Errico Malatesta
Au café
- I -
PROSPER (Gras bourgeois qui possède un vernis d’économie politique et autres sciences). — Mais oui… mais oui… nous le savons. Il y a des gens qui souffrent la faim, des femmes qui se prostituent, des enfants qui meurent par manque de soins. Tu dis toujours la même chose… tu deviens ennuyeux, à la fin. Laisse-nous déguster en paix nos glaces… —… Oui, oui, il y a mille maux dans la société : la faim, l’ignorance, la guerre, le crime, la peste, le diable qui t’emporte… et puis ? Qu’est-ce que ça peut te faire ?
MICHEL (étudiant qui fréquente les socialistes et les anarchistes) — Comment ! Et puis ? Qu’est-ce que ça peut me faire ? Vous avez une maison commode, une table riche, des domestiques à vos ordres. Vous faites instruire vos fils au collège, vous envoyez votre femme aux eaux : pour vous, tout va bien. Et que le monde s’écroule, peu vous importe ! Mais, Si vous aviez un peu de cœur, si…
PROSPER. — Assez, assez, pas de sermons. Et puis, quitte ce ton, jeune homme. Tu me crois insensible, indifférent aux maux d’autrui. Cependant, mon cœur saigne (garçon, apportez un cognac et un havane), mon cœur saigne ; mais ce n’est pas avec le cœur qu’on résoud les grands problèmes sociaux. Les lois de la nature sont immuables et ce ne sont pas des déclamations, ce n’est pas un sentimentalisme efféminé qui peuvent rien y changer. L’homme sage se plie aux événements et jouit de la vie du mieux qu’il peut sans courir après des chimères.
MICHEL. — Ah ! vous parlez de lois naturelles ?… Et, si les pauvres se mettaient en tête de les corriger, ces fameuses lois… de la nature ? Je connais des gens qui font des discours vraiment peu rassurants pour ces braves lois.
PROSPER. — Oui, oui, nous savons bien quels gens tu fréquentes. Dis seulement de ma part à ces canailles de socialistes et d’anarchistes dont tu fais ta compagnie de prédilection, que, pour eux et, pour tous ceux qui seraient tentés de mettre en pratique leurs théories scélérates nous avons de bons soldats et d’excellents gendarmes.
MICHEL. — Oh ! Si vous mettez en jeu les soldats et les gendarmes, je me tais. C’est comme si, pour me démontrer que j’ai tort, vous me proposiez une séance de pugilat. Cependant, Si vous n’avez d’autre argument que la force brutale, ne vous y fiez pas trop, demain vous pourriez vous trouver les plus faibles… et alors ?
PROSPER. — Alors ? Alors, si par malheur ceci arrivait, il y aurait un immense désordre, une explosion de passions mauvaises, des massacres, des pillages, des incendies… et puis, tout se rétablirait comme devant. Quelque pauvre serait, peut-être, devenu riche, quelque riche serait tombé dans la misère, mais il n’y aurait, en somme, rien de changé, parce que le monde ne peut changer. Amène-moi, amène-moi quelqu’un de tes agitateurs anarchistes et tu verras comme je l’arrangerai ! Ils sont bons pour vous remplir la tête de sornettes, à vous qui l’avez vide ; mais tu verras si, avec moi, ils pourront soutenir leurs absurdités.
MICHEL. — Très bien. Je vous amènerai un de mes amis qui professe les principes socialistes et anarchistes et j’assisterai avec plaisir et profit à votre discussion. Mais, en attendant, raisonnez un peu avec moi qui n’ai pas encore d’opinions bien formées, mais qui vois cependant très clairement que la société, telle qu’elle est organisée aujourd’hui, est contraire au bon sens et au bon cœur. Allons, vous êtes si gras et florissant qu’un peu d’excitation ne peut vous faire de mal. Cela aidera votre digestion.
PROSPER. — Eh bien, soit, raisonnons. Mais comme il vaudrait mieux que tu penses à étudier que de trancher des questions embarrassantes pour les hommes les plus doctes et les plus sages. Sais-tu que j’ai vingt ans de plus que toi ?
MICHEL. —Gela ne prouve pas que vous ayez étudié davantage, Si je dois en juger par ce que je vous entends dire d’ordinaire, si vous avez beaucoup étudié, je doute que ce soit avec beaucoup de profit.
PROSPER. — Jeune homme, jeune homme, prenons garde au respect, hé !
MICHEL. — Mais oui ! je vous respecte. Toutefois, ne me jetez pas mon âge à la face, comme tantôt vous m’opposiez les gendarmes. Les raisons ne sont ni vieilles ni jeunes : elles sont bonnes ou mauvaises, voilà tout.
PROSPER. — Bien, bien, continue ! Qu’as-tu à dire ?
MICHEL. — Mais… j’ai à dire que je ne comprends pas pourquoi les paysans qui labourent, sèment et récoltent n’ont ni pain, ni vin, ni viande en suffisance ; pourquoi les maçons, qui font les maisons n’ont pas un toit sous lequel se reposer ; pourquoi les cordonniers ont des souliers percés ; pourquoi, en somme, ceux qui travaillent et produisent tout manquent du nécessaire, pendant que ceux qui ne font rien d’utile se vautrent dans le superflu. Je ne comprends pas pourquoi il existe des gens qui manquent de pain quand il y a tant de terres incultes et tant de personnes qui seraient si heureuses de pouvoir les cultiver ; pourquoi il y a tant de maçons sans travail pendant que tant de personnes ont besoin de maisons ; pourquoi tant de cordonniers, de tailleurs, etc., sont sans travail pendant que la plus grande partie de la population manque de souliers, d’habits et de toutes les choses nécessaires à la vie.
Pouvez-vous me dire quelle est la loi naturelle qui explique et justifie ces absurdités ?
PROSPER. — Rien de plus simple et de plus clair.
Pour produire, les bras ne suffisent pas ; il faut la terre, il faut les matériaux, il faut les instruments, les locaux, les machines et il faut aussi les moyens de vivre en attendant que les produits soient fabriqués et qu’on puisse les livrer au marché ; il faut, en somme, le capital. Et tes citoyens et tes ouvriers n’ont que leurs bras, ils ne peuvent, par conséquent, pas travailler si ça ne plaît pas à qui possède la terre et le capital. Et comme nous sommes peu nombreux et que nous avons suffisamment pour laisser pendant un certain temps notre terre inculte et notre capital infructueux, cependant que les travailleurs sont beaucoup et toujours pressés par le besoin immédiat, il arrive ainsi qu’ils doivent travailler quand et comme il nous plaît et aux conditions qu’il nous plaît de leur imposer. Et quand nous n’avons plus besoin de leur travail, et quand nous supputons que nous ne gagnerons rien à les faire travailler, ils sont contraints de rester inoccupés, même quand ils ont le plus grand besoin des choses qu’ils pourraient produire.
Es-tu content maintenant ? Puis-je parler plus clairement que cela ?
MICHEL. - Oui, c’est là ce qui s’appelle parler clair. On ne peut pas dire le contraire.
Mais, de quel droit la terre appartient-elle seulement à quelques-uns ? Comment se fait-il que le capital se trouve entre les mains de quelques-uns, et précisément de ceux qui ne travaillent pas ?
PROSPER. — Oui, oui, je sais tout ce que tu peux me dire et je connais de même les raisons plus ou moins boiteuses que les autres t’opposeraient : le droit de propriété dérivé des améliorations apportées à la terre, de l’épargne au moyen de laquelle le travail se transforme en capital, etc. Mais il me plaît d’être plus franc.
Les choses, telles qu’elles sont, résultent des faits historiques, sont le produit de toute la séculaire évolution humaine. Toute la vie de l’humanité a été, comme elle est et comme elle le sera toujours, une lutte continuelle. Il y en a qui s’en tirent bien, d’autres mal. Qu’y puis-je faire, moi ? Tant pis pour les uns, tant mieux pour les autres ! Malheur aux vaincus ! Voilà la grande loi de la nature contre laquelle il n’y a pas de révolte possible.
Que voudrais-tu ? Que je me dépouillasse de ce que j’ ai pour pourrir ensuite dans la misère pendant que quelques autres feraient bombance avec mon argent ?
MICHEL. — Je ne veux pas, précisément, cela. Mais je pense : Si les travailleurs, profitant de ce qu’ils sont nombreux et s’appuyant sur votre théorie que la vie est une lutte et que le droit dérive des faits, se mettaient en tête de faire un nouveau « fait historique » qui serait de prendre la terre et le capital, et d’inaugurer un droit nouveau ?
PROSPER. — Eh ! certes, cela pourrait embrouiller un peu nos affaires.
Mais… nous continuerons une autre fois. Je dois maintenant aller au théâtre.
Bonsoir à tous.
- II -
AMBROISE (Juge). — Écoutez, Monsieur Prosper, maintenant que nous sommes entre nous, tous bons conservateurs. L’autre soir, quand vous parliez avec cette tête vide de Michel, je n’ai pas voulu prendre part à la discussion ; mais quelle manière est-ce là de défendre les institutions ? On aurait dit que c’était vous l’anarchiste.
PROSPER. — Tiens ? Et pourquoi ?
AMBROISE. — Parce que vous disiez en substance que toute l’organisation sociale actuelle est fondée sur la force, donnant ainsi raison à ceux qui, par la force, voudraient la détruire. Mais les suprêmes principes qui régissent les sociétés civilisées, le droit, la morale, la religion, vous les comptez donc pour rien ?
PROSPER. — Parbleu ! Vous avez toujours la bouche pleine de votre droit. C’est un défaut qui vous vient de votre métier. Et dire que si, demain, le gouvernement décrétait, par exemple, le collectivisme, vous condamneriez les partisans de la propriété individuelle avec la même impassibilité que vous condamnez aujourd’hui les anarchistes, et toujours au nom des suprêmes principes du droit éternel et immuable. Vous voyez bien que c’est une question de mots. Vous dites droit, je dis force ; mais, enfin, ce qui compte, ce sont les sacro-saints gendarmes et a raison qui les a de son coté.
AMBROISE. — Allons, allons, Monsieur Prosper. C’est extraordinaire comme en vous l’amour du sophisme étouffe les instincts du conservateur. Vous ne comprenez pas combien cela fait mauvais effet de voir une personne comme vous, un des plus gros bonnets du pays, fournir des arguments aux pires ennemis de l’ordre. Croyez-moi : finissons-en, au moins en public, avec cette mauvaise habitude de nous disputer entre nous, et serrons-nous tous en un faisceau pour défendre les institutions qui, par la malignité des temps, reçoivent de rudes secousses… et pour défendre nos intérêts en péril.
PROSPER. — Serrons les rangs, soit ; mais si l’on ne prend des mesures énergiques, si l’on n’en finit avec le doctrinalisme libéral, on n’arrive à rien.
AMBROISE. — Oh oui, c’est certain. Il faut des lois sévères, sévèrement appliquées.
Mais ce n’est pas tout. Avec la force seule, on ne tient pas longtemps le peuple assujetti, surtout par le temps qui court. Il est nécessaire d’opposer la propagande à la propagande, il faut persuader les gens que nous avons raison.
PROSPER. — Vous êtes frais, alors ! Mon pauvre ami, je vous en prie, pour nos intérêts communs, gardez-vous bien de la propagande : c’est une chose subversive, même si elle est faite par des conservateurs, et votre propagande tournerait toujours à l’avantage des socialistes, anarchistes et autres gens de cette espèce.
Allez donc persuader à un homme affamé qu’il est juste qu’il ne mange pas, surtout quand c’est lui qui a produit la nourriture. Tant qu’il n’y pense pas et va de l’avant en bénissant Dieu et le patron de ce que ça ne va pas plus mal, c’est bien. Mais du moment qu’il commence à réfléchir sur sa condition, tout est fini : il devient un ennemi irréconciliable.
Oui, oui, il faut l’éviter à tout prix la propagande, étouffer la presse, avec ou sans la loi, ou même contre elle.
AMBROISE. — Assurément ! Assurément !
PROSPER. — Empêcher toutes les réunions, dissoudre toutes les associations, envoyer au bagne tous ceux qui pensent…
CÉSAR (négociant). — Doucement, doucement, ne vous laissez pas entraîner par la passion. Souvenez-vous que d’autres gouvernements, en des temps meilleurs, ont adopté les moyens que vous préconisez… et ont ainsi précipité leur chute.
AMBROISE. — Silence ! Voici Michel qui vient avec un anarchiste que j’ai condamné l’année passée à six mois de prison pour un manifeste subversif. En réalité, entre nous soit dit, le manifeste, comme il était rédigé, ne tombait pas sous le coup de la loi ; mais que voulez-vous ? l’intention délictueuse y était… et puis la société doit être défendue.
MICHEL. — Bonsoir, messieurs. Je vous présente un ami anarchiste qui a bien voulu accepter de répondre au défi lancé l’autre soir par monsieur Prosper !
PROSPER. — Mais quel défi, quel défi ? On discute comme cela, entre amis, pour passer le temps. Ainsi, vous voulez nous expliquer ce que c’est que cette anarchie à quoi nous n’avons jamais rien pu comprendre.
GEORGES (anarchiste). — Je ne fais pas le professeur d’anarchie et je ne viens pas faire un cours d’anarchie ! mais je puis cependant défendre mes idées. Du reste, Monsieur (en s’adressant au président Ambroise et d’un ton ironique) doit en savoir plus long que moi : il a condamné tant de gens pour délit d’anarchie ; et comme il est certainement un homme consciencieux, il n’est pas possible qu’il l’ait fait sans avoir auparavant étudié profondément la question.
CÉSAR. — Allons, allons, ne faisons pas de questions personnelles. Et puisque nous devons parler d’anarchie, entrons tout de suite dans le sujet.
Voyez, moi aussi, je reconnais que les choses vont mal et qu’il est nécessaire d’y porter remède. Mais il n’est pas nécessaire de tomber dans les utopies et, par dessus tout, il faut fuir la violence. Certainement, le gouvernement devrait prendre plus à cœur la cause des travailleurs : procurer du travail aux chômeurs, protéger l’industrie nationale, encourager le commerce, mais…
GEORGES. — Que de choses vous voudriez faire faire à ce pauvre gouvernement… ! Mais il ne veut pas s’occuper des intérêts des travailleurs, et cela se comprend.
CÉSAR. — Comment, cela se comprend ? Il est vrai que, jusqu’à présent, le gouvernement s’est montré incapable et peut-être peu décidé à apporter un remède aux maux du pays ; mais demain des ministres éclairés et zélés pourraient faire ce qui n’a pas été fait jusqu’ici.
GEORGES. — Non, cher monsieur, il n’est pas question d’un ministère ou d’un autre. Il est question du gouvernement en général, de tous les gouvernements, ceux d’aujourd’hui comme ceux d’hier, comme ceux de demain. Le gouvernement émane des propriétaires, a besoin pour se soutenir de l’appui des propriétaires ; ses membres sont eux-mêmes des propriétaires ; comment donc pourrait-il agir dans l’intérêt des travailleurs ?
D’autre part, le gouvernement, même en le voulant, ne pourrait résoudre la question sociale, parce qu’elle dépend de causes générales qui ne peuvent être détruites par un gouvernement et qui, au contraire, déterminent elles-mêmes la nature du gouvernement et la voie qu’il suit. Pour résoudre la question sociale, il est nécessaire de changer radicalement tout le système que le gouvernement a justement pour mission de défendre.
Vous parlez de donner du travail aux chômeurs ? Mais que peut faire le gouvernement s’il n’a pas de travail ? Doit-il faire faire des travaux inutiles ? et qui les paiera ensuite ?
Devrait-il faire produire pour pourvoir aux besoins non satisfaits du peuple ? Mais alors les propriétaires ne pourraient plus vendre les produits qu’ils usurpent aux travailleurs ; bien plus, ils devraient cesser d’être propriétaires, parce que le gouvernement, pour pouvoir faire travailler le peuple, devrait leur enlever la terre et le capital qu’ils ont monopolisés.
Ce serait la révolution sociale, la liquidation de tout le passé, et vous comprenez bien que si les travailleurs, les pauvres, les déshérités ne le font pas, le gouvernement ne le fera certainement jamais.
Protéger le commerce et l’industrie, dites-vous ? Mais le gouvernement peut tout au plus favoriser une classe d’industriels aux dépens d’une autre, les commerçants d’une région au préjudice de ceux d’une autre, et il n’y aurait donc, en définitive, rien de gagné, mais seulement un peu de favoritisme, un peu d’injustice et beaucoup de dépenses improductives en plus. Et quant à un gouvernement qui protégerait tout le monde, c’est une idée absurde, puisque le gouvernement ne produit rien et ne peut, par conséquent, que déplacer la richesse produite par les autres.
CÉSAR. — Mais alors ! Si le gouvernement ne peut et ne veut rien faire, quel remède y a-t-il ? Même si vous faites la révolution, il faudra bien que vous nommiez ensuite un autre gouvernement ; et puisque vous dites que tous les gouvernements se ressemblent, on en sera, après la révolution, au même point qu’avant.
GEORGES. — Vous auriez raison si la révolution que nous voulons était un simple changement de gouvernement. Mais nous voulons la complète transformation du régime de la propriété, du système de production et d’échange. Quant au gouvernement, organe parasite et nuisible, nous ne le voulons absolument pas. Vous savez déjà que je suis anarchiste, eh bien ? anarchie veut dire société sans gouvernement.
CÉSAR. — Mais c’est impossible ! Comment vivrait-on ? Qui ferait les lois et qui les ferait exécuter ?
GEORGES. — Je vois bien que vous n’avez aucune idée de ce que nous voulons. Afin de ne pas perdre notre temps en divagations, il faudra que vous me laissiez vous expliquer brièvement, mais méthodiquement, notre programme ; nous pourrons ainsi discuter utilement.
Mais il se fait tard, nous commencerons la prochaine fois.
- III -
CÉSAR. — Donc, vous nous expliquerez, ce soir, comment on peut vivre sans gouvernement.
GEORGES. — Je ferai de mon mieux. Mais avant tout, examinons un peu comment on se trouve dans la société actuelle et s’il est vraiment nécessaire d’en changer la constitution.
En observant la société où nous vivons, les premiers phénomènes qui nous frappent sont la misère qui afflige les masses, l’incertitude du lendemain qui, plus ou moins, pèse sur nous, la lutte acharnée que tous livrent à tous pour la conquête du pain…
AMBROISE. — Vous pourriez, mon cher monsieur, continuer encore longtemps à décrire les maux sociaux ; la matière ne manque malheureusement pas. Mais, cela ne servirait à rien et ne prouverait nullement qu’on serait mieux en bouleversant tout. Ce n’est pas seulement la misère qui afflige l’humanité ; il y a encore la peste, le choléra, les tremblements de terre… et il serait curieux que vous voulussiez faire la révolution contre ces fléaux.
Le mal est dans la nature des choses.
GEORGES. — Mais, je veux justement vous démontrer que la misère dépend du mode actuel d’organisation sociale et que, dans une Société plus équitablement et plus raisonnablement organisée, elle doit disparaître.
Quand on ne connaît pas la cause d’un mal et qu’on ne sait comment y remédier, il faut le prendre en patience ; mais, dès que le remède est découvert, il devient de l’intérêt et du devoir de tous de l’appliquer.
AMBROISE. — C’est justement là votre erreur : la misère dépend des causes supérieures à la volonté et aux lois humaines. La misère dépend de l’avare nature dont les produits ne peuvent suffire aux besoins des hommes.
Voyez les animaux, chez lesquels on ne peut accuser « l’infâme capital » et le « gouvernement tyrannique » : ils ne font que lutter pour la nourriture et meurent souvent de faim.
Quand il n’y a rien, il n’y a rien.
La vérité, c’est que nous sommes trop nombreux sur terre.
Ah ! Si le peuple savait se contenir et ne faisait des enfants que quand il peut les nourrir… Avez-vous lu Malthus ?
GEORGES. — Oui, un peu. Mais, si je ne l’avais pas lu, ça reviendrait au même. Ce que je sais sans avoir besoin de le lire dans aucun livre, c’est qu’il faut un fameux toupet — excusez-moi du terme — pour soutenir pareilles choses.
La misère, dites-vous, dépend de la nature, trop avare, et cependant vous avez qu’il y a quantité de terres incultes.
AMBROISE. — Mais, s’il y a des terres incultes, c’est parce qu’elles ne sont pas cultivables ou qu’elles ne produiraient pas assez pour payer les frais de culture.
GEORGES. — Vous croyez ?
Essayez un peu d’en faire cadeau aux paysans et vous verrez quels jardins ils vous en feront. Du reste, raisonnez-vous vraiment sérieusement ? Beaucoup de ces terres ont été cultivées autrefois, quand l’art agricole était dans l’enfance et quand la chimie et la mécanique appliquées à l’agriculture n’existaient pour ainsi dire pas. Ne savez-vous pas qu’aujourd’hui on peut transformer en terres fertiles jusqu’à des cailloux ? Ne savez-vous pas que les agronomes, même les moins enthousiastes, ont calculé qu’un territoire comme l’Italie cultivé rationnellement pourrait faire vivre dans l’abondance une population de cent millions d’habitants ? Si les terres sont laissées incultes et si l’on ne tire qu’une petite partie de ce que donneraient les autres par des procédés de culture moins primitifs, la vraie raison en est que les propriétaires n’ont aucun intérêt à augmenter la production. Ils ne s’occupent pas du bien-être du peuple, ils font produire pour vendre et savent que quand la matière est abondante, les prix baissent, le profit diminue jusqu’à devenir inférieur à celui qu’ils reçoivent maintenant que les produits sont insuffisants et peuvent être vendus au prix qu’il leur plaît d’établir.
Cela n’arrive pas seulement pour les produits agricoles. Dans toutes les branches de l’activité humaine, c’est la même chose. Par exemple : dans toutes les villes, les pauvres sont obligés de vivre dans des taudis infects, entassés sans souci aucun de l’hygiène et de la morale et dans des conditions où il est impossible de se tenir propres et de vivre d’une vie humaine. Pourquoi cela arrive-t-il ? Est-ce, peut-être, parce que les maisons manquent ? Mais, pourquoi ne pas en construire de saines, commodes et belles, et en nombre suffisant pour abriter tout le monde ? La pierre, la terre, les briques, la chaux, le fer, le bois et tous les matériaux de construction abondent ; il y a quantité de maçons, de charpentiers, d’architectes sans travail qui ne demanderaient qu’à travailler ; pourquoi donc laisse-t-on inactives tant de forces qui pourraient être employées à l’avantage de tous ?
La raison en est simple : c’est que s’il y avait beaucoup de maisons, les loyers diminueraient. Les propriétaires des maisons qui existent — et ce sont les mêmes qui auraient les moyens d’en faire d’autres — n’ont aucune envie de voir diminuer leurs rentes pour les beaux yeux des pauvres gens.
CÉSAR. — Il y a du vrai dans ce que vous dites, mais vous vous trompez dans votre explication des faits douloureux qui affligent notre pays. S’il y a des terres mal cultivées ou incultes, un arrêt dans les affaires, une misère générale, c’est que notre bourgeoisie n’est pas entreprenante. Les capitalistes sont peureux ou ignorants, et ne veulent ou ne savent pas développer les industries ; les propriétaires de terres ne savent pas faire autrement qu’ont fait leurs grands-pères et ne veulent pas de tracas ; les commerçants ne savent pas s’ouvrir de nouveaux débouchés, et le gouvernement, avec son système fiscal et sa stupide politique douanière, au lieu d’encourager les initiatives privées, les entrave et les étouffe au berceau. Voyez la France, l’Angleterre, l’Allemagne.
GEORGES. — Que notre bourgeoisie soit négligente et ignorante, je ne le mets pas en doute mais cette infériorité explique, et en partie seulement, pourquoi elle est battue par les bourgeoisies des autres pays dans la lutte pour la conquête du marché mondial, mais n’explique pas la misère du peuple…
La preuve, c’est que la misère, le chômage et tous les autres maux sociaux existent aussi dans les autres pays où la bourgeoisie est active et intelligente ; bien plus, ces maux tendent à augmenter d’intensité avec le développement de l’industrie, sauf le cas où les ouvriers ont su, par l’organisation, la résistance, ou les soulèvements, conquérir de meilleures conditions de vie.
Le capitalisme est le même partout. Il a besoin pour vivre et prospérer d’un état permanent de demi-famine. Il en a besoin pour maintenir élevés les prix des marchandises et aussi pour trouver toujours des affamés prêts à travailler à n’importe quelle condition.
Vous voyez, en effet, que quand, dans un pays, la production est poussée activement, ce n’est pas pour donner aux producteurs le moyen de consommer davantage, mais toujours pour vendre sur un marché du dehors. Si la consommation locale augmente, c’est seulement quand les ouvriers ont su profiter des circonstances pour exiger une augmentation de salaire et ont ainsi conquis la possibilité d’acheter plus mais ensuite, quand pour une raison ou pour une autre, le marché du dehors pour lequel on travaille, n’achète plus rien, la crise survient, le travail s’arrête, les salaires baissent et la misère noire reparaît. Et, cependant, dans le pays même, la majorité des gens manque de tout, et il serait pourtant raisonnable de travailler pour sa propre consommation. Mais alors, que gagneraient les capitalistes ?
AMBROISE. — Ainsi, vous croyez que toute la faute en est au capitalisme ?
GEORGES. — Sans doute, ou plus généralement au fait que quelques individus ont accaparé la terre et tous les instruments de production, et peuvent imposer leur volonté aux travailleurs, en sorte que, au lieu de produire pour satisfaire aux besoins de la population et en raison de ces besoins, on produit au profit des patrons.
Toutes les raisons que vous pouvez imaginer, pour sauver les privilèges bourgeois, sont autant d’erreurs ou autant de mensonges.
Il y a un instant, vous disiez que la cause de la misère est la pénurie des produits. A un autre moment, mis en face du problème des sans-travail, vous auriez dit que les magasins sont pleins, que les produits ne se vendent pas et que les patrons ne peuvent pas faire travailler pour jeter ensuite les produits du travail.
Et, en effet, telle est l’absurdité du système : on meurt de faim parce que les magasins sont pleins et qu’il n’est pas nécessaire de cultiver ou plutôt que les propriétaires n’ont pas besoin de faire cultiver les terres ; les cordonniers ne travaillent pas et portent donc des souliers troués parce qu’il y a trop de souliers… et ainsi de suite.
AMBROISE. — Ce seraient donc les capitalistes qui devraient mourir de faim.
GEORGES. — Certes non. Ils devraient simplement travailler comme les autres. Cela vous semblera un peu dur, mais vous ne le croiriez pas : quand on mange bien, le travail, ce n’est pas le diable ! Je pourrais même vous démontrer que c’est un besoin et un bonheur pour l’organisme humain.
Mais justement ! demain je dois travailler et il est déjà tard.
A une autre fois.
- IV -
CÉSAR. — J’éprouve un véritable plaisir à raisonner avec vous. Vous avez une manière de présenter les choses qui semble vous donner raison… et je ne dis pas que vous ayez tort en tout. Des absurdités, réelles ou apparentes, existent certainement dans l’organisation sociale actuelle. Une chose difficile à comprendre, par exemple, c’est la douane. Pendant que, chez nous, le peuple meurt de faim ou de la pellagre parce qu’il n’y a pas assez de bon pain, le gouvernement empêche la libre entrée dans le pays des grains d’Amérique, pays où il y en a plus qu’il n’en faut et où les propriétaires ne demandent qu’à vendre leur récolte. C’est comme qui, ayant faim, refuserait de manger. Pourtant…
GEORGES. — Oui, mais le gouvernement n’a pas faim, lui, pas plus que les propriétaires de grains d’Italie pour l’intérêt desquels le gouvernement met des droits d’entrée sur les blés. Si ceux qui ont faim étaient libres, vous verriez s’ils refuseraient le grain.
CÉSAR. — Je le sais et je comprends qu’avec de pareils arguments vous réussissiez à persuader le peuple qui voit les choses en gros et d’un seul côté, Mais afin de ne pas se tromper, il est nécessaire d ’examiner la question sous toutes ses faces, et c’est ce que je me préparais à faire quand vous m’avez interrompu. Il est vrai que l’intérêt des propriétaires a une forte influence sur les droits d’entrée qui nous sont imposés. Mais, d’autre part, Si les frontières étaient ouvertes, les Américains qui peuvent produire le blé et la viande avec de meilleures conditions que nous, finiraient par fournir tout notre marché, et alors que feraient nos paysans ? Les propriétaires seraient ruinés, mais la situation des travailleurs serait pire. Le pain aurait beau se vendre un sou, l’ouvrier, s’il n’y avait pas moyen de gagner ce sou, mourrait de faim tout comme avant.
Et puis, les Américains voudraient recevoir le prix, faible ou considérable, de leurs marchandises et si, en Italie, on ne produisait rien, avec quoi payerait-on ?
Vous me direz, peut-être, qu’en Italie on pourrait cultiver les produits pour lesquels le sol et le climat sont le plus favorables et les échanger contre ceux d’autres contrées : le vin, par exemple, les oranges, les fleurs et que sais-je ? Mais si les autres ne veulent pas les choses que nous pouvons produire à bon marché, soit parce qu’ils n’en ont pas l’emploi, soit parce qu’ils les produisent eux-mêmes ? Sans compter que pour transformer la culture il faut des capitaux, des connaissances et surtout du temps ; que mangerait-on, en attendant ?
GEORGES. — Mais parfaitement ! vous avez mis le doigt sur la plaie. Le libre échange ne peut, pas plus que le protectionnisme, résoudre la question de la misère. Le libre échange favorise les consommateurs et nuit aux producteurs et vice-versa le protectionnisme favorise les producteurs et nuit aux consommateurs ; de sorte que pour les travailleurs qui sont en même temps producteurs et consommateurs, protectionnisme ou libre échange, c’est en définitive blanc bonnet pour bonnet blanc.
Et il en sera toujours de même, tant qu’on n’aura pas aboli le système capitaliste.
Si les ouvriers travaillaient pour leur propre compte et non pas pour faire gagner les patrons, chaque pays produirait suffisamment pour ses besoins et n’aurait ensuite qu’à se mettre d’accord avec les autres pays pour distribuer le travail selon la qualité du sol, le climat, la facilité de se procurer les matières premières, les dispositions des habitants, etc., de cette manière, tous les hommes obtiendraient le maximum de jouissances avec le minimum d’efforts.
CÉSAR. — Oui, mais ce ne sont que de beaux songes…
GEORGES. — Ce sont des songes actuellement, mais quand le peuple aura compris que par ce moyen on vivrait mieux, le songe se transformera vite en réalité. Il n’y a pas d’autres obstacles que ceux opposés par l’égoïsme des uns et l’ignorance des autre..
CÉSAR. — Il y en a d’autres, d’obstacles, mon cher. Vous vous imaginez que, une fois les patrons chassés, vous nagerez dans l’opulence…
GEORGES. — Je ne dis pas cela. Au contraire, je pense que pour sortir de l’état de pénurie dans lequel le capitalisme nous maintient et organiser la production de manière à satisfaire largement aux besoins de tous, il sera nécessaire de travailler et beaucoup. Mais ce n’est pas la volonté, mais la possibilité de travailler qui manque au peuple.
Nous nous plaignons du système actuel non point tant parce que nous y devons maintenir des paresseux dans l’aisance — bien que cela soit loin de nous plaire — que parce que ce sont ces mêmes oisifs qui règlent le travail et qui nous empêchent de travailler dans de bonnes conditions, de produire en abondance et pour tous.
CÉSAR. — Vous exagérez. Il est vrai que souvent les propriétaires ne font pas travailler afin de spéculer sur la pénurie de produits ; mais le plus souvent, c’est parce qu’ils manquent eux-mêmes de capitaux.
La terre et les matières premières ne suffisent pas pour produire. Il faut, vous le savez, les instruments, les machines, les locaux, les moyens de payer les ouvriers pendant qu’ils travaillent, le capital, enfin ; et celui-ci ne s’accumule que lentement. Combien d’entreprises demeurent à l’état de projet, ou, commencées, font faillite, faute de capitaux. Pensez donc à ce qui arriverait, si comme vous semblez le désirer, une révolution sociale survenait ! Avec la destruction du capital et le désordre sans nom qui en découlerait, vous n’aboutiriez qu’à la misère générale.
GEORGES. — C’est une autre erreur ou un autre mensonge des défenseurs de l’ordre de choses actuel : le manque de capital. Le capital peut manquer dans telle ou telle entreprise, parce que d’autres l’ont accaparé ; mais dans la société prise en général, il y a beaucoup de capitaux inactifs, de même exactement qu’il y a beaucoup de terres incultes. Ne voyez-vous pas combien de machines se rouillent, combien de fabriques demeurent fermées, combien de maisons ne trouvent pas de locataires ?
Il faut que les ouvriers soient nourris pendant qu’ils travaillent ; mais enfin, ces ouvriers doivent manger aussi quand ils sont inoccupés. Ils mangent peu et mal, mais ils vivent quand même et sont prêts à travailler dès qu’un patron a besoin d’eux. Donc, ce n’est pas parce que les moyens d’existence manquent que ces ouvriers ne travaillent pas, et s’ils pouvaient travailler pour leur compte, ils accepteraient aussi — si cela devenait vraiment nécessaire — de travailler en vivant comme ils le font quand ils chôment, puisqu’ils sauraient que ce sacrifice momentané les fera sortir définitivement de leur état de misère et de sujétion.
Figurez-vous — ce qui s’est vu maintes fois — qu’un tremblement de terre détruise une cité, ruine une contrée entière. En peu de temps, la ville est reconstruite plus belle qu’auparavant et dans la contrée il ne reste plus trace du désastre. Comme, dans ce cas, les propriétaires et les capitalistes ont intérêt à faire travailler, les moyens sont immédiatement trouvés et l’on rebâtit, en un clin d’œil, une ville entière où, auparavant, on avait dit, pendant des dizaines d’années, qu’il n’y avait pas de moyens pour construire quelques maisons ouvrières.
En ce qui concerne la destruction du capital qui s’accomplirait en temps de révolution, il est à espérer que dans un mouvement conscient, fait dans le but de mettre en commun les richesses sociales, le peuple ne voudra pas détruire ce qui deviendra son bien. En tout cas, cela ne fera jamais plus de mal qu’un tremblement de terre.
Il y aura certainement des difficultés avant que les choses marchent bien. Mais d’empêchements sérieux qu’il faut vaincre pour commencer, je n’en vois que deux : l’inconscience du peuple et… les gendarmes.
AMBROISE. — Mais, dites-moi : vous parlez de capital, de travail, de production, de consommation, etc. Mais vous ne parlez jamais de droit, de morale, de justice. La question de savoir quels sont les meilleurs moyens d’utiliser la terre et le capital est très importante, mais plus importantes encore, parce que fondamentales, sont les questions morales. Moi aussi, je désirerais l’aisance pour tous, mais si, pour réaliser cette utopie, on devait violer la loi morale, renier les principes éternels du droit sur lesquels doit être fondée toute société policée, oh alors ! je préférerais mille fois que continuassent pour toujours les souffrances d’aujourd’hui.
Et puis, pensez aussi qu’il doit y avoir une volonté suprême qui règle le monde. Le monde ne s’est pas fait tout seul et il doit y avoir un au-delà, — je ne dis pas un Dieu, un Paradis, un Enfer parce que vous seriez capable de ne pas y croire — il doit y avoir un au-delà qui explique tout et dans lequel les apparentes injustices d’ici-bas doivent trouver leur compensation. Croyez-vous que vous pouvez violer l’harmonie préétablie de l’univers ? Vous ne pouvez et nous ne pouvons que nous incliner.
Cessez donc, une bonne fois, de suborner les masses, cessez de susciter de chimériques espérances dans les âmes des déshérités, cessez de souffler sur le feu qui ne couve que trop sous la cendre. Voulez-vous, ô barbares modernes, détruire dans un terrible cataclysme social la civilisation, gloire de nos pères et notre gloire ? Si vous vouliez faire une œuvre utile, si vous voulez adoucir autant qu’il est possible, les souffrances des misérables, dites-leur de se résigner à leur sort, car le vrai bonheur est de se contenter. D’ailleurs, chacun porte sa croix ; chaque classe a ses tribulations et ses devoirs et ceux qui vivent dans la richesse ne sont pas toujours les plus heureux.
GEORGES. — Allons, honorable magistrat, laissez de côté les déclamations sur « les grands principes » et les indignations de convention, Nous ne sommes pas ici au tribunal et, pour le moment, vous n’avez pas de sentence à prononcer contre moi.
Comme, à vous entendre, on devine que vous n’êtes pas parmi les déshérités ! Et la résignation des misérables est si utile… à ceux qui vivent sur leur dos !
Avant tout, laissez, je vous en prie, les arguments transcendants, religieux, auxquels vous ne croyez pas vous-même. Je ne sais rien des mystères de l’Univers et vous n’en savez pas davantage, et c’est pourquoi il est inutile de les mettre en discussion. Du reste, prenez garde que la croyance à un facteur suprême, à un Dieu créateur et père des hommes, ne serait pas pour vous une arme très sûre. Si les prêtres qui ont toujours été et sont encore au service des puissants, en déduisent pour les pauvres le devoir de se résigner, un autre en peut déduire (et on trouve au cours de l’histoire quelqu’un qui en a déduit) le droit à la justice et à l’égalité. Si Dieu est notre père commun, nous sommes tous frères. Dieu ne peut vouloir que quelques-uns de ses fils exploitent et martyrisent les autres, et les riches, les dominateurs seraient des Caïn maudits du Père. Mais laissons cela.
AMBROISE. — Eh bien ! laissons de côté la religion parce que, aussi bien, avec vous, il serait inutile d’en parler. Mais vous admettrez bien un droit et une morale, une justice supérieure ?
GEORGES. — Écoutez : s’il était vrai que le droit, la justice, la morale exigent et consacrent l’oppression et le malheur, ne fût-ce que d’un seul être humain, je vous dirais tout de suite que droit, justice, morale ne sont que des mensonges, des armes infâmes forgées pour la défense des privilégiés et il en est ainsi quand on entend ces mots comme vous les entendez.
Droit, justice, morale doivent tendre au plus grand bien possible pour tous, sinon ils sont synonymes d’oppression et d’injustice, et il est si vrai que cette conception répond à la nécessité de l’existence et du développement de la société humaine, qu’elle s’est formée et persiste dans la conscience de l’homme et se renforce en sens contraire, malgré tous les efforts de ceux qui, jusqu’à présent, ont commandé dans le monde.
Mais, vous-même, ne pourriez pas défendre — sinon par de pauvres sophismes — les institutions sociales actuelles au moyen des principes de morale et de justice, tels que vous les entendez quand vous en parlez abstraitement.
AMBROISE. — Vous êtes vraiment trop présomptueux. Il ne vous suffit pas de nier, comme vous me paraissez le faire, le droit de propriété ; vous prétendez encore que nous sommes incapables de le défendre par nos propres principes…
GEORGES. — Précisément.
Si vous voulez, je vous le démontrerai la prochaine fois.
- V -
GEORGES. — Donc, Monsieur le juge, Si je ne me trompe pas, nous en étions restés à la question du droit de propriété.
AMBROISE. — En effet. Et je suis vraiment curieux d’entendre comment vous parviendrez à défendre, au nom de la justice et de la morale, vos idées de vol et de rapine.
Une société où personne n’aurait la sécurité de ses biens, cesserait d’être une société pour devenir une horde de loups toujours prêts à se dévorer les uns les autres.
GEORGES. — Pourtant ne vous semble-t-il pas que ce soit justement le cas de la société où nous vivons ? Vous nous accusez de vouloir la spoliation et la rapine ; mais ne sont-ce pas, au contraire, les propriétaires qui, continuellement, dépouillent les travailleurs et leur ravissent le fruit de leur travail ?
AMBROISE. — Les propriétaires font usage de leurs biens comme bon leur semble, et ils en ont le droit, tout comme les travailleurs disposent librement de leurs bras. Patrons et ouvriers négocient librement le prix de l’ouvrage et quand le contrat n’est pas violé, personne n’a lieu de se plaindre. La charité peut adoucir les douleurs trop aiguës, les souffrances imméritées, mais le droit doit demeurer intangible.
GEORGES. — Mais, que me parlez-vous de libre contrat ? L’ouvrier est obligé de travailler pour ne pas mourir de faim, et sa liberté ressemble à celle du voyageur qui, assailli par des voleurs, donne sa bourse pour qu’on ne lui prenne pas la vie.
AMBROISE. — Admettons. Mais ce n’est pas pour cela que, vous pouvez nier le droit de chacun à disposer de son bien comme il l’entend.
GEORGES. — Son bien… son bien… Mais comment et pourquoi le propriétaire foncier peut-il dire que la terre est à lui ? Et pourquoi et comment le capitaliste se permet-il, d’affirmer que les instruments de travail et autres capitaux créés par l’activité humaine lui appartiennent ?
AMBROISE. — La loi lui en reconnaît le droit.
GEORGES. — Ah, si ce n’est que la loi, le voleur de grand chemin pourrait tout aussi bien soutenir qu’il a le droit d’assassiner et de voler ; il n’aurait qu’à formuler quelque article de loi qui lui reconnaîtrait ce droit. Et du reste, c’est précisément ce qu’ont fait les classes dominantes ; elles ont fait la loi et pour légitimer les usurpations déjà perpétrées et pour avoir un moyen sûr d’en accomplir de nouvelles.
Si tous vos « suprêmes principes » sont basés sur les codes, il suffit que demain une loi décrète l’abolition de la propriété privée pour que ce que vous appelez aujourd’hui rapine et vol deviennent aussitôt un « principe suprême ».
AMBROISE. — Oh, mais la loi doit être juste. Elle doit se conformer aux principes du droit et de la morale et non, point être l’effet d’un caprice effréné, autrement…
GEORGES. — Donc, ce n’est pas la loi qui crée le droit, mais le droit qui justifie la loi. Et alors, en vertu de quel droit toutes les richesses existantes, naturelles ou créées par le travail, appartiennent-elles à quelques individus qui, par ce fait, ont droit de vie et de mort sur la masse des déshérités ?
AMBROISE. — En vertu du droit qu’a, que doit avoir tout homme de disposer librement du produit de son activité. C’est un sentiment naturel à l’homme, sans lequel aucune civilisation n’aurait été possible.
GEORGES. — Tiens vous voici devenu défenseur des droits du travail… Bravo. Mais, dîtes-moi, comment se fait-il alors que ceux qui travaillent ne possèdent rien, tandis que la propriété est précisément l’apanage de ceux qui ne font rien ?
La conséquence logique de votre théorie n’est-elle pas que les propriétaires actuels sont des voleurs ? Ne vous semble-t-il pas, qu’en toute justice on devrait les exproprier pour rendre les richesses qu’ils ont usurpées aux légitimes propriétaires, les travailleurs ?
AMBROISE. — S’il y a des propriétaires qui ne travaillent pas, c’est parce qu’ils ont travaillé auparavant, eux ou leurs ancêtres, et ils ont eu la sagesse d’épargner et le talent de faire fructifier leur épargne.
GEORGES. — Vous figurez-vous un travailleur qui, dans la règle, gagne à peine de quoi nouer les deux bouts, épargnant et accumulant des richesses !
Vous savez bien que la véritable origine de la propriété est la violence, la rapine, le vol légal ou illégal. Mais admettons cependant qu’un homme ait fait des économies sur le produit de son travail, de son travail personnel : s’il veut en jouir plus tard quand et comme bon lui semble, rien de mieux. Mais la chose change complètement d’aspect quand commence ce que vous appelez faire fructifier l’épargne. Cela signifie faire travailler les autres et leur voler une partie du produit de leur travail ; cela signifie accaparer des marchandises et les vendre plus cher qu’elles n’ont coûté ; cela signifie créer artificiellement la famine pour spéculer dessus ; cela signifie enlever aux autres les moyens de vivre en travaillant librement, pour les contraindre ensuite à travailler pour un mince salaire ; et cela signifie nombre d’autres choses de ce genre, qui n’ont plus aucun rapport avec le sentiment de la justice, mais qui démontrent clairement que la propriété — quand elle ne dérive pas du vol franc et ouvert — provient du travail des autres, que les propriétaires ont, par un moyen ou par un autre, fait tourner à leur profit.
Il vous semble juste, à vous, qu’un homme qui a, — par son labeur et son industrie, je vous l’accorde — amassé un petit capital, puisse de ce fait dérober aux autres le produit de leur travail ? Que, plus encore, il puisse léguer aux générations successives de ses descendants le droit de vivre oisifs sur le dos des travailleurs ? Il vous semble juste que, quelques hommes actifs et économes ayant amassé des capitaux — je parle ainsi pour abonder dans votre sens — la grande masse de l’humanité soit condamnée à la misère et à l’abrutissement à perpétuité ?
Et, d’ailleurs, quand bien même un homme aurait travaillé uniquement par lui-même, avec ses propres muscles et son propre cerveau, sans exploiter personne, quand bien même, contre toute possibilité, il serait arrivé ainsi, sans le concours direct ou indirect de toute la société, à produire beaucoup plus qu’il ne lui est nécessaire, cet homme ne serait pas pour cela autorisé à nuire aux autres, à leur ôter les moyens d’existence. Celui qui ferait une route le long du littoral ne pourrait pour autant revendiquer le droit d’interdire aux autres l’accès de la mer ; celui qui pourrait à lui seul défricher et cultiver le sol d’une province ne pourrait pour autant prétendre en affamer tous les habitants ; celui qui créerait de nouveaux et puissants moyens de production n’aurait pas le droit d’user de son invention de manière à soumettre les hommes à sa domination et encore moins le droit de dominer et d’exploiter les générations futures.
Mais que vais-je imaginer en supposant, même pour un instant, que les propriétaires sont des travailleurs ou des descendants de travailleurs ?
Voulez-vous que je vous la raconte l’origine de la fortune des gros bonnets de notre commune, tant des nobles de vieille souche que des enrichis d’hier ?
AMBROISE. — Non, de grâce, ne faisons pas de personnalités. S’il y a des richesses mal acquises, ce n’est pas une raison pour nier le droit de propriété, le passé est le passé, il ne sert à rien de remuer les tares originelles.
GEORGES. — Ne les remuons pas, si vous voulez. Pour moi, la chose est sans importance. La propriété individuelle doit être abolie non parce qu’elle peut avoir été plus ou moins mal acquise, mais parce qu’elle donne le droit et les moyens d’exploiter le travail d’autrui et qu’en se développant elle met la masse des hommes sous la dépendance de quelques uns.
Mais, à propos, comment justifierez-vous la propriété individuelle de la terre ? Il n’y a pas moyen de dire qu’elle résulte du travail des propriétaires, ou de leurs ancêtres…
AMBROISE. ---Voici. La terre inculte, stérile, n’a pas de valeur. L’homme l’occupe, la fertilise, la rend féconde et naturellement a droit aux fruits que sans son travail elle n’aurait point produits.
GEORGES. — Très bien ; ça, c’est le droit du travailleur au produit de son travail ; mais ce droit cesse quand il cesse de cultiver la terre. Ne vous semble-t-il pas ?
Or, comment se fait-il que les propriétaires actuels possèdent des territoires souvent immenses, qu’ils ne travaillent pas, qu’ils n’ont jamais travaillé et qu’ils ne font même pas travailler par les autres ?
Comment se fait-il que des terres qui n’ont jamais été cultivées appartiennent à des particuliers ?
Quel est le travail, quelles sont les améliorations qui sont à l’origine du droit de propriété dans des cas semblables ?
La vérité est que, pour la terre comme pour les autres richesses, l’origine de la propriété est la violence. Et vous ne réussirez à la justifier qu’en admettant ce principe : le’ droit, c’est la force. Et dans ce cas… malheur à vous, Si, un jour, vous êtes les plus faibles.
AMBROISE. — Mais, en définitive, vous perdez de vue l’utilité sociale, les nécessités inhérentes à la société. Sans le droit de propriété il n’y aurait pas de sécurité, pas d’ordre dans le travail et la société s’effondrerait dans le chaos.
GEORGES. — Comment, à présent, vous parlez d’utilité sociale ? Mais dans nos premières conversations, je ne me suis occupé que des maux sociaux causés par la propriété privée et vous m’avez rappelé à la question du droit abstrait.
Mais finissons-en pour ce soir ; excusez-moi de ce que je dois me retirer. Nous en reparlerons.
- VI -
GEORGES. — Eh bien, avez-vous vu ce qui est arrivé ? Quelqu’un a communiqué à un journal notre conversation de l’autre jour et, pour l’avoir publiée, ce journal a été saisi.
AMBROISE. - Ah ?
GEORGES. — Parbleu ! vous n’en savez rien, c’est sûr. Je ne comprends pas comment vous pouvez prétendre avoir raison quand vous avez si peur que le public entende un peu discuter vos idées. Dans ce journal vos arguments et les miens étaient fidèlement reproduits. Vous devriez être content que le public puisse apprécier les bases rationnelles sur lesquelles repose l’ordre social actuel et faire justice des vaines critiques de ses adversaires. Au contraire, vous saisissez, vous fermez la bouche aux gens.
AMBROISE. — Mais, je n’y suis pour rien, je n’appartiens pas au ministère public, je suis juge…
GEORGES. — Bien, bien… Vous êtes quand même collègues et le même esprit vous anime tous.
Si mon bavardage vous ennuie, dites-le moi… j’irai causer ailleurs.
AMBROISE. — Non ! Bien au contraire, je vous confesserai même qu’il m’intéresse beaucoup. Continuons donc ; quant à la saisie, j’en toucherai un mot au procureur du roi. Après tout, selon la loi telle qu’elle est, personne ne peut vous dénier le droit de discuter.
GEORGES. — Continuons donc. L’autre jour, s’il m’en souvient bien, vous avez défendu le droit de propriété en vous basant tout d’abord sur la loi positive, c’est-à-dire le code, puis sur le sentiment de justice, enfin sur l’utilité sociale.
Permettez que je vous récapitule en quelques mots mes idées à ce sujet. Selon moi, la propriété individuelle est injuste et immorale parce qu’elle tire son origine ou de la force brutale, ou de la fraude, ou de l’exploitation légale du travail d’autrui, elle est nuisible parce qu’elle entrave la production, parce qu’elle empêche de recevoir de la terre et du travail, tout ce qui est nécessaire à la satisfaction des besoins de tous les hommes ; elle est encore nuisible parce qu’elle crée la misère des masses et engendre la haine, les crimes et la plupart des maux qui affligent la société moderne. C’est pourquoi je voudrais qu’elle fût abolie et qu’on y substituât un régime de propriété commune dans lequel tous les hommes recevraient, contre une juste contribution en travail, le maximum possible de bien être.
AMBROISE. — Mais je ne vois vraiment pas comment, logiquement, vous en arrivez au communisme.
Vous avez combattu la propriété parce que, selon vous, elle dérive de la violence et de l’exploitation du travail d’autrui ; vous avez dit que les capitalistes règlent la production en vue de leurs intérêts et non pour satisfaire au mieux les besoins du public avec le moindre effort des travailleurs ; vous avez, plus ou moins explicitement, nié le droit de recevoir une rente d’une terre qu’on ne cultive pas de ses propres mains ; vous avez encore nié le droit de prêter à intérêt son propre argent ou d’en tirer profit en l’employant dans la construction des maisons ou dans d’autres industries ; mais vous avez reconnu le droit du travailleur au produit de son propre travail ; bien plus, vous vous en êtes fait le défenseur.
Par conséquent, en stricte logique, vous pouvez réclamer la vérification — selon vos idées — des titres de propriété, l’abolition de la rente et de l’intérêt de l’argent ; vous pouvez demander la liquidation de la société actuelle et le partage des terres et des instruments de travail entre tous ceux qui veulent s’en servir… Mais vous ne pouvez pas parler de communisme ; la propriété individuelle des produits du travail personnel devra toujours exister et si vous voulez que votre travailleur émancipé jouisse de la sécurité du lendemain, sans laquelle on ne fait que le travail donnant un résultat immédiat, vous devez aussi reconnaître la propriété individuelle de la terre et des instruments de production, au moins pendant qu’on les emploie.
GEORGES. — Très bien ! Continuez, on dirait que vous voilà aussi atteint du socialisme ! C’est une école différente de la mienne ; mais enfin, c’est toujours du socialisme. Un magistrat socialiste est un phénomène intéressant !
AMBROISE. — Non, non, rien du socialiste.
Je voulais seulement vous prendre en contradiction et vous prouver que logiquement vous deviez être non pas communiste, mais un partageur, un partisan du partage des biens et alors je vous aurais dit que… le fractionnement de la propriété rendrait impossible toute grande entreprise et produirait la misère générale ?
GEORGES. — Mais je ne suis pas partisan du partage des biens, pas plus que ne l’est, que je sache aucun socialiste moderne. Je ne crois pas que partager les biens serait pire que les laisser réunis dans les mains des capitalistes, mais je sais que ce partage, en admettant qu’il soit possible, causerait un grave dommage à la production. De plus, il serait peu durable et conduirait à la reconstitution des grosses fortunes et du prolétariat, à la misère et à l’exploitation à outrance.
Je dis que le travailleur a droit au produit intégral de son travail, mais je reconnais que ce droit n’est qu’une formule de justice abstraite, il signifie en pratique qu’il ne doit pas y avoir d’exploiteurs, que tous doivent travailler et jouir des fruits du travail selon le mode convenu entre eux.
Le travailleur n’est pas un être isolé dans le monde vivant par lui, seul et pour lui seul, mais un être sociable qui pratique un continuel échange de services avec les autres travailleurs et qui doit coordonner ses droits avec ceux de tous les autres. Il est impossible, du reste, surtout avec les méthodes modernes de production,, de déterminer, quelle est, dans un produit, la partie exacte de travail qu’a fournie chacun des travailleurs. Il est tout aussi impossible de déterminer, dans la différence de productivité de chaque ouvrier ou de chaque groupe d’ouvriers, quelle partie est due à la différence d’habileté et d’énergie manifestée par les travailleurs et quelle est la partie qui dépend de la différence de fertilité du sol, de la qualité des instruments employés, des avantages ou des difficultés résultant de la situation ou du milieu social.
La solution ne peut donc être trouvée dans le respect du droit strict de chacun ; on doit la chercher dans l’accord fraternel, dans la solidarité.
AMBROISE. — Mais alors la liberté n’existera plus ?
GEORGES. — Au contraire, c’est alors seulement qu’existera la liberté. Vous, soi-disant libéraux, vous appelez liberté le droit théorique, abstrait, de faire une chose et vous seriez capables de dire, sans rire et sans rougir, qu’un homme mort de faim pour n’avoir pas pu trouver de nourriture, était libre de manger.
Nous, au contraire, nous appelons liberté la possibilité de faire une chose, — et cette liberté, qui est la seule vraie, devient d’autant plus grande que progresse le bon accord entre les hommes et qu’augmente l’aide qu’ils se donnent les uns aux autres.
AMBROISE. — Vous avez dit que si l’on partageait les biens, les grandes fortunes se reconstitueraient à brève échéance et qu’on en serait bientôt au même point qu’avant le partage ; Pourquoi cela ?
GEORGES. — Parce qu’il serait, dès le commencement, impossible de créer pour tous un état de parfaite égalité : les terres diffèrent énormément entr’elles ; les unes produisent beaucoup avec peu de travail ; les autres produisent peu avec beaucoup de travail ; grands sont les avantages ou les désavantages de toute sorte qu’offrent les différentes localités et grandes les différences de forces physiques et intellectuelles d’homme à homme.
Or, le moment du partage serait le signal de rivalités et de luttes les meilleures terres, les meilleurs instruments iraient aux hommes les plus forts, aux plus intelligents, ou aux plus rusés. Les meilleurs moyens de production. se trouvant donc entre les mains des hommes les mieux doués, ceux-ci seraient immédiatement placés dans une position bien supérieure à celle des autres. Ces privilégiés, partant de ces avantages primitifs, verraient leur force croître chaque jour davantage et recommenceraient ainsi un nouveau processus d’exploitation et d’expropriation des faibles qui aboutirait à la reconstitution de la société bourgeoise.
AMBROISE. — Mais on pourrait empêcher cela au moyen de bonnes lois qui déclareraient inaliénables les parts des individus et entoureraient les faibles d’une série de garanties légales.
GEORGES. — Ouf ! Vous croyez toujours que les lois peuvent remédier à tout ! Vous n’êtes pas magistrat pour rien ! Les lois se font et se défont selon le bon plaisir des plus forts.
Ceux qui sont un peu plus forts que la moyenne des hommes violent les lois ; ceux qui sont beaucoup plus forts les abrogent et en font d’autres qui servent leurs intérêts.
AMBROISE. — Et alors ?
GEORGES. — Alors, je vous l’ai déjà dit, il faut substituer à la lutte entre les hommes l’accord et la solidarité, et pour y arriver il est avant tout nécessaire d’abolir la propriété individuelle.
AMBROISE. — Là, sérieusement, vous êtes communiste ?
Tout est à tous, travaille qui veut, et qui ne veut pas fait l’amour ; manger, boire, s’amuser ? Quel pays de cocagne ! Quelle belle vie ! ou quelle maison de fous ! Ah ! ah ! ah !
GEORGES. — A voir la triste figure que vous faites en voulant défendre par des raisonnements cette société régie uniquement par la force brutale, il ne me semble pas que vous ayez tant à rire ! Oui, monsieur, je suis communiste ; mais vous paraissez vous faire une étrange idée du communisme. La prochaine fois, je chercherai à vous le faire comprendre. Pour aujourd’hui, bonsoir.
- VII -
AMBROISE. — Eh bien, voulez-vous nous expliquer ce que c’est que votre communisme ?
GEORGES. — Mais volontiers. Le communisme est un mode d’organisation sociale dans lequel au lieu de lutter entr’eux pour accaparer le plus possible des biens de ce monde, et de s’exploiter et de s’opprimer mutuellement, comme c’est le cas dans notre société, les hommes s’associeraient et s’accorderaient pour assurer à chacun d’eux le maximum de bien-être possible. Partant du principe que la terre, les mines et toutes les forces naturelles, ainsi que les produits accumulés et les acquisitions de tous genres des générations passées appartiennent à tous, les hommes, dans la société communiste, s’entendraient pour travailler coopérativement à produire tout ce qui leur est nécessaire.
AMBROISE. — J’ai compris. Vous voulez, comme disait une feuille de chou que j’ai eue entre les mains pendant un procès d’anarchistes, que chacun produise selon ses forces et consomme selon ses besoins ; ou bien que chacun donne ce qu’il peut et prenne ce dont il a besoin. N’est-ce pas cela ?
GEORGES. — En effet, ce sont des maximes que nous avons l’habitude de répéter souvent ; mais il faut bien les comprendre pour se faire une idée exacte de ce que serait une société communiste, comme nous l’entendons. Il ne s’agit évidemment pas du droit absolu qu’aurait tout homme de satisfaire tous ses besoins, car les besoins sont infinis, ils augmentent plus rapidement que les moyens de les contenter et enfin leur satisfaction est toujours limitée par la possibilité de la production. Il ne serait ni utile ni juste que la collectivité se soumît à un travail hors de proportions avec l’utilité produite, pour contenter les besoins excessifs, ou pour mieux dire les caprices de quelques individus.
Il ne s’agit pas davantage d’employer pour la production les forces individuelles tout entières, puisque cela signifierait, à la lettre, travailler jusqu’à l’épuisement ou que, pour mieux satisfaire les besoins de l’homme, on devrait détruire l’homme. Nous voulons que tous soient le mieux possible, qu’avec la plus mince dépense de force l’homme atteigne le maximum de satisfactions.
Vous donner une formule théorique qui représente exactement un tel état de choses, je ne le saurais, et je ne crois pas que cela soit possible aujourd’hui ; mais quand les gendarmes et les patrons auraient débarrassé le plancher, et que les hommes se considéreraient comme des frères et penseraient à s’entr’aider au lieu de s’exploiter les uns les autres, la formule pratique de vie serait vite trouvée. Dans chaque cas, on agirait comme on saurait et comme on pourrait, quitte à modifier et à améliorer à mesure qu’on apprendrait à mieux faire.
AMBROISE. — J’ai compris, vous êtes partisan de la prise au tas, comme disent vos camarades français ; chacun produit ce que bon lui semble et le jette au tas ou si vous voulez l’apporte dans les magasins communs où chacun prend dans le tas ce dont il a besoin ou ce qui lui plaît. N’est-ce pas ?
GEORGES. — Je m’aperçois que vous vous êtes décidé à étudier quelque peu la question et je suppose que vous vous êtes laissé aller à lire les pièces de nos procès plus attentivement qu’on ne le fait généralement quand il s’agit de nous envoyer en prison. Si les magistrats et les policiers se mettaient à faire comme vous, ce qu’on nous dérobe dans les perquisitions servirait au moins à quelque chose !
Mais revenons à la question. Cette formule de la prise au tas n’est également qu’une manière de dire qui exprime notre tendance à vouloir substituer à l’esprit mercantile d’aujourd’hui, l’esprit de fraternité et de solidarité ; mais cette expression n’indique certainement pas un mode concret d’organisation sociale.
Peut-étre trouverez-vous quelques-uns de nos camarades qui prennent cette formule à la lettre, parce qu’ils supposent que le travail fait spontanément serait toujours surabondant et que les produits s’accumuleraient en telle quantité et seraient si variés, qu’il serait inutile de s’imposer une règle quelconque dans le travail et dans la consommation. Mais je ne pense pas ainsi : je crois, comme je vous l’ai dit, que l’homme a toujours plus de besoins que de moyens de les satisfaire, ce qui me réjouit, parce que c’est une cause de progrès ; je crois aussi que ce serait un gaspillage de force que de produire, même si on le pouvait, pour ainsi dire à l’aveuglette, dans le but de pourvoir à tous les besoins possibles, au lieu de supputer les besoins effectifs et probables et de s’organiser pour les satisfaire avec le moins de fatigue possible. Donc, encore une fois, la solution est dans l’accord entre les hommes et dans les ententes, exprimées ou tacites, auxquelles ils arriveront, quand ils auront conquis l’égalité de conditions et seront inspirés par l’esprit de solidarité.
Cherchez à pénétrer dans l’esprit de notre programme et ne vous préoccupez pas trop des formules qui, dans notre parti comme dans tous les autres, ne sont qu’une manière concise et frappante, mais presque toujours vague et inexacte, d’exprimer une tendance.
AMBROISE. — Mais ne vous apercevez-vous pas que le communisme est la négation de la liberté, de la personnalité humaine ? Peut-être aurait-il pu exister aux temps primitifs de l’humanité, alors que l’homme, peu développé intellectuellement et moralement, était content quand il pouvait satisfaire, dans la tribu, ses appétits matériels ; peut-être est-il possible dans une société religieuse, monacale, qui se propose la suppression des passions humaines, qui se vante d’absorber l’individu dans la communauté, et fait de l’obéissance le premier devoir. Mais dans la société moderne, dans l’épanouissement de civilisation produit par la libre activité individuelle, avec le besoin d’indépendance et de liberté qui tourmente et ennoblit l’homme moderne, le communisme, s’il n’était pas un rêve impossible, serait le retour à la barbarie. Toute activité serait paralysée ; toute émulation pour se distinguer, pour affirmer sa propre individualité serait éteinte…
GEORGES. — Et ainsi de suite…
Ne gaspillez pas votre éloquence. Ce sont des clichés que je connais depuis longtemps… et autant de phrases, autant de mensonges, éhontés ou inconscients. La liberté, l’individualité de celui qui meurt de faim ! Quelle cruelle ironie !… Quelle profonde hypocrisie !
Vous défendez une société où la grande majorité des hommes vivent dans la condition de brutes, une société où les travailleurs meurent de misère et de faim, où les enfants périssent par milliers et par millions faute de soins, où les femmes se prostituent pour avoir de quoi manger ; une société où l’ignorance obscurcit les esprits ,où même celui qui est instruit doit vendre son savoir et mentir pour pouvoir se nourrir ; une société où personne n’est sûr du lendemain — et vous osez parler de liberté et d’individualité ?
Peut-être la liberté et la possibilité de développer sa propre individualité existe-t-elle pour vous, pour une petite caste de privilégiés… et encore ! Les privilégiés eux-mêmes sont victimes de l’état de lutte d’homme à homme qui gâte toute la vie sociale et gagneraient à vivre dans une société solidaire, libres parmi des hommes libres, égaux entre des égaux.
Comment pouvez-vous bien soutenir que la solidarité fait tort à la liberté et au développement de l’individualité ? Si nous parlions de la famille et nous en parlerons quelque jour — vous ne manqueriez pas d’entonner un de vos hymnes habituels à la louange de cette institution, base, etc., etc. Eh bien, entre les membres de la famille — de celle du moins qu’on glorifie, non de celle qui existe réellement — règnent l’amour et la solidarité. Soutiendrez-vous que des frères seraient plus libres et développeraient mieux leur individualité si, au lieu de se vouloir du bien et de travailler d’un commun accord au bien commun, ils se mettaient à se voler l’un l’autre, à se battre, à se haïr, à se donner des coups de bâtons ?
AMBROISE. — Mais ordonner la société comme une famille, organiser et faire marcher une société communiste, cela suppose une centralisation à outrance, un despotisme de fer, un état omnipotent. Figurez-vous quelle puissance oppressive aurait un gouvernement qui disposerait de toute la richesse sociale et assignerait à chacun le travail qu’il aurait à faire et la part qu’il pourrait consommer
GEORGES. — Certainement, si le communisme devait être tel que vous le concevez et tel que le conçoit certaine école autoritaire, ce serait un état impossible ou qui se résoudrait en une tyrannie colossale et compliquée et provoquerait nécessairement une grande réaction. Mais rien de tout cela n’existe dans le communisme que nous voulons. Nous voulons le communisme libre, anarchique si le mot ne vous offense pas. Nous voulons que le communisme s’organise librement de bas en haut, en commençant par les individus qui s’unissent en associations, et en continuant peu à peu par des fédérations d’associations, toujours plus complexes, jusqu’à ce qu’elles unissent l’humanité toute entière dans un seul accord de coopération et de solidarité. Et comme ce communisme se sera constitué librement, il devra aussi se maintenir librement par la volonté des intéressés.
AMBROISE. — Mais pour que tout cela soit possible, il faudrait que tous les hommes soient des anges, qu’ils soient tous altruistes Et, au contraire, l’homme est de sa nature égoïste, méchant, hypocrite, fainéant.
GEORGES. — Certainement, pour que le communisme soit possible, il est bien nécessaire que, un peu par impulsion de sociabilité et un peu par juste intelligence de leurs intérêts, les hommes, au lieu de se détester les uns les autres, aiment à marcher d’accord et à s’aider mutuellement ; mais loin d’être une impossibilité, c’est déjà, aujourd’hui, un fait normal et général. L’organisation sociale actuelle est une cause permanente d’antagonismes et de conflits entre les classes et les individus ; et si la société peut, malgré cela, se maintenir sans dégénérer littéralement en une horde de loups se dévorant les uns les autres, c’est justement grâce au profond instinct social humain qui provoque ces mille actes de solidarité, de sympathie, de dévouement, de sacrifice qu’on accomplit à chaque instant, sans même y penser : voilà ce qui permet à la société d’exister nonobstant les causes de dissolution qu’elle porte dans son sein.
L’homme est en même temps égoïste et altruiste, c’est dans sa nature même ; dans sa nature biologique, pré-sociale ; s’il n’avait pas été égoïste, s’il n’avait pas eu l’instinct de sa propre conservation, il n’aurait pu exister comme individu ; s’il n’avait pas été altruiste, s’il n’avait pas eu l’instinct de sacrifice vis-à-vis d’autrui, dont la première manifestation est l’amour pour la progéniture, il n’aurait pu exister comme espèce, ni à plus forte raison atteindre à la vie sociale.
Dans la société actuelle, il est impossible de satisfaire à la fois le sentiment égoïste et le sentiment altruiste coexistants dans l’homme, d’où il résulte qu’aujourd’hui personne n’est content, pas même ceux qui occupent une position privilégiée. Au contraire, le communisme est la forme sociale dans laquelle égoïsme et altruisme se confondent ou tendent à se confondre, et chaque homme l’acceptera, car il en résultera son bonheur et celui des autres.
AMBROISE. — Je le veux bien, mais croyez-vous que tous voudront et sauront s’adapter aux devoirs qu’impose une société communiste ? Si par exemple certains ne voulaient pas travailler ?… Oui, vous arrangez tout, en imagination, comme il vous plaît, et vous me direz que le travail est un besoin organique, un plaisir, et que tous rivaliseront pour obtenir le plus possible de ce plaisir.
GEORGES. — Je ne dis pas précisément cela, quoique ce soit l’opinion de beaucoup de mes amis. Pour moi, ce qui est un besoin organique et un plaisir, c’est le mouvement, l’activité tant musculaire que nerveuse. Mais le travail est une activité disciplinée en vue d’atteindre un but objectif extérieur à l’organisme, et je comprends fort bien qu’on peut préférer un exercice agréable, monter à cheval, par exemple, alors qu’il serait nécessaire de planter des choux. Mais je crois que l’homme sait s’adapter et s’adapte fort bien aux conditions nécessaires pour atteindre le but qu’il poursuit. Comme les produits qu’on obtient par le travail sont nécessaires pour vivre et que personne n’aura les moyens d’obliger les autres à travailler pour lui, tous accepteront la nécessité de travailler et préféreront l’organisation où le travail sera, à la fois, le moins pénible et le plus productif, l’organisation communiste.
Considérez, en outre, que, en communisme, ce sont les travailleurs eux-mêmes qui organisent et dirigent le travail et que, par conséquent, ils ont tout intérêt à le rendre agréable et facile ; considérez que dans la société communiste, il se formerait naturellement une opinion publique qui condamnerait l’oisiveté comme nuisible à tous, et dites-vous bien que si même il existait des gens oisifs, ils ne formeraient qu’une minorité insignifiante qu’on pourrait plaindre et supporter sans dommage sensible pour la société.
AMBROISE. — Mais supposez que, nonobstant vos prévisions optimistes, les oisifs soient nombreux dans votre société. Que ferez-vous ? Les entretiendriez-vous quand même ? Alors, autant vaudrait entretenir ceux que vous appelez bourgeois !
GEORGES. — En réalité, il y aurait une différence, et une grande, puisqu’actuellement les bourgeois, non seulement nous prennent une partie de ce que nous produisons, mais qu’ils nous empêchent aussi de produire ce que nous voulons et comme nous voulons.
Je ne dis tout de même pas qu’il faudrait nourrir les oisifs s’ils devenaient assez nombreux pour nous nuire ; d’autant plus que l’oisiveté et l’habitude de vivre à l’œil leur donneraient l’idée de commander. Le communisme est un pacte libre : celui qui ne l’accepte pas ou qui l’ayant accepté le rompt n’y participe pas.
AMBROISE. — Mais alors, il y aurait une nouvelle classe de déshérités ?
GEORGES. — Pas du tout. Chacun a droit à la terre, aux instruments de travail et à tous les avantages dont peut jouir l’homme dans l’état de civilisation où est arrivée l’humanité. Si quelqu’un ne veut pas accepter la vie communiste et les obligations qu’elle suppose, c’est son affaire. Il s’arrangera comme il voudra avec ceux qui voudront s’accorder avec lui, et s’il se trouve plus mal que les autres, ça lui prouvera la supériorité du communisme et le poussera à s’unir avec les communistes.
AMBROISE. — Quelqu’un serait donc libre de ne pas accepter le communisme.
GEORGES. — Certainement, et il aurait sur les richesses naturelles et les produits accumulés par les générations passées, les mêmes droits que les communistes. Que diable ! Ne vous ai-je pas toujours parlé de libres accords, de communisme libre ? Comment pourrait-il être question de liberté si cette alternative n’existait pas ?
AMBROISE. — Vous ne voulez donc pas imposer vos idées par la force ?
GEORGES. — Vous êtes fous ! Vous nous prenez donc pour des gendarmes ?… ou pour des magistrats ?
AMBROISE. — Bon alors. Je n’y vois rien de mal. Chacun est libre de rêver comme il l’entend.
GEORGES. — Prenez garde cependant de ne pas vous méprendre ce n’est pas imposer ses idées que de se défendre des voleurs et des violents et de reconquérir ses droits.
AMBROISE. — Ah, ah ! Donc pour reconquérir les droits, vous emploierez la force, n’est-ce pas ?
GEORGES. — C’est ce que je ne vous dirai pas. Vous pourriez en tirer un réquisitoire contre nous dans quelque procès.[1] Mais ce que je vous dirai pourtant c’est que, dès que le peuple sera conscient de ses droits, voudra en finir… vous courrez le risque d’être quelque peu malmenés. Mais tout dépend de la résistance que vous opposerez. Si vous cédez de bonne grâce, tout se passera en douceur ; si, au contraire, vous êtes obstinés, et je suis convaincu que vous le serez, tant pis pour vous.
Bonsoir.
- VIII -
AMBROISE. — Vous savez ! Plus je pense à votre communisme libre et plus je suis persuadé que vous êtes un bel original.
GEORGES. — Et pourquoi ?
AMBROISE. — Parce que vous parlez toujours de travail, de jouissance, d’accords, d’ententes, mais que vous ne dites jamais un mot de l’autorité sociale, du gouvernement. Qui réglera la vie sociale ? Qui sera le gouvernement ? Comment sera-t-il constitué ? Qui l’élira ? Quels seront les moyens dont il disposera pour obliger à respecter ses lois et pour punir les contrevenants ? Comment seront constitués les différents pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire ?
GEORGES. — Mais de tous ces pouvoirs-là, nous ne savons que faire. Nous ne voulons pas de gouvernement. Ne savez-vous pas encore que nous sommes anarchistes ?
AMBROISE. — Quand je vous disais que vous êtes un original ! Je comprendrais encore le communisne et j’admets qu’il pourrait offrir de grands avantages si toutefois tout était bien organisé par un gouvernement éclairé qui aurait la force d’imposer à tous le respect de la loi. Mais ainsi, sans gouvernement, sans lois ! Quel gâchis serait-ce ! ?
GEORGES. — Je le prévoyais : vous étiez tout d’abord contre le communisme parce que, disiez-vous, il nécessite un gouvernement centralisé et fort ; maintenant que vous entendez parler d’une société sans gouvernement, vous êtes prêt à accepter le communisme, pourvu qu’il y ait un gouvernement à poigne ! En somme, c’est surtout la liberté qui vous effraie.
AMBROISE. — Ce qui revient à dire que pour éviter un écueil on va buter contre l’autre. Ce qui est certain, c’est qu’il ne peut exister de société sans gouvernement. Comment voulez-vous que les choses marchent sans règles, sans norme d’aucune sorte. Il adviendrait que, l’un tirant à gauche, l’autre à droite, la barque demeurerait immobile, ou plutôt qu’elle coulerait à fond.
GEORGES. — Mais je ne vous ai pas dit que je ne veux ni règles ni normes ; je vous ai dit que je ne veux pas de gouvernement et j’entends par gouvernement un pouvoir qui fait les lois et les impose à tous.
AMBROISE. — Mais si ce gouvernement est élu par le peuple, il ne représente que la volonté du peuple. De quoi pourriez-vous avoir à vous plaindre ?
GEORGES. — Ceci est un mensonge ! Une volonté populaire générique, abstraite, n’est qu’un idéal métaphysique. Le peuple est composé d’hommes et les hommes ont mille volontés différentes variant suivant la diversité des tempéraments et des circonstances ; et vouloir obtenir d’eux, par la vertu magique de l’urne, une volonté générale, commune à tous, est simplement une absurdité. Il serait déjà impossible qu’un homme seul dit à un autre : « Exécute ma volonté dans toutes les questions qui pourront se présenter pendant un temps donné » — parce que cet homme ne pourrait prévoir quelle serait sa volonté dans les différentes occasions. Comment donc un peuple pourrait-il charger quelqu’un d’exécuter sa volonté, puisque, déjà au moment de donner le mandat, les membres de la collectivité ne sont pas d’accord entr’eux ?
Réfléchissez seulement un instant à la manière dont se font les élections — et prenez garde que j’entends la manière dont elles se feraient si tous les hommes étaient instruits et indépendants et si le vote était parfaitement conscient et libre. Vous, par exemple, vous votez pour celui que vous estimez le plus apte à agir selon vos intérêts et à appliquer vos idées. C’est déjà beaucoup concéder, puisque vous avez tant d’idées et tant d’intérêts variés que vous ne sauriez trouver un homme qui pense comme vous toujours et en tout. Mais sera-ce celui pour qui vous votez qui vous gouvernera ? Pas du tout. D’abord, votre candidat pourra ne pas être élu et alors votre volonté personnelle n’aura plus aucune part dans la prétendue volonté populaire. Mais supposons qu’il soit nommé, sera-t-il pour cela votre gouvernant ? Pas même en rêve. Il ne sera qu’une unité parmi beaucoup d’autres (dans le Parlement italien, par exemple, parmi 535) et vous serez, en réalité, gouvernés par une majorité de personnes auxquelles vous n’aurez jamais donné aucun mandat. Et cette majorité (dont les membres ont reçu tant de mandats différents ou contradictoires, ou mieux qui n’ont reçu qu’une délégation générale de pouvoir sans mandat déterminé), cette majorité, dans l’impossibilité de se rendre compte d’une volonté générale qui n’existe pas et de contenter tout le monde, fera comme bon lui semblera ou agira comme il plaira à ceux qui, momentanément, la domineront.
Allons, il vaut mieux laisser de côté cette vieille fiction du gouvernement qui représenterait la volonté populaire. Il y a certainement des questions d’un ordre général sur lesquelles, à un moment donné, tout le peuple se trouve d’accord. Mais alors, à quoi sert le gouvernement ? Si tous sont d’accord sur la nécessité de faire une chose, ils n’ont qu’à la faire.
AMBROISE. — Mais, enfin, vous avez admis qu’il faut des règles de vie, des normes. Qui devra les établir ?
GEORGES. — Les intéressés eux-mêmes, ceux qui devront suivre ces normes.
AMBROISE. — Et qui en imposera le respect ?
GEORGES. — Personne, puisqu’on parle de normes librement acceptées et librement suivies. Ne confondez pas les normes dont je vous parle, qui sont des conventions pratiques basées sur le sentiment de la solidarité et sur le soin que tous devront avoir de l’intérêt collectif avec la loi qui est une règle prescrite par quelques-uns et imposée à tous par la force. Nous ne voulons pas de loi, mais de libres pactes.
AMBROISE. — Et si quelqu’un viole le pacte ?
GEORGES. — Pourquoi quelqu’un le violerait-il s’il convient à tous ? Du reste, s’il survenait des violations, elles seraient le signe que tous ne sont pas satisfaits de l’accord et qu’il faut le modifier. Et tous chercheraient un arrangement meilleur, parce que tous sont intéressés à ce que personne ne soit mécontent.
AMBROISE. — Donc, vous, à ce qu’il paraît, vous rêvez une société primitive dans laquelle chacun ferait lui-même tout ce qui lui est nécessaire et où les rapports entre les hommes seraient peu nombreux, restreints et élémentaires.
GEORGES. — Mais pas du tout. Du moment que la multiplicité et la complexité des rapports procurent aux hommes de plus grandes satisfactions morales et matérielles, nous chercherons à entretenir des rapports aussi nombreux et aussi complexes que possible.
AMBROISE. — Mais alors vous aurez besoin de déléguer des fonctions, de donner des charges, de nommer des représentants pour établir les accords.
GEORGES. — Certainement. Mais ne croyez pas que cela équivaille à nommer un gouvernement. Le gouvernement fait la loi et l’impose, pendant que dans une société libre, les délégations ne sont que des charges déterminées, temporaires, pour accomplir des travaux indiqués, et ne donnent droit à aucune autorité et à aucune compensation spéciale. Et les résolutions des délégués sont toujours subordonnées à l’approbation de leurs mandants.
AMBROISE. — Mais vous ne supposez pas que tous seront d’accord. S’il se trouve des gens auxquels votre ordre social ne convienne pas, comment ferez-vous ?
GEORGES. — Ces gens s’arrangeront comme ils jugeront bon et nous nous entendrons avec eux, afin de ne pas nous causer mutuellement des ennuis.
AMBROISE. — Mais si les autres veulent vous ennuyer ?
GEORGES. — Alors, nous nous défendrons.
AMBROISE. — Ah ! Mais ne voyez-vous pas que de ce besoin de défense peut naître un nouveau gouvernement ?
GEORGES. — Certainement je le vois et c’est justement pour cela que je vous ai toujours dit que l’anarchie ne sera possible que quand auront été éliminées les plus grandes causes de conflits ; l’accord devenu d’intérêt pour tous, l’esprit de solidarité bien développé parmi les hommes ; c’est pour cela que, étant anarchiste, je suis, en outre, communiste. Si vous vouliez établir l’anarchie aujourd’hui, en laissant intacte la propriété individuelle et les autres institutions sociales qui en dérivent, immédiatement éclaterait une guerre civile telle qu’un gouvernement, si tyrannique fût-il, serait accueilli comme une bénédiction… Mais si, en même temps que vous établissez l’anarchie, vous abolissez la propriété individuelle, les causes de conflit qui subsisteront, ne seront pas insurmontables et on arrivera à s’accorder, parce que ce sera à l’avantage de tous.
Du reste, il est bien entendu que les institutions valent ce que valent les hommes qui les font fonctionner — et que l’anarchie spécialement, qui est le règne du libre accord, ne peut exister si les hommes ne comprennent pas les bénéfices de la solidarité et ne veulent pas se mettre d’accord.
C’est pour cela que nous faisons la propagande.
- IX -
AMBROISE. — Permettez que je revienne sur votre communisme anarchique. Franchement, je ne puis l’avaler !
GEORGES. — Eh ! je le crois bien. Après avoir passé votre vie parmi les codes et les pandectes, à défendre le droit de l’État et celui des propriétaires, une société sans État et sans propriétaires et dans laquelle il n’y aura plus ni révoltés ni affamés à envoyer aux galères ; une telle société doit vous sembler une chose de l’autre monde. Mais si vous voulez faire abstraction de votre position, si vous avez la force de vaincre vos habitudes d’esprit et si vous voulez réfléchir à la chose sans préventions, vous comprendrez facilement que, en admettant que le but de la société soit de réaliser le plus grand bien de tous ses membres, le communisme anarchique est la solution à laquelle on aboutira nécessairement. Si vous pensez, au contraire, que la société existe pour engraisser quelques viveurs aux dépens de tous, alors…
AMBROISE. — Non, non, j’admets que la société doit se proposer le bien général, mais je ne puis pour cela accepter votre système. Je m’efforce bien de me placer à votre point de vue, puisque j’ai pris intérêt à la discussion et que je voudrais tout au moins me faire une idée claire de ce que vous voulez. Mais vos conclusions me semblent tellement utopiques, tellement…
GEORGES. — Mais, en somme, quel est, dans l’exposition que je vous ai faite, le point que vous trouvez obscur ou inacceptable ?
AMBROISE. — Voilà… je ne sais… tout le système.
Laissons de côté la question de droit sur laquelle nous ne pouvons nous entendre ; en supposant que, comme vous le soutenez, tous aient un droit égal à jouir de la richesse existante, je comprends que le communisme semble être l’ordre social le plus simple et peut-être le meilleur. Mais ce qui ne me parait absolument pas possible, c’est une société sans gouvernement. Vous basez tout votre édifice sur la libre volonté des associés…
GEORGES. — Précisément.
AMBROISE. — Et c’est là votre erreur. Société signifie hiérarchie, discipline, soumission de l’individu à la collectivité. Sans autorité il n’est pas de société possible.
GEORGES. — C’est justement le contraire. Une société proprement dite n’existe qu’entre égaux et les égaux ont l’habitude de s’entendre entre eux s’ils y trouvent plaisir et avantage, mais non de s’assujettir l’un l’autre.
Vos relations de hiérarchie et de soumission, qui vous semblent l’essence de la société, sont des rapports d’esclave à maître ; et vous admettrez, j’espère, que l’esclave n’est pas, à proprement parler, l’associé de son maître, pas plus que l’animal domestique n’est l’associé de l’homme à qui il appartient ?
AMBROISE. — Mais croyez-vous vraiment possible une société où chacun fait ce qu’il veut ?
GEORGES. — A condition, bien entendu, que les hommes veuillent vivre en société et, par suite, s’adaptent aux nécessités de la vie sociale.
AMBROISE. — Mais s’ils ne le veulent pas ?
GEORGES. — Alors, il n’y aurait pas de société possible. Mais comme l’homme, du moins l’homme moderne, ne peut trouver que dans la société la satisfaction de ses besoins matériels et moraux, il serait étrange de supposer qu’il voudra renoncer à ce qui est pour lui une condition de vie et de bien-être.
Les hommes se mettent difficilement d’accord quand ils discutent dans l’abstrait. Mais y a-t-il quelque chose à faire, qu’il est nécessaire de faire, qui est dans l’intérêt de tous ? Pourvu qu’aucun n’ait les moyens d’imposer aux autres sa volonté et de les obliger à agir comme il l’entend, immédiatement les obstinations et les tiraillements d’amour-propre disparaissent, on devient conciliant et la chose s’accomplit à la plus grande satisfaction de tous.
Ça se comprend : rien d’humain n’est possible sans la volonté des hommes. Tout le problème pour nous, consiste à changer cette volonté, c’est-à-dire à faire comprendre aux hommes qu’en se combattant l’un l’autre, en se détestant, en s’exploitant mutuellement, ils y perdent tous, et à les persuader de vouloir une organisation sociale basée sur l’appui mutuel et sur la solidarité.
AMBROISE. — Donc pour établir votre communisme anarchique, vous devriez attendre que tous soient persuadés et aient la volonté de l’établir.
GEORGES. — Oh non ! Nous serions jolis ! La volonté est en grande partie déterminée par le milieu ambiant et il est probable que tant que dureront les conditions actuelles, la grande majorité des hommes continueront à croire que la société ne peut être organisée autrement qu’elle l’est.
AMBROISE. — Mais alors ?
GEORGES. — Alors, nous établirons nous-mêmes entre nous le communisme et l’anarchie quand nous serons en nombre suffisant pour le faire, convaincus que si les autres voient que nous nous en trouvons bien, ils ne tarderont pas à nous imiter. Ou si nous ne pouvons réaliser le communisme et l’anarchie, nous travaillerons à changer les conditions sociales de manière à déterminer les volontés dans le sens que nous voulons.
Vous comprenez : il s’agit d’une action réciproque du milieu sur la volonté et de la volonté sur le milieu. Nous faisons et nous ferons toujours ce que nous pourrons pour qu’on s’achemine vers notre idéal.
Ce que vous devez bien comprendre, c’est que nous ne voulons violenter la volonté de personne ; mais nous ne voulons pas que personne violente notre volonté ou celle du public. Nous nous révoltons contre cette minorité qui, par la violence, exploite et opprime le peuple. Une fois la liberté conquise pour nous et pour tous, et, bien entendu, les moyens de demeurer libres, soit de se servir de la terre et des instruments de production, nous ne compterons plus, pour faire triompher nos idées, que sur la force de la parole et de l’exemple.
AMBROISE. — C’est fort bien ; et vous croyez arriver ainsi à une société qui se régira simplement par la volonté concordante de ses membres ? C’est bien le cas de dire que ce serait un cas sans précèdent !
GEORGES. — Pas tant que vous vous l’imaginez. En réalité, il en a même toujours été ainsi, si l’on considère que les vaincus, les asservis, les bêtes de somme et de boucherie de la société humaine n’en font, à proprement parler, pas partie. Dans les États despotiques où tous les habitants sont traités comme un troupeau au service d’un seul, personne n’a de volonté, sinon le souverain… et ceux dont le souverain a besoin pour tenir la masse asservie. Mais au fur et à mesure que d’autres arrivent à s’émanciper et à entrer dans la classe dominante, dans la société proprement dite, soit par la participation directe au gouvernement, soit par la possession des richesses, la société va s’organisant de manière à satisfaire la volonté de tous les dominateurs. Tout l’appareil législatif et exécutif, tout le gouvernement, avec ses lois, ses soldats, ses policiers, ses juges, etc., ne servent qu’à régulariser et à assurer l’exploitation du peuple. Autrement, les patrons trouveraient plus simple et plus économique de s’accorder entre eux et de se passer de l’État. Les bourgeois eux-mêmes le reconnaissent… quand ils oublient, pour un instant, que sans les soldats et les gendarmes, le peuple viendrait troubler la fête. Abolissez les divisions de classe, faites qu’il n’y ait plus d’esclaves à tenir en bride, et immédiatement l’État n’aura plus aucune raison d’exister.
D’ailleurs, même aujourd’hui, la partie essentielle de la vie sociale, aussi bien dans la classe dominante que dans la classe asservie, s’accomplit par accords spontanés et souvent inconscients entre les individus, par habitude, point d’honneur, respect de la parole donnée, crainte de l’opinion publique, sentiments d’honnêteté, d’amour, de sympathie, règles de politesse — sans aucune intervention de la loi et du gouvernement. Loi et gouvernement deviennent nécessaires seulement lorsqu’il s’agit de relations entre dominateurs et asservis. Entre égaux, chacun a honte d’appeler le gendarme et de recourir au juge.
AMBROISE. — Voyons, n’exagérez pas. L’État accomplit cependant des choses utiles à tout le monde, donne l’instruction, veille à la salubrité publique, défend la vie des citoyens, organise les services publics… Vous ne direz pas que ce sont des choses inutiles ou nuisibles.
GEORGES. — Oh, faites comme l’État les fait d’ordinaire, on pourrait presque le dire. Il est certain que celui qui accomplit réellement ces besognes, c’est toujours le travailleur, et l’État, en s’érigeant en régulateur, ne fait que les transformer en instruments de domination et les tourner à l’avantage spécial des gouvernants et des propriétaires.
L’instruction se propage s’il existe dans le public le désir de s’instruire et s’il y a des maîtres capables d’instruire ; la santé publique est florissante lorsque le public connaît, apprécie et peut mettre en pratique les règles de l’hygiène et lorsqu’il existe des médecins capables de bien conseiller les gens ; la vie des citoyens est sûre quand les hommes sont habitués à considérer comme sacrées la vie et la liberté humaine et quand… il n’y a ni juges, ni policiers pour donner l’exemple de la brutalité ; les services publics s’organisent lorsqu’on en éprouve le besoin.
L’État ne crée rien : dans la meilleure des hypothèses, il ne serait qu’un rouage superflu, un inutile gaspillage de forces ; et s’il n’était qu’inutile !
AMBROISE. — Assez. Je pense que vous m’en avez dit suffisamment ; je veux y réfléchir.
Au revoir.
- X -
LOUIS (ouvrier). — J’ai su que l’on discute ici le soir la question sociale et je suis venu pour adresser une demande à mon ami Georges.
Dis-moi, est-il vrai que vous autres anarchistes, vous voudriez qu’il n’y eut plus de police ?
GEORGES. — Certainement. Eh quoi ! n’es-tu pas de cet avis ? Depuis quand es-tu devenu l’ami des policiers et des gendarmes ?
LOUIS. — Je ne suis pas leur ami, tu le sais, mais je ne suis pas davantage l’ami des voleurs et des assassins. Je veux que mon bien et ma vie soient gardés et bien gardés.
GEORGES. — Et qui te garde des gardiens ?
Crois-tu que les hommes deviennent sans cause voleurs et assassins ?
Le meilleur moyen de pourvoir à notre sécurité est-il de nous mettre sur le dos une bande de gens qui, sous prétexte de nous défendre, nous opprime et nous rançonne, et fait mille fois plus de mal que tous les voleurs et tous les assassins ensemble ?
Ou ne serait-il pas meilleur de détruire les causes du mal, en faisant en sorte que tous puissent vivre sans s’arracher mutuellement le pain de la bouche et que tous puissent s’éduquer et se développer de manière, à bannir du coeur humain les funestes passions de la jalousie, de la haine et de la vengeance ?
LOUIS. — Mais quoi ! les hommes sont mauvais par nature, et s’il n’y avait pas les lois, les juges et les gendarmes pour nous tenir en respect, pires que les loups, nous nous dévorerions entre nous.
GEORGES. — S’il en était ainsi, ce serait une raison de plus de ne donner à personne le pouvoir de commander et de disposer de la liberté des autres. Contraints de lutter contre tous, chacun par nos propres forces, nous saurions courir le risque de la lutte, nous pourrions être de temps en temps ou vainqueurs ou vaincus ; nous serions des sauvages, mais nous jouirions au moins de la liberté relative des forêts et des âpres émotions de la bête de proie. Mais si volontairement nous donnions à quelques-uns le droit et le pouvoir de nous imposer leur volonté, justement, selon toi, parce que nous sommes des hommes prédisposés à nous entre-dévorer, ce serait comme nous vouer de nous-mêmes à l’esclavage et à la misère.
Mais tu te trompes, mon ami ; les hommes sont bons ou mauvais selon les circonstances. Ce qui est commun à tous, c’est l’instinct de conservation, l’aspiration au bien-être et au développement de leurs propres facultés. Tant que pour vivre bien, il faut faire du mal aux autres, un petit nombre seulement résiste, et avec beaucoup d’effort, à la tentation. Mais fais en sorte que les hommes trouvent dans la société de leurs semblables les conditions de leur bien-être et de leur développement et il y aura autant de difficulté à être méchant qu’il y en a aujourd’hui à être bon.
LOUIS. — Admettons. Mais cependant, dans l’attente de la transformation sociale, la police empêche les délits.
GEORGES. — Empêche !
LOUIS. — Enfin, elle en empêche un grand nombre et livre à la justice les auteurs de ceux qu’elle n’a pu empêcher.
GEORGES. — Ceci .non plus n’est pas vrai. L’influence de la police sur le nombre et l’importance des délits est à peu près nulle. En effet, quelles que soient les réformes dans l’organisation de la magistrature, de la police et des prisons, que l’on augmente ou que l’on diminue le nombre des policiers, tant que les conditions économiques et morales du peuple ne changent pas, la criminalité reste sensiblement la même.
Au contraire, il suffit de la plus légère modification dans les rapports entre propriétaires et travailleurs, du moindre changement dans le prix du blé et des autres aliments de première nécessité ou d’une crise laissant les ouvriers sans travail, ou de la propagande d’une idée qui ouvre au peuple de nouveaux horizons et lui apporte le sourire de nouvelles espérances, pour qu’aussitôt un accroissement ou une diminution de la criminalité en soit visiblement l’effet.
Il est vrai que la police envoie en prison les délinquants lorsqu’elle peut leur mettre la main dessus, mais puisque ceci ne sert pas à éviter de nouveaux délits, c’est un mal ajouté au mal, une souffrance de plus inutilement infligée à des êtres humains.
Et si même quelques délits étaient évités par l’action de la police, ceci serait bien loin de suffire à compenser ceux qu’elle provoque et les vexations qu’elle impose au public.
Leur fonction même met les policiers en lutte contre tout le public, les rend suspects à tous, en fait comme des chasseurs d’hommes, les induit à mettre leur amour-propre dans la découverte de « beaux » cas de criminalité et crée en eux une mentalité spéciale qui finit très souvent par développer des instincts absolument antisociaux. Le fait n’est pas rare qu’un policier, dont la mission devrait être de prévenir le crime ou de le découvrir, le provoque, au contraire, ou l’invente dans l’intérêt de sa carrière et pour se donner de l’importance et se rendre nécessaire.
LOUIS. — Mais alors les policiers seraient eux-mêmes des malfaiteurs ! Ceci peut arriver quelques fois, d’autant plus que le personnel de la police n’est pas toujours recruté dans la fleur de la population ; mais en général…
GEORGES. —En général, le milieu agit inexorablement et la déformation professionnelle atteint même ceux qui seraient appelés à mieux.
Dis-moi donc ce que peut être ou ce que peut devenir la mentalité d’un homme qui s’oblige, de par le salaire qu’il reçoit, à poursuivre, arrêter, tourmenter, quiconque lui est indiqué par ses supérieurs, sans se préoccuper s’il a affaire à un coupable ou à un innocent, à un brigand ou à un apôtre ?
LOUIS. — Oui… mais…
GEORGES. — Mais laisse-moi te dire quelques mots sur le point le plus important de la question, c’est-à-dire sur ce que sont les prétendus méfaits que la police se charge de prévenir et de réprimer.
Certainement, parmi les actes que punit le code, il en est qui sont et seront toujours de mauvaises actions, mais ils sont l’exception et résultent de l’état d’abrutissement et de désespoir où la misère réduit les hommes.
Mais, en général, les actes punis sont ceux qui lèsent les privilèges que les riches se sont attribués et ceux qui attaquent le gouvernement dans l’exercice de son autorité. De sorte que la police, efficace ou non, est destinée à protéger non pas la société tout entière, mais les privilégiés, et à tenir la peuple soumis.
Tu parlais de voleurs. Mais qui est plus voleur que le propriétaire qui s’enrichit en dérobant le produit du travail des ouvriers ?
Tu parlais d’assassins. Mais qui est plus assassin que les capitalistes qui, pour garder le privilège de commander et de vivre oisifs, sont la cause des privations atroces et de la mort prématurée de millions de travailleurs, sans parler de la continuelle hécatombe d’enfants.
Ces voleurs et ces assassins, bien plus coupables et plus dangereux que les malheureux poussés au crime par les misérables conditions où ils vivent, la police ne les touche jamais, loin de là.
LOUIS. — En somme, tu crois que la révolution faite, les hommes deviendront subitement, de but en blanc, autant de petits saints. Ils respecteront mutuellement leurs droits, il s’aimeront et s’aideront ; il n’y aura plus ni haines, ni jalousies… le paradis terrestre, quoi ?
GEORGES. — En aucune façon. Je ne crois pas que les transformations morales se produisent brusquement, de but en blanc. Il y aura, certes, un grand changement par le seul fait du pain assuré et de la liberté conquise, mais toutes les passions mauvaises qui se sont incarnées en nous par l’action séculaire de l’esclavage et de la lutte de chacun contre tous ne disparaîtront pas tout à coup. Pendant longtemps encore, il y aura des gens qui se sentiront tentés d’imposer par la violence leur propre volonté aux autres, ou qui voudront profiter des circonstances favorables pour se créer des privilèges, ou qui conserveront pour le travail cette aversion qui leur est inspirée par les conditions d’esclavage où ils sont aujourd’hui contraints de travailler, etc.
LOUIS. — Donc, même après la révolution, il faudra se défendre contre les malfaiteurs.
GEORGES. —Très probablement. Bien entendu qu’alors on considérera comme malfaiteurs non pas ceux qui n’entendent pas mourir de faim sans se révolter et encore moins ceux qui attaquent l’organisation sociale actuelle et prétendent y substituer un ordre meilleur, mais ceux qui feront du mal à tous, ceux qui attenteront à l’intégrité de l’individu, à la liberté et au bien-être des autres.
LOUIS. — Bien. Donc il faudra toujours une police.
GEORGES. — Mais pas du tout. Ce serait vraiment une grande sottise si pour se garder contre quelque violent, quelque fainéant et quelque dégénéré, on ouvrait école de fainéantise et de violence en constituant un corps de bandits qui s’habituent à considérer les citoyens comme chair à menottes et à prison et fassent de la chasse à l’homme leur principale ou même leur unique occupation.
LOUIS. — Mais alors ?
GEORGES. — Alors, nous nous défendrons par nous-mêmes.
LOUIS. — Et tu crois que cela soit possible ?
GEORGES. — Non seulement je crois possible que le peuple se défende, de lui-même, sans déléguer à personne les fonctions spéciales de la défense sociale, mais je suis convaincu que c’est la seule manière efficace.
Dis-moi un peu ! Si demain vient chez toi un homme recherché par la police, iras-tu le dénoncer ?
LOUIS. — Mais, es-tu fou ? Pas même si c’était le pire des assassins. Est-ce que tu me prends pour un mouchard ?
GEORGES. — Ah ! ah ! Ce doit être un bien vilain métier que celui de policier si tout homme qui se respecte se sentirait déshonoré de le faire, même en le croyant nécessaire à la société.
Et maintenant, dis-moi une autre chose. S’il t’arrivait un malade de maladie infectieuse ou un fou furieux, le conduirais-tu à l’hôpital ?
LOUIS. — Certainement.
GEORGES. — Même de force ?
LOUIS. —Mais… tu dois comprendre ! Le laisser libre pourrait faire du mal à tant de gens.
GEORGES. — Maintenant, peux-tu m’expliquer pourquoi tu te garderais bien de dénoncer un assassin, tandis qu’un fou ou un pestiféré, tu le conduirais à l’hôpital, même de force.
LOUIS. — Mais… d’abord parce qu’il me répugne de faire le policier, tandis que je trouve honorable et humanitaire de faire l’infirmier.
GEORGES. —Tu vois donc que le premier effet de la police est de désintéresser les citoyens de la défense sociale et même de les mettre du côté de ceux qu’à tort ou à raison elle persécute.
LOUIS. — Et puis, quand je conduis quelqu’un à l’hôpital, je sais que je le laisse aux mains des médecins, qui chercheront à le guérir pour le remettre en liberté dès qu’il sera devenu inoffensif pour ses semblables. Et s’il est incurable, ils chercheront à adoucir ses souffrances et ne lui infligeront jamais un traitement plus sévère qu’il n’est strictement nécessaire. Et si les médecins ne faisaient pas leur devoir, le public les y obligerait, parce qu’il est entendu que l’on tient les gens à l’hôpital pour les soigner et non pour les martyriser.
Tandis que, au contraire, si l’on remet un homme entre les mains des gens de police, ils mettent leur amour-propre à le faire condamner sans beaucoup se soucier s’il est coupable ou innocent, puis ils le mettent dans une prison où, au lieu de chercher à l’améliorer à force de soins affectueux, ils font tout pour le faire souffrir et l’exaspérer et ils le relâchent ennemi plus dangereux pour la société qu’il ne l’était à son entrée. Mais ceci pourrait être modifié par une réforme radicale.
GEORGES. — Mon cher ami, pour réformer ou détruire une institution, la première chose est de ne pas constituer une corporation intéressée à la conserver.
La police (et ce que l’on dit d’elle s’applique aussi à la magistrature), en faisant le métier d’envoyer les gens en prison et de les massacrer à l’occasion, finit toujours par se sentir et par être en lutte avec le public. Elle s’acharne sur le délinquant, vrai ou supposé, avec la passion du chasseur poursuivant le gibier, mais en même temps, elle est intéressée à ce qu’il y ait des délinquants, parce qu’ils sont sa raison d’être et plus leur nombre croît et plus ils sont dangereux, plus le pouvoir et l’importance sociale de la police augmentent.
Pour que le délit soit traité d’une façon rationnelle, pour que l’on en recherche les causes et que l’on fasse réellement tout pour l’éliminer, il faut que cette tâche soit confiée à ceux qui sont exposés à souffrir des conséquences du délit, c’est-à-dire à tout le peuple et non pas à ceux pour qui l’existence du délit est une source de pouvoir et de gain.
LOUIS. — Eh ! il peut se faire que tu aies raison. Au revoir.
- XI -
AMBROISE. — J’ai réfléchi à ce que vous m’avez dit dans nos conversations… et je renonce à discuter. Non que je me confesse vaincu ; mais… en somme, vous avez vos raisons et l’avenir pourrait bien être pour vous.
En attendant, je suis magistrat et tant que la loi est là, je dois la respecter et la faire respecter. Vous comprenez…
GEORGES. — Oh, je comprends très bien. Faites, faites seulement. Ce sera notre affaire d’abolir la loi et de vous libérer ainsi de l’obligation d’agir contre votre conscience.
AMBROISE. — Doucement, doucement, je n’ai pas dit cela… mais passons.
Je voudrais de vous quelque autre explication.
Nous pourrons peut-être nous entendre sur les questions regardant le régime de la propriété et l’organisation politique. Après tout, ce sont des formes historiques qui ont changé maintes fois et qui peut-être changeront encore.
Mais il y a des institutions sacrées, des sentiments profonds de l’âme humaine que vous blessez continuellement : la famille, la patrie !
Par exemple, vous voulez mettre toute chose en commun. Naturellement, vous mettrez en commun aussi les femmes et vous ferez ainsi comme un grand sérail, n’est-il pas vrai ?
GEORGES. — Écoutez, si vous voulez discuter avec moi, faites-moi le plaisir de ne pas dire de sottises et de ne pas faire de l’esprit de mauvais aloi. La question que nous traitons est trop sérieuse pour l’émailler de lazzis vulgaires !
AMBROISE. — Mais… je parlais sérieusement. Que ferez-vous des femmes ?
GEORGES. — Alors tant pis pour vous, car il est vraiment étrange que vous ne compreniez pas l’absurdité de ce que vous avez dit. Mettre en commun les femmes ! Et pourquoi ne dites-vous pas que nous voulons mettre en commun les hommes ? Ce qui peut seul expliquer votre conception, c’est que, par une habitude invétérée, vous considérez la femme comme un être inférieur, créé et mis au monde pour servir d’animal domestique et d’instrument de plaisir au mâle. Vous la comptez pour une chose et vous supposez qu’il faut lui assigner le destin des choses. Mais nous, qui considérons la femme comme un être humain semblable à nous et devant jouir de tous les droits et de tous les moyens d’existence dont jouit ou doit jouir le sexe masculin, nous trouvons tout simplement vide de sens la question : Que ferez-vous des femmes ? Demandez plutôt : Que feront les femmes ? Et je vous répondrai qu’elles feront ce qu’elles voudront et que, puisqu’elles ont, au même titre que les hommes, besoin de vivre en société, il est certain qu’elles voudront s’accorder avec leurs semblables, mâles et femelles, pour satisfaire à leurs besoins au plus grand avantage et d’elles-mêmes et de tous.
AMBROISE. — Je comprends : vous considérez la femme comme l’égale de l’homme. Pourtant, beaucoup de savants, après examen de la structure anatomique et des fonctions physiologiques de l’organisme féminin, soutiennent que la femme est naturellement inférieure à l’homme.
GEORGES. — Eh ! ne sait-on pas que, quelle que soit la chose à soutenir, on trouvera toujours un savant pour cela. Il y a des savants qui admettent l’infériorité de la femme ; d’autres, au contraire, soutiennent que ses facultés et sa capacité de développement équivalent celles de l’homme et que si, aujourd’hui, les femmes sont généralement moins intelligentes que les hommes, cela dépend de l’éducation qu’elles reçoivent et du milieu où elles vivent. Si vous cherchez bien, vous trouverez également des savants, ou, du moins, des savantes, qui déclarent que l’homme est un être inférieur destiné à libérer la femme des travaux matériels afin de la laisser à ses vocations génitales. Je sais que cette thèse a été soutenue en Amérique.
Mais qu’importe ! ! Il ne s’agit pas ici de résoudre un problème scientifique, mais de réaliser un vœu, un idéal humain. Donnez à la femme tous les moyens et toute la liberté de se développer : il n’en résultera que ce qui peut en résulter. La femme sera-t-elle l’égale de l’homme, sera-t-elle plus intelligente ou moins intelligente que lui ? C’est ce que les faits démontreront. La science, du reste, profitera de l’expérience, puisqu’elle aura alors des faits positifs, sur quoi élever ses inductions.
AMBROISE. — Donc, vous ne prenez pas en considération les facultés naturelles aux individus ?
GEORGES. — Pas dans le sens qu’elles doivent créer des droits. Dans la nature, vous ne trouverez pas deux individus égaux ; mais nous réclamons pour tous l’égalité sociale ; c’est-à-dire les mêmes moyens, les mêmes conditions : et nous croyons que cette égalité non seulement répond au sentiment de justice et de fraternité qui s’est développé dans l’humanité, mais aussi tourne au réel avantage de tous, forts ou faibles.
Parmi les hommes aussi, parmi les mâles, les uns sont plus intelligents, les autres moins, mais on n’admet pas pour cela que les uns doivent avoir plus de droits que les autres. Certains soutiennent que les blonds sont mieux doués que les bruns ou vice-versa ; que les races à crâne oblong sont supérieures à celles à crâne large ou vice versa ; et la question, si elle a une base rationnelle, est certainement intéressante pour la science, mais, étant donné l’état actuel des sentiments et des idéaux humains, il serait absurde de prétendre que les blonds et les dolichocéphales doivent commander aux bruns et aux brachycéphales ou vice-versa. N’est-ce pas votre avis ?
AMBROISE. — D’accord. Mais revenons à la question de la famille. Vous voulez l’abolir ou l’organiser sur une autre base ?
GEORGES. — Voici. Dans la famille, il est nécessaire de considérer les relations économiques, les relations sexuelles et les relations entre enfants et parents.
En tant qu’institution économique, il est clair que la famille n’aura plus de raison d’exister et qu’elle disparaîtra en fait, dès que sera abolie la propriété individuelle et, par conséquent, l’héritage. En ce sens, du reste, la famille est déjà abolie pour la grande majorité de la population, composée de prolétaires.
AMBROISE. — Et pour les relations sexuelles ? Vous voulez l’amour libre, la…
GEORGES. — Allons donc ! Croyez-vous qu’il peut exister un amour esclave ?
Vous trouverez la cohabitation forcée, l’amour feint, par force, par intérêt ou par convenance sociale : il y aura même des hommes et des femmes qui respecteront le lien matrimonial par conviction religieuse ou morale ; mais l’amour vrai ne peut exister, ne se conçoit pas sinon parfaitement libre.
AMBROISE. — C’est vrai ; mais si chacun suivait les caprices que lui inspire le dieu amour, il n’y aurait plus de morale et le monde deviendrait un lupanar.
GEORGES. — En fait de morale, vous pouvez vous vanter vraiment des résultats de vos institutions. L’adultère, les mensonges de toutes sortes, les haines longuement couvées, les maris qui tuent leurs femmes, les femmes qui empoisonnent leurs maris, les infanticides, les enfants qui grandissent parmi les scandales, les querelles familiales… Est-ce là la morale que vous croyez menacée par la liberté de l’amour ?
C’est aujourd’hui vraiment que le monde est un lupanar, parce que les femmes sont fréquemment obligées de se prostituer pour vivre ; parce que le mariage souvent contracté par pur calcul d’intérêt, est toujours pour toute sa durée une union dans laquelle l’amour n’entre pas du tout ou n’entre que comme un accessoire.
Assurez à tous les moyens de vivre d’une manière convenable et indépendante, donnez à la femme la complète liberté de disposer de sa, personne, détruisez les préjugés religieux ou autres qui astreignent les hommes et les femmes à toutes sortes de convenances dérivant de la servitude et la perpétuant — et les unions sexuelles seront faites d’amour, dureront autant que durera l’amour, et ne produiront que la félicité de l’individu et le bien de l’espèce.
AMBROISE. — Mais, enfin, êtes-vous partisan des unions perpétuelles ou des unions temporaires ? Voulez-vous les couples séparés ou la multiplicité et la variété des relations sexuelles ou même la promiscuité complète ?
GEORGES. — Nous voulons la liberté.
Jusqu’à présent, les unions sexuelles ont tellement subi la pression de la violence brutale, de la nécessité économique, des préjugés religieux et des prescriptions légales qu’il n’est pas possible de déduire quel sera le mode de relations sexuelles qui répondra le mieux au bien physique et moral de l’individu et de l’espèce.
Il est certain qu’une fois éliminées les conditions qui, aujourd’hui, rendent artificielles et forcées les relations entre hommes et femmes, il se constituera une hygiène et une morale sexuelles qui seront respectées, non parce que légales, mais par la conviction, basée sur l’expérience, qu’elles satisfont au bien des individus et de l’espèce.
Mais cela ne peut être que l’effet de la liberté.
AMBROISE. — Et les enfants ?
GEORGES. — Vous comprenez que, la propriété commune admise et le principe de la solidarité sociale établi sur de solides bases morales et matérielles, l’entretien des enfants appartiendra à la communauté et leur éducation sera le soin et l’intérêt de tous.
Il est probable que tous les hommes et toutes les femmes aimeront tous les enfants : et si, comme je le crois certainement, les parents ont une affection spéciale pour ceux qui sont nés d’eux, ils n’auront qu’à se réjouir en sachant que l’avenir de leurs enfants est assuré et qu’ils ont pour leur entretien et leur éducation le concours de toute la société.
AMBROISE. — Mais le droit des parents sur leurs enfants, le respectez-vous, au moins ?
GEORGES. — Le droit sur les enfants est fait de devoirs ; a plus de droits sur eux, c’est-à-dire de droits à les guider et à les soigner, qui les aime le mieux et s’en occupe le plus : comme, d’habitude, les parents aiment mieux leurs propres enfants que ceux des autres, c’est aussi à eux qu’appartiendra principalement le droit de pourvoir à leurs besoins. Et, à ce sujet, il n’y a pas à craindre de contestations, parce que si quelque père dénaturé aime peu ses enfants et ne les soigne pas, il sera content que d’autres s’en occupent et l’en débarrassent.
Mais si, par droit du père sur ses enfants, vous entendez le droit de les maltraiter, de les corrompre, de les exploiter, je nie d’une manière absolue ce droit et je crois qu’aucune société digne de ce nom ne le reconnaîtrait et ne le souffrirait.
AMBROISE. — Mais vous ne pensez pas que cette manière de confier la responsabilité de l’entretien des enfants à la collectivité provoquerait une telle augmentation de la population qu’il n’y aurait plus de quoi vivre pour tous ? Et vous ne voulez pas entendre parler du malthusianisme que vous appelez une chose absurde !
GEORGES. — Je vous ai dit autrefois qu’il est absurde de prétendre que la misère actuelle dépend de l’excès de la population et de vouloir y remédier par les pratiques malthusiennes. Mais je reconnais bien volontiers la gravité de la question de la population et j’admets que dans l’avenir, quand tous les enfants qui naîtront auront leur entretien assuré, la misère pourrait renaître par excès réel de population.
Les hommes émancipés et instruits penseront, quand ils le jugeront nécessaire, à mettre une limite à la trop rapide multiplication de l’espèce ; et j’ajoute qu’ils n’y penseront sérieusement que quand seront détruits les accaparements, les privilèges, les obstacles mis à la production par l’avidité des propriétaires : quand auront disparu toutes les causes sociales de la misère, alors seulement la nécessité de proportionner le nombre des vivants à la possibilité de la production, et à l’espace disponible, apparaîtra à tous, simple et évidente.
AMBROISE. — Mais si les hommes ne veulent pas y penser !
GEORGES. — Alors tant pis pour eux.
Vous ne voulez pas comprendre qu’il n’est aucune providence divine ou naturelle qui s’occupe du bien des hommes. Leur bien, il est nécessaire que les hommes s’en occupent eux-mêmes, en faisant ce qu’ils trouvent utile et nécessaire pour parvenir au but.
Vous dites toujours : mais s’ils ne le veulent pas ? En ce cas, ils n’arriveront à rien et resteront toujours en proie aux forces aveugles qui les environnent.
Il en est de môme aujourd’hui : les hommes ne savent ce qu’il faut faire pour devenir libres ou, s’ils le savent, ils ne veulent pas le faire. C’est pourquoi ils restent esclaves.
Mais nous espérons qu’ils sauront et voudront plus vite que vous ne pensez.
Alors, ils seront libres.
- XII -
AMBROISE. Vous avez conclu, l’autre jour, que toute la question est de vouloir. Si les hommes veulent être libres, disiez-vous, s’ils veulent faire ce qu’il faut pour vivre dans une société d’égaux, tout ira bien, sinon tant pis pour eux. Cela serait fort bien si tous voulaient la même chose ; mais si les uns veulent vivre en anarchie, tandis que les autres préfèrent la tutelle d’un gouvernement ; si les uns sont disposés à prendre en considération les besoins de la collectivité et les autres à profiter des bienfaits de la vie sociale sans s’adapter à ses nécessités ; s’ils veulent agir à leur façon sans s’occuper du dommage qui peut en résulter pour autrui, comment ferez-vous sans un gouvernement qui détermine et impose les devoirs sociaux ?
GEORGES. — S’il y a un gouvernement, c’est la volonté des gouvernants, de leur parti, de leurs co-intéressés qui triomphe et le problème, qui est de satisfaire la volonté de tous, n’est pas résolu. Au contraire, la difficulté est aggravée. La fraction qui gouverne, non seulement peut ignorer ou violenter la volonté des autres par ses propres moyens, mais elle peut employer, pour s’imposer, la force de tous. C’est le cas de la société actuelle où la classe ouvrière fournit au gouvernement les soldats et les richesses qui servent à maintenir esclaves les ouvriers.
Je crois vous l’avoir déjà dit, nous voulons une société où chacun ait la possibilité de vivre à sa guise, mais où aucun homme ne puisse en contraindre d’autres à travailler pour lui et soumettre autrui à sa propre volonté. Une fois ces deux principes appliqués : la liberté pour tous et les instruments de production pour tous, le reste dérive naturellement, par la force des choses, et la société nouvelle s’organise de la manière qui convient le mieux à l’intérêt général.
AMBROISE. — Et si quelques-uns veulent s’imposer par la force brutale ?
GEORGES. — Alors ce serait le gouvernement ou les aspirants gouvernants et nous les combattrions par la force. Vous comprenez bien que si nous voulons faire aujourd’hui la révolution, ce n’est pas pour nous soumettre docilement demain à de nouveaux oppresseurs. Si ceux-ci triomphaient, la révolution serait vaincue et il faudrait la recommencer.
AMBROISE. — Mais pourtant, vous admettrez bien des principes moraux supérieurs à la volonté, au caprice des hommes et auxquels tous sont obligés de se conformer… au moins théoriquement ?
GEORGES. — Oh ! Qu’est-ce donc que cette morale supérieure â la volonté des hommes ? Par qui est-elle prescrite, d’où dérive-t-elle ?
La morale varie selon les époques, les pays, les classes, les circonstances. Elle exprime ce que les hommes estiment la meilleure conduite à un certain moment, dans des circonstances données. En somme, pour chaque individu, ce qui est conforme à la bonne morale, c’est ce qui lui est bon, ce qui lui plaît pour des raisons pratiques ou sentimentales.
Pour vous, la morale enjoint le respect de la loi, c’est-à-dire la soumission aux privilèges dont jouit votre classe ; pour nous, elle exige la révolte contre l’oppression et la recherche du bien de tous. Nous pensons que toutes les prescriptions morales se résument dans l’amour entre les hommes.
AMBROISE. — Et les délinquants ? Respecterez-vous leur liberté ?
GEORGES. — Pour nous, être délinquant, c’est violenter la liberté des autres. Quand les délinquants ont été nombreux et puissants, et ont organisé leur domination d’une manière stable, comme c’est aujourd’hui le cas des propriétaires et des gouvernants, il faut une révolution pour s’en libérer. Quand, au contraire, les délinquants seront quelques individus inadaptés ou malades, nous chercherons à découvrir les causes de leur état et à y apporter des remèdes opportuns.
AMBROISE. — Mais alors ? Il faudrait donc une magistrature, un code pénal, une police, des prisons, etc.
GEORGES. — Et donc, direz-vous, la reconstitution d’un gouvernement, le retour à l’état d’oppression où nous sommes aujourd’hui. En effet, le plus grand dommage causé par le délit n’est pas tant le fait isolé et transitoire de la violation du droit d’un quelconque individu, que le péril de le voir servir d’occasion et de prétexte à 1a constitution d’une autorité qui, sous l’apparence de défendre la société, la soumette et l’opprime.
Nous savons déjà à quoi servent la police et la magistrature et qu’elles sont la source plutôt que le remède d’innombrables délits.
Il faut donc chercher à détruire le délit en éliminant ses causes ; et si même il restait un résidu de délinquants, la collectivité, directement intéressée, devrait penser à les mettre dans l’impossibilité de nuire sans déléguer à personne la fonction spécifique de poursuivre les criminels.
Connaissez-vous la fable du cheval qui demanda protection à l’homme et dut le porter sur son dos ?
AMBROISE. — Cela va bien. D’ailleurs, je parle pour me renseigner et non pas pour discuter.
Autre chose. Étant donné que, dans votre société, tous sont socialement égaux, tous ont droit aux mêmes moyens d’éducation et de développement, tous ont pleine liberté de choisir leur propre voie, comment ferez-vous pour pourvoir à tous les travaux nécessaires ? Il en est d’agréables et de pénibles, de sains et de malsains. Naturellement, chacun choisirait les meilleurs travaux. Qui ferait les autres, souvent les plus nécessaires ?
Et puis, il y a la grande division entre travailleurs. intellectuels et travailleurs manuels. Ne vous semble-t-il pas que tous voudront être littérateurs, docteurs, poètes et que personne ne voudra cultiver la terre, faire les souliers etc. Et alors ?
GEORGES. — Il est évident que vous voulez prévoir la société à venir, société d’égalité, de liberté et par dessus tout de solidarité et de libre accord en supposant la persistance des conditions morales et matérielles d’aujourd’hui. Cela est impossible.
Quand tous en auraient les moyens, tous atteindraient le plus grand développement physique et intellectuel que leur permettraient leurs facultés naturelles ; tous seraient initiés aux joies intellectuelles et aux travaux productifs, l’esprit et le corps se développeraient harmonieusement ; tous à des degrés divers, selon les goûts et les capacités, seraient savants et lettrés et tous seraient ouvriers. Qu’arriverait-il alors ?
Imaginez que quelques milliers de médecins, ingénieurs, lettrés, artistes, soient transportés sur une île vaste et fertile, pourvus d’instruments de travail et laissés à eux-mêmes.
Croyez-vous qu’ils se laisseraient mourir de faim plutôt que de travailler de leurs mains et qu’ils se massacreraient les uns les autres plutôt que de s’accorder et de se diviser le travail selon leurs goûts et leurs capacités ? S’il se trouvait des travaux qu’aucun d’eux n’aime à faire, ils les feraient à tour de rôle et tous chercheraient les moyens de rendre sains et agréables les travaux insalubres et durs.
AMBROISE. — C’est bien, c’est bien. J’aurais mille autres demandes à vous adresser, mais vous errez en pleine utopie et vous trouvez, en imagination, le moyen de résoudre tous les problèmes.
Je préférerais que vous me parliez un peu des voies et moyens pour réaliser vos songes.
GEORGES. — Très volontiers, d’autant plus que, à mon avis, si l’idéal est nécessaire comme un phare qui indique le but suprême, cependant la question urgente est ce qui doit être fait aujourd’hui et dans le plus proche avenir.
Nous en parlerons la prochaine fois.
- XIII -
AMBROISE. — Donc, ce soir, nous parlerons des moyens par lesquels vous vous proposez de réaliser votre idéal… d’établir l’anarchie. Je me les imagine déjà, il y aura des bombes, des massacres, des exécutions sommaires ; et puis des pillages, des incendies et autres douceurs.
GEORGES. — Mon cher Monsieur, vous vous trompez d’adresse, vous croyez parler à quelqu’un de ces officiers qui commandent les soldats européens quand ils vont civiliser l’Afrique ou l’Asie ou quand ils se civilisent entre eux en Europe.
Je ne suis pas de cette catégorie, je vous prie de le croire.
CÉSAR. — Je pense, Monsieur le Président, que notre ami, qui, en somme, se montre un jeune homme raisonnable quoiqu’un peu trop enclin aux songes, attend le triomphe des idées de l’évolution naturelle de la société, de la diffusion de l’instruction, du progrès de la science, du développement de la production.
Et après tout, il n’y a là rien de mal.
Si l’anarchie doit venir, elle viendra et il est inutile de se casser la tête pour éviter l’inévitable.
Et puis, tout cela est si lointain. Vivons donc en paix.
GEORGES. — Assurément, il n’y aurait vraiment pas de raisons de se faire de la bile.
Mais je ne compte pas sur l’évolution, sur la science, etc. Il y aurait trop à attendre, et qui pis est, on attendrait en vain !
L’évolution humaine avance dans le sens où la volonté des hommes la pousse, et il n’y a aucune loi naturelle qui oblige l’évolution à aboutir fatalement à la liberté plutôt qu’à la division de la société en deux castes permanentes, on pourrait presque dire en deux races : ceux qui dominent et ceux qui sont dominés.
Tout état social, du moment qu’il a trouvé des raisons suffisantes pour exister, peut aussi persister indéfiniment si les oppresseurs ne rencontrent pas une résistance consciente, active, agressive de la part des opprimés. Les facteurs de dissolution et de mort spontanée qui existent dans tout régime, quand bien même ils ne trouveraient pas une compensation et un antidote dans d’autres facteurs de recomposition et de vie, peuvent toujours être neutralisés par le savoir-faire de qui dispose de la force sociale et la dirige selon son bon plaisir.
Je pourrais vous démontrer, si je ne craignais d’être trop long, comment la bourgeoisie porte remède à ces tendances naturelles dont certains socialistes attendaient sa mort à brève échéance.
La science est une arme puissante qui peut être employée pour le mal comme pour le bien, et comme dans l’état d’inégalité actuelle elle est plus accessible aux privilèges qu’aux opprimés, elle est plus utile à ceux-là qu’à ceux-ci.
L’instruction, du moins celle qui va plus loin qu’un barbouillage superficiel et à peu près inutile, est inaccessible aux masses déshéritées et puis, elle aussi peut être dirigée dans le sens que veulent les éducateurs, ou plutôt ceux qui choisissent et paient les éducateurs.
AMBROISE. — Mais alors, il ne reste que la violence ?
GEORGES. — C’est-à-dire la révolution.
AMBROISE. — La révolution violente, la révolution armée ?
GEORGES. — Précisément.
AMBROISE. — Alors les bombes…
GEORGES. — Ne nous occupons pas de cela. Vous êtes magistrat et je n’aime pas avoir à vous répéter qu’ici nous ne sommes pas au tribunal et que, du moins pour le moment, je ne suis pas un accusé à qui vous pouvez avoir intérêt à arracher une parole imprudente.
La révolution sera violente, parce que vous, la classe dominante, vous vous appuyez sur la violence et ne montrez aucune disposition à céder pacifiquement. Il y aura donc des fusillades, des canonnades, des bombes, des ondes éthérées qui feront éclater à distance vos dépôts d’explosifs et les cartouches dans les gibernes de vos soldats… il y aura ce qu’il y aura. Ce sont là des questions techniques que nous laisserons, s’il vous plaît, aux techniciens.
Ce que je peux vous assurer, c’est que, autant que cela dépendra de nous, la violence qui nous est imposée par votre violence, ne dépassera pas, les strictes limites assignées par les nécessités de la lutte, c’est dire qu’elle sera avant tout déterminée par la résistance que vous nous opposerez. S’il arrive quelque chose de pire, la cause en sera votre obstination et l’éducation sanguinaire que votre exemple donne au peuple.
CÉSAR. — Mais comment la ferez-vous cette révolution, si vous êtes quatre chats ?
GEORGES. — Il est possible que nous ne soyons que quatre. Il vous est agréable de l’espérer et je ne veux pas vous ôter une aussi douce illusion. Disons que nous nous efforçons de devenir huit et puis seize.
Certainement notre tâche, quand nous ne pouvons mieux, est de faire la propagande nécessaire pour réunir une minorité d’hommes conscients qui sachent ce qu’ils ont à faire et soient décidés à le faire. Notre tâche est de préparer la masse, la plus grande masse possible, à agir dans la bonne direction quand se présentera l’occasion. Et par bonne direction nous entendons : exproprier les détenteurs actuels de la richesse sociale, abattre l’autorité, empêcher que de nouveaux privilèges et de nouvelles formes de gouvernement se constituent et réorganiser directement, par l’action des travailleurs, la distribution et toute la vie sociale.
CÉSAR. — Et si l’occasion ne se présente pas ?
GEORGES. — Eh bien ! nous chercherons à la faire naître
PROSPER. — Que d’illusions vous vous faites, mon cher garçon. Vous vous croyez encore au temps du fusil à pierre. Avec les armes et la tactique modernes, vous seriez massacrés avant d’avoir bougé.
GEORGES. — Cela n’est pas prouvé. A des armes et à une tactique nouvelles, on peut opposer des armes et une tactique d’égale valeur. Et puis, ces armes, elles sont entre les mains des fils du peuple, et en les contraignant tous au service militaire, vous leur en avez enseigné le maniement. Vous n’imaginez pas combien vous serez impuissants le jour où un nombre suffisant de rebelles voudra.
C’est nous les prolétaires, la classe opprimée, qui sommes les électriciens et les gaziers, c’est nous qui conduisons les locomotives, c’est nous qui fabriquons les explosifs et forons les mines, c’est nous qui dirigeons les automobiles et les aéroplanes, c’est nous les soldats… et c’est nous, hélas ! qui vous défendons contre nous-mêmes.
Vous ne vivez que par la volonté inconsciente de vos victimes. Prenez garde à l’éveil des consciences.
Et puis, vous savez, parmi nous, anarchistes, chacun fait comme il veut, et votre police est habituée à regarder partout, sauf du côté où est vraiment le péril.
Mais, je n’entends pas vous faire un cours de technique insurrectionnelle. Ça, c’est une affaire… qui ne vous regarde pas.
Bonsoir.
- XIV -
VINCENT (jeune républicain). — Permettez-vous que je prenne part à la conversation pour poser quelques questions et faire quelques observations ? Notre ami Georges parle d’anarchie, mais il dit que l’anarchie doit venir librement, par la volonté du peuple, sans être imposée. Il dit aussi que pour donner libre cours à la volonté populaire, il faut abattre par l’insurrection le régime monarchique et militariste qui, aujourd’hui, étouffe et fausse cette volonté. Mais, voilà ce que veulent les républicains, c’est-à-dire ceux qui entendent réellement établir la république. Pourquoi donc notre ami ne se déclare-t-il pas républicain ?
En république, le peuple est souverain. Ce qui se fait, c’est que le peuple le veut, et s’il veut l’anarchie, l’anarchie sera.
GEORGES. — Je crois n’avoir jamais dit volonté du peuple, mais volonté des hommes ou si je l’ai dit ce fut une manière de parler, une inexactitude de langage que, du reste, toutes mes paroles ont corrigée.
VINCENT. — Mais, que signifient ces questions de mots ; le peuple n’est-il pas composé d’hommes ?
GEORGES. — Ce n’est pas une question de mots, c’est une question de fond. C’est toute la différence entre démocratie qui signifie gouvernement du peuple et anarchie qui signifie absence de gouvernement, liberté de tous et de chacun.
Le peuple est certainement composé d’hommes, c’est-à-dire d’unités conscientes, interdépendantes autant que l’on voudra, mais qui ont une sensibilité propre et, par conséquent, des intérêts, des passions, des volontés particulières, se totalisant ou s’éliminant tour à tour selon les cas, se renforçant ou se neutralisant. La volonté plus forte, mieux armée, d’un homme, d’un parti, d’une classe peut dominer, s’imposer, réussir à passer pour la volonté de tous ; mais en vérité, ce que l’on appelle d’ordinaire volonté du peuple, c’est la volonté de ceux qui dominent ou c’est un produit hybride de calculs numériques qui ne répond exactement à la volonté de personne et ne satisfait personne.
De l’aveu même des démocrates, c’est-à-dire des républicains (car ceux-ci sont les seuls vrais démocrates), le prétendu gouvernement des peuples n’est que le gouvernement de la majorité qui exprime et réalise sa volonté par ses représentants. Donc la souveraineté de la minorité est un simple droit nominal qui ne se traduit pas dans les faits et notez que cette minorité, outre qu’elle est souvent la partie la plus avancée, la plus apte au progrès de la population, peut être aussi la majorité numérique, quand plusieurs fractions en désaccord se trouvent en présence d’une minorité compacte par communauté d’intérêts et d’idées ou par soumission à un homme qui la guide…
Mais la partie qui réussit à faire triompher ses propres candidats et s’appelle la majorité qui se gouverne elle-même, est-elle réellement gouvernée selon sa propre volonté ? Le fonctionnement du régime parlementaire (nécessaire dans toute république qui n’est pas une petite commune indépendante et isolée) fait que le représentant de chaque groupe du corps électoral n’est qu’une unité dans un nombre et ne compte que pour un centième ou un millième dans la confection de ces lois qui devraient être l’expression de la volonté de ses électeurs.
Et maintenant, laissons de côté la question de savoir si le régime républicain peut réaliser la volonté de tous et dites-moi seulement quelle est votre volonté, ce que vous voudriez, vous, que fût la république et quelles sont les institutions sociales qu’elle devrait réaliser.
VINCENT. — Mais, c’est clair !
Ce que je veux, ce que veulent tous les vrais républicains, c’est la justice sociale, l’émancipation des travailleurs, l’égalité, la liberté, la fraternité.
GEORGES. — Bien, comme en France, en Suisse et en Amérique !
VINCENT. — Ce ne sont pas là de vraies républiques. Vous devez critiquer la république vraie, celle qui nous voulons, nous républicains et non pas les divers gouvernements bourgeois, militaristes et cléricaux, qui, dans les différentes parties du monde, prennent le nom de république ; autrement, pour combattre le socialisme et l’anarchie, je pourrais, moi aussi, vous citer tous ceux qui se disent socialistes et anarchistes et sont tout autre chose.
GEORGES. — Très bien. Mais pourquoi donc les républiques qui existent n’ont-elles par donné des républiques vraies ? Pourquoi même, étant parties toutes ou presque toutes de cet idéal d’égalité, de liberté et de fraternité qui est le vôtre et je puis bien dire aussi le nôtre, pourquoi sont-elles devenues, et deviennent-elles chaque jour davantage des régimes de privilège, où les travailleurs sont aussi exploités et les capitalistes aussi puissants, le peuple aussi opprimé et le gouvernement aussi prévaricateur que sous n’importe quel régime monarchique ?
Les institutions politiques, les organes régulateurs de la société, les droits reconnus aux individus et aux collectivités par la constitution sont ce qu’ils seraient dans votre république.
Pourquoi donc les conséquences ont-elles été si mauvaises ou tout au moins si négatives et pourquoi donc seraient-elles autres dans la république que vous établiriez, vous ?
VINCENT. — Parce que… parce que…
GEORGES. — La raison, moi, je vous la dirai ; c’est que dans ces républiques les conditions économiques du peuple restent les mêmes en substance : la division de la société en classe propriétaire et classe prolétaire subsiste et la véritable puissance reste donc aux mains de ceux qui possèdent le monopole des moyens de production et tiennent à discrétion la grande masse des déshérités. _ Naturellement, la classe privilégiée s’employa à consolider sa position que pouvait avoir ébranlée la secousse révolutionnaire dont la république était sortie et bientôt les choses redevinrent comme devant… sauf, peut-être, ces progrès qui dépendent non pas de la forme du gouvernement, mais de la conscience accrue des travailleurs, de la plus grande confiance que prennent les masses en leurs propres forces chaque fois qu’elles réussissent à abattre un gouvernement.
VINCENT. — Mais, nous reconnaissons toute l’importance de la question économique. Nous établirions une taxe progressive qui ferait tomber sur les épaules des riches la plus lourde part des charges publiques, nous abolirions les douanes protectrices, nous mettrions un impôt sur les terres incultes, nous établirions un minimum de salaire et un maximum sur les prix, nous ferions des lois pour la protection des travailleurs.
GEORGES. — Et si vous réussissiez à faire tout ceci, les capitalistes trouveraient encore le moyen de le rendre inutile ou de le tourner à leur profit.
VINCENT. — Eh bien ! alors nous les exproprierions, et sans indemnité, et nous établirions le communisme.
Êtes-vous content ?…
GEORGES. — Non, non… le communisme établi par la volonté du gouvernement et non par l’action directe et volontaire des groupes de travailleurs ne me sourit vraiment pas. S’il était possible, il serait la plus étouffante tyrannie à laquelle ait jamais été soumise une société humaine.
Mais vous dites : nous ferions ceci ou cela, comme si, par le seul fait que vous êtes des républicains de la veille, vous seriez le gouvernement une fois la république proclamée. Or, puisque la république est le régime de ce que vous appelez la souveraineté populaire et que cette souveraineté s’exerce par le suffrage universel, le gouvernement serait composé des hommes que le suffrage désignerait.
Et comme vous n’auriez pas brisé au moment même de la révolution le pouvoir des capitalistes en les expropriant révolutionnairement, le premier parlement républicain serait ce que les capitalistes le voudraient… ou, sinon le premier qui pourrait se ressentir un peu de la tourmente révolutionnaire, du moins les parlements successifs seraient tels que les voudraient les capitalistes et ils s’efforceraient de détruire le peu de bien que la révolution, par aventure, aurait pu faire.
VINCENT. — Mais alors, puisque l’anarchie n’est pas possible aujourd’hui, devons-nous donc supporter tranquillement la monarchie pour qui sait combien de temps ?
GEORGES. — Pas du tout. A peine les circonstances deviennent-elles favorables à un mouvement insurrectionnel que vous pouvez compter sur notre concours, comme nous vous demanderons le vôtre. Naturellement la portée que nous nous efforcerons de donner à ce mouvement sera bien autrement ample que celle que vous voudriez, vous, lui donner, mais ceci n’empêche pas le commun intérêt que nous avons aujourd’hui à secouer le joug qui nous opprime, nous comme vous. Ensuite, nous verrons. En attendant, faisons la propagande et cherchons à préparer les masses pour que le prochain mouvement révolutionnaire aboutisse à une transformation sociale aussi profonde que possible, et laisse ouverte, large et facile, la voie vers de nouveaux progrès.
- XV -
CÉSAR. — Reprenons notre conversation habituelle.
Il semble que pour vous ce qui a l’intérêt le plus immédiat, c’est l’insurrection ; et j’admets que, quelque difficile qu’elle paraisse, vous pouvez, en un jour proche ou lointain, la provoquer et vaincre. En fait, les gouvernements s’appuient sur les soldats ; et les soldats de la conscription, qui vont et restent à la caserne avec répugnance et parce qu’ils y sont forcés, sont une arme peu sûre. Devant un soulèvement général du peuple, les soldats, qui sont peuple, eux aussi, ne résistent pas longtemps et à peine le prestige et la peur de la discipline détruits, ou ils se débandent, ou ils se mettent avec le peuple.
Je comprends donc bien qu’en faisant beaucoup de propagande parmi les travailleurs, les soldats et les jeunes gens qui demain seront soldats, vous puissiez vous mettre à même de profiter d’une occasion propice : crise économique, guerre malheureuse, grève générale, famine, etc., — et abattre le gouvernement.
Mais ensuite ?
Vous me direz : le peuple agira par lui-même, organisera, etc. Mais ce sont là des mots. Ce qui probablement adviendra, c’est qu’après une plus ou moins longue période de désordre, de dissipation et peut-être de massacres, un nouveau gouvernement prendra la place de l’ancien… et tout continuera comme devant.
Pourquoi donc faire un tel gaspillage de forces ?
GEORGES. — Si même il devait en être comme vous le dites, l’insurrection n’aurait cependant pas été inutile, parce que, après une révolution, les choses ne redeviennent jamais exactement ce qu’elles étaient avant : le peuple a goûté une période de liberté et fait l’expérience de sa force, et il n’est pas facile de lui faire accepter une autre fois les conditions antérieures. Le nouveau gouvernement, si gouvernement il y a, sent qu’il ne pourrait rester au pouvoir en sécurité s’il ne donnait quelque satisfaction, et d’ordinaire, il cherche à justifier son ascension, en prenant le titre d’interprète et continuateur de la révolution.
Naturellement, la tâche que se donnerait en réalité le gouvernement serait d’empêcher la révolution d’aller plus loin et de restreindre et d’altérer, dans un but de domination, les conquêtes de cette révolution, mais il ne pourrait pas remettre les choses dans leur état primitif.
C’est ce qui est arrivé dans toutes les révolutions passées.
Pourtant, nous avons raison d’espérer que dans la révolution prochaine on fera beaucoup mieux.
CÉSAR. — Et pourquoi ?
GEORGES. — Parce que dans les révolutions passées, tous les révolutionnaires, tous les initiateurs et acteurs principaux de la révolution voulaient transformer la société au moyen de lois et voulaient un gouvernement qui fît et imposât ces lois. Il était donc forcé que l’on aboutit à un nouveau gouvernement et il était naturel que le nouveau gouvernement pensât avant tout à gouverner, c’est-à-dire à se consolider au pouvoir et pour cela à former autour de soi un parti et une classe privilégiée intéressés à sa permanence au pouvoir.
Mais maintenant est apparu dans l’histoire un nouveau facteur : les anarchistes. Maintenant il y a des révolutionnaires qui veulent faire la révolution pour des buts nettement antigouvernementaux ; la constitution d’un nouveau gouvernement trouverait donc un obstacle qu’elle n’a jamais trouvé dans le passé.
De plus, les révolutionnaires du passé voulant faire les transformations sociales, quelles qu’elles fussent, au moyen de lois, ne faisaient appel aux masses que pour le concours matériel qu’elles devaient fournir et ne s’occupaient pas de leur donner conscience de ce qu’elles devaient vouloir et de la façon de réaliser leurs aspirations. Donc le peuple, bon pour détruire, demandait naturellement lui-même un gouvernement quand il s’agissait de réorganiser la vie sociale ordinaire.
Nous tendons, au contraire, par notre propagande et par les organisations ouvrières à constituer une minorité consciente qui sache ce qu’elle veut faire et qui, mêlée à la masse, puisse pourvoir à la nécessité immédiate et prendre les initiatives que l’on attendait autrefois du gouvernement.
CÉSAR. — Très bien, mais comme vous ne serez qu’une minorité et qu’en beaucoup de parties du pays vous n’aurez nulle influence, un gouvernement se constituera quand même et vous devrez le subir.
GEORGES. — Qu’un gouvernement arrive à se constituer, c’est, en effet, très probable, mais que nous devions le subir… c’est ce que nous verrons.
Remarquez bien ceci : dans les révolutions du passé, on s’appliquait avant tout à créer un nouveau gouvernement et puis, de ce nouveau gouvernement, on attendait le nouvel ordre. Et, en attendant, les choses restaient au fond semblables, même les conditions économiques des masses étaient aggravées par l’arrêt des industries et du commerce, d’où la fatigue survenant rapidement, la hâte d’en finir et l’hostilité du public contre ceux qui voulaient prolonger l’état insurrectionnel. Et voilà comment il arrivait que quiconque se montrait capable de rétablir l’ordre, fût-ce un soldat heureux, un politicien habile et audacieux ou encore le souverain même, tout d’abord chassé, était acclamé par le peuple comme un pacificateur et un libérateur.
Nous entendons la révolution d’une manière différente. Nous voulons que les transformations sociales auxquelles tend la révolution commencent à se réaliser dès le premier acte insurrectionnel. Nous voulons que le peuple prenne tout de suite possession de la richesse existante, qu’il déclare les palais des riches domaine public et pourvoie, par l’initiative de ceux qui ont le plus de bonne volonté et d’activité, à ce que toute la population soit logée le moins mal possible et immédiatement les associations de constructeurs mettent la main à l’édification des nouvelles maisons qui seront jugées nécessaires ; nous voulons que l’on communalise tous les produits alimentaires disponibles et que, toujours par le concours de bonnes volontés et sous le contrôle réel du public, on en organise la distribution égale pour tous ; nous voulons que les agriculteurs prennent possession des terres incultes, de celles des grands propriétaires et se convainquent par le fait que désormais ces terres appartiennent aux travailleurs ; nous voulons que les ouvriers se soustraient à la direction des patrons et continuent la production à leur compte pour le public ; nous voulons que l’on établisse tout de suite des relations d’échange entre les diverses associations productrices et les diverses communes, et en même temps nous voulons que l’on brûle, que l’on détruise tous les signes matériels de la propriété individuelle et de la domination de l’État. Nous voulons, en somme, dès le premier instant, faire sentir à la masse les bienfaits de la révolution et bouleverser les choses du manière à ce qu’il soit impossible de rétablir l’ancien ordre.
CÉSAR. — Et vous semble-t-il que tout cela soit si facile à faire ?
GEORGES. — Non, je sais bien toutes les difficultés qui se rencontreront, je prévois bien que ce programme ne pourra pas être suivi immédiatement partout et que, où on l’exécutera, il donnera lieu à mille frottements, à mille erreurs. Mais le seul fait qu’il y ait des hommes décidés à l’appliquer et qui essayeront de l’appliquer partout où cela sera possible, est déjà une garantie que désormais la révolution ne pourra plus n’être qu’une simple transformation politique et qu’elle devra nécessairement aboutir à une transformation profonde de toute la vie sociale.
Du reste, quelque chose de semblable, quoiqu’en proportions relativement minimes, a été fait par la bourgeoisie pendant la Grande Révolution française de la fin du XVIIIe siècle et l’ancien régime n’a pas pu se rétablir malgré l’Empire et la Restauration.
CÉSAR. — Mais si, en dépit de toutes vos bonnes ou mauvaises intentions, un gouvernement se constitue, tous vos projets s’évanouissent et vous devrez, vous aussi, vous soumettre aux lois comme les autres.
GEORGES. — Et pourquoi ?
Qu’un gouvernement ou des gouvernements se constituent, c’est, certes, très probable ; il y a tant de gens qui désirent commander et plus encore qui sont disposés à obéir !
Mais que ce gouvernement puisse s’imposer, se faire accepter et devenir un gouvernement régulier, c’est bien difficile, si les révolutionnaires sont assez nombreux dans le pays et s’ils ont su intéresser suffisamment les masses pour empêcher qu’un nouveau gouvernement ait la possibilité de devenir fort et stable.
Un gouvernement a besoin de soldats, et nous ferons tout notre possible pour qu’il n’en ait pas ; il a besoin d’argent, et nous ferons tout notre possible pour que personne ne paie les impôts et que personne ne lui fasse crédit.
Il y a des communes et peut-être des régions en Italie où les révolutionnaires sont assez nombreux et les travailleurs assez préparés pour se proclamer autonomes et pourvoir d’eux-mêmes à leurs affaires, pour refuser de reconnaître le gouvernement et de recevoir ses agents ou de lui envoyer leurs représentants.
Ces régions, ces communes seront des centres de rayonnement révolutionnaire contre lesquels tout gouvernement sera impuissant si l’on agit vite, et si l’on ne lui laisse pas le temps de s’armer et de se consolider.
CÉSAR. — Mais c’est alors la guerre civile !
GEORGES. — Peut-être bien. Nous sommes pour la paix, nous désirons ardemment la paix… mais nous ne sacrifierons pas la révolution à notre désir de paix. Nous ne la sacrifierons pas, parce que par elle seule peut être réalisée la paix véritable et permanente.
- XVI -
PHILIPPE (mutilé de guerre). — Je n’y tiens plus, et vous me permettrez de vous dire que je suis stupéfait, je dirai presque indigné, de voir que, ayant les opinions les plus diverses, vous semblez cependant d’accord pour ignorer la question essentielle : celle de la patrie, celle d’assurer la grandeur et la gloire de notre Italie.
Prosper, César, Vincent et tous les assistants, sauf Georges et Louis (un jeune socialiste), protestent bruyamment de leur amour pour l’Italie, et AMBROISE dit pour tous : — Dans ces conversations, nous n’avons pas parlé de l’Italie comme nous n’avons pas parlé de nos mères. Il n’était pas utile de parler de ce qui est entendu, de ce qui est au dessus de toute opinion, de toute discussion. Je prie Philippe de ne pas mettre en doute notre patriotisme, pas même celui de Georges.
GEORGES. — Oh mais si ! Mon patriotisme vous pouvez fort bien le mettre en doute, car je ne suis pas patriote.
PHILIPPE. — Bien, je m’en doutais. Vous êtes de ceux qui crient : à bas l’Italie ! et voudraient voir notre pays humilié, vaincu, dominé par les étrangers.
GEORGES. — Mais pas du tout. Ce sont là les habituelles calomnies par lesquelles on cherche à tromper les gens et à les prévenir contre nous. Je sais bien que des hommes de bonne foi croient ces mensonges, mais c’est le fruit de l’ignorance et, de l’incompréhension.
Nous ne voulons aucune sorte de domination, et donc nous ne pouvons pas vouloir que l’Italie soit dominée par d’autres pays, comme nous ne voudrions pas qu’elle en dominât d’autres.
Nous considérons le monde entier comme notre patrie, tous les hommes comme nos frères. Ce serait donc simplement absurde de notre part de vouloir l’humiliation et le dommage précisément du pays où nous vivons, où sont nos proches, dont nous parlons le mieux la langue, du pays qui nous donne le plus et auquel nous donnons le plus dans l’échange de travail, d’idées, d’affections.
AMBROISE. — Mais ce pays c’est la patrie que vous blasphémez sans cesse.
GEORGES. — Nous ne blasphémons pas la patrie, aucune patrie. Nous blasphémions le patriotisme, ce que vous appelez patriotisme, qui est orgueil national, prédication de haine contre les autres pays, prétexte pour lancer peuples contre peuples en des guerres homicides au profit de louches intérêts capitalistes et d’ambitions démesurées de souverains et d’hommes politiques.
VINCENT. — Doucement, doucement.
Vous avez raison si vous parlez du patriotisme de tant de capitalistes et de tant de royalistes, pour qui l’amour de la patrie est vraiment un prétexte ; et je méprise et abhorre comme vous ceux qui ne risquent rien pour la patrie et qui, au nom de la patrie, s’enrichissent aux dépens de la sueur et du sang des travailleurs et des hommes sincères de toutes classes. Mais il y a des hommes qui sont de vrais patriotes, qui pour la patrie ont tout sacrifié ou sont prêts à tout sacrifier : bien, liberté, vie. Vous savez que les républicains ont toujours été inspirés par le plus haut patriotisme et qu’ils ont toujours payé de leur personne.
GEORGES. — J’admire toujours qui se sacrifie pour ses idées, mais cela ne m’empêche pas de comprendre que les conceptions des républicains et des patriotes sincères, qui certainement existent dans tous les partis, sont désormais dépassées et ne servent qu’à permettre aux gouvernants et aux capitalistes de masquer leurs vrais buts par des motifs idéaux et d’entraîner les masses inconscientes et la jeunesse enthousiaste.
VINCENT. — Mais comment dépassées ? L’amour de notre propre pays est un sentiment naturel du cœur humain et ne sera jamais dépassé !
GEORGES. — Ce que vous appelez amour de notre propre pays, c’est l’attachement au pays où nous avons les plus forts liens moraux et aussi la plus grande assurance de bien-être matériel. Il est certainement naturel et durera toujours, ou tout au moins tant que la civilisation n’aura pas progressé jusqu’à ce point que tout homme trouve en fait sa patrie dans n’importe quel pays. Mais ceci n’a rien de commun avec le mythe « patrie », qui vous fait considérer les autres peuples comme inférieurs et désirer la prédominance de votre pays sur les autres, et qui voudrait faire considérer aux travailleurs qu’ils sont plus proches des patrons et des sbires leurs compatriotes que des travailleurs « étrangers », avec lesquels ils ont en commun intérêts et aspirations.
Du reste, notre sentiment d’internationalisme, de cosmopolitisme, n’est que le développement, la continuation de progrès déjà réalisés. Vous pouvez vous sentir particulièrement attaché à votre village natal ou à votre région par mille raisons d’ordre sentimental ou matériel, sans être pour cela homme de clocher ou régionaliste ; vous vous vantez d’être Italien, et à l’occasion vous mettriez le bien général de l’Italie au-dessus des intérêts locaux et régionaux. Si vous trouvez qu’élargir la patrie de la commune à la nation a été un progrès, pourquoi vous arrêter là et ne pas embrasser le monde entier dans un amour général pour le genre humain et dans une coopération fraternelle entre tous les hommes ?
Dès aujourd’hui les relations de pays à pays, les échanges de matières premières et de produits agricoles et industriels sont tels qu’un pays qui voudrait s’isoler, ou pis, entrer en lutte contre les autres, se condamnerait à une vie réduite et à un désastre final. Dès aujourd’hui abondent les hommes, qui par leurs relations, leur genre de travail et d’études ou leur position économique se sentent et sont vraiment citoyens du monde.
Et puis, ne voyez-vous pas que tout ce qu’il y a de grand et de beau est de caractère mondial, supranational. Mondiale la science, mondial l’art, mondiale la religion qui, malgré ses mensonges, est une grande manifestation de l’activité spirituelle de l’humanité. Universels, vous dirait Monsieur Ambroise, le droit et la morale, puisque chacun cherche à élargir à tout le genre humain sa propre conception. Toute nouvelle vérité découverte en un point quelconque du monde, toute nouvelle invention, toute conception géniale d’un cerveau humain sert, ou devrait servir, à toute l’humanité.
Retourner à l’isolement, à la rivalité et à la haine entre peuple et peuple, s’obstiner dans un patriotisme mesquin et anti-humain, ce serait se mettre hors des grands courants de progrès qui entraînent l’humanité vers un avenir de paix et de fraternité, ce serait se mettre hors de la civilisation et en opposition avec elle.
CÉSAR. — Vous parlez toujours de paix et de fraternité, mais laissez-moi vous poser cette question d’ordre pratique : si, par exemple, des Russes ou des Français venaient à Milan, à Rome, à Naples, détruire nos monuments artistiques et massacrer et opprimer nos compatriotes, que feriez-vous ? Seriez-vous contents ?
GEORGES. — Que dites-vous là ? J’en serais certes très fâché et je ferais tout ce que je pourrais pour l’empêcher. Mais remarquez que je serais fâché de même et que je ferais, le pouvant, tout pour l’empêcher, si les Italiens allaient détruire, opprimer et massacrer à Paris, à Vienne, à Berlin… ou en Lybie.
CÉSAR. — Vraiment fâché de même ?
GEORGES. — En fait peut-être que non. Je déplorerais davantage le mal fait en Italie, parce que c’est en Italie que j’ai le plus d’amis, ce sont les choses d’Italie que je connais le mieux. Mes impressions seraient donc plus vives, plus fortement senties. Mais cela ne veut pas dire que le mal fait à Berlin serait moins un mal que celui fait à Milan.
Si l’on tuait un de mes frères, un de mes amis, je souffrirais certainement plus que lorsqu’on tue un homme que je ne connais pas, mais cela ne veut pas dire que l’assassinat de qui m’est inconnu soit moins criminel que l’assassinat de l’un de mes amis.
PHILIPPE. — Bien, mais qu’avez-vous fait pour empêcher une descente possible des Allemands à Milan ?
GEORGES. — Je n’ai rien fait. Même, mes amis et moi, nous avons fait tout notre possible pour nous tenir hors de la mêlée, mais c’est parce que nous n’aurions pas pu faire ce qui aurait été utile et nécessaire.
PHILIPPE. — Qu’est-ce à dire ?
GEORGES. — La chose est claire. Nous nous sommes trouvés en posture de devoir défendre les intérêts de nos patrons, de nos oppresseurs, et cela en tuant de nos frères, des travailleurs des autres pays poussés à la boucherie, comme nous y étions poussés nous-mêmes, par les patrons, par leurs oppresseurs. Et nous nous sommes refusés à servir d’instruments à ceux qui sont nos ennemis véritables, c’est-à-dire à nos maîtres.
Si nous avions pu tout d’abord nous libérer des ennemis de l’intérieur, alors nous aurions eu à défendre notre patrie et non pas celle de ces messieurs : Nous aurions offert une main fraternelle aux travailleurs étrangers envoyés contre nous, et s’ils ne nous avaient pas compris, s’ils avaient voulu continuer à servir leurs maîtres à nos dépens, nous nous serions défendus.
AMBROISE. — Mais vous ne vous préoccupez que des intérêts des travailleurs, des intérêts de votre classe, sans comprendre qu’au dessus de la classe il y a la nation. Il existe des sentiments, des traditions, des intérêts qui unissent toutes les différences de conditions, tous les antagonismes de classe.
Et puis il y a l’orgueil de la race. Ne vous sentez-vous pas fiers d’être Italiens, d’appartenir au pays qui a donné la civilisation au monde et qui, aujourd’hui encore, malgré tout, se trouve en tête du progrès ?
Comment n’avez-vous pas éprouvé le besoin de défendre la civilisation latine contre la barbarie teutonne ?
GEORGES. — De grâce, laissons de côté la barbarie de ce pays-ci ou de ce pays-là.
Je pourrais bien vous dire que si les travailleurs ne savent pas apprécier votre « civilisation latine », la faute en est à vous, la faute en est à la bourgeoisie qui a ôté aux travailleurs les moyens de s’instruire. Comment pouvez-vous prétendre que des hommes se passionnent pour une chose que vous leur avez laissé ignorer ?
Mais finissons-en avec ces mensonges. A qui voulez-vous faire croire que les Tudesques soient plus barbares que les autres, quand vous-mêmes, il y a quelques années, vous étiez en admiration devant tout ce qui venait de la Germanie ? Si demain les conditions politiques changent et si les intérêts capitalistes sont orientés différemment, vous direz de nouveau que les Allemands sont à la tête de la civilisation et que les barbares ce sont les Anglais et les Français…
Mais qu’importe cela ? Si un pays se trouve plus avancé qu’un autre, il a le devoir de propager la civilisation. d’aider les frères arriérés et il ne doit pas profiter de sa supériorité pour opprimer et pour exploiter… d’autant plus que tout abus de pouvoir porte à la corruption et à la décadence.
AMBROISE. — Mais, quoi qu’il en soit, respectez au moins la solidarité nationale qui doit être plus forte que toute compétition de classes.
GEORGES. — Je comprends bien. C’est cette prétendue solidarité nationale qui vous intéresse par dessus tout et c’est elle que nous combattons par dessus tout. Parce que solidarité nationale signifie solidarité entre capitalistes et ouvriers, solidarité entre oppresseurs et opprimés, cela revient à dire acquiescement des opprimés à leur état de sujétion.
Les intérêts des travailleurs sont opposés à ceux des patrons et quand, par des circonstances spéciales, ils se trouvent momentanément solidaires, nous cherchons à les rendre antagonistes parce que l’émancipation humaine et tout le progrès futur dépendent de la lutte entre patrons et employés, qui doit conduire à la disparition complète de l’exploitation et de l’oppression de l’homme par l’homme.
Vous pouvez encore essayer de tromper les travailleurs par le mensonge du nationalisme, mais ce sera vainement. Désormais, les travailleurs ont compris que leurs frères sont les travailleurs de tous les pays et leurs ennemis tous les capitalistes et tous les gouvernements étrangers ou non.
Et sur ce, je vous souhaite le bonsoir. Je sais que je n’ai convaincu ni les magistrats, ni les propriétaires qui m’ont écouté, mais pour Philippe, Vincent et Louis qui sont prolétaires comme moi, peut-être que je n’ai pas parlé en vain.
- XVII -
LOUIS (socialiste). — Puisque chacun a dit ses idées, permettez-vous que je dise aussi les miennes ?
Ici je suis seul de mon opinion et je ne voudrais pas m’exposer à l’intolérance combinée des bourgeois et des anarchistes.
GEORGES. — Je m’étonne que vous parliez ainsi.
Vous semblez, ou plutôt tu sembles, car nous sommes tous deux des travailleurs et nous pouvons et devons nous considérer comme amis et comme frères, tu sembles croire que les anarchistes sont les ennemis des socialistes. Au contraire, nous sommes leurs amis et leurs collaborateurs. Quoique beaucoup parmi les chefs socialistes aient tenté et tentent encore de mettre en opposition socialisme et anarchisme, la vérité est que, si socialisme signifie société, ou aspiration à une société, où les hommes vivent en frères, où le bien de tous soit la condition du bien de chacun, où personne ne soit esclave et exploité, où enfin tous aient les moyens d’arriver au plus grand développement possible et de jouir en paix de tous les bienfaits de la civilisation et du travail général, non seulement nous sommes socialistes, mais nous avons le droit de nous considérer comme les socialistes les plus stricts et les plus conséquents. Du reste, et ceci Monsieur Ambroise le sait bien, lui qui a envoyé tant des nôtres aux pénitenciers, en Italie, c’est nous qui les premiers avons introduit, expliqué et propagé le socialisme, et si peu à peu nous avons fini par abandonner le nom de socialistes, et par nous appeler simplement anarchistes, c’est parce que, à côté de nous, a surgi une autre école autoritaire et parlementaire qui a réussi à prévaloir et à faire du socialisme une telle chose hybride et accommodante, qu’il ne pouvait plus se concilier ni avec notre idéal ni avec nos méthodes et répugnait à nos tempéraments.
LOUIS. — En effet, je t’ai entendu exposer tes idées et nous sommes d’accord en beaucoup de choses, notamment dans la critique du capitalisme.
Mais nous ne sommes pas d’accord en tout, d’abord parce que les anarchistes ne croient qu’à la révolution et renoncent aux moyens plus civils de lutte qui se sont substitués aux méthodes violentes peut-être nécessaires autrefois ; et puis parce que, même si l’on devait en venir à une révolution violente, il faudrait bien qu’elle mette au pouvoir un nouveau gouvernement qui fasse les choses avec ordre et ne laisse pas tout à l’arbitraire et à la furie des masses.
GEORGES. — Eh bien, discutons un peu. Crois-tu pour de bon que l’on puisse transformer radicalement la société, abattre le privilège, chasser le gouvernement, exproprier la bourgeoisie, sans recourir à la force ?
J’espère que tu ne te fais pas cette illusion que les propriétaires et les gouvernants voudront céder sans résistance, sans employer la force dont ils disposent et tiendront en quelque sorte le rôle du pendu par persuasion. Si oui, demande à ces messieurs ici présents qui, s’ils pouvaient, se débarrasseraient très volontiers, et par les moyens les plus expéditifs, de moi et de toi.
LOUIS. — Non, je n’ai pas de ces illusions.
Mais du moment que les travailleurs ont aujourd’hui le vote politique et administratif et qu’ils sont la grande majorité des électeurs, il me semble que, s’ils savaient et s’ils voulaient, ils pourraient tout simplement envoyer au pouvoir des hommes de confiance, des socialistes et, si tu veux, même des anarchistes qui feraient de bonnes lois, nationaliseraient la terre et les fabriques et instaureraient le socialisme.
GEORGES. — Bien. Si les travailleurs savaient et voulaient !
Mais si leur évolution en était arrivée à ce point qu’ils comprennent les causes et les remèdes de leurs maux, alors pourrait-on peut-être faire la révolution sans violence ou peu violente, mais ils pourraient dans ce cas faire par eux-mêmes ce qu’ils désirent, il serait inutile d’envoyer au parlement et au gouvernement des hommes qui, même s’ils ne se laissaient pas enivrer et corrompre par l’attrait du pouvoir, comme il arrive trop souvent, se trouveraient dans l’impossibilité de pourvoir aux besoins sociaux et de faire ce que les électeurs attendent d’eux.
Mais il est trop vrai que les travailleurs pour la grande majorité ne savent pas et ne veulent pas, et ils sont dans des conditions telles qu’ils n’ont pas la possibilité de s’émanciper moralement, si tout d’abord ne s’améliore leur situation matérielle. C’est pourquoi la transformation sociale doit s’accomplir par l’initiative et par l’action de ces minorités qui, par suite de circonstances heureuses, ont pu s’élever au-dessus du niveau commun, minorités numériques qui finissent par être la force prépondérante et par entraîner avec elles la masse arriérée.
Considère les faits, et tu verras bientôt que, précisément à cause des conditions morales et matérielles où se trouve le prolétariat, la bourgeoisie et le gouvernement réussissent toujours à obtenir le parlement qui leur convient. Et c’est pourquoi ils concèdent et laissent subsister le suffrage universel. S’ils entrevoyaient le péril d’être dépossédés légalement, ils seraient les premiers à sortir de la légalité et à violer ce qu’ils appellent la volonté populaire. C’est ce qu’ils font déjà chaque fois que par inadvertance les lois se retournent contre eux.
LOUIS. — Tu dis cela, mais pourtant, nous voyons que le nombre des députés socialistes augmente sans cesse. Un jour ils seront la majorité et…
GEORGES. — Mais est-ce que tu ne vois pas que les socialistes s’apprivoisent dès leur entrée au parlement ? Ils étaient un danger, ils deviennent des collaborateurs, des soutiens de l’ordre établi. Au fond, en envoyant des socialistes au parlement, on rend service à la bourgeoisie, parce que l’on ôte de la masse pour les transporter dans l’ambiance bourgeoise les hommes les plus actifs, les plus capables, les plus populaires.
D’ailleurs, je te l’ai déjà dit, si les députés socialistes devenaient vraiment un péril, le gouvernement les chasserait du parlement à coups de baïonnettes et supprimerait le suffrage universel.
LOUIS. — Tu le supposes, parce que tu conçois toujours les choses sous forme de catastrophe.
Au contraire, le monde avance peu à peu et par évolution graduelle.
Il faut que le prolétariat se prépare à remplacer la bourgeoisie en s’éduquant, s’organisant, en envoyant ses mandataires dans tous les corps délibérants et légiférants, et quand il sera au point, il prendra en main la totalité des choses, et la société nouvelle à laquelle nous aspirons sera fondée.
Il faut laisser le temps au temps. Il est inutile et dangereux de vouloir forcer les lois de la nature et de l’histoire.
Dans tous les pays civilisés le nombre des députés socialistes va croissant et l’appui qu’ils ont dans les masses croît en même temps. Ils seront certainement un jour la majorité, et si, alors, la bourgeoisie et son gouvernement ne veulent pas céder pacifiquement et tentent de supprimer la volonté populaire, nous répondrons à la violence par la violence.
GEORGES. — Mon cher Louis, les lois de la nature n’ont pas besoin de défenseurs, elles se font respecter d’elles-mêmes. Les hommes arrivent péniblement à les découvrir et se servent de leurs découvertes pour le bien ou pour le mal. Mais garde-toi d’accepter comme lois naturelles les faits sociaux que les intéressés (dans notre cas les économistes et les sociologues qui défendent la bourgeoisie) qualifient tels.
Quant aux lois de l’histoire, elles sont formulées après que l’histoire est faite. Faisons d’abord l’histoire.
Le monde va lentement ou vite, en avant ou en arrière, selon la résultante d’un nombre indéfini de facteurs naturels et humains, et c’est une erreur de croire en une évolution continue allant toujours dans le même sens.
Il est certainement vrai que la société évolue de façon lente et continue, mais évolution signifie changement, et si quelques changements se font dans le sens de ce qui est pour nous la bonne voie, c’est-à-dire favorisent l’élévation de l’homme vers un idéal supérieur de fraternité et de liberté, d’autres, au contraire, renforcent les institutions en vigueur ou repoussent et annulent les progrès déjà réalisés.
Tant que l’état de lutte subsiste entre les hommes, aucune conquête n’est sûre, aucun progrès dans l’organisation sociale ne peut être considéré comme définitivement acquis.
Nous devons utiliser et favoriser tous les facteurs de progrès, et combattre, enrayer, chercher à neutraliser les forces de régression et de conservation.
Aujourd’hui les destinées de l’humanité dépendent de la lutte entre exploités et exploiteurs et toute conciliation entre les deux classes hostiles, toute atténuation de la lutte, toute collaboration entre capitalistes et travailleurs, entre peuple et gouvernement faite avec l’intention ou sous le prétexte d’atténuer les différences sociales, servirait seulement à favoriser la classe des oppresseurs, à consolider les institutions chancelantes et, qui pis est, à séparer de la masse les éléments prolétaires les plus évolués pour en faire une nouvelle classe privilégiée, co-intéressée avec les barons de l’industrie, de la finance et de la politique à maintenir la grande majorité du peuple dans un état d’infériorité et de sujétion.
Tu parles d’évolution et tu sembles croire que nécessairement, fatalement, les hommes le voulant ou non, on arrivera au socialisme, c’est-à-dire à une société faite pour l’égal avantage de tous, à une société où les moyens de production appartenant à tous, tous seraient travailleurs et jouiraient à titre égal des bienfaits de la civilisation. Mais ceci est faux. Le socialisme viendra si les hommes le veulent et s’ils font ce qu’il faut pour le réaliser. Autrement il pourrait venir, au lieu du socialisme, un état social où les différences entre homme et homme soient rendues plus grandes et permanentes, où l’humanité soit divisée comme en deux races : les maîtres et les serviteurs, avec une classe intermédiaire qui, avec le concours de l’intelligence et de la force brutale, servirait à assurer la domination des uns sur les autres, ou bien l’état actuel pourrait simplement se perpétuer, état de lutte continue, d’améliorations et d’aggravations alternatives, de crises et de guerres périodiques.
Je dirai même que si les choses étaient abandonnées à leur cours naturel, l’évolution irait probablement dans un sens opposé à celui que nous voudrions, elle irait vers une consolidation des privilèges, vers un équilibre stable fait tout à l’avantage des dominateurs actuels, car il est naturel que la force soit pour les forts et que celui qui commence à remporter certains avantages dans la lutte contre l’adversaire, en gagne toujours de plus grands par la suite.
LOUIS. — Peut-être as-tu raison. Mais cela prouve précisément qu’il faut utiliser tous les moyens à notre disposition : éducation, organisation, lutte politique.
GEORGES. — Tous les moyens, oui, mais tous les moyens qui conduisent au but.
L’éducation ! Certainement. Elle est la première chose nécessaire, parce que, si l’on n’agit pas sur l’esprit des individus, si l’on n’éveille pas leur conscience, si l’on n’excite pas leur sensibilité, si l’on ne suscite pas leur volonté, il n’y a pas de progrès possible. Et par éducation j’entends non pas tant cette instruction qui s’apprend dans les livres, nécessaire elle aussi, mais si peu accessible aux prolétaires, que l’éducation qui s’acquiert par le contact conscient avec la société, la propagande, les discussions, l’intérêt pour les questions publiques, la participation aux luttes pour l’amélioration de sa propre condition et de celle d’autrui.
Cette éducation de l’individu est nécessaire et serait suffisante pour transformer le monde, si elle pouvait s’étendre à tous. Malheureusement, c’est impossible.
L’homme est influencé, dominé, je dirais presque formé par le milieu où il vit ; quand le milieu n’est pas favorable, il ne peut progresser qu’en luttant contre lui. Et il n’existe, à un moment donné, qu’un nombre limité d’individus, aptes, par nature et par suite de circonstances particulièrement heureuses, à s’élever au dessus de l’ambiance, à réagir contre elle et à contribuer à la transformer.
Et voilà pourquoi c’est la minorité consciente qui doit rompre la glace et changer violemment les circonstances extérieures.
L’organisation ! Chose excellente et nécessaire, pourvu qu’elle soit faite pour combattre le patronat et non pour s’accorder avec lui.
Lutte politique ! Naturellement, pourvu que l’on entende lutte contre le gouvernement et non coopération avec lui.
Et puis, remarque bien : si l’on veut améliorer, rendre supportable le système capitaliste, et par conséquent le consacrer et le perpétuer, alors certains accommodements, certaines collaborations peuvent paraître acceptables, mais si l’on veut vraiment abattre le système, il faut alors se mettre nettement en dehors de lui et contre lui.
Et puisque la révolution est nécessaire, puisque de toute façon il faudra en venir à la révolution, ne te semble-t-il pas qu’il faut dès maintenant s’y préparer moralement et matériellement, au lieu de donner des illusions aux masses et de les affaiblir par l’espoir d’une émancipation sans sacrifices et sans luttes sanglantes ?
LOUIS. — Bien. Supposons que tu aies raison et que la révolution soit inévitable. Il y a d’ailleurs tant de socialistes qui en disent autant.
Mais il sera toujours nécessaire de constituer un nouveau gouvernement pour organiser et diriger la révolution.
GEORGES. — Et pourquoi ? S’il n’y a pas parmi la masse un nombre suffisant de révolutionnaires, travailleurs manuels et travailleurs intellectuels, la révolution ne se fait pas ou échoue. Et si ce nombre y est, à quoi sera bon un gouvernement sinon à paralyser l’initiative populaire et en fait à tronquer la révolution même ?
En effet, que veux-tu que fasse un gouvernement, soit gouvernement parlementaire, soit dictature ?
Il devrait avant tout penser à assurer sa durée, c’est-à-dire constituer une force armée pour se défendre contre ses adversaires et imposer sa volonté aux récalcitrants ; puis il devrait s’informer, étudier, chercher à concilier les volontés et les intérêts en conflit, et donc faire des lois… qui probablement ne contenteraient personne.
Cependant, il faudrait vivre. Or, ou bien la propriété serait passée de fait entre les mains des travailleurs et alors, comme il faut pourvoir aux besoins de tous les jours, les travailleurs eux-mêmes devraient faire face aux besoins de la vie sans attendre les décisions des gouvernants, auxquels il ne resterait plus… qu’à déclarer leur inutilité comme gouvernants et à se confondre dans la foule comme de simples travailleurs.
Ou bien la propriété serait restée aux mains des propriétaires, et alors ceux-ci qui, détenant la richesse et en disposant à leur gré, resteraient les vrais arbitres de la vie sociale, feraient en sorte que le gouvernement, composé de socialistes (non d’anarchistes, parce que les anarchistes ne veulent ni gouverner, ni être gouvernés) soit réduit à se plier aux volontés de la bourgeoisie ou soit bientôt brisé.
Je ne m’étendrai pas davantage. Je dois partir et ne sais quand je reviendrai. Nous resterons un certain temps sans nous voir.
Réfléchis à ce que je t’ai dit. J’espère à mon retour trouver un nouveau compagnon.
Bonne santé à tous.
[1] Nous rappelons aux lecteurs que ces Conversations furent publiées dans un journal qui, pour éviter les saisies, dut faire comprendre beaucoup de choses sans les dire.