Gaston Leval
Quelques vérités aux révolutionnaires
Il nous est arrivé d’écrire, dans cette revue, et en passant, que le problème de la capacité des travailleurs était un de ceux que se posent ceux qui veulent transformer la société. Cette capacité existe-telle ? Ou atteint-elle le degré suffisant pour que les travailleurs prennent en main leur destin et celui de l’humanité ? Poser cette question c’est courir le risque de se faire traiter de contre-révolutionnaire, d’aristocrate ou de pédant. Mais nous avons conscience de n’être ni aristocrate — la modestie de nos ressources ne nous classe pas parmi ces privilégiés — ni contre-révolutionnaire, car voilà soixante-trois ans que nous luttons pour la transformation de la société, et nous pensons bien donner ce qui nous reste de vie à cette cause ; ni pédant, car quand nous comparons les dimensions de notre personnalité à celles d’un Proudhon ou d’un Bakounine, nous nous souvenons de Gulliver, géant parmi les nains, mais lilliputien parmi les géants.
C’est poussés par le souci de notre responsabilité, qui devrait être le souci de tous ceux qui se réclament de la révolution, que nous nous posons le problème de la capacité révolutionnaire des classes travailleuses.
Nous nous souvenons, en commençant, de deux phrases fameuses : « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » et « De la capacité politique de la classe ouvrière » (proclamée par Proudhon en donnant à ce mot « politique » le sens le plus large, c’est à dire révolutionnaire). Or, notre appartenance à la classe ouvrière, l’expérience que nous en avons, nous fait nous poser des questions. Combien de fois avons-nous lu des affirmations catégoriques sur l’aptitude de cette classe à résoudre, tous les problèmes que peut poser une révolution : problèmes industriels, problèmes, agraires, problèmes de distribution, problèmes financiers, problèmes humains de toutes sortes, problèmes concernant les matières premières, problèmes d’importations diverses, problèmes d’exportation, et pour cela de rapports internationaux, problèmes de l’instruction publique, problèmes…
Plus je vais et plus je comprends l’immense complexité de ce que les révolutionnaires auraient à prendre en charge, les dimensions énormes des taches à accomplir.
Et je comprends que le bouleversement auquel donnerait lieu l’action entreprise serait tel que les révolutionnaires seraient débordés et impuissants. En conséquence, j’arrive à la conclusion, que ce n’est que par des réalisations forcément limitées, mais coordonnées, et s’étendant dans le temps et dans l’espace que peut avoir lieu la transformation de la société.
En cela je rejoins Proudhon, et je dois une fois de plus rappeler que Bakounine lui-même, qui est historiquement à nos yeux l’incarnation de la révolution, déclarait en 1874, dans une lettre écrite à Elisée Reclus :
« Oui, tu as raison, l’ère des révolutions est passée, et nous sommes entrés dans celle des évolutions. »
Mais j’entends déjà la réponse de nos va-t-en guerre révolutionnaires :
« Jamais le capitalisme ne laisserait entreprendre des réalisations qui le déborderaient. L’État interviendrait, et massacrerait ceux qui prétendraient créer une société nouvelle. »
Au fond, cela n’est qu’un prétexte. Si on commence par détruire l’Etat, ou les forces armées qui le caractérisent, on croit possible de se lancer dans l’aventure, sans calculer, d’avance, quelles difficultés il faudra vaincre. Ou l’on s’encourage avec des faux-fuyants… D’où l’attitude de ces révolutionnaires qui ne sont pas du peuple, qui n’appartiennent pas à la masse de ceux sur qui devrait retomber la responsabilité des mesures à prendre pour remplacer l’Etat et le patron.
J’avais publié dans Le Libertaire,il y a de cela vingt et quelques années, une étude, intitulée La révolution sans Etat.Et dès le premier article, je me heurtai à la réponse habituelle :
« Il ne faut pas remplacer l'Etat, il faut le supprimer. »
C’était, en effet, beaucoup plus simple. Ceux, qui adoptaient cette attitude masquaient d’une phrase leur incapacité. Cependant ils utilisaient les services publics que l’Etat avait en main, les routes que l’Etat faisait construire ou entretenir, leurs enfants allaient à l’école ; qui était une création de l’Etat etc…
Je procédais alors à une analyse de l’œuvre utile accomplie par ce Léviathan, ne serait ce que pour justifier son existence et avoir une raison d’être aux yeux de la population. Et j’émettais une série de mesures à prendre, de méthodes et de formules organisatrices. Cela, naturellement, tomba à l’eau. C’était, pensait-on, des obstacles au libre et facile chemin de la révolution. Mais quel chemin a-t-on parcouru depuis ?
Et comme ils ne voient pas les difficultés, comme ils ne perçoivent pas les problèmes, les discoureurs non prolétariens résolvent tout en réservant aux travailleurs l’œuvre de transformation sociale. Ils ne se compromettent pas. Ils se lavent les mains. « Le peuple fera ceci ou cela ». Au fond, ils pensent que s’il y a échec, c’est lui qui en aura la responsabilité.
Ils savent, cependant, subodorer quelques difficultés. Il arrive aussi qu’ils soient, par nature, autoritaires, et qu’ils ne peuvent accepter une révolution dans laquelle ils ne pourraient pas jouer les dictateurs. Ils parlent alors d’Etat, ou de gouvernement « prolétarien » (avec toute la bureaucratie correspondante).
Quelles seraient les tâches de ce gouvernement, ou de cet Etat, Ils n’en ont pas la moindre idée. Car ils n’étudient rien, ne connaissent rien, et ils me rappellent Lénine déclarant, dans les premières année du gouvernement bolchevique et à tous les congrès du parti communiste russe :
« Nous nous sommes trompés... »
mais qui, pour ne pas lâcher le pouvoir, continua à se tromper jusqu’à la mort. Pour des gens de cet acabit, l’autorité remplace le savoir. Si l’on se trompe, on commence autre chose, comme quand la N.E.P.[1] naquit en Russie. On ne risque rien pour soi-même, car on a pris soin, dès le début du pouvoir, de créer une nouvelle police, une nouvelle armée, de nouvelles forces répressives. On peut donc essayer tout sans risques d’être chassé par le mécontentement populaire.
Le peuple est-il capable de résoudre les problèmes que planterait une révolution sociale ? Que lui a-t-on apporté pour cela ? Que lui apporte-t-on ? Rien, absolument rien et celui qui mesure l’importance des problèmes dont la solution devrait être immédiatement apportée pour ne pas sombrer dans un échec est effrayé devant l’abîme d’ignorance qui est entrouvert à l’avance sur le chemin de l’émancipation. Pour l’ensemble des intellectuels révolutionnaires l’essentiel serait la prise du pouvoir et la façon de s’y maintenir. Que leur importe le ravitaillement des villes, la distribution des vivres, le lait pour les enfants, la viande et le blé pour tous ? J’ai déjà posé, et je pose avec insistance le problème de Paris et de la région parisienne.[2] Une révolution, même sans destruction, cause au moins des interruptions de trafic, et si les produits alimentaires de base n’arrivent plus pendant quarante-huit heures, ou arrivent en quantités insuffisantes, tout se désorganise. Je suis certain que le recul devant les possibilités révolutionnaires de certains hommes (syndicalistes, mêmes révolutionnaires, en France, sociaux-démocrates allemands ou italien des années vingt) s’explique en partie par leur non préparation en ces matières. Car, je l’ai répété cent fois, « on ne s’improvise pas organisateur » et le peuple, plus que toute autre partie de la population en est incapable.[3]
Comment est organisée la société ? Quels sont les rapports non seulement de classes, mais entre les villes et la campagne, sur la base de quoi s’établirait le trafic de marchandises, comment fonctionnerait le circuit entre les régions qui sont interdépendantes, que ferait-on de l’immense armée parasitaire existant au début et qui augmenterait de façon irrésistible ? Je demande à nouveau : comment garantirait-on la valeur de la monnaie et assurerait-on les échanges internationaux ?
J’ai posé aussi d’autres questions. J’ai cité le fait que soixante-dix pour cent de l’énergie employée en France vient de différentes parties du monde. Devant une question aussi embarrassante certains « révolutionnaires », d’une ignorance encyclopédique déconcertante, ont trouvé une réponse qui ne peut satisfaire qu’eux-mêmes : « il n’y aura qu’à employer pour le labeur utile ce qui est employé actuellement pour des travaux inutiles ou nuisibles ». Comme ils ne se sont pas donné la peine de consulter des statistiques, d’étudier ce qui, en matière d’énergie est destiné à assurer les industries, le chauffage des foyers, l’agriculture — qui, toute, marche grâce au pétrole et aux produits pétroliers — et les moyens de transport, ils peuvent reposer béatement sur cette apparente solution. Mais quiconque a étudié tant soit peu sait que l’importance des activités et des produits inutiles ou nocifs (et comment les déterminer ?) est de beaucoup moindre que celle des produits utiles et nécessaires. On ne remplace pas les statistiques ni les produits et les activités nécessaires par la phraséologie. Et tant d’inconscience désarme. Comme désarme l’ignorance de ce qui aujourd’hui constitue l’appareil économique. Car ce ne sont pas seulement les relations entre les régions économiques qui font que le Midi dépende du Nord et de l’Est pour la sidérurgie, les tissus, la betterave à sucre, que le Nord dépende du Midi et de l’Ouest pour tels ou tels autres produits ; il y a aussi l’interdépendance des industries, ou des productions agricoles en plus qu’agricolo-industrielle ; la fourniture des produits semi-finis contre des produits finis, et, nous le répétons, des matières premières (cuivres, fer, coton, laine, cuir, nickel, étain, combien de choses ! ). Tout cela fonctionne, tous les circuits sont établis, comme conséquence d’une activité déployée depuis plusieurs siècles sous la direction du capitalisme.
Qu’il y ait dans cette vaste organisation des éléments parasitaires, et nocifs, je suis le premier à le dire et à le dénoncer, et c’est là le principal élément négatif de l’économie actuelle ; mais il y a aussi un élément positif qui fait que, dans un pays comme la France par exemple, cinquante-trois millions d’habitants se nourrissent tous les jours, peuvent se chausser et s’habiller, que, il convient de le répéter, 14 millions de jeunes, d’enfants, d’adolescents vont à l’école, au collège et à l’université, que des milliers de malades sont soignés dans les hôpitaux, qu’à peu près tout le monde peut se déplacer quand bon lui semble, aller d’un point à un autre — et cela, rien que pour les besoins les plus primordiaux : ne parlons pas des autres, qui sont caractéristiques de ce qu’il faut bien appeler la civilisation.
Et je dis et je maintiens que le peuple, dont je suis, moi dont la jeunesse a été telle que je n’ai pas même pu apprendre un métier, et qui par conséquent ne parle pas « du peuple » comme d’une catégorie sociale qui m’est étrangère, mais qui au contraire en parle comme je le fais parce que je le connais, je maintiens que le peuple n’est pas préparé pour faire une telle révolution, pour transformer la société dont le plus souvent il n’a pas même le sentiment ou la conscience. Je considère une ineptie ou un crime que de pousser à une crise révolutionnaire. Et je ne vois pas d’autre solution que celle des réalisations partielles sans détruire l’organisme économique capitaliste. Proudhon écrivait — je ne sais plus où — qu’il chargeait les travailleurs de prendre l’héritage de la société actuelle et de le développer : il ne s’agissait pas pour lui de détruire ce qu’a créé le capitalisme, malgré les souffrances que cela a causé au peuple, malgré les atrocités de la work houseet de la fabrique. Il s’agissait d’en assumer la continuité, pour le bien de tous. Or, la vie de relation est telle aujourd’hui qu’une entreprise de transformation dans de très vastes secteurs des problèmes de dimensions terrestres qui, pour cela, sont insolubles.
Il est donc inévitable de les envisager à l’échelle du possible. Parmi nos idées, et celles de certains de nos penseurs, il y a beaucoup de choses à revoir. Telle est la vérité.
Je me suis laissé entraîner plus loin que je me proposais en commençant cet article, dont le but se limitait, en commençant, à attirer l’attention sur le manque de préparation de la classe ouvrière. Ceux qui affirment que cette préparation existe ont souvent recours à l’exemple de la révolution libertaire espagnole, où le peuple aurait montré ses capacité de réaliser la révolution sociale et d’organiser la société sous des formes nouvelles. Il est vrai que les réalisations que j’ai moi-même enregistrée dans mon livre L’Espagne libertaireont été l’œuvre du peuple, mais pas du peuple compris comme l’ensemble des travailleurs puisant en eux-mêmes l’inspiration, poursuivant les buts sociaux égalitaires définis par le communisme libertaire. La vérité est que sans la forte, et si souvent admirable minorité « anarquista » qui, de 1870 à 1936 s’est donnée à la propagande, s’est tant de fois sacrifiée pour faire connaître l’idéal élaboré par tant de penseurs, le peuple aurait été incapable de mettre en pratique les principes appliqués par la Confederacion Nacional del Trabajo.La vérité est que ce sont les travailleurs anarchistes inspirant la C.N.T. qui ont poussé à l’expropriation des capitalistes et des grands propriétaires terriens, à la prise en main des instruments de travail, et que là où a manqué cette minorité les travailleurs n’ont rien fait, ou ont exproprié les patrons et les « terratenientes » pour devenir patrons eux-mêmes. Car la conception d’une société nouvelle ne naît pas par génération spontanée dans les profondeurs des masses. Elle ne peut être que le fruit d’observations, de méditation, de conclusions élaborées par des générations de lutteurs et de penseurs.
Même entre ces masses, la formation intellectuelle spécialisée est indispensable. Car il ne suffit pas d’exproprier chaque fabrique, chaque atelier, chaque usine, chaque chantier ou chaque surface agricole (et telle est la vision de tant d’autogestionnaires) pour socialiser vraiment la production.
Parmi l’ensemble des travailleurs, ceux qui avaient des idées claires, qui ne s’acquièrent pas du jour au lendemain, ont vraiment socialisé, ou syndicalisé la production, c’est-à-dire réalisé le socialisme au sens intégral du mot, grâce aux syndicats.
Grâce aussi aux individus ayant un esprit social et les connaissances techniques que souvent les travailleurs n’avaient pas. « Nous, militants libertaires, avons fixé les buts à atteindre, mais c’est grâce aux techniciens que nous avons pu les réaliser » me disait dernièrement un de ces camarades, un de ces hommes doués d’aptitudes naturelles exceptionnelles qui leur permettent de jouer un rôle indispensable dans une oeuvre collective.
Par contre, là où ont manqué soit les techniciens, soit les organisateurs connaissant nos idées, les réalisations s’en sont ressenties ou il n’y en a pas eu. Il ne suffisait pas d’être « du peuple » pour savoir prendre les initiatives dans le sens voulu. Il fallait avoir des idées valables, et la capacité de les mettre en œuvre.
Telles sont les quelques vérités que, d’une façon peut-être un peu décousue, je crois nécessaire d’avoir dites aujourd’hui.
[1] ouvelle Economie Politique, inventée par Lénine qui préférait remettre en selle ce qui restait des privilégiés que permettre aux travailleurs et à leurs organisations de prendre part à l’œuvre de reconstruction.
[2] Les mêmes problèmes se posent pour toutes les grandes agglomérations (New-York, Londres, Tokyo, Buenos-Aires etc…).
[3] Je suis certain que cette incapacité de tous les partis est la cause principale du piétinement de la réorganisation de l’économie au Portugal.