Quelques semaines après l’attentat de Munich, et les réactions passionnées qu’il a provoquées, il nous paraît important de dépasser la simple polémique autour du fait en lui-même pour mener une analyse politique profonde des problèmes soulevés au Moyen-Orient. Analyse, qu’il faut bien le dire, a souvent été délaissée (et ceci même dans la presse révolutionnaire) au profit de phrases-slogans assez vides de sens politique dans L’urgence où nous nous trouvions de répondre à l’hystérie hypocrite et démagogique de la presse dans son ensemble.

Nature de l’Etat d’Israël et de la colonisation sioniste

Pour bien comprendre la dynamique des problèmes politiques posés au Moyen-Orient, il faut d’abord comprendre la nature particulière de l’Etat d’Israël et de la colonisation sioniste. Sans vouloir entrer dans une analyse exhaustive, il nous faut redéfinir certains points.

Il faut d’abord détruire un mythe : la nature discriminative et répressive de l’Etat d’Israël ne tient pas à une quelconque défense de l’Etat face à une réaction de révolte arabe contre ‘l’implantation juive en Palestine mais, en premier lieu, à la nature-même de la colonisation sioniste.

Dans le même ordre d’idée, il est maintenant établi, et cela par les officiers israéliens eux-mêmes, qu’Israël n’était pas en danger de destruction à la veille de la guerre de six jours ; ce n’est pas du tout à ces préoccupations qu’a répondu l’attaque des six jours, Ce sont elles pourtant qui ont servi d’arguments majeurs à Israël dans sa campagne de propagande à travers le monde (cf. l’article de Kapelioulo dans « Le Monde » du 3 juin 1972).

D’ailleurs, les dirigeants israéliens eux-mêmes se sont toujours félicités du fait que la population arabe a gardé le plus grand calme, même pendant la guerre de 1948. « Même les représentants de la Ligue arabe admettent que les Arabes de la Palestine ne se sont pas soulevés, malgré les pressions exercées sur eux, sauf un nombre infime de bandes armées. (Ben-Gourion, dans le « Davar » du 18 février 1948).

Alors pourquoi cette politique de discrimination pratiquée par l’Etat d’Israël dès sa naissance ? Pour répondre à cette question, il nous faut revenir aux prémices du sionisme politique.

A. Léon, dans son étude magistrale sur la « conception matérialiste de la question juive » explique que le peuple juif, dans son ensemble, jouait un rôle social bien déterminé, à tel point que l’on peut parler (comme l’a fait Marx dans sa « Question juive » de la notion de peuple-classe). Ce peuple remplissait, en effet, les fonctions commerciales et marchandes pré-capitalistes dans les sociétés en voie de transformation capitaliste. Ainsi, quand un pays quittait cette période pré-capitaliste, perdant tous ses aspects féodaux pour s’installer définitivement dans le système capitaliste, de production économique et industrielle, les conditions requises pour la floraison du judaïsme dans ses fonctions spécifiques de classe disparaissent. Le judaïsme éclate de toutes les couches sociales de la société et le processus d’assimilation commence. Or, c’est dans cette période de montée du capitalisme et de l’éclatement de la fonction sociale du judaïsme que l’antisémitisme se développe, entraînant des migrations en masse du peuple juif.

Ainsi, en Europe, à la fin du XIXe siècle, aucun rôle économique n’était plus rempli exclusivement par les juifs, les conditions d’assimilation existaient, devant aboutir à la disparition de la communauté juive en tant que peuple-classe. Mais, dans le même temps, les masses juives d’Europe orientale connaissaient leur période de déclin — c’est-à-dire période où les fonctions commerciales prenant de l’ampleur — le judaïsme dans sa fonction sociale trouve concurrence avec la bourgeoisie locale ; cette période est, bien sûr, favorable à la poussée de l’antisémitisme et entraîne l’émigration des juifs.

Or, la bourgeoisie juive occidentale voyait d’un très mauvais œil la venue du judaïsme oriental qui allait relancer le problème juif, l’antisémitisme et donc empêcher son intégration économique. C’est ce qui explique les premières réactions de la bourgeoisie juive (Rotschild, .etc.), très opposée au sionisme politique, soutenue par des couches du judaïsme en déclin. Mais c’est ce qui explique par la suite son soutien (financier et jamais pratique, aucun grand bourgeois juif n’a lui-même émigré en Palestine) lorsqu’elle a vu dans le sionisme le moyen d’envoyer ces juifs gênants dans de lointaines contrées. Ainsi la bourgeoisie juive s’intéresse à la détresse du judaïsme oriental non pas pour cette détresse elle-même, mais comme facteur pouvant empêcher son intégration à la bourgeoisie locale.

Les courants sionistes

Cette brève analyse historique explique la formation des premiers partis sionistes, Trois courants se dessinnent :

  • La haute bourgeoisie qui s’intéresse au sionisme uniquement dans un but philanthropique et non pas politique ;

  • La moyenne bourgeoisie en déclin des pays de l’Est (Herzl en est le principal représentant) qui sera à l’origine de la création du parti ouvrier social-démocrate (Poale-Tsion qui deviendra Mapaï *) ;

  • Le courant de la petite bourgeoisie et d’une frange du prolétariat (Boroklov qui donnera plus tard le Mapram *) qui restera, lui aussi, sur des positions social-chauvines, poussé par la nature même du Sionisme.

Or, le courant dominant dans le Sionisme fut le courant de Herzl qui reflète tout à fait les intérêts de sa classe (la moyenne bourgeoisie) fortement imprégnée des courants nationalistes de l’époque ; dans une Europe en pleine expansion coloniale, sa solution penchait tout naturellement vers un nationalisme juif.

Et c’est ce qui explique la nature particulière de la colonisation juive en Palestine, Ce qui comptait pour ce courant, n’était pas tant de se créer des surprofits par l’exploitation de la main-d’œuvre arabe, mais bien la conquête territoriale économique et politique du pays. Il fallait donc conquérir le travail en Palestine, d’où la création d’une concurrence entre les travailleurs juifs et arabes, et la naissance des slogans « conquête du travail », « travail juif », etc. Dans cette logique, on créa le syndicat des travailleurs juifs (Histadrout*) chargé en fait de favoriser l’implantation juive en Palestine et la conquête du marché du travail par les travailleurs juifs en évinçant les ouvriers arabes. Il s’agissait non pas de créer une surexploitation locale au profit d’une bourgeoisie de diaspora, comme dans la colonisation classique, mais bien de créer un état dans tout le sens du terme et comprenant les différentes classes de la société mais uniquement dans le judaïsme, Et c’est dans ce sens que le Sionisme s’inscrit dans la ligne de l’expansion colonialiste européenne en jouant un rôle pilote face aux régions sous- développées. Ainsi le mouvement sioniste (Herzl en tête) s’efforcera de convaincre les impérialismes que le Sionisme pouvait jouer un rôle de tête de pont de l’Occident en Orient et, ainsi, contribuer à l’asservissement des pays sous-développés. D’où l’alliance de l’impérialisme britannique avec le Sionisme (voir l’attitude de l’Angleterre pendant la révolte palestinienne de 1936-39), Il ne faut donc pas se méprendre sur la signification des mesures anglaises contre l’immigration Sioniste dans les années 1946–48 qui s’explique par la crainte de perdre leur propre influence au Moyen-Orient et notamment leur influence qu’ils gardaient auprès des classes dirigeantes arabes, mais qui ne remettaient pas en cause leur soutien au Sionisme. Preuve en est leur position vis-à-vis de l’Etat d’Israël, qui naît peu de temps après.

De tout cela nous pouvons commencer à déduire la nature actuelle de l’Etat d’Israël. Israël est avant tout une société d’immigrants. Le fait d’avoir émigré donne aux nouveaux arrivants l’impression d’avoir ouvert un nouveau chapitre de leur vie. L’immigré a changé de situation sociale, de classe. En Israël, la majorité des immigrants arrivent de la petite bourgeoisie urbaine. Il voit que tous les postes-clés sont tenus par d’anciens immigrants. Il vit donc dans l’esprit que sa situation sociale est transitoire et dans le seul but de monter dans l’échelle sociale, Cette situation constitue un frein terrible à la prise de conscience de classe du prolétariat israélien.

De plus, Israël vit de l’afflux de capitaux extérieurs, mais sans être exploité économiquement par l’impérialisme qui utilise Israël à des fins politiques.

Dans l’année 1968, Israël a connu un déficit de la balance des paiements de six milliards, dont 70 % ont été couverts par des « transferts unilatéraux de capitaux », n’exigeant ni remboursement ni paiement de dividendes, transferts provenant du judaïsme mondial pour sa plus grande partie, mais aussi des réparations allemandes et du gouvernement américain. Ceci montre bien la dépendance économique qu’Israël connaît vis-à-vis de l’étranger, mais aussi démystifie le soi-disant « miracle économique » israélien.

Or cet afflux de capitaux a servi non pas à la bourgeoisie israélienne, mais à l’Etat, à « l’Establishment » Sioniste.

En effet, Israël se trouve entièrement aux mains de la bureaucratie Sioniste qui a organisé l’implantation en Palestine et qui est constituée par la Histadrout (syndicat patron) ,l’Agence juive et le gouvernement des partis slonlstes sociaux-démocrates. L’Histadrout subventionne tous les partis sionistes (du Maprarri au Héraul) en fonction de leurs résultats aux élections, ce qui leur permet de faire vivre leur presse et leurs entreprises économiques, et ceta même bien après la disparition des forces sociales qui les ont créées. De plus cette bureaucratle, qui reçoit tous, les capitaux, s’occupe ; de leur redistribution et de leur utilisation. Ainsi l’Agence juive elle-même finance les secteurs non capitalistes de l’agriculture comme les kibboutzim, Ce système permit de faire tomber non seulement la petite bourgeoisie mais aussi le prolétariat sous le contrôle de cette bureaucratie, lui faisant croire que ses intérêts lui sont directement liés. Ainsi, puisque c’est la Histadrout qui organise la Sécurité sociale comme les Allocations familiales, il faut être affilié à ce syndicat. Ainsi nous sommes dans une situation où 70 % du flux des capitaux né sont pas consacrés au profit économique ni soumis à des considérations de rentabilité, mais servent directement au budget de l’Etat, Tout cela signifie que les luttes de classes, si elles existent bien, sont limitées par le fait qu’Israël reçoit une aide de l’extérieur.

L’autre frein à la prise de conscience du prolétariat israélien et qui découle directement de la structure sioniste du pays, est la ségrégation ethnique en trois classes distinctes : Askenazim, Sépharadim, Arabes, qui entrave l’unité prolétarienne au profit de la distinction ethnique, Aussi chaque groupe ethnique social correspondant, afin d’affermir sa position propre, doit se séparer nettement du groupe ethnies sociales se trouvant en dessous’ de lui dans l’échelle sociale. De plus, le gouvernement Sioniste arrive à enrayer les luttes revendicatives du prolétariat juif par l’lntroduction dosée à l’intérieur du marché du travail de travailleurs arabes des territoires occupés surexploités et sans garantie de l’emploi ; ceci est proche de la situation des travailleurs émigrés en France que le système capitaliste utilise comme réserve de main-d’œuvre.

La crise du sionisme

Pourtant, à l’heure actuelle, Israël connaît trois problèmes principaux : d’abord le problème de l’armée, qui prend de plus en plus d’importance, et sape l’économie (24 % du produit national brut en 1970) : de plus l’énorme effort qu’il demande à la jeunesse (trois ans de service, plus un mois de période par an) commence à créer un mécontentement parmi cette jeunesse (concrétisé par le refus de servir de Giora Neumann, qui se trouve toujours en prison), qui commence à se demander pourquoi elle doit fournir un tel effort « le gouvernement fait-il tout pour faire la paix ? .. ». Le deuxième problème est lié à la nature nationaliste juive de l’Etat d’Israël. En effet, le pays est basé sur la loi du retour qui n’est réservée qu’aux juifs (faisant de tout non-juif un citoyen de deuxième zone) et qui, surtout, réserve d’énormes avantages aux nouveaux émigrants (ils reçoivent un appartement, etc., possibilité, pendant cinq ans, d’acheter tous les produits étrangers sans taxes : voitures, etc. — ce qui, pour Israël, revient pratiquement à moitié prix). Or cette situation commence à créer un sentiment de mécontentement parmi la population qui se trouve depuis longtemps dans le pays et particulièrement la jeunesse qui a des problèmes pour recevoir un appartement, acheter une voiture, etc., alors que les émigrants reçoivent tout facilement. Pourtant, il ne faut pas exagérer la portée de ce problème qui n’aboutit que trés rarement à une remise en question politique du Sionisme.

En dernier lieu, il faut considérer le problème ethique. Le Sionisme étant une idéologie nationaliste, il s’est adressé à tout le judaïsme mondial dans le même temps, sans voir les différences énormes de situation sociale et économique qui existaient, par exemple entre le judaïsme marocain et le judaïsme allemand. Ainsi, par opposition aux discours démagogiques sur la grande famille juive, « nous sommes tous frëres », qui auraient voulu faire oublier les antagonismes de classe, on a vu se développer les différences terribles entre les juifs originaires d’Afrique du Nord (Sepharadim) et ceux originaires d’Occident (Ashkenazim). Il existe même une véritable ségrégation sociale, économique et culturelle. Il nous suffit, à ce sujet, de citer quelques chiffres.

Dans l’immense bureaucratie de l’Etat, on trouve la hiérarchie suivante :


+------------+---------------------+-----------------+
|   Grades   |   Salaires moyens   | % des Orientaux |
+------------+---------------------+-----------------+
|   15 - 20  |     950 - 1.400     |       5,4       |
|   8 - 14   |      480 - 870      |      19,5       |
|   1 - 7    |      310 - 440      |       39        |
+------------+---------------------+-----------------+

En plus, ces salaires se répartissent, dans la famille orientale sur un nombre plus grand de personnes :


                 Nombre de personnes par famille
+-----------------+------+-------+--------+---------+
|                 |  2   |   4   |   6    |  9 et + |
+-----------------+------+-------+--------+---------+
|  Orientaux .... | 13,1 | 16,4  |  14,2  |   6,5   |
|  Occidentaux .. | 26,5 | 26,7  |   3,8  |   0,9   |
+-----------------+------+-------+--------+---------+

Ce problème a donné naissance aux « Panthères noires », mouvement des juifs orientaux radicalisés. dont certains éléments se trouvent sur des positions révolutionnaires anti-sionistes et au sein desquelles les militants de Matzpen (révolutionnaire anti-sioniste) ont une certaine influence. Pourtant, il importe de rester prudents à l’égard de cette organisation qui a trop peu de bases politiques et qui agit souvent plus par souci tactique, par choix politique.


* Mapaïe : parti dominant dans le gouvernement (Golda Meir).
* Mapam : parti de « gauche » sioniste participe actuellement au gouvernement.
* Histadrout : syndicat patron (syndicat unique)