Errico Malatesta
Anarchistes électoralistes
Puisqu’il n’y a pas, et qu’il ne peux y avoir aucune autorité qui donne et enlève le droit de se dire anarchiste, nous sommes bien obligés de temps en temps de relever l’apparition de quelque converti au parlementarisme, qui continue au moins pour un certain temps à se déclarer anarchiste.
Nous ne trouvons rien de mal, rien de déshonorant, dans le changement d’opinion, lorsque ce changement est causé par de nouvelles et sincères convictions, non motivées par des intérêts personnels. Nous voudrions cependant que, dans ce cas, il nous soit dit franchement ce qu’il est devenu et ce qu’il a cessé d’être, pour nous éviter toute équivoque et discussion inutiles. Probablement ceci n’est pas possible, car quiconque change d’idées, ne sait pas lui-même au début où il ira !
Du reste, ce qui nous arrive, advient aussi aux autres partis — et en proportions assez considérables — dans tous les mouvements politiques et sociaux. Les socialistes, par exemple, ont dû souffrir qu’il soit dit d’eux : Socialistes — exploiteurs et politiciens de toutes espèces. Les républicains sont aujourd’hui obligés de supporter que certaines « personnalités » vendues au parti dominant usurpent rien de moins que le nom des « Mazziniens »[1] Heureusement l’équivoque ne peut se prolonger longtemps. Bientôt la logique des idées et la nécessité de l’action obligent ces prétendus anarchistes à renoncer spontanément au « nom » et à se mettre à la place qui leur convient. Les anarchistes électoralistes qui apparurent en diverses occasions, ont tous plus ou moins rapidement abandonné l’anarchisme. De même les anarchistes dictatoriaux ou bolchévisant deviennent rapidement de sérieux bolcheviques et se mettent au service du gouvernement russe et de ses délégués.
Ce phénomène s’est reproduit en France à l’occasion des élections de ces derniers jours : le prétexte est l"amnistie :
« Des milliers de victimes gémissent dans les prisons et dans les bagnes, un gouvernement de gauche donnerait l’amnistie. Il est du devoir de tous les révolutionnaires, de tous les hommes de cœur, de faire ce qu’il est possible pour faire sortir des urnes les noms de ces hommes politiques, qui, nous espérons, donneront l’amnistie ».
Ceci est la note qui domine les raisonnements des convertis.
Qu’ils soient vigilants les camarades français !
En Italie, il y a eu l’agitation en faveur de Cipriani, prisonnier, qui servait de prétexte à Andréa Costa, pour traîner les anarchistes de Romagne aux urnes ; et commencer ainsi la dégénérescence du mouvement révolutionnaire créé par la première Internationale, et finissant par réduire le socialisme à un moyen pour se jouer des masses, et assurer la tranquillité de la monarchie et de la bourgeoisie.
Mais vraiment les Français n’ont pas besoin de venir chercher les exemples en Italie, parce qu’ils en ont de très éloquents dans leur histoire. En France, comme dans tous les pays latins, le socialisme naît, sinon précisément anarchiste, certainement antiparlementaire, et la littérature révolutionnaire française des premières décades après la Commune abonde en pages éloquentes, dues entre autres aux plumes de Guesde et de Brousse, contre le mensonge du suffrage universel, et la comédie électorale et parlementaire. Puis, comme Costa en Italie, les Guesde, les Massard, les Deville, et plus tard le même Brousse furent dominés par le désir du pouvoir, et peut-être aussi de l’envie de concilier la renommée de révolutionnaire avec la vie tranquille, les petits et grands avantages procurés à qui entre dans la politique officielle, même dans l’opposition. Alors, commença toute une manœuvre pour changer la direction du mouvement et inciter les camarades à accepter la tactique électorale. À cette époque, y était aussi pour beaucoup la note sentimentale : on voulait l’amnistie pour les Communards, il fallait libérer le vieux Blanqui qui mourrait en prison. Et avec cela les transfuges employèrent cent prétextes, cent expédients pour vaincre la répugnance qu’eux-mêmes avaient contribué à faire naître parmi les travailleurs contre l’électoralisme, et qui, d’autre part, était alimentée par le souvenir encore vivant des plébiscites napoléoniens et des massacres perpétués en juin 1848 et en mai 1871 par le bon vouloir des Assemblées sorties du suffrage universel. Il fut dit qu’il fallait voter pour se compter, mais que nous aurions voté pour les inéligibles, pour les condamnés, pour les femmes ou pour les morts ; d’autres proposèrent de voter à bulletins blancs ou avec un mot d’ordre révolutionnaire ; d’autres encore voulaient que les candidats laissent dans les mains des comités électoraux des lettres de démission, pour le cas où ils auraient été élus. Puis, lorsque la poire fut mûre, c’est-à-dire lorsque les gens se laissèrent persuader d’aller voter, on voulut être candidat et député sérieusement, on laissa les condamnés pourrir en prison, on relégua l’antiparlementarisme, on jeta par-dessus bord l’anarchie ; et Guesde, à travers cent polémiques, termina ministre du gouvernement « d’Union sacrée ». Deville devint ambassadeur de la république bourgeoise, et Massard, je crois, devint quelque chose de pis.
Nous ne voulons pas mettre en doute prématurément la bonne foi des nouveaux convertis, d’autant plus que parmi ceux-ci nous avons eu, avec quelques-uns, des cheminements d’amitié personnelle. En général ces évolutions — ou au contraire ces involutions, prenez-le comme bon vous semble — commencent toujours par la bonne foi, puis la logique aiguillonne, l’amour propre s’en mêle, l’ambiance varie… et nous devenons ce que de prime abord nous répugnait.
Peut-être que dans cette circonstance il n’arrivera rien de ce que nous redoutons, parce que les néo-convertis sont très peu nombreux, et faible est la possibilité qu’ils trouvent de larges adhésions dans le camp anarchiste, et les camarades, ou ex-camarades, réfléchiront mieux et reconnaîtront leur erreur.
Le nouveau gouvernement qui sera installé en France, après le triomphe électoral du bloc de gauche, les aidera à se persuader qu’il y a très peu de différences entre celui-ci et le gouvernement précédent, ne faisant rien de bon — même pas l’amnistie — si la massa ne l’impose par son agitation. Nous cherchons, de notre point de vue, à les aider à entendre raison, avec quelques observations, qui, du reste, ne devraient pas être méconnues pour ceux qui avaient déjà accepté la tactique anarchiste.
Il est inutile de venir nous dire, comme le font ces bons amis, qu’un peu de liberté vaut mieux que la tyrannie brutale, sans limite et sans frein ; qu’un horaire raisonnable de travail, un salaire qui permette de vivre un peu mieux que de simples animaux ; la protection de la femme et des enfants sont préférables à une exploitation du travail humain jusqu’à l’épuisement complet du travailleur ; que l’école d’État, pour aussi mauvaise qu’elle soit, est toujours mieux (au point de vue du développement moral de l’enfant) que celle dirigée par les curés et les frères… Nous en convenons volontiers, et convenons aussi qu’il peut y avoir des circonstances où le résultat des élections, dans un État ou une commune, peut avoir des conséquences bonnes ou mauvaises, et que ce résultat pourrait être déterminé par le vote des anarchistes si les forces des partis en lutte étaient presque égales.
Généralement il s’agit d’une illusion : les élections lorsqu’elles sont libres, n’ont que la valeur d’un symbole, elles démontrent l’état de l’opinion publique, qui se serait imposée avec des moyens plus efficaces et des résultats majeurs, s’il ne fut offert l’étouffoir des élections. Mais qu’importe : même si certains petits progrès étaient la conséquence directe d’une victoire électorale, les anarchistes ne devraient pas courir aux urnes et cesser de prêcher leurs méthodes de lutte. Puisqu’il n’est pas possible de tout faire au monde, il faut choisir sa propre ligne de conduite. Il y a toujours une certaine contradiction entre les petites améliorations, la satisfaction des besoins immédiats et la lutte pour une société sérieusement meilleure que celle qui existe. Qui veut se dédier à faire mettre des urinoirs et des fontaines là où il y en a besoin, qui veut gaspiller ses forces pour obtenir la construction d’une route, l’institution d’une école municipale ou une petite loi pour la protection du travail ou la destitution d’un policier brutal, peut-être fait-il bien de se servir de son bulletin électoral en promettant son vote à quelque personnage puissant. Mais alors — si l’on veut être « pratique » il faut l’être jusqu’au bout — au lieu d’attendre le triomphe du parti d’opposition, il vaut mieux voter pour le parti au pouvoir, il vaut mieux courtiser le parti dominant, servir le gouvernement qui existe déjà, devenir l’agent du Préfet et du Maire. Et, en effet, les néo-convertis dont nous parlons ne proposaient pas de voter pour le parti le plus avancé mais pour celui qui avait une plus grande probabilité de succès : le bloc de gauche.
Mais alors où va-t-on finir ?
Les anarchistes ont, certainement, commis mille erreurs, ils ont dit souvent des sottises, mais ils se sont maintenus toujours purs et restent le parti révolutionnaire par excellence, le parti de l’avenir, parce qu’ils ont su résister à la sirène électorale.
Il serait vraiment impardonnable de se laisser attirer dans le tourbillon juste au moment où notre heure approche à grands pas.
[1] « Mazziniens » : partisans du mouvement de Mazzini. [NDRL]