale peut aujourd'hui défendre une individualité radicale.
Seules les forces radicales de signe libertaire peuvent prendre en charge jusqu'à ses dernières conséquences la défense de l'autodétermination des individus contre le capitalisme de domination totale. Emancipation collective et émancipation individuelle entrent dans un alliage parfait dans notre perspective révolutionnaire tandis que le système perd un élément décisif de son dispositif classique de légitimité.
Dans cette lutte fondamentale nous avons davantage de questions que de certitudes, davantage de questionnements que de vérités. Il nous manque des éléments pour tracer un chemin vers les alternatives fondamentales (même si nous savons très bien ce dont nous ne voulons pas et si sont fort claires la charge critique de notre projet et la capacité critique de notre utopie concrète). Il nous manque encore de l'imagination et du savoir pour construire notre tension stratégique et sa déclinaison tactique. Nous ne concevons pas encore clairement comment accumuler des forces pour avancer et vaincre ni comment et jusqu'où nous devons passer des alliances, négocier des accords, inventer des consensus avec d'autres forces pour résister.
Nous sommes lucides quant à la nécessité de réunir des forces très différentes pour combattre mais nous ne savons pas encore comment combiner cette nécessaire politique d'alliances avec les initiatives pour donner force de masse et majorités sociales aux positions de la gauche libertaire.
C'est normal. Ces questions se sont toujours posées dans les moments cruciaux de notre histoire, quand des choses déterminantes étaient en jeu, quand il ne suffisait pas de proclamer des principes, mais qu'il fallait en faire de la politique de libération, de l'audace stratégique, du maniement tactique.
Aujourd'hui nous en sommes à nouveau là. Le mouvement libertaire n'est plus simplement un archipel de groupuscules. Nous avons accumulé sur quelques points de la planète, et sur ce continent européen aussi, une certaine capacité d'intervention, d'animation et de présence dans les luttes, une capacité de dialoguer avec des multitudes insurgentes, ou du moins dissidentes, et d'être entenduEs par elles.
Le jeu de masques de Porto Alegre
Le Forum social mondial de Porto Alegre sur l'Europe avec sa charge de manœuvres, d'ambiguïtés et de contradictions. Pour nous autres libertaires, les choses paraissent assez claires pour peu que nous prenions le problème à la racine. Ce qui sort du Forum de Porto Alegre, ce que continuent de proposer les forces institutionnelles qui contrôlèrent cette mise en scène est une réédition, assez peu originale d'ailleurs, de certains postulats réformistes classiques.
Mais en même temps nous savons aussi que ce qui s'est donné à Porto Alegre, comme ce qui se déroulera peut-être au Forum européen, excède les opérations des forces social-libérales et réformistes qui dominèrent l'expression publique de la rencontre. Malgré les bureaucrates et contre eux, le Forum connut des aspect précisément de forum, d'assemblée ouverte. Il y eut beaucoup de gens porteurs d'expériences et d'histoires diverses, il y eut des rencontres, on parla et on se combattit, il y eut des convergences et des chocs. Et dans tout cela les diverses forces politiques jouèrent leurs cartes et prirent leur part du spectacle officiel.
Incontestablement, il y eut dans le Forum social une composante social-libérale décisive qui cherchait, en un premier temps, à planter ses griffes sur le mouvement anti-globalisation pour en tirer des votes et de la légitimité (comme le PT du Brésil, le PS français) et, dans un second temps, encadrer, contrôler et réintégrer dans un cadre de gouvernabilité et de compatibilité avec le système le plus grand nombre possible de secteurs de la gauche sociale.
Mais les forces social-libérales ont peu de capacités de mobilisation, peu de légitimité et une crédibilité réduite dans le mouvement social. C'est là que d'autres forces d'orientation étatiste et néo-réformiste entrent en jeu : une partie des verts, une partie de l'extrême gauche de tradition léniniste, des partis communistes ou des appareils de certaines franges du mouvement associatif, dont ATTAC constitue le fleuron.
Cette aire propose un nouveau compromis politique, une nouvelle régulation socio-économique, un keynésianisme renouvelé et adapté à l'envergure impériale du système. Ces forces prétendent corriger et moduler le système moyennant la recomposition partielle du protagonisme des Etats nationaux et la " démocratisation " des appareils de pouvoir supra-étatiques du capitalisme globalisé. Elles ne vont pas au-delà d'une refondation, à un niveau d'empire, du vieux compromis fordiste, avec un relatif procès d'encadrement du capital financier-usurier et une pointe de démocratie participative pour faire face à la crise généralisée de la représentation. La démocratie participative de type Porto Alegre, permet peu de choses et en tout cas presque rien en matière de démocratie directe.
Immanence et permanence de l'Etat
Les forces néo-réformistes comptent clairement sur l'accès au pouvoir, sur la conquête de places et d'espaces dans les institutions étatiques pour réaliser leurs objectifs. Et ce qui est pire encore c'est qu'elles reconnaissent que, réduites à leurs seules forces, elles n'auront pas la possibilité d'accéder au gouvernement. Pour elles, l'unique possibilité d'accéder aux " responsabilités " gouvernementales, c'est de le faire en alliance avec les sociaux-libéraux. Elles utilisent donc leur implantation dans le mouvement social pour accumuler de la force électorale. Si elles arrivent au pouvoir, ce sera dans une situation de subordination aux forces majoritaires du social-libéralisme. Que les partis du " réformisme " fort se proposent d'influencer le projet social-démocrate, de conditionner la pratique de gouvernement ou de la faire évoluer est de la pure illusion.
Cela les amènera à se renier, à perdre leur propre dimension réformiste et à être absorbés par la social-démocratie. Le PC français et les vertEs allemandEs illustrent à merveille cette transformation. Bien entendu, toutes les forces à gauche de la gauche social-libérale ne peuvent être réduites à ce que nous esquissions plus haut. Il y a quelques secteurs de l'extrême gauche ou communistes, qui restent pour le moment éloignées d'une perspective crédible d'accès au pouvoir et qui privilégient une dynamique d'insertion (par ailleurs la plupart du temps autoritaire et manipulatrice) dans les mouvements sociaux. Même si certaines franges des secteurs les plus mouvementistes dans l'extrême gauche intègrent des éléments importants de la pensée et de la pratique libertaire (parfois en le disant, la plupart du temps en le taisant), il n'en reste pas moins que reste dominant dans ces secteurs le référentiel léniniste. La revendication de la démocratie radicale et l'alliance avec les mouvements sociaux est un vernis fragile qui dissimule mal la fidélité au modèle de l'octobre bolchevique avec la dictature du parti unique, l'étatisation de l'économie et l'absolutisme bureaucratique.
Reste, bien entendu, l'essentiel. Ce sont tous ces gens qui se rassemblèrent à Porto Alegre y qui se retrouveront peut-être demain dans l'un ou l'autre forum social : celles et ceux qui luttent, les irréductibles aux manipulations des appareils, celles et ceux qui s'interrogent, qui cherchent, qui doutent. Toutes ces personnes qui perçoivent plus ou moins clairement les enjeux, mais avec qui il est indispensable de parler et d'agir.
Les documents de conclusion ou de fondation des forums sociaux reflètent souvent cette complexe et contradictoire composition du mouvement. Ils expriment une critique plutôt des excès du système que de ses fondements, proposent des solutions qui n'impliquent pas une transformation sociale radicale, reconnaissent de manière limitée l'autonomie et le protagonisme des mouvements sociaux, réclament une démocratisation des institutions étatiques ou supra-étatiques et finissent toujours par désigner, implicitement ou explicitement, la dimension institutionnelle, l'étatique comme centre et outil des procès de changement. Naturellement, de tels documents peuvent êtres lus et interprétés de manière très différente précisément parce qu'ils répondent à cette composition plurielle et contradictoire. Mais en dernière instance, si ces positions définissent seules ou de manière hégémonique une perspective stratégique, nous restons enfermés dans un cadre réformiste.
Unité d'action et convergence tactique
Les choses doivent être claires. Pour des raisons dérivant d'une stratégie qui met l'accent sur la construction d'une résistance efficace contre l'attaque permanente du système, à cause de notre propre faiblesse, à cause des limitations du mouvement antagoniste, nous pouvons être amenés à signer des documents de type forum social tout en défendant telle ou telle autre interprétation de ce qui a été accepté. Mais il faut mettre à de tels mouvements tactiques au moins trois conditions si nous ne voulons pas sacrifier nos principes, perdre notre autonomie politique et stratégique et renoncer à la construction d'une gauche libertaire de masse.
La première condition est de considérer toute convergence de ce type comme une figure tactique destinée à faciliter notre travail dans le mouvement social. La deuxième est de n'abandonner jamais la popularisation de nos positions et les interventions et initiatives d'action correspondantes qui nous donnent une capacité d'alternative face à d'autres orientations présentes dans le mouvement. La troisième est la construction d'une stratégie qui donne à nos positions une capacité d'orientation et d'animation dans le mouvement des luttes, en réduisant aussi vite et aussi profondément que possible les adaptations tactiques que peut nous imposer une situation ou l'autre.
A condition que nous maintenions et développions un cadre stratégique et un référentiel théorique communs, la participation dans les forums sociaux peut être une expérience intéressante pour celles et ceux qui pensent qu'une telle démarche est tactiquement positive, voire incontournable, comme pour les autres camarades qui travaillent sur d'autres interventions, en confrontation directe parfois avec lesdits forums.
De toute façon, il ne saurait y avoir de retour du système vers un compromis de type réformiste sans inversion de l'actuel rapport de forces. Pour qu'une telle inversion advienne, il faudra une telle radicalisation de la lutte sociale qu'on voit mal comment cet antagonisme pourrait être enfermé dans limites imposées par la compatibilité avec le système. Les conditions et le cadre de la gouvernabilité seront attaqués dans leurs fondements. Et ajoutons que les libertaires feront tout leur possible pour donner champ libre à l'autonomie populaire et pour casser toute tentative de reconduire la conflictualité sociale à ce qui est compatible avec la reproduction globale du système.
Il faut aussi estimer à sa juste mesure la crise profonde de tout ce qui, dans la société, bouge à partir d'une tradition et d'un référentiel de gauche. Dans les dernières décennies, depuis les cycles de luttes des années 60, se sont accumulés des luttes, des aspirations, des revendications et des besoins d'autonomie qui mirent à mal la vieille régulation fordiste avec son organisation hiérarchique et étatique de la politique, du travail et de la vie sociale. Ces aspirations et ces luttes contenaient une énorme tension antiautoritaire, anti-bureaucratique et anti-étatique. Elles avaient des dimensions démocratico-radicales, potentiellement et parfois explicitement libertaires. Cette poussée a cheminé, ouverte ou souterraine, formalisée ou informelle. Elle a fécondé les résistances des dernières périodes, se recomposant, s'enrichissant et se renouvelant au fil des transformations du monde, survivant à nos défaites pour resurgir avec une force nouvelle.
C'est ainsi que revient sur le devant de la scène une des idées de base de l'anarchisme, censurée tant par la social-démocratie que par le mouvement communiste : la libération est à la fois chemin et but, pratique et objectif, unité des moyens et des fins. Ce retour correspond à un besoin social des gens qui gardent à la fois la trace de la révolte contre la régulation fordiste (ce système de capitalisme bureaucratique et autoritaire qui permettait un modeste progrès social au prix de la soumission à une rigide division entre dirigeantEs et exécutantEs) et la mémoire de la résistance contre le capitalisme néolibéral.
Durant les cycles de luttes des années 60 et 70, les gens se battaient parce qu'ils voulaient arracher du pouvoir sur leur vie et sur l'organisation de la société. Même vaincues, ces luttes et leurs exigences continuent de cheminer. Elles resurgissent à la faveur de nouveaux combats.
Elles sont devenues une part irréductible de la culture antagoniste. De là dérivent bien des choses : la volonté d'auto-organisation dans les mouvements, l'aspiration à l'action directe et au contrôle des mouvements par les protagonistes, la critique de la démocratie délégative et limitée qui provoque aujourd'hui la crise de la représentation, une aspiration à prendre les choses en main. Bien sûr, cette tension n'est ni unique ni exclusive. Il y a des mouvements contradictoires. Mais la poussée antiautoritaire persiste avec une force immense. Elle anime des luttes partielles et parfois discordantes mais qui, dans leur multiplicité, font émerger une politique de libération. Un facteur vient renforcer de manière décisive cette tension antiautoritaire. C'est justement cette résistance, souvent informelle et peu visible, cette insurgence que les gens développent en défense de leur autodétermination individuelle et collective contre les nouvelles exigences du commandement capitaliste-étatique.
Les gens luttent, bougent, aspirent à pouvoir vivre de manière digne, sûre, libre. Pour y arriver effectivement, il faut développer une lutte avec une irréductible dimension anti-étatique, y compris (même si cela paraît à première vue paradoxal) quand nous nous mobilisons pour défendre le service public ou une fiscalité anticapitaliste.
Les objectifs intermédiaires et le signe lyrique des brasiers
La question sociale avec ses exigences d'autonomie, de revenu social généralisé, de réduction du temps de travail et de partage des richesses reprend force dans les nouveaux cycles de lutte au début des années 90. Les médias censurent systématiquement les exigences les plus radicales pour mettre en avant des exigences modérées, à la charge antisystémique bien moindre, telle la fameuse taxe Tobin. Mais ces exigences demeurent. Elles peuvent être formalisées en quelques objectifs intermédiaires qui, sans être explicitement révolutionnaires, induisent une problématique de transformation sociale qui peut trouver l'appui de majorités sociales.
ArrivéEs à ce point, nous pouvons faite quelques considérations sur le problème réforme-révolution tel qu'il se pose aujourd'hui. Commençons par quelques généralités. La gauche libertaire a non seulement toujours lutté pour des changements partiels, mais elle a de surcroît manifesté une grande capacité d'innovation sur ce terrain. Ce que nous avons toujours fait, c'est de mettre en tension de manière permanente ces objectifs partiels avec la transformation radicale de la société, dans une projection vers l'entreprise révolutionnaire qui exige une cohérence entre fins et moyens dans toute lutte, procès de mobilisation ou d'organisation pour modestes qu'ils soient.
Les objectifs intermédiaires préparent la finalité révolutionnaire en dépassant la confrontation autolimitée et ses réformes qui cherchent toujours la compatibilité avec le système dans les modèles classiques du réformisme de la fin du 19ème siècle à la fin des années 70.
Les objectifs intermédiaires répondent, eux, à des besoins sociaux et à des aspirations de libération. Ils permettent d'unir des secteurs avec des niveaux de conscience et d'organisation très dissemblables, avec des conceptions très différentes de ce que peut et doit être la transformation sociale. La lutte pour des objectifs intermédiaires sollicite, dynamise et accumule toute la charge antagoniste, antiautoritaire, anti-bureaucratique présente dans une composition politique donnée. Dans la lutte pour des changements partiels convergent des secteurs de tradition réformiste, des gens qui, sans être révolutionnaires, ne sont pas disposés à soumettre leurs revendications à ce qui est décrété comme possible, tolérable ou gérable par le système, et des fractions plus radicales qui cherchent à arracher des améliorations, des éléments de libération et d'autonomie dans un horizon d'affrontement permanent avec le système. Les luttes supposent une accumulation de forces, y compris sur le plan culturel et théorique, et permettent une capillarisation des mobilisations par des procès d'action directe et d'auto-organisation. Elles suscitent de la culture, des significations, des imaginaires et des communications entre les pratiques antagonistes avec leurs objectifs immédiats et le projet révolutionnaire.
La lutte pour arracher des objectifs intermédiaires constitue un procès de travail politique qui change les positions et les relations initiales entre les acteurs, injectant de l'auto-émancipation et de la pensée critique, générant des conditions favorables d'écoute et de dialogue avec les propositions révolutionnaires, favorisant le développement d'une utopie critique et concrète qui naît dans la chaleur de la pratique antagoniste, parmi les gens qui forment les communautés insurgentes contre le capital et l'Etat, dans les zones provisoirement libérées (puis reprises par le commandement capitalistes puis conquises et rendues à l'autonomie à nouveau. ). En deux mots, communisme et liberté, ou comme le disaient les insurgéEs d'hier, communisme libertaire, notre utopie rouge-et-noire.
Bloc social antagoniste, mouvement social de rupture
Les objectifs intermédiaires tissent un procès de transformation sociale, un travail de longue portée, une accumulation de puissance qui change le rapport des secteurs dominés de la société avec l'Etat, le capital, l'Empire, générant l'usure et la dégradation du pouvoir, le rongeant jusqu'à en compromettre les conditions centrales de reproduction.
La possibilité de configurer un bloc social antagoniste sur la base de cycles de luttes nouveaux avec l'affirmation d'objectifs intermédiaires répond à la combinaison de six facteurs :
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La crise de la gauche institutionnelle, aujourd'hui majoritairement social-libérale, qui ne veut ni ne peut défendre les conquêtes et les améliorations arrachées par les luttes populaires dans les dernières décennies ;
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La consolidation d'une culture et d'une sensibilité antiautoritaires, émancipatrices, liées à de multiples procès de libération et de manière décisive aux luttes des femmes pour l'égalité et l'émancipation ;
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La tentative permanente du système de détruire les possibilités individuelles et collectives d'autodétermination, ouvrant ainsi une crise de légitimité fondamentale et donnant une impulsion nouvelle à la sensibilité antiautoritaire ;
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La rigidité du système, sa perte permanente de plasticité déterminée par la permanence de la guerre sociale qui le prive de capacités d'adaptation et de création pour capter et intégrer une partie de l'antagonisme social ;
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La fragilité d'un capitalisme d'Empire, globalisé, avec une énorme interdépendance de ses appareils, de ses politiques, de ses processus stratégiques et de décision ;
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La grave crise de légitimité que pose la construction de l'Empire et du capitalisme de domination totale, dans leurs différents sous-systèmes, au regard des régulations et des souverainetés étatiques nationales.
La compréhension de ces facteurs nous permet de formaliser un groupe d'objectifs intermédiaires qui peuvent faciliter la dynamisation et la fédération des résistances et faire émerger à moyen terme des blocs sociaux antagonistes, d'authentiques mouvements de rupture sociale. Nous n'allons pas entrer dans des propositions détaillées d'objectifs intermédiaires de lutte, mais nous allons indiquer quelques orientations qui peuvent nous faire avancer dans leur formulation.
La première des choses, c'est de poser qu'il ne peut y avoir d'objectifs intermédiaires sans perception d'un horizon plus large qui permette de proposer une alternative globale à la résistance sociale. Il n'y a pas une avancée linéaire qui permettrait de passer de la revendication à l'objectif intermédiaire et de celui-ci à la proposition révolutionnaire. Il y a au contraire un jeu dialectique qui permet à partir d'une proposition révolutionnaire et de sa formulation comme utopie concrète et critique d'affiner des objectifs intermédiaires fédérateurs ou unificateurs.
Penser une société différente, en débordant le terrain conceptuel, théorique, politique et imaginaire du système (et donc en affrontant tous ceux et celles qui d'une manière ou d'une autre sont liéEs à son mode de fonctionnement) nous permet précisément d'élaborer plus facilement, plus radicalement aussi, des médiations à partir d'une proposition émancipatrice globale et de forger en retour une pensée antagoniste en tension permanente avec nos luttes.
La gauche autoritaire et étatique, des sociaux-libéraux aux léninistes, en passant par la palette multicolore des réformismes plus ou moins robustes, inscrit ses alternatives sur le même terrain que le système, celui de l'Etat (dans son cadre national ou dans ses dimensions impériales nouvelles) et du pouvoir séparé, conçu comme le principal, voire l'unique, instrument du changement social qu'il s'agit toujours de conquérir et de s'approprier.
Nous autres, la gauche libertaire, pensons exactement le contraire. Il faut partir de la société, de l'autonomie en actes, des pratiques de libération qui s'affirment pour construire les changements matériels et la pensée critique et faire le chemin de l'auto-émancipation.
Les objectifs intermédiaires, même si nous arrivons à les concrétiser, ne constituent pas quelque chose que nous puissions considérer comme un acquis définitif. En réalité, nos avancées sont quelque chose d'extraordinairement fragile et instable si elles ne s'inscrivent pas dans un mouvement antagoniste permanent, précipitant l'alliage des dissidences, des contestations, des luttes, des créations de communauté et des valeurs alternatives.
L'objectif intermédiaire, les revendications, les luttes partielles appellent un mouvement en permanence, c'est une bicyclette qui n'avance et donc qui ne sert que si l'on pédale. Les revendications particulières, fragmentées, gagnent en radicalité quand elles dépassent leur isolement, leur situation de séparation, quand elles se connectent avec d'autres exigences, quand elles se projettent vers des horizons plus lointains, plus utopiques et plus stratégiques à la fois.
Jeux de piste
Nous devons répondre au capital de domination totale et à sa tension impériale. Voici quelques pistes pour aborder ces grandes questions :
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Le capital et l'Empire imposent chaque jour davantage de précarité, une répartition de plus en plus injuste de la richesse socialement produite. Nous, nous levons le drapeau de la socialisation, nous exigeons le revenu social ga-ranti, nous impulsons la lutte pour plus de salaire et moins de travail, pour plus de temps libre et plus d'autonomie contre la colonisation capitaliste de nos vies, appelée flexibilité. Nous luttons pour une authentique sécurité sociale qui doit constituer la base des garanties qui rendent possible l'autonomie de chaque personne, qui permet son autodétermination.
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Le capital de domination totale détruit l'individu et ses possibilité d'autodétermination. Nous luttons pour une défense de l'individualité radicale et solidaire qui arrache à la racine la discrimination ethnique ou raciale et élimine l'oppression patriarcale et la domination de genre.
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Le capital et l'Empire préparent la liquidation des espaces démocratiques. Nous défendons leur maintien et leur développement, leur croissance et leur multiplication, leur mutation qualitative depuis une perspective de lutte contre l'Etat comme pouvoir séparé pour l'auto-institution radicale des sociétés.
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Le capital ferme le monde à la libre circulation des êtres humains. Nous, nous luttons pour le libre mouvement des gens comme partie essentielle des libertés fondamentales.
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L'Empire réduit, uniformise et détruit les peuples, les cultures, l'autonomie des acteurs : nous parions, nous, sur les singularités rebelles et solidaires, sur la pluralité, l'appui mutuel, la libre association, la fédération, la coopération sur tous les champs de l'existence.
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Le capital prétend nous enfermer dans un choix entre état ou institutions supra-étatiques d'une part, contre marché de l'autre. Nous, nous défendons depuis ici et maintenant l'appropriation sociale de la chose publique (la république, la 'res publica') et en particulier, immédiatement, des services publics, unique partie intéressante de la construction étatique.
Mais il ne s'agit pas pour nous de défendre les classiques services publics tels qu'ils ont été constitués dans leur logique et leur fonctionnement, bureaucratique, administrativiste et hiérarchique, soumis aux besoins du développement stratégique des capitalismes nationaux. Nous défendons le service public contre la dictature du marché, bien entendu, mais en même temps nous luttons pour l'appropriation sociale du service public et pour les transformations que cela exige.
Contre l'État
La lutte anticapitaliste est inséparable de la lutte antiautoritaire, du combat contre l'Etat. Notre lutte est anticapitaliste et anti-étatique car l'appareil étatique matérialise et dissimule à la fois (sous le masque de " l'intérêt général ", sous une apparence d'outil, d'appareil neutre) une relation sociale de domination et d'extorsion qui divise la société d'avec le procès conscient de sa propre production. Ceci est la clé de voûte de la pensée anarchiste et notre apport théorique le plus précieux au mouvement des oppriméEs.
Le procès de libération, l'auto-émancipation ne peuvent être réalisés ni avec l'Etat ni à partir de lui car l'Etat est précisément un système de relations sociales, de technologies politiques et d'outillage institutionnel qui matérialise la domination. La conception autoritaire selon laquelle il faut conquérir l'appareil étatique ou, pire encore (comme l'histoire l'a prouvé jusqu'à l'horreur et continue à nous en administrer l'expérience avec les derniers lambeaux du " socialisme réel " de la Chine, à la Corée ou à Cuba) construire un nouvel Etat qui concentre tous les pouvoirs, du politique et l'économique jusqu'au culturel et au symbolique, a donné naissance aux totalitarismes que nous connaissons. L'écroulement des régimes capitalistes bureaucratiques d'Etat par le poids de leurs propres contradictions et par l'action subversive des révolutions démocratiques et populaires, ont menacé l'espérance et la légitimité de l'émancipation sociale.
Lutter contre la domination n'est pas possible sans attaquer la relation sociale qui se matérialise dans l'Etat et ceci implique de rompre aussi avec les conceptions qui voient l'Etat comme un instrument décisif de défense de l'intérêt général et comme un indispensable outil pour changer la société.
Nous devons réaffirmer notre conception libertaire, notre position radicalement anti-étatique même quand nous devons négocier avec les pouvoirs publics ou converger dans des mobilisations avec les gauches autoritaires et étatiques. Nous travaillons pour faire lever un procès permanent de transformation sociale qui institue des relations sociales nouvelles, qui fasse émerger une pensée antagoniste et émancipatrice, qui donne vie à une politique de libération.
A partir des rapports de forces forgés dans la lutte, nous cherchons à construire non seulement des " zones autonomes temporaires " mais aussi des espaces plus stabilisés sans pouvoir séparé, sans violence, sans contrainte, avec des relations sociales qui ne soient pas médiées par le pouvoir séparé.
Nous savons que tout cela est fragile et réversible. C'est pourquoi nous pensons qu'il faut avancer en permanence, qu'il faut privilégier toujours l'action directe comme mécanisme permanent d'analyse de l'institution sociale, qui nous permet de séparer le mouvement de reproduction de la domination, aussi bien déguisé soit-il, du mouvement d'émancipation, de la politique de libération.
Nous assumons l'affrontement avec l'institué, avec l'Etat et avec celles et ceux qui revendiquent sa conquête comme le passage obligé de la transformation sociale. Il ne s'agit donc pas, comme l'ont fort justement dit les zapatistes ou des gens aussi intéressants que John Holloway ou comme le proclame la révolution sociale argentine, de conquérir le pouvoir, mais de gagner de la puissance, du " pouvoir-faire ". La multitude du prolétariat de classe et de genre concentre entre ses mains la puissance et l'autodétermination à partir des luttes. Il faut donner visibilité, lumière, diffusion à l'activité antagoniste qui cherche la liberté, la vie, la dignité, l'auto-valorisation, la communication, l'association libre.
L'Etat, comme le remarque fort justement Holloway, est " pouvoir sur ". Nous, nous luttons pour gagner de la capacité d'auto-institution sociale, pour accumuler du pouvoir constituant, pour avoir de la puissance, pour " pouvoir-faire ". Notre point de départ c'est l'antagonisme, l'action directe, la négation de l'ordre institué qui matérialise le déni du travail d'auto-production de la société.
L'Etat, ou plutôt la reconduction permanente de l'antagonisme au cadre étatique, émascule la lutte, la colonise, la conforme, lui enlève sa capacité radicale de création et de négation de l'institué. Au contraire, l'action directe et l'auto-organisation, la politique de libération donnent vie à des relations sociales, à des valeurs, à des communautés, à des coopérations que le système tente de censurer, de récupérer et d'anéantir. Le procès cumulatif des luttes qui se construit en politique de libération ouvre la voie à une possibilité révolutionnaire entendue comme affirmation irréversible d'un antagonisme systématiquement cultivé et promu, d'un désir de libération qu'aucun obstacle ne peut arrêter. A cause de tout cela, on peut signer en un moment tactique, peut-être inévitable, des déclarations de l'un ou l'autre forum social, mais on ne peut ni doit arrêter le cœur rouge-et-noir de l'autonomie prolétarienne.